Le travail dans la sortie du capitalisme

Le travail dans la sortie du capitalisme

Messagede skum » 15 Fév 2010, 00:09

Un article d'André Gorz, paru dans le n°28 de la revue EcoRev', numéro disponible en ligne -> http://ecorev.org/spip.php?article667 / André Gorz parle encore ici de décroissance (dont il fut salué à plusieurs reprises par ce mouvement réformiste) et fait allusion à la critique de la valeur - je renvoie aussi à l'article de Franz Schandl : Antiéconomie. André Gorz et la critique de la valeur .


Le travail dans la sortie du capitalisme

alias "La sortie du capitalisme a déjà commencé"

lundi 7 janvier 2008

par André Gorz

Source -> http://ecorev.org/spip.php?article641

La question de la sortie du capitalisme n’a jamais été plus actuelle. Elle se pose en des termes et avec une urgence d’une radicale nouveauté. Par son développement même, le capitalisme a atteint une limite tant interne qu’externe qu’il est incapable de dépasser et qui en fait un système qui survit par des subterfuges à la crise de ses catégories fondamentales : le travail, la valeur, le capital.

La crise du système se manifeste au niveau macro-économique aussi bien qu’au niveau micro-économique. Elle s’explique principalement par un bouleversement technoscientifique qui introduit une rupture dans le développement du capitalisme et ruine, par ses répercussions la base de son pouvoir et sa capacité de se reproduire. J’essaierai d’analyser cette crise d’abord sous l’angle macro-économique [1], ensuite dans ses effets sur le fonctionnement et la gestion des entreprises [2].

[1] L’informatisation et la robotisation ont permis de produire des quantités croissantes de marchandises avec des quantités décroissantes de travail. Le coût du travail par unité de produit ne cesse de diminuer et le prix des produits tend à baisser. Or plus la quantité de travail pour une production donnée diminue, plus le valeur produite par travailleur - sa productivité - doit augmenter pour que la masse de profit réalisable ne diminue pas. On a donc cet apparent paradoxe que plus la productivité augmente, plus il faut qu’elle augmente encore pour éviter que le volume de profit ne diminue. La course à la productivité tend ainsi à s’accélérer, les effectifs employés à être réduits, la pression sur les personnels à se durcir, le niveau et la masse des salaires à diminuer. Le système évolue vers une limite interne où la production et l’investissement dans la production cessent d’être assez rentables.
Les chiffres attestent que cette limite est atteinte. L’accumulation productive du capital productif ne cesse de régresser. Aux États-Unis, les 500 firmes de l’indice Standard & Poor’s disposent de 631 milliards de réserves liquides ; la moitié des bénéfices des entreprises américaines provient d’opérations sur les marchés financiers. En France, l’investissement productif des entreprises du CAC 40 n’augmente pas même quand leurs bénéfices explosent.
La production n’étant plus capable de valoriser l’ensemble des capitaux accumulés, une partie croissante de ceux-ci conserve la forme de capital financier. Une industrie financière se constitue qui ne cesse d’affiner l’art de faire de l’argent en n’achetant et ne vendant rien d’autre que diverses formes d’argent. L’argent lui-même est la seule marchandise que l’industrie financière produit par des opérations de plus en plus hasardeuses et de moins en moins maîtrisables sur les marchés financiers. La masse de capital que l’industrie financière draine et gère dépasse de loin la masse de capital que valorise l’économie réelle (le total des actifs financiers représente 160 000 milliards de dollars, soit trois à quatre fois le PIB mondial). La "valeur" de ce capital est purement fictive : elle repose en grande partie sur l’endettement et le "good will", c’est-à-dire sur des anticipations : la Bourse capitalise la croissance future, les profits futurs des entreprises, la hausse future des prix de l’immobilier, les gains que pourront dégager les restructurations, fusions, concentrations, etc. Les cours de Bourse se gonflent de capitaux et de leurs plus-values futurs et les ménages se trouvent incités par les banques à acheter (entre autres) des actions et des certificats d’investissement immobilier, à accélérer ainsi la hausse des cours, à emprunter à leur banque des sommes croissantes à mesure qu’augmente leur capital fictif boursier.
La capitalisation des anticipations de profit et de croissance entretien l’endettement croissant, alimente l’économie en liquidités dues au recyclage bancaire de plus-value fictives, et permet aux États-Unis une "croissance économique" qui, fondée sur l’endettement intérieur et extérieur, est de loin le moteur principal de la croissance mondiale (y compris de la croissance chinoise). L’économie réelle devient un appendice des bulles spéculatives entretenues par l’industrie financière. Jusqu’au moment, inévitable, où les bulles éclatent, entraînent les banques dans des faillites en chaîne, menaçant le système mondial de crédit d’effondrement, l’économie réelle d’une dépression sévère et prolongée (la dépression japonaise dure depuis bientôt quinze ans) .
On a beau accuser le spéculation, les paradis fiscaux, l’opacité et le manque de contrôle de l’industrie financière (en particulier des hedge funds), la menace de dépression, voire d’effondrement qui pèse sur l’économie mondiale n’est pas due au manque de contrôle ; elle est due à l’incapacité du capitalisme de se reproduire. Il ne se perpétue et ne fonctionne que sur des bases fictives de plus en plus précaires. Prétendre redistribuer par voie d’imposition les plus-values fictives des bulles précipiterait cela même que l’industrie financière cherche à éviter : la dévalorisation de masses gigantesque d’actifs financiers et la faillite du système bancaire. La "restructuration écologique" ne peut qu’aggraver la crise du système. Il est impossible d’éviter une catastrophe climatique sans rompre radicalement avec les méthodes et la logique économique qui y mènent depuis 150 ans. Si on prolonge la tendance actuelle, le PIB mondial sera multiplié par un facteur 3 ou 4 d’ici à l’an 2050. Or selon le rapport du Conseil sur le climat de l’ONU, les émissions de CO2 devront diminuer de 85% jusqu’à cette date pour limiter le réchauffement climatique à 2°C au maximum. Au-delà de 2°, les conséquences seront irréversibles et non maîtrisables.
La décroissance est donc un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports sociaux. En leur absence, l’effondrement ne pourrait être évité qu’à force de restrictions, rationnements, allocations autoritaires de ressources caractéristiques d’une économie de guerre. La sortie du capitalisme aura donc lieu d’une façon ou d’une autre, civilisée ou barbare. La question porte seulement sur la forme que cette sortie prendra et sur la cadence à laquelle elle va s’opérer.

La forme barbare nous est déjà familière. Elle prévaut dans plusieurs régions d’Afrique, dominées par des chefs de guerre, par le pillage des ruines de la modernité, les massacres et trafics d’êtres humains, sur fond de famine. Les trois Mad Max étaient des récits d’anticipation.
Une forme civilisée de la sortie du capitalisme, en revanche, n’est que très rarement envisagée. L’évocation de la catastrophe climatique qui menace conduit généralement à envisager un nécessaire "changement de mentalité", mais la nature de ce changement, ses conditions de possibilité, les obstacles à écarter semblent défier l’imagination. Envisager une autre économie, d’autres rapports sociaux, d’autres modes et moyens de production et modes de vie passe pour "irréaliste", comme si la société de la marchandise, du salariat et de l’argent était indépassable. En réalité une foule d’indices convergents suggèrent que ce dépassement est déjà amorcé et que les chances d’une sortie civilisée du capitalisme dépendent avant tout de notre capacité à distinguer les tendances et les pratiques qui en annoncent la possibilité.

[2] Le capitalisme doit son expansion et sa domination au pouvoir qu’il a pris en l’espace d’un siècle sur la production et la consommation à la fois. En dépossédant d’abord les ouvriers de leurs moyens de travail et de leurs produits, il s’est assuré progressivement le monopole des moyens de production et la possibilité de subsumer le travail. En spécialisant, divisant et mécanisant le travail dans de grandes installations, il a fait des travailleurs les appendices des mégamachines du capital. Toute appropriation des moyens de production par les producteurs en devenait impossible. En éliminant le pouvoir de ceux-ci sur la nature et la destination des produits, il a assuré au capital le quasi-monopole de l’offre, donc le pouvoir de privilégier dans tous les domaines les productions et les consommations les plus rentables, ainsi que le pouvoir de façonner les goûts et désirs des consommateurs, la manière dont ils allaient satisfaire leurs besoins. C’est ce pouvoir que la révolution informationnelle commence de fissurer.

Dans un premier temps, l’informatisation a eu pour but de réduire les coûts de production. Pour éviter que cette réduction des coûts entraîne une baisse correspondante du prix des marchandises, il fallait, dans toute la mesure du possible, soustraire celles-ci aux lois du marché. Cette soustraction consiste à conférer aux marchandises des qualités incomparables grâce auxquelles elles paraissent sans équivalent et cessent par conséquent d’apparaître comme de simples marchandises.
La valeur commerciale (le prix) des produits devait donc dépendre davantage de leurs qualités immatérielles non mesurables que de leur utilité (valeur d’usage) substantielle. Ces qualités immatérielles - le style, la nouveauté le prestige de la marque, le rareté ou "exclusivité" - devaient conférer aux produits un statut comparable à celui des oeuvres d’art : celles-ci ont une valeur intrinsèque, il n’existe aucun étalon permettant d’établir entre elles un rapport d’équivalence ou "juste prix". Ce ne sont donc pas de vraies marchandises. Leur prix dépend de leur rareté, de la réputation du créateur, du désir de l’acheteur éventuel. Les qualités immatérielles incomparables procurent à la firme productrice l’équivalent d’un monopole et la possibilité de s’assurer une rente de nouveauté, de rareté, d’exclusivité. Cette rente masque, compense et souvent surcompense la diminution de la valeur au sens économique que la baisse des coûts de production entraîne pour les produits en tant que marchandises par essence échangeable entre elles selon leur rapport d’équivalence. Du point de vue économique, l’innovation ne crée donc pas de valeur ; elle est le moyen de créer de la rareté source de rente et d’obtenir un surprix au détriment des produits concurrents. La part de la rente dans le prix d’une marchandise peut être dix, vingt ou cinquante fois plus grand que son coût de revient, et cela ne vaut pas seulement pour les articles de luxe ; cela vaut aussi bien pour des articles d’usage courant comme les baskets, T-shirts, portables, disques, jeans etc.
Or la rente n’est pas de même nature que le profit : elle ne correspond pas à la création d’un surcroît de valeur, d’une plus-value. Elle redistribue la masse totale de le valeur au profit des entreprises rentières et aux dépends des autres ; elle n’augmente pas cette masse [1].
Lorsque l’accroissement de la rente devient le but déterminent de la politique des firmes - plus important que le profit qui, lui, se heurte à le limite interne indiquée plus haut - la concurrence entre les firmes porte avant tout sur leur capacité et rapidité d’innovation. C’est d’elle que dépend avant tout la grandeur de leur rente. Elles cherchent donc a se surpasser dans le lancement de nouveaux produits ou modèles ou styles, par l’originalité du design, par l’inventivité de leurs campagnes de marketing, par la "personnalisation" des produits. L’accélération de l’obsolescence, qui va de pair avec la diminution de la durabilité des produits et de la possibilité de les réparer, devient le moyen décisif d’augmenter le volume des ventes. Elle oblige les firmes à inventer continuellement des besoins et des désirs nouveaux , à conférer aux marchandises une valeur symbolique, sociale, érotique, à diffuser une "culture de la consommation" qui mise sur l’individualisation, la singularisation, la rivalité, la jalousie, bref sur ce que j’ai appelé ailleurs la "socialisation antisociale".
Tout s’oppose dans ce système à l’autonomie des individus ; à leur capacité de réfléchir ensemble à leurs fins communes et à leurs besoins communs ; de se concerter sur la meilleure manière d’éliminer les gaspillages, d’économiser les ressources, d’élaborer ensemble, en tant que producteurs et consommateurs, une norme commune du suffisant - de ce que Jacques Delors appelait une "abondance frugale". De toute évidence, la rupture avec la tendance au "produire plus, consommer plus" et la redéfinition autonome d’un modèle de vie visant à faire plus et mieux avec moins, suppose la rupture avec une civilisation où on ne produit rien de ce qu’on consomme et ne consomme rien de ce qu’on produit ; où producteurs et consommateurs sont séparés et où chacun s’oppose à lui-même en tant qu’il est toujours l’un et l’autre à la fois ; où tous les besoins et tous les désirs sont rebattus sur le besoin de gagner de l’argent et le désir de gagner plus ; où la possibilité de l’autoproduction pour l’autoconsommation semble hors de portée et ridiculement archaïque - à tort.
Et pourtant : la "dictature sur les besoins" perd de sa force. L’emprise que les firmes exercent sur les consommateurs devient plus fragile en dépit de l’explosion des dépenses pour le marketing et la publicité. La tendance à l’autoproduction regagne du terrain en raison du poids croissant qu’ont les contenus immatériels dans la nature des marchandises. Le monopole de l’offre échappe petit à petit au capital.
Il n’était pas difficile de privatiser et de monopoliser des contenus immatériels aussi longtemps que connaissances, idées, concepts mis en oeuvre dans la production et dans la conception des marchandises étaient définis en fonction de machines et d’articles dans lesquels ils étaient incorporés en vue d’un usage précis. Machines et articles pouvaient être brevetés et la position de monopole protégée. La propriété privée de connaissances et de concepts était rendue possible par le fait qu’ils étaient inséparables des objets qui les matérialisaient. Ils étaient une composante du capital fixe.
Mais tout change quand les contenus immatériels ne sont plus inséparables des produits qui les contiennent ni même des personnes qui les détiennent ; quand ils accèdent a une existence indépendante de toute utilisation particulière et qu’ils sont susceptibles, traduits en logiciels, d’être reproduits en quantités illimitées pour un coût infime. Ils peuvent alors devenir un bien abondant qui, par sa disponibilité illimitée, perd toute valeur d’échange et tombe dans le domaine public comme bien commun gratuit - à moins qu’on ne réussisse à l’en empêcher en en interdisant l’accès et l’usage illimités auxquels il se prête.
Le problème auquel se heurte "l’économie de la connaissance" provient du fait que la dimension immatérielle dont dépend le rentabilité des marchandises n’est pas, à l’âge de l’informatique, de la même nature que ces dernières : elle n’est la propriété privée ni des entreprises ni des collaborateurs de celles-ci ; elle n’est pas de par sa nature privatisable et ne peut par conséquent devenir une vraie marchandise. Elle peut seulement être déguisée en propriété privée et marchandise en réservant son usage exclusif par des artifices juridiques ou techniques (codes d’accès secrets). Ce déguisement ne change cependant rien à la réalité de bien commun du bien ainsi déguisé : il reste une non-marchandise non vendable dont l’accès et l’usage libres sont interdits parce qu’ils demeurent toujours possibles, parce que le guettent les "copies illicites", les "imitations", les usages interdits. Le soi-disant propriétaire lui-même ne peut les vendre c’est-à-dire en transférer la propriété privée à un autre, comme il le ferait pour une vraie marchandise ; il ne peut vendre qu’un droit d’accès ou d’usage "sous licence".
L’économie de la connaissance se donne ainsi pour base une richesse ayant vocation d’être un bien commun, et les brevets et copyrights censés le privatiser n’y changent rien ; l’aire de la gratuité s’étend irrésistiblement. L’informatique et internet minent le règne de la marchandise à sa base. Tout ce qui est traduisible en langage numérique et reproductible, communicable sans frais tend irrésistiblement à devenir un bien commun, voire un bien commun universel quand il est accessible à tous et utilisable par tous. N’importe qui peut reproduire avec son ordinateur des contenus immatériels comme le design, les plans de construction ou de montage, les formules et équations chimiques ; inventer ses propres styles et formes ; imprimer des textes, graver des disques, reproduire des tableaux. Plus de 200 millions de références sont actuellement accessibles sous licence "créative commons". Au Brésil, où l’industrie du disque commercialise 15 nouveaux CD par an, les jeunes des favelas en gravent 80 par semaine et les diffusent dans la rue. Les trois quarts des ordinateurs produits en 2004 étaient autoproduits dans les favelas avec les composants de matériels mis au rebut. Le gouvernement soutient les coopératives et groupements informels d’autoproduction pour l’auto approvisionnement.

Claudio Prado, qui dirige le département de la culture numérique au ministère de la Culture du Brésil, disait récemment : "L’emploi est une espèce en voie d’extinction... Nous comptons sauter cette phase merdique du 20è siècle pour passer directement du 19è au 21è siècle". L’autoproduction des ordinateurs par exemple a été officiellement soutenue : il s’agit de favoriser "l’appropriation des technologies par les usagers dans un but de transformation sociale". La prochaine étape sera logiquement l’autoproduction de moyens de production. J’y reviendrai encore.
Ce qui importe pour le moment, c’est que la principale force productive et la principale source de rentes tombent progressivement dans le domaine public et tendent vers la gratuité ; que la propriété privée des moyens de production et donc le monopole de l’offre deviennent progressivement impossibles ; que par conséquent l’emprise du capital sur la consommation se relâche et que celle-ci peut tendre à s’émanciper de l’offre marchande. Il s’agit là d’une rupture qui mine le capitalisme à sa base. La lutte engagée entre les "logiciels propriétaires" et les "logiciels libres" (libre, "free", est aussi l’équivalent anglais de "gratuit") a été Le coup d’envoi du conflit central de l’époque. Il s’étend et se prolonge dans la lutte contre la marchandisation de richesses premières - la terre, les semences, le génome, les biens culturels, les savoirs et compétences communs, constitutifs de la culture du quotidien et qui sont les préalables de l’existence d’une société. De la tournure que prendra cette lutte dépend la forme civilisée ou barbare que prendra la sortie du capitalisme.
Cette sortie implique nécessairement que nous nous émanciperons de l’emprise qu’exerce le capital sur la consommation et de son monopole des moyens de production. Elle signifie l’unité rétablie du sujet de la production et du sujet de la consommation et donc l’autonomie retrouvée dans la définition de nos besoins et de leur mode de satisfaction. L’obstacle insurmontable que le capitalisme avait dressé sur cette voie était la nature même des moyens de production qu’il avait mis en place : ils constituait une mégamachine dont tous étaient les serviteurs et qui nous dictait les fins à poursuivre et la vie a mener. Cette période tire à sa fin. Les moyens d’autoproduction high-tech rendent la mégamachine industrielle virtuellement obsolète. Claudio Prado invoque "l ’appropriation des technologies" parce que la clé commune de toutes, l’informatique, est appropriable par tous. Parce que, comme le demandait Ivan Illich, "chacun peut [l’]utiliser sans difficulté aussi souvent ou aussi rarement qu’il le désire... sans que l’usage qu’il en fait empiète sur le liberté d’autrui d’en faire autant" ; et parce que cet usage (il s’agit de la définition illichienne des outils conviviaux) "stimule l’accomplissement personnel" et élargit l’autonomie de tous. La définition que Pekka Himanen donne de l’Ethique Hacker est très voisine : un mode de vie qui met au premier rang "les joies de l’amitié, de l’amour, de la libre coopération et de la créativité personnelle".
Les outils high-tech existants ou en cours de développement, généralement comparables à des périphériques d’ordinateur, pointent vers un avenir où pratiquement tout le nécessaire et le désirable pourra être produit dans des ateliers coopératifs ou communaux ; où les activités de production pourront être combinées avec l’apprentissage et l’enseignement, avec l’expérimentation et la recherche, avec la création de nouveaux goûts, parfums et matériaux, avec l’invention de nouvelles formes et techniques d’agriculture, de construction, de médecine etc. Les ateliers communaux d’autoproduction seront interconnectés à, l’échelle du globe, pourront échanger ou mettre en commun leurs expériences, inventions, idées, découvertes. Le travail sera producteur de culture, l’autoproduction un mode d’épanouissement.
Deux circonstances plaident en faveur de ce type de développement. La première est qu’il existe beaucoup plus de compétences, de talents et de créativité que l’économie capitaliste n’en peut utiliser. Cet excédent de ressources humaines ne peut devenir productif que dans une économie où la création de richesses n’est pas soumise aux critères de rentabilité. La seconde est que "l’emploi est une espèce en voie d’extinction".
Je ne dis pas que ces transformations radicales se réaliseront. Je dis seulement que, pour la première fois, nous pouvons vouloir qu’elles se réalisent. Les moyens en existent ainsi que les gens qui s’y emploient méthodiquement. Il est probable que ce seront des Sud-Américains ou des Sud-Africains qui, les premiers, recréeront dans les banlieues déshéritées des villes européennes les ateliers d’autoproduction de leur favela ou de leur township d’origine.

André Gorz

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Post Scriptum :

NDLR : Ce texte qu’André Gorz a terminé d’écrire le 17/09/2007 est une version revue et approfondie de celui écrit pour le manifeste d’Utopia. Rebaptisé pour notre dossier Le travail dans la sortie du capitalisme il a depuis été publié dans son livre posthume Écologica sous le titre La sortie du capitalisme a déjà commencé.
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NOTE

[1] La valeur travail est une idée d’Adam Smith qui voyait dans le travail la substance commune de toutes les marchandises et pensait que celles-ci s’échangeaient en proportion de la quantité de travail qu’elles contenaient.
La valeur travail n’a rien à voir avec ce qu’on entend par là aujourd’hui et qui (chez Dominique Méda entre autres) devrait être désigné comme travail valeur (valeur morale, sociale, idéologique etc.)
Marx a affiné et retravaillé la théorie d’A. Smith. En simplifiant à l’extrême, on peut résumer la notion économique en disant : Une entreprise crée de la valeur dans la mesure où elle produit une marchandise vendable avec du travail pour la rémunération duquel elle met en circulation (crée, distribue,) du pouvoir d’achat.
Si son activité n’augmente pas la quantité d’argent en circulation elle ne crée pas de valeur. Si son activité détruit de l’emploi elle détruit de la valeur. La rente de monopole consomme de la valeur crée par ailleurs et se l’approprie.
skum
 

Re: Le travail dans la sortie du capitalisme

Messagede skum » 19 Fév 2010, 11:34

Un article de Gorz qui retranche celui cité ci-dessus. Gorz cite ici à plusieurs reprises des auteurs du "courant critique de la valeur" (auteurs notamment du MANIFESTE CONTRE LE TRAVAIL) qu'il a, comme il disait, "découvert trop tard". Il y a des idées que je ne partage pas ("plein emploi" notamment), d'autres sur "l'autogestion", "les nouvelles technologies", sur "la gratuité de la vie" qui sont intéressantes... Aussi, afin de ne pas / plus diaboliser les "vilains spéculateurs", de comprendre que la crise est "objective", un article "fraichement transcrit" sur le site Critique radicale de la valeur et du travail, voir à la fin de ce post.

Crise mondiale, décroissance et sortie du capitalisme

André Gorz

Jean-Marie Vincent
In memoriam

La décroissance est une bonne idée : elle indique la direction dans laquelle il faut aller et invite à imaginer comment vivre mieux en consommant et en travaillant moins et autrement. Mais cette bonne idée ne peut pas trouver de traduction politique : aucun gouvernement n’oserait la mettre en œuvre, aucun des acteurs économiques ne l’accepterait – à moins que sa mise en œuvre ne soit fragmentée en mesures subalternes, étalée sur une ou plusieurs décennies, et vidée ainsi de son potentiel de radicalité pour devenir compatible avec la perpétuation du système économique dominant.

Ce qui doit décroître, en effet, est la production de marchandises qui est déjà trop étroite et trop économe en travail humain pour permettre à la surabondance de capitaux de se valoriser. La décroissance provoquerait une dépression économique sévère, voire l’effondrement du système bancaire mondial. Son étalement sur une ou plusieurs décennies supposerait que le système économique dominant soit assuré de durer. Tel n’est pas le cas, pour plusieurs raisons.

Le capitalisme s’enfonce depuis vingt ans dans une crise sans issue. Il s’approche (j’y reviendrai) de sa limite interne – de son extinction. Cette crise a pour causes la révolution informationnelle, la dématérialisation du travail et du capital, l’impossibilité croissante qui en résulte de mesurer la « valeur » de l’un, de l’autre et des marchandises.

Les statistiques de l’emploi ne doivent pas tromper sur le fait que la productivité du travail continue d’augmenter rapidement et le volume du « travail productif » - au sens qu’à ce terme dans une économie capitaliste – de diminuer dramatiquement. N’y est « productif » que le travail qui « valorise » (c’est-à-dire qui accroît) un capital parce que celui qui le fournit ne consomme pas la totalité de la « valeur » qu’a ce qu’il produit. Les services aux personnes, en particulier, sont improductifs de ce point de vue. Aux Etats-Unis, souvent cités comme modèle, ils occupent 55 % de la population active qui travaillent comme serveurs/serveuses, vendeurs/vendeuses, femmes et hommes de ménage, employés de maison, gardiens d’immeuble, bonnes d’enfant, etc. La moitié d’entre eux occupent plusieurs emplois précaires, le quart sont des working poor. Ces emplois ne font pas augmenter la quantité de moyens de paiement mis en circulation : ils ne créent pas de « valeur ». Leur rémunération provient de revenus tirés d’un travail productif ; c’est un revenu secondaire. La population directement « capital-productive » représente probablement moins de 10 % de la population active des pays dits développés [1] . Ignacio Ramonet cite un chiffre qui en dit long à ce sujet : plus de 25 % de l’activité économique mondiale est assurée par 200 multinationales qui emploient 0,75 % de la population active mondiale.

Plus la productivité du travail augmente, plus faible devient le nombre d’actifs dont dépend la valorisation d’un volume donné de capitaux. Pour empêcher le volume du profit de baisser, il faudrait que la productivité d’un nombre de plus en plus réduit d’actifs augmente de plus en plus vite [2]. Le capitalisme se heurte à sa limite interne quand le nombre des actifs capital-productifs devient si faible que le capital n’est plus en mesure de se reproduire et que le profit s’effondre [3]. Cette limite est virtuellement atteinte – de même que la limite externe, c'est-à-dire l’impossibilité de trouver des débouchés rentables pour un volume de marchandises qui devrait croître au moins aussi vite que la productivité. Chaque firme cherche à faire reculer pour elle-même l’une et l’autre limite en livrant une guerre d’anéantissement à ses concurrentes ; en cherchant à les dépecer pour s’approprier leurs actifs monnayables et leurs parts de marché. Il y a de plus en plus de perdants, de moins en moins de gagnants. Les bénéfices record que réalisent les gagnants masquent le fait que, globalement, la masse des profits diminue. Une part importante des bénéfices record n’est pas réinvestie dans la production : celle-ci n’est pas assez rentable. Les 500 firmes de l’index Standard an Poor’s disposent de 631 milliards de dollars de réserves. Une étude du cabinet McKinsey estime à 80 billions (80 000 milliards) de dollars le volume des capitaux à la recherche de placements. Plus de la moitié des bénéfices des entreprises américaines provient d’opérations financières. Pour se reproduire et s’accroître, le capital recourt de moins en moins à la production de marchandises et de plus en plus à « l’industrie financière » qui ne produit rien : elle « crée » de l’argent avec de l’argent, de l’argent sans substance, en achetant et vendant des actifs financiers et en gonflant des bulles spéculatives. Celles-ci se développent grâce aux achats spéculatifs d’actifs tels que actions, parts de sociétés immobilières et foncières, fonds spéculant sur le cours des métaux ou des monnaies, etc. Les achats font monter le prix des certificats d’investissement et entraînent un mouvement spéculatif qui en accélère la hausse. La hausse continue du prix des titres permet à leurs détenteurs d’emprunter aux banques des sommes croissantes qui, utilisées pour d’autres placements spéculatifs ou pour l’achat de biens, donnent l’impression que l’économie jouit d’une grande abondance de liquidités. Celle-ci est due en réalité à une croissance vertigineuse des dettes de toutes sortes auxquelles les cours surfaits des titres participant à la bulle servent de caution. Dernière en date, la bulle immobilière, qualifiée par The Economist de « plus grande bulle spéculative de tous les temps », a fait augmenter la « valeur » de l’immobilier du monde industrialisé de 20 à 60 billions de dollars en trois ans.

Chaque bulle finit tôt ou tard par éclater et par transformer en dettes les actifs financiers sans base réelle figurant au bilan des banques. A moins d’être relayé par le gonflement d’une bulle nouvelle et plus grande encore, l’éclatement d’une bulle entraîne normalement des faillites en chaîne – à la limité, l’effondrement du système bancaire mondial [4].

La valorisation du capital repose de plus en plus sur des artifices, de moins en moins sur la production et la vente de marchandises. La richesse produite a de moins en moins la forme valeur, la forme marchandise ; elle est de moins en moins mesurable en termes de valeur d’échange, de PIB. Plusieurs facteurs mettent en évidence la fragilité du système, sa crise, et pointent vers une économie fondamentalement différente qui ne soit plus régie par le besoin du capital de s’accroître et le souci général de « faire » et de « gagner » de l’argent, mais par le souci de l’épanouissement des forces de vie et de création, c'est-à-dire des sources de la vraie richesse qui ne se laisse ni exprimer ni mesurer en termes de valeur monétaire [5].

La décroissance de l’économie fondée sur la valeur d’échange a déjà lieu et s’accentuera. La question est seulement de savoir si elle va prendre la forme d’une crise catastrophique subie ou celle d’un choix de société auto-organisé, fondant une économie et une civilisation au-delà du salariat et des rapports marchands, dont les germes auront été semés et les outils par des expérimentations sociales convaincantes.

Il faut être très net : nous aurons toujours autant de travail que nous voudrons, mais il ne prendra plus la forme du travail emploi – travail marchandise. Ce n’est pas seulement le plein emploi, c’est l’emploi lui-même que le postfordisme a entrepris de supprimer. Par cette suppression, le capitalisme travaille à sa propre extinction et fait naître des possibilités sans précédent de passer à une économie affranchie de la domination du capital sur le mode de vie, les besoins et la manière de les satisfaire.

C’est cette domination qui demeure l’obstacle insurmontable à la limitation de la production et de la consommation. Elle a conduit à ce que nous ne produisons rien de ce que nous consommons et ne consommons rien de ce que nous produisons. Tous nos besoins et désirs sont des besoins et désirs de marchandises, donc des besoins d’argent. Nous mesurons la richesse en argent, lequel est par essence abstrait et sans limite, et dont le désir, par conséquent, est lui aussi sans limite. L’idée du suffisant – l’idée d’une limite passée laquelle nous produirions ou achèterions trop, c'est-à-dire plus qu’il ne nous en faut – n’appartient pas à l’économie ni à l’imagination économique.

Nous sommes incapables de décider, voire de nous demander de quoi nous avons besoin en quantité et en qualité. Nos désirs et nos besoins sont amputés, formatés, appauvris par l’omniprésence des propagandes commerciales et la surabondance de marchandises. Marchandises nous-mêmes en tant que, désormais, nous avons à « nous vendre » nous-mêmes pour pouvoir vendre notre travail, nous avons intériorisé la logique propre au capitalisme : pour celui-ci, ce qui est produit importe pour autant seulement que cela rapporte ; pour nous en tant que vendeurs de notre travail, ce qui est produit importe pour autant seulement que cela crée de l’emploi et distribue du salaire. Une complicité structurelle lie le travail-marchandise et le capital : pour l’un et pour l’autre, le but déterminant est de « gagner de l’argent », le plus d’argent possible. L’un et l’autre tiennent « la croissance » pour un moyen indispensable d’y parvenir. L’un et l’autre sont assujettis à la contrainte immanente du « toujours plus », « toujours plus vite ».

Pour pouvoir autodéterminer nos besoins, nous concerter sur les moyens et la manière de les satisfaire, il est donc indispensable que nous recouvrions la maîtrise des moyens de travail et des choix de production. Or, cette maîtrise est impossible dans une économie industrialisée. Elle est interdite par la conception même des moyens de production. Ceux-ci exigent une spécialisation, une subdivision et une hiérarchisation des tâches ; ils ne sont pas des techniques neutres, mais des moyens de domination du capital sur le travail. C’est le fait que les rapports de domination sont inhérents au mode de production industriel – lequel reste structurellement capitaliste même quand l’industrie est « collectivisée » - qui explique la persistance d’utopies nostalgiques qui lient décroissance, désindustrialisation, retour aux économies villageoises, communautaires ou/et familiales, largement autarciques, dont la production est essentiellement artisanale.

Or c’est une toute autre sortie de l’industrialisme et du capitalisme par la même occasion dont la possibilité se dessine actuellement. C’est le capitalisme lui-même qui, sans le vouloir, travaille à sa propre extinction en développant les outils d’une sorte d’artisanat high-tech, qui permettent de fabriquer à peu près n’importe quels objets à trois dimensions avec une productivité très supérieure à celle de l’industrie et une faible consommation de ressources naturelles. Je me réfère ici à des appareils utilisés actuellement dans l’industrie pour le rapid prototyping (fabrication de prototypes ou de modèles) : les digital fabricators, appelés aussi factories in a box, fabbers ou personal fabricators. Ils peuvent être installés dans un garage ou un atelier, transportés dans un break, utilisent de fines poudres de résine ou de métaux comme matière première, et leur mise en œuvre ne demande d’autre travail que la conception de logiciels qui commandent la fabrication par l’intermédiaire d’un laser. Ils permettraient aux populations exclues, vouées à l’inactivité ou au sous-emploi par le « développement » du capitalisme, de se regrouper pour produire dans des ateliers communaux tout ce dont elles-mêmes et leur commune ont besoin [6]. Ils offrent la possibilité d’interconnecter les ateliers communaux à travers le monde entier, de traiter – comme le fait le mouvement des logiciels libres – les logiciels comme un bien commun de l’humanité, de remplacer le marché et les rapports marchands par la concertation sur ce qu’il convient de produire, comment et à quelle fin, de fabriquer localement tout le nécessaire, et même de réaliser de grandes installations complexes par la coopération de plusieurs dizaines d’ateliers locaux. Transport, stockage, commercialisation et montage en usine, qui représentent deux tiers ou plus des coûts actuels, seraient éliminés. Une économie au-delà du travail emploi, de l’argent et de la marchandise, fondée sur la mise en commun des résultats d’une activité comprise d’emblée comme commune, s’annonce possible : une économie de la gratuité.

C’est la fin du travail ? Au contraire : c’est la fin de la tyrannie qu’exercent les rapports de marchandise sur le travail au sens anthropologique. Celui-ci peut s’affranchir des « nécessités extérieures » (Marx) ; recouvrer son autonomie ; se tourner vers la réalisation de tout ce qui n’a pas de prix, ne peut être ni acheté ni vendu ; devenir ce que nous faisons parce que réellement nous désirons le faire et trouvons notre accomplissement dans l’activité elle-même autant que dans son résultat. La grande question est : que désirons-nous faire dans et de notre vie ? Question que la culture économiciste du « plus vaut plus » empêche de poser et qu’un tiers du livre de Frithjof Bergmann veut nous apprendre à aborder [7].

Il s’agit là, c’est entendu, d’une utopie. Mais d’une utopie concrète. Elle se situe dans le prolongement du mouvement des logiciels libres qui se comprend comme une forme germinale d’économie de la gratuité et de la mise en commun, c'est-à-dire d’un communisme. Et elle se situe dans la perspective d’une élimination de plus en plus complète du travail emploi, d’une automatisation de plus en plus poussée, qui fera (et fait déjà) de la conception de logiciels de loin la plus importante activité productive – productive de richesse mais non de « valeur ».

Le monde dit sous-développé ou « en voie de développement » ne sauvera pas le capitalisme ni ne sauvera lui-même par une industrialisation créatrice d’emploi. La même logique qui a conduit le monde industrialisé à rendre sa main-d’œuvre inutile, à la remplacer par des robots de plus en plus performants, cette même logique s’impose ou s’imposera aux pays dits émergents qui, pour devenir et rester compétitifs et se doter des infrastructures nécessaires, devront égaler en productivité les économies les plus avancées. Le plein emploi de type fordiste n’est pas reproductible par l’après-fordisme informatisé.

Ce n’est pas par hasard que l’ouvrage prophétique de Robert Kurz, Der Kollaps der Modernisierung [8], est devenu une sorte de best-seller au Brésil. Ni que c’est en Afrique du Sud que l’introduction de fabbers, projetée par Bergmann, est accueillie avec intérêt par l’ANC.

Bien sûr, l’utopie que je partage depuis longtemps avec Bergmann, celle de l’autoproduction communale coopérative, n’est pas immédiatement réalisable sur une grande échelle. Mais elle aura, dès son application en quelques points du globe, la valeur d’une expérimentation sociale exemplaire : elle nous proposera un but en partant non pas des misérables replâtrages qui sont immédiatement réalisables, mais de la possibilité d’un monde radicalement différent que nous avons désormais les moyens de réellement vouloir. Elle contribuera à changer notre regard sur ce qui est, en illustrant ce qui peut être ; elle aidera à faire perdre, dans la conscience, la pensée et l’imagination de tous, sa centralité à ce « travail » que le capitalisme abolit massivement tout en exigeant de chacun qu’il se batte contre tous les autres pour obtenir à tout prix. Elle rendra visible que le travail n’est pas quelque chose qu’on a dans la mesure où on vous le donne, mais que le travail est quelque chose qu’on fait pourvu qu’on en ait les moyens, et que ces moyens, qui sont aussi les moyens de la réappropriation du travail, deviennent désormais disponibles.

NOTES

[1] Dans Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoël, 2003, pp. 153 à 155, Anselm Jappe montre qu’une partie de plus en plus faible des activités qui se déroulent dans le monde « crée de la plus-value et alimente encore le capitalisme ». En amont, en aval et à côté du « véritable procès productif », l’activité productive a besoin de s’appuyer sur des travaux non productifs de plus en plus nombreux « et qui ne peuvent souvent obéir à la loi de la valeur ». « Pour qu’un travail soit productif, il faut que ses produits fassent retour dans le procès d’accumulation du capital et que leur consommation alimente la reproduction élargie du capital en étant consommés par des travailleurs productifs ou en devenant des biens d’investissement… »

[2] Cf. Moishe Postone, Time, Labor and Social Domination. A New Interpretation of Marx’Critical Theory, Cambridge University Press, 1993, pp. 308-314 [Temps, Travail et Domination Sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, éditions Mille et une nuits, 2009]. Cette œuvre maîtresse de Postone a joué un rôle important dans la critique du travail et de la valeur, et dans la distinction entre valeur et richesse dans l’école de Robert Kurz, en particulier. En français on trouve aussi de Postone que Marx est-il devenu muet ?, recueil de deux articles traduits et préfacés par Olivier Galtier et Luc Mercier, éditions de l’Aube, 2003. La préface est une excellente présentation de l’œuvre de Postone.

[3] Pour une analyse actualisée et concrète, voir sur ce point Robert Kurz, Das Weltkapital. Globalisierung, und innere Schranken des modernen warenproduzien-renden Systems, Tiamat, Berlin, 2005.

[4] Sur le rôle des bulles financières pour la survie apparente du système, voir Robert kurz, op. cit., pp. 228-267, ainsi que Robert Benton, « New Boom or New Buble ? », New Left Review, 25, Jan. Feb. 2004.

[5] Que la croissance des échanges marchands, c'est-à-dire du PIB, ne conduise point par elle-même à un accroissement de la richesse, mais peut signifier un appauvrissement et une détérioration des rapports sociaux et de la qualité de la vie, est désormais une évidence largement partagée, grâce notamment au rapport du PNUD de 1998, au livre de Dominique Méda, Qu’est-ce que la richesse ?, Aubier, 1999, et à Reconsidérer la richesse, Editions de l’Aube, par Patrick Viveret. Moins partagée est l’évidence que la rupture avec une économie qui mesure la richesse en termes monétaires suppose la rupture avec la « valeur » dans ses trois formes : l’argent, le travail emploi et la marchandise. Seule une économie affranchie de la loi de la valeur peut mettre la production au service du développement humain, au lieu de mettre les hommes au service de la production de marchandises. Cf. à ce sujet, A. Gorz, L’Immatériel, Galilée, 2003, pp. 81-88.

[6] Les digital fabricators sont, à ma connaissance, les moyens de production les plus avancés dont l’industrie dispose actuellement. J’en ai trouvé deux présentations. La première a été publiée dans le Open Source Jahrbuch 2005 qu’on peut consulter sur le net : http://www.opensourcejahrbuch.de à la p. 308 d’un article (pp. 294-309) de Stefan Merten et Setfan Meretz, cofondateurs d’Oekonux, intitulé : « Freie Software und Freie Gesellshaft ». Le même texte se trouve online sous : http://www.opentheory.org/ox-osjahrbuch-2005/. Les auteurs présentent les fabbers comme une machine qui ne soumet pas les hommes à ses exigences, donc n’est plus un moyen de domination, et comme un robot qui ne se borne pas à automatiser un procès de travail déterminé : pratiquement n’importe quel procès peut être programmé sur un même appareil. Celui-ci préfigure la possibilité d’une « société de l’information » dans laquelle toute l’énergie humaine peut être dépensée pour des activités créatives, « pour l’épanouissement sans limites des facultés humaines ».
La seconde présentation, mettant l’accent sur les potentialités pratiques des personal fabricators se trouve au chapitre IV de l’ouvrage de Frithjof Bergmann, New York, New Culture, qui n’est disponible que dans sa version allemande : New Arbeit New Kultur, Arbor Verlag, Freiamt, 2004. Voir aussi http://www.newworknewculture.net. Bergmann cherche depuis une vingtaine d’années à transformer le chômage de masse, dont il a fait l’expérience à Détroit, en une chance : celle de « libérer le travail de la tyrannie de l’emploi ». Autrement dit : au lieu d’avoir à vendre son travail, pouvoir produire et travailler selon ses besoins, de la manière la plus satisfaisante possible. Ce qui supposait, au départ, que les producteurs correspondant aux besoins les plus communs soient redéfinis de façon à pouvoir être fabriqués avec des outils et des compétences à la portée de tout le monde. Le high-tech selfproviding (HTSP) devait permettre aux Africains du Botswana comme aux chômeurs du Michigan de couvrir leurs besoins par leurs propres moyens. Les digital fabricators, dont Bergmann semble avoir gagné les inventeurs à son projet, en offraient la solution idéale.

[7] L’économie de la gratuité est une anti-économie : une économie très largement démonétarisée, qui n’est plus régie par les critères de rentabilité de l’économie d’entreprise, mais par le critère de « l’utilité », de la désirabilité des productions et par la prise en compte des externalités négatives et positives, impossibles à évaluer en termes de coûts monétaires. On retrouve ce combat contre l’économicisme dans les écrits de Serge Latouche, dans le mouvement des logiciels libres et, tout dernièrement, dans l’ouvrage extraordinairement riche de Laurence Baranski et Jacques Robin, L’Urgence de la métamorphose, éditions Des Idées et des hommes, 2006, en particulier pp. 85 à 93, « Art de vivre et gratuité ».

[8] Robert Kurz, Der Kollaps der Modernisierung. Vom Zusammenbruch des Kasernensozialismus zur Krise der Weltökonomie, Reclam, Leipzig, 1994. Cf. en particulier pp. 310 à 314, où il est question de la nécessaire démonétarisation, de l’impossibilté de faire dépendre la reproduction individuelle de l’occupation d’un emploi assujetti aux impératifs abstraits de l’économie d’entreprise, de coopératives communales d’autoproduction et de (l’auto) organisation internationale des flux de ressources découplés de la logique de l’argent et de la marchandise.


Au sujet de "la gratuité", voir aussi :

De la gratuité de Jean-Louis Sagot-Duvauroux
http://www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite.html

Au sujet des "vilains spéculateurs" et de la crise "objective" du capitalisme :

La mère de toutes les extravagances et la portée des jeunes loups de la Bourse. Le capital porteur d'intérêts, la bulle de la spéculation et la crise de la monnaie par Robert Kurz
http://palim-psao.over-blog.fr/article- ... 35729.html
skum
 

Re: Le travail dans la sortie du capitalisme

Messagede RickRoll » 19 Fév 2010, 21:50

André Gorz est un type vraiment intéressant. Il était marxiste, mais pas un marxiste dogmatique. C'est quelqu'un qui comme Guérin, s'est toute sa vie nourri des idées autour de lui, sa pensée a évolué jusqu'à sa mort. Il n'était pas anarchiste mais je pense que beaucoup de communistes libertaires auraient pu s'entendre politiquement avec lui.

Je n'ai pas encore eu le temps de lire les deux articles, je viens de voir que tu les as postés. Je vais m'empresser de le faire et livrer mon commentaire dessus.
RickRoll
 

Re: Le travail dans la sortie du capitalisme

Messagede skum » 20 Fév 2010, 12:01

Exact. Sa philosophie était imprégnée de marxisme (hétérodoxe), d'existentialisme et "d'écologisme". C'est quelqu'un avait l'humilité / l'honnêteté de s'autocritiquer. Notamment à la fin de sa vie lorsqu'il découvrit les auteurs de la "wertkritik", avec qui il a discuté de son paradoxe "réformiste révolutionnaire" alliant "libération du temps par l'abolition du salariat" et "allocation universelle" distribuée en fonction du monde marchand. Son livre Adieux au prolétariat, Au delà du socialisme avait un peu scandalisé la gauche politique d'alors (1980) ainsi que les marxistes encore shootés au "prolétariat révolutionnaire".

En fait, en suivant "mon petit bonhomme de chemin vomissant le travail", c'est via sa critique du travail des 1980's (intéressante mais pas assez radicale) que j'en suis venu au "Marx ésotérique" et à cette nouvelle critique de la valeur (wertkritik).
skum
 

Re: Le travail dans la sortie du capitalisme

Messagede skum » 06 Mar 2010, 20:17

Sur Gorz :

Quelques précisions sur Capitalisme, capital, société capitalisée

[...]

Il n'y a pas de « sortie » du capital(isme)

L'histoire du capital se confond avec celle de ses multiples fausses sorties, avec celle de ses crises jamais « finales » ; avec celle de sa survie [85] dans les pires conditions pour la majorité des êtres humains. Il est vain d'espérer son ultime « sortie » qui supposerait un implacable déterminisme historique. C'est pourtant, parmi d'autres [86], ce qu'énonce A. Gorz dans un texte récent [87].

Selon Gorz, « par son développement même, le capitalisme a atteint une limite tant interne qu'externe qu'il est incapable de dépasser et qui en fait un système mort-vivant qui se survit en masquant par des subterfuges la crise de ses catégories fondamentales : le travail, la valeur, le capital. » Après avoir rappelé la baisse de la valorisation des capitaux productifs et souligné l'importance de la fuite en avant dans le capital financier et ses « bulles boursières », Gorz fait le constat de la domination absolue du marché. « Le tout-marchand, écrit-il, s'attaquait à l'existence de ce que les Britanniques appellent les commons et les Allemands le Gemeinwesen, c'est-à-dire à l'existence des biens communs indivisibles, inaliénables et inapropriables, inconditionnellement accessibles et utilisables par nous ».

Par où la sortie face à un horizon si obscur ? Écartant aussi bien la dictature écologiste qu'un « socialisme de guerre », se prononçant pour la décroissance, il perçoit une voie de sortie qui s'ébauche : celle de « l'auto-production, de la mise en commun et de la gratuité ». Il s'attache à montrer que les logiciels libres, les réseaux communs d'échanges gratuits des savoirs, des biens nécessaires, des œuvres, des pratiques culturelles et artistiques peuvent conduirent à une véritable « production libre de toute la vie sociale ». Liberté et gratuité qui affaibliraient d'autant l'emprise de la sphère marchande. Et de conclure : « Produire ce que nous consommons et consommer ce que nous produisons est la voie royale de la sortie du marché ». Mais ce produire n'est plus qu'un produire virtuel qui suppose résolue la question du travail « hétéronome » (dans le langage de Gorz, le travail qui ne permet pas l'activité autonome et la créativité) par l'extension de l'automation et l'existence illusoire d'une base arrière dans l'agriculture. Dans cette perspective, l'intégration de la techno-science à la production continue donc à être considérée comme globalement positive parce qu'il ne la voit qu'à travers la miniaturisation de ses applications. Or cette voie vers la liberté socio-cognitive, le capital l'a déjà explorée ; il y a même trouvé de l'oxygène. Microsoft formate et verrouille les échanges entre individus ; Google numérise toutes les pages des plus grandes bibliothèques du monde. Capital cognitif et capital fictif font bon ménage. La « société de l'information et de la communication » constitue une nouvelle base matérielle de la société capitalisée. Le nouveau projet de loi d'Obama et de l'administration américaine sur le contrôle de l'internet semble déjà très avancé et signale les limitations à notre liberté. La « toile » ne constitue pas une voie de libération, mais elle n'est pas sans contradiction. Il faut faire ici une différence entre des laudateurs qui abandonnent toute critique de la techno-science et des expériences alternatives qui bloqueraient ou détourneraient certains outils de leur usage d'origine. Dans notre perspective de luttes pratiques contre les prix, tout ce qui relève de la production, de la transmission ou d'échanges gratuits n'est pas négligeable. La question reste ouverte et nous pensons y revenir dans un prochain texte.

Viatique pour la poursuite de l'élan théorique

Le capital avait trouvé dans le rapport social capital/travail l'opérateur principal de sa dynamique progressiste et productiviste [88], mais le capital est devenu société. La « société capitalisée » a englobé la contradiction d'origine en la transformant de contradiction antagonique en contradiction non antagonique et elle tend à supprimer tout écart à elle-même comme cela pouvait encore exister à l'époque où la société civile avait une réalité historique (la société bourgeoise).

Les divers anticapitalismes d'aujourd'hui restent dépendants de cette détermination sociétale : luttant contre les inégalités du « néo-libéralisme », contre les oligarques et contre les exploitations, les précarisations, les nuisances, les injustices, leur horizon politique, même en négatif, reste celui d'une société démocratique à retrouver, d'un travail à libérer [89]. Ils sont souvent enfermés dans ce qu'ils critiquent et ils en oublient que certaines contradictions ne sont pas liées à la forme capital spécifique mais à des rapports entre les hommes ou des rapports, plus anciens, à la nature. La critique ne peut donc s'exercer uniquement de l'intérieur du capital mais doit saisir ce qui caractérise un arc historique beaucoup plus vaste et des formes de domination multiples. C'est à ce prix qu'elle peut intégrer les différentes critiques, prolétarienne contre le travail, féministe contre la domination masculine, écologiste contre le rapport purement instrumental à la nature, etc.

Ce n'est donc pas de théories anticapitalistes [90] dont nous avons besoin, mais d'idées pour nous décapitaliser. Il faut dévoiler par des pratiques alternatives une immédiateté des rapports humains qui dépasse les médiations de toute sorte qui régissent les rapports sociaux capitalistes. Il faut rouvrir l'horizon des possibles qui s'est rétréci au point de devenir linéaire, unifié, amoindri, rabattu sur « la vie mutilée » comme disait Adorno. Un autre que le capitalisme doit être conçu comme la création par les hommes de capacités sociales et historiques générales qui ne sont pas assimilables à la mission ou même à l'action d'une classe parce qu'elles se sont constituées sous la forme aliénée du rapport social capitaliste.

Il n'y a pas de « société à refaire » ; c'est la tension individu/communauté humaine et le rapport communauté humaine/nature qui, aujourd'hui plus que jamais, se trouvent au cœur de notre devenir. Une tension individu/communauté qui doit résoudre l'aporie d'une multiséculaire opposition entre individu et société [91] et l'impasse que représente l'opposition entre d'un côté une universalité abstraite rattachée aux Lumières et à la révolution française et de l'autre le développement actuel des particularismes. Une communauté humaine qui ne nécessiterait pas de produire une nouvelle unité supérieure ; une forme quelconque d'État et son attribut politique moderne, la démocratie ; cette démocratie donnée comme universelle et qui a pourtant couvert de nombreux crimes...

À ce propos, il n'est pas sûr que la vision marxienne d'un individu immédiatement social dans le communisme soit bien satisfaisante. Elle suppose, en effet, une transparence qui résoudrait toutes les tensions et par exemple celles qui résultent de la spécificité de la « nature intérieure » de l'homme ; spécificité qui a pourtant résisté aux innombrables tentatives de créer « un homme nouveau ». En outre, un autre rapport à la nature extérieure devrait aussi tenir compte d'une histoire humaine désormais enchâssée dans des mondes techniques. Comprendre cela, c'est créer les conditions d'une critique qui puisse s'appuyer sur autre chose qu'elle-même, évitant ainsi la posture hypercritique, pour saisir, parmi toutes ces déterminations, ce qu'il en est à présent des êtres humains.


NOTES

85 - Cf. Lefebvre H., La survie du capitalisme, La reproduction des rapports de production, 3e édition, préface de J. Guigou, Anthropos, 2002.
86 - Dont Y. Moulier Boutang et les théoriciens neo-operaïstes du « capitalisme cognitif », laudateurs des supposées potentialités révolutionnaires des logiciels libres et autres outils « d'auto-production » d'informations et de savoirs.
87 - Gorz A., cf. « La sortie du capitalisme a déjà commencé », à l'adresse ci-dessous :
http://www.kinoks.org/spip.php?article214
88 - Malgré leur antagonisme, les deux pôles du rapport social adhéraient aux mêmes valeurs du travail, du progrès, de l'ordre, de la famille.
89 - L'anticapitalisme prend souvent la forme d'une critique de ce qui est abstrait (l'argent, la finance, « le grand capital ») au profit de ce qui est concret et transhistorique (le travail, la production). C'est la thèse que défend Postone dans sa compréhension (limitée parce que purement économique) de la forme particulière d'anti-capitalisme que fut l'antisémitisme nazi, mais cet anticapitalisme s'exprime encore aujourd'hui, de façon parfois explicite (c'est quand même devenu rare vu l'arsenal de lois garantissant le « politiquement correct »), mais le plus souvent de façon détournée, dans le cadre par le biais de diverses théories du complot.
90 - Pour la plupart, elles restent contaminées par l'objet de leur critique en restant seulement « anti ». Elles ne font alors que prendre le contre-pied de ce qu'elles critiquent. Par exemple, certaines veulent moraliser le système financier, d'autres genrisent l'orthographe pour établir l'égalité des sexes, d'autres veulent mieux distribuer ou redistribuer les richesses, enfin, d'autres, plus radicales, veulent « communiser » ce qui existe...
91 - Nous esquissons ici une critique du substantialisme pour qui la réalité se présente sous forme de substances qui entrent en relation les unes les autres, par exemple l'individu et la société, le sujet et l'objet, l'homme et la nature. Pour nous il s'agit plutôt de la mise en mouvement de différents moments (de forte ou de basse intensité) ou de dimensions d'une même totalité synthétique. C'est ce que nous essayons de montrer quand nous parlons justement de la tension individu/communauté ou du capital considéré comme un rapport social et des médiations (par exemple les classes sociales) à travers lesquelles se constituent ces rapports.

Source http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article206


Fin du travail ou crise du salariat ? (1996) par Stephen Bouquin
http://www.lesmondesdutravail.net/3_doc.html
skum
 

Re: Le travail dans la sortie du capitalisme

Messagede skum » 04 Avr 2010, 00:08

Paradoxes autour du travail par Toni Negri (oups!) et Jean-Marie Vincent

C’est dans le fait que le marxisme considère le travail comme le terrain fondamental des contradictions et des inventions de nouvelles solutions que réside, nous semble-t-il, la différence entre le marxisme et les autres doctrines socialistes de transformation radicale de la société capitaliste. C’est à partir du travail, de sa critique et de son dépassement que s’effectuent tous les jeux de l’imaginaire de la libération - c’est ici que la critique se fait utopie, la négation, révolution. C’est en partant de ce présupposé, d’un point de vue marxiste qui n’a pour nous rien d’ingénu, que nous avons prévu dans ce numéro de "Futur Antérieur" un certain nombre d’interventions sur la nouvelle nature du travail ou seuil du vingt-et-unième siècle. Comme on le verra, les contributions réunies ici sont, selon notre habitude, d’inspirations diverses, plurielles quant aux thématiques traitées et variées dans leurs articulations idéologiques. Et elles sont toutes, comme c’est toujours le cas dans notre revue, solidement ancrées dans la critique radicale de l’organisation capitaliste du travail. C’est au sein de cette confrontation pluraliste qu’il nous a semblé intéressant de soulever un certain nombre de critiques de la pensée et de l’œuvre d’André Gorz, parce qu’elles se sont toujours situées dans une perspective révolutionnaire, de façon cohérente et parce qu’elles exercent une large influence ; c’est aussi, sans doute, parce qu’elles sont particulièrement proches de nos positions politiques, mais c’est surtout parce que la confrontation avec la pensée et l’oeuvre de Gorz est tout à fait stimulante pour les marxistes. 11 est bien connu qu’en ce qui concerne les positions de Gorz, il y a trois points forts dans son argumentation. Le premier, c’est la dénonciation de la crise irréversible et radicale du système actuel. Pour lui, "la société actuelle est parvenue à un seuil au-delà duquel, soit elle change radicalement de paradigme, soit elle devra périr par les effets mêmes de son développement". Le mode de production du capitalisme occidental connaît une orientation catastrophique ; dans deux domaines au moins, celui de la crise écologique et celui de la crise du sous-développement, la crise n’est pas seulement annoncée, elle est là. Le second point fort de l’argumentation de Gorz, c’est que le travail, tel qu’il est aujourd’hui, ne peut être porteur de sens. En réalité, soutient Gorz, le développement capitaliste a détruit la société du travail, dans la mesure même où il a déterminé une augmentation énorme de la sa productivité. Le travail a été complètement absorbé dans les fonctions d’efficacité, de profit, de compétitivité, qui ont exclu tout libre développement des individus et des groupes. Le développement capitaliste de la productivité du travail a pour résultat la société duale, les logiques instrumentales du profit, la reproduction permanente de l’exclusion, de l’aliénation et de la violence. Ce qui reste de la classe ouvrière et de ces organisations dans la société duale est complètement absorbé dans la logique capitaliste. Le socialisme réel représente la réalisation extrême de ce projet d’aliénation du travail. Le troisième point fort de Gorz réside dans l’élaboration de la critique de l’économisme qu’il transforme en critique du travail. Pour Gorz, la libération du travail ne peut résider que dans la libération de l’industrialisme, dans l’alternative éthique radicale du capitalisme. Redonner sens au travail signifie pour Gorz chercher du sens dans le non-travail. C’est ainsi que la voie tracée par Gorz va de la réduction généralisée et massive des heures de travail à la redécouverte de l’organisation alternative du temps libre ; de la propagande pour un syndicalisme qui autolimite l’industrie, au "partage du travail" ; de l’affirmation selon laquelle tous doivent travailler (un peu, pour assurer la reproduction de la société) au projet d’une société nouvelle dans laquelle les rapports entre les forces sociales, les processus de décision, le travail, la culture au quotidien, les modèles de consommation et de développement sont marqués du sceau de l’alternative. Disons-le sur un monde paradoxal (mais pas trop) c’est la seconde société qui doit commander à la première.

La force de la polémique de Gorz ne peut échapper à personne - d’autant qu’aujourd’hui, le thème de l’ "exode" du travail dont il fait la propagande semble trouver des arguments et de l’appui y compris dans l’expérience politique. Mais, si séduisantes que soient les positions de Gorz, on ne peut en accepter ni la logique, ni les propositions. Ce que Gorz, en effet, ne voit pas, c’est que les deux sociétés sont inséparables. Et ceci n’est pas seulement dû à la force du capital, au fait qu’il évalue tout à l’aune de sa propre valeur : elles sont surtout inséparables parce que la force de travail se présente comme essence commune sur l’ensemble du territoire de la vie. Qu’elle produise ou non, qu’elle souffre ou se réjouisse en produisant ou en ne produisant pas, c’est toujours la même essence humaine qui est présente sur la scène. Par conséquent et en second lieu, cette essence n’est pas générique - et elle n’est pas non plus génériquement assujettie à l’aliénation capitalistique. Cette essence commune est spécifique, elle est chaque fois insérée avec le capital dans des compositions singulières, elle est socialisée, elle est productive, elle est aliénée, elle est désirante, elle est dans tous les cas active - constructive ou destructive - à l’intérieur du rapport au capital : et c’est toujours sous des formes nouvelles, avec des potentialités d’antagonismes toujours spécifiques et originaux, parce que l’histoire concrète et quotidienne, permanente et féroce de l’exploitation et de la liberté est implicite dans leur constitution. Comment Gorz peut-il ne pas s’en être aperçu ? Comment peut-il ne pas comprendre que c’est à partir de cette profondeur de l’insertion de la force de travail dans le capital que tout futur prendra forme ? En troisième lieu, Gorz ne voit donc pas que c’est en partant de l’indissociabilité des deux sociétés (productive et non-productive) ainsi que de l’indissociabilité de la créativité du travail ouvrier (social) et de son exploitation, que c’est seulement à l’intérieur de cette constellation qu’il est possible d’identifier la subjectivité politique, une subjectivité qui naît de la destruction permanente de l’expérience de l’assujettissement, qui se construit comme alternative à la puissance productive du capital, si élevée soit-elle. Ce sujet est là, il est matériellement donné. Il répond aux capacités immatérielles et de coopération du travail que le développement nous a matériellement apportées. Qu’il devienne sujet révolutionnaire dépend uniquement de nous, de notre militantisme, de l’ardeur de notre engagement.

Cette actualité de la révolution a une vraie puissance. Chez Gorz, au contraire, dans sa perspective, seule l’éthique est puissante. Une morale respectable. Un idéal moral kantien (avec des résonances habermassiennes) saisi par les cheveux et traîné dans la lutte politique. Avec le risque qu’en tirant ces idéaux des Lumières dans la lutte, il ne nous reste dans les mains qu’une perruque. Pour éviter ces risques, il vaut donc mieux rester sur le terrain que nous offre le marxisme : celui de la critique du travail, procédant de l’intérieur de lui-même, en le considérant tout à la fois comme source de contradictions et lieu de production de l’utopie.

André Gorz entend développer une critique radicale de la raison économique pour faire valoir contre elle une logique de la vie et de l’autonomie. On lui doit d’ailleurs des démonstrations très rigoureuses des effets destructeurs sur le plan social (constitution de sociétés à deux vitesses, clochardisation d’une partie importante du Tiers Monde) comme sur le plan écologique (le gaspillage de ressources naturelles non renouvelables) de la mégamachine économique. Mais paradoxalement cette entreprise salutaire se trouve entravée dans ses mouvements, dans sa marche en avant par une contradiction théorique de taille. A. Gorz pense aujourd’hui, après l’effondrement des systèmes planifiés du "socialisme réel", que la rationalité économique capitaliste est indépassable. Il lui faut donc critiquer la raison économique en reconnaissant qu’elle a trouvé dans le capitalisme contemporain sa forme définitive. Il n’y a pas à proprement parler d’au-delà de la raison économique, il en peut y avoir qu’une réduction de l’importance de l’économique dans les activités sociales. La logique du Capital et de l’accumulation ne doit pouvoir jouer librement que dans des sphères bien délimitées de la vie de la société. Cette réduction devrait être obtenue, entre autres, par la réduction du temps de travail dans les entreprises (considéré comme temps hétéronome) qui devrait permettre par contrecoup l’éclosion d’activités libres. Il faudrait en quelque sorte payer un tribut au Capital pour gagner le droit à des activités créatrices et autonomes. La question qu’il faut poser à André Gorz et qu’il faut se poser est celle-ci : peut-on soutenir qu’il est possible de reléguer le Capital à la portion congrue alors qu’il pénètre tous les mécanismes de la société ? Ne faut-il pas lui opposer une logique sociale d’ensemble (abordant notamment l’économie d’une autre façon) ? Ne faut-il pas lutter contre l’hétéronomie au travail et utiliser cette lutte comme instrument contre l’autonomie du Capital.

Mise en ligne février 1992

http://multitudes.samizdat.net/Paradoxe ... du-travail
skum
 


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