Entretien avec Philippe Poutou : Bon baisers de l’usineAu terme d’une campagne présidentielle un peu morne, le candidat du NPA Philippe Poutou avait réchauffé nos petits cœurs en jouant les histrions sur les plateaux de télé. Depuis, ce syndicaliste salarié chez Ford a retrouvé les joies de la vie normale, loin de la présidence normale. En complément de l’entretien publié dans le Snatch Magazine #13 dans lequel il revient sur les dessous de sa campagne en détails, nous vous proposons la seconde partie non-publiée dans le magazine, celle où il nous raconte la vie de tous les jours et les sequestrations de patron. En gros, le quotidien tranquille entre Higelin et les bastons en réunion.
Les goûts cinématographiques et musicaux d’un homme politique doivent-ils forcément dépendre de son orientation ? Vous pourriez écouter du Rick Ross, soit un rappeur aux accents terriblement capitalistes ?
Je crois bien que je peux tout aimer. Je pense qu’il peut y avoir des artistes ou des choses qui, politiquement, ne sont pas du tout de mon bord et que, heureusement, je peux aller voir. À une exception près quand même : quand on sait par exemple que Clavier et Reno soutiennent Sarkozy, là, ça devient symboliquement impossible pour moi. Mais de toute façon, ce n’est pas très grave vu que les films de ces types sont toujours des films à la con.
Alors, qu’est-ce que vous écoutez comme musique ?Ahah, vous allez essayer de m’avoir alors que je n’ai absolument pas parlé de mes goûts personnels pendant la campagne ! J’ai juste dit que, quand j’avais 17-18 ans et que je découvrais les idées d’extrême-gauche, j’écoutais Renaud, Higelin ou encore Thiéphaine. Mais comme ces trucs ont vingt ans, je m’en fous d’en parler. À France Inter, je me souviens qu’ils m’ont demandé une chanson, et que je leur avais parlé d’ « On lâche rien » de HK et les Saltimbanks, une chanson de manif’. Là, c’était un choix politique, ça allait. C’est marrant parce que deux jours plus tard, j’ai appris que Mélenchon avait choisi la même chanson avant moi. Je crois que s’il avait fallu trouver quelque chose d’autre, ça aurait encore politique : « Le temps des cerises », une chanson de celui qui avait écrit « l’Internationale », et chantée par Noir Désir. Mais bon, ça n’aurait été pas évident à gérer avec toutes les histoires de Cantat… Au cours de la campagne, il y a des camarades qui me disaient « ne dis pas que t’aimes Noir Désir, ça serait compliqué pour nous. »
Au lendemain de l’élection présidentielle, une information, selon laquelle vous vous étiez fait sortir de la mairie de Bordeaux, est parue. Qu’est ce que c’est que cette histoire ?Ah mais oui (rires) ! C’était chiant, parce que le soir du second tour, plein de gens fêtaient la victoire du PS à Bordeaux – enfin, plus la défaite de Sarkozy, je pense – et nous, on s’était dit : « on va pas sortir, ça fait chier, c’est le PS qui est là essentiellement, et on n’a pas envie de fêter la victoire de Hollande », même si on avait envie de fêter quelque chose. On était une douzaine au local du NPA quand des copains ont proposé d’aller du côté du siège local de l’UMP pour voir quelle tête faisaient les perdants. C’est vrai que ça semblait plus intéressant d’aller faire chier l’UMP que d‘aller être mélangés à ceux qui balançaient : « ouais c’est super, Hollande a gagné ! ». Mais, par la suite, on a rapidement appris qu’il n’y avait rien de particulier au siège de l’UMP, que les mecs étaient réunis à la mairie de Bordeaux, parce qu’ils y sont chez eux avec Juppé aux manettes (Alain Juppé est le maire de Bordeaux depuis 1995 – ndlr). On y est donc allé, sans savoir ce qu’on allait y faire. On voulait juste voir les militants UMP de près. À l’entrée, il y avait un premier cordon de sécurité qui filtrait ; on est arrivé à le passer après que des copains aient juste dit : « Ouais, on est de l’UMP, on vient pour bouffer. »
Vous avez sérieusement dit que vous étiez de l’UMP pour rentrer ?Oui, mais moi, j’étais derrière, j’ai juste suivi. Bref, même si un type de la sécu a balancé que, moi, je n’étais pas vraiment de l’UMP, c’est passé. Ensuite, on s’est retrouvé dans une cour face à un deuxième barrage. Là, c’était plus sérieux comme filtre puisque derrière, c’était les portes vitrées et la grande salle de réception où il y avait les journalistes et tout le gratin. On n’a pas réussi à rentrer, mais on le savait, et puis, cette fois, les types me connaissaient tous. À un moment donné, des jeunes de l’UMP ont chanté la « Marseillaise » et nous, on s’est mis à chanter « l’Internationale », « On lâche rien », le truc de HK, et aussi « Tout est à nous ». Ça les a terriblement énervé ; ils ne savaient pas quoi faire, parce qu’il y avait une journaliste de France Bleu Gironde, qui était là et qui m’interviewait. Mais finalement, des agents de sécurité ont commencé à bousculer certains d’entre nous ; c’était des vieux, des mecs 60 ans à peu près, mais des vrais baroudeurs ! De toute façon, le truc de Juppé à Bordeaux, c’est de ne prendre pour sa sécurité que des anciens des services secrets, des anciens du SAC, de la partie très à droite du RPR. Moi, ils ne m’ont pas touché ; ils n’osaient pas je crois. Au bout du compte, on a du rester dix minutes dans la mairie ; on a chanté, on a fait chier le monde, on nous a insulté et on s’est barré. On s’est fait plaisir (rires).
Dans l’émission de France 2 « Des paroles et des Actes », vous aviez dit que vous aviez l’habitude de séquestrer des patrons avec vos amis de l’usine Ford de Blanquefort où vous bossez. Alors, quel est votre meilleur souvenir de séquestration ?On en a fait des petites, nous. Mais ce sont des supers souvenirs (rires) ! À chaque fois, c’était en équipe, dans un contexte très détendu, limite festif.
Ça se passe comment, en fait, une séquestration ?À chaque fois que l’on a séquestré, c’était pour la sauvegarde de l’usine, pour empêcher les licenciements, pour empêcher la fermeture… Dans ces situations-là, quand il y avait des réunions importantes du comité d’entreprise, on proposait aux collègues : « bon bah voilà, on se met à côté de la salle, on vous fait signe, et dès que ça ne va pas, dès qu’ils font chier, on rentre dans la salle et on essaie de forcer les choses. » On l’a fait à plusieurs reprises. La première fois, le patron ne s’y attendait pas, mais à partir du moment où ça s’est répété, il est devenu assez craintif vis-à-vis de nous. Il y a un côté officiel dans les réunions, que ce soit en comité d’entreprise ou aux tables de négociation avec les délégués syndicaux ; tous les syndicats sont toujours très respectueux. Alors bouleverser ce genre de réunion, non seulement c’est illégal, mais en plus, ça impressionne. Nous, on était un noyau de la CGT à vouloir agir ; à chaque fois, on a envahi la salle et retenu le patron de manière à ce que ce soient des salariés qui lui parlent directement et pas le délégué syndical qui le fasse à leur place. Ce qui était marrant, c’était la préparation du passage à l’acte qui se faisait plus ou moins clandestinement, parce que les autres syndicats ne voulaient pas en entendre parler. Moi, je disais : « Mais si, les collègues sont là, ce ne sont pas que des cons qui doivent attendre dehors, ce sont des cons qui ont des choses à dire. » Voilà quel était notre état d’esprit ; on n’a jamais voulu casser quoi que ce soit, on voulait parler. La première fois, j’étais sorti de la salle pour faire un compte rendu aux grévistes dehors, en leur expliquant : « Ça n’avance pas, ils ne veulent pas entendre ça, ils ne veulent pas s’engager », et j’ai ajouté : « On attend un petit peu, mais à un moment donné on décidera de rentrer. » Tout le monde était excité et avait peur en même temps. Avec des copains, on a gardé la porte ouverte, et tout le monde est rentré. Là, les patrons ont paniqué et ont essayé de fermer la porte – c’est filmé, il y a des images de France 3, où on me voit sourire en plus. Ensuite les collègues ont pris la parole. Ils voulaient absolument sortir, alors on a fait : « Ah non, non, on n’a pas fini de discuter là. Vous ne partez pas, vous restez là. » Ils ont répondu que c’était une séquestration, tout ça. Bon, les flics ne sont jamais intervenus parce que c’était trop court pour qu’ils interviennent.
Ce n’est jamais très long du coup…Nous, on ne l’a jamais fait très longtemps, parce que quand ça dure plusieurs heures – comme à Molex par exemple (les deux dirigeants de l’usine de Villemur-sur-Tarn avaient été retenus un peu plus de vingt-quatre heures en avril dernier – ndlr) – la police finit par intervenir. Et on sait que ça n’a pas empêché Molex de fermer, ça ne change pas la donne. Mais ce qui est bien avec la séquestration, je le redis, c’est que les collègues interviennent eux-mêmes dans les débats. Parfois, un délégué c’est casse-couilles, il peut déformer tout ce qu’on lui dit. Tandis que quand ce sont les collègues qui gèrent, en face, ça a une autre gueule, le patron il ne peut plus dire : « Vous instrumentalisez la colère des salariés, vous déformez, ils ne pensent pas ça. » Dans ce cas-là, le patron est obligé de jouer cartes sur table ; ça donne des frissons parce qu’il y a quelque chose de différent qui se passe. On sort de la comédie du dialogue sans issue entre le patron et les syndicats.
Dans le cas de Blanquefort, un jour, il y a eu une réunion du « CE » pour discuter des modalités du chômage partiel au cours de laquelle on a dit que l’on voulait être payé 100% au chômage ; on nous a répondu qu’on ne serait payé qu’à hauteur de 65%. Du coup, je suis sorti de la salle, j’ai dit aux collègues qui attendaient que l’on n’avançait pas et on a envahit la salle de nouveau pour forcer les choses.
Et que s’est-il passé ?Les patrons se sont énervés. Ils ont d’abord essayé de fermer la porte puis ont tenté de partir. Ils ont finalement réussi à sortir de la salle. Ils se sont fait huer. On a fermé le parking et ils sont restés bloqués dedans. Et là, on a tenu. Mais, cette fois, il y avait la gendarmerie mobile, l’huissier et les contremaitres pour intervenir physiquement contre nous. Ils ont essayé de faire craquer les copains mais on a tenu. On s’est débrouillé pour que la situation ne dérape pas. On s’est dit qu’on tiendrait en restant carré. Ça a été superbe. On a été médiatisés, les flics ne sont pas intervenus, la gendarmerie n’est pas intervenue, l’huissier a noté. Il y a eu quelques violences, mais seulement entre les cadres, les patrons et nous. Il y a eu comme une mêlée. Ça, ça a été le grand moment de notre histoire.
Au tout début, les contremaîtres ont débarqué pour nous pousser. Puis ils ont vu qu’ils pouvaient se replier par un petit portillon qui n’était pas gardé par nos soins. C’est devenu de la stratégie militaire ! À ce moment-là, les chefs sont rentrés par derrière et nous ont foncé dans le dos ; ils nous ont cartonnés ! Le DRH et le patron shootaient dans les tibias des copains ! Des syndicalistes m’ont dit : « Mais t’es con ou quoi ? Il faut arrêter ça de suite ! ». Moi, j’avais les mains en l’air pour pas que l’on m’accuse d’avoir tapé quelqu’un. Au final, les patrons ne sont pas passés et sont rentrés dans la salle pour continuer la discussion. On n’a pas gagné sur les revendications, mais, en revanche, les collègues étaient hyper fiers, on avait gagné la manche physiquement. En fin de compte, les patrons sont partis parce que les gardiens de l’usine ont découpé le grillage qui protège l’usine. Et finalement, tant mieux, parce que les mecs se sont ridiculisés, puisque France 3 était là encore pour filmer leur fuite. Ce sont des supers souvenirs. Ça, pour le coup, ça n’a rien à voir avec un plateau télé.
Maintenant que vous êtes revenu à l’usine après la campagne, que vous êtes désormais une véritable personnalité publique, que vous disent les cadres et les « patrons » ?Il y a des cadres qui me félicitent. D’autres, des petits cadres et des gros cadres, qui ne savent pas trop comment prendre la chose. La direction, elle, dès le départ, a été surprise et même un peu intimidée. Parce qu’en fait, je devenais un représentant national du parti, candidat aux présidentielles, et selon son échelle de valeurs, c’est comme si je devenais plus important que ses membres. Ces derniers n’ont pas su comment prendre le truc. Je pense qu’il y a dû y avoir des consignes de Ford Europe pour que personne n’intervienne dans ma campagne, alors qu’on avait des relations très conflictuelles avec mes patrons. Pour eux, je suis l’aventurier, le fouteur de merde. Ils ont tout utilisé : la calomnie, l’insulte, ils ont essayé de m’isoler. Mais pour la campagne, ils m’ont laissé tranquille. Aujourd’hui, je ne les vois que dans des réunions. Ils ne disent rien.
Et vos collègues, qu’ont-ils dit de votre campagne ?Bah l’aventure de la campagne, d’une certaine manière, ils la vivaient aussi en suivant mon parcours. Même des copains qui ne sont pas du tout politisés, qui s’en foutent de la politique, qui ne votent pas, ou des gens qui sont à droite, ont tous suivi ma campagne. C’était un évènement pour eux. Leurs voisins venaient les voir : « Ah bon mais tu connais Poutou ? », et du coup, ils devenaient importants. Ils savaient que forcément je parlais un peu de Ford, de leur usine, et d’eux donc, que ça pourrait les aider. Tout ça fait que des gens l’ont pris pour eux, qu’ils se sont considérés comme des acteurs cette aventure-là. Après, il y a les questions à la con, genre : « Alors Laurence Ferrari, elle est aussi belle qu’à la télé ? », toutes les questions sur les dessous de la campagne. Mais c’est bonnard du coup, il y a plein de discussions sur les rapports avec les médias avec les collègues… Aussi, il y en a certains d’entre eux qui sont venus me dire qu’ils n’étaient pas forcément d’accord au départ avec ce que j’expliquais, sur la question de la régularisation des travailleurs sans-papiers par exemple. Pas parce qu’ils sont racistes ou anti-immigrés, mais parce que ça leur parait une idée dingue, pas réaliste. Et comme dans la campagne je le disais, ça les percutait. Je ne crois pas que les avis aient vraiment changé depuis mais je pense que les collègues sont ressortis un peu plus politisés de cette campagne.
Photos et propos recueillis par Vincent Desailly