Je souhaite essayer d'apporter quelques lumières sur la notion de «dictature du prolétariat» chez Marx, une notion sur laquelle ont été dites des tas de conneries.
La dictature du prolétariat est chez Marx un concept « fantôme », presque aussi fantôme que le « matérialisme historique » — une expression qu’on ne trouve même pas chez l’auteur du
Capital. Au moins, le terme de « dictature du prolétariat » revient à plusieurs reprises — les exégètes ne sont pas tous d’accord, mais guère plus de cinq ou six fois. Je ne fais évidemment pas allusion aux notes, commentaires etc., ajoutés par d’autres que Marx dans les différentes éditions de ses œuvres, et qui toutes érigent en système un concept qui n’apparaît que très peu et qui n’est
jamais explicité.
Curieusement, l’idée de « dictature du prolétariat » ne figure pas dans la référence programmatique du marxisme, le
Manifeste communiste, publié en 1847. Ce texte a été réinterprété par les vainqueurs de la révolution russe, qui lui ont donné un cachet révolutionnaire, mais en fait si on cherche bien, tout ce qui y est dit, c’est que lorsque les prolétaires auront conquis la démocratie politique, vu qu’ils sont majoritaires, ils pourront prendre le pouvoir par les urnes.
Rien d’autre. La révolution dont il est question dans le
Manifeste, c’est la révolution démocratique, c’est-à-dire la mise en place d’institutions parlementaires. Marx et Engels étaient d’une naïveté invraisemblable, ils pensaient que le suffrage universel allait garantir une majorité ouvrière au parlement.
Boris Souvarine, dont personne ne peut contester qu’il connaissait bien Marx, écrit que celui-ci n’évoque que
« deux fois la dictature temporaire du prolétariat, non d’un parti quel qu’il soit, et incidemment, cinq lignes dans une lettre privée, autant dans ses notes critiques sur le programme social-démocrate de Gotha ». Ce qui représente, selon Souvarine, que
« quinze lignes dans les 38 gros volumes in-octavo des œuvres de Marx et Engels (en russe). » (Boris Souvarine,
Le Stalinisme, Spartacus, 1964, page 9.) Cela fait peu de matière pour construire toute une doctrine sur ce concept.
1. Dans
les Luttes des classes en France (1850) il est question de « dictature de la classe ouvrière », de « dictature de classe du prolétariat ». Mais il était inévitable que, vu le peu de références à ce concept dans l’œuvre du maître, on ait voulu insinuer que la dictature du prolétariat y était contenue
implicitement. C’est ce que laisse entendre Maximilien Rubel. A propos de la première apparition du terme dans
les Luttes des classes en France, il dit :
« Bien que le terme de “dictature de la classe ouvrière” — ou du “prolétariat” — apparaisse ici pour la première fois, sa présence en tant que concept est implicitement supposée dès les premiers écrits de Marx : la critique de la philosophie hégélienne du droit et de l’État renvoie déjà à une conception de la “démocratie” au sens plénier du mot, c’est-à-dire conforme à la substance sémantique comme “règne du peuple”… » (Note sur Les luttes des classes en France, Pléiade, Politique, p. 1285.)
En somme, Marx ne parle pas de « dictature du prolétariat », mais il en parle quand même. Ce commentaire confirme mon opinion sur la simple identification de la « dictature du prolétariat » avec la notion toute bête de pouvoir de la classe ouvrière.
Toujours à propos des
Luttes des classes en France, Rubel nous explique dans une note de l’édition de la Pléiade que Marx considérait le postulat de dictature du prolétariat comme étant
« sa propre “découverte” dans le domaine de la théorie des bouleversements sociaux. Conscient de l’importance du sujet à peine effleuré dans les quelques lignes et dans un contexte peu favorable à l’approfondissement théorique, il a tenu à avertir le lecteur qu’il se réservait de traiter ultérieurement ce problème, voire d’en faire une pièce maîtresse de sa théorie et de son éthique sociales. » (Pléiade, Politique I, note p. 1298.)
Mais à aucun moment Marx n’a « averti » le lecteur qu’il allait « traiter ultérieurement ce problème », ni qu’il a l’intention d’en faire « une pièce maîtresse de sa théorie ». Après avoir évoqué une nouvelle fois la dictature du prolétariat en 1852, il ne reviendra sur la question qu’en 1875, en passant, comme on va voir.
2. Marx reparlera une autre fois de la dictature du prolétariat dans une lettre à Weydemeyer du 5 mars 1852. Cette lettre est beaucoup citée parce que c’est un des rares textes où il n’en parle pas comme ça, en passant :
« Ce que j’ai apporté de nouveau, c’est :
« de démontrer que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases historiques déterminées du développement de la production ;
« que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat ;
« que cette dictature elle-même ne représente qu’une transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classes. »
Pourtant, ce qui est intéressant dans ce texte c’est que la dictature du prolétariat n’apparaît pas du tout comme un point
programmatique, ce n’est qu’un constat lié à ce qu’il estime être une évolution naturelle. Il est significatif que ce soit dans une
lettre privée que Marx révèle à un correspondant ce que Rubel considère comme l’essence du concept de « dictature du prolétariat ». C’est Aussi Rubel commente-t-il :
« Marx devait tenir Weydemeyer en haute estime, pour lui avoir divulgué sous la forme d’une révélation quasi confidentielle la signification profonde de sa théorie et de son action politiques. » (Pléiade, Politique I, note p. 1680.)
Donc, l’affirmation de la dictature du prolétariat est révélée à une personne que Marx tient en « haute estime », et de manière « quasi confidentielle » ! Pourquoi un penseur politique révélerait-il de manière confidentielle « la signification profonde de sa théorie et de son action politiques » ?
3. Marx ne reprend l’idée de dictature du prolétariat que 25 ans plus tard, en 1875, dans la
Critique du programme de Gotha, c’est-à-dire le programme du parti social-démocrate allemand présenté au congrès tenu cette année-là dans la ville de Gotha. C’est un des rares textes, en dehors du contexte de la révolution de 1848, où Marx évoque ce concept. Curieusement, les commentaires (très critiques) de Marx sur ce programme, où pourtant figure ce concept central de dictature du prolétariat,
ne seront publiés qu’en 1891, au moment d’un autre congrès, celui d’Erfurt, et en tout cas après la mort de Marx.
Un fait curieux, encore : la
Critique du programme de Gotha, qui n’a pas été publiée du vivant de Marx, était initialement destinée à un public restreint. On y lit :
« Entre la société capitaliste et la société communiste, se place la période de transformation révolutionnaire de celle-là en celle-ci. A quoi correspond une période de transition politique où l’État ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat. »
Et c’est tout. Là encore, il ne s’agit en aucun d’une affirmation programmatique mais d’un simple constat historique (ou d’un vœu pieux historique, si on veut). Et ce point
si essentiel de la doctrine marxiste,
Marx ne destinait pas à la publication ! Le livre ne sera publié qu’en 1891, après la mort de Marx, pour des raisons qui sont tout sauf fortuites.
Ces deux phrases de la
Critique du programme de Gotha ont provoqué un siècle et demi d’exégèses et de dissertations savantes sur la « dictature du prolétariat », qui a été inscrite en lettres d’or sur tous les programmes socialistes et communistes. L’idée de dictature du prolétariat a été reprise par l’ensemble du mouvement socialiste en tenant pour acquis que c’était un point charnière de la doctrine et du programme marxistes : la SFIO d’Édouard Vaillant s’en revendiquait. Le Parti ouvrier français de Jules Guesde également. Léon Blum affirma en 1920 au congrès de Tours que la dictature du prolétariat devait être celle de la classe, pas celle du parti. Il revint sur la question au congrès de la SFIO de 1946 ! Elle figurait dans tous les programmes socialistes. Et évidemment le parti bolchevik et la pléiade de groupes gauchistes qui se sont constituées dans la foulée de la révolution russe.
Marx n’a jamais explicité le concept de dictature du prolétariat. L’expression n’apparaît que fugitivement dans son œuvre. On est donc en droit de se demander comment une telle expression a pu devenir dans la bouche et sous la plume des militants et auteurs marxistes une telle rengaine obsessionnelle. La réponse, à notre avis, dépasse le domaine de l’analyse politique et ressortit de la psychanalyse et de la psycho-sociologie. La « dictature du prolétariat » est un concept-refuge derrière lequel se cache l’indigence théorique et l’absence totale de réflexion sur un projet politique.