Argentine. Un triomphe qui attend d’être définitif. La lutte pour la légalisation de l’avortement
Au cours des derniers jours, l’agenda féministe a connu une nouvelle conquête en Amérique latine. En Argentine, après des décennies de lutte menée par divers groupes de femmes, la Chambre des députés a donné une demi-sanction, approbation à la loi sur l’interruption volontaire de grossesse. [Demi-approbation car le Sénat doit encore se prononcer au début du mois de juillet.] La demi-sanction donnée à la loi a recueilli un soutien transversal. En effet, des parlementaires de tous les horizons politiques se sont prononcés en faveur de l’initiative lors d’un vote qui s’est avéré très serré. Avant le vote, des débats importants ont eu lieu à la Chambre des députés, mais également dans les médias et dans diverses sphères de la société. Enfin, le mercredi 13 juin, le projet législatif sur lequel s’affrontaient les secteurs en faveur de la légalisation et ceux qui s’autoproclament «pro-vie» a été adopté.
Les arguments de ceux qui s’opposaient à cette loi tournaient autour du slogan «sauver les deux vies». Leur discours était fortement marqué par une perspective religieuse – fondamentalement catholique – et mettait en évidence peu d’arguments concernant le vrai problème. En omettant d’aborder la question dans le cadre de la santé publique, certains députés qui ont rejeté l’initiative sont allés jusqu’à faire des analogies absurdes. Un député a ainsi comparé les femmes à des marsupiaux et a déclaré littéralement: «Les marsupiaux finissent leur développement à l’extérieur du ventre de la femelle. Ils rampent et tètent pendant des mois dans la poche [«poche marsupiale» dans laquelle la femelle incube sa progéniture] jusqu’à la fin de leur développement. Si nous avions le même système et que des bébés de 10 ou 15 centimètres étaient attachés au sein de leur mère, serait-il aussi facile de les jeter? Nous devons soutenir la vie, pas seulement d’une mais des deux.»
Ce n’est là qu’une des nombreuses expressions ridicules qu’on a pu entendre au cours du débat. Les arguments des députés qui représentaient des provinces comme Santiago del Estero, Tucumán ou San Luis étaient moyenâgeux. Aucun d’entre eux n’a pris en compte le problème des avortements clandestins, ni celui des décès des femmes, ni encore le passif de l’Etat en matière de santé publique en tant que facteur de renforcement des inégalités.
Selon les données de Economia Feminista, un groupe de chercheuses chargé de rendre aux questions de genre une visibilité du point de vue économique, on estime que 460’000 avortements sont provoqués en Argentine chaque année, soit 52 par heure ou 0,86 par minute. Autrement dit, selon ces estimations, tous les deux jours une femme meurt d’avortements pratiqués dans la clandestinité et dans des conditions précaires. Les avortements sont la principale cause de mortalité maternelle dans les cas d’hypertension ou de septicémie. Et l’illégalité fait de l’avortement une pratique dangereuse, allant des cliniques privées – où les médecins admettent des patientes avec un autre diagnostic – à des méthodes plus dangereuses comme les aiguilles à tricoter ou le persil, des actes extrêmement périlleux.
C’est dans ce cadre que les inégalités sont renforcées: d’un côté, il y a les femmes qui peuvent se permettre de se payer l’accès à la pratique de l’avortement sans risquer leur vie (mais pas dans tous les cas) et, de l’autre, il y a celles qui ont moins d’argent et sont réduites à pratiquer des avortements chez elles, dans des situations de marginalisation et de mauvaise hygiène. Dans de nombreux cas, elles développent des infections et, parfois, elles décèdent. Mais au-delà des chiffres, il existe un discours social patriarcal de culpabilisation et de condamnation des femmes, discours qui légitime leur criminalisation. La chercheuse Dora Barrancos propose de réfléchir au sentiment de culpabilité qui s’installe chez les femmes parce qu’elles «tombent enceintes». Selon Dora Barrancos, les femmes doivent ainsi subir le spectre de la maternité, ce qui limite leur sexualité. Le patriarcat restreint leur plaisir et les contraint à la reproduction. La réponse du système est de criminaliser l’avortement.
En Argentine, il existe déjà un Protocole sur l’avortement non punissable, qui précise qu’une femme peut pratiquer un avortement en cas de viol, de mise en danger à sa vie ou à sa santé, ou encore dans le cas où la grossesse est le résultat d’une «atteinte à la pudeur contre une femme idiote ou démente». Cependant, d’après le collectif Economia Feminista: «Beaucoup de médecins soulignent que, même dans les cas envisagés par ce protocole sur l’avortement non punissable, ils préfèrent ne pas pratiquer la procédure par crainte d’avoir plus tard des problèmes juridiques. En effet, la loi n’est toujours pas appliquée de manière uniforme au niveau national. En outre, elle fait l’objet de controverses entre les partis du gouvernement actuel et du gouvernement précédent, avec des allées et venues en ce qui concerne son application. Ceux qui pratiquent des avortements dans le cadre du protocole craignent donc de devoir un jour affronter des problèmes juridiques. De plus, ils indiquent que ceux qui pratiquent des interruptions de grossesse (en conformité avec la loi) et ceux qui sont en faveur de la pleine légalisation de l’avortement sont stigmatisés et catalogués par leurs propres collègues.» Il faut également tenir compte du fait que grâce à l’illégalité de l’IVG, la vente de pilules abortives rapporte des millions.
Il est clair que le secteur le plus conservateur de l’Eglise catholique a tenu une place privilégiée dans la position condamnant le droit à avortement. Des Eglises d’autres religions et un groupe d’obstétriciens ont adopté la même posture. Dans les provinces les plus conservatrices de l’Argentine, ces secteurs posent un véritable problème. Ce sont également eux qui font pression pour que la loi 26.150 sur l’éducation sexuelle globale, promulguée en 2006, ne soit pas appliquée dans les écoles ou qu’elle soit abordée d’une manière tamisée par l’idéologie et avec un contenu délayé.
Tous ces acteurs politiques, sociaux et religieux sont des opposants à ce qu’ils appellent eux-mêmes «l’idéologie du genre». Mais leur poids est important non seulement en Argentine – où, heureusement, la loi sur l’interruption volontaire de grossesse semble les éloigner, dans le futur – mais aussi ailleurs en Amérique latine.
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