L’AUTOGESTION EN QUESTION
On ne peut aborder le problème de l’autogestion, sans que les théoriciens de l’"EFFICACITE" affirment que l’on ne peut parler d’autogestion qu’après une longue période préparatoire durant laquelle, les problèmes tels que l’immaturité technique, et le manque de conscience des travailleurs auraient été résolus.
Ils affirment que les travailleurs ne pourront jamais résoudre les problèmes que pose la bonne marche d’une économie nationale et, à plus forte raison, une économie internationale. Ils en concluent naturellement qu’une avant-garde consciente est nécessaire pour diriger le pays, une avant-garde qui s’appuiera sur une organisation centraliste qui réglera toutes les situations. Cette avant-garde créatrice et gardienne d’un système s’installe pour veiller à la bonne marche de l’ensemble et devient bureaucratie.
Le problème qui se pose est dès lors de savoir si "le système de gestion centralisé de l’économie qui rapporte à l’appareil d’Etat un pouvoir sur les hommes est réellement le seul et inéluctable moyen d’accélérer l’essor économique en régime socialiste ..." (p. 19, op cit.) [1]
Il est dès lors important de répondre d’un point de vue théorique à cette argumentation.
I - CRITIQUE DES ARGUMENTS CENTRALISTES
1) La liquidation de l’argument goinfriste
Au vu des deux exigences primordiales de l’économie moderne : la reproduction élargie ou l’accumulation du capital, soit la plus-value utilisée sous forme d’investissement, et les conditions nécessaires à cette accumulation : la concentration de la production, la spécialisation et la collaboration des entreprises, etc., ceux qui avancent cet argument craignent que les travailleurs, vu leur conscience sociale peu développée et leur immaturité technique, mangent les fruits du travail, soit : interdisent toute possibilité d’accumulation, se laissent aller, en un mot, au "goinfrisme".
Mais, en fait, cette crainte n’est fondée que sur le postulat qui affirme que l’accumulation dépend de la libre volonté des producteurs ; or, comme Marx l’a montré, il n’en est rien, l’accumulation du capital étant économiquement nécessaire. Ce "volontarisme" a cependant le mérite d’indiquer un véritable problème : "celui de savoir si, et dans quelle mesure, agit en réalité la nécessité économique, c’est-à-dire les rapports socio-économiques qui déterminent la "libre volonté" des producteurs directs lorsqu’ils statuent sur la disposition des produits de leur travail.
En effet, si l’on n’édifie pas les rapports socio-économiques adéquats, rendant la condition matérielle des travailleurs dépendante du volume et de l’efficacité de l’accumulation fixée par eux-mêmes, ils auront probablement tendance à manger les fonds de développement des entreprises.
Supposant, pour les besoins de la cause, la possibilité de laisser à la libre volonté des travailleurs la répartition de toute la valeur nouvellement créée dans l’usine de leur patron (capitaliste ou Etat - qu’il soit capitaliste ou socialiste), ils décideront, selon toute vraisemblance, de manger la totalité du revenu, parce qu’ils n’ont pas été placés dans les rapports socio-économiques (productifs) où, au lieu de leurs patrons, ils dirigeraient la production et la répartition, et où leur condition matérielle dépendrait de leur direction" (p. 31, id.), problème dont nous voyons très clairement transparaitre, à travers son énoncé, la solution. "Si les travailleurs sont placés dans des rapports productifs où le revenu servant à subvenir à leur consommation individuelle et à la consommation commune, c’est-à-dire à satisfaire leurs besoins, est réalisé dans le cadre du revenu obtenu par leur entreprise gérée par eux-mêmes, il sera, de toute évidence, dans leur intérêt d’assurer le revenu aussi élevé que possible de leur organisation de travail ; plus élevés seront leurs revenus individuels et les possibilités de satisfaire les besoins des travailleurs. Etant donné que ce revenu dépend directement de la productivité de leur travail, et celle-ci des moyens de travail, c’est-à-dire du degré de concentration de la production, des moyens de travail, etc., l’accumulation, en tant que condition d’atteindre les effets adéquats, sera pour les travailleurs toute aussi importante que leurs revenus individuels" (p. 32, id).
Ce n’est donc pas uniquement et principalement un humanisme libertaire qui proclame la nécessité de l’autogestion, mais les impératifs eux-mêmes de l’économie qui vise à la haute productivité, l’accumulation, la gestion rationnelle de la production. Seul l’intérêt matériel des travailleurs à rechercher les solutions les plus rationnelles peut être le moteur d’une économie efficace. Seule l’autogestion suscite cet intérêt, et certainement pas le stakhanovisme : "C’est pourquoi les avantages économiques et socio-politiques de l’autogestion ouvrière, dans le cas concret de la prise des décisions par les producteurs directs, dans les conditions de la reproduction élargie, proviennent non seulement de la liberté du travail conçue au sens abstrait, mais aussi de l’intérêt réel des travailleurs dans la production à rechercher les solutions les plus appropriées et les plus rationnelles. Cet intérêt matériel direct quant à la reproduction la plus appropriée et le fonctionnement efficace en général ne peut guère être attendu de la part des organes sociaux hors de la production, des hommes de l’appareil d’Etat, quelle que soit leur aptitude à trouver les solutions effectivement les plus appropriées et les plus rationnelles, du fait que leur intérêt matériel ne dépend pas du succès ou de l’insuccès du fonctionnement des entreprises" (p. 33, id).
2) La liquidation de l’argument de l’immaturité technique de la classe ouvrière
Ainsi est nécessaire l’autogestion : "Si les travailleurs gèrent leur entreprise, celle-ci doit inévitablement être libre de déterminer sa propre orientation productive et choisir librement le volume, l’assortiment et la qualité de sa production. Cela veut dire aussi que les organisations économiques doivent être libres dans la répartition de leur revenu, après s’être acquittées de leurs obligations vis-à-vis de la communauté sociale" (p. 38, id).
Il nous faut encore écarter l’argument de l’immaturité technique de la classe ouvrière. En effet, si des cadres dans le domaine économique sont nécessaires, "la division du travail entre le travail d’exécution et celui de direction étant la caractéristique la plus importante du travail social, du point de vue de la technique socio-économique et politique du processus de production matérielle" (p. 42, id), cela n’implique [2] pas pour autant qu’au niveau des décisions de la politique économique ces techniciens soient ceux qui gouvernent, en effet "contrairement aux rapports techniques entre les hommes, dans le processus de production matérielle apparaît une autre forme de division de travail qui a son caractère. Celle-ci s’exprime par la détermination des conditions de la production [3] et de la répartition ..." (p. 42, id) et sous le socialisme autogestionnaire ce sont les conseils ouvriers représentatifs de l’ensemble des ouvriers qui doivent effectuer cette détermination. Cette distinction est d’importance car "en participant à la gestion de l’entreprise, les travailleurs ne se prononcent pas sur les questions techniques professionnelles, mais statuent sur la politique de production, de formation et de répartition du revenu, chaque travailleur étant apte, plus ou moins ; à se livrer à ces activités car il s’agit des questions économiques et politiques de production et de répartition du revenu" (id).
Seule cette détermination des conditions de la production et de la répartition du revenu, par les masses laborieuses, permet, comme cela apparaissait clairement devant les impuissances du centralisme, une gestion rationnelle de l’économie et un climat authentiquement socialiste de collaboration entre ceux qui dirigent et ceux qui exécutent, qui se substitue aux méthodes répressives de la bureaucratie administrative.
ESPAGNE
S’il est important de répondre en théorie aux sophismes du centralisme, il n’est pas moins important de se servir de la politique révolutionnaire de notre époque pour les démentir concrètement. C’est ce que nous tenterons de faire à partir des exemples des révolutions espagnoles et algériennes.
On ne peut pas dire que la situation était particulièrement favorable à une expérience autogestionnaire dans l’Espagne de la guerre civile. En effet, de toutes parts, le problème de la réorganisation de l’économie se posait après le départ de ses anciens maîtres les capitalistes. L’Etat bourgeois totalement déchiré entre "le… (manque un mot – NDAA) de généraux et la révolution ouvrière, fut incapable de faire répartir l’économie et, de réorganiser la vie dans la zone républicaine. Quel avait été alors le "distingué" économiste assez fin pour donner aux travailleurs paysans espagnols une seule chance de réussir là où l’état central avait échoué ?
Les conditions étaient, en effet, très défavorables dans ce pays à ce moment-là. En 1936, il y avait 80 % d’illettrés en Espagne ; inutile de dire que les travailleurs qui bien souvent ne savaient pas lire, n’avaient aucune éducation technique qui leur aurait permis théoriquement de prendre en main la direction des usines. De plus, les grands trusts étrangers avaient retiré leurs capitaux de la péninsule : certaines usines avaient suffisamment d’argent pour repartir ; d’autres n’en avaient plus. En bref, la situation était des plus confuses et l’impuissance de l’Etat à peu près totale.
Contrairement aux marxistes qui prétendent que la socialisation consiste dans la remise de l’économie entre les mains de l’Etat (les industries doivent être étatisées), les anarchistes estimaient que la socialisation devait être entreprise par les travailleurs dans les ateliers, les fabriques, dans tous les secteurs de l’économie. En Espagne et, en particulier, en Catalogne, la socialisation commença par la seconde voie. On ne peut pas dire qu’elle correspondait à un plan préconçu. Elle naquit de l’initiative spontanée des masses, pourtant l’influence de la doctrine anarchiste sur cette transformation est incontestable, depuis de longues années les anarchistes et les syndicalistes d’Espagne considéraient comme leur but suprême la transformation sociale de la société.
La première phase de la socialisation commence quand les travailleurs prirent à leur charge l’exploitation des entreprises. Dans chaque atelier, fabrique, bureau, magasin de vente, des délégués syndicaux furent nommés qui s’occupaient de la direction. Souvent ces nouveaux dirigeants n’avaient aucune préparation théorique et peu de connaissance de l’économie. Cependant ils avaient une connaissance profonde des nécessités du moment. Ils n’avaient jamais étudié de façon scientifique la gestion des salaires, des prix, de la production, de la relation de ces facteurs entre eux. Ils n’étaient ni marxistes ni proudhoniens mais ils connaissaient leur métier, le processus de production de leur industrie. Leur esprit d’initiative et d’invention suppléait au manque de préparation. Chaque usine, chaque atelier avaient leur propre problème. Qui mieux que ces délégués aurait pu trouver des solutions plus favorables ? Est-il concevable de prétendre qu’un groupe d’économistes, pour brillants qu’ils fussent, aurait pu ignorer tout des problèmes particuliers de chaque usine, trouver des solutions plus adéquates que celles qui furent mises au point par les travailleurs ?
Les premiers problèmes résolus après bien de tâtonnements, il a fallu ensuite coordonner les activités des diverses branches de l’industrie ainsi que des diverses collectivités agraires. Le syndicat joua un grand rôle dans cette planification, née de l’initiative populaire. Des délégués furent élus, directement responsables devant ceux auxquels ils devaient leur nomination.
Ainsi fut créé un organe dont le rôle était de planifier, de coordonner les diverses activités des branches d’industrie et des collectivités agraires. Cette planification fut surtout effective en Catalogne, en Aragon, dans le Levant et en Castille.
On devait assister, par la suite, dans la plupart des usines riches, à la création d’une caisse de soutien aux usines plus déshéritées qui payaient, en conséquence, un salaire moins élevé à leurs travailleurs. Il est à noter que le syndicat fit d’importants efforts pour lutter contre la bureaucratisation de certains éléments. Ainsi donc le délégué élu pour représenter l’usine ou la collectivité ou pour simplement s’occuper du problème de la gestion de celle-ci, n’en était pas moins tenu de fournir un travail soit manuel, soit intellectuel, le rôle de délégué n’étant pas considéré comme une profession déterminée. Ainsi furent résolus les problèmes que posait l’économie espagnole. Il ne s’agit pas ici d’idéaliser ces faits, de prétendre que tout fut toujours réussi, qu’il n’y eut jamais d’erreurs. Les solutions ne furent pas toujours excellentes mais il n’en reste pas moins vrai que le bilan de cette autogestion espagnole, qui fut effective - comme nous avons essayé de le montrer, que ce bilan fut positif. Pendant la période où l’autogestion ne fut pas sapée par l’état reconstitué autour des staliniens, la production agricole augmenta .de 20 à 30 % ; la mécanisation fut accrue dans les campagnes ; des terres laissées parfois en friche pour les "señoritos" furent défrichées, irriguées, cultivées.
Dans le domaine industriel, bien que moins spectaculaires, les progrès furent sensibles, l’amélioration du niveau de vie des travailleurs partout effective. Ce fut au contraire pendant la seconde période qui va de la fin de 1937 à 1939, que les staliniens tentaient par tous les moyens de réunir (sic –NDAA) l’autogestion ouvrière. Ils retirèrent aux travailleurs le contrôle de secteurs que ceux-ci avaient parfois créé de toutes pièces, ils installèrent une bureaucratie abusive ou parfois même ils préféraient laisser des entreprises retourner au secteur privé.
Ainsi le contrôle du commerce en Catalogne fut retiré aux syndicats et placé entre les mains d’un secteur privé à partir de 1931 (resic), ce qui eut pour conséquence une grave augmentation des prix.
Les travailleurs, ayant perdu jusqu’à leur droit de regard sur l’économie qui était désormais entre les mains de bureaucrates, ne furent plus animés de l’élan qui avait rendu tant de choses possibles. Il est incontestable que la production s’en ressentit. Ceci vient encore infirmer le concept de l’efficacité d’un système économique hautement centralisé.
ALGERIE
Une revendication permanente de la Révolution Algérienne fut la récupération des terres. A partir de 1956, c’est même la seule qui se trouvait liée à celle de l’indépendance. Il est difficile de croire à une "mystique" de l’Indépendance quand, en Oranie, on entendait dire : "L’exemple du Maroc nous est profitable. En voyant le Maroc, nous (les paysans algériens) disons couramment : "Si c’est ça l’indépendance, merde alors ".
En 1956, au Congrès de la Soumman, on insista sur la nécessité d’une véritable réforme agraire comme étant la solution patriotique de la misère des campagnes.
Le programme de Tripoli inscrivit cette tâche en tête des objectifs de la révolution économique.
Pour comprendre cette insistance, il faut se rappeler que :
l’Algérie est un pays essentiellement agricole ;
Les forces révolutionnaires engagées dans la lutte depuis le 1er novembre 1954 se composaient en majorité de paysans sans terre, d’ouvriers agricoles permanents ou saisonniers, de fellahs émigrés aux frontières ou regroupés à la périphérie des villes.
En 1962, avant l’Indépendance, la situation était la suivante :
630.000 petits exploitants algériens possédaient 7 300 000 ha (moyenne : 11,5 ha par exploitant) ;
22.000 Européens exploitaient 2 700 000 ha (moyenne : 127 ha par exploitant) ;
Sur les 275 000 ha des terres irriguées, 75 % appartenaient aux Européens ; - 90 % des terres riches appartenaient à 6 300 colons (soit - 2 400 000 ha).
Au cours de l’été 1962, dans un climat d’effondrement des structures coloniales et de lutte entre les clans représentant les différentes couches de la société algérienne, une grande partie des agriculteurs français abandonnait leurs terres Aussi des centaines de propriétaires algériens profitèrent de la situation pour racheter à bas prix les domaines, les bâtiments, le matériel des colons partants. Mais en face d’eux il y eut les paysans qui occupèrent les terres et qui, spontanément, sans attendre aucune instruction, organisèrent le travail, sur chaque exploitation vacante, y compris sur les terres nouvellement acquises par les propriétaires algériens. La rentrée des récoltes de l’été s’opérait dans les meilleures conditions.
Dans cette spontanéité agissante, beaucoup d’éléments, beaucoup de niveaux se trouvèrent mêlés :
L’habitude du paysan à effectuer sa récolte. Plus qu’une habitude, il s’agit d’une raison d’être.
L’instinct de conservation : pour vivre il faut se nourrir, pour se nourrir il faut récolter.
Mais cette spontanéité est révolutionnaire. Si elle a encore beaucoup d’obstacles à franchir (pour cela elle devra se transformer en conscience claire des problèmes), elle est cependant la manifestation d’un état de fait nouveau. L’habitude, l’instinct de conservation, sont bien les conditions nécessaires, mais non suffisantes de l’organisation autonome des paysans ayant pour but d’effectuer la récolte. Mais c’est seulement la structure nouvelle, c’est-à-dire celle de la prise en main de l’ensemble de la production agricole par les paysans eux-mêmes, qui les fait déboucher sur un niveau de conscience révolutionnaire, parce que conscience de la nécessité du travail et de la responsabilité collective.
La dimension révolutionnaire de l’action des paysans au moment de la récolte de l’été 1962 se retrouva dans la vigueur qu’ils déployèrent pour défendre le nouvel état de fait : la gestion des entreprises agricoles par les paysans eux-mêmes.
En effet, une Ordonnance du 24 août de l’Exécutif provisoire allait relancer la lutte, puisqu’elle tendait à assurer "une utilisation et une exploitation normales ... dans le respect des personnes et des biens". Parce qu’un tel texte voulait les mettre dehors, une fois la récolte assurée et la terre labourée en automne, les paysans algériens s’opposèrent énergiquement à l’accaparement des terres par des nouveaux maîtres et même la gestion momentanée d’administrateurs envoyés par l’Exécutif provisoire.
La lutte pour l’autogestion était alors la lutte des classes en Algérie.
Durant cette même période, un trafic d’une grande envergure s’établissait à l’échelon national. "Dans ce climat de spéculation, la naissance de l’autogestion manifeste une réaction saine et spontanée des paysans". (H. Bourges, L’Algérie â l’épreuve du pouvoir).
Le gouvernement de Ben Bella, tout au début, allait entériner un tel état de fait et interdire toutes transactions. Le décret du 22 octobre 1962 confiait la responsabilité des exploitations abandonnées par leurs propriétaires à des comités de gestion provisoire. 950 000 ha se trouvèrent alors en autogestion.
Les décrets du mois de mars, accueillis avec enthousiasme par les travailleurs et les étudiants algériens, institutionnalisèrent cet état de fait. En avril 1963, 1 500 000 ha étaient entre les mains des ouvriers agricoles dont la plupart n’eurent ni formation politique ni formation intellectuelle ou technique. Mais l’accent fut très rapidement mis sur la rentabilité - rentabilité qui était imposée par un plan économique national, n’émanant pas des entreprises autogérées mais du gouvernement. Des tensions entre la base et le sommet allaient surgir à propos du remplacement de certains présidents de comités de gestion par des directeurs nommés par l’Etat.
L’autogestion fut une conquête des paysans algériens, une conquête révolutionnaire. Cette conquête, les paysans la défendront vigoureusement et consciemment (1er Congrès des Travailleurs agricoles). Si elle est morte ce n’est pas tant d’un vice interne de fonctionnement que de sa mise en tutelle et de sa bureaucratisation par le pouvoir Central.
Dans ces conditions extrêmement défavorables : faible niveau de formation technique des travailleurs, désorganisation des structures sociales et économiques, guerre ..., les masses spontanément renversent le règne de l’exploitation capitaliste, remettent sur pied la production avec une réelle efficacité et apportent des solutions nouvelles qui changent qualitativement la production.
II - CRITIQUE INTERNE DU CENTRALISME
Nous allons maintenant critiquer le centralisme dans la réalité interne, cette critique peut être portée à quatre niveaux :
1) Les agents de l’Etat doivent diriger tout et pour cela prévoir tout de leurs bureaux, or les sciences économiques n’ont pas encore découvert, "pro futuro", les clefs des rapports économiques précis, et doivent tenir compte de l’impondérable. Il résulte de cette contradiction des disproportions dont les plus fréquentes sont celles entre le degré de développement de l’agriculture et celui des autres secteurs, entre la production des biens de consommation individuelle et celle des moyens de production, etc.
2) Le centralisme est, par ailleurs, responsable d’une gestion irrationnelle de l’économie - "En effet, étant donné que dans les rapports étatistes, toute l’économie nationale fonctionne comme un seul monopole géant où les organisations économiques ne sont que des éléments (dépendants) dudit monopole, on en vient à négliger inévitablement les critères économiques dans les affaires. Dans cette situation, ce qui est essentiel, c’est le mouvement de la production sociale globale, du revenu national et des proportions fondamentales de la répartition. Le système économique ne tient pas suffisamment compte du coût de revient, des frais de production dans une organisation économique prise en particulier, voire dans un groupement économique. Or, si la marche rationnelle des affaires de toutes les parties de l’économie n’est pas assurée, il ne saurait y avoir d’économie rationnelle dans son ensemble. Dans cette situation, certaines entreprises et même certaines branches économiques peuvent être "non rentables", c’est-à-dire opérer au-dessous du prix de revient, alors que d’autres réalisent un extra-profit fictif" (p. 21-22).
3) Le centralisme est en outre incapable de liquider l’aliénation. En effet - " ... l’administration d’Etat organise la production, réglemente tous les rapports en son sein, détermine les modalités d’emploi des moyens de production, fixe le montant des dépenses matérielles, de l’amortissement du capital fixe, du fonds de salaires (donc aussi les revenus de chaque travailleur pris en particulier), le profit, etc. Dans cette situation, le travailleur se sent toujours aliéné des moyens de production, d’où le peu d’intérêt qu’il porte au processus de production" (p. 24-25, id), et ainsi les bureaucrates ont ensuite beau jeu de critiquer l’attitude négligente des ouvriers quant à leur travail. Il est plus rigoureux de reconnaître que "tous les travailleurs et dirigeants étant payés selon la journée de travail et les qualifications ... ils ne sont pas intéressés au meilleur succès de leur entreprise. Le travailleur était ainsi toujours aliéné des moyens du travail, il ne peut pas influer directement sur sa position économique" (p. 66 id).
La structure de la Hongrie stalinienne nous en fournit un bon exemple. Depuis 1944, en effet, la Hongrie est occupée militairement par l’U.R.S.S. Des mesures économiques draconiennes sont imposées à la Hongrie, mesures dont le caractère colonialiste est incontestable lorsque l’on analyse des échanges économiques entre l’U.R.S.S. et la Hongrie qui font de celle-ci une véritable province économique de l’URSS.
L’U.R.S.S. fournit en effet à la Hongrie des produits bruts : coton, minerai de fer, coke, équipement pour l’industrie lourde, etc. et la Hongrie, en échange, fournit à l’U.R.S.S. des produits finis ou semi-finis, tels que : wagons, péniches, équipement électrique, produits agricoles, ciment, produits pétroliers, etc. La Hongrie "axe" donc son effort sur l’industrie de transformation afin de répondre aux besoins soviétiques. De plus, le prix des marchandises fournies par les Russes est majoré de 20 % alors que le prix des marchandises fournies par la Hongrie est diminué de 20 %. On assiste à des démontages d’usines hongroises qui sont acheminées vers l’U.R.S.S., ainsi qu’à la création en Hongrie do sociétés mixtes russo-hongroises, dont le contrôle est en fait entièrement soviétique.
Le but de ces mesures est évident : intégrer l’économie et la main-d’œuvre hongroises dans le système centralisé russe.
Les paysans sont intégrés dans les fermes d’Etat où ils redeviennent en fait de simples salariés de l’Etat, le pouvoir de contestation est partout inexistant. Comment, dans ces conditions, prétexter le manque d’enthousiasme des paysans, pour justifier la mise en place d’un tel système économique ? (Ici encore le manque d’enthousiasme est une conséquence plus qu’une cause du système centraliste qui ne laisse aucune initiative à la base).
La situation est identique dans l’industrie. On assiste à une exploitation accrue : le stakhanovisme s’y développe monstrueusement. Le salaire de base est réduit ; jusqu’à 45 % du salaire provient des primes, le salaire est en fait fondé sur le rendement, l’ouvrier hongrois n’a plus pour s’assurer une vie décente qu’à produire la plus possible.
La discipline est stricte, la hiérarchie inflexible (ex. : le directeur est l’unique chef responsable de l’entreprise nationale. C’est lui seul qui, dans le cadre des attributions juridiques, prend les décisions concernant la gestion de l’entreprise) - Conseil des ministres du 21 septembre 1954 -
Des amendes pouvant atteindre jusqu’au 15 % du salaire mensuel sont instaurées ainsi que des emprunts forcés allant jusqu’à la valeur d’un mois de travail.
4) Cette incapacité a pour conséquence d’être génératrice de conflits sociaux. Ainsi "l’ouvrier qui, à son poste de travail, travaille d’après la norme ou la durée de travail, cherche à obtenir la norme la moins élevée possible, obtenant ainsi son revenu avec moins de travail. De même, il cherche à obtenir une norme aussi élevée que possible d’emploi des matières premières, de l’énergie, etc., afin d’avoir plus d’espace pour réaliser le volume matériel du plan. Contrairement aux travailleurs, l’administration s’efforce d’imposer la norme la plus élevée et le moins de matières premières possible, afin d’obtenir le rendement du travail aussi élevé que possible. Dans ces rapports, le conflit social est inévitable, les intérêts des travailleurs et ceux de la société étant contradictoires" (p. 25-26, id).
En Yougoslavie , toutes ces conséquences négatives du centralisme appelé là-bas la gestion administrative, ne sont pas apparues tout de suite très clairement, du fait de l’unité monolithique du P.C. dirigeant et de l’énergie révolutionnaire des masses, mais une fois celle-ci affaiblie, notamment à cause de ces rapports de production qu’entraînait le dit centralisme, une certaine conséquence de ces problèmes se fit jour et "les méthodes bureaucratiques de commandement des homme commencèrent à s’infiltrer graduellement dans le style de travail ; l’application de la contrainte commerça à se substituer à la persuasion et à l’application" (p. 68 id).
L’auteur date à cette période la prise de privilèges par les cadres révolutionnaires dirigeants, ceci s’expliquant rationnellement : "En effet, la nature des rapports socio-économiques et du système politique engendrait objectivement et irrésistiblement la tendance à l’indépendance de l’appareil d’Etat en tant que force sociale au-dessus des masses laborieuses qui, du fait même qu’elles s’écartaient graduellement de la gestion des affaires sociales (par rapport à leur participation à cette gestion dans la période de la révolution et dans les premières années qui suivirent la guerre) avaient toujours plus tendance à se désintéresser de la production et manifestaient d’autres formes de mécontentement. Dans les processus sociaux, les symptômes toujours plus fréquents annonçaient donc l’apparition d’une contradiction sociale nouvelle - celle entre les producteurs directs et l’appareil d’Etat" (p. 70-71 id).
Contradiction qui se manifeste par la réaction d’auto-défense des travailleurs : grèves, apparentes ou perlées, (Yougoslavie) et révoltes ouvrières (Berlin-Est, Pologne 56, Hongrie 56). C’est ce dernier exemple dont nous allons poursuivre le développement.
HONGRIE
A la mort de Staline, un flottement se produit dans la direction du parti. C’est à cette époque qu’éclatent les grèves de Berlin-Est, Pilsen, Potsdam (R.D.A.) et Poznan (Pologne).
Peu à peu, l’état d’esprit change, certains intellectuels prennent la plume pour critiquer "la nouvelle classe" de privilégiés qui domine le pays. Le mécontentement populaire grandit. Toutes ces fluctuations ont pour conséquence la montée au pouvoir de Nagy, en octobre 1956. Aussitôt, celui-ci au pouvoir, on assiste à une véritable transformation de la société. La révolution ne naît pas du gouvernement, elle surgit spontanément sur les lieux de travail. On assiste à la création des conseils d’usines, des comités révolutionnaires qui remettent en marche les transports, les usines d’alimentation, le ravitaillement, les services sanitaires et même, jusqu’aux éditions de journaux.
Mais un nouveau fait apparaît qui change complètement le problème : Nagy demande le retrait de la Hongrie du Pacte de Varsovie. Aussitôt l’armée rouge intervient. Le gouvernement est très vite dépassé par l’initiative des conseils d’ouvriers. Ce sont eux qui organisent la lutte contre les Russes. Nagy admet l’existence d’un pouvoir venant du peuple, quand il déclare le 28 octobre à Radio Budapest : "le gouvernement adopte les nouvelles formes démocratiques qui ont surgi de l’initiative du peuple et il s’efforcera de les incorporer dans l’administration de l’Etat." En fait, le pouvoir de celui-ci est de plus en plus réduit.
Une organisation spontanée se forme dans les usines, les administrations, les villages, dans de nombreuses provinces (Borsod, Baranya, Vas, Zale, Sopran, etc.) et, également, à Budapest et dans les quartiers. Les divers comités décident de coordonner leur effort par la création d’un comité national : celui-ci coordonne les activités de chaque branche : travailleurs, étudiants, artistes, intellectuels, paysans, etc. Les conseils d’ouvriers sont élus librement en relation avec les syndicats. Les entreprises et les mines sont dirigées par les conseils. De plus, l’organisation de la lutte armée est aussi organisée par ces conseils : elle regroupe ouvriers, anciens policiers, militaires, étudiants, etc. Le 27 octobre Radio Budapest proclame que les usines seront dirigées par les ouvriers eux-mêmes.
Après la seconde intervention soviétique, Kadar - homme de confiance de Russes - doit reconnaître l’existence de ces conseils. Ceux-ci dressent une liste de revendications dont les points essentiels sont :
désignation de Nagy comme 1er ministre ; libération des combattants de la liberté ;
retrait des troupes soviétiques ;
élections libres ;
droit de grève ;
les travailleurs reprendront le travail si ces revendications sont acceptées.
La réponse de Kadar est jugée insuffisante. 30 % seulement des ouvriers reprennent le travail ; la production journalière de charbon tombe de 90 000 t à 10 000 t. Une manifestation est prévue pour le lendemain, elle est interdite par l’armée rouge ; mais, peu à peu, la situation va évoluer. Avec l’aide des Russes, Kadar reprend en main la situation : arrestations des meneurs syndicaux, déportations massives dans les camps de travail, etc. L’élan révolutionnaire est peu à peu usé par ces mesures policières et, bientôt, tout rentre dans "l’ordre".
Il n’en est pas moins vrai que l’on peut tirer des conclusions importantes de la révolution hongroise.
Les ouvriers hongrois qui, depuis plus de 12 ans, se trouvaient sous l’influence "théorique" du stalinisme et qui, par conséquent, ne possédaient pas une éducation politique très développée, sinon celle que leur apportait la vérité officielle, n’en ont pas moins réagi spontanément dans le sens de l’autogestion quand ils se sont trouvés devant la réorganisation de l’économie hongroise.
Au stakhanovisme, à l’aliénation du travail - ils ont répliqué par l’autogestion qui, en cette période de crise intense, leur a permis sur leur lieu de travail de trouver les solutions les plus adéquates aux problèmes concrets devant lesquels ils se trouvaient.
A la planification centraliste de haut en bas, ils ont répliqué par une planification élaborée par les conseils ouvriers issus de la base.
Les travailleurs n’ont nullement cherché le refuge que pouvait leurs apporter l’État paternaliste de Nagy ; ils ont au contraire, élaboré eux-mêmes leur propre programme révolutionnaire.
Bien sûr, un certain nombre de gens prétendent que ces grèves et ces révoltes étaient le fait de contre-révolutionnaires et, comme il est tout de même difficile d’affirmer que les ouvriers ne réagissent pas toujours en fonction de leurs intérêts de classe, on trouve toujours des agitateurs petits-bourgeois qui ont introduit une idéologie étrangère aux intérêts de la classe ouvrière. Mais ceux qui prétendent cela devraient tout de même savoir que les seuls mots d’ordre pour lesquels les ouvriers se soient jamais décidés à prendre les armes, se résument tous à celui-ci : "liberté dans le travail". Il faut donc que ces meneurs petits-bourgeois aient promis aux ouvriers la liberté du travail. Comme les révoltes ouvrières ont réellement eu lieu, il faut donc bien en conclure que les ouvriers espéraient cette libération, ce qui signifie qu’ils avaient conscience d’être aliénés.
Cela est dû, nous l’avons vu, à ce que le travailleur n’a plus l’usage de la plus-value qu’il a créé. L’émancipation du travailleur réside donc dans la restitution de l’usage de sa plus-value : cela signifie qu’il doit pouvoir disposer de l’ensemble de son produit ; par voie de conséquence, il dispose alors de manière collective des moyens de production, de l’orientation de la production, du mode de distribution. Par ces mesures, les moyens de production ne sont plus séparés du producteur.
Cette réconciliation s’appelle l’autogestion.
III - L’AUTOGESTION
1) Critique de l’État
"Ne s’étant pas elle-même organisée, en conséquence, la société a graduellement cherché et offert à faire administrer certains domaines de sa vie par l’Etat, lequel porte en soi une tendance naturelle et innée à diriger les hommes" (p. 14, op. cit .).
Dès lors, l’alternative est claire : "ou la bureaucratie administrera les affaires sociales, en menaçant de ce fait les intérêts de classe et la position des producteurs, ou bien la classe ouvrière gérera les affaires sociales, en se servant de la bureaucratie comme d’un moyen" (p. 15 id). Ceci nous amène à poser la deuxième question qui nous intéresse :
2) La philosophie de l’Autogestion :
Il faut donner au mot d’Autogestion toute son ampleur et sa généralité, et montrer que le socialisme sera celui de la gestion directe des producteurs ou bien ne sera pas - "La conception idéologico-politique de l’autogestion sociale implique les changements qualitatifs à opérer dans toute la structure socio-économique et politique, avec les conséquences adéquates dans tous les autres domaines de la vie sociale, sans excepter aucune de ses sphères. Afin d’illustrer l’ampleur de ces changements, il suffit de rappeler qu’il s’agit du processus d’élévation de l’homme moyen, producteur direct et citoyen, au niveau de gestionnaire des affaires sociales. L’inclusion du travailleur-producteur dans le processus de gestion de la production matérielle est un acte de portée historique mondiale. En effet, il convient de ne pas perdre de vue que jamais dans l’histoire des sociétés de classe, il n’était possible d’inclure dans la gestion les classes opprimées. Au contraire, c’était le droit presque absolu des classes et couches dirigeantes. Les grandes propriétés foncières en régime d’esclavage, les grandes propriétés féodales, l’usine capitaliste, étaient dirigées exclusivement par leurs propriétaires, tandis que les personnes opprimées étaient les objets de cette direction, Dans la structure socio-économique étatiste, bien que le pouvoir des capitalistes ait été renversé, le droit de gestion n’appartient pas non plus au producteur, mais à l’appareil d’Etat. Alors que tous les bouleversements antérieurs dans l’histoire de la société humaine, y compris les bouleversements révolutionnaires, en renversant les structures sociales périmées, formaient toujours, sous telle ou telle forme, une structure sociale où existait une couche sociale à part qui gouvernait les hommes, - le sort de la conception de l’autogestion sociale dépend de sa capacité de prévenir un tel processus." (p. 26-27, op .cit .).
Il nous faut maintenant préciser de quelle autogestion s’agit-il. En effet, l’autogestion ne doit pas consacrer la participation des masses à la gestion seulement au niveau des cellules socio-économiques de base, mais aussi aux niveaux centraux de la société, vu que "toute tentative faite pour entraver l’influence des masses sur la prise des décisions des organes centraux de la société ne tarderait pas à se traduire par des désaccords et conflits entre deux tendances : tendance d’autogestion dans les cellules de base et, tendance étatiste dans les organes de gestion centraux, ce qui provoquerait de nombreux conflits sociaux et aboutirait, selon toute vraisemblance, à la victoire temporaire de la composante "d’État" sur la composante "d’autogestion" (p. 35, id.). Car en fonction du principe de l’unité interne de la production de l’organe social : "si les travailleurs ne dominent pas les rapports sociaux dans leur ensemble, dans ce cas-là, ils ne dominent pas non plus leurs différents secteurs" (p. 36, id.), ce principe exige donc que les différentes entreprises collaborent spontanément entre elles, se spécialisent et s’intègrent, ceci sous la direction de la libre association des producteurs.
Essayons de voir, à travers d’un exemple précis, comme se réalise cette libre association.
Considérons, par exemple, la constitution yougoslave : l’article 10 de la constitution de la RSF de Yougoslavie précise le cadre de cette organisation : "l’organisation du travail et de la gestion au sein de l’organisation du travail doit permettre aux travailleurs de statuer le plus directement possible à chaque stade et à toutes les phases du procès de travail qui constituent un tout, sur les questions intéressant le travail, la règlementation des rapports mutuels et les autres questions concernant leur condition économique" (p. 126, id).
a) Le conseil ouvrier est l’organe de gestion suprême de l’entreprise. Il statue à ses réunions sur les questions fondamentales, intéressant l’activité économique, l’organisation et les rapports internes dans l’entreprise ; il est élu pour 2 ans, renouvelable par ½ tous les ans, par tous les travailleurs qui présentent eux-mêmes les listes des candidats. La réélection d’un membre est interdite. Ses séances sont ouvertes à tous ceux qui veulent y assister.
b) Le comité de gestion, exécute, en gros, les décisions du conseil ouvrier qui l’élit et le contrôle et devant lequel il est responsable. Le conseil ouvrier peut, en plus, le révoquer à tout instant.
L’appartenance à ces deux comités est non rémunérée.
c) Le directeur dirige l’activité de l’organisation de travail, exécute les décisions du conseil ouvrier et des autres organes de gestion et représente à l’extérieur l’organisation. Il est nommé par le conseil ouvrier, par la voie de concours, pour 4 ans ; il est rééligible mais révocable à tout instant.
Pour terminer enfin, ajoutons qu’en plus de ces organes élus, "la pratique d’autogestion a formé plusieurs autres possibilités de participation de tous les travailleurs à la gestion, dont les trois suivantes sont les plus importantes :
a) Tous les projets de décisions majeurs, élaborés par les organes d’autogestion, doivent être débattus au préalable par les travailleurs, à l’occasion de leurs réunions, selon les sections et exploitations de l’entreprise, formulant des propositions, observations et réclamations de leurs unités de travail respectives, sur lesquelles le conseil ouvrier est tenu de prendre position et en informer les travailleurs.
b) Les exploitations et sections plus importantes ont également leurs organes d’autogestion élus (conseils ouvriers et comités de gestion des exploitations), ou bien tous les travailleurs statuent directement, à leurs réunions, sur les problèmes intéressants leurs unités de travail respectives". (p. 129, id).
En essayant de répondre théoriquement, puis concrètement, à l’idéologie centraliste de l’efficacité, notre critique a rejoint la réalité actuelle des pays "socialistes". Quelle est la signification de toutes ces "réformes économiques" tendant à donner plus d’autonomie aux entreprises, sinon une critique implicite de la gestion bureaucratique centraliste qui ne semble pas répondre aux critères d’efficacité, tant vénérée par l’idéologie bourgeoise comme par l’idéologie "bolchéviko-stalinienne". Toutefois, le problème de la nécessité d’une période d’accumulation du capital et de développement des forces de production, conditions objectives pour commencer à construire le socialisme, s’il n’est pas encore suffisamment éclairci, il a bien montré son caractère de prétexte anti-révolutionnaire, par l’argumentation centraliste qu’il utilise, puisqu’il bloque toute l’activité des masses et, qu’enfin, 50 années de transition ont fait supporter au prolétariat russe et des pays colonisés après 1944, une surexploitation qui n’est pas à la mesure des résultats enregistrés.
Nous nous emploierons encore à montrer le caractère réactionnaire de l’idéologie avant-gardiste bureaucratique, qui n’est qu’une nouvelle forme d’exploitation et affirmerons, comme les dernières insurrections révolutionnaires l’ont montré, que la révolution sera anti-bureaucratique, anti-centraliste, ou ne le sera pas.
LA QUESTION PAYSANNE
L’exemple concret de la lutte de classe en Algérie, menée par les paysans, peut nous aider à mieux comprendre et à mieux poser le problème de la place des paysans dans le processus autogestionnaire.
La classe paysanne est-elle (par sa situation géographique isolée) "particulariste", c’est-à-dire incapable de s’élever à un niveau de conscience collectif ?
S’il y a une particularité du problème paysan, c’est celle de la spécificité de chaque région.
La généralisation dans le domaine de la paysannerie et de ses problèmes est quasi-impossible, parce qu’il est rare sinon impossible de trouver deux régions agricoles où les mêmes problèmes se posent. Nous pouvons pourtant montrer que la spécificité de chaque région dépend de quatre éléments :
Du niveau de développement des forces productives et du développement technique.
Du système de propriété (féodales, capitalistes latifundistes, etc.).
Des conditions climatiques, des qualités géologiques de la région.
Enfin du niveau de conscience et de connaissance technique des paysans (traditions, innovations, compréhension de leur situation, etc.)
La collectivisation de la terre, seule peut permettre le développement de la production agricole. Les grandes superficies appellent la mécanisation (liée à l’industrialisation) et une culture intensive, donc l’emploi d’engrais chimiques.
Cette modernisation de l’exploitation agricole donne aux paysans conscience de ce qu’est un travail collectif, brise ainsi l’individualisme naturel imposé par une agriculture arriérée.
Nous voyons bien alors comment la transformation de l’homme est directement liée au développement des forces productives.
L’autogestion est directement le dépassement de cette évolution nécessaire ; elle exige la collectivisation, et veut que le travail collectif de production ne soit pas aliéné par une exploitation.
Comment expliquer alors que les "pays socialistes" aient eu tant de problèmes pour collectiviser l’agriculture ? par exemple :
En Kirghize, vers 1927-28, 3/4 du cheptel fut tué par les paysans eux-mêmes pour qu’il ne tombe pas aux mains des bolcheviques (cité par Dumont dans Kolkoze ou Sovkoze ou la problématique communiste, p. 144, Seuil 1964.) ;
En Yougoslavie, 30 % des paysans refusent en 1950 la collectivisation forcée et retournent à la propriété privée.
Cela a-t-il pour signification que les paysans sont en général et en tant que classe d’un bas niveau de conscience révolutionnaire ?
Ce schéma trop simpliste est à remettre, en question. Reprenons comme exemple, le secteur révolutionnaire de lutte de classe en Algérie, celui de l’autogestion. Celle-ci s’est développée dans les grandes fermes plus ou moins mécanisées, là où les forces productives étaient déjà assez développées.
La spontanéité des paysans a continué et rejoint la lutte des ouvriers pour le renversement de l’exploitation.
Le travail collectif n’est pas plus étranger aux paysans qu’au ouvriers dans la mesure où la production agricole est suffisamment modernisée pour rendre possible le travail collectif.
Il est donc bien inutile dans des conditions de production féodale ou quasi-féodale d’imposer une collectivisation forcée, répressive, totalitaire étant donné que quand le niveau des forces productives n’est pas assez développé, il est impossible de procurer aux paysans en échange de la remise d’une partie de leur récolte à la collectivité, les machines et engrais nécessaires au développement de l’élevage et de la culture.
Une collectivisation forcée pousse le paysan au désespoir, au suicide qui est de brûler sa récolte, son bétail : "plutôt mourir que d’accepter une telle surexploitation".
Par contre, dans des conditions de lutte données, traditionnelles, la collectivisation autogestionnaire, mise en place par les paysans eux-mêmes ; (comme nous l’avons vu en Espagne) entraine un développement rapide de la production.
L’effort, la créativité, l’esprit de lutte, toutes ces qualités que montrent les paysans lorsqu’eux-mêmes ont compris la signification de la collectivisation ; cet enthousiasme ne peut être demandé par une collectivisation étatisée et totalitaire, une surexploitation contre laquelle les révoltes et les guerres paysannes se sont toujours soulevées.
L’AUTOGESTION UNE CONCEPTION GLOBALE DE LA REVOLUTION
Si le projet révolutionnaire est bien de réconcilier l’homme avec lui-même et avec son travail redevenu libre, l’autogestion est bien la réalisation de ce projet.
En effet l’autogestion, qui fait des producteurs les responsables de l’ensemble de la production et de la répartition des ressources, et des individus, les responsables de leur propre vie et la source de toutes les règles qui organisent la vie sociale, est une contestation globale de la société d’exploitation, parce qu’elle porte la critique à ses niveaux les plus fondamentaux : ceux de l’homme, du travail comme de l’idéologie.
L’homme nouveau.
L’autogestion n’est pas uniquement une contestation du secteur économique, elle est une contestation de tous les secteurs de la vie, et particulièrement de l’idéologie qui est le reflet des conditions de l’exploitation et de l’oppression. Cette idéologie reproduit les rapports de domination de classe.
L’idéologie de la classe dominante est celle de la séparation, séparation en classes, séparation du travail (manuel et intellectuel), séparation des travailleurs en catégories, en organisations concurrentes, séparés de la culture, de l’éducation, et simplement unifiés par la discipline, par la militarisation du travail, par l’autorité oppressive de l’état.
L’autogestion, c’est combattre tout ce qui empêche l’homme de se reconnaitre, c’est combattre toutes les propagandes, intoxication, religion, tabou, terrorisme intellectuel, c’est dans tous les secteurs de la vie chercher la libération de l’homme (culture, pédagogie, arts, etc.). Aller de l’embrigadement à l’épanouissement, du privilège à la collectivité, du rafistolage à la création.
L’autogestion, c’est la destruction des structures de perpétuation de l’oppression et de l’aliénation, c’est la transformation des relations entre les hommes, entre l’homme et la nature, et en même temps la transformation de l’homme lui-même.
L’autogestion c’est une ligne politique.
On comprend dès lors que l’autogestion soit une théorie qui est au centre de toutes démarches révolutionnaires.
Cette conception de la révolution, montre que l’autogestion ne peut-être un (petit) problème entre autres. Un problème pseudo-économique de gestion ouvrière, de contrôle, mais qu’il est le problème fondamental de la révolution et qu’il justifie sa place centrale dans notre ligne politique.
Notre pratique, nos travaux théoriques tendront de plus en plus à rendre impossible l’ignorance de l’autogestion à tous ceux qui ont un projet révolutionnaire et en particulier si de nouvelles organisations se développent sous la poussée de conditions objectives, que l’autogestion soit un des thèmes inaliénables de discussion et d’organisation.
Enfin il s’agit d’une ligne politique parce qu’il est temps d’essayer de populariser l’idée d’autogestion, de la faire connaître parmi les travailleurs ou plutôt de les faire s’y reconnaitre.
[1] Toutes les citations sont extraites du livre de Dusan Bilandzic : Gestion de l’Economie Yougoslave - Belgrade, 1967.
[2] Nous soulignons.
[3] Nous soulignons.