Quand le FN recrute dans les syndicats. 26/12" Pour renforcer son poids dans l'électorat ouvrier, le Front national cherche désormais à recruter des sympathisants parmi les syndicalistes.Enquête sur la nouvelle stratégie du parti de Marine Le Pen. "
Le Front national fait les yeux doux aux syndicalistes Adossé à un fort électorat ouvrier, le parti de Marine Le Pen veut désormais recruter au sein même des organisations syndicales. En ligne de mire : les municipales de 2014.
Paris, le 1er mai 2011.Thierry Gourlot membre du bureau du Front national et adhérent à la CFTC, défile avec Fabien Engelmann qui a été exclu de la CGT en 2011 pour avoir été candidat aux élections cantonales sous l'étiquette FN.
Le Front national s'intéresse de très près aux syndicats. Dernière illustration en date : les futurs candidats FN pour les municipales de 2014 auront à remplir une fiche biographique sur laquelle ils devront préciser leur appartenance à une organisation syndicale. Une simple case à cocher... qui en dit long sur l'intérêt grandissant du parti de Marine Le Pen à l'égard des défenseurs des salariés. « De plus en plus de syndiqués, même des élus et des mandatés, prennent leur carte chez nous. Nous n'avions pas ces profils il y a deux ou trois ans », affirme Steeve Briois, le secrétaire général du FN implanté à Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais).
Emergence de candidats frontistes syndiqués en 2011 Certes, le Front n'en est pas à sa première tentative. Déjà dans les années 1990, des syndicats FN (police, pénitentiaire, RATP...) avaient vu le jour, avant d'être interdits par la justice. Aujourd'hui, la stratégie a changé : le Front n'infiltre plus en plaçant des sympathisants du parti au sein des syndicats mais il recrute directement des syndiqués encartés et acquis aux principes frontistes. « Ils prennent contact avec les syndicalistes, essaient de les rencontrer. Et leurs thèses trouvent un écho, décrypte Sylvain Crépon, un sociologue spécialiste du Front. Cela permet au FN de se légitimer auprès du monde du travail, tout en déstabilisant les syndicats. » En2011, déjà, l'émergencede candidats frontistes syndiqués lors des élections cantonales avait donné des sueurs froides aux syndicats. « Il y a fort à parier que le Front présentera à nouveau des candidats syndiqués pour les municipales de 2014, anticipe Jean-Paul Ravaux, le président de Visa, un collectif intersyndical de lutte contre l'extrême droite. Car, avec la crise, nous constatons une poussée du Front national dans les syndicats. » Et en privé, certains syndicalistes sont alarmistes. « Dans le Nord ou l'Est, certains gars sont devenus ouvertement pro-Front national, du jamais-vu ! » s'alarme ainsi ce haut cadre de la CGT. Les syndicats, quant à eux, cherchent déjà à contrer cette offensive.
« Faire passer nos idées dans le monde du travail » Thierry Gourlot, membre du bureau du FN et adhérent à la CFTC
Thierry Gourlot est l'un des cofondateurs du Cercle national de défense des travailleurs salariés. Le CNDTS, qui compte une centaine de membres, a été créé en2011 après l'exclusion de Fabien Engelmann de la CGT (pour avoir été membre du FN et candidat aux cantonales).
Y a-t-il de plus en plus de frontistes parmi les syndiqués ?THIERRY GOURLOT. Absolument. Depuis l'arrivée de Marine Le Pen, c'est indéniable. Du temps de Jean-Marie Le Pen, la culture du Front était plutôt antisyndicale. Aujourd'hui, nous sommes devenus le premier parti de la classe ouvrière et nous avons des militants à la CGT, à FO et à la CFTC. Très peu, en revanche, à la CFDT ou à l'Unsa.
Pouvez-vous chiffrer ce phénomène ?Non. Mais nous avons des remontées du terrain. Lors des élections cantonales de 2011, par exemple : en dehors des quelques dizaines de cas médiatisés de personnes syndiquées exclues par leur organisation parce que membres de notre parti, nous savons que des centaines de nos candidats étaient en réalité affiliés à un syndicat.
Lors des prochaines municipales, les syndicats constitueront-ils un levier électoral important ?C'est un levier qu'on ne peut en tout cas ignorer. Ce qui est sûr, c'est que nous allons instituer une fiche biographique que tous les futurs candidats devront remplir en y indiquant notamment leur appartenance syndicale. C'est important pour un parti de connaître ce genre d'information.
Avez-vous comme projet de créer un « syndicat FN » ?Il y a actuellement un déb at interne au Front sur cette question. Je n'y suis personnellement pas favorable, mais le sujet n'est pas tranché. En revanche, en 2011, nous avons créé le Cercle national de défense des travailleurs salariés (CNDTS) — à l'origine, c'était en réaction à l'exclusion d'un candidat FN de la CGT. L'objectif de cette structure est de défendre les syndicalistes frontistes victimes d'une chasse aux sorcières au sein de leur organisation. Nous voulons aussi fédérer tous les syndicalistes qui partagent les idées du FN, faire en sorte qu'ils se rencontrent, échangent. Cela permet de faire passer nos idées dans le monde du travail.
Vous incitez également les syndicalistes frontistes à prendre des responsabilités au sein de leur centrale, n'est-ce pas une forme d'entrisme ? Non. L'entrisme n'est pas notre stratégie. Si je demande aux membres frontistes de s'impliquer dans leur activité syndicale, c'est parce que c'est une excellente école. Laformation syndicale leur apprend à réagir à chaud, à organiser des manifestations, à acquérir une expertise juridique, à savoir dialoguer avec le patronat, notamment au sein des comités d'entreprise, des organismes sociaux. Le Front national a besoin de ces cadres bien formés.
La riposte tous azimuts des syndicats Le Front ne passera pas ! Voilà la position affichée par toutes les organisations syndicales. Très vigilantes, ces dernières multiplient les initiatives, afin de contrer la progression du Front en leur sein. A la suite de l'affaire Engelmann (voircicontre) en 2011, Bernard Thibault, le leader de la CGT, avait ainsi adressé une lettre à tous les syndicats de la CGT, pour expliquer en quoi les valeurs de sa centrale étaient incompatibles avec celles du FN. Dans la foulée, la CGT, la CFDT, la FSU, l'Unsa et Solidaires avaient signé un texte commun, expliquant que la « préférence nationale » prônée par le FN légitimait d'écarter ce parti de leurs organisations syndicales.
Quant aux militants qui affichent leur appartenance au FN, ils sont systématiquement exclus. « Six de nos adhérents ont connu ce sort depuis 2006 », rappelle Jean-Louis Malys de la CFDT. La CGT et la CFDT ont également édité des guides pratiques, afin de contrer les arguments du FN. Ce travail de pédagogie se décline aujourd'hui sur le terrain. « Nous allons à la rencontre de nos militants pour parler du FN », atteste Francine Blanche, de la CGT. Enfin Visa, un collectif intersyndical (CGT, FSU, CFDT, Solidaires), dispense des formations spécifiques.
Cheminots cégétistes et sympathisants FN. Ils savent rester discrets. Cheminots, agents de la SNCF dans l'est de la France, et encartés au sein de la très puissante CGT à la SNCF, ils ne font pas étalage de leur militantisme frontiste. « Si je dis clairement que je suis Front national, je suis exclu, alors je le garde pour moi », explique ainsi Maxime*. Ce cégétiste depuis 1990 a pris sa carte au FN il y a un an. « Même si je ne mets pas en avant mes convictions politiques, je n'hésite absolument pas à dire ce que je pense. Par exemple, je ne suis pas d'accord avec le fait que la CGT défende les sans-papiers, et je le dis sans fard dans les réunions... » glisse-t-il.
" On a fini par se repérer, les uns les autres au fil des ans. " Eric*, membre de la CGT et adhérent FN depuis six ans. Douvrin (Pas-de-Calais), le 26 mars.
Pendant la campagne présidentielle, Marine Le Pen était très active auprès des ouvriers. Le but : chasser sur les terres syndicales pour renforcer la légitimité du FN dans le monde du travail.
Frontiste sous le manteau, donc, Maxime sait toutefois que, dans sa région et dans son entreprise, il n'est pas un cas isolé : « J'ai croisé plusieurs syndicalistes à des meetings du Front. Et puis, j'ai aussi reçu des tracts de Marine Le Pen, par le biais de mails internes de la CGT. C'est un élu du syndicat qui les fait circuler auprès des sympathisants qu'il a réussi à identifier. » Eric*, lui aussi, est membre de la CGT, et adhérent au Front depuis six ans : « Dix des vingt membres de mon ancienne section dans l'est de la France étaient proches ou adhérents du FN. On a fini par se repérer les uns les autres au fil des ans, grâce aux petites vannes qu'on échangeait entre nous, raconte cet ancien élu du personnel. On se rencontrait en dehors du travail pour parler politique, mais aussi de la SNCF. Il arrivait qu'on ne soit pas d'accord avec un mouvement de grève décidé par notre syndicat, alors, ça nous faisait du bien d'en parler. » Au cours de ces réunions informelles où ces pro-FN se côtoient, la CGT n'était pas la seule chapelle syndicale représentée : « des membres de l'Unsa ou de la CFTC se joignaient également à nous », affirme Eric.
Pour ces deux syndicalistes, le rapprochement avec le FN s'est fait petit à petit. « A l'origine, j'étais socialiste, mais j'ai été déçu par la gauche », explique Eric. « La première fois que j'ai voté FN, c'était en 2002, par réaction. Mais ensuite, j'ai fini par adhérer aux idées de Marine Le Pen. Pour moi, elle est la seule qui peut faire bouger les choses. Il y a trop de misère en France, on doit d'abord s'occuper de nous avant de penser aux immigrés... » Maxime, lui, vient de l'extrême gauche, mais adhère au discours frontiste : « Il y a trop d'insécurité. Passé 22 heures, on ne peut plus se promener en ville sans risquer de se faire agresser... » Malgré le décalage entre leurs opinions politiques et la position de leur syndicat, ils n'envisagent pas de quitter la CGT. Comme le résume Maxime : « La CGT fait bien le job. »
* Les prénoms ont été changés.
« C'est insupportable, cela banalise l'extrême droite » Vincent Lelong, secrétaire général de la CGT à CalaisC'est un mélange des genres parfaitement assumé. En 2011, Tony Malaquin, responsable CFTC à l'Union locale de Calais (Pas-de-Calais), était... candidat aux élections cantonales à Ardres sur la liste du Front national. « Ma hiérarchie à la CFTC a été prévenue par lettre anonyme de ma candidature. Ils ne m'en ont pas tenu rigueur parce qu'ils ont estimé que je ne faisais pas de politique en interne et que je remplissais bien mes fonctions syndicales », explique cet adhérent de longue date au Front national, qui affirme par ailleurs : « J'ai toujours fait la part des choses entre mon engagement syndical et mes opinions politiques. »
La CGT épingle la CFTC Vincent Lelong (CGT) dénonce la double casquette de certains syndicalistes.
Cette double casquette n'est pourtant pas du goût des autres syndicats locaux. Notamment de Vincent Lelong, le secrétaire général de la CGT à Calais : « C'est insupportable parce que cela banalise l'extrême droite au sein des syndicats. »
Et d'affirmer que Tony Malaquin n'est pas un cas isolé au sein de son organisation : « C'est l'ensemble de la CFTC, ici, qui est aujourd'hui proche du FN. Certains de ses militants sont même des colleurs d'affiche du Front national. Pour moi, il s'agit là d'une infiltration en bonne et due forme et, comme par hasard, à l'intérieur du syndicat le plus faible », dénonce ce responsable syndical qui partage le même étage que la CFTC à la Bourse du travail de Calais (Pasde-Calais).
Ces affirmations sont réfutées en bloc par le principal intéressé, Tony Malaquin : « Le seul colleur d'affiches à la CFTC, c'était moi. Personne d'autre dans mon syndicat ne milite pour le Front national », assure-t-il. Et de conclure : « De toute façon, des frontistes, il y en a dans tous les syndicats. Même à la CGT... »
« Depuis l'arrivée de Marine Le Pen, tout a changé » Dominique Morel, membre de la Fédération nationale des chauffeurs routiers
En tant que syndicaliste [...], j'affirme que le projet politique porté par Marine Le Pen est aujourd'hui le seul qui soit tourné vers les intérêts des transporteurs français et de leurs salariés. Depuis son arrivée, tout a changé. » Sur le site du Front national du Puy-de-Dôme, Dominique Morel affiche clairement la couleur. Ex-tête de liste frontiste aux dernières élections législati-- ves à Issoire (Puy-de-Dôme), il I revendique son engagement | syndical. Délégué du person-| nel au sein de l'entreprise | Multi Transports routiers à ^ Clermont-Ferrand, il est aussi négociateur national pour son syndicat, la Fédération nationale des chauffeurs routiers (FNCR), une petite organisation de salariés du secteur des transports. « Les responsables de mon syndicat sont plutôt à gauche mais mon engagement frontiste ne leur pose aucun problème. » Le FN soutient son militantisme syndical et Marine Le Pen lui a confié la rédaction de son programme pour les transports.« Un parti politique qui veut prendre le pouvoir ne peut pas négliger le monde ouvrier », conclut-il.
Comment des cadres FO ont été approchésCe responsable national de Force ouvrière n'en revient toujours pas. Durant la dernière campagne présidentielle, il a été la cible de plusieurs tentatives de séduction très appuyées de la part du Front national. « C'est arrivé à plusieurs reprises, après des meetings syndicaux. J'ai été approché par des émissaires de Marine Le Pen. » La technique était alors bien rodée : « A chaque fois, cela se déroulait de la même manière. Une personne affable venait d'abord me féliciter pour la pertinence de mes analyses, puis elle m'interrogeait sur les différents candidats en lice. Finalement, cette personne me glissait : Marine Le Pen dit la même chose que votre syndicat sur ce dossier. Ne souhaiteriez-vouspas la rencontrer pour en débattre ? » A chaque fois, ce syndicaliste a repoussé ces avances. « Mais jamais, de toute ma carrière syndicale, je n'avais été approché de la sorte par le FN. Et je ne suis pas le seul haut cadre de FO à avoir été démarché de cette façon. » D'autres, en revanche, se sont laissé séduire.
Le représentant de FO-Pénitentiaire n'a ainsi pas hésité à se faire prendre en photo avec Marine Le Pen. De quoi provoquer un certain émoi au sein de la confédération, qui proscrit toute rencontre entre le syndicat et le Front national. « Tous les autres candidats avaient envoyé de simples représentants. La seule à être venue en personne, c'est Marine Le Pen... » constate, dépité, un dirigeant de la confédération Force ouvrière. Le cliché n'est pas passé inaperçu : « On s'en est largement expliqué avec nos représentants de la Pénitentiaire et l'incident est clos », conclut-il, tout en restant très vigilant sur le sujet.
L'ENJEU
Le Front national chasse sur les terres syndicales. Sous l'impulsion de Marine Le Pen, sa présidente, il veut asseoir sa position de premier parti ouvrier de France.
Ses idées - antimondialisation, et dans une certaine mesure anti-Europe - trouvent en effet un écho auprès de syndicalistes qui - et c'est une nouveauté -n'hésitent plus à adhérer au parti de Marine Le Pen. Le Front national espère ainsi renforcer sa légitimité dans les sphères du travail en vue des prochaines échéances électorales. Sur le qui-vive, les syndicats multiplient les initiatives pour contrer cette offensive. Leur argument choc : les valeurs du FN, qui prône la préférence nationale, ne sont pas compatibles avec celles du syndicalisme.
Les Clés
Bien implanté chez les sympathisants FO, CFDT et CGT. Selon un sondage Harris Viadeo Interactive réalisé le jour du 1er tour de l'élection présidentielle, le 22 avril dernier, auprès des sympathisants syndicaux (c'est-à-dire des syndicalistes, mais aussi des personnes qui ne sont pas nécessairement affiliées à un syndicat), Marine Le Pen développe son audience auprès des sympathisants FO, dont elle a capté 25 % des votes, juste derrière François Hollande (28 %). La chef de file du Front national dispose par ailleurs de points d'ancrage non négligeables dans des syndicats qui lui sont pourtant ouvertement hostiles comme la CGT (9 %) et la CFDT (12 %). Seuls SUD et la FSU sont peu concernés, avec des scores de 3 % à 4 %.
Plusieurs exclusions En mars 2011, le syndicat Force ouvrière a sanctionné Annie Lemahieu (photo à droite), une responsable syndicale du Nord-Pas-de-Calais, candidate Front national aux cantonales.
En avril 2011, la fédération des services publics CGT a exclu Fabien Engelmann, responsable CGT du syndicat des agents territoriaux de la mairie de Nilvange (Moselle), candidat FN aux cantonales.
En mai 2011, la CFDT Moselle a exclu Daniel Durand-Decaudin (photo à gauche), candidat FN aux cantonales.
Les précédents. Dans les années 1990, le FN crée le FN-Police, FN-Pénitentiaire, FN-Poste et le FN-RATP. Ces organisations avaient été interdites par la justice au motif qu'elles étaient les émanations d'un parti politique et en relayaient les thèses, ce qui est interdit par la loi.