Le Front de gauche réfléchit déjà à l'après-présidentielle 15 MARS 2012 | LENAÏG BREDOUX ET STEPHANE ALLIESC’est un luxe que tous n’ont pas : penser déjà à l’après-présidentielle, quand le succès des premiers mois de campagne aplanit les désaccords et aiguise les convoitises. Alors que Jean-Luc Mélenchon s’est installé sur le seuil des 10 % dans les enquêtes d’opinion, il espère une nouvelle «démonstration de force» ce dimanche, avec le grand rassemblement pour la VIe République prévu place de la Bastille, à Paris. Au moins 20 000 personnes sont attendues pour laisser espérer aux hérauts de «l’autre gauche» un avenir en rouge.
Les différends d’antan entre anciens socialistes et communistes, qui avaient rythmé le calendrier électoral depuis les européennes fondatrices de 2009, semblent loin. «Si, avant, on pouvait dire que le Front de gauche divisait le PCF, aujourd’hui il rassemble, estime François Delapierre, directeur de campagne et lieutenant de Mélenchon. Plus personne n’est dans l’idée que “c’est le PCF qui amène les voix”. Il y a une adhésion inédite.» «Même des socialistes me disent qu’ils ont besoin d’un fort score du Front de gauche, savoure et confirme Olivier Dartigolles, responsable PCF de la campagne présidentielle. Pour que le 22 avril, les regards se tournent vers la gauche et pas vers une recomposition politique avec le Modem…»
Jean-Luc Mélenchon, Clémentine Autain et Pierre Laurent© Thomas Haley
«Comme nous l’a toujours dit Oskar Lafontaine (chef de file de Die Linke en Allemagne), les succès électoraux permettent d’acquérir une culture commune», dit Alexis Corbière, proche de Mélenchon. «Plus que les organigrammes très détaillés ou le caporalisme, c’est la dynamique politique qui prime, approuve Clémentine Autain. On ne s’étend plus sur nos désaccords et, qui que nous soyons, d’où que nous venions, on dit la même chose dans les meetings. Il y a encore des nuances entre nous, mais elles n’ont rien à voir avec le grand écart idéologique entre un Valls et un Montebourg au PS…»
En cas de victoire de François Hollande, les responsables du Front de gauche sont convaincus qu’un boulevard va s’ouvrir. «S’il n’arrive finalement pas à convaincre la City ou Merkel, on va rentrer dans un processus dangereux, pronostique ainsi Delapierre. On ne sait pas ce qui se peut passer dans de telles situations. En Grèce, ils ont eu droit à neuf plans d’austérité, aussi parce que la gauche est ultra-divisée. En France, on est prêt. On est rassemblé et on est haut dans les sondages. Donc on pourra être une alternative de gauche crédible à une politique de rigueur, et le FN ne sera plus tout seul.»
D’ici là, le Front de gauche devra surmonter de nombreux écueils s’il veut durablement s’imposer dans le paysage politique. Et plus l’échéance de la présidentielle approche, plus l’inévitable question de la participation gouvernementale se pose face à un Parti socialiste dominant qui a déjà conclu un accord avec deux autres forces, Europe Ecologie-Les Verts et le MRC de Jean-Pierre Chevènement.
Aller ou non au gouvernement ?
C’est LE sujet épineux au Front de gauche. Tabou il y a encore six mois, tant la question de la relation au PS a pu le diviser, il est désormais abordé plus sereinement. En clair : un consensus semble aujourd’hui se dégager pour refuser de participer à un gouvernement sous la houlette de François Hollande, communistes compris. S’il se confirme, ce serait une vraie rupture pour le PCF qui, depuis la victoire de François Mitterrand en 1981, a toujours accepté les maroquins ministériels.
«On ne participera pas à une politique qui ne se donnera pas les moyens d’une rupture», estime d’emblée le porte-parole du PCF, Olivier Dartigolles. Il voit trois obstacles insurmontables : «La VIe République, la répartition des richesses, la question européenne.» Avant d’ajouter : «Dans le parti, on sait bien qu’on n’ira pas dans un gouvernement qui serait un “Papandréou light”.»
Les communistes interrogés confient que la consultation des militants du PCF tournerait très largement en faveur d’une non-participation. «Seuls les cadres intermédiaires ou certains élus locaux plaident pour», explique un dirigeant national. Ainsi que les anciens partisans de Robert Hue, qui s'est rallié à Hollande.
Membre de l’équipe de campagne et élu communiste à Paris, Ian Brossat estime aussi que «dans le rapport de force actuel, la participation gouvernementale paraît inenvisageable. Le traumatisme de la dernière expérience gouvernementale (sous Lionel Jospin) est très ancré». Selon lui, «on consultera les militants mais il n’y aura pas photo : les communistes n’accepteraient que s’il y a réellement un changement de société. Ils ne veulent pas être un pot de fleurs dans un gouvernement».
Plus prudent, le secrétaire national du PCF, Pierre Laurent, refuse de trancher dès à présent. Seule certitude – et c’est déjà un changement de ton significatif par rapport aux derniers mois où il éludait la question : il n’y aura pas de communistes dans le premier gouvernement Hollande. «Les majorités politiques se constituent au moment des législatives. C’est à ce moment-là qu’on tranchera, et pas avant. Comme en 1981», explique l’ancien directeur de la rédaction de L’Humanité. A l’époque, le PCF avait attendu l’élection de ses députés pour rejoindre le gouvernement de Pierre Mauroy. Un proche de Pierre Laurent décrypte : «Il ne peut pas dire “non” maintenant parce qu’il n’a pas envie, et à raison, de se satisfaire du rapport de force actuel, et parce qu’on pense qu’on peut encore progresser.»
Les autres forces du Front de gauche sont elles encore plus déterminées : ni le Parti de gauche, ni la Gauche unitaire (petit groupe composé d’anciens de la LCR), ni le mouvement de Clémentine Autain ne veulent aller dans un gouvernement Hollande. Pour Alain Faradji, représentant de Gauche unitaire, «si c’était difficile de ne pas participer en 1981» ou s’il «y a une série de mesures qui ont fait que le gouvernement Jospin était plus à gauche que social-démocrate», la situation est bien moins ambiguë aujourd’hui. «Le centre de gravité de l’équipe autour de François Hollande est tellement éloigné du reste de la gauche que c’est aujourd’hui impossible d’aller dans un gouvernement», tranche-t-il. A titre personnel, Mélenchon a aussi maintes fois répété qu’il n’accepterait pas un poste ministériel.
«Pour les communistes, c’est une question de culture, explique le mélenchoniste François Delapierre. Aller aux élections sans participer au gouvernement, pour eux, c’est du gauchisme. Mais avec Jean-Luc, c’est différent. Il a déjà été ministre, donc ce n’est pas du gauchisme. Et eux-mêmes ont un souvenir douloureux de la gauche plurielle.» «C’est s’ils y vont qu’ils s’isolent, dit un mélenchoniste, ils vont quand même récupérer plus de financement aux législatives, faire de nouveaux adhérents. Et puis il y a des municipales dans deux ans, ils ne sont pas idiots, ils voient bien l’intérêt stratégique à continuer de construire une alternative au PS.»
Proche de Mélenchon, Alexis Corbière ne s’inquiète pas. «L’idée de dilapider trois ans de rassemblement et de dynamique dans une aventure gouvernementale hasardeuse les fait réfléchir, dit-il. Le fait de voir la CGT s’engager à ce point dans la campagne, ça veut dire quelque chose.» D’ailleurs, confie un autre cadre non-communiste, un «indice ne trompe pas et plaide en faveur d’une non-participation des communistes : il n’y a aucun groupe de travail PS/PCF qui se réunit pour préparer l’éventualité d’un accord gouvernemental…» Reste la crainte, réelle, de débauchages individuels de communistes tentés par l’aventure gouvernementale. «On regarde, on réfléchit pour voir qui… Pour l’instant, on ne voit pas très bien qui pourrait rompre», admet un cadre du Front de gauche.
Vers une nouvelle force ?Mais si le Front de gauche passe sans encombre l'obstacle du rapport au PS, il devra aussi assurer sa propre pérennité. Depuis sa création en 2009, il est tiraillé en interne entre deux choix fondamentaux : rester un cartel d’organisations ou constituer progressivement un nouveau parti. Là encore, on retrouve la même opposition entre d’un côté les communistes, hostiles à l’idée de se dissoudre dans un collectif plus grand, et les autres forces, bien plus modestes et issues de ruptures avec d’autres courants (le PS ou l’extrême gauche).
«Cette fois, il ne s’agit plus de discuter construction, mais pérennisation, dit Eric Coquerel, secrétaire aux relations unitaires du Parti de gauche. Après chaque élection depuis trois ans, ça tangue un peu et tout le monde repart dans son coin. Il faut désormais aller au-delà des seuls rendez-vous électoraux.» Pour cet ancien chevènementiste, «grâce à cette campagne, on a un vrai terreau sur lequel imaginer» la forme que le Front de gauche peut prendre. «Désormais on met le logo du Front de gauche sur les tracts, sans discussions, se réjouit François Delapierre. Y a pas si longtemps, on avait des discussions sur la taille du logo de chaque organisation !»
L’idée d’un «Front de gauche fédératif, plus intégré», selon les termes de Coquerel, est d’ores et déjà en débat. Mais ceux qui détiennent la clé de cette mutation restent les communistes. «On a toujours été pour une nouvelle force, mais le PCF est contre, constate Clémentine Autain. Le défi est donc de sortir du cartel d’organisation. Par exemple en prolongeant les assemblées citoyennes, essentiellement réunion des militants de chaque parti, mais où peuvent aussi venir des non-adhérents.» Mais en inventant de nouvelles formes pour ne pas se «ringardiser comme Die Linke», dit-elle. Coquerel cite de son côté l’exemple du «Frente amplio» («Front large») de Pepe Mujica en Uruguay, ancien guérilléro devenu président, un mouvement réunissant partis, syndicats, associations, revues intellectuelles, mais aussi simples citoyens.
S’il n’est pas question de dissolution du parti en un nouveau grand parti, le PCF a conscience de sa «responsabilité éminente», ainsi que le dit Olivier Dartigolles. «Nous ferons une proposition stratégique pour construire une nouvelle étape, indique-t-il, pour montrer qu’on peut encore se développer à une échelle encore plus grande.» Mais pas question de parler de «nouvelle structuration», il préfère parler de «nouvelle étape stratégique».
«Il faudra trouver les moyens d’associer ceux qui nous rejoignent sans adhérer, estime aussi Ian Brossat, responsable des questions de sécurité au PCF. Dans cette campagne, les communistes relèvent la tête. Même ceux qui étaient contre la candidature de Mélenchon sont conquis par sa campagne. A Paris, le PCF fait une carte par jour en janvier. On y gagne, et cela fait réfléchir les communistes.»
La formule d’un rassemblement de forces convient finalement aux mélenchonistes, au départ irrités par les réticences du PCF à se dépasser. «Au bout du compte, la formule du cartel permet de poursuivre l’ouverture… C’est pas mal en fait, sourit Delapierre. L’élaboration d’un programme sous la forme procédurale d’un grand parti avec diverses tendances aurait été beaucoup plus compliquée.»
«Le périmètre actuel permet de continuer l’ouverture vers les socialistes qui voudraient nous rejoindre, comme vers ceux du NPA, abonde Alexis Corbière. Même si on n’a pas changé sur la pertinence du modèle politique d’une nouvelle force unitaire, la forme intermédiaire du Front de gauche nous va aussi.»
Discussions avec le NPA et l'aile gauche d'EELVPour accueillir de nouveaux militants, ou des militants déjà actifs dans d’autres partis, plusieurs réflexions sont aussi à l’œuvre. Si le PCF demeure de loin le parti le plus implanté et ayant les plus gros effectifs, les autres forces membres du Front de gauche (six organisations aujourd’hui) travaillent à une recomposition interne, histoire de peser davantage face aux communistes.
Deux hypothèses sont à l’étude. La première serait un «nouveau PG», accueillant par exemple les membres de la Gauche anticapitaliste (ancienne majorité du NPA, en désaccord avec la candidature de Philippe Poutou). «Le PG a matière à s’élargir, on gagne une centaine d’adhérents par semaine depuis le début de l’année, confirme Eric Coquerel. Si jamais un courant politique significatif voulait nous rejoindre, on se refonderait comme on l’a déjà fait pour accueillir Martine Billard et ses proches (ex-membre des Verts, puis fondatrice d’un petit groupe à la gauche des écolos) en juillet 2009. Le PG a toujours été pensé comme un parti-creuset et un parti d’action, à la structure souple.»
La seconde, qui a les faveurs d’un PCF pas réjoui à l’idée de devoir traiter avec un PG plus fort, consisterait à voir émerger un troisième pôle à l’intérieur du Front de gauche, rassemblant la Fase de Clémentine Autain, les communistes rénovateurs et les Alternatifs (héritiers du PSU), auxquels se joindraient la Gauche anticapitaliste du NPA. Des discussions sont également menées en ce moment avec le militant altermondialiste Christophe Aguiton, le pasteur écolo Stéphane Lavignotte et des membres de l’aile gauche d’Europe Ecologie-Les Verts. Un troisième pôle «écolo-gaucho-alter» qui fait faire la moue au PG. «Je crois difficilement à une troisième voie dont le seul point commun idéologique serait d’être ni PCF, ni PG», dit Eric Coquerel.
Mais le Front de gauche n’en est pas encore là. D’ici là, il doit passer l’épreuve de la présidentielle où les sondages ne font pas les scores. Puis prouver qu’il peut être autre chose qu’un outil électoral efficace électrisé par un tribun, et qu’il a une utilité politique face à un François Hollande qui fuit tout affrontement idéologique sur sa gauche.