CHAPITRE X
La IIe Internationale,
organe de la politique d'État bolchevique
Il ne faut d’ailleurs pas croire que nous sommes les seuls à voir les choses en Russie comme nous les avons décrites : absolument pas. Les chefs des différents partis communistes européens, dans la mesure où ils ne sont pas des gramophones sans cervelle des dictateurs de Moscou et ont encore conservé quelque jugement personnel, savent très bien quelle est la situation en Russie soviétique. Malheureusement, la plupart d'entre eux n'ont pas le courage moral, pour des raisons partisanes, de dire la vérité à l'opinion publique. C'est seulement à l'occasion d'une rupture que l'on apprend tel ou tel détail.
Il est généralement connu que le parti socialiste italien a été le premier à rendre des hommages inconditionnels au bolchevisme. Avanti, son organe central, a glorifié LÉNINE dans les termes les plus emphatiques et le parti s'est déclaré presque unanimement pour Moscou. Mais, après le retour de Russie de quelques délégations italiennes, certains bruits circulèrent sous le manteau, permettant de penser que maints partisans en avaient considérablement perdu de son enthousiasme, après avoir personnellement vu le paradis du «communisme». On ne disait naturellement rien en public, au contraire, la presse socialiste continuait d'entonner sur tous les tons les louanges du bolchevisme. Cependant, certains détails de ce que quelques-uns avaient pu voir et apprendre en Russie transpirèrent peu à peu, jusqu'à ce que quelque chose en parvienne à la presse bourgeoise, qui fit des révélations. Ce furent surtout ces indiscrétions qui déterminèrent les gens de Moscou à exiger des Italiens une profonde «épuration», de leur parti. C'est au cours de cette querelle entre frères que SERRATI,16 rédacteur en chef d'Avanti et jusqu'alors une des personnalités les plus célèbres à Moscou et dans la IIIe Internationale, fit à LÉNINE, la réponse caractéristique suivante :
«Je ne veux pas engager la polémique sur votre proposition de remplacer les anciens dirigeants de toutes les organisations prolétariennes, non seulement politiques, mais aussi syndicales, coopératives, culturelles, etc., par de nouveaux, tous communistes. Ce que je sais, c'est qu'il y aurait de grandes difficultés à la réaliser en Italie, où nous manquons d'hommes convenables. Il se peut que bien des derniers venus se présentent comme les communistes les plus radicaux, uniquement pour arriver aux positions dirigeantes. C'est là un sérieux danger, que vous connaissez bien, car c'est un des plus douloureux parmi ceux qui accablent votre république. Depuis la révolution d'Octobre, le nombre des membres de votre parti a décuplé, sans que vous y ayez beaucoup gagné, malgré votre très stricte discipline et les épurations périodiques. Toute la valetaille est passée à vous, parce que vous êtes puissants. Le mérite de la révolution vous revient, mais ceux que l'on pourrait appeler les requins de la révolution sont coupables de ses fautes et de ses bassesses. Ce sont les mêmes qui ont fondé cette bureaucratie stupide et terrible, et qui veulent créer à leur profit de nouveaux privilèges dans la République soviétique, tandis que les masses ouvrières et paysannes, patientes et résignées, supportent tout le poids de la révolution et s'opposent à tous les privilèges. Ce sont les nouveaux venus, les révolutionnaires d'hier, qui ont, en exagérant tout, répandu la terreur, pour en faire un moyen d'arriver à leurs fins. Ce sont eux qui, par-dessus les souffrances des masses, ont fait de la révolution prolétarienne l'instrument de leur plaisir et de leur domination. Désormais, instruits par notre expérience et la vôtre, nous voulons y regarder à deux fois avant d'accepter comme la plus pure perle quiconque se présentera à nous comme un communiste frais émoulu, pour lui confier la direction de notre gouvernement et, à plus forte raison, s'il était hier encore partisan de la guerre, de l'Union sacrée et des membres du gouvernement.»
Quand s'ouvrent les yeux
Ces quelques lignes de SERRATI sont importantes à plus d'un point de vue. Elles nous montrent, en premier lieu, que même dans les milieux communistes — SERRATI était encore partisan convaincu de Moscou, lorsqu'il les écrivit — on ne se fait pas d'illusions sur le véritable état des choses en Russie. Que l'on taise de telles choses ou, pis encore, que l'on continue, en dépit de ce que l'on sait et de sa conscience, d'en rapporter d'autres dont on sait qu'elles contredisent totalement la vérité, c'est bien, à notre avis, le plus grand crime qui fut jamais perpétré contre la classe ouvrière. La plupart le commettent par lâcheté morale, tremblant à l'idée d'être soupçonnés du crime de «contre-révolution». Ce qui n'empêchera pas, naturellement, que ce soit précisément de ce côté-là que seront lancés les plus gros pavés sur les bolcheviks, l'heure venue. Mais chez l'autre, ce n'est autre chose que froid calcul et diplomatie secrète dans l'intérêt de la «raison du Parti».
Naturellement, SERRATI a été maudit et dûment traité de «contre-révolutionnaire». Cependant, on s'habitue à de tels petits détails et on ne les prend plus au tragique, car on sait bien aujourd'hui que louanges et blâmes sont, comme tout le reste, soumis à Moscou à l'offre et à la demande. Il n'est que de rappeler le cas d'Ernst DAUMIG, en Allemagne : LÉNINE en personne le traita certes de «lâche petit-bourgeois» et de «réactionnaire», mais tout changea dès qu'il entra au parti communiste, où il fut aussitôt élu au comité central, malgré les belles qualités que lui avait attribuées LÉNINE.
Mais SERRATI a touché là un autre point de la plus haute importance, à savoir l'influence du bolchevisme sur le mouvement ouvrier international. En fondant la IIIe Internationale, le gouvernement soviétique s'est donné un organisme destiné à promouvoir les directives de sa politique dans la classe ouvrière des différents pays. Au début, on n'y voyait pas du tout clair dans les buts véritables et les activités de cette organisation. La banqueroute de la IIe Internationale, lorsqu'éclata la première guerre mondiale, et la forte influence de la Révolution russe sur les travailleurs du monde entier, réveillèrent partout dans le prolétariat le désir d'une nouvelle association internationale, désir d'autant plus fort que la situation générale créée par la guerre était très révolutionnaire. Ainsi la création de la IIIe Internationale rencontra-t-elle la sympathie générale. Et comme personne n'avait au début, comme nous l'avons dit, une idée claire des buts et des méthodes de cette nouvelle association, il n'y a rien d'étonnant à ce que toutes les tendances socialistes se soient déclarées prêtes à y entrer. Ainsi des tendances tout à fait modérées, comme le parti socialiste espagnol ou l'Independent Labour Party anglais, prises par l'atmosphère générale, manifestèrent publiquement leur sympathie, et des organisations syndicalistes, voire anarchistes, se laissant aussi entraîner par le courant annoncèrent leur adhésion. On aurait pourtant été en droit d'attendre un peu plus de réserves de ces dernières.
Le rôle de la IIIe Internationale
Comme toujours, notre vieil ami et combattant Enrico MALATESTA avait aussitôt et justement saisi le fond de l'affaire, lorsqu'il écrivait dans l'Umanita Nova les lignes suivantes, qui méritent qu'on s'y arrête :
«Quelle sorte d'association est donc cette IIIe Internationale, dont l'existence nous paraît encore de nature très mystique et qui ne doit, jusqu'à nouvel ordre, tout son prestige qu'au fait qu'elle nous vient de Russie, pays qui, s'il se trouve certes en état de révolution, n'en reste pas moins entouré des nuées de la légende ? A-t-elle jusqu'ici un programme précis, qui puisse être accepté de toutes les tendances qui souhaitent s'associer à elle ? Ou bien son programme ne sera-t-il présenté, discuté et formulé qu'au cours du premier congrès ? Et si tel est le cas, quelle position le congrès prendra-t-il ? Sera-t-il prêt à recevoir les délégués de toutes les organisations et de tous les partis ouvriers et à garantir tous les mêmes droits ? Invitera-t-il, en particulier, les anarchistes et leur permettra-t-il de prendre part à ses travaux ? Si la IIIe Internationale ne veut être qu'une organisation sur le modèle des partis socialistes, dont le but est la conquête du pouvoir politique et l'établissement de la prétendue «dictature du prolétariat», destinée à créer un État communiste autoritaire, il est évident que nous n'avons rien à faire dans ses rangs. Une véritable Internationale du peuple travailleur devrait rassembler tous les travailleurs parvenus à la conscience de leurs intérêts de classe, tous les travailleurs courbés sous le joug de l'exploitation et désireux de s'en délivrer, tous les travailleurs décidés à combattre le capitalisme, chaque tendance utilisant dans cette lutte les moyens qui lui paraissent les plus appropriés. Tous, anarchistes, socialistes, syndicalistes, pourraient se rassembler dans une telle Internationale, sans qu'une tendance quelconque soit forcée de renoncer à ses buts et moyens propres. Chacun y trouverait un terrain pour sa propagande et, en même temps, un puissant levier pour pousser les masses au combat décisif. C'est cette heure que nous attendons avec espoir.»
Aujourd'hui nous sommes tout à fait éclairés sur les buts et les tendances de la IIIe Internationale et l'expérience nous a prouvé combien Malatesta avait raison de recommander à nos camarades un peu plus de réflexion avant leur décision.
Les fameux — et tristement célèbres — 21 points du IIe Congrès devraient avoir ouvert les yeux à quiconque n'a pas encore perdu l'habitude de penser. Ce centralisme poussé à l'extrême est la négation de toute liberté, la suppression de toute initiative personnelle, la dégradation du mouvement ouvrier en un troupeau de moutons, qui n'a qu'à se soumettre, les yeux fermés, aux instructions d'en haut. Exactement comme l'on a étouffé dans l'œuf tout mouvement indépendant en Russie et fait taire toute opposition au moyen des mitrailleuses et des bagnes, on essaie maintenant de faire passer l'ensemble du mouvement ouvrier international sous les fourches caudines. La réussite de cette tentative signifierait la fin de tout mouvement socialiste authentique, la pétrification sans espoir des idées et la mort de tous les germes susceptibles de développement et de toutes les formes de vie sur la voie du socialisme. L'Église catholique romaine elle-même n'a jamais osé jusqu'ici «octroyer» à ses fidèles un code de l'absence de liberté et de la servitude spirituelle érigée en principe, tel qu'il s'incarne dans ces fameux 21 points. L'idée de subordonner un mouvement s'étendant à tous les pays et dépendant donc des circonstances particulières à chacun d'eux, au pouvoir et aux ordres rigides d'une centrale trônant à Moscou, est en soi si monstrueuse qu'elle n'a pu naître que dans un cerveau possédé par l'idée fixe de diriger les hommes à son gré, comme les personnages d'un théâtre de marionnettes. Une idée grandiose, en vérité, et qui ferait honneur à un LUDENDORFF.
Le plus fort est que l'on a effectivement essayé de faire passer ces principes insensés dans la réalité pratique. Ainsi, la tragédie sanglante, si désastreuse pour la classe ouvrière, du dernier «soulèvement de mars»17 en Allemagne est-elle le résultat direct de cette funeste politique. On a poussé les ouvriers d'Allemagne centrale à ce mouvement, dont tout être sensé ne pouvait ignorer à l'avance qu'il se terminerait immanquablement par un terrible fiasco, la plus petite condition d'un soulèvement général des masses n'existant pas à l'époque. Ce fut une insurrection sur commande, le résultat d'un diktat. Le pronunciamiento du docteur Paul LEVI et les discussions qui s’ensuivirent au sein du parti communiste allemand ont permis de faire un peu de lumière sur cette sombre affaire. Quiconque n'est pas atteint d'une inguérissable cécité peut voir clairement que, comme l'a dit le docteur LEVI,18 «la première incitation à cette action, sous la forme où elle s'est déroulée, n'est pas venue du côte allemand». Comme personne d'autre que Moscou ne pouvait y avoir intérêt, il est clair qu'elle provient donc de la centrale moscovite. Le gouvernement soviétique se trouvait à l'époque dans une situation difficile : les grèves à Petrograd, le soulèvement de Cronstadt, la misère générale avaient créé en Russie une atmosphère qui menaçait de devenir dangereuse pour lui. Une diversion était donc bienvenue et le malheureux soulèvement d'Allemagne centrale la lui apporta. La presse communiste gouvernementale russe publia les comptes rendus les plus délirants sur la «nouvelle révolution» en Allemagne et sur sa progression, traitant en même temps de contre-révolutionnaire quiconque attaquait, en ce moment décisif, le gouvernement soviétique dans le dos. Et, pendant que les tribunaux militaires liquidaient les matelots de Cronstadt et que la Tchéka organisait la chasse aux anarchistes et aux syndicalistes, les ouvriers allemands étaient menés à une catastrophe qui devait servir de paravent aux dirigeants soviétiques. On employa alors, qui plus est, les moyens les plus répréhensibles pour cacher sans aucun scrupule aux travailleurs communistes d'Allemagne centrale, engagés dans le combat, la situation exacte dans leur pays. On leur raconta, entre autres contes à dormir debout, que Berlin était en flammes et que la classe ouvrière s'était levée comme un seul homme dans la Ruhr, alors qu'en fait leur mouvement n'avait rencontré pour ainsi dire aucun écho dans le pays. Ainsi, des centaines de courageux ouvriers furent-ils condamnés à la mort ou aux travaux forcés, victimes de la diplomatie secrète propre au parti communiste. Les stupides pauvres diables à la tête de la centrale communiste de Berlin, incapables d'autre chose, étouffés qu'ils sont par le respect, que de ramper devant les dictateurs moscovites, doivent encore maintenant supporter d'être publiquement tancés par LÉNINE et TROTSKI, en remerciement de leur servile obéissance aux instructions de Moscou. En fait, cela n'a d'autre but que d'effacer les traces qui conduisent d'Allemagne centrale à Moscou et n'est rien d'autre qu'un nouvel intermède de la tactique machiavélique que l'on manie là-bas avec tant de maestria.
CHAPITRE XI
L'influence du bolchevisme
sur le mouvement ouvrier international
Celui qui veut se faire une idée de l’influence funeste que le bolchevisme exerce dans les autres pays sur les partis apparentés à lui n'a qu'à lire la célèbre circulaire que la centrale du parti communiste unifié d'Allemagne a fait parvenir en mai 1921 à ses différentes sections locales. On y insiste tout particulièrement sur ce que l'on appelle l'«obtention des renseignements», et chaque membre s'engage à participer activement au système d'espionnage aux vastes ramifications organisé par le parti. On peut ainsi y lire, entre autres belles déclarations :
«On recueillera des renseignements en examinant soigneusement tous les événements politiques et militaires importants qui surviennent dans les maisons. Le camarade doit connaître l'importance des forces révolutionnaires existant dans le domaine de ses activités — combien de membres du KPD, de l'USPD, de la SPD, etc., et combien de sans-parti —, il doit connaître aussi l'importance des forces contre-révolutionnaires et savoir combien d'entre elles ne prendront pas part aux combats sérieux, combien au contraire sont d'actifs contre-révolutionnaires que nous trouverons en face de nous dans la lutte. Il doit se renseigner pour apprendre si les habitants de ces maisons disposent d'armes, s'il en existe des dépôts, s'il y a des membres de l'«Orgesch», des organisations d'autoprotection, si des réunions secrètes des organisations contre-révolutionnaires s'y tiennent. Il doit mener un travail de propagande régulier auprès de tous ces habitants, et tout particulièrement des soldats, des troupes de sécurité, des ouvriers non politisés, etc. Il doit connaître dans son champ d'activités chacun en particulier et savoir quelle position envers le prolétariat révolutionnaire chacun a maintenant et aura lors des prochaines luttes.»
C'est de cette manière que les travailleurs sont directement entraînés à l'espionnage et leur mentalité corrompue. La tristement célèbre institution de la Russie bolchevique, la Tchéka, projette donc son ombre en Allemagne et il est, hélas, fort probable que l'on suivra cet exemple dans d'autres pays aussi, dans la mesure où s'y trouvent des partis communistes. On a peine à imaginer quels abîmes de méfiance et de haine réciproques sont ainsi créés dans les milieux prolétariens. Les fruits de cette tactique sont d'ailleurs partout clairement visibles, aujourd'hui déjà : jamais la classe ouvrière n'avait été aussi divisée intérieurement, jamais non plus une organisation n'avait suscité autant d'obstacles à l'unification des forces révolutionnaires que les bolcheviks et leur organe, la IIIe Internationale.
Cela ne doit pas faire méconnaître le fait que la majorité des travailleurs communistes nourrissent les meilleures intentions et qu'ils sont sincèrement convaincus de l'excellence et de l'opportunité des méthodes qu'on leur a vantées jour après jour comme la pierre philosophale. C'est aussi la raison pour laquelle l'exigence d'un «front unique du prolétariat» est si souvent et continuellement avancée, précisément dans les milieux communistes. On ressent la nécessité d'une unification et l'on pense pouvoir l'obtenir par une forme d'organisation centralisée extrêmement stricte ; d'où la croyance que la IIIe Internationale a justement vocation de créer ce front unique dont on rêve. Si l'unité d'un mouvement n'était autre chose que le rassemblement purement mécanique des forces, sur un modèle militaire, les fameux 21 points du IIe congrès de Moscou seraient peut-être le moyen de réaliser ce rêve, ne serait-ce que parce qu'ils vont, dans leur forme centralisée poussée à l'extrême, au-delà de tout ce qui avait été fait jusqu'ici dans ce domaine. Mais cette conception mécaniste des choses, qui est un signe caractéristique de toute manière de penser militaire, prouve une énorme méconnaissance des faits, qui furent en fin de compte fatals à tous les Napoléon. Appliquée au mouvement socialiste, elle ne peut qu'entraîner l'élimination par la violence de tous les efforts et de tous les principes libertaires et authentiquement socialistes.
On parle de l'unité du mouvement ouvrier, mais on ne peut se la représenter que dans les limites étroites d'un parti et d'un programme fixe et clos. Or le socialisme, qui doit être l'âme de ce mouvement et peut seul lui insuffler la force vivifiante d'un nouveau devenir social, n'est pas une somme fermée sur elle-même, aux limites fixes et immuables, mais une connaissance et une compréhension en permanente évolution des phénomènes variés de la vie sociale. Il devient obligatoirement un dogme mort quand il oublie cela, qui est son essence même, renonçant ainsi à lui-même. C'est précisément pourquoi chacune de ses différentes tendances à un droit particulier à l'existence, car elle apporte à l'ensemble de nouveaux aspects et de nouvelles perspectives. Quiconque n'est pas capable de reconnaître cette profonde et fondamentale vérité concevra toujours l'unité souhaitée de manière purement mécanique, mais jamais organique.
Les conditions de l'unité du mouvement ouvrier
L’ancienne Internationale n'a pu avoir une aussi forte influence sur le développement du mouvement ouvrier européen que parce que ses fondateurs avaient compris la signification profonde de ce principe élémentaire et en avaient fait la condition essentielle de l'organisation interne de la grande association ouvrière. Tant qu'elle lui resta fidèle, l'Internationale se développa avec une vigueur insoupçonnée et féconda le mouvement ouvrier de ses idées créatrices. Elle avait un principe de base commun, lien formel pour chaque tendance dans ses rangs : l'abolition de l'esclavage salarié et la réorganisation sociale sur la base du travail communautaire, libéré de toute exploitation, sous quelque forme que ce soit. Elle disait aux travailleurs que ce grand but de libération sociale devait être leur œuvre propre, mais reconnaissait en même temps à chaque tendance membre le droit inaliénable de lutter pour ce but commun avec les moyens qui lui paraissent les meilleurs et les mieux adaptés, ainsi que de déterminer selon sa propre appréciation les formes de sa propagande.
Dès l'instant où le Conseil général londonien, qui était entièrement sous l'influence de MARX et de ses amis, mais ne représentait plus du tout ni l'esprit initial de l'Internationale ni les activités de ses fédérations, entreprit la funeste tentative de détruire ces droits fondamentaux et de mettre un terme à l'autonomie des sections et fédérations, en les obligeant à une activité parlementaire, dès cet instant fut brisé le front unitaire de la grande association des travailleurs et l'on en vint à cette fatale scission, qui ruina l'ensemble du mouvement ouvrier et dont les suites affligeantes se font sentir aujourd'hui plus que jamais. La vieille Internationale était une grande réunion d'organisations syndicales et de groupes de propagande. Elle ne considérait pas l'appartenance de ses membres à un parti précis comme sa meilleure chance d'efficacité, mais leur qualité de producteurs, mineurs, marins, travailleurs des champs, techniciens, etc., et c'est pour cette raison qu'elle était vraiment une Internationale des travailleurs — la seule qui ait, jusqu'ici, véritablement mérité ce nom. Son aile radicale, dont le représentant le plus connu et le plus influent était BAKOUNINE, ne déniait absolument pas aux travailleurs allemands le droit au parlementarisme, bien qu'elle refusât catégoriquement pour sa part toute activité de cette sorte. Bakounine réclamait en revanche le même droit pour ses convictions et ses activités et la tristement célèbre Conférence de Londres (1871) porta en terre, en foulant ce droit aux pieds, l'unité organique de la classe ouvrière, qui avait trouvé sa puissante expression dans la grande Association.
La prétendue IIe Internationale n'était, à son début même, pas une Internationale des travailleurs, mais des partis socialistes ouvriers qui s'étaient rassemblés sur la plate-forme du parlementarisme. En excluant de ses congrès les anarchistes et les autres tendances, qui refusaient par principe la conquête du pouvoir politique comme prétendue condition préalable à la réalisation du socialisme, elle pouvait aussi peu prétendre au titre d'Internationale des travailleurs qu'à celui d'Internationale des socialistes, ne représentant qu'une tendance tout à fait particulière du mouvement ouvrier et des idées socialistes.
Tout à fait semblable est la position de la IIIe Internationale, de l'activité pratique de laquelle nous n'avons jusqu'à présent pas vu grand-chose, à moins que l'on veuille considérer comme telle ses proclamations aussi nombreuses que bruyantes. Le plan initial de ses fondateurs — mis à part les intérêts particuliers de la politique d'État bolchevique, qui y ont joué un rôle qu'on ne saurait sous-estimer — était apparemment de créer un rassemblement des éléments de gauche du mouvement politique ouvrier, dont on espérait qu'ils seraient le levain de la révolution mondiale désirée. Il ne s'agissait donc pas, là non plus, d'une véritable Internationale des travailleurs, pas même d'un nouveau rassemblement des partis ouvriers socialistes, mais seulement d'une infime fraction de ces partis. LÉNINE lui-même semble avoir rapidement reconnu le caractère insuffisant d'une telle association et proposa en conséquence d'y laisser une place aux syndicalistes, ces mêmes syndicalistes qu'il avait auparavant si violemment combattus et auxquels il a maintenant déclaré une guerre sanglante en Russie. Le succès fut très réduit, et il est difficile de croire que l'on puisse en être très édifié à Moscou.
Noyautage ou compétition loyale
Naturellement, des fractions d'un mouvement global ont elles aussi le droit de se lier internationalement et aucune personne sensée ne le niera. Mais ce que nous devons exiger d'elles, c'est de combattre à visage découvert et de ne pas s'introduire comme des voleurs dans les autres mouvements pour les détruire de l'intérieur ou les faire servir à la politique d'une certaine tendance. Ce nouveau jésuitisme en costume communiste est tout aussi condamnable que les tortueuses méthodes de la Société de Jésus qui, dans l'intérêt de l'Église, sanctifie tous les moyens, dès qu'il s'agit d'atteindre un certain but. La formation des fameuses «cellules» à l'intérieur des organisations ouvrières non communistes, dont la IIIe Internationale fait à ses membres un devoir des plus pressants, est-elle autre chose qu'une réédition des principes jésuitiques dans le mouvement ouvrier ? Ou bien comment faut-il comprendre la leçon pleine de promesses que Lénine donne à ses camarades de parti dans son œuvre bien connue le Gauchisme, maladie infantile du communisme :
«On doit savoir résister par tous les moyens, consentir à chaque sacrifice et être prêt à tout et — si besoin est — employer même la ruse, la feinte, les méthodes illégales, taire et dissimuler la vérité, pour seulement pouvoir entrer dans les syndicats, y demeurer et y accomplir un travail communiste.»
Quelle confiance peut-on accorder à des gens qui ont élevé de telles méthodes à la hauteur de principes et tiennent leur mise en pratique dans l'intérêt de la raison du parti pour un précepte ? N'est-ce pas éduquer artificiellement et de la pire manière une troupe de menteurs et d'intrigants et corrompre systématiquement le mouvement ouvrier ? N'est-ce pas instiller un venin, une action dont les terribles conséquences morales ne peuvent échapper à personne ? Et une coopération quelconque avec les organisations professant et pratiquant de tels principes est-elle possible ?
On comprend, en lisant ces lignes, le secret de l'art d'un gouvernement qui a pu rompre de manière aussi honteuse un traité signé par lui, comme il l’a fait par exemple avec MAKHNO. Mais on comprend aussi comment on doit apprécier les nouvelles provenant des sources soviétiques officielles !
Mais, quand on a commencé à user de telles méthodes à l'égard de ceux qui professent d'autres opinions, il n'y a plus de bornes et ce que l'on estime bon pour les autres ne peut qu'apparaître valable pour son propre usage. Ne nous étonnons donc pas de ce que le même système trouve emploi dans les partis communistes eux-mêmes, pour vérifier la solidité des convictions des militants. Des agents de la IIIe Internationale sont envoyés de Russie pour espionner les centrales nationales et faire leur rapport à Moscou. Dans sa brochure Notre Chemin, Paul Levi en rend compte comme suit :
«La déclaration officieuse du camarade Radek révèle encore un autre effet, bien plus nuisible, du système des délégués, à savoir leurs relations directes et secrètes avec la centrale de Moscou. Nous pensons que le mécontentement à ce sujet est le même à peu près dans tous les pays, où de tels émissaires sont à l'œuvre. C'est un système semblable à celui de la Sainte-Vheme : les délégués ne travaillent jamais avec, mais toujours par derrière et souvent contre la centrale nationale ; ils trouvent créance à Moscou, les autres non. Ce système ne peur que tuer toute confiance pour un travail mutuel et ce, des deux côtés, auprès de l'exécutif aussi bien que des partis membres. Ces camarades ne peuvent pas, la plupart du temps, être employés à la direction politique, avec laquelle ils sont trop peu familiarisés ; ainsi en arrive-t-on au désolant état de choses suivant : une direction politique à partir du centre n'existe pas. La seule chose que fait l'exécutif en ce sens, ce sont des appels, qui arrivent trop tard, et des excommunications qui arrivent trop tôt. Une telle direction politique de l'Internationale communiste ne conduit à rien, ou bien à la catastrophe. L'exécutif ne se comporte pas autrement qu'une Tchéka agissant au-delà des frontières russes, ce qui est une situation impossible. L'exigence précise d'un changement, que les délégués intrus et sans qualification cessent de s'emparer dans chaque pays de la direction, n'est pas une exigence d'autonomie.»
Il est clair que l'homme qui a pu en arriver à élever une telle protestation après avoir défendu, un an auparavant, les 21 points de la manière la plus bruyante, ne pouvait qu'être excommunié. Si l'on considère, en outre, que la IIIe Internationale dispose pour alimenter ses agents, sa presse et ses propagandistes à l'étranger, grâce aux subventions d'État russes, de puissants moyens financiers, qui ne peuvent qu'attirer, comme le fumier les mouches, tous les aventuriers et charlatans politiques, on peut mesurer l'influence funeste des méthodes bolcheviques sur le mouvement ouvrier tout entier.
CHAPITRE XII
La malédiction du centralisme
Non seulement le centralisme, aujourd'hui devenu un dogme pour les partisans de la plupart des tendances socialistes, n'a pas été capable d'établir l'unité du mouvement ouvrier désirée par tous, mais il n'a pas su non plus maintenir l'unité dans son propre parti. Plus une tendance déterminée a mis les positions centralistes au premier plan et plus grand a été son échec, précisément en ce domaine. On trouve une remarquable illustration de cette règle dans l'état des différents partis communistes nationaux. Presque partout ont eu lieu des scissions et, là même où l'unité du parti est péniblement sauvegardée, on en aperçoit la fragilité interne, ce qui est particulièrement visible en Allemagne, où les scissions sont phénomènes intégrants du répertoire des partis communistes. Que l'on n'aille pourtant pas s'imaginer que cette pitoyable situation pousse ces braves gens à la réflexion ! Au contraire, après chaque fiasco, on s'efforce de renforcer encore le centralisme et de durcir la discipline jusqu'à pouvoir enfin annoncer à ses lecteurs, comme le Kommunist de Stuttgart:
«Un membre du parti doit être prêt à se tuer sur ordre du parti. Bref, toute volonté personnelle doit disparaître.»
Une déclaration où la folie atteint un niveau qui fait craindre pire qu'un ramollissement du cerveau !
On s'est autrefois battu pour la meilleure forme d'Église, théologiens protestants et catholiques cherchaient à se surpasser mutuellement en subtilités métaphysiques et les peuples épiaient leurs paroles avec une crainte respectueuse. Les quelques rares esprits audacieux qui, au cours des siècles, virent clairement que la cause du mal ne résidait pas dans la forme de l'Église, mais dans son existence, furent en butte à l'hostilité générale, méconnus et diffamés de leurs contemporains. Plus tard, naquit la dispute au sujet de la meilleure forme d'État. Les différents partis politiques, qui jouent dans la sphère du pouvoir d'État le même rôle que les différentes écoles théologiques dans celle de l'Église, et ne sont au fond pas autre chose que des théologiens d'État, rivalisent entre eux dans la découverte de la meilleure forme d'État. Mais combien peu, encore une fois, virent clairement que disputer sur la forme signifiait méconnaître le vrai problème, que la racine profonde du mal n'était pas dans la forme, mais dans l'existence de l'État, qu'il ne s'agit enfin pas tellement de savoir comment nous sommes gouvernés, mais du simple FAIT QUE NOUS SOMMES GOUVERNÉS.
Aujourd'hui, c'est l'idée du centralisme, cette invention originale de l'État, qui obsède les esprits. Le centralisme est devenu la panacée de notre temps et, tout comme on se querellait jadis pour la meilleure forme d'Église et aujourd'hui encore pour la meilleure forme d'État, on recherche maintenant tous les manques et les torts du système centraliste dans ses représentants fortuits, et non pas dans le système lui-même. On nous dit que le centralisme, c'est le rassemblement des forces, la concentration de la manifestation de la volonté prolétarienne sur un but déterminé, en un mot l'unité de l'action. Cette affirmation n'est cependant qu'une honteuse méconnaissance des faits et, dans de nombreux cas, qu'un mensonge conscient, dont on tient l'emploi pour justifié et sensé dans l'intérêt du parti. Le centralisme n'a jamais été une unification des forces, mais bien la paralysie de la force ; c'est l'unité artificielle de haut en bas, qui cherche à atteindre son but par l'uniformisation de la volonté et l'élimination de toute initiative indépendante — l'unité d'action d'un théâtre de marionnettes, dont chaque personnage saute et danse au gré de celui qui tire les ficelles dans les coulisses. Mais que les fils viennent à casser, et la marionnette s'écroule. Que l'État voie dans la centralisation la forme d'organisation la plus parfaite est tout à fait naturel et l'on comprend qu'elle soit le but des efforts de ses soutiens. En effet, pour l'État, l'uniformisation de la pensée et de l'action est une condition préalable essentielle de sa propre existence. Il hait et combat l'initiative personnelle, le rassemblement volontaire des forces né de la solidarité interne. Pour lui, chaque citoyen n'est qu'une roue sans vie dans un grand mécanisme, dont la place dans la machine est exactement fixée : en un mot, la suppression de l'indépendance personnelle, qu'il cherche à obtenir par la centralisation des forces est une question vitale. Sa tâche principale est de former des sujets loyaux et d'élever la médiocrité intellectuelle à la hauteur d'un principe. Pas une action sans ordre, pas une décision sans inspiration d'en haut. Une bureaucratie desséchée et une imitation sans esprit de formes prescrites, telles sont les inévitables conséquences de toute centralisation.
Unité des forces, indépendance de la pensée et de l'action
Pour le mouvement ouvrier révolutionnaire, ce sont des conditions entièrement différentes qui sont nécessaires, s'il veut atteindre ses buts. Pensée indépendante, saisie critique des choses, besoin personnel de liberté et activité créatrice sont les conditions préalables les plus importantes de sa victoire finale. C'est pourquoi tout centralisme dans le mouvement ouvrier est un revers réactionnaire, qui menace son existence même et repousse ses buts propres dans des lointains nébuleux. Pour un mouvement vraiment libertaire, le fédéralisme est la seule forme d'organisation possible ; loin de signifier l'émiettement des forces et de s'opposer à une action unifiée, il est au contraire unité des forces, mais une unité née de la conviction de chaque membre, qui s'appuie sur l'action volontaire et libre de chaque groupe particulier, sur la solidarité vivante de leur communauté. Pour lui, l'indépendance de la pensée et de l'action est le fondement de toute acte unitaire. Il ne cherche pas à atteindre ses fins par l'uniformité de décrets pris au sommet, mais par la réunion planifiée et librement consentie de toutes les forces existantes poursuivant le même but.
En Russie, le centralisme, qui a trouvé son expression la plus parfaite dans la dictature, a étouffé la révolution avant d'en revenir, en fin de compte, au capitalisme. En Allemagne, où le pouvoir politique échut dans son entier, en novembre 1918, aux partis socialistes, aucune tentative sérieuse ne fut faite pour construire la vie économique sur des bases nouvelles et l'on ne dépassa pas les phrases banales sur la socialisation. En Russie, la révolution fut enterrée par la dictature, en Allemagne par la Constitution. Dans les deux cas, le socialisme échoua sur l'écueil de la politique du pouvoir des partis socialistes. En Allemagne, la politique du pouvoir de la social-démocratie «modérée» nous a conduit à la dictature de NOSKE ; en Russie, la politique du pouvoir de la social-démocratie «radicale» à la dictature de LÉNINE et de TROTSKI. Dans les deux cas, le résultat fut le même : l'asservissement sanglant des classes non possédantes et le triomphe de la réaction capitaliste.
L'ère NOSKE fut l'âge d'or de la prison préventive, de l'état de siège et des tribunaux militaires d'exception. Aucun gouvernement bourgeois n'avait, dans ce pays, autant osé fouler au pied les droits des travailleurs que sous la domination des despotes socialistes ; même les sombres temps des «lois antisocialistes » de BISMARCK pâlissent en comparaison du régime de terreur de NOSKE.
L'ère LÉNINE-TROTSKI est l'âge d'or de la mise au ban de tous les vrais socialistes et révolutionnaires, l'époque du manque de droits total de la classe ouvrière, de la Tchéka et des exécutions en masse. Il devait lui être donné de pousser à l'extrême toutes les horreurs du système tsariste.
Ces deux ères ont fait tout ce qu'il est humainement possible de faire pour opprimer sans merci toute liberté et violer brutalement toute dignité humaine. Toutes deux ont pitoyablement échoué lorsqu'il s'est agi de faire passer dans la réalité les exigences véritablement socialistes.
Espérons que la classe ouvrière tirera la leçon de ces tristes résultats et qu'elle commencera enfin à comprendre que les partis politiques, pour radicaux qu'ils se donnent, sont absolument incapables de mener à bien la réorganisation de la société dans le sens socialiste, parce que toutes les conditions nécessaires à cette tâche leur font défaut. Toute organisation à forme de parti est axée sur la conquête du pouvoir et repose sur l'ordre imposé d'en haut. Aussi est-elle hostile à tout devenir organique se développant du sein du peuple, car elle ne peut tout simplement comprendre les énergies et capacités créatrices qui y sommeillent. Les réveiller et les porter à s'épanouir, telle est la tâche principale du socialisme, qui ne peut toutefois être réalisée qu'au sein des organisations économiques de la classe ouvrière, qui est seule appelée à initier et à mener à bien l'orientation socialiste de la société. C'est là que les travailleurs doivent être préparés à cette grande tâche. Il convient d'étudier les rapports internes de la production et de la distribution des produits créés par eux, d'acquérir et d'approfondir le sens de l'administration des entreprises ainsi que de saisir rapports naturels entre l'agriculture et l'industrie, pour pouvoir répondre aux exigences d'une situation révolutionnaire. Cette activité, appuyée par des expériences pratiques là où elles sont possibles, est la seule véritable éducation pour le socialisme. La grande association économique des travailleurs intellectuels et manuels, et non le parti, voilà le pont qui nous conduira à la société socialiste et ce pont doit être jeté par les masses elles-mêmes, aujourd'hui esclaves du salariat.
«Qui détient le pouvoir en abuse»
Certes, nous aussi nous savons que les révolutions ne sont pas faites avec de l'eau de rose et que les classes possédantes ne renonceront pas d'elles-mêmes à leurs privilèges. Au jour de la révolution victorieuse, le peuple travailleur devra imposer sa volonté aux actuels possesseurs du sol et des moyens de production. Mais cela ne peut être réalisé, à notre avis, que par la prise en main du capital social et la destruction de l'appareil de coercition politique, qui a été jusqu'ici le plus solide rempart de toute exploitation des masses, et le sera toujours. Cet acte est pour nous un acte de libération, une manifestation de justice sociale, c'est le point central et essentiel de la révolution sociale, qui n'a rien de commun avec l'idée purement bourgeoise d'une dictature.
Le prolétariat doit se débarrasser des idéologies bourgeoises des révolutions politiques, qui trouvent toujours leur aboutissement dans une nouvelle occupation de l'appareil du pouvoir politique. Qui détient le pouvoir en abuse ; c'est pourquoi il faut empêcher toute prise du pouvoir, que ce soit par un parti ou par des individus, car elle mène toujours à un nouvel esclavage pour le peuple. Que cela se passe sous le signe du sceptre ou de la faucille et du marteau, aux accents du Boché Zaria Njrani ou de l'Internationale, il n'y a pas, au fond, grande différence. Une vraie libération n'est possible que lorsque l'appareil du pouvoir disparaît, car le monopole du pouvoir n'est pas moins dangereux que celui de la propriété. C'est seulement ainsi qu'il sera possible d'éveiller toutes les énergies qui sommeillent dans le peuple pour les faire servir la révolution. C'est ainsi, aussi, que disparaîtra la possibilité pour un parti — et pour la simple raison qu'il est parvenu à s'emparer du pouvoir — d'opprimer toutes les tendances véritablement révolutionnaires, parce qu'il le faut prétendument «dans l'intérêt de la révolution», bien que l'on sache que, dans ce cas, l'«intérêt de la révolution», ne signifie jamais que celui du parti ou d'une poignée de politiciens avides de pouvoir et sans scrupules.
LES SOVIETS, ET NON LES BOLCHEVIKS — LA LIBERTÉ, ET NON LA DICTATURE — LE SOCIALISME, ET NON LE CAPITALISME D'ÉTAT ! — TOUT PAR LES CONSEILS ET PAS DE POUVOIR AU-DESSUS DES CONSEILS ! TELLE EST NOTRE DEVISE, QUI SERA AUSSI CELLE DE LA RÉVOLUTION.
Scan et corrections : L’Idée noire, 21/12/07
1 Cette préface fut rédigée à l'occasion de la première édition des Soviets trahis par les bolcheviks, Paris Spartacus, 1973. De Rudolf Rocker, on trouvera également aux éditions Spartacus, Anarchisme et organisation, Paris, Spartacus, 1985.
2 LEHNING Arthur, Anarchisme et marxisme dans la Révolution russe, Paris, Spartacus. 1984.
3 Titre original de l'édition allemande. (N.D.E.)
4 Les intertitres sont du traducteur.
5 Maria SPIRIDONOVA (1884-1941). Elle s'engage contre le régime tsariste. Condamnée à 11 ans de bagne pour avoir tiré sur le général LOUJENOVSKI. Libérée en 1917. Une des personnalités les plus en vue de la gauche socialiste-révolutionnaire. Elle soutient la coalition avec les bolcheviks puis passe à l'opposition. Arrêtée en 1919. Déportée à Tachkent, elle serait morte dans un camp du Goulag en 1941.
6 Voulant conjurer l'échec de la IIe Internationale qui ne put empêcher la guerre, la Troisième Internationale posa, en mars 1919, vingt et une conditions aux partis politiques souhaitant adhérer à son organisation. (N. D. E.)
7 Bill Haywood, (18G9-1928). Fonda aux États-Unis, en 1893, la fédération des mineurs de l'Ouest. Adhère en 1901 au parti socialiste américain. Il fut l'un des principaux fondateurs et animateurs du syndicat Industrials Workers of the the World. En 1917, il soutient la Révolution russe. Il gagne la Russie en 1920 où il est associé au travail de l'I.C. Pour plus de renseignements, voir Larry PORTIS, IWW et syndicalisme révolutionnaire aux États-Unis, Paris, Spartacus, 1985. (N.D.E.)
8 Golos Truda (La voix du travail). Hebdomadaire anarcho-syndicaliste. Organe officiel de la Fédération des unions d'ouvriers russes aux États-Unis et au Canada. En 1917, ses activités sont transférées à Saint-Pétersbourg. Voline en devient alors le rédacteur en chef jusqu'aux pourparlers de Brest-Litovsk. (N.D.E.)
9 Les Cent-Noirs : Organisation terroriste antisémite d'extrême droite (N.D.E.)
10 Nom patronymique de Voline. Il est l'auteur d'un remarquable ouvrage sur le rôle et l'importance des anarchistes dans la Révolution russe et leur répression par les bolcheviks: la Révolution inconnue, Paris, Les Amis de Voline, 1948.
11 Souligné dans le texte (N.D.E.)
12 Boris Souvarine a démoli la légende du wagon plombé dans «L'or et le wagon», in le Contrat social, n° 4, vol. 12, décembre 1968. (N.D.E.)
13 Souligné par l'auteur. (N.D.E.)
14 Louis Blanc, Histoire de la Révolution, Paris, 1847 (NDE )
15 LÉNINE lui-même comprend aujourd'hui que le temps des décrets est passé, comme le montrent ses déclarations au IIe congrès pour l'éducation politique : «Tout le monde voit le grand tournant opéré par le gouvernement soviétique et le parti communiste avec le passage à la Nouvelle Politique économique, qui contient essentiellement plus d'éléments anciens que notre politique économique précédente. C'est l'impôt en nature qui y remplace désormais la réquisition. La délivrance de concessions aux capitalistes étrangers et aux fermiers capitalistes est dans une certaine mesure une restauration du capitalisme. Il s'agit seulement de savoir qui la paysannerie suivra : le prolétariat, qui s'efforce de construire la société socialiste, ou le capitalisme (la vie capitaliste), qui est en soi plus facile. Dans ce combat, le gouvernement prolétarien doit rechercher une amélioration économique du niveau de vie de la population et s'appuyer sur le prolétariat, qui croit parallèlement à la restauration de l'industrie. Ainsi se pose la question : les capitalistes réussiront-ils à s'organiser plus tôt et les communistes renonceront-ils, ou le gouvernement prolétarien, appuyé sur la paysannerie, se montrera-t-il capable de maintenir les capitalistes à distance convenable, créant ainsi un capitalisme soumis à l'État et à son service ? Ce combat sera plus dur, plus impitoyable que celui contre KOLTCHAK et DENIKINE, car maintenant l'ennemi ne se montre pas à visage découvert, mais se tient invisible dans nos rangs mêmes. Pour vaincre, nous devons organiser les petits paysans, développer leurs forces productives et les protéger de tout notre pouvoir, sinon les capitalistes les mettront sous leur dépendance. C'est de cela que dépend l'issue de ce combat. Dans un pays appauvri comme le nôtre, le combat entre le socialisme naissant et le développement capitaliste est une question de vie ou de mort, dans laquelle toute sentimentalité est interdire. Les capitalistes russes, les concessionnaires étrangers et leurs fermiers vont maintenant empocher des gains de cent pour cent. Laissez-les s'enrichir, mais apprenez d'eux l'économie, car vous ne construirez pas autrement une république communiste viable. Le temps de l'apprentissage est dur et difficile et pourtant il n'y a pas d'autre issue, car la technique des gros industriels est supérieurement puissante. Le temps des décrets et des manifestes est passé. Nous devons maintenant acquérir de l'expérience politique et travailler pratiquement. Ou bien les conquêtes politiques du pouvoir soviétique sont condamnées à disparaître, ou bien nous devons leur assurer une base économique sûre. Nous devons également atteindre un certain niveau de formation, pour pouvoir lutter avec succès contre ces deux maux traditionnels en Russie : la bureaucratie et la corruption. Nous avons trois ennemis principaux à combattre : la suffisance communiste, cette croyance en la possibilité de tout pouvoir régler par la simple publication de décrets, sans que jamais leur contenu soit réalisé dans la vie pratique, l'ignorance et la corruption».
16 Giacinto Menotti SERRATI (1874-1920). Militant du parti socialiste italien, il gagna l'aile gauche du parti («maximalistes»). Rédacteur en chef de l'Avanti, organe officiel du parti socialiste. En 1917, il est arrêté pour activité pacifiste et antimilitariste. Il exprima des réserves sur la doctrine de LÉNINE et de l'IC. Son groupe ne rejoint le PCI qu'en 1924. (N.D.E.)
17 Action putschiste déclenchée en mars 1921 par le KPD, alors sous l'influence de Bela Kun, envoyé de l'I.C., qui tourna au désastre. (N.D.E.)
18 Paul Levi (1883-1930). Membre du SPD. Avocat de Rosa Luxemburg en 1914. Il prend la direction du groupe Spartakus en 1918. Dirigeant du KPD, il s'opposa à la majorité «putschiste» qu'il expulsa au IIe congrès à Heidelberg, en octobre 1919. En désaccord avec la politique de l'IC, désapprouvant l'«action de Mars», Levi fonda la Kommunistische Arbeitgemeinschaft (KAG) qui réintégra le SPD au sein duquel il poursuivi une activité oppositionnelle. (N.D.E.)