G.A.A.R. (Groupes Anarchistes d'Action Révolutionnaires)
In Noir et rouge # 6 de mars 1957
I Déclaration de principes des G.A.A.R.
La société humaine vit en ce moment une crise profonde. Deux grands blocs de puissances se disputent le monde. Aucun de ces deux blocs ne représente les véritables intérêts et le bonheur de l’Humanité
La Russie et ses satellites sont des États totalitaires où le capitalisme privé a été renversé et remplacé par le capitalisme d’État et où une nouvelle classe exploiteuse, la technobureaucratie y a établi son pouvoir économique par l’intermédiaire du pouvoir dictatorial d’un parti. Leur puissant expansionnisme, leur organisation mondiale et leur propagande pseudo-ouvrière font qu’ils menacent d’une manière évidente la liberté partout dans le monde.
Bien que les États-Unis et quelques-uns de leurs alliés tenants du Capitalisme privé, entretiennent toujours certains aspects de la Démocratie politique, ils sont ― à travers des formes variées de prétendu « bien-être » ― en train d’évoluer vers une forme totalitaire. Dans le conflit mondial, ils cherchent, par tous les moyens, la mainmise sur les marchés internationaux pour écouler leur production excédentaire. Ils soutiennent également des régimes coloniaux et semi-féodaux, contre lesquels les populations indigènes sont en révolte active.
En dernière analyse, les anarchistes révolutionnaires ne peuvent ni s’inféoder à un bloc ou à un autre, ni le soutenir. Se plaçant sur le terrain de classe, ils se déclarent solidaires des prolétaires du monde entier. Ils estiment que la seule solution pour un monde surexploité, en état de guerre permanent et menacé de la destruction atomique, réside dans un nouvel ordre social, libre et sans classe, qui reste encore à réaliser.
II. Le fédéralisme et la société libertaire
Il ne nous est pas possible d’indiquer à l’avance ce que sera la société libertaire, mais les expériences du passé peuvent nous montrer quelques-unes des grandes lignes de l’évolution sociale future. Nous savons déjà que certaines choses doivent être faites et que certaines erreurs doivent être évitées.
Le principe d’autorité qui corrompt les individus qui l’exercent et crée la source de toute oppression doit être supprimé.
L’individu a droit, à tous égards, à la plus entière liberté, pour autant que sa liberté ne nuit pas à la liberté des autres, ne la met pas en danger ou n’empiète pas sur elle.
Les classifications sociales artificielles (nationalisme, racisme, etc.) doivent être remplacées par le principe de solidarité.
Les morales traditionnelles et la « moralité » surannée et fausse des églises doivent être remplacées par une éthique humanitaire.
L’État politique doit être liquidé et remplacé par une fédération de communautés libres, de conseils ouvriers et de coopératives à l’échelle mondiale et fonctionnant d’après les principes de l’aide mutuelle et du pacte librement consenti.
Économiquement, la nouvelle société doit se fixer pour but le remplacement du gouvernement des hommes par l’administration des choses. Elle sera basée sur les besoins de la totalité des individus et non sur le profit de quelques-uns seulement d’entre eux.
Pour le bénéfice de tous les membres de la communauté humaine, la production et la distribution seront organisées d’après un plan souple. Ce plan sera élaboré par un accord mutuel des producteurs et des consommateurs directement intéressés. Il sera organisé sur la base locale, régionale et mondiale. Chaque individu aura droit au meilleur de ce que l’effort collectif pourra lui donner ; en échange, chacun devra contribuer au bien-être général au mieux de ses capacités. Cette société sera donc : communiste, sans classe, sans gouvernement et fédéraliste. Elle rendra possible la plus grande liberté individuelle.
III. La révolution et l’État
La Société Communiste Libertaire ne peut être que le résultat de la Révolution sociale, qu’elle soit violente ou non. Le caractère de la Révolution doit être, avant tout, négatif, destructif. Il ne s’agit pas d’améliorer certaines institutions du passé pour les adapter à une société nouvelle, mais de les supprimer. En même temps, la Révolution a un côté positif, c’est la prise de possession des instruments de travail et de toutes les richesses par les travailleurs. Pour nous, seule, la lutte de classes opprimées et exploitées est capable d’atteindre ce but.
Les anarchistes révolutionnaires n’accepteront pas les vieux clichés politiques et sociaux. Ils chercheront de nouvelles solutions, tout en réexaminant les vieux mouvements dont ils tireront ce que le temps et l’expérience ont prouvé être valable. Ils rejetteront ce qui, dans ces mouvements est faux et ce qui est dépassé.
De nouvelles sources d’exploitations naissent en dehors de la propriété directe des moyens de production. La lutte révolutionnaire de classe n’existe que lorsqu’il y a « conscience de classe » (conscience qui doit aboutir au refus des valeurs bourgeoises). Ce qui implique un choix sur le plan éthique. C’est pourquoi la notion marxiste stalinienne définissant les classes d’une manière schématique nettement délimitée et strictement calquée sur les phénomènes économiques ne correspond qu’imparfaitement à la réalité dans le stade actuel de la société capitaliste.
L’État est, par nature, un instrument de domination et ne peut servir, de ce fait, au progrès social. On a essayé de l’utiliser en Russie, pour une période « temporaire de transition ». Les résultats ont été désastreux.
L’action parlementaire et la participation directe aux élections dans le système actuel ne servent qu’à distraire l’attention et les efforts des exploités du combat de classe contre leurs exploiteurs. L’action directe est la seule arme efficace des exploités.
Au cours de la Révolution espagnole, les véritables objectifs ont été perdus de vue, parce que l’on a accordé à l’unité une importance hors de proportion par rapport au but poursuivi. La collaboration avec les politiciens républicains et staliniens, au sein du gouvernement, a provoqué la liquidation des comités révolutionnaires et a fait perdre au peuple son moral, a fait échouer la Révolution, et, avec elle, la guerre contre le fascisme.
En Russie, le triomphe des conceptions centralistes et du principe du parti unique ― application des théories fondamentales des marxistes et qui doivent, selon eux, mener la Société vers l’Anarchie, par dépérissement de l’État ― a fait dégénérer une révolution populaire et l’a transformé en un super-État basé sur l’esclavage économique, moral et culturel le plus abject.
L’indépendance nationale des territoires coloniaux doit être considérée comme une condition indispensable de l’émancipation sociale, car elle crée, en soustrayant un peuple à l’appareil de répression d’un État impérialiste — tout en affaiblissant cet État ― les possibilités pour ce peuple de faire sa révolution en supprimant ses propres exploiteurs.
IV. Principes organisationnels
L’organisation spécifique anarchiste communiste se fixe pour but la prise de conscience des exploités pour qu’ils agissent dans la perspective de la Révolution qui permettra la réalisation. De la future société libertaire.
Nous apporterons notre soutien, en tout temps, au combat contre les exploiteurs, pour la construction d’organisations ouvrières et communautaires indépendantes du contrôle politique et de la réglementation gouvernementale. Ces organismes sont destinés à former la base de la future société libertaire.
Sur le plan de l’action directe, l’organisation anarchiste communiste accepte l’alliance avec des militants ou groupes de militants prolétariens dans des actions communes, sur des buts immédiats ou limités, pourvu que l’enjeu de la lutte représente un progrès dans le sens de l’émancipation ouvrière. Elle se réserve, en tout cas, le droit de présenter ses propres positions.
La participation au travail de notre organisation doit être volontaire. Elle doit, cependant, comporter un sens suffisant de la responsabilité pour que les inclinations et les antipathies de chacun soient subordonnées librement et volontairement à l’intérêt d’une organisation suffisante afin d’effectuer efficacement la coordination des activités des groupes.
L’organisation spécifique anarchiste communiste est constituée par une fédération de groupes affinitaires qui se sont mis d’accord sur le principe de l’UNITÉ IDÉOLOGIQUE, en vue de présenter un front uni des anarchistes engagés dans la lutte sociale.
L’UNITÉ IDÉOLOGIQUE n’est pas constituée par des principes rigides, elle pourra être révisée en fonction des adaptations nécessaires à la situation économique et sociale.
L’UNITÉ IDÉOLOGIQUE entraîne l’UNITÉ TACTIQUE. Pour nous, l’UNITÉ TACTIQUE, c’est la constatation par l’organisation tout entière de la réussite de telle ou telle méthode par tel ou tel groupe et l’engagement libre de la part des autres de l’employer à leur tour. C’est la constatation par tous les groupes de la nécessité d’employer une tactique commune sur tel ou tel problème précis reconnu par tous comme se posant à l’ensemble. Pour le reste, il est conforme au fédéralisme que chaque groupe agisse comme il l’entend.
Nous élaborerons, ainsi, les bases sur lesquelles des individus libres peuvent s’organiser pour une action efficace et cependant demeurer libres. Dans cet esprit, avec les idéaux, et en tendant vers le but exprimé dans cette déclaration, allons de l’avant, librement et solidairement, dans la fraternité.
L'Organisation Pensée Bataille (O.P.B.)
Extraits du « Mémorandum du groupe Kronstadt »
L'O.P.B.
L'O.P.B. (Organisation « Pensée Bataille »), c'est le parti clandestin qui, actuellement dirige notre F.C.L.
Ce parti s'est constitué secrètement en janvier 1950 à l'intérieur de la Fédération anarchiste dans le but de transformer celle-ci en organisation de lutte de classe.
Composé d'un petit nombre de militants (dix-sept à l'origine), l'O.P.B. S'est révélée dès le départ, grâce à son caractère secret, un instrument de noyautage efficace pour conquérir les postes responsables locaux, régionaux et nationaux. 18 mois après sa création, au congrès de Lille (1951), l'O.P.B. S'assurait le contrôle absolu de la Région Parisienne.
Ces résultats ont été possibles pour deux raisons majeures :
1)le manque de vigilance de la part des groupes ;
2)l'organisation quasi-militaire de l'O.P.B.
Depuis 1945, l'histoire de la F.A.F. n'est qu'une suite de concessions faites, congrès après congrès par les anarchistes aux responsables nationaux qui, d'années en années, élargissaient les pouvoirs du Comité National (C.N.) au point d'en faire l'outil essentiel de l'Organisation, non seulement d'ordre administratif, mais encore d'ordre idéologique. A la naissance de l'O.P.B., les groupes usaient de leurs droits élémentaires d'examen des activités du C.N.
L'O.P.B., parti clandestin, a ses propres statuts et déclaration de principes. Elle dispose de militants qui, selon les statuts, avant d'être membre de la F.A. sont « avant tout aux ordres de l'O.P.B. ». Elle a à sa tête un bureau composé de trois membres. Les cotisations obligatoires sont de 500 à 2 000 francs par mois et par militant. Ces cotisations donnaient à l'O.P.B. Des moyens financiers solides, utilisés par exemple pour financer les déplacements des membres O.P.B. Les adhésions à l'O.P.B. Se font par cooptation après enquête sur le passé du futur militant et sur propositions de deux parrains.
Les assemblées plénières de l'O.P.B. ont lieu tous les 15 jours, parfois toutes les semaines. Ces réunions sont obligatoires pour tous, les décisions qui y sont prises sont exécutoires par tous, y compris ceux qui ont voté contre : le bureau de l'O.P.B. est d'ailleurs chargé de faire respecter par les militants ces décisions qui sont appliqués dans la F.A.F. (dans les groupes, au Comité de la Région Parisienne, et au Comité National).
Dans les groupes, les militants O.P.B. doivent s'assurer les secrétariats, inciter, en montrant l'exemple, au collage et à la criée, détecter les éléments suscptibles d'entrer à l'O.P.B. Dans les groupes encore, les militants O.P.B. font adopter des motions allant toutes dans le même sens en vue des congrès.
Dans les comités responsables, notamment au C.N. les militants O.P.B. s'efforcent de l'emporter sur les militants F.A.F. par des votes majoritaires jusqu'au moment où le C.N. sera totalement sous le contrôle du parti clandestin.
Les groupes Paris 19ième, Paris-Est, Paris 14ième, Paris 18ième, Sacco et Vanzetti, Boulogne-Billancourt, Paris-Centre, Paris-Nord, F.A.4 (Marseille) et Narbonne sont noyautés par l'O.P.B. Et votent ensemble dans les congrès s'assurant facilement la majorité devant les autres groupes plus nombreux mais divisés.
Après le congrès de Bordeaux, la victoire de l'O.P.B. est totale. Ceux qui ne peuvent rester dans la F.A.F. se retirant et se groupant autour de l'Entente anarchiste.
Toutefois au cours des années 1950, 1951, 1952, 1953 et 1954, le parti clandestin connaît des crises internes. Sur les 17 militants réunis lors de la création de l'O.P.B., il n'en reste en 1954, que six dont trois sont aujourd'hui les 3 membres du bureau de l'O.P.B. Le parti clandestin a facilité les ambitions personnelles : peu à peu, le caractère collégial de l'O.P.B. a fait place à l'autorité d'un seul : le secrétaire de l'O.P.B.
lors de sa fondation, le parti clandestin avait comme but de propager « l'Anarchisme social », il n'était nullement question d'utiliser le matérialisme historique comme base idéologique ni de vider la F.A.F. de son contenu fédéraliste pour y substituer un centralisme bureaucratique tel que nous le connaissons actuellement dans la F.C.L.
Pourtant cette évolution s'est faite logiquement : l'orientation en était prise dans le moment où l'O.P.B. se constituait en dehors des principes et statuts de la F.A.F. pour entreprendre un travail de noyautage.
Les antécédents de l'O.P.B.
Il serait faux de penser que dans la F.A.F. le fédéralisme était respecté avant janvier 1950, date de la création de l'O.P.B. Avant janvier 1950, il existait déjà un organisme clandestin dont les membres cooptés étaient incontrôlés par la F.A.F. Cet organisme secret était cependant admis par l'ensemble du mouvement... il s'agit du groupe d'auto-défense.
Le groupe d'auto-défense, placé théoriquement sous la responsabilité du Secrétaire général de la F.A.F. jouissait dans la pratique, de l'autonomie la plus complète et ne rendait de comptes à personne. Dans les congrès comme au comité national, le groupe d'auto-défense était un sujet tabou.
Quelles étaient les attributions de ce groupe ? Chargé soi-disant d'assurer la sécurité de la F.A.F. en temps de paix comme en temps de guerre, le groupe d'auto-défense, sorte de gendarmerie anarchiste, a surtout permis la réunion d'un groupe de militants qui, par la suite, au sein de l'O.P.B. se sont bien vite élevés au rang de policiers politiques.
On peut dire sans exagération que l'O.P.B. est fille de ce groupe d'auto-défense qui, dans la F.A.F., n'a jamais été combattu mais au contraire toléré par tous, malgré son caractère opposé aux principes généraux de la Fédération.
Conclusions sur l'O.P.B.
Il y a seulement deux façons d'analyser l'affaire O.P.B. avant que l'on considère les agissements fractionnels, secrets et autoritaires avec un préjugé favorable ou défavorable. En effet, on ne peut pas évoquer d'autres raisons ou d'autres critères quant au fond de l'affaire. Le fond simple et clair, c'est le fait même : quelques militants ont organisé une société secrète au sein d'une Fédération anarchiste avec un bureau directeur, répartition des tâches, gestion, discipline quasi-militaire, statuts et objectif, ainsi qu'un but final inavoué et inavouable. Il est difficile, en effet, de prouver péremptoirement que ce but final : la bolchévisation, la prise de direction de la Fédération se trouve à la base de l'O.P.B. pour certains, cela est suffisamment rassurant seulement, il se trouve que dans une question d'ordre idéologique et organisationnel, nous n'avons aucun droit de nous préoccuper des intentions peut-être sincères à l'origine mais qui n'étaient pas pour autant moins déviationnistes dès le départ. On ne peut pas introduire dans une analyse politique la notion sentimentale des « bonnes intentions » et surtout nous ne pouvons pas le faire en tant que militants conscients quand il est question tout simplement des agissements totalement opposés à la base même à la doctrine anarchiste. Croire ou faire semblant de croire qu'on arrivera à mettre sur pied une organisation libertaire et fédéraliste en agissant en cachette et derrière le dos des camarades, en passant par dessus la tête des groupes et assemblées contrairement à tous les principes fédéralistes, s'assurer le contrôle bureaucratique de l'appareil organisationnel, croire qu'en organisant la dictature, on se bat pour la liberté, ne peut avoir d'autre signification que la naïveté ou alors l'absence totale de formation politique anarchiste.
Devant l'absurdité complète de cette situation, nous ne pouvons que constater – et tous les camarades conscients le feront avec nous – que tous les membres de l'O.P.B. par le seul fait d'appartenance à cette clique cessaient d'être des militants anarchistes en vertu des statuts aussi bien anciens que présents en vertu de toutes les déclarations de principes depuis que le mouvement existe, y compris même la dernière. Nous réviserons nos positions envers ces camarades et nous les considérerons comme réintégrés au sein de la Fédération aux conditions nécessaires et suffisantes suivantes :
1)Reconnaître que l'appartenance à un groupement clandestin autoritaire, au sein du mouvement anarchiste est contraire à l'idéologie que nous défendons. Reconnaître que l'erreur provient du fait même de l'appartenance à un tel groupement et non de considérations de résultats ou de points de détail. Le principe de ces méthodes doit être condamné par une analyse idéologique sérieuse faîte ou acceptée par ces camarades.
2)Continuer à travailler au sein de la Fédération comme tout autre militant.
Nous sommes obligés de constater que S. Ninn et L. Blanchard, militants du groupe Kronstadt restent les seuls anciens membres de l'O.P.B. qui satisfont à ces conditions. Notons de plus que ces deux camarades ainsi que le camarade Léo, étaient exclus de l'O.P.B. depuis février 1953 à cause de leur attitude anti-autoritaire et à cause de leur position idéologique anarchiste.
Il serait logique d'arrêter là notre analyse et de citer pour finir une phrase de Malatesta, admirable par sa justesse et par son actualité :
« Marcher vers l'anarchie ne peut pas signifier le reniement de l'anarchisme à travers la constitution d'un gouvernement de soi-disant anarchistes. Il faut tendre vers ce que l'on veut en faisant ce que l'on peut. »
in Pensiero e volonta # 4, Rome, du 15 février 1924
Statuts de l’O.P.B. (1949)
Texte reproduit en annexe du livre de Georges Fontenis, L’Autre communisme..., op. cit., p. 292-294.
Les présents statuts ont été conçus à l’échelle des effectifs actuels et sont susceptibles de modifications en cas d’expansion d’O.P.B., sauf en ce qui concerne les principes et les buts.
I. Buts de l’organisation
L’organisation régie par les présents statuts rassemble des militants de l’anarchisme social en vue de travailler à la réalisation du but suivant : transformer les mouvements anarchistes le plus possible dans le sens d’organisations efficaces et sérieuses défendant un corps de doctrine cohérent, pouvant être ainsi résumé :
La construction d’une société anarchiste suppose une période de lutte révolutionnaire plus ou moins longue, plus ou moins violente, de prise par le peuple des moyens de production, d’échange, de répartition, de transmission. Pendant cette période, le peuple exerce un pouvoir révolutionnaire direct diamétralement opposé au pouvoir d’État, État étant entendu dans son sens historique de domination de l’ensemble de la Société par un appareil exerçant son autorité en dehors de toute volonté ou contrôle réels du peuple !
Les organes de ce pouvoir direct sont les organisations populaires fédérales (comités de lutte révolutionnaire, conseils, syndicats, communes, coopératives, etc...) avec les seules centralisations imposées par la nature même des relations à établir. La pratique du peuple organisateur s’oppose ainsi à la naissance et au développement d’une bureaucratie permanente et privilégiée, la pratique du peuple en arrmes - milices populaires contrôlées par tous les organismes économiques et sociaux - s’oppose à l’existence d’une caste militaire ou policière séparée du peuple.
La volonté de suppression des classes, des privilèges et d’autre part les nécessités de la vie sociale dans un monde hautement industrialisé et technicien conduit à résumer la volonté de transformation anarchiste par la formule suivante : Equivalence des conditions, hiérarchie ou spécialisation des fonctions, étant bien entendu que les techniciens, tant dans le domaine administratif qu’industriel ou de la lutte violente, ne peuvent avoir d’autorité que technique, que d’autre part les éléments les plus marquants, montrant le plus d’initiatives dans la lutte ou la construction ne peuvent avoir d’autorité que technique, que d’autre part les éléments les plus marquants, montrant le plus d’initiatives dans la lutte ou la construction ne peuvent avoir d’autorité que morale et du consentement de tous.
II. Modalités de l’action
Article 1 : Le but des militant de l’O.P.B. peut être atteint à la fois en défendant son programme et en donnant l’exemple du sérieux, de la discipline (c’est-à-dire du respect des engagements pris), de la cohérence, du dévouement !
Article 2 : O.P.B. est considérée par tous ses membres comme leur point de ralliement essentiel, leur base commune de travail la plus solide. En conséquence, un militant de O.P.B. ne pourra appartenir à aucune organisation ou liaison dont les buts sont contraires à ceux de l’O.P.B. sauf en cas de délégation de celle-ci. Dans toute organisation, même dans celles dont les principes seraient voisins de O.P.B., un militant de l’O.P.B. sera d’abord au service de O.P.B.
Article 3 : Dans leur action, O.P.B. et ses militants ne doivent en aucun cas laisser supposer l’existence de la liaison, O.P.B. est une organisation de caractère secret.
Article 4 : Dans les mouvements anarchistes, les militants O.P.B. doivent viser d’abord à répandre leur programme, à acquérir l’influence à la base. Ils doivent donc être présents et actifs dans leurs groupes, commissions, assemblées, congrès, etc. Ils doivent aussi accepter les responsabilités à tous les échelons s’ils sont capables de les assumer, mais cette acceptation doit être décidée en commun, au sein de O.P.B.
III. Fonctionnement
On ne peut appartenir à O.P.B. par simple adhésion mais par cooptation prononcée après enquête et à la majorité des deux tiers. Un militant coopté doit répondre à tout questionnaire fixé par l’organisation. Les seules sanctions sont : l’avertissement, la suspension pour un temps d’au moins six mois ou l’exclusion.
La démission n’est acceptée que si O.P.B. n’a rien à reprocher au démissionnaire, sinon, il y a lieu de prendre une sanction d’exclusion.
Tout militant en activité, suspendu, exclu ou démissionnaire doit observer le secret absolu sur O.P.B. et les militants qui la composent. Tout manquement à cet égard entraîne les mesures judiciaires adéquates par O.P.B. et pouvant aller jusqu’à la suppression en cas de dénonciation mettant en danger la sécurité des militants.
La structure de l’O.P.B. est la suivante :
L'O.P.B., en assemblée générale, élabore chaque année (ou semestre, ou trimestre) le plan des activités de l’organisation. Elle élit un responsable du Plan, un responsable au Contrôle et un conseiller.
En assemblée générale, comme à tous les échelons, les décisions sont prises à la majorité absolue.
Le responsable au Plan, le responsable au contrôle et le conseiller constituent le Bureau de l’organisation. Le bureau est chargé de mettre au point les moyens les meilleurs propres à l’exécution du Plan décidée par l’assemblée générale.
Le responsable au Plan a pour tâche de faire exécuter le plan élaboré par l’assemblée générale en assumant la direction des tâches des militants. Ce responsable après examen avec le Bureau de l’organisation choisit les militants qu’il estime les plus aptes aux tâches et fait en sorte que ceux-ci apportent une complète adhésion à leur accomplissement.
Le responsable au Plan suscite les rapports d’activité des militants qui sont examinés par le Bureau et, éventuellement, soumis à l’assemblée générale.
Le conseiller est adjoint au responsable au Plan.
Le responsable au contrôle a pour tâches :
1)de convoquer le cas échéant la commission de Contrôle.
2)de faire effectuer le contrôle de la trésorerie.
3)de la sécurité de l’Organisation.
La commission de contrôle est formée outre le responsable au Contrôle de deux membres choisis dans l’organisation à tour de rôle, ces deux membres sont choisis par le responsable au Contrôle.
La commission de contrôle a pour tâches d’étudier les suspensions, exclusions et démissions. Ses rapports sont soumis à l’assemblée. En ce qui concerne les cooptations, celles-ci sont présentées par le responsable au Contrôle après examen du Bureau et après avoir entendu les parrains à l’assemblée générale pour adoption. Toutefois, le Bureau peut suspendre provisoirement un militant jusqu’à décision prise par l’assemblée générale.
Le militant dans le cadre de ses activités soumet ses activités et ses initiatives à l’approbation du bureau en l’absence de l’assemblée générale. Un minimum de travail à la base (F.A.) est accompli par les militants. Le refus ou la mauvaise exécution des tâches sont portées devant l’assemblée générale par le bureau. L’appréciation définitive est laissée à l’assemblée.
L’assemblée générale se réunit sur convocation du bureau, ou sur proposition des deux tiers de O.P.B. au bureau. L’appréciation définitive en est laissée à l’assemblée.
Toute décision n’est valable que si le 4/5 (approchés par défaut) des militants sont présents, la minorité est tenue de défendre à l’extérieur de O.P.B. la décision prise. Les militants minoritaires peuvent faire inscrire leur nom au procès verbal comme ayant défendu une thèse minoritaire.
Les membres de l’O.P.B. n’usent entre eux que du titre de militant. A leur entrée à O.P.B., ils choisissent un nom de militant qui est seul utilisé à l’intérieur de l’organisation.
Les statuts de l'O.P.B. ne peuvent être modifiés que par une assemblée générale.
GUÉRIN, Cédric. Anarchisme français de 1950 à 1970
Mémoire de Maitrise
Mémoire de Maîtrise : Histoire contemporaine : Lille 3 : 2000, sous la direction de Mr Vandenbussche. Villeneuve d’Ascq : Dactylogramme, 2000. 188 p. ; 30 cm. Bibliogr. p. 181-186
LILLE 3 : Bibliothèque Georges Lefebvre
Chapitre I Le mouvement anarchiste au début des années cinquante
Les Groupes anarchistes d’action révolutionnaire
En 1956, les groupes de Mâcon, Grenoble et Kronstadt, anciennement adhérent de la FCL, vont former les GAAR, Groupes anarchistes d’action révolutionnaire. Cette création fait suite à leur refus d’adhérer à la nouvelle Fédération anarchiste et au refus de cette dernière de voir arriver dans l’organisation des éléments indésirables. Leur refus d’adhérer s’explique pour eux devant le manque d’unité idéologique de la FA, considéré comme fort dommageable à une époque où la nécessité se ressent d’une organisation plus structurée et idéologiquement plus précise. Pendant quatre années, les GAAR vont nourrir de leurs réflexions leur revue Noir et Rouge, cahiers d’études anarchistes communistes. Voulant s’attaquer aux “ tabous ” et aux idées toutes faites de la pensée anarchiste, rejetant toute pensée doctrinale et en somme voulant “ repenser ” l’anarchisme à la lumière de son époque, les GAAR vont être à la base du renouvellement de la pensée communiste libertaire en France et nourrir de réelles controverses à leur sujet, notamment au sein de la FA.
Le premier numéro de la revue paraît en avril 1956. Groupement d’anciens membres d’organisation à orientation révolutionnaire, ces expériences les ont conduit à l’idée “ de nous réunir sur des bases entièrement nouvelles pour combattre ce qui est devenu un conformisme des mouvements de gauche.(…) Cette préoccupation a abouti à la création des Groupes anarchistes d’action révolutionnaire. ” Dès le troisième numéro, les GAAR expliquent le pourquoi de cette entreprise : “ Plusieurs d’ente nous se posèrent sérieusement le problème de l’actualité de l’anarchisme, après une longue et décevante expérience au sein d’un mouvement issu de l’idée libertaire, qu’une déviation marxiste devait amener à accepter, entre autres, la participation à la foire électorale. ” Un autre événement, selon eux aussi tragique, devait les amener à refuser un rapprochement avec l’autre mouvement, la FA : “ D’autre part, la reconstitution d’une nouvelle Fédération, sur les mêmes bases, hélas, que celles de 1945, n’apportait, pour nous, aucune réponse satisfaisante aux questions posées par la dégénérescence de l’ancienne FA. ”
Malgré leur refus d’adhérer à l’une des deux organisations, les GAAR en ont déduit toutefois “ que la doctrine, et aussi l’éthique anarchiste restaient finalement valables, qu’il n’y avait finalement rien d’autre sur le plan politique. ” Leur affiliation à l’expérience de la Fédération communiste libertaire est considérée comme une erreur, tout comme l’expérience elle-même : “ Nous pensons et disons que le fait, pour des libertaires, de vouloir singer les partis politiques, fut une erreur profonde ” , tout comme l’est le principe fondateur de la FA actuelle : “ Nous pensons et disons qu’il également faux de vouloir à tout prix regrouper toutes les tendances de l’anarchisme et que la deuxième erreur, la plus flagrante, est de vouloir le faire sous le couvert d’un grand mouvement. ”
Enfin, les GAAR veulent en finir avec cet état d’esprit inhérent au mouvement qui consiste à s’associer dans une minorité de “ purs ” : “ Nous pensons et disons enfin, et ceci pour tous les libertaires y compris nous-mêmes, qu’il est temps pour les anarchistes de se débarrasser du paternalisme bienveillant, ou, parfois, de l’autoritarisme quasi-despotique des “ leaders ” en tous genres. L’important est de préparer les bases d’un anarchisme rénové. ”
C’est en 1957 que les GAAR publient leur “ Déclarations de principes ”. Ils déclarent ainsi leur fidélité dans le fédéralisme, pierre angulaire de la future société libertaire, et dans la liberté totale de l’individu, “ le principe d’autorité qui corrompt les individus qui l’exercent et crée la source de toute oppression doit être supprimé ” et enfin le remplacement des classifications sociales par le principe de solidarité. La nécessité de la Révolution y est affirmée : “ La société communiste libertaire ne peut être que le résultat de la Révolution sociale, qu’elle soit violente ou non. Le caractère de la révolution doit être avant tout négatif, destructif. Il ne s’agit pas d’améliorer certaines institutions du passé pour les réadapter à une société nouvelle, mais de les supprimer. En même temps, la Révolution a un côté positif, c’est la prise en possession des instruments de travail et de toutes les richesses par les travailleurs. Pour nous, seule la lutte de classes opprimées et exploitées est capable d’atteindre ce but. ” En outre, ils réclament un dépassement de la vieille théorie marxiste, tout en affirmant l’importance et la nécessité de la notion de classe : “ La lutte révolutionnaire de classe n’existe que lorsqu’il y a “ conscience de classe ” (conscience qui doit aboutir au refus des valeurs bourgeoises). Ce qui implique un choix éthique. C’est pourquoi la notion marxiste stalinienne définissant les classes d’une manière schématique nettement délimitée et strictement calquée sur les phénomènes économiques ne correspond qu’imparfaitement à la réalité dans le stade actuel de la société capitaliste. ”
Au sujet des questions d’indépendance nationale, le groupe se veut clair : “ L’indépendance nationale des territoires coloniaux doit être considérée comme une condition indispensable de l’émancipation sociale, car elle crée, en soustrayant un peuple à l’appareil de répression d’un État impérialiste - tout en affaiblissant cet État- les possibilités pour ce peuple de faire sa révolution en supprimant ses propres exploiteurs. ” Dans ses buts et principes organisationnels, l’organisation n’oublie pas son rôle d’éducation : “L’organisation spécifique anarchiste communiste se fixe pour but la prise de conscience des exploités pour qu’ils agissent dans la perspective de la révolution. ” Voyant dans les “ organisations ouvrières et communautaires indépendantes ” la base future de la société libertaire, les GAAR sont constitués par une fédération de groupes affinitaires “ qui se sont mis d’accord sur le principe de L’UNITE IDEOLOGIQUE, en vue de présenter un front uni des anarchistes engagés dans la lutte sociale. L’UNITE IDEOLOGIQUE entraîne L’UNITE TACTIQUE, c’est à dire la constatation par l’organisation entière de la réussite de telle ou telle méthode par tel ou tel groupe et l’engagement libre de la part des autres de l’employer à leur tour.”
Tirer une conclusion de cette “ Déclaration de principes ” oblige à admettre certaines ressemblances avec le courant communiste libertaire de la FCL, notamment à travers les principes d’unité idéologique et tactique. Néanmoins, les traits marxistes, voire léninistes qu’on a pu déceler dans la FCL sont ici absents. L’arrivée dans le mouvement anarchiste des GAAR suscite pourtant quelques doutes au sein de la FA notamment, en raison de leurs origines : “ Nous considérons avec méfiance la nouvelle revue Noir et Rouge aux articles non signés. Certains camarades du groupe disent que Fontenis n’est pas étranger à cette revue anonyme, qui serait selon eux un levain de futures discordes pour torpiller toute tentative de remonter le mouvement libertaire en France. ” Cette remarque renforce la présence au sein de la Fédération d’un “ syndrome Fontenis ” et d’une psychose du complot. Pourtant les premières controverses n’auront pas lieu sur l’orientation communiste libertaire du groupe mais sur sa conception de la guerre coloniale et plus précisément du conflit franco-algérien. Dès la deuxième parution de la revue, le groupe expose ses vues dans l’article de Paul Zorkine Réflexions sur la guerre de partisans comme type de lutte révolutionnaire : “ Il est évident que la question nationale et coloniale devrait être liée à la cause de la révolution. Si la guerre des partisans est la forme naturelle de l’insurrection et de la résistance contre un oppresseur beaucoup plus puissant, le développement et le sens révolutionnaire de cette lutte ne peut être que la conséquence de la maturité politique du prolétariat, de sa conscience de classe, de se force idéologique et de sa capacité de s’organiser. ”
Un an plus tard, le raisonnement est le même et se veut en opposition à celui prôné dans les autres organisations anarchistes ; ainsi les GAAR expriment leurs désaccords avec “ certaines tendances au sein du mouvement anarchiste, où, sous prétexte des divergences d’ordre idéologique (conception, esprit et objectifs de la lutte nationale, rôle de l’État dans la nation algérienne, entre autres) on se complaît dans une attitude équivoque de “ balance ” renvoyant dos à dos les deux parties et aboutissant à un soutien objectif de la présence française en Algérie. ” Il est vrai que les positions exprimées au sein de la FA et du Monde libertaire restent en majorité contre la guerre d’Algérie dans une volonté d’objectivité. Ils admettent pourtant une solution par la voix de Fayolle, peu avant le 13 mai 1958 : “ Il reste une seule vraie solution, celle de la Révolution sociale en France, se prolongeant dans les ex-colonies et soudant dans une marche en commun vers la conquête de la liberté et du bien-être, les peuples métropolitains et indigènes. ”
Cette réflexion traduit chez les anarchistes de la FA la crainte d’une victoire communiste dans la révolution algérienne. Néanmoins, il ne faut pas oublier l’activité des militants de la FA et de la FA elle-même à travers sa participation aux Forces libres de la paix, au Comité syndicaliste révolutionnaire ou au Comité d’action révolutionnaire. Le seul point de ralliement au sein de la FA se trouve dans la condamnation du service militaire et le soutien des objecteurs de conscience. Si on peut décerner deux autres courants au sein de la FA (pacifisme, nationalisme algérien comme un moindre mal), il semble bien que ce soient les thèses de Maurice Joyeux qui prennent le pas et le Monde libertaire pourra écrire : “ Nous sommes contre le colonialisme car nous sommes pour les droits de chacun de disposer de lui-même. Nous sommes contre la guerre d’Algérie car nous pensons que les travailleurs n’ont rien à gagner à cette guerre. Mais cette prise de position contre la guerre d’Algérie ne peut être, en aucun cas, une approbation du FLN. En Algérie, les hommes ne luttent pas pour leur libération mais pour se donner de nouveaux maîtres. Et l’expérience nous a appris que, lorsqu’un peuple prend parti pour l’un ou l’autre des clans qui l’exploitent, la victoire finale de l’un d’eux le replonge, pendant des années, dans ses chaînes. ”
La position de la Fédération tient compte du fait que cette guerre est l’affrontement entre deux bourgeoisies, la bourgeoisie colonialiste et la bourgeoisie autochtone. Les positons de Noir et Rouge et des GAAR sont contraires à ce principe, car “ tout en refusant le nationalisme comme l’impérialisme, on ne peut confondre sciemment l’exploiteur et l’exploité, l’oppresseur et l’opprimé. Pour nous, les anarchistes ne peuvent être qu’être partisans convaincus de la destruction du colonialisme français en Algérie.(…) Nous ne pouvons être moralement qu’avec le peuple algérien combattant, avec son indépendance pour sa vie purement et simplement. ”
Ces tensions idéologiques et tactiques face au problème algérien montrent les premières divergences entre les deux formations anarchistes. Elles ne seront pas les dernières tant les thèmes évoqués dans Noir et Rouge paraissent sur certains points incompatibles avec ceux de la FA. En effet, les GAAR sont en de nombreux points idéologiques les héritiers de Fontenis, en témoigne leur volonté d’efficacité et de renouvellement de la pensée par l’attaque des tabous et l’apport d’autres théories non libertaires. A l’heure où le débat sur les tendances organisée est à son apogée dans la FA, les GAAR, qui en sont une, représentent encore un danger pour les tenants de la FA. En relançant des débats autour de certains points considérés comme acquis pour la plupart des militants, l’équipe des GAAR pose la question de la crédibilité du mouvement officiel. Si l’expérience Fontenis a dévié de ses origines libertaires, la doctrine anarchiste communiste n’en reste pas moins la plus apte à leurs yeux à redorer le blason de l’anarchisme.
De ces relations entre la FA synthésiste et la tendance anarchiste communiste vont se jouer l’avenir des théories anarchistes, car que se soit pour la FA ou pour les GAAR, la situation à l’aube des années soixante n’encourage pas à verser dans l’optimisme. Néanmoins, les différents événements qui ont secoué le mouvement dans les années cinquante ont permis une prise conscience chez les militants qui veulent sortir le mouvement de l’ornière. Au congrès de Montluçon en 1961, une partie des GAAR adhère à la FA et constitue une tendance organisée : l’UGAC, l’Union des groupes anarchistes communistes. De cette expérience dépendra beaucoup la possible unité entre anarchistes et la montée en puissance du mouvement.
GUÉRIN, Cédric. Anarchisme français de 1950 à 1970
Mémoire de Maitrise
Mémoire de Maîtrise : Histoire contemporaine : Lille 3 : 2000, sous la direction de Mr Vandenbussche. Villeneuve d’Ascq : Dactylogramme, 2000. 188 p. ; 30 cm. Bibliogr. p. 181-186
LILLE 3 : Bibliothèque Georges Lefebvre
Expériences et échecs de l’Union des groupes anarchistes-communistes
Le congrès de Trélazé, en 1960, avait reconnu la possibilité au sein de la Fédération anarchiste de la constitution d’une tendance organisée. Il va falloir un an pour que cette motion s’inscrive dans la pratique. En effet, c’est au congrès de Montluçon en 1961, qu’une tendance anarchiste communiste se constitue. L’enjeu qui se présente est double : tout d’abord prouver le bien-fondé de l’existence de tendance organisée et ensuite faire cesser les scissions et différentes querelles des années cinquante. C’est que la tendance anarchiste communiste se démarque par ses origines, qui peuvent faire naître des doutes : les GAAR. En effet, les GAAR procèdent à leur dissolution en 1961, sans pour autant cesser mettre fin à l’expérience de Noir et Rouge. Rassurés par la nouvelle orientation de la FA, certains groupes décident d’y adhérer dans un but de constitution d’une organisation monolithique anarchiste révolutionnaire puissante. Cette tendance prend pour nom l’UGAC, l’Union des groupes anarchistes communistes. Même si la Fédération anarchiste ne recense pas encore le soutien de tous les anarchistes, la constitution d’une tendance organisée donne à ses militants un sentiment de représentation important, voire même exclusif.
Nous étudierons en premier lieu cette tendance anarchiste communiste dans ses méthodes idéologiques et tactiques, puis nous verrons les raisons d’un échec retentissant pour ceux qui réclamaient de toute leur voix la constitution de tendance au sein de la FA.
L’Union des groupes anarchistes-communistes
La scission des GAAR intervient entre 1960et 1961. Les GAAR expliquent leur scission par “ de
nouvelles situations qui ont entraîné différentes décisions ” . Cette nouvelle situation est la possibilité de créer une tendance dans la FA et de préparer au “ regroupement efficace ” que prône la revue depuis 1956 : “ Aujourd’hui, précisément sur ce dernier point, le recrutement, l’unité tactique et l’organisation spécifique des GAAR ont subi un échec. (…) Quelques camarades ont jugé que ce “ regroupement efficace ” était faisable, et l’ont réalisé en créant une tendance anarchiste communiste au sein de la FA depuis 1961. Ces mêmes camarades ont jugé que Noir et Rouge ne les satisfaisait pas, et s’en sont donc désintéressés au moins depuis novembre 1960. ”
Les groupes GAAR ayant rejoint la Fédération sont les groupes Kronstadt, Maison-Alfort, Lille, Strasbourg, Mâcon et Grenoble. L’arrivée et la constitution de l’UGAC ne vont pourtant pas se faire dans la plus simple routine. C’est que les réflexions de Noir et Rouge tout au long des quatre années précédentes incitent les militants à une certaine méfiance. Sur de nombreux points idéologiques, les GAAR se sont montrés les héritiers de Fontenis et leur position face à la FA a été toujours critique. La réactualisation de l’anarchisme qu’ils veulent, à travers l’Union, faire passer dans les faits ne peut que se heurter avec une certaine tradition anarchiste, dont la FA représente la place forte. Ainsi, avant même sa contribution aux travaux de la FA, l’UGAC débute sur un échec. C’est d’ailleurs le sentiment que laisse paraître Maurice Joyeux : “ Au congrès d’Angers, tout a donc recommencé. Deux personnes étaient présentes que nous connaissions peu ou mal, Paul et Henri. Tous deux avaient fait partie de l’équipe Fontenis. Allègrement, ils avaient participé à notre expulsion de la FA. Puis, avec l’équipe e Noir et Rouge, ils s’étaient opposés à leurs complices au moment du partage des dépouilles. (…) Le fait est qu’ils demandaient leur réintégration à la Fédération anarchiste…nous assistâmes alors à un scénario typique e nos congrès, et mérite d’être examiné. Certains dont j’étais se montraient méfiants. D’autres, déjà, nous jouaient la grande comédie sentimentale. Le passé était le passé, nous ne craignons plus rien car notre organisation était à l’abri de toute aventure. ”
Le personnage emblématique de cette tendance est Paul Zorkine. Né en 1921 au Monténégro, celui-ci n’était venu à l’anarchisme communiste qu’à l’issue de longues années de luttes et de réflexions. Adhérant des jeunesses communistes de Yougoslavie dans les années qui précèdent la seconde guerre mondiale, il en combat le cours stalinien…. et en est exclu par M. Djilas. Dès lors, il se consacre à la lutte antihitlérienne, notamment en Tchécoslovaquie. A la fin de la guerre, il refuse les offres de responsabilités du Parti communiste yougoslave et choisit alors de militer dans le mouvement anarchiste et plus particulièrement dans le mouvement français, pays où il s’était réfugié. Tout en restant en contact avec les émigrés anarchistes des Balkans, il adhère à la FA, au groupe Kronstadt. Il sera le fer de lance de la résistance communiste libertaire à l’aventure Fontenis et on peut s’étonner du sort que lui réserve Maurice Joyeux : “Personne ne connaissait bien Paul, d’origine bulgare. Il s’avéra tout de suite que sa culture marxiste, pourtant élémentaire, était l’essentiel de son apport éthique. Sa connaissance des auteurs anarchistes se bornait à Malatesta. Pour Henri, disons que Paul, dans le domaine doctrinal, passait pour un génie à côté de lui. ” Ce jugement partial complète celui donné par Roland Biard, qui voit en lui un des leaders charismatiques du renouveau de la pensée anarchiste : “ C’est grâce à Paul que beaucoup d’entre-nous sont venus à l’anarchisme avec la génération d’après-guerre, qu’il a marquée de sa personnalité. ” C’est d’ailleurs ce personnage énigmatique qui est à l’origine de la “ Déclaration des groupes anarchistes communistes ” en 1962. C’est toujours lui, en 1962 au cours d’une conférence, qui dévoile les véritables buts de l’Union : “ le but de l’UGAC n’est plus d’éliminer comme Fontenis ces tendances par des pratiques secrètes et bureaucratiques, mais d’en prendre la tête, de constituer un noyau actif qui dans la pratique comme dans la théorie devrait le supplanter".
L’UGAC avait déjà dès mars afficher ses sentiments synthésistes et leur volonté de créer une véritable tendance : “ - Considérant que les différentes expressions de la philosophie anarchiste restent valables, nous pensons que les anarchistes communistes, les socialistes libertaires, les anarcho-syndicaliste et même les anarchistes individualistes ont tous leur place dans notre Fédération, parce que liés par une éthique commune. - Considérant qu’à l’intérieur de la Fédération anarchiste, chacune de ces tendances a le droit de s’organiser comme bon lui semble pour militer avec la plus grande efficacité pour le triomphe de ses idéaux. ”
L’UGAC se présente comme une tendance organisée, voulant faire paraître un bulletin idéologique et mettre en pratique ses idées : “ Le fait même de se réclamer de l’Anarchisme Communiste implique une mise en commun des forces et la création d’une Organisation, seul moyen tactique, aussi bien vers l’extérieur que pour nous-mêmes, d’appliquer les principes de lutte anarchiste communiste. ” Enfin, l’UGAC montre sa volonté de représentativité exclusive de la tendance : “ La création d’une organisation spécifique de l’anarchisme communiste au sein de la FA rend superflue l’existence de mouvements ou groupes parallèles se réclamant de la même doctrine. Nous appelons fraternellement tous les anarchistes communistes vivants en France à rejoindre l’Union en adhérant. ” C’est pourquoi il faut voir dans l’adhésion des GAAR des raisons tactiques et une tentative de sortir de leur isolement pour unifier l’ensemble du courant dont ils se réclament et ainsi bénéficier du “ canal FA ” pour se faire entendre. Au congrès de Montluçon, Paul Zorkine et Henri Kléber rentrent au Comité de lecture du Monde libertaire. Pour eux, c’est le moyen de ne pas faire passer les articles trop en désaccord avec leurs options et de bénéficier pour leur courant des colonnes du journal dans une très large mesure.
La déclaration est plus complète en août 1962 et se fait plus précise sur les questions de tactiques et d’analyse de la société contemporaine. Si les respect des autres tendances y est affirmé, il ne faut pas perdre de vue que l’unité se fait à travers le refus : “ Nous considérons comme légitime les diverses expressions de l’anarchisme dans la mesure où nous admettons que la lutte pour la disparition de l’État, du droit, de la propriété, du capitalisme libéral ou planifié d’État, des religions, des églises, des partis, moyens économiques, politiques et moraux de l’exploitation de l’homme par l’homme, représentent une finalité commune à tous les anarchistes, nécessaire mais suffisante à l’existence de la Fédération anarchiste. ”
L’union entre la tendance et la FA se fait donc sur des principes destructifs qui peuvent être les signes avant-coureurs d’une possible divergence tactique. En outre, l’analyse qui y est faite est de type économiste : “ L’exploitation de l’homme par l’homme prend plusieurs formes, soit concurrentes, soit conjuguées. A l’exploitation de type capitaliste traditionnel au profit de la bourgeoisie et des possédants s’est ajoutée l’exploitation de type bureaucratique (capitalisme d’État) au profit d’une nouvelle classe de gestionnaire et de détenteurs de l’appareil d’état qui contrôle et dirige l’économie (État-patron) soit partiellement (économie mixte) soit totalement (économie marxiste planifiée). Pourtant, possédants et dirigeants gèrent la société à leur gré et à leur avantage en se réservant la plus-value, soit directement par profit individuel (propriété capitaliste privée), soit indirectement par la répartition inégale du Revenu national (gestion de l’appareil et de la propriété d’État). Les travailleurs sont confinés à leur rôle de producteurs et d’exécutants et ne reçoivent qu’une part minime du revenu général, en fonction du rapport de force dans la conjoncture du moment, c’est à dire de la lutte des classes du prolétariat (ouvriers, paysans, employés) contre la bourgeoisie et la bureaucratie. ”
Ces principes une fois posés, l’UGAC essaye de théoriser ses vues sur la future société libertaire, dans un “ programme vers la société libertaire ” et d’un plan économique d’une “ socialisation sans étatisation ” : “ Le transfert de la propriété privée à la propriété publique doit être opéré directement en confiant la gestion de l’appareil économique aux travailleurs, l’équipement social passant sous le contrôle direct de l’ensemble des consommateurs ” aboutissant à “ une planification par les consommateurs ”, assurant la coordination hors des lois du marché, “ en fonction des besoins réels de la population ”. L’Union en profite pour jeter les bases de ses options autogestionnaires et conseillistes : “ La gestion de la production ne peut être confiée à des dirigeants placés au dessus des producteurs, mais doit être le fait des travailleurs eux-mêmes groupés en conseils ouvriers et paysans sur le plan de l’entreprise, de l’industrie, du secteur économique. La population représentant l’ensemble des consommateurs doit partiellement substituer aux directives d’état, le jeu de ses organismes régionaux, nationaux et supranationaux. Ce n’est qu’ainsi que l’État politique sera liquidée. ”
Ce texte est lourd d’affirmations sur la future société libertaire et sur les moyens pour y parvenir. Ainsi, l’autogestion apparaît comme un passage obligatoire vers une société communiste libertaire où elle amènerait l’abolition du régime du salariat : “ La disparition des classes de revenus peut seule amener la disparition des classes sociales et le passage à une société anarchiste communiste. Dans cette société, l’augmentation de la production jusqu’à l’abondance doit permettre de passer progressivement du régime du salariat à celui de la distribution libre de biens et de services gratuits. ”
L’internationalisme d’un côté et le fédéralisme de l’autre apparaissent en outre comme les deux clefs de voûte de la future organisation géographique. La révolution est considérée comme un passage obligé, d’où une insistance sur les moyens et méthodes de lutte : “ Les anarchistes communistes tendent à la constitution d’une minorité d’avant-garde dont le but est double : - hâter la prise de conscience des masses en sachant que leur éducation ne peut être attendue dans les régimes actuels - préparer l’action révolutionnaire décisive à déclencher en fonction des circonstances jugées favorables de telle ou telle conjoncture. ”
Cette déclaration soulève plusieurs questions. Tout d’abord ne rompt-elle pas avec l’esprit synthésiste de la Fédération anarchiste ? En tout cas, l’anarchisme communiste de l’UGAC apparaît bel et bien comme un anarchisme de moyens, qui n’a rien (ou presque rien) à voir avec l’analyse et l’arbre de Sébastien Faure. Comment le définir ? La réponse se trouve dans la déclaration de l’Union ; celle-ci ne considère pour se revendiquer d’anarchiste que les méthodes révolutionnaires de l’anarchisme, qu’elle applique à une analyse économiste de type marxiste. Est-ce pour autant une analyse influencée par les théories marxistes ? Il faut ici redoubler de vigilance car on ne peut être catégorique. Si les principes de la future société vont indéniablement dans un sens libertaire et condamnent toutes les formes d’autorité, même révolutionnaire (notamment sur la question de la dictature du prolétariat), quelques traits marxisants peuvent apparaître. L’analyse économiste, privilégiant les rapports et la lutte des classes semble confirmer cette impression. La réponse est peut-être ailleurs, dans un essai de synthèse de certains éléments de l’école marxiste à la théorie anarchiste. C’est ce sentiment qui nous semble apparaître à la lecture de la déclaration et l’éloge des conseils. En effet, la déclaration se trouve fort proche du conseillisme du “ marxiste ” Pannekoek (1873-1960), dont l’analyse peut se résumer de cette façon : puisque le parti s’est montré objectivement contre-révolutionnaire dans les pays capitalistes développés, seule la classe ouvrière organisée en conseils peut exercer sa dictature émancipatrice, toute l’activité des révolutionnaires doit tendre vers ce but, ainsi il faut sortir des syndicats, des partis qui prétendent organiser la lutte par en haut.
Ces positions gauchistes sont remises dans une certaine mesure au goût du jour par les groupes anarchistes communistes, mais ne sont pas poussées jusqu’à leur extrême conclusions théoriques. Faut-il alors y voir une peur de la confrontation avec certains militants, la source d’une déviation ou une volonté raisonnée ? Il est clair que la déclaration se rapproche du mythe des conseils, mais tout en gardant sa qualité d’anarchiste dont elle ne semble envisager que le plan économique, l’héritage ouvrier. Cette position aura pour conséquence une réaction et un élargissement du débat, avec les controverses théoriques qu’implique toute discussion idéologique. Néanmoins, on ne peut pas voir au niveau idéologique et éthique la source d’une possible déviation au nom de l’efficacité. On le verra plus tard : c’est Mai 1968 qui remet au goût du jour un penseur jusque là oublié : Pannekoek.
En tout état de cause, la constitution d’une tendance anarchiste communiste au sein de la FA semble plus ou moins réussie dans un premier temps, si l’on se souvient des doutes exprimés en 1962. Néanmoins, des troubles vont resurgir assez rapidement. A qui la faute ? On ne peut se permettre de juger à la hâte cette possible cristallisation car si un esprit de méfiance règne toujours dans la Fédération, la politique et latactique de plus en plus frontiste de l’UGAC vont réveiller certaines rancœurs.
Vers le congrès de 1964
Si la déclaration de la tendance anarchiste communiste, en dépit des doutes rencontrés à sa constitution, semble prendre place au sein de l’organisation officielle ; plusieurs événements, plus ou moins liés à l’UGAC, vont jouer en sa défaveur.
Hasard ou coïncidence, dans le même temps que la déclaration de l’UGAC et son affirmation des principes économistes étaient mis à jour, une deuxième tendance voit le jour en 1962 au sein de la FA : L’Union Anarcho-syndicaliste. L’UAS naît lors d’une réunion à Niort en janvier 1962 et rassemble les groupes de Niort, Saintes, Bordeaux et Nantes qui viennent de rompre avec le CLADO, Comité de liaison et d’action pour la défense ouvrière, majoritairement lambertiste. L’appartenance de nombre de ses militants à la FA en fait une tendance organisée. Il paraît alors évident que son entrée en scène ne peut qu’augmenter les débats sur les implications des tendances et leur rapport à l’organisation. S.Mahé précise cette position en mai 1963 : “ il semble que l’existence de ces unions de tendances qui s’est affirmée depuis deux ans a suscité des réticences et des réserves de la part de camarades soucieux de préserver la FA de féodalités intérieures dont le monopole mutilerait cette diversité de tendance qui est l’originalité et la richesse de notre mouvement ”.
Ainsi, la tactique syndicaliste envisagée ne doit pas entraîner de spécialisation dans la pensée et par ailleurs ne peut être envisagée seule, séparée de l’action communiste libertaire, antimilitariste, athée, fédéraliste et antiautoritaire. Au niveau de l’organisation, il est souhaité que les unions cohabitent au côté des groupes locaux réunissant plusieurs options et que le journal soit celui de la globalité du mouvement. L’UAS entretient des rapports nombreux avec l’UGAC, néanmoins, la création de cette tendance semble bien faire un contrepoids intéressant pour ceux qui craignent les thèses anarchistes communistes.
Le deuxième élément va trouver sa place dans une controverse théorique entre Maurice Joyeux et
l’UGAC. Si elle n’est pas présentée comme telle, la lecture des deux points de vues, qui partent à la base d’une même analyse, semble bien confirmer certaines dispositions d’esprit. Maurice Joyeux apparaît dans les années soixante comme le militant anarchiste ouvrier type. Sa vision strictement économique de la lutte pour l’émancipation se rapproche de celle de l’UGAC, mais ses conclusions ne vont pas exactement dans le même sens. Dès janvier 1962, il prend la défense du mouvement ouvrier, qui garde son rôle primordial dans la future révolution sociale : “ Le mouvement ouvrier révolutionnaire se continue de nos jours. Qu’on m’entende bien ! Le mouvement ouvrier révolutionnaire n’est pas représenté par des partis, des syndicats, par des mouvements, pas même notre Fédération anarchiste, mais par des hommes qui appartenant à ces organisations, entendent rester fidèles au Manifeste des soixante, à l’esprit de l’International ouvrier, qui considère que le but fondamental de toute action reste la Révolution sociale. ” Sa place, comme son rôle, ne peut ainsi pas être remis en question car c’est lui qui se retrouvera au premier rang des révoltés : “ et seul aujourd’hui, le mouvement ouvrier révolutionnaire conserve des perspectives révolutionnaires car il est le seul groupe humain qui n’a pas renoncé à sa fidélité historique, et justement l’histoire nous apprend que le successeur des grandes civilisations n’est pas le résultat d’un cheminement, mais d’une cassure, et seul le mouvement ouvrier révolutionnaire a conservé assez de vitalité pour tenter et peut-être réussir cette cassure. ” C’est pourquoi le syndicalisme révolutionnaire garde toute son utilité, restant indispensable au mouvement anarchiste : “Le mouvement ouvrier révolutionnaire existe aujourd’hui autour du syndicalisme révolutionnaire, de l’anarcho-syndicalisme, d’une école libertaire. Sa place est au milieu des travailleurs, au sein de leur organisation ou tout au moins où il peut élever la voix et continuer son combat. ”
L’auteur se veut plus nuancé et moins catégorique sur la question des rapports de classes. A l’instar de l’UGAC, son analyse est une analyse économiste mais qui n’oublie les formes d’exploitations sous toutes ses aspects : “ Et aujourd’hui nous savons que les classes ne naissent pas seulement des traditionnelles contradictions économiques, que la classe dominante n’est pas enfantée par le régime économique mais que c’est au contraire elle qui enfante des économies multiples et diverses pour les besoins de sa survie. ” Ainsi, “ l’existence d’une classe dominante est le fruit de la structure de certains caractères humains et cette catégorie d’êtres adaptent leur volonté de puissance, l’ont adaptée et l’adapteront dans l’avenir à n’importe quelle forme d’économie dite socialiste. ”
Maurice joyeux donne alors une définition critique de la technocratie naissante, alliage des membres de la classe dirigeante et des éléments des autres classes, soucieux de leur promotion sociale et ayant “ une volonté de puissance ” : “ Et cette alliance se fit sur la continuité des mythes, élément essentiel de la continuité des classes. Les concessions indispensables de part et d’autre à de telles alliances qui sont virtuelles et non pas couchées sur parchemin, se firent sur l’économie, élément accessoire bien que complémentaire, ce qui fut la plus magistrale démonstration de l’enchaînement historique et de la faillite de ses prétentions historiques. ”
Cette démarche montre la primauté de la lutte économique, seule capable de mettre à bas l’existence des classes : “ L’égalité économique est la condition de la disparition des classes et sans égalité économique, toute révolution est révolution de palais, changement de maîtres et marché de dupes. Mais cette théorie est vraie dans la mesure où, comme d’autres courants anarchistes l’ont proclamé et en particulier le courant individualiste, cette égalité économique amène un changement dans le rapport des hommes les uns envers les autres, ce qui n’est pas forcément vrai car l’égalité peut laisser subsister des classes de fonction et la volonté de puissance des hommes peut fort bien se continuer même à travers l’égalité économique, par la création d’une classe de fonctionnaires, de gens instruits, de gens cultivés qui trouvent la possibilités d’assurer leur domination, d’exercer leur autorité sans que celle-ci soit sanctionné par des avantages économiques. ” Ainsi, il se montre plus nuancé dans ses propos et prévient des dangers humains et déviationnistes de l’abolition du salariat et d’une vision trop économique de la situation.
Ces thèses sur le mouvement ouvrier et ses perspectives révolutionnaires ne créent pas de réelle controverse (sinon théorique), mais soulignent les différences de conceptions qui peuvent exister au sein même de la Fédération anarchiste. En 1963, Maurice Laisant découvre l’existence d’un bulletin intérieur de l’UGAC, bulletin confidentiel et inconnu pour la plupart des militants et en dénonce le caractère : “ à savoir que l’UGAC se comporte comme une organisation extérieure, dont le ralliement n’aurait pour objet que le noyautage et la conquête de la FA. ” Dès lors, une offensive en règle va avoir lieu contre l’UGAC sur une période d’un an. C’est un choc pour la plupart des militants qui voient resurgir alors l’ombre de Fontenis et c’est Maurice Joyeux qui se charge de l’accusation : “ Les agissements fractionnels de ce groupe qui s’inspire des méthodes léninistes, posent clairement le problème de ce clan au sien de la Fédération. ” Traçant les origines du groupe dans l’aventure Fontenis puis dans celle de Noir et Rouge, il en décrit rapidement les contours et les déviations : “ Il s’agissait d’un communisme qui additionnait le cheval marxiste à l’alouette anarchiste pour confectionner la Fédération anarchiste de l’avenir. Paul Zorkine ne pensait pas à autre chose lorsqu’il nous déclarait sans rire que seul “ trente pour cent ” du marxisme était à rejeter. ”
Ces “ gens-là ” sont donc un ennemi pour l’anarchisme et son organisation, si l’on se remémore les opérations auxquelles certains de ces militants ont participé : “ Ils avaient été avec Fontenis pour nous jeter dehors de la FA : première scission. Qu’ils s’étaient séparés de Fontenis : deuxième scission. Qu’ils venaient de quitter “ Noir et Rouge ” : troisième scission. Aujourd’hui, les mêmes hommes ont reconstitué l’UGAC ! ” Jugée “ fraction de type léniniste ”, l’UGAC voit resurgir toutes les suspicions autour de sa constitution pour avoir édité un bulletin confidentiel et donc avoir menacé le mouvement et son unité : “ Il existe un problème UGAC que le congrès devra régler sinon la FA et son journal en crèveront. Je sais toute la répugnance de notre mouvement pour les mesures énergiques que cette situation impose ; cette répugnance je la partage, mais je ne peux pas oublier le désastre que fut pour nous l’affaire Fontenis. ”
Ainsi, Joyeux met la tendance anarchiste communiste devant un choix simple, soit accepter les règles synthésistes de la FA, soit en tirer les conclusions qui s’imposent et partir. Gaston Legros prévient à son tour les militants du danger que représente l’UGAC et qui guette la Fédération si des mesures ne sont pas prises : “ Le prochain congrès devrait prendre des mesures de sauvegarde afin que certains groupes ou association de groupes ne puisent jamais nuire à nos idées au nom de la liberté de pensée et d’action. ” Ces réflexions confirment et appuient la thèse selon laquelle une psychose du complot et du noyautage existe chez les militants FA. En effet, le syndrome Fontenis joue ici d’une manière éclatante et les parallèles entre l’UGAC et Fontenis sont clairement établis. A cela s’ajoute la peur du complot marxiste que l’on peut ressentir dans la terminologie utilisée par Joyeux pour dénoncer les agissements de la tendance. L’expérience de la tendance anarchiste communiste a pour conséquence une (énième) condamnation définitive du marxisme, qu’ils s’étaient efforcés d’analyser et d’intégrer par certaines touches à la théorie libertaire : “ Ces gens-là publieront un inévitable manifeste communiste libertaire puant le matérialisme historique. ”
Faut-il parler d’une psychose au sein de la Fédération anarchiste ou d’une peur réellement fondée ? Si on peut établir dans une certaine mesure un rapport entre ces accusations et les différentes conceptions idéologiques d’une part et la peur d’une nouveau complot d’autre part, il semble bien que le malaise trouve ses origines dans une plus large mesure dans la politique de plus en plus frontiste de l’UGAC. En effet, la tactique qui semble être prônée par la tendance anarchiste communiste est l’entrisme et l’accaparement du mouvement par l’intérieur de l’organisation pour faire triompher les idées communistes libertaires, afin de mettre sur pied une organisation unie idéologiquement et tactiquement. En outre, il est clair que l’UGAC ne trouve pas dans la Fédération anarchiste le terrain adéquat à des discussions plus actuelles et son adhésion ressemble alors à un moindre mal : “ Nous sommes à la FA, faute de mieux. ” La lecture des motions d’orientation de l’UGAC et de son bulletin intérieur nous confirme ces impressions. A l’issue d’une rencontre de l’UGAC en 1965, les motions suivantes sont adaptées : “ Compte tenu de l’impossibilité d’une action révolutionnaire menée par les anarchistes seuls, l’UGAC constituée en organisation autonome, doit cristalliser les efforts des militants anarchistes-communistes avant qu’il soit possible qu’elle s’intègre à un mouvement révolutionnaire dont les buts lointains ne soient pas en contradiction avec les siens. Dans tous les cas, elle demeure le lien organique des militants anarchistes-communistes. “ Les membres de l’UGAC peuvent adhérer individuellement à la FA, comme à n’importe quel mouvement. “ Les militants de l’UGAC s’engagent à tenter de rallier à leurs positions et leurs actions tous les groupes et individualités anarchistes. ”
Le bulletin intérieur de l’UGAC de 1962-1963 montre d’emblée les objectifs et l’état d’esprit qui animent le groupe : “ Nous sommes d’accord pour considérer la FA comme un mouvement de pénétration, mais nous précisons que :
les contacts que nous avons avec elle, et au Monde libertaire en particulier, nous permettent d’approfondir notre idéologie et de nous renforcer.
les “ vaseux ” ne prennent pas de positions sur les problèmes d’actualités, ou ne font que les condamner et ne sont pas, par conséquent, très dangereux.
Pour l’instant, et sous réserve d’autres discussions futures, nous maintenons notre opinion au sujet du journal et de la FA. ”
Il apparaît clairement, dans cette nouvelle affaire qui secoue la Fédération anarchiste, que les torts sont partagés. L’UGAC quitte la FA au congrès de Paris en juin 1964, ses adhérents pouvant toutefois avoir la double appartenance. Deux ans plus tard, ils vont se définir à nouveau dans une brochure, Lettres au mouvement anarchiste international. Plateformistes, ils affirment leur conviction de l’impossibilité de réunir toutes les tendances libertaires au sein d’une même organisation, et leur souhait de regrouper tous les anarchistes-communistes, et de former et s’insérer dans un mouvement révolutionnaire. Ils publieront six numéros de Perspectives anarchistes-communistes à partir de 1967 et ce jusque 1969.
L’échec d’une constitution de tendance organisée au sein de la FA pose les problèmes d’organisation et d’ouverture au sein de la FA. Hasard ou coïncidence, les Réflexions d’un militant de Maurice Fayolle sont publiées pour la première fois en 1965. Surtout, l’UGAC a posé un problème nouveau pour les militants en intégrant les aspects des deux théories marxistes et anarchistes, tout en préconisant une tactique d’entrisme. Si la séparation s’opère relativement bien, elle fait prendre conscience aux militants FA d’une nécessaire ouverture des théories anarchistes aux nouvelles donnes de la société. Cette prise de conscience va amener une reprise d’élaboration théorique au sien de l’organisation, qui va devoir faire face à un nouvel événement : l’arrivée d’une nouvelle génération.
GUÉRIN, Cédric. Anarchisme français de 1950 à 1970
Mémoire de Maitrise
Mémoire de Maîtrise : Histoire contemporaine : Lille 3 : 2000, sous la direction de Mr Vandenbussche. Villeneuve d’Ascq : Dactylogramme, 2000. 188 p. ; 30 cm. Bibliogr. p. 181-186
LILLE 3 : Bibliothèque Georges Lefebvre
La crise de 1953, la Fédération communiste libertaire et les anarchistes
Comme nous l’avons vu, c’est au début de l’année 1950 que se constitue l’OPB, organisme secret dont le but est de faire triompher l’anarchisme social au sein de la Fédération anarchiste. L’histoire et l’activité de l’OPB vont profondément marquer le mouvement anarchiste et le conditionner pour le reste de l’aventure. Il nous faut ici redoubler de vigilance pour appréhender le phénomène OPB ; en effet, l’étude de la tendance communiste libertaire du début des années cinquante reste bizarrement sous silence ou à peine entrevue chez la plupart des historiens du mouvement. Simple hasard ou pure coïncidence ? A vrai dire, la condamnation totale de l’OPB par les militants anarchistes et (aussi par les historiens de l’anarchisme) ne reconnaissant pas dans cette orientation une connotation anarchiste a laissée des traces (il suffit d’évoquer le sujet avec un militant pour voir surgir des accès de colère !) De plus, les témoignages, souvent dénués de compte rendus exacts, ne facilitent pas la tâche pour une étude sérieuse de ce phénomène.
“ Synthèse de l’anarchisme et d’un certain léninisme ” pour Maitron, la tendance communiste libertaire nous a laissé à travers l’ouvrage de Georges Fontenis nombre de documents qu’il est intéressant d’étudier pour comprendre les nouvelles formes que peut prendre la théorie libertaire. Nous pourrons ainsi voir que certains arguments théoriques des communistes libertaires seront à bien des égards ceux qui resurgiront tout au long de la période et notamment en 1968.
Si Georges Fontenis explique l’apparition de l’OPB par le malaise dont souffre la FA et le mouvement, il n’oublie pas de souligner une cause sociologique de sa création : “ L’accroissement du recrutement des jeunes, surtout dans la classe ouvrière mais aussi chez les intellectuels, est en train de modifier la composition idéologique de la FA ; moins de petits entrepreneurs et de forains, davantage d’ouvriers, de techniciens, d’enseignants. ”
Cette constatation laisse la place à une hypothèse de taille ,et que Arvon semble aussi déceler, le changement de la composition sociologique et donc idéologique des groupes anarchistes. D’après les propos de Fontenis, on peut sentir l’émergence d’une classe qui sera qualifiée plus tard de moyenne d’un côté, et celle de la jeunesse de l’autre. Ces deux aspects semblent prendre une importance relative lorsqu’il sera question de l’appartenance sociale des anarchistes.
Néanmoins, il nous semble qu’il ne faut pas chercher dans cette différence sociologique la cause profonde de l’OPB. Fontenis souligne dans son ouvrage les erreurs des historiens du mouvement libertaire sur la date de l’intronisation du vote dans les congrès ; en effet, il faut selon lui remonter au congrès de 1950 pour dater son intronisation. Cet événement est pour lui la première marque d’affaiblissement de la tradition girondine dans le mouvement : “ Le fait que cette décision soit obtenue par l’accord général des délégués des groupes, selon l’ancienne forme de consultation, est révélateur d’un esprit nouveau et d’un affaiblissement des traditions “ girondines ”. ” Mais plus que la perte de vitesse des girondins, l’intronisation du vote marque une certaine cassure avec la tradition anarchiste. C’est cette rupture avec l’esprit de solidarité entre anarchistes que l’on peut aussi constater à la lecture des statuts de l’OPB. Le premier but que se fixe l’organisation est très clair : “ L’organisation régie par les présents statuts rassemble des militants de l’anarchisme social en vue de travailler à la réalisation du but suivant : transformer les mouvements anarchistes le plus possible dans le sens d’organisations efficaces et sérieuses défendant un corps de doctrine cohérent. ”
Organe secret, la tactique de l’OPB est l’entrisme, c’est à dire l’accaparement de l’organisation existante par l’intérieur et son orientation dans un sens communiste libertaire : “ Dans les mouvements anarchistes, les militants OPB doivent viser d’abord à répandre leur programme, à acquérir l’influence par la base. ” Les militants sont recrutés par cooptation et à la majorité des deux tiers. Sa structure se répartit dans une assemblée générale qui élit un responsable du Plan, un responsable au Contrôle et un conseiller, qui forment à eux trois le Bureau de l’organisation “ … chargé de mettre au point les meilleurs propres à l’exécution du Plan décidé par l’assemblée générale. ” A l’origine de l’organisation, hormis Georges Fontenis, on peut pour les plus importants les noms de Blanchard, Devancon, Ninn, Caron, Moine et Joulin. L’OPB est constitué des groupes Paris-Est, Paris 18ème et 19ème, Renault Billancourt et du groupe Krondstadt qui apparaît comme le groupe le pus solide de l’organisation. Enfin, les trois fonctions occupées témoignent de l’influence de certains militants : un secrétaire, dit responsable au Plan (Fontenis), un secrétaire-Adjoint dit conseiller (Caron) et le trésorier (Joulin). C’est au cours des deux années qui séparent le congrès de Paris et celui de Bordeaux que l’OPB va s’assurer la mainmise sur l’organisation.
Ce n’est seulement qu’en juin 1953 qu’apparaît une “ Déclaration de principes ” du mouvement communiste libertaire, fortement inspirée du Manifeste du communisme libertaire de mai 1953, après que la tendance du même nom se soit définitivement emparée de la FA. Cette résolution fut approuvée au congrès de Paris de mai 1953 et nous renseigne davantage sur les buts réels du mouvement, rompant avec une certaine tradition anarchiste en donnant un caractère marxiste-léniniste à la théorie : “ L’organisation spécifique des militants du communisme libertaire se considère l’avant-garde, la minorité consciente et agissante dans son idéologie et son action les aspirations du prolétariat ” afin que “ la révolution soit rendue possible pour édifier la société communiste libertaire. ” Si l’exposé de l’anarchisme communiste qui y est fait se démarque essentiellement par son côté “ anarchisme-lutte de classe ”, la question de la révolution y est affirmée : “ Mais le passage de la société de classes à la société communiste sans classe ne peut être réalisée que par la Révolution, par l’acte révolutionnaire brisant et liquidant tous les aspects du pouvoir… ” Mais devant l’inéducation des masses, qui n’ont pas encore pris conscience de leur asservissement, l’organisation communiste libertaire a un rôle prépondérant à jouer : “ La révolution n’est possible que dans certaines conditions objectives (…) et lorsque les masses, orientées et rendues de plus en plus conscientes de la nécessité révolutionnaire par l’organisation communiste libertaire, sont devenues capables de réaliser la liquidation de la structure de classes".
Tout en condamnant la dictature du prolétariat, le manifeste se prononce pour le pouvoir ouvrier direct et sa dictature à l’encontre des courants et organisations “ qui s’opposent plus ou moins ouvertement à la gestion ouvrière, à l’exercice du pouvoir par les organisations de masse. ” D’ailleurs, on peut voir aussi dans ce manifeste une volonté de défiance face aux anarchistes exclus ou quittant la Fédération : “ Face aux “ humanistes ” anarchistes que nous nommions entre nous les “ vaseux ”, il y avait une volonté de provocation. Le Manifeste utilise le vocabulaire proscrit chez les marxistes : parti, ligne politique, discipline. On se sert du terme “ dictature du prolétariat ” pour faire une tête de paragraphe, même si on nie ensuite le principe dans le texte. On ne craint pas d’affirmer que les autres tendances n’ont qu’un lien vague avec l’anarchisme dont notre courant constitue le seul représentant. ” Les principes internes nous permettent de mieux cerner la volonté des militants communistes libertaires et de mieux comprendre leur volonté de “ déscléroser ” le mouvement. Si l’unité idéologique est préconisée, c’est aussi le cas de l’action, de la propagande et de la forme à donner au mouvement. Ainsi, il doit y avoir “ unité de programmes et unité de tactique définis par les congrès et référenda, la position majoritaire étant l’expression de l’organisation à défaut d’unanimité. ”
L’intronisation du vote, avec la préférence majoritaire, est donc reconnue en dépit d’une tradition anarchiste contre les formes de consultation et en faveur d’une plus grande efficacité. Enfin, l’action collective et le fédéralisme apparaissent comme deux principes fondamentaux de l’organisation. Ces deux facteurs mettent en lumière une réelle volonté d’efficacité qui se traduit aussi dans les formes de structures des groupes et le rejet plus ou moins apparent des individualistes. En effet, le groupe est “ l’organisme fondamental ” mais “ ne peut être considéré comme groupe qu’une organisation ayant au moins trois membres. ” Ce qui peut paraître le plus représentatif et le plus surprenant, c’est une certaine discipline à respecter dans le cadre d’une action toujours plus efficace et cohérente ; ainsi, pour être considérée comme un groupe, il faut que l’organisation fournisse “ des rapports d’activités au moins tous les trois mois au comité de sa région et par son intermédiaire au comité national ”, le but étant une fédération de régions regroupant les différents groupes. Il nous faut également souligner l’importance prépondérante du Comité national, composé de six membres : un secrétaire général, un secrétaire d’organisation, un état de trésorerie, un secrétaire de propagande, un secrétaire de relations internationales et enfin un secrétaire de relations extérieures.
On peut remarquer le rejet de la Franc-maçonnerie : “ Le congrès reconnaissant unanimement que les buts poursuivis par ne organisation secrète telle que la FM sont incompatibles avec ceux poursuivis par l’organisation anarchiste révolutionnaire. ” Enfin, l’adoption du troisième front révèle une volonté de s’inscrire dans les luttes de l’époque et de définir les rapports des anarchistes avec les problèmes de décolonisation :
“ 1- Le troisième front est l’expression révolutionnaire dans la période actuelle, où le phénomène impérialiste se manifeste en deux blocs antagonistes, de l’Internationale prolétarien.
2- Suivant les conditions, et les pays, la représentation de notre positon “ 3ème front ” devra tenir compte du mouvement de fait des masses populaires à condition que ces mouvements aient un contenu révolutionnaire de classe.
En ce qui concerne le mouvement des peuples coloniaux, la position adoptée est celle de soutien critique, en fonction de ce qui est défini ci-dessus.” Au niveau international, les militants du communisme libertaire vont essayer de se rapprocher de certains mouvements étrangers et de former à court terme une Internationale (communiste) libertaire. C’est dans ce sens qu’il faut voir les relations entre l’organisation communiste libertaire et les GAAP, Gruppi anarchici di azione proletaria. En effet, le mouvement italien se retrouve totalement divisé après le congrès d’Ancône et la création des GAAP. Ces derniers critiquent le faible niveau idéologique du mouvement anarchiste, sentimentalement lié à “ l’expérience perdue ” (sur le plan révolutionnaire) de la Résistance antifasciste, phénomène resté interne à la société bourgeoise. Ils indiquent une issue à la crise de l’anarchisme, avec la formule : “ On n’entre, ni ne reste dans l’histoire si on ne représente à une réalité de classe. ” Leurs positions rappellent celles des plateformistes russes de 1926, mais la FAI juge ces gens trop marxistes. Par leur culte de l’efficacité et leur classicisme, les GAAP présentent de nombreux points communs avec l’organisation communiste libertaire française.
En ce qui concerne le nom à donner à l’organisation, les participants au congrès ne purent se mettre d’accord et l’on décida un référendum. Finalement, ce fut en décembre 1953, une Fédération communiste libertaire qui remplaça la Fédération anarchiste française. La FCL conservait le local et le journal. Surtout, dès novembre 1953, Georges Fontenis n’hésitait plus à cacher sa pensée profonde : “ La doctrine communiste libertaire est plus réellement basée sur le matérialisme dialectique que ne le sont les positions politiques du marxisme. ” La FCL va survivre jusque 1956 et sa participation aux élections législatives de janvier de la même année. En effet, en février 1955, certains songèrent à une possible participation à des élections municipales, et l’organe intérieur de la Fédération, Le Lien, fit état d’une motion unanimement acceptée qui posait la question suivante : “La bataille électorale étant devenue une forme de lutte de classe, ne pourrions-nous pas envisager cette question comme une question de tactique liée aux circonstances et aux faits du combat social ? ” Effectivement, l’ordre du jour du congrès de printemps comportait “ le problème de la participation électorale ” et, dans Le Lien d’avril, un article de neuf pages signé F. (Fontenis ?) intitulé “ Pour le praticisme révolutionnaire ” affirmait : “ Nous pouvons participer aux luttes électorales, (…), nous occuperons alors non des postes de législateurs mais d’agitateurs. Nous voyons là une forme d’agitation qu’on ne peut négliger. ” La discussion s’engagea dans les groupes et le congrès de mai accepta à une assez forte majorité une participation conditionnelle (lorsque existent des conditions réelles pour l’élection de représentants ouvriers révolutionnaires). Dans la pratique une telle participation se réalisa à l’élection du 2 janvier 1956 et la FCL présenta dix candidats.
Au delà de l’échec lors de ces élections, la FCL, en abattant un tabou anarchiste, s’est aliéné le soutien de nombre de militants encore très sensibles à la question du vote et des participations électorales. Jean Maitron y voit la cause essentielle (avec le rapprochement entre la FCL et André Marty) de sa chute. Le Libertaire cessait de paraître en juillet 1956, ce qui traduisait concrètement l’échec de l’expérience. Néanmoins, comme le souligne Fontenis, il ne faudrait pas oublier la grande activité des militants contre la guerre d’Algérie. Georges Fontenis y voit d’ailleurs la cause essentielle de la disparition de la FCL, tant cette dernière eut droit à tout l’attention des autorités en place.
Parfois oubliée, souvent caricaturée, l’expérience FCL témoigne pourtant à la fois d’un profond malaise au sein du mouvement anarchiste et d’une réelle volonté de sortir le mouvement de son immobilisme. Il semble néanmoins que cette dernière suscite un regain d’intérêt à notre époque, notamment à travers les études d’Alexandre Skirda et de Philippe Dubacq. Si pour ce dernier, l’évolution de la Fédération communiste libertaire relève “ d’une fuite en avant sous la pression des événements et en fonction des ambitions de la FCL ” , il n’en oublie pas les acquis théoriques et tactiques qu’a pu engendrer cette expérience et tient à relativiser l’étiquette marxiste qui colle à la peau de la FCL : “ L’adoption du matérialisme historique et dialectique comme méthode d’analyse, autre acquis théorique de la FCL, permettrait de parler sans hésitation d’influence marxiste. Mais cette adoption ne sera affirmée qu’après la sortie du Manifeste, à travers deux articles de G. Fontenis parus dans les rubriques “ Problèmes essentiels ” des Libertaire de novembre et de décembre 1953. Le manifeste se pare seulement d’un matérialisme opposé à l’idéalisme (…), le matérialisme commun à l’ensemble du courant anarchiste-communiste, qui cependant se défend de tout déterminisme historique ou économique, par opposition aux marxistes. En aucun cas ce matérialisme n’est identifié au système d’analyse marxiste, des conceptions idéalistes telle que “ l’éthique ” et “ la morale ” devant corriger pour les anarchistes les attitudes découlant du “ mécanisme historique ”. ”
Dans une analyse plus “ tactique ” donc plus tendancielle, A. Skirda voit dans l’organisation communiste libertaire “ une tentative extrême de promouvoir l’anarchisme social sur le devant des batailles ouvrières, le souci d’efficacité passant avant le respect d’une certaine tradition libertaire. ” Pour Georges Fontenis, la cause de l’échec de la FCL est à rechercher ailleurs, dans la peur du contact et de la confrontation des anarchistes : “ Si on excepte un Berneri pour les italiens, un Ridel-Mercier pour la France, un Juan Peiro et un Orobon-Fernandez pour l’Espagne, la plupart de ceux qui parlent ou écrivent ont simplifié à dessein la pensée de Marx pour n’avoir pas à en tenir compte. C’est aussi bien le cas d’un Joyeux, spécialiste des âneries antimarxistes, que d’un Lepoil ou d’un Lapeyre. Ils sont parfois rejoints par des transfuges de la social-démocratie, médiocres comme un Beaulaton, respectables comme un Domela-Nieuwenhuis. ”
Enfin, le témoignage laissé par Guy Bourgeois dans sa “ Préface à la réédition du manifeste ” nous donne une fois de plus des renseignements sur les relations entre marxisme et anarchisme au sein de la FCL : “Avec étonnement, nous découvrions aussi que l’analyse matérialiste telle que les marxistes la conçoivent ne constituait pas du tout une divergence aux yeux du courant libertaire de la première Internationale, que la frontière entre marxisme et anarchisme n’était pas toujours très nette. ” Il poursuit et regrette l’assimilation parfois trop facile faite par les militants libertaires de l’époque : “ Les autres tendances de la FA ressentaient l’agressivité de nos démarches. Rapidement, on se demanda si nous n’étions point des agents du Bolchevisme infiltrés, on le chuchota, on le dit et bien des années plus tard, on l’écrivit. ”
Au delà d’un problème idéologique entre marxisme et anarchisme, Maurice Joyeux voit dans l’expérience de la FCL un problème de fond pour les militants libertaires : l’intellectualisme. Selon lui, le communisme libertaire relève surtout de motivations d’intellectuels qui ne peuvent que dénaturer le mouvement anarchiste : “ Ce problème, c’est celui des intellectuels, plutôt de l’intellectualisme au sein d’une fédération de tradition ouvrière, (…), pour Fontenis, la Fédération anarchiste était composée de deux éléments valables : les syndicalistes et les communistes. Les premiers relevaient des ouvriers, les seconds des intellectuels, et nous devions nous partager la tâche. ”
On remarque assez facilement que les jugements sont très différents selon la position des observateurs. Néanmoins, la Fédération communiste libertaire représente la première tentative d’assimilation d’une partie des écrits marxistes dans la théorie libertaire. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler les relations assez fortes qui lieront un peu plus tard Georges Fontenis et Daniel Guérin, chantre(s) du “ marxisme libertaire”.
Plusieurs conclusions s’imposent alors ; premièrement la rupture définitive entre anarchistes et marxistes, notamment dans l’esprit des militants exclus ou quittant la FA. De plus, l’expérience communiste libertaire, si elle se finit par un échec, laisse derrière elle pour nombre de militants assez jeunes un héritage idéologique et tactique. En outre, si la FCL a implosé par la bureaucratisation grandissante de l’organisation, il n’empêche que ses militants croient toujours dans les possibilités du communisme libertaire. Ce sera le cas de l’équipe de Noir et Rouge qui alimentera à partir de 1956 les théories anarchistes-communistes. Enfin, la FCL a fait exploser le mouvement anarchiste et la fédération, tout en créant un véritable choc chez les militants de base. En 1953, les anarchistes qui ne se reconnaissent pas dans la nouvelle orientation vont tenter de se réunir et de reconstruire un mouvement qui a failli mourir.
Fabrice Magnone
Le Libertaire (1917-1956)
Autopsie d'un organe anarchiste
1. L’O.P.B. (Organisation Pensée-Bataille)
Jusqu’à la publication du Mémorandum du groupe Kronstadt en 1954, l’existence de l’Organisation Pensée Bataille (O.P.B.) [1] n’était connue que d’un petit nombre d’initiés. Fondé en janvier 1950, cet organisme qui recrutait ses adhérents parmi les partisans d’une synthèse marxiste libertaire, réussit en trois ans à imposer une direction occulte et une nouvelle orientation à la F.A. Les animateurs de l’O.P.B. occupent progressivement tous les postes clés dans l’organisation et au conseil de rédaction du journal. Ils provoquent le départ des défenseurs de l’anarchisme « traditionnel » tout en réussissant à conserver la direction du Libertaire et tous les bénéfices des efforts entrepris depuis la Seconde Guerre mondiale pour la reconstruction de la F.A.
Les statuts de l’O.P.B., présentés en annexe du livre de Georges Fontenis, nous renseignent assez bien sur l’état d’esprit de ses fondateurs. Ils sont en effet marqués par une conception avant-gardiste et romantique de la révolution qui rappelle les théories de Lénine sur le rôle directeur du parti [2].
Tout militant en activité, suspendu, exclu ou démissionnaire doit observer le secret absolu sur O.P.B. et les militants qui la composent. Tout manquement à cet égard entraîne les mesures jugées adéquates par O.P.B. et pouvant aller jusqu’à la suppression en cas de dénonciation mettant en danger la sécurité des militants. [3]
Les adhérents doivent en outre se choisir un pseudonyme dont l’usage sera réservé aux relations à l’intérieur de l’organisation. Ce mode de fonctionnement est sans doute l’une des conséquences de la fascination qu’exerce encore la Résistance sur certains jeunes libertaires. Il ne faut pas non plus négliger la proximité avec mouvement libertaire espagnol en exil dont les membres sont très souvent contraints d’agir dans la clandestinité. Georges Fontenis lui-même ne vient-il pas d’être impliqué dans une tentative d’attentat contre Franco ? Il a en effet été contacté au cours de l’année 1948, par la « commission de coordination » qui organise les activités clandestines du mouvement libertaire espagnol, pour servir de prête-nom dans l’achat d’un avion destiné à abattre le dictateur [4]. Cette affaire n’est rendue publique qu’au début de l’année 1951, au moment où la police française, sous prétexte d’une enquête sur l’attaque d’un fourgon postal à Lyon, procéde à une rafle dans les milieux libertaires espagnols et arrête le secrétaire général de la F.A. Ce dernier avoue au cours de l’interrogatoire sa participation à l’attentat contre Franco mais dénonce la tentative d’assimilation du mouvement libertaire avec les malfaiteurs lyonnais [5]. Avec la participation à la résistance des militants espagnols, la question de l’usage de la violence est à nouveau d’actualité.
Selon le Mémorandum du groupe Kronstadt, l’existence à l’intérieur même de la F.A. d’une commission d’auto-défense aurait servi de modèle à l’O.P.B. Ce dispositif, mis en place à la suite du congrès de Dijon en 1946, avait pour mission d’éviter les infiltrations et de se débarrasser d’éventuels agents provocateurs et autres indicateurs. De par la nature de ses activités, l’identité de ses membres ne devait surtout pas être révélée. Son existence même ne devait pas être évoquée. Si ce culte du secret a pu inspirer les fondateurs de l’O.P.B., Georges Fontenis, qui fut en tant que secrétaire général l’initiateur de cette commission et en conserva le contrôle, nie toute relation entre les deux organismes [6].
La tactique de l’O.P.B. consiste à placer ses militants à des postes de responsabilité au sein de la F.A. Parmi les 21 membres qui la compose au moment de sa fondation, l’O.P.B. compte déjà le secrétaire général de la F.A., le secrétaire de la région parisienne, le secrétaire du Comité de relations internationales anarchistes ainsi que l’administrateur du Libertaire. Notons au passage la présence dans cette première équipe de trois militants plateformistes de longue date : Louis Estève, Roger Caron et Robert Joulin. Ces deux derniers figurent d’ailleurs en compagnie de Georges Fontenis au bureau de l’organisation.
L’O.P.B a à sa tête un bureau composé de trois membres. Les cotisations obligatoires lui donnent des moyens financiers solides, utilisés par exemple pour financer les déplacements des membres O.P.B. Les adhésions à l’O.P.B. se font par cooptation après enquête. (...) Dans les groupes les militants O.P.B. doivent s’assurer les secrétariats ; inciter, en montrant l’exemple, au collage et à la vente du Lib à la criée, détecter les éléments susceptibles d’entrer à l’O.P.B. Dans les groupes encore, les militants O.P.B. font adopter des motions allant toutes dans le même sens en vue des congrès. [7]
Les premiers résultats sont obtenus dès le congrès de Paris du 27 au 29 mai 1950. Maurice Joyeux, jugé trop autoritaire, est écarté de ses responsabilités au sein du Comité national tandis que Georges Fontenis réintègre le poste de secrétaire général. Sur proposition du groupe Louise Michel représentant le 18ème arrondissement parisien, les votes en congrès ne se feront plus par groupe mais sur la base d’un mandat par militant, ce qui va modifier les fragiles équilibres au sein de la fédération. Le compte-rendu très succinct publié dans Le Libertaire ne cache pas la vivacité des débats de ce « congrès passionné, violent parfois, et où l’ardeur des jeunes militants rendit éclatante la montée des nouvelles générations » [8]. Mais, bien entendu, il ne montre pas toute l’étendue du fossé qui sépare les tenants d’un anarchisme « traditionnel » de ceux qui prônent un renouveau idéologique.
En juillet 1951, à peine un mois après le congrès de Lille, les militants mécontents se regroupent au sein d’une Commission d’études anarchiste (C.E.A.). Malgré cette fronde, le congrès de Bordeaux du 31 mai au 2 juin 1952 enregistre un nouveau succès de l’O.P.B. qui réussit à imposer une motion d’inspiration communiste libertaire. De l’aveu même de Georges Fontenis, « cette résolution sur l’orientation et la tactique a été préparée par l’O.P.B., amendée jusqu’au dernier moment » [9]. Sortie victorieuse du rapport de force, l’équipe dirigeante n’hésite pas à prononcer l’exclusion ou à provoquer le départ des principaux opposants à sa ligne politique : Maurice Joyeux, Georges Vincey, André Arru, Paul et Aristide Lapeyre, Maurice Fayolle, etc.
Raymond Beaulaton, qui a présenté la démission de son groupe à la fin du congrès de Bordeaux, convoque une nouvelle assemblée au Mans le 11 octobre 1952. En dépit du petit nombre de participants, cette réunion connaît un relatif succès. Louis Louvet, Georges Vincey, André Fernand Robert, Hem Day figurent parmi la poignée de militants à avoir accepté l’invitation. Posant ensemble la première pierre d’une nouvelle F.A., ils fondent l’Entente anarchiste qui édite la revue du même nom, « bulletin de relations, d’information, de coordination et d’études organisationnelle du mouvement anarchiste » [10]. En l’absence d’autres perspectives et dans l’attente du congrès suivant, des personnalité comme André Prudhommeaux, André Arru, Maurice Joyeux ou encore Paul et Aristide Lapeyre ne tarderont pas à se rallier à cette initiative.
Au congrés de Paris du 23 au 25 mai 1953, l’influence de l’O.P.B. atteint son apogée dans la F.A. L’organisation se dote d’une « Déclaration de principe » qui reflète la nouvelle orientation :
L’organisation spécifique des militants du communisme libertaire se considère l’avant-garde, la minorité consciente et agissante exprimant dans son idéologie et son action les aspirations du prolétariat. [11]
Si l’on excepte ce préambule et la partie consacrée au fonctionnement interne, cette profession de foi est assez fidèle au Manifeste d’Orléans adopté par les adhérents de l’U.A.C. en juillet 1926 sous l’influence des thèses plateformistes [12]. Plus de vingt ans après la rédaction de ce texte, l’objectif des militants reste le même : l’instauration du communisme libertaire par la révolution sociale. Mais, les nouveaux statuts qui accompagnent la « Déclaration de principes » dépassent largement la « plate-forme » d’Archinoff dans leur application. En introduisant la règle du vote à la majorité dans toutes les instances de l’organisation et en exigeant une stricte discipline de la part de ses membres et des groupes, ils vont encore plus loin que ce qu’avait tenté de faire l’U.A.C.R. en 1927. Désormais, les adhérents seront tenus de défendre en public les résolutions des congrès même s’ils ont voté contre. Ils doivent en outre éviter d’« avoir une conduite publique indigne » [13] de véritables militants révolutionnaires. Enfin, les membres de la F.A. affiliés à la Franc-maçonnerie sont sommés de choisir entre celle-ci et l’organisation libertaire [14].
Cette modification des statuts représente une étape décisive qui justifie un changement dans le nom même de l’organisation. Soucieux de s’éloigner toujours plus des rives de l’anarchisme « traditionnel », les congressistes évoquent la possibilité d’intituler leur regroupement « Parti communiste anarchiste » ou « Parti communiste libertaire ». Ne réussissant pas à se mettre d’accord, ils procèdent à une consultation qui donne 61 mandats en faveur de la conservation du sigle F.A. contre 71 pour rebaptiser l’organisation « Mouvement communiste libertaire » (M.C.L.). Les partisans d’une dénomination plus représentative de la nouvelle orientation l’emportent donc d’une courte majorité. Mais, l’écart de voix entre les deux propositions est jugé insuffisant pour les départager sur une question de cette importance. Il faudra procéder à un référendum interne pour que la F.A. se tranforme finalement en Fédération communiste libertaire (F.C.L.).
Le Libertaire du 3 décembre 1953 entérine le changement de tendance en prenant pour sous-titre : « organe de la Fédération communiste libertaire » [15]. À cette date, les membres de l’O.P.B. contrôlent le Comité national et toutes les commissions qui régissent la vie de la fédération, les éditions, le journal ou les relations internationales. Georges Fontenis n’occupe plus de fonction que dans la commission chargée d’étudier ses écrits en vue d’en faire un Manifeste communiste libertaire. Mais, il garde une très grande influence au sein de l’organisation. D’après Maurice Joyeux, il vient néanmoins de commettre « la première des erreurs monumentales qui vont le conduire à sa perte » :
Il commençait à avoir l’habitude de nos milieux et je n’ai pas compris les raisons d’une pareille sottise. (...) Pour être crédible, le titre de l’organisation doit porter le mot anarchiste et le titre du journal celui de libertaire. [16]
La victoire de l’O.P.B. dans la F.A. abandonne les anciens opposants à leur sort, complètement démunis et livrés à eux-mêmes. Ils ont le sentiment de s’être fait dépouiller de tous les outils qu’ils avaient patiemment développés depuis la Libération. Mais le changement de nom de la Fédération anarchiste en Fédération communiste libertaire laisse le champ libre à une reconstruction et leur donne une chance inespérée de retrouver une certaine légitimité aux yeux des sympathisants.
[1] Le nom de l’organisation a été choisi en hommage à l’œuvre de l’anarchiste italien Camillo Berneri.
[2] Selon Georges Fontenis, « Il y a sans doute du vrai dans cette affirmation mais il ne faut pas oublier le poids d’autre traditions, d’autres "modèles" comme un certain bakouninisme, le blanquisme, le carbonarisme, modèles qui ont influencé également le léninisme », in L’Autre communisme..., op. cit., p. 220-221.
[3] Statuts de l’O.P.B. reproduits par Georges Fontenis in L’Autre communisme..., op. cit., annexe IX, p. 292-294.
[4] Georges Fontenis, L’Autre communisme..., op. cit., annexe XIII, p. 302-309.
[5] « Les gangsters de Lyon n’ont rien de commun avec le mouvement anarchiste espagnol », Le Libertaire, n°255, 9 février 1951 et « Non les anarchistes ne sont pas des gangsters », Le Libertaire, n°256, 16 février 1951.
[6] Georges Fontenis, L’Autre communisme..., op. cit., p. 139.
[7] Mémorandum du groupe Kronstadt, Paris, 1954, p. 9-10, cité par Alexandre Skirda in Autonomie individuelle et force collective. Les anarchistes et l’organisation de Proudhon à nos jours, Paris, édité par l’auteur, 1987, p. 205. De larges extraits de ce Mémorandum ont également été publiés par Aristide Lapeyre dans le Bulletin intérieur de la Fédération anarchiste, n°3, octobre 1954, p. 7-16.
[8] « Notre Congrès », Le Libertaire, n°231, 2 juin 1950.
[9] Georges Fontenis, L’Autre communisme..., op. cit., note 1, p. 162.
[10] L’Entente anarchiste, n°1, 30 octobre 1952. Voir René Bianco, Un siècle de presse anarchiste..., op. cit.
[11] Résolutions du Congrès de Paris (23-25 mai 1953) in Le Lien, n°1, juin 1953. Cf. annexe IV.
[12] Cf. supra chap. II, « La querelle de la “Plate-forme” (1925-1934) ».
[13] Résolutions du Congrès de Paris (23-25 mai 1953) in Le Lien, n°1, juin 1953.
[14] Cf. infra chap. X.
[15] Le Libertaire, n°378, 3 décembre 1953.
[16] Maurice Joyeux, Sous les plis du drapeau noir. Souvenirs d’un anarchiste, vol. 2, op. cit., p. 142.
Fabrice Magnone
Le Libertaire (1917-1956)
Autopsie d'un organe anarchiste
3. La F.C.L. (Fédération communiste libertaire)
Alors que les militants exclus se regroupent dans une nouvelle Fédération anarchiste et publient Le Monde libertaire, la F.C.L. semble rompre définitivement avec l’anarchisme « traditionnel ». Au printemps 1955, Le Libertaire accueille la signature d’André Marty, député communiste de Paris qui vient d’être exclu du P.C.F. Celui-ci se borne à publier des passages de son livre L’Affaire Marty [1]. Mais la rédaction tient pourtant à rassurer les lecteurs : « Il va sans dire que nous ne sommes pas tenus pour autant de faire nôtres toutes les opinions de A. Marty, bien que nous nous rencontrions aujourd’hui sur beaucoup de points » [2]. Cette collaboration ne passe pas inaperçue dans les rangs des anarchistes qui se souviennent du passé d’André Marty et déclenche les sarcasmes de Maurice Joyeux dans Le Monde libertaire. L’ancien mutin de la Mer noire, « seul officier français à avoir levé l’étendard de la révolte » [3], fut aussi secrétaire de l’Internationale communiste, avant de devenir dirigeant des Brigades internationales en Espagne.
Au début de l’année 1955, une discussion autour de la question de l’abstentionnisme s’engage dans Le Lien [4] sans que Le Libertaire s’en fasse l’écho. Les lecteurs du journal ne sont pas mieux informés des débats du congrès du 28 au 30 mai 1955 où l’on évoque la possibilité pour la F.C.L. de participer à des élections. Faute de place, la rédaction ne publie qu’une partie des résolutions [5]. Aussi, l’effet de surprise est-il total quand, à la fin de l’année, la F.C.L. annonce sa participation aux élections législatives anticipées du 2 janvier 1956, « participation basée bien entendu sur la dénonciation de l’illusion parlementaire » [6]. La liste présentée par la F.C.L. à Paris arrive en dixième position avec 2.617 voix, soit 0,5 % des suffrages exprimés ; ce qui n’empêche pas un rédacteur du Libertaire de commenter : « Un tel résultat, inespéré si l’on songe à nos moyens réduits, est pour nos militants une victoire et un encouragement » ! [7] Une analyse plus critique paraît dans le numéro suivant [8].
Cette dérive politique entraîne un nouveau départ de militants qui vont fonder les Groupes anarchistes d’action révolutionnaire (G.A.A.R.) et éditer la revue Noir et Rouge. Tribune ouverte aux différentes tentatives de réforme de la doctrine libertaire, Noir et Rouge restera dans l’histoire, avec d’autres titres comme Socialisme ou Barbarie [9] ou Internationale Situationniste [10], comme l’un des creusets idéologiques du mai 68 français.
Le Libertaire a souffert des différentes scissions. Depuis l’été 1954, il ne paraît plus que sur deux pages. Mais il faut chercher la cause de l’interruption de la publication du côté de son engagement contre la guerre d’Algérie. Adhérent de la F.C.L., Pierre Morain est le premier militant français a être emprisonné pour son combat anticolonialiste. Arrêté à Roubaix à cause de sa participation à une manifestation d’Algériens, il est incarcéré le 29 juin 1955 à la maison d’arrêt de Loos dans le Nord. D’abord condamné à cinq mois de prison ferme par le tribunal de Lille, il voit sa peine commuée à un an par la Cour d’Appel de Douai. Le verdict tombe au milieu d’un climat social explosif. Une grève générale à Nantes menace s’étendre au reste du pays tandis que les manifestations de rappelés se multiplient. André Marty [11], Daniel Guérin et Albert Camus [12] prennent la défense de Pierre Morain. Le Comité de soutien lancé en octobre 1955 [13] enregistre les adhésions de nombreuses personnalités parmi lesquelles figurent les surréalistes. L’élan de protestation gagne jusqu’à l’Internationale lettriste qui s’élève contre la « condamnation scandaleuse de Pierre Morain, de la Fédération Communiste Libertaire, en des termes qui tendent à établir que des opinions anticolonialistes sont désormais incompatibles avec la nationalité française » [14].
Pour une fois, les membres de la F.C.L. ont réussi à rompre leur isolement. Ils savent qu’ils peuvent compter désormais sur des sympathies qui dépassent largement les frontières du mouvement anarchiste. Ils décident de quitter le Comité de lutte contre la répression colonialiste pour fonder un Mouvement de lutte anticolonialiste (M.L.A.). Mais en dénonçant les massacres et la torture et en soutenant ouvertement la résistance algérienne, la Fédération communiste libertaire a attiré sur elle les foudres de la répression. Depuis le début des « événements », sept numéros ont été saisis [15], dont trois pour le seul mois de juin 1956. En Algérie, le journal est interdit depuis le mois de novembre 1954 [16]. Le bilan des poursuites est impressionnant : 200 inculpations, 26 mois de prison avec sursis et 1.810.000 francs d’amendes. Les responsables de la F.C.L. : Roger Caron, Michel Donnet, Georges Fontenis, Robert Joulin et Paul Philippe sont inculpés d’atteintes à la sûreté intérieure et extérieure de l’État, d’atteinte au moral de l’armée, d’injures et de diffamation envers la Police, les armées, les C.R.S., les administrations publiques, le tribunal de Lille et la Cour d’Appel de Douai, et diverses personnalités, de provocation de militaires à la désobéissance, d’apologie des crimes de meurtres, de vol, d’incendie, de provocation à la violence... [17] Paul Philippe, alors secrétaire de la Région parisienne, résume assez bien la situation :
Pendant ce mois de juillet 1956, la F.C.L. est financièrement à bout du rouleau. Chaque journal saisi constitue une perte sèche, les frais d’impression restant les mêmes. D’autre part nous ne pouvons plus jouer notre rôle d’information à cause des saisies systématiques. [18]
Dans ce contexte, la décision de suspendre la publication en attendant des jours meilleurs s’impose d’elle-même. C’est la conclusion à laquelle parvient le conseil national de la F.C.L. réuni le 5 juillet. Un dernier numéro paraît la semaine suivante pour annoncer ce choix aux lecteurs [19]. Mais un groupe de militants plus déterminés que les autres prend ce jour-là l’initiative de passer à l’action clandestine. Ils impriment à plusieurs milliers d’exemplaires et distribuent dans les gares un appel à la désertion et à la constitution de maquis. Ce tract signé « La Volonté du Peuple » alerte les autorités qui décident d’intensifier la répression. Les locaux de l’organisation et les appartements des responsables sont perquisitionnés. Les militants les plus en vue sont interrogés par la D.S.T. qui, faute de preuve, doit se résoudre à les relâcher. Mais cette fois la rupture est consommée entre les activistes et les partisans d’une ligne plus modérée. Une édition spéciale du Libertaire paraît le 14 juillet 1956 pour dénoncer une dernière fois la répression. La rédaction annonce la publication d’un bulletin intitulé Le Partisan qui ne verra jamais le jour. À la place plusieurs numéros de La Volonté du Peuple [20] sont distribués « dans les gares, à la sortie des usines ou dans les couloirs du métro » [21]. Une revue, Les Cahiers de critique sociale [22] paraît de manière irrégulière de décembre 1956 à avril 1957.
En juillet 1957, après un an de « cavale », les membres du noyau responsable poursuivis depuis septembre 1956 sont arrêtés par la D.S.T., les uns après les autres. Après leur sortie de prison, les réunions qui peuvent se tenir concluent à la nécessité de passer à une autre forme de militantisme. (...) Des militants ont entretemps, pris contact avec l’Union de la gauche socialiste (U.G.S.), qui ira se fondre dans la création du P.S.U., ou avec des noyaux oppositionnels du P.C.F. C’est ainsi que beaucoup de ceux-ci iront renforcer l’opposition qui édite La Voie communiste [23]
Si la dispersion de ses militants marque la fin de la F.C.L., les tentatives de conjuguer l’anarchisme et le marxisme ne manqueront pas dans la suite de l’histoire du mouvement libertaire. Le parcours de Daniel Guérin en témoigne. Il croisera à plusieurs reprises celui de Georges Fontenis, notamment en mai 1969 au moment de la création du Mouvement communiste libertaire (M.C.L.).
[1] André Marty, « Au service du prolétariat : L’affaire A. Marty », Le Libertaire, du n°431, 19 mai 1955 au n°436, 23 juin 1955. Voir aussi « Quelques documents sur l’affaire Marty : Toujours avec les travailleurs ! », Le Libertaire, n°437, 30 juin 1955 et Georges Fontenis, « La F.C.L. et l’affaire Marty », Le Libertaire, n°438, 7 juillet 1955.
[2] « À partir de la semaine prochaine, en exclusivité, les meilleures pages d’André Marty », Le Libertaire, n°430, 12 mai 1955.
[3] René Lochu, Libertaires, mes compagnons de Brest et d’ailleurs, Quimperlé, La digitale, 1983.
[4] F. [Georges Fontenis], « Pour le praticisme révolutionnaire », Le Lien, n° ?, avril 1955.
[5] « Les résolutions du 2ème congrès de la F.C.L. », Le Libertaire, n°434, 9 juin 1955.
[6] « Abstention ou protestation active ? », Le Libertaire, n°453, 17 novembre 1955.
[7] « L’avant garde des travailleurs révolutionnaires fait confiance à la F.C.L. », Le Libertaire, n°460, 5 janvier 1956. Par ailleurs, ces élections marquent l’arrivée sur les bancs de l’Assemblée nationale d’une cinquantaine de députés « poujadistes » de l’Union de défense des commerçants et des artisans (U.D.C.A.).
[8] Le Libertaire, n°461, 12 janvier 1956.
[9] Sur Socialisme ou Barbarie voir « Socialisme ou Barbarie », organe de critique et d’orientation révolutionnaire : grèves ouvrières en France, 1953-1957, Mauléon, Acratie, 1985 ; Pierre Vidal-Naquet, « Souvenirs à bâtons rompus sur Cornelius Castoriadis et Socialisme ou Barbarie », Revue européenne des sciences sociales, tome XXVII, n°86, 1989 et Philippe Gottraux, « Socialisme ou Barbarie » : un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, Lausanne, éd. Payot, 1997.
[10] La littérature sur l’Internationale situationniste étant abondante, nous ne mentionnerons ici qu’une sélection bibliographique à laquelle il convient bien entendu d’ajouter les œuvres complètes de Guy Debord et Raoul Vaneigem : Jean-Jacques Respaud et Jean-Pierre Voyer, L’Internationale situationniste : protagonistes, chronologie, bibliographie (avec un index des noms insultés), Paris, Champ libre, 1972 ; « Internationale situationniste » : 1958-1969, Paris, Champ libre, 1975 ; Documents relatifs à la fondation de l’Internationale situationniste : 1948-1957, Paris, Allia, 1985 ; Jean-François Martos, Histoire de l’Internationale situationniste, Paris, éd. Gérard Lebovici, 1989 et Laurent Chollet, L’Insurrection situationniste, Paris, éd. Dagorno, 2000.
[11] « André Marty se solidarise de P. Morain », Le Libertaire, n°439, 14 juillet 1955
[12] Albert Camus, « La princesse et le couvreur », L’Express, 8 novembre 1955, texte repris dans Albert Camus, éditorialiste à « L’Express » : mai 1955-février 1956, Paris, Gallimard, 1987, p. 92.
[13] Paul Philippe, « Le comité pour la défense de Pierre Morain et de toutes les victimes de la répression colonialiste est créé », Le Libertaire, n°448, 13 octobre 1955.
[14] « Politique », Potlatch, n°24, 24 novembre 1955.
[15] Il s’agit du Libertaire, n°404, 11 novembre 1954, n°438, 7 juillet 1955, n°441, 4 août 1955, n°474, 12 avril 1956, n°482, 7 juin 1956, n°484, 19 juin 1956 et n°485, 26 juin 1956.
[16] Cf. « La répression colonialiste », Le Libertaire, n°438, 7 juillet 1955.
[17] Cf. Le Libertaire, n°486, 5 juillet 1956.
[18] Paul Philippe, « Un combat politique » in Des Français contre la terreur d’État (Algérie 1954-1962), Paris, éditions Reflex, 2002, p. 96.
[19] « Décision du Conseil National de la F.C.L. réuni le 5 juillet 1956 », Le Libertaire, n°487, 12 juillet 1956.
[20] Cf. René Bianco, Répertoire de la presse anarchiste..., op. cit. p. 2204.
[21] Paul Philippe, « Un combat politique », art. cit., p. 97
[22] Cf. René Bianco, Répertoire de la presse anarchiste..., op. cit. p. 418.
[23] Georges Fontenis, « L’insurrection algérienne et les communistes libertaires », op. cit., p. 89
SEBASTIEN SCHIFRES
LA MOUVANCE AUTONOME EN France DE 1976 A 1984
Mémoire de maitrise D’HISTOIRE COnTEMPORAINE - sociologie politique sous la direction d’ANNE STEINER ET GILLES LE BEGUEC
UNIVERSITE PARIS X – NANTERRE 2004
L’ORGANISATION COMMUNISTE LIBERTAIRE
L’Organisation Communiste Libertaire (OCL) est le résultat de la scission qui intervient en juin 1976 dans l’Organisation Révolutionnaire Anarchiste (ORA) après l’exclusion de l’Union des Travailleurs Communistes Libertaires (UTCL). Alors que l’UTCL privilégie le syndicalisme et une forme d’organisation de type partidaire, l’OCL s’oriente alors vers des positions plus spontanéistes, plus favorables à l’autonomie et à des luttes qui ne se cantonnent pas qu’à la seule sphère économique (1). Un des principaux théoriciens de la pensée communiste libertaire du XXe siècle, Daniel Guérin (1904-1988), est alors membre de l’OCL. Mais étant âgé de 72 ans en 1976, le décalage est probablement important avec les jeunes militants de l’époque. Daniel Guérin prendra ses distances avec l’OCL à partir de 1978 au moment où celle-ci s’engage dans le mouvement autonome, et finira par adhérer à l’UTCL en 1980 (4).
Roland Biard écrit en 1978 dans son « Dictionnaire de l’extrême-gauche » (3) à propos de l’OCL qu’ « il ne semble pas qu’ elle regroupe plus de 500 militants ». Sachant que le groupe parisien regroupait environ 70 personnes (2), on peut supposer que la structure nationale devait rassembler au moins 300 militants. A cette époque, l’OCL continue à publier le journal édité depuis 1970 par l’ORA : « Front Libertaire », qui paraît alors tous les quinze jours. L’engagement de l’OCL dans la mouvance autonome parisienne semble avoir commencé à l’occasion de la manifestation antinucléaire de Creys-Malville, les 30 et 31 juillet 1977. En effet, l’OCL ne participe pas au collectif d’agitation initié par Camarades en novembre 1976. Dans le numéro 78 (daté du 10 au 25 novembre 1977), Front Libertaire revient longuement sur l’histoire de l’apparition du mouvement autonome en France, dans un article intitulé « Petite chronique de l’Autonomie » et signé « Les militants et les militantes de l’OCL impliqués dans l’APGA » (Assemblée Parisienne des Groupes Autonomes) (17). Pour ces militants de l’OCL, les origines de l’apparition du mouvement remontent à 1972. Ils écrivent ainsi à propos de l’héritage de mai 68 : « 72-73 caractérise à la fois l’émergence de nouvelles pratiques reprenant en compte les acquis du joli printemps, ainsi que le début de la crise du léninisme » (18). Dans leur article, les militants de l’OCL font référence à l’autonomie du mouvement social : « L’APGA n’ est qu’ un moment et un lieu de recomposition du Mouvement Autonome, elle ne saurait et n’ a jamais prétendu être autre chose. Il est certain que l’autonomie à Paris (sans parler de toute la France) représente bien plus que les cinq cents camarades présents à la dernière AG. L’autonomie parisienne, c’est certainement aujourd’ hui plusieurs milliers, voire plusieurs dizaines de milliers de personnes » (19). Une estimation de l’autonomie en tant que pratique de lutte qui va bien au-delà des quelques centaines d’« autonomes » parisiens. Les militants de l’OCL qualifient d’ « autonome » une très large part du mouvement social de cette époque : « les groupes de femmes, les journaux locaux, les comités de locataires, les maisons de quartier, les occupations de locaux, les luttes contre l’ urbanisme concentrationnaire, les liaisons directes ouvriers-paysans, les groupes écologistes, les groupes d’entreprises inter ou extra-syndicaux » (18).
A propos de la pratique de la violence politique, les militants de l’OCL écrivent : « 77 marque une année charnière. A travers l’expérimentation italienne, Tramoni, Maitre, Malville, Bologne ; la violence devient un thème central du débat au sein du mouvement, et en conséquence constitue un catalyseur » (20). Les militants de l’OCL expliquent ainsi cette mobilisation : « L’assassinat de Stammhein va constituer la goutte qui fait déborder le vase. Même si de nombreuses critiques peuvent être faites (ou ne pas être faites) quant aux méthodes et aux objectifs de la RAF, l’Assemblée Parisienne des Groupes Autonomes se retrouve sur les faits que les militants de la RAF sont des camarades révolutionnaires à part entière, envers lesquels il est nécessaire de développer une solidarité effective » (21).
Dès ses débuts, l’OCL ne s’en montre pas moins critique à l’égard du fonctionnement de l’APGA (Assemblée Parisienne des Groupes Autonomes) : « il n’ y a pas de débats aujourd’ hui dans l’APGA, car c’est impossible dans des AG de cinq cents personnes dont la moitié sont là en tant que spectateurs et le quart pour y foutre la merde. Pour que les problèmes qui ont été soulevés (sexisme, violence, type d’ interventions, etc.) puissent être discutés, il faudrait que l’AG soit l’émanation de débats en groupes, locaux ou spécifiques où tout le monde puisse s’exprimer et qui pourrait rendre compte à l’AG des résultats de ces discussions. » (5). L’OCL critique aussi la composition sociale de l’APGA, celle-ci rassemblant essentiellement des étudiants, des chômeurs, et des travailleurs précaires ou occasionnels, mais très peu de travailleurs permanents employés en Contrat à Durée Indéterminée. Cette critique s’adresse notamment à Camarades qui semble voir dans le prolétaire précaire la seule figure possible de l’autonomie prolétarienne (6). Enfin, l’OCL critique de plus les insuffisances organisationnelles de l’APGA : « Il ne faut pas non plus, pour nous, idéaliser ce mouvement qui n’ a que deux mois d’ existence et qui n’ a pas encore trouvé ni une expression politique, ni un fonctionnement autonome. Car contrairement à ce que certains peuvent penser, un fonctionnement autonome n’est pas un fonctionnement localiste ou de petits groupes se manifestant en interventions politico-socio-militaro-localistes, mais un fonctionnement autonome doit permettre à un mouvement de trouver des structurations assez souples pour lui permettre de se battre efficacement contre le centralisme bourgeois ou léniniste, cela signifie entre autres aujourd’hui le fonctionnement de réseaux de solidarité (pour les taulards, les expulsés et tous ceux qui sont soumis à une quelconque répression) et d’ information » (5). Les auteurs de cette remarque pointent sans doute ici l’une des principales différences entre des « groupes autonomes » et un « mouvement autonome ».
Dans le numéro 83 de Front Libertaire (25 janvier 1978), l’OCL revient sur la tentative de rassemblement autonome à Strasbourg du week-end des 21 et 22 janvier. Organisé à l’initiative de Marge, ce rassemblement a été boycotté par Camarades qui en dénonçait le caractère parachuté et inorganisé (7). L’OCL titre alors son éditorial : « Comment un échec organisationnel peut devenir une victoire politique ». Le déploiement de plusieurs milliers de policiers à Strasbourg a en effet empêché ce rassemblement contre l’espace judiciaire européen, mais pour les militants de l’OCL qui sont allés à Strasbourg ce week-end là, ce déploiement policier « s’est retourné contre le pouvoir en provoquant localement des phénomènes de solidarité, tant de la part d’ une partie de la population, outrée par l’occupation militaire sans précédent depuis la guerre, de la ville de Strasbourg, que de la presse locale et d’ une partie des militants opposés à l’ image des « autonomes » casqués et armés ». Le pillage d’un restaurant sur l’autoroute par les autonomes parisiens escortés par la police sur le chemin du retour est ainsi présentée par ces militants comme l’une des principales victoires de ce week-end.
Au mois d’avril, les militants de l’OCL décident de quitter l’AG de Jussieu : « nous avons quitté les AG parce que incapables de trouver les moyens de faire cesser le bordel et le leaderisme. A regret ! La structuration par groupes, l’unité des actions, semblent une bonne réponse, encore faudrait-il qu’ ils existent, que ce soit des groupes de lutte ou des groupes affinitaires. Dans l’action, nous étions relativement uni(e)s ; mais les contradictions étaient trop fortes. (…) Le mouvement unitaire s’est décomposé dans sa multitude de sensibilités originelles » (8). L’OCL se retranche alors sur sa propre coordination autonome, qui se réunissait déjà de manière hebdomadaire au local de l’OCL, au 33 de la rue des Vignoles, dans le 20e arrondissement de Paris (9).
Les militants de l’OCL restent aussi toujours très critiques à l’égard des pratiques du mouvement autonome : « des actions mal préparées, se terminant par de petites catastrophes ou ne servant pas nos objectifs, engendrent un esprit défaitiste, difficile à éliminer par la suite. (…) La tactique des attentats demande aussi à être maniée avec précaution. Si l’attaque du S.O. du KCP (10) s’imposait comme une évidence, si l’attentat contre Fauchon (11) a été bien ressenti dans les entreprises, si les cocktails contre la SEMIREP de Paris 14ème s’inscrivaient dans une lutte (12), le risque est permanent que le spectacle prenne le pas sur une dynamique autonome ressentie par tous et par toutes ; l’utilisation de la violence pour la violence casse l’unité d’ un mouvement dont les nuances sont souvent subtiles et contradictoires. Nous ne sommes pas contre l’action minoritaire, mais à condition de s’ inscrire dans une dynamique. Des actions du style parasitages de manifestations, cassages de vitrines et autres, n’apportent rien de constructif, au contraire » (8). Ce point de vue paru dans le numéro 90 de Front Libertaire et daté du 6 mai 1978 a en réalité été écrit quelques jours avant la manifestation du 1er mai. Ce jour là, le traditionnel défilé syndical de la CGT à Paris est fortement perturbé par la présence de 600 autonomes (14) qui transforment la manifestation en émeute : affrontements avec la police, cassage et pillage des vitrines du boulevard Beaumarchais. Pour un militant de l’OCL-Paris, ces débordements ont pris un caractère populaire et obligent donc, dans le numéro 91 de Front Libertaire (daté du 20 mai), à réviser quelques peu la position énoncée dans le numéro précédent : « la manif du 1er mai a été autrement perçue » (13), « que le pillage – qui n’ a pratiquement pas été le fait des autonomes – se fasse d’ une manière aussi naturelle montrent qu’ au-delà des appareils et de la conscience aliénée, il est possible, sur des bases radicales, d’enclencher une dynamique unitaire », « il faut bien que quelques-uns commencent à réagir ! Il faut que ces bris, dérisoires en soi, expriment la volonté indiscutable de ne pas s’ en laisser compter et de ne pas attendre plus longtemps pour agir (…) C’est peut-être à partir du dérisoire que se construira un mouvement et que se regrouperont les travailleurs et travailleuses qui veulent prendre en main leur vie quotidienne. L’effet produit peut être celui d’ une dynamique » (15). Contrairement à certains autonomes qui prônent un usage systématique de la violence, l’OCL veut promouvoir un usage au cas par cas qui puisse être en phase avec le mouvement social : un usage raisonné et pondéré de la violence considérée comme un moyen et non pas, comme on le verra par la suite dans la décomposition de la mouvance autonome au début des années 80, comme une fin en soi (16).
Le numéro 111 de Front Libertaire (4 juin 1979) est titré « Terrorisme d’Etat et « Parti combattant » contre l’action directe de masse ». Dans ce numéro, Front Libertaire publie un certain nombre d’extraits d’articles émanant de la presse autonome italienne et faisant la critique des Brigades Rouges. Ces articles permettent de démonter les accusations de la justice italienne à l’encontre du mouvement Autonome en insistant sur les différences tant politiques que pratiques qui séparent les Brigades Rouges du mouvement autonome. Mais on peut aussi se demander si le titre de la Une du journal ne s’adresse pas aussi à certains autonomes français au moment où Action Directe vient de faire son apparition, manière pour l’OCL de critiquer les velléités de créations de groupes de spécialistes de la lutte armée.
Mais en 1979, l’OCL traverse une grave crise interne. Cette crise oppose alors les militants parisiens à ceux de la province, lesquels ne se reconnaissent pas dans le mouvement autonome. Cette rupture entre les Parisiens et les provinciaux aboutit au mois de juillet à la fin de la parution de Front Libertaire (créé en 1970 à l’époque de l’Organisation Révolutionnaire Anarchiste (ORA)), le journal étant essentiellement réalisé par les militants parisiens. Le groupe de la région parisienne lance ensuite un nouveau journal au mois de novembre : « Les Insurgés ». Le titre de ce journal rappelle d’ailleurs le nom de l’ancien bulletin que l’ORA publiait entre 1967 et 1970 (« L’Insurgé »). Puis, au début de l’année 1980, les militants parisiens quittent l’organisation pour se dissoudre dans la mouvance autonome. A partir de cette date, l’OCL ne fait donc plus partie de la mouvance (1).
(1) « L’OCL, trente ans d’anarchisme révolutionnaire », http://oclibertaire.free.fr/trenteans.html
(2) Entretien avec Jacques Lesage de la Haye, membre du groupe Marge (20/04/2004)
(3) BELFOND
(4) http://increvablesanarchistes.org/artic ... daniel.htm. Sur Daniel Guérin, voir aussi le film de Patrice Spadoni et Laurent Mulheisen : "Daniel Guérin, combats dans le siècle (1904-1988)", ainsi que celui de Pierre-André Boutang : « Daniel Guérin : Mémoires » (SODAPERAGA – LA SEPT - ARTE 1989). Un colloque sur Daniel Guérin aura lieu du 17 au 19 septembre 2004 à l’université de Loughborough (Grande-Bretagne).
(5) « Petite chronique de l’autonomie », par « un militant et une militante OCL participant à l’APGA », Front Libertaire n° 80 (10/12/1977), pages 8 et 9
(6) « Commentaire d’un militant de l’OCL sur le numéro 6 de Camarades », Front Libertaire n° 80, page 9
(7) « Pourquoi nous n’irons pas à Strasbourg », par « des militants du groupe Camarades », Libération (18/01/1978)
(8) « Autonomie quand tu nous tiens », Front Libertaire n° 90 (06/05/1978), page 15
(9) Ce local est aussi celui de la CNT (Confédération Nationale du Travail, anarcho-syndicalistes)
(10) Société spécialisée dans l’organisation de concerts de rock et responsable de la mort d’un jeune de Garges-lès-Gonesse (Val-d’Oise), Lucien Meylon, tué en 1978 à l’occasion d’un concert organisé à la Porte de Pantin. En riposte à la mort de Lucien Meylon, une quarantaine d’autonomes attaqueront un concert organisé par KCP au Bataclan (50 Boulevard Voltaire, 11e arrondissement de Paris). Cette action sera revendiquée par « La Marée noire » (entretien avec Jean-Paul, pseudonyme d’un militant maoïste, 17/04/2002).
(11) 19 décembre 1977
(12) Emeute du 26 novembre 1977 consécutive à l’expulsion des squats du 14e arrondissement de Paris. La SEMIREP était alors la société responsable de la rénovation du quartier.
(13) Page 8
(14) Entretien avec Philippe Tersand, à l’époque jeune émeutier de la Fédération Anarchiste (10/04/2002)
(15) Page 9
(16) Voir les témoignages de deux autonomes des années 80 : Bruno (pseudonyme), qui explique : « Il y avait une culture de la violence systématique. Et ce n’est pas une critique : je pense que la violence systématique est plutôt une bonne chose. Les actions non-violentes étaient des choix tactiques assez rares. » (entretien du 16/04/2002), et Stéphane (pseudonyme), qui déclare : « il y avait une espèce d’apologie (à mon avis, pas assez réfléchie) de la violence (mais pas de la violence en soi) sans plus se demander contre qui, contre quoi, et comment on doit l’exercer. C’était la violence : fallait être violent, tout le monde faisait des sports de combat partout, tout le monde apprenait à tirer, fallait être violent, fallait être prêt, tout le temps » (entretien du 29/01/2004).
(17) Pages 7-14
(18) « La Naissance de l’autonomie », page 7
(19) « Bilan général », page 13
(20) « Recomposition de l’autonomie ; de la parcellisation vers la coordination », pages 8-9
(21) Page 9
La nouvelle Fédération Anarchiste (F.A.)
Histoire du mouvement anarchiste 1945-1975 de Roland Biard
Editions Galilée pages 81-105
La reconstitution de la Fédération anarchiste se déroule en plusieurs temps. Tout d'abord, dans la clandestinité, un certain nombre de militants restés libres de leurs mouvements se réunissent dans une ferme de la région toulousaine le 19 juillet 1943. cene sera qu'un échange de vues : le mouvement n'est ni mûr, ni adapté à l'action clandestine.
A Agen, le 30 octobre 1944, les choses sont plus constructives. On discute de déclaration de principes et d'organisation. Des moutures qui avaient été élaborées lors d'une rencontre précédente (janvier) sont reprises et définitivement élaborées. Décision est aussi prise de refaire paraître le Libertaire. Conscients de ne pas représenter le mouvement, les participants (Laisant, Joyeux, Lapeyre, Arru, Vincey...) ne le conçoivent que comme un lien, une sorte de bulletin intérieur (les lois d'exception sur la presse ne permettaient pas d'ailleurs la création d'organes sans autorisation spéciale). Le Libertaire ne deviendra public qu'en septembre 1945. Ce n'est qu'à l'issue du Congrès constitutif de la F.A. qu'il deviendra l'organe de celle-ci.
Malgré cette réapparition, le mouvement ne se développe guère. Le Congrès d'Agen, comme l'édition du « Lib », ne sont que des initiatives individuelles. La mise en place d'un mouvement réel, reposant sur des groupes locaux, des régions, l'élection d'organes de liaison, mettront des mois à se réaliser. Cette lenteur s'explique par la résurgence quasi immédiate des divergences et polémiques au sein du mouvement. Se reconstituer était le but commun de tous ceux qui se référaient à l'étiquette anarchiste. Mais sur quelle base ? Il fallait donc, avant de convoquer un véritable Congrès, se mettre d'accord – tendance par tendance, « personnalité par personnalité » - sur le « visage » de la future organisation. Ces discussions seront laborieuses et dureront presque toute l'année 1945.
Ce n'est qu'en octobre 1945 que parviendront les invitations au Congrès constitutif de la F.A.
Celui-ci s'ouvre le 20 octobre 1945. il réunit les militants des organisations libertaires de l'avant-guerre : la Fédération anarchiste (organisation de « synthèse ») et l'Union anarchiste (organisation qui soutint la politique collaborationniste de la C.N.T.-F.A.I. Pendant la Révolution espagnole), ainsi que de nombreux jeunes militants issus des forcesd e la résistance et déçus par l'attitude réformiste de la gauche traditionnelle. Trois tendances se font jour : les individualistes et pacifistes qui défendent la thèse de l'organisation-bureau de liaison, les partisans de la « synthèse » (Lapeyre-Laisant...) qui demadent le minimum structurel (journal) mais refusent la responsabilité collective et le pouvoir souverain des Congrès, et une tendance « ouvrière » regroupant communistes libertaires et anarcho-syndicalistes (dont Joyeux) qui souhaitent la construction d'une organisation puissante et efficace.
Finalement c'est une motion « chèvre-choux » qui l'emporte. La Fédération anarchiste regroupe l'ensemble du mouvement à l'exceptiond e certains individualistes regroupés autour d'Emile Armand (qui publieront l'Unique et l'En Dehors jusqu'à la mort de celui-ci en 1962), et de certains pacifistes qui publient Contre-Courant jusque vers 1965-1966 (Louis Louvet et André Maille).
Par ailleurs, une structure confédérale est mise en place :le Mouvement libertaire destiné à coordonner les efforts de publications avec le courant Louvet, la minorité anarcho-syndicaliste de la C.G.T. et le Libertaire.
Avec le tripartisme qui naît à la suite du départ du général De Gaulle, la France entre dans une nouvelle période. L'« ordre est établi », un gouvernement bourgeois de Centre-gauche préside aux destinées du pays pour résoudre la crise. À l'instabilité relative de la période précédente et ses séquelles de situation révolutionnaire fait place une étape « pure et dure » pour le « redressement français ».
C'est cette situation que la nouvelle F.A. va devoir affronter. Contrairement – semble-t-il – aux voeux de certains, la F.A. sous l'impulsion de ses nouveaux militants va adopter une ligne dure et cohérente. Les ambiguïtés de la situation (gauche au pouvoir, aide américaine, début de la répression colonialiste...) vont être sans cesse dénoncées.
La F.A. se prononce pour le boycott actif des grandes consultations électorales (référendums constitutionnels, élections législatives) et dénonce en novembre le bombardement d'Haïphong, prélude à la première guerre d'Indochine.
Cette intense activité va d'ailleurs porter ses fruits et la F.A. atteindra cette année-là son extension maximale par rapport à la période qui nous intéresse. Le Libertaire tire à 78 000 exemplaires, dont une moyenne de 33 000 sont régulièrement vendus.
Un mouvement de jeunes sera même créé qui éditera une éphémère bulletin en juillet 1946.
Mais cette tendance ne va guère avoir de suites. L'année 1947, bien que fertile en événements sociaux, va voir un tassement des positions libertaires, qui amorcera le repli des années suivantes.
Sous l'impulsion de Georges Fontenis, élu secrétaire général de la F.A. au Congrès de Dijon (1946), réélu au Congrès d'Angers (1947), le Libertaire va continuer à participer activement à l'agitation. Les thèmes essentiels en seront la politique anti-sociale du gouvernement : politique anti-inflation (baisse autoritaire de 5%), la durée du travail à 48 heures (la durée « légale » du travail reste 40 heures, mais en pratique ce sont les 48 heures qui sont appliquées. Le rapprochement opéré par le gouvernement Ramadier de la France et des Etats-Unis permettra à la F.A. de développer un thème qui sera repris par la suite : celui de la double opposition aux impérialismes nord-américain et russe. De même, la question – dramatique – du ravitaillement sera un leitmotiv des campagnes du « Lib ». La F.A. soutiendra et justifiera (et participera lorsqu'elle y aura des militants) les violentes manifestations (qualifiées par la grande presse d'« émeutes ») contre l'incurie des services ministériels de Ravitaillement qui se déclencheront spontanément à Nevers, à Millau, en Côte-d'Or, en Haute-Vienne...
La lutte pour des salaires « décents » atteint son paroxysme en juin. Des grèves éclatent un peu partout et dans tous les secteurs (principalement à la S.N.C.F., à l'E.D.F., au G.D.F., dans les Grands Magasins parisiens...).
Malgré un changement de gouvernement, les grèves s'intensifeint en nombre et en violence : Nord (évacuation par les C.R.S. des mineurs grévistes qui occupent les fosses), Béziers (les ouvriers s'emparent de la Mairie), Saint-Etienne (les combats sont tellement violents que la police est obligée de se replier... abandonnant quelques automitrailleuses sur le terrain !), Nice, Marseille, Montpellier...
Mais dès le début septembre, me mouvement s'essoufle : le P.C.F. et la C.G.T. ne veulent pas pousser plus loin des mouvements de plus en plus incontrôlables.
La F.A. est totalement incapable de faire face à la situation. Sa faiblesse numérique (en particulier chez les mineurs et dans le midi de la France) ne lui permet guère plus qu'une agitation par la presse. Sur le plan offensif, cependant, elle semble prête. Dans son Congrès de 1947, elle adopte :
« La F.A. doit, en somme, viser à la généralisation, à la simultanéité et à l'internationalisation des grèves et autres mouvements sociaux.
Elle doit agir pour détruire le caractère politique ou réformiste des mouvements actuels : les conduire à la grève générale expropriatrice et gestionnaire de la production et des services publics ; inciter à la création de syndicats et de comités de consommateurs et d'usagers, pour combattre les intermédiaires, le commerce accaparateur et entraîner les consommateurs à la répartition des produits, à l'utilisation sociale des locaux et des services publics. »
La faiblesse chronique de la F.A. s'illustre parfaitement dans la « grève des grèves » de l'année 1947 : la grève des usines Renault.
Le 25 avril, toute une série d'ateliers débrayent et de mandent une augmentation uniforme de 10 francs. Très rapidement, la grève s'étend, et le 2 mai, celle-ci gagne toute l'usine. Un référendum organisé le 2 mai donne 11 354 partisans de la grève contre 8 015 et 1 547 abstentions (sur 21 286 votes exprimés).
À l'origine du mouvement, on retrouve essentiellement des militants trotskystes (de l'Union Communiste, dissidence de la Ivième Internationale, qui deviendra par la suite l'Union Communiste Internationaliste qui éditera Voix Ouvrière puis Lutte Ouvrière). Les militants libertaires sont peu nombreux chez Renault : un groupe C.N.T. et un groupe F.A. (qui d'ailleurs se recoupent). Pour cette dernière organisation, on ne compte que six militants actifs et huit sympathisants. La section C.N.T. regroupe un nombre supérieur d'inscrits (une cinquantaine ?), mais une partie de ceux-ci sont des réfugiés espagnols tenus à une certaine réserve sous peine de suppression de la carte de réfugiés politiques. La F.A. annonce d'ailleurs un chiffre de vente à peu près équivalent : quantre-vingt-dix.
Les anarchistes soutiennent à fond le mouvement. Ils en seront les plus fermes défenseurs. Lorsue les trotskystes, à leur tour, estimeront que la grève est terminée, les libertaires seront les seuls à s'y opposer. Cette attitude leur vaudra l'adhésion de nombreux ouvriers insatisfaits qui prendront leur carte à la C.N.T. en dénonçant le « Syndicat autonome Renault » crée par l'U.C.I.
L'absence de perspectives révolutionnaires à cette période va cependant rendre ce sursaut illusoire. La C.N.T., comme le syndicat autonome, s'effiloche très rapidement. Le raz de marée de la récupération, de l'isolement et de la lassitude feront d'ailleurs disparaître toute implantation libertaire aux usines Renault. Il faudra attendre 1968 pour qu'un éphémère groupe anarchiste de la R.N.U.R. réapparaisse.
La grève d'avril-juin 1947 chez renault n'a guère eu qu'une seule conséquence tangible : la « démission » des ministres communistes du gouvernement Ramadier.
La situation politique de l'année 1947 ne permettait pas un optimisme quelconque sur le plan révolutionnaire. Les débuts de la guerre froide, les restrictions, les difficultés de tous ordres, la répression provoquèrent les premiers vrais désenchantements de l'après-guerre.
Les mouvements révolutionnaires connurent à cette époque une période de recul... dont ils ne devaient plus guère sortir avant 1968.
La F.A. n'échappa pas à ce mouvement. Nous en voudrons pour témoins les chiffres de tirages du Libertaire en 1947 : tirage moyen par hebdomadaire : 47 000, ventes moyennes : 27 000 (soit 6 000 de moins que l'année précédente).
[...]
Dans l'euphorie des années précédentes, nombreux sont ceux qui souhaitent que la F.A. se double d'un « mouvement de masse ». La C.N.T. Leur semble être le terrain idéal. Inconsciemment ou non, ils si'inspirent de l'exemple espagnol... en oubliant que dans celui-ci la démarche a été inverse : c'est le mouvement syndical – C.N.T. - qui a secrété l'organisation politique – la F.A.I. Cette attitude n'est pas partagée unanimement, on s'en doute ! Mais celle-ci est le fait de la frange jeune du mouvement. Les jeunes militants qui « arrivent » à l'anarchisme à cette époque sont souvent fortement influencés par le marxisme. Certains d'entre-eux ont d'ailleurs rejoint le P.C.F. dans la clandestinité ou dans les premiers mois de la Libération. Ils s'en sont retirés rapidement devant l'inaction flagrante dont fait preuve ce Parti. Ceux qui n'ont pas adhéré aux divers mouvements trotskystes se trouvent dans le mouvement libertaire. Leur bagage anarchiste est fort mince. Tout au plus s'agit-il souvent d'une réaction « contre » : contre l'immobilisme, e réformisme, le bureau cratisme... Le mouvement libertaire en général et la F.A. en particulier n'offent aucune structure d'accueil ou de formation à ces militants. Immédiatement après leur adhésion, ils doivent participer aux querelles, divergences et autres polémiques qui agitent le mouvement. Très vite, certains s'en vont. Ceux qui restent, parce qu'ils ont le « virus anar », voient rapidement les défauts et les contradictions. Auusi vont-ils essayer d'agir pour que cesse cet état de fait. Les seuls instruments de référence qu'ils peuvent avoir est ce qu'ils ont vu ou étudié au P.C.F. ou dans les organisations trotskystes. Ces organisations sont perçues comme beaucoup plus efficaces. Le mythe de l'efficacité va devenir progressivement une règle de conduite. L'organisation est conçue dès lors, non plus comme une organisation de type fédéraliste libertaire, comme les « plate-formistes » avaient tenté de le faire, mais sur le modèle marxiste-léniniste. Nous verrons ultérieurement les implications organisationnelles de ce type d'attitude. En 1949, le « grand problème » posé par cette « tendance » est celui du mouvement de masse et de l'organisation syndicale.
Sous l'impulsion du courant qu'incarne parfaitement bien Georges Fontenis (qui redeviendra Secrétaire général de la F.A. en 1950), une dégradation progressive des rapports entre la F.A. et la C.N.T. se produit. Celle-ci n'est pas le fait de cette dernière organisation, mais le produit de conceptions de plus en plus « dirigéistes » qui se font jour à la F.A.
Nous en voudrons pour témoin le compte-rendu du quatrième Congrès de la Deuxième Région de la F.A. tenu à Narbonne en janvier 1949. On peut lire dans la résolution sur le problème syndical :
« ... (il faut) reconstituer le mouvement syndical, repartir presque à zéro, en s'appuyant sur la F.A. et la C.N.T. ... »
« La structure de la F.A. ne lui permet pas d'entraîner l'ensemble des travailleurs dans une action révolutionnaire. C'est à la C.N.T. que ce rôle est dévolu. C'est pour cette raison que les anarchistes doivent l'orienter et ne pas hésiter à prendre en main des postes responsables... »
« Le Congrès de la Deuxième Région de la F.A. constatant le détachement syndical de la classe ouvrière par le mouvement syndical décide de s'attacher à la création de groupes anarchistes d'entreprises et au regroupement des minorités syndicalistes en vue de recréer le syndicalisme révolutionnaire... »
On voit apparaître à travers ces citations tous les grands thèmes chers aux mouvements marxistes : contrôle de l'appareil syndical, double structure politique et syndicale dans les entreprises...
Cette orientation va s'accentuer en 1950. le 11 mars, le Congrès de la Région parisienne de la F.A. adopte une résolution qui va encore beaucoup plus loin :
« Toute organisation para-anarchiste, non affiliée statutairement à la F.A. devra, dans le cadre régional, être sous le contrôle direct du bureau de la Région, son action influencée par les militants de la F.A. Le Conseil régional restant seul juge de son fonctionnement et le cas échéant de sa dissolution.
Cette attitude parfaitement dirigiste à l'égard du « mouvement de masse » est une conception étrangère à l'anarchisme. Ce droit de contrôle, de direction et de liquidation que s'arroge l'organisation est typique de l'avant-gardisme.
La C.N.T. ne pouvait être indifférente à ces prises de positions successives qui visaient à la transformer en véritable « courroie de transmission ». Le Cartel d'Action Syndicaliste mis en place en 1949 entre la F.A. et la C.N.T., et qui publie un communiqué revendiquant la bagatelle de 150 000 adhérents, éclate, la C.N.T. reprenant son autonomie.
On peut, à juste titre, s'étonner de l'importance excessive prise soudainement par ces thèses à l'intérieur de la F.A. Deux éléments sont à considérer dans ce domaine. Tout d'abord l'élimination progressive des « chefs historiques » par les « jeunes ». les premiers ne pouvant suivre le rythme effréné en matière militante qu'imposent les seconds se retrouvent rapidement sur la touche : à leurs objections on oppose leur « non-militantisme ».
Le deuxième élément est à rechercher dans la baisse des effectifs et dans l'isolement preogressif de la F.A.
En 1948, le Libertaire ne tire plus qu'à 34 000 exemplaires et est vendu à 19 000 exemplaires (soit dans une moyenne hebdomadaire inférieure de 8 000 exemplaires par rapport à 1947). En 1949, la moyenne des ventes tombe à 16 000. Le Lien, le bulletin intérieur de la F.A., signale que la F.A. est devenue une « véritable passoire » (novembre 1949). Le nombre de militants ne cesse de baisser. Ceux qui restent sont incapables de discerner la vérité sur l'état de l'organisation. Le structures verticales ont été renforcées de congrès en congrès (1948 : Lyon, 1950 : Paris – pas de congrès en 1949). Le pouvoir politique appartient à une série de Comités : comité national, Comité régional, formant des écrans successifs. Les responsables sont élus aux Congrès sur des critères d'efficacité... ce qui permet d'éliminer les opposants.
À partir de 1950, le système est perfectionné. En effet, une opposition sourde commence à se faire sentir... surtout du côté du courant anarchiste « synthésiste ». Les « jeunes » décident alors de se regrouper en fraction clandestine : l'Organisation Pensée-Bataille (O.P.B.) du nom d'un ouvrage célèbre de Camillo Berneri. Nous verrons plus loin les conséquences dramatiques qu'eut sur la F.A. cette création.
Pour l'heure, il faut aux dirigeants de la F.A. tenter de résoudre l'impasse dans laquelle cette organisation semble s'être engagée. La rupture avec la C.N.T. la prive de son principal contact ouvrier. Par ailleurs, la situation politique de 1949 ne permet guère d'espoirs au niveau de la relance des luttes sociales. La « Guerre froide » est largement entamée. Le P.C.F. et la C.G.T. sont engagés dans des combats sectaires que leur défense « inconditionnelle » des « Grands Procès » et du stalinisme aggrave de jour en jour. F.O. s'engage de plus en plus dans la collabration de classe. La répression bat son plein. En 1950 sont votées les « Lois scélérates » qui limitent le droit de grève.
La F.A. publie fin 1949, début 1950, une brochure intitulée « Les Anarchistes et le problème social ». Ce texte est une véritable « Bible » qui s'inspire d'ailleurs étroitement du livre de Gaston Leval : « L'indispensable Révolution ». « Le lecteur y trouvera une solution aux problèmes angoissants de l'heure présente ».
Les activités économiques et sociales sont divisées en deux branches : les coopératives de consommation et les coopératives de production. Ces deux structures parallèles sont les bases de la réorganisation sociale :
« La production, qui aura tenu compte des chiffres fournis par les services de la statistique, livrera directement tous ses produits dans les entrepôts. De là, par un système spécialisé de répartition qui fonctionnera sous le contrôle des fédérations régionales de consommation, les produits et objets sont répartis dans les coopératives. »
Les syndicats deviendront alors les instruments du contrôle de la production et se transformeront en coopératives. Les commerçants disparaîtrons, les paysans et les artisans devront se regrouper dans des unions de producteurs associées aux coopératives ouvrières.
La Commune libre est la base de l'organisation territoriale. Elles sont autonomes et fédérées au sein d'un « Conseil inter-régional des Communes » qui aura charge de la sécurité individuelle et collective, de l'état-civil, de l'habitat, des loisirs, des communications...
Les moyens d'arriver à cette société ne sont guère étudiés. Une fois de plus, on attribue au mouvement syndical la part essentielle :
« L'action directe se traduit jusqu'à présent sous la forme de grèves, d'occupations de lieux de travail... mais c'est ici qu'intervient de façon importante le rôle du mouvement syndical. La lutte du peuple travailleur, lutte dans laquelle les techniciens et de nombreuses professions libérales ont leur place, trouve son terrain le plus fertile dans le syndicalisme.
C'est par le canal de son syndicat que le travailleur sans s'arrêter aux programmes des partis politiques, peut influencer les décisions de ses maîtres et peut déterminer leur attitude en conformité avec ses aspirations. »
Le programme de la F.A. reste conforme, comme le livre de Gaston leval, aux grandes données théorico-politiques de la Révolution espagnole. L'exemple de la C.N.T. reste le « grand exemple » !
Pour rompre son isolement, la F.A. définit à partir de 1950 une politique dite de « Troisième Front ».
Dès 1949, ele avait entamé ce processus en entrant dans un Cartel International de la Paix (Confédération générale pacifiste) aux côtés de toute une série d'organisations plus ou moins mythiques : Ligue des Anciens Combattants pacifistes, Ligue d'Action pacifiste et sociale, Ligue des Espérantistes pacifistes, Mouvement Apolitique d'Evolution par les sciences, Mouvement français pour l'Abondance, Mouvement international pour la Réconciliation, Mouvement pacifiste des Mères, Parti pacifiste international, Union pour une Humanité nouvelle, Au Service de la Paix, La Mère éducatrice, Internationale des Jeunes contre la guerre, Equipe « La Patrie mondiale », Missions de Paris, Groupe pacifiste des P.T.T. ...
La F.A. participe à ce regroupement pour le moins hétéroclite parce qu' « il nous a permis de côtoyer un certain nombre d'organisations, d'y faire rayonner l'idéal libertaire et d'y réunir de la documentation ». Il s'agit bien plutôt de rompre l'isolement de la F.A. Mais l'exiguïté des composantes ne permet guère d'envisager aucune action de masse. En 1951, la participation de la F.A. à ce cartel est remis en cause par le groupe de Mâcon (Le Lien, 1951). Celui-ci propose que la stratégie de « Troisième Front » soit plutôt axée vers les quelques mouvements de gauche ou d'extrême-gauche non inféodés au P.C.F. ou à la S.F.I.O. : Mouvement de Libération ouvrière, Economie et Humanisme, Libre Pensée, Rassemblement Démocratique Révolutionnaire, Citoyens du Monde, Libération économique. Cette proposition ne dépassera pas le stade des vélléités. Les contacts pris avec ces organisations s'avèrent infructueux, la politique de Troisième Front, trop floue, trop ambigüe, intervenant dans une période politique où les « Grands » de la gauche ont une hégémonie sans partage des militants et des électeurs.
La F.A. tentera une ultime démarche de type frontiste en s'associant aux campagnes de Gary Davis. Ce personnage assez étrange, d'origine américaine développe une campagne sur le thème des « Citoyens du Monde ». L'O.N.U. siégeant à cette époque à Paris, c'est dans cette ville qu'il mène l'essentiel de celle-ci. Bien que Gary Davis ne se réclame pas de l'anarchisme mais uniquement du mondialisme, et bien que des accusations graves pèsent sur lui (financement de ses campagnes par la C.I.A.), la F.A. s'engage à fond. Le Libertaire lui consacre des titres énormes. Il faudra les mises en garde répétées des intellectuels et l'effondrement politique du personnage, pour que la F.A. se dégage de cette campagne.
Il apparaît dès 1951, que le « Troisième Front » est un fétu de paille. Le terme continuera à être utilisé par la F.A. mais uniquement comme motif d'agitation. Aucun « Front » ne se constituera réellement, ni à cette date, ni ultérieurement.
L'échec du mouvement libertaire fut aussi flagrant dans un autre domaine : celui de la jeunesse.
Le Mouvement des Auberges de Jeunesse (F.N.A.J.) avait été reconstitué en 1945. Dès son origine, il connut un gros succès qui tenait à la fois de celui de l'avant-guerre et de celui des « Chantiers de la Jeunesse » du régime de Vichy. À l'origine, le mouvement était indépendant, géré par ses usagers, et financé en partie par eux, et en partie par la Ligue de l'Enseignement. Le 14 juin 1946, les A.J. passent sous la tutelle de l'Etat (décret André Morice). Les responsables gouvernementaux s'empressent d'éliminer des postes de « père » ou « mère aub » (celui ou celle qui a la charge d'une A.J.), les militants révolutionnaires. La première vague d'épuration touche les anarchistes. Pour cela, ils opposent entre elles les tendances politiques qui s'étaient fait jour au sein des A.J. La tendance « majo » et la tendance trotskyste (Unité ajiste) poussent à la rupture avec les anarchistes. Celle-ci ser acquise fin 1951 par la formation d'un Mouvement Indépendant des Auberges de Jeunesse (M.I.A.J.). Ce nouveau mouvement d'inspiration libertaire connaît en 1952 une progression foudroyante. Sur la région parisienne, de cinq groupes au moment de la scission, il comptabilise, fin 1952, vingt-cinq groupes. Mais très rapidement le mouvement décline. L'absence de subventions gouvernementales, le manque de cadres à plein temps, les dissenssions entre anarchistes l'amènent petit à petit à disparaître. À l'heure actuelle, semble-t-il, une seule auberge se réclame encore du M.I.A.J.
Le désintérêt de la F.A. durant cette période a été total. Seul un petit groupe, les Jeunes Libertaires, semble avoir soutenu les efforts du M.I.A.J. mais avec ds moyens extrêmement limités.
La F.A. de 1951 (Congrès de Lille) à 1953 (Congrès de Bordeaux de 1952, Congrès de Paris 1953) vit d'ailleurs une crise grave qui l'empêche d'avoir une attitude offensive et cohérente.
On a vu précédemment qu'en 1950 s'était créée une fraction clandestine au sein de la F.A. : l'O.P.B. Cette fraction regroupait de « jeunes militants » qui entendaient oeuvrer au redressement de la F.A. par l'élimination progressive des tendances traditionnelles ou individualistes. Pour ces militants, en effet, la crise de la F.A. depuis les années 1948-1949 ne pouvait être que la conséquence du « freinage » et de l'« obstruction » de ces tendances vis-à-vis de l'orientation générale de l'organisation.
Ces jeunes militants, par leur dynamisme, avaient investi, sans contestations, un organisme interne de la F.A. intitulé « groupe d'auto-défense ». ce groupe avait pour but de déceler les infiltrations policières ou provocatrices éventuelles. Il s'agissait en somme d'un groupe « de contre-espionnage ». Comme tel, il était clandestin vis-à-vis des autres militants. Ses membres étaient cooptés et ceux-ci ne devaient rendre de compte à personne.
L'O.P.B. se construisit donc sur le modèle du groupe d'auto-défense. Elle était administrée par un secrétariat et un secrétaire général... qui n'était autre que Georges Fontenis, également secrétaire général de la F.A. L'O.P.B. recevait des cotisations spéciales de la part de ses membres, ce qui la dotait de moyens financiers importants (elle n'avait pas de journal à éditer). L'O.P.B. « doublait » toutes les réunions de l'organisation. Tout Congrès régional, ou national, toute réunion du Comité national, était précédé d'une réunion O.P.B. Là on se mettait d'accord sur les motions à faire adopter, sur les désignations à proposer... L'O.P.B. s'efforçait aussi d'avoir au moins un militant par groupe F.A. D'ailleurs, elle s'arrangeait pour faire éliminer des Congrès les groupes qui lui échappaient (cas des groupes de Toulouse, Grenoble, Lille au Congrès de 1953).
En 1954, un groupe parisien fut exclu de la F.A. Il protesta de son exclusion dans un long mémorandum qui nous permet aujourd'hui de faire le point sur l'O.P.B. Les renseignements qu'il fournit montrent qu'à l'issue du Congrès de 1953, outre les exclusions qui eurent lieu duant celui-ci, l'O.P.B. s'assurait la majorité dans la Commission Presse (chargée de l'édition du Libertaire et des brochures), la Commission des Conflits (chargée de régler les différends entre les groupes, les militants...), la Commission du Contrôle financier.
L'O.P.B. se trouvait donc représenter un prototype connu dans d'autres milieux, en particulier trotskystes : le contre-appareil clandestin destiné à s'emparer de la F.A.
Le Congrrès de 1952 fut le premier durant lequel l'O.P.B. fut véritablement « opérationnelle ». Au cours de celui-ci fut adopté le principe du vote par mandat. En soi, cette proposition n'avait rien d'anti-libertaire, tout au contraire, elle permettait la libre expression de toutes les tendances... même celles non représentées au Congrès. Mais son application permettait à l'O.P.B. de prendre toute décision en vertu d'une majorité fabtiquée. Le vote « bloqué » de groupes favorables à ses thèses lui assurant une majorité confortable (ainsi le groupe de Clermond-ferrand disposant de quatorze mandats... n'avait en réalité que quatre militants)... Cette opération permis d'exclure des « têtes » du courant anarchiste traditionnel : Joyeux, Lapeyre, Fayolle, Arru, Vincey...
Dans le même temps fut adopté « à une large majorité » le Manifeste communiste libertaire de Georges Fontenis. Ce texte sous des allures « plate-formistes » était en fait une apologie de l'avant-gardisme et contenait une orientation nettement léniniste.
Ceux qui ne furent pas exclus lors du Congrès firent, dans les jours suivants, scission : Fernand Robert, Beaulaton, Louvet, Prudhommeaux... Ces dissidents créèrent en novembre une revue et une liaison qui prit le nom d'Entente Anarchiste. Les exclus ne s'y rallièrent qu'en partie espérant un retournement de situation à la F.A.
Au Congrès de 1953, à l'issue d'une nouvelle vague d'exclusions, la F.A. acheva sa transformation et devint Fédération communiste libertaire, ses structures furent renforcées et son orientation de plus en plus léniniste.
Cette situation acheva de décider les exclus et opposants à se regrouper. Fin 1953, la F.A. fut reconstituée.
Fabrice Magnone
Le Libertaire (1917-1956)
Autopsie d'un organe anarchiste
La Fédération anarchiste
Nous avons déjà évoqué au cours du chapitre précédent le début du processus de reconstrution du mouvement anarchiste sous l’Occupation. La Fédération libertaire unifiée également dénommée Fédération anarchiste était présentée par ses animateurs comme la réunion des deux courants antagonistes qui existaient avant la guerre : l’U.A. et la F.A.F. Dès le 15 janvier 1944, une discussion entre militants avait abouti à un projet de charte pour la F.A. qui sera adopté au cours du « pré-congrès » d’Agen les 29 et 30 octobre 1944. Henri Bouyé, Pierre Besnard [1], André Arru, Voline, Maurice Laisant, Aristide Lapeyre et Georges Vincey participent à la réunion d’Agen. Ils décident de relancer la publication du Libertaire dès que possible. Quelques semaines avant la Libération une première affiche réclamant le « retour à la liberté » [2] est placardée sur les murs de Paris. Elle invite le passant à rejoindre la Fédération anarchiste « qui combat l’oppression sous toutes ses formes ». Mais il faut attendre le mois de décembre 1944 pour assister à la reparution du Libertaire.
Dans l’intervalle, Louis Louvet et Simone Larcher vont prendre tout le monde de vitesse en lançant dès le 22 octobre 1944 une circulaire qui annonce la parution de leur propre journal. Cette publication, intitulée Ce Qu’il Faut Dire en hommage à Sébastien Faure, débute le 4 décembre avec le concours d’un vieux collaborateur du Lib : Pierre Mualdès. Quelques jours plus tard, le 10 décembre, les éditeurs de C.Q.F.D. organisent à Paris avec Charles Auguste Bontemps la première assemblée anarchiste publique après la Libération.
Le premier numéro du Libertaire, imprimé à Toulouse, est publié le 21 décembre 1944. En dépit des démarches de Roger Caron et Henri Bouyé [3], il paraîtra sans autorisation jusqu’au 25 mars 1946 avec la mention « bulletin intérieur » ; ce qui ne trompe personne compte-tenu de la présentation et des sujets des articles. Le journal se présente comme l’« organe du Mouvement libertaire ». A l’imitation du Mouvement libertaire espagnol (M.L.E.), la F.A. devait en effet constituer avec un syndicat autonome et une organisation de jeunes, un rassemblement intitulé Mouvement libertaire. Mais en l’absence d’une centrale anarcho-syndicaliste de masse, le modèle espagnol ne pouvait être importé en France avec les mêmes succès.
La véritable réunion de reconstitution du mouvement anarchiste après la Libération n’aura lieu que le 6 et le 7 octobre 1945 à la salle des Sociétés savantes. Ces Assises du Mouvement libertaire réunissent deux cents délégués représentant les groupes de la F.A., de la Fédération des Jeunesses libertaires (F.J.L.), de la Fédération syndicaliste française (F.S.F.) et du mouvement Egalité animé par Louis Louvet et Simone Larcher. Les individualistes rassemblés autour d’Armand et sa revue L’Unique ont décliné l’invitation. Louis Lecoin est également absent. Il préférera désormais rester en marge des organisations libertaires pour jouir d’une liberté d’action totale dans ses combats. Des éléments aussi disparates ne devaient parvenir qu’à un accord minimum faisant du Mouvement libertaire un comité de coordination entre les différentes tendances et laissant aux seuls membres de la F.A. le soin de publier Le Libertaire. Cet organisme constitue la première tentative de rassemblement vraiment œcuménique depuis la création de l’U.A. au lendemain de la Première Guerre mondiale. Chacune des organisations était censée envoyer trois délégués aux réunions du Mouvement libertaire. Mais le comité n’aura d’existence que sur le papier et sera vite oublié. En effet, le déséquilibre des forces entre la F.A., la F.J.L., la F.S.F. et les groupes C.Q.F.D. va rapidement entraîner son éclatement. La Fédération anarchiste finira par réunir la majorité des libertaires après l’adhésion, le 17 février 1946, des groupes animés par Louis Louvet.
Le congrès de la Fédération anarchiste ne débute véritablement que l’après-midi du 7 octobre. Pour permettre aux délégués de se prononcer sur un certain nombre de points d’importance, une conférence nationale est convoquée pour le 2 décembre à Paris. Véritable innovation dans le mode de fonctionnement des organisations libertaires, la F.A. adopte un système de cartes et de timbres similaire à celui utilisé dans les syndicats ou les partis politiques. Dans un premier temps, seuls les militants de la F.A. pourront lire dans Le Lien le compte-rendu de ce congrès mouvementé. Le Libertaire ne publiera que le texte des motions votées au cours de la conférence nationale du 2 décembre. Ces professions de foi très consensuelles ne disent rien des débats qui agitent déjà la nouvelle organisation. Une brochure à diffusion interne intitulée Assises du mouvement libertaire et congrès de la Fédération anarchiste [4] nous livre de précieux renseignements. Contrairement à ce qu’on pourraît croire à la lecture du Libertaire, les militants sont loin de parvenir à l’unanimité. Ces conflits internes contrarient le désir des refondateurs du mouvement de rompre avec les éternelles polémiques sur le type d’organisation à adopter.
Des méthodes périmées devront être rejettées. (...) On ne saurait envisager notre action aujourd’hui sous le même jour que celle menée depuis quelque quarante ans. Sachons nous débarrasser des pratiques qui firent notre faiblesse. [5]
En dépit de ces bonnes résolutions, les congrès suivants vont se dérouler dans la même ambiance de lutte de tendances et de règlements de comptes personnels. Au Congrès de Dijon, réunit du 13 au 15 septembre 1946, les membres de la commission administrative sont attaqués par les amis d’Aristide Lapeyre, André Arru et Louis Louvet. Cible principale de cette opposition, Henri Bouyé doit renoncer au poste de secrétaire général au profit de Georges Fontenis.
La personnalité de ce jeune instituteur qui va désormais jouer un rôle de tout premier plan au sein de la F.A., mérite qu’on s’y attarde. Il découvre l’anarchisme à l’âge de 16 ans, au moment du Front populaire, et débute alors sa carrière militante en vendant à la criée Le Libertaire et La Patrie humaine. Après la Seconde Guerre mondiale, il fait partie des animateurs de l’Ecole émancipée où il rencontre Solange Dumont qui le présentera aux membres de la F.A. Il participe ainsi, à Dijon, le 13 septembre 1946, au Congrès constitutif de la Fédération des jeunesses anarchistes dont il sera le premier secrétaire. Il peut sembler surprenant qu’un adhérent si jeune qui, de surcroît, ne cache pas ses sympathies pour le marxisme puisse assumer aussi rapidement la responsabilité de sécrétaire général de la F.A. Mais le manque de cadres anciens autant que le climat de conflits permanents peuvent justifier le choix de ce militant relativement inconnu. Pour sa part, l’intéressé expliquera son ascension précoce par une double tentative de manipulation :
(...) me voici, subitement, secrétaire général de la F.A., directeur du Libertaire, à 26 ans. Tout seul au fond. Mes amis ont vu là, sans doute, une aubaine inespérée pour sauver les acquis, les autres, ceux d’en face se disent peut-être qu’ils viendront facilement à bout d’un jeune militant inexpérimenté. [6]
En tous cas, la nomination de Georges Fontenis, même si elle sera confirmée l’année suivante au congrès d’Angers, ne permit d’apaiser les tensions que provisoirement, chacune des parties campant sur ses positions en attendant de pouvoir l’emporter sur l’autre. D’ailleurs, les rapports entre les membres de la Fédération anarchiste vont encore s’envenimer à cause de la constitution d’une centrale ouvrière syndicaliste révolutionnaire. Loin de les rassembler, l’existence de la C.N.T.F. est en effet un nouveau sujet de discorde.
[1] Pierre Besnard avait été mandaté par un syndicat pour intégrer la Légion des combattants. Il profita de la rencontre d’Agen pour se justifier devant ses compagnons qui, satisfaits par ses explications, votèrent une motion de confiance.
[2] Fac similé in René Bianco, « Les anarchistes dans la Résistance », vol. 2, op. cit., p. 111.
[3] Voir son témoignage in René Bianco, « Les anarchistes dans la Résistance », vol. 2, op. cit., p. 111-112.
[4] Assises du mouvement libertaire et congrès de la Fédération anarchiste, 6 et 7 octobre, 2 décembre 1945, tenus à Paris en la salle des Sociétés savantes, s.d., 25 p.
[5] La commission administrative du Mouvement Libertaire, « Tous à l’œuvre pour le congrès », Le Libertaire, n°8, août 1945.
[6] Georges Fontenis, L’Autre communisme. Histoire subversive du mouvement libertaire, Paris, Acratie, 1990, p. 91.
Chronologie des Congrès anarchistes 1944-1953 :
29-30 octobre 1944
Agen (Lot-et-Garonne)
Rencontre pré-congrès
6-7 octobre 1945
Paris
Assises du Mouvement libertaire
12-13 décembre 1945
Paris
Congrès constitutif de la F.A. / Premier Congrès de la Fédération anarchiste
13-14-15 septembre 1946
Dijon (Côte-d'Or)
Deuxième Congrès de la Fédération anarchiste
9-10-11 novembre 1947
Angers (Maine-et-Loire)
Troisième Congrès de la Fédération anarchiste
11-12-13-14 novembre 1948
Lyon (Rhône)
Quatrième Congrès de la Fédération anarchiste
27-28-29 mai 1950
Paris
Cinquième Congrès de la Fédération anarchiste
12-13-14 mai 1951
Lille (Nord)
Sixième Congrès de la Fédération anarchiste
31 mai, 1er et 2 juin 1952
Bordeaux (Gironde)
Septième Congrès de la Fédération anarchiste
23-24-25 mai 1953
Paris
Eclatement de la F.A. Changement de nom en F.C.L.
Premier Congrès de la Fédération communiste libertaire
25-26-27 décembre 1953
Paris
Congrès de reconstruction de la F.A., aussi compté comme huitième Congrès de la Fédération anarchiste ou Premier Congrès de la Fédération anarchiste reconstituée
La Fédération anarchiste devant les grands problèmes actuels ; les militants anarchistes, réunis en congrès, les 6 et 7 octobre, puis le 12 décembre 1945, ont pris les résolutions suivantes :
Le syndicalisme,
Constatant :
que les grands courants qui se disputent l'influence au sein de la C.G.T. ont pris une physionomie nettement réformiste ;
que les mots d'ordre des organisations syndicales s'inspirent de la collaboration avec l'État capitaliste et le patronat ;
que les politiciens tentent de détourner les luttes des travailleurs au profit de leurs partis respectifs, sans tenir compte des intérêts des syndiqués ;
que la prédominance de groupes syndicaux puissants représentant des intérêts extrasyndicaux au sein de la F.S.M. risque d'entraîner nos organisations syndicales dans une nouvelle guerre idéologique à la suite des impérialismes se disputant les richesses du monde.
Décident d'appeler tous les travailleurs à la lutte sur les bases suivantes :
pour un syndicalisme de Revendications et de lutte de classe ;
pour un syndicalisme antimilitariste et laïc ;
pour un syndicalisme indépendant des partis politiques ;
pour un syndicalisme expurgé d'une bureaucratie de carrière ;
pour un syndicalisme de lutte contre toutes les guerres ;
pour un syndicalisme militant vers son véritable but, tel que la défini la Charte d'Amiens : abolition du salariat et du patronat en vue de l'émancipation intégrale de tous les travailleurs avec, comme moyen d'action, la grève générale. Le syndicat de groupement de résistance et de combat qu'il est aujourd'hui, étant demain groupe de production et de répartition de l'économie, gérée par les travailleurs eux-mêmes.
L'antimilitarisme
La Fédération anarchiste décide d'intensifier la lutte antimilitariste.
Elle constate :
que dans tous les pays, quelle que soit la forme de leur gouvernement, le militarisme est le meilleur outil que possède l'appareil d'État pour opprimer les hommes ;
que l'existence d'une armée engendre la méfiance de l'État voisin dont l'objectif devient alors d'en créer une plus forte et par là même de déclencher cette course aux armements qui amène fatalement la guerre ;
que l'existence d'une armée est incompatible avec les buts que prétendent se fixer les grandes puissances alliées, signataires de la Charte de l'Atlantique ;
que l'existence d'une armée est incompatible avec l'esprit internationaliste et la morale révolutionnaire qui doit demain régir les rapports entre les peuples ;
que l'existence d'une armée est incompatible par les charges qu'elle impose à la nation et par l'esprit de caste qu'elle forge aux militaires, avec les buts des travailleurs du monde entier : la libération de l'Homme par la suppression de son exploitation par une minorité de privilégiés.
En conséquence, la Fédération anarchiste condamne tous les militarismes, quels qu'ils soient, et demande la suppression de toutes les forces militaristes.
La question coloniale
Les anarchistes, réunis en Conférence nationale, le 2 décembre 1945, après avoir pris connaissance du rapport colonial présenté par la Commission Administrative :
élèvent une vigoureuse protestation contre les méthodes colonialistes des différents impérialismes ;
s'indignent que, six mois après la cessation complète des troupes appartenant à des gouvernements signataires de la Charte de l'Atlantique continuent à massacrer des populations soulevées pour défendre leur indépendance ;
dénoncent à la conscience humaine le jeu des impérialismes libéraux à la recherche de matières premières et de bases stratégiques qui n'hésitent pas à fomenter des troubles et à se servir des légitimes aspirations des peuples coloniaux pour essayer d'évincer la concurrence.
Les anarchistes réclament pour la population d'outre-mer le droit à la liberté, au travail dans l'indépendance, le droit de disposer de leur propre destinée en dehors des rivalités de clans qui déchirent le monde actuel. Ils les assurent de leur solidarité dans la lutte qu'ils doivent mener contre l'oppression de tous les impérialismes, quel que soit le visage qu'ils prennent pour camoufler leurs appétits.
La Liberté individuelle
Constatant que la liberté absolue est un mythe, mais que la vie en société n'exclut pas toute liberté individuelle.
Constatant que la liberté individuelle et d'expression -malgré certaines propagandes et apparences- n'est respectée dans aucun pays du monde.
La Fédération anarchiste engage ses militants à lutter de toute leur force contre la cause d'un tel état de fait, le capitalisme et son moyen d'action : l'État.
La Fédération anarchiste demande que rien ne soit épargné pour que triomphe le fédéralisme libertaire, base de toute liberté ;
Convie ses militants à réagir en tout lien et tout moment dès qu'une atteinte - si minime soit-elle - est portée à la liberté de la presse, de réunion, du travail ;
S'élève contre l'esprit des nationalisations qui ne font que renforcer les pouvoirs de l'État et demande que lui soit substitué celui des collectivisations sous l'égide des communes libertaires.
La Fédération anarchiste conjure tous ses adhérents à lutter contre le principe d'autorité qui régit l'Enseignement ;
S'élève contre l'école libre génératrice d'obscurantisme et de renoncement à la lutte émancipatrice et le monopole d'État. Elle s'engage à aider par sa propagande l'école rationaliste et les tentatives amorcées par nos camarades instituteurs pour la libération de l'enfant.
Tenant compte des circonstances actuelles et estimant que de deux maux il faut choisir le moindre, la Fédération anarchiste aidera l'école laïque par tous les moyens dont elle dispose momentanément et en faisant des réserves- dans sa lutte contre l'école confessionnelle.
La question Allemande
Les anarchistes, fidèles à leur idéal antimilitariste et internationaliste, déclarent :
que le prolétariat allemand actuellement aussi enchaîné qu'il y a douze ans, est mis dans l'impossibilité de se libérer et qu'il appartient au prolétariat international de contribuer à cette libération ;
que les travailleurs du monde entier ne peuvent oublier que le développement du nazisme n'a été rendu possible qu'en raison de la détresse économique dans laquelle le capitalisme mondial avait plongé le peuple allemand ;
que les premières victimes de la répression hitlérienne dans les camps de concentration allemands ont été d'abord les militants antifascistes et particulièrement les anarchistes allemands, ceci dès l'apparition du nazisme en 1933.
Qu'en conséquence il y a lieu de distinguer dans les responsabilités le peuple allemand et le régime hitlérien.
Ils dénoncent les manœuvres du capitalisme et de l'impérialisme international qui, sous couleur de réparations, se livrent à une exploitation éhontée ; ils démontreront -à l'intérieur des syndicats et dans leur propagande que si le nazisme plaçait le peuple allemand au-dessus des autres peuples, le placer, par contre, au-dessous serait faire revivre le nazisme sous une forme nouvelle.
Ils s'insurgent contre l'emploi de la main-d'œuvre prisonnière qui ne peut profiter qu'au patronat français et concurrencer le prolétariat.
ils demandent aux syndicats d'exiger le retour chez eux des prisonniers, sans s'opposer toutefois à ce que certaines formations de volontaires telles que "S.S.", y compris tous les officiers, soient employés à des travaux dangereux, tels que le déminage.
Les anarchistes affirment aux ouvriers français que les ouvriers allemands sont aussi des victimes de classe et qu'il y a lieu de rétablir en Allemagne la liberté syndicale et d'expression. C'est dans la mesure où le peuple allemand recouvrera sa liberté qu'il pourra être facteur de paix et que les peuples n'auront pas à subir -une troisième guerre mondiale.
Le problème de la Paix
La Fédération anarchiste déclare que le problème de la paix ne peut être utilement examiné que selon les données suivantes :
Les conflits entre individus comme entre nations sont le résultat du système capitaliste et étatique. L'éducation et en général toutes les méthodes d'enseignement employés par les différentes puissances ont pour objet de prédisposer l'ensemble de la population à l'acceptation et à la défense d'un tel régime.
La Fédération anarchiste, tout en n'admettant pas la violence comme principe, considérant qu'il ne doit être perdu de vue que tous les régimes d'exploitation en font leur moyen d'oppression et de conquête ; que la libération économique et sociale des peuples exige une action vigilante de la part des travailleurs et que cette action peut même se présenter sous la forme directe et révolutionnaire des masses, déclare :
que les guerres (sans prendre en considération les motifs invoqués pour entraîner les peuples à les faire) ne peuvent disparaître que dans la mesure où le capitalisme et l'État auront été détruits sous toutes leurs formes ;
que les méthodes et l'éducation tendant à faire disparaître l'emploi de la violence ne pourront porter tous leurs fruits que dans une société débarrassée des germes de toute guerre ;
qu'il appartient aux peuples de présider eux-mêmes à leurs destinées et qu'ils ne doivent plus s'en remettre à leurs gouvernants - quelles que soient leurs nuances politiques ou religieuses - pour la sauvegarde de leurs intérêts, de leur sécurité et la garantie de la liberté.
Il importe donc de développer l'action directe révolutionnaire indispensable pour arriver à ces fins. Dans ce domaine, les syndicats ouvriers. en raison de la pression qu'ils peuvent exercer sur l'économie, doivent jouer un rôle prépondérant, décisif dans le sens de l'internationalisation rapide des luttes ouvrières.
La Fédération anarchiste affirme que la guerre n'est pas une fatalité, que le désarmement des esprits est une des conditions indispensables à )a paix et à la solidarité humaine; qu'il est nécessaire de rejeter toute idéologie belliciste quelle qu'en soit l'étiquette - employée comme prétexte par les dirigeants, seuls bénéficiaires des conflits internationaux.
Elle demande à tous les militants ouvriers et pacifistes de s'engager délibérément dans la voie révolutionnaire, en opposant l'instauration du fédéralisme libertaire à la guerre; fait un appel pressant au jeunes -qui seraient, les premiers, victimes d'un conflit- en les conviant à prendre puce dans ses rangs pour le grand combat de la liberté.
L'Amnistie
La Fédération anarchiste :
elève une protestation indignée contre le maintien en prison, un an après la libération, sept mois après la fin des hostilités en Europe, des militants emprisonnés depuis 1939. Elle constate que la guerre qui vient de se terminer continue pour eux ;
dénonce aux travailleurs la carence ides partis qui se réclament du prolétariat dont les congrès viennent de se tenir récemment et qui n'ont pas eu le courage de réclamer au cours de ces congrès l'amnistie pour les victimes des tribunaux militaires, abandonnant là une vieille tradition qui a contribué à la fortune de ces partis.
Le congrès recommande à ses militants, à ses groupes, à ses régions, d'avoir toujours présente à la mémoire la pensée de ceux qui souffrent dans les bagnes militaires d'Eisse, de Montluc, de Nontrond. Il leur recommande de poser devant les auditoires qu'ils pourraient rassembler le problème de l'amnistie totale pour les prisonniers militaires détenus depuis 1939 et d'œuvrer pour que cette amnistie devienne une réalité.
Fédération anarchiste
Déclarations publiées dans le Libertaire du 20 décembre 1945
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