UTCL, syndicalistes libertaires, 20 ans d'AL

UTCL, syndicalistes libertaires, 20 ans d'AL

Messagede Pïérô » 25 Juil 2011, 13:21

Articles parus dans le mensuel Alternative Libertaire de juin :

Avant l’AL : L’UTCL : de la tendance au réseau

L’un des principaux apports à la naissance d’AL en 1991 vint de l’Union des travailleurs communistes libertaires (UTCL). Dix-sept années durant, cette organisation s’était efforcée de faire vivre une orientation libertaire contemporaine dans la lutte des classes.
Avant d’être une organisation proprement dite, l’Union des travailleurs communistes libertaires est une tendance au sein de l’Organisation révolutionnaire anarchiste (ORA) [1]. Dans la foulée de 1968, cette dernière avait su attirer à elle de nombreux jeunes rebutés par les organisations léninistes, trotskystes ou maoïstes.

Si l’on doit qualifier le projet politique de l’ORA, disons qu’elle cherche à construire une organisation pour « l’anarchisme ouvrier ». Aux références au marxisme de plus en plus assumées s’ajoute une volonté d’intervention en entreprise se traduisant notamment par l’édition de bulletins de boîtes. Deux d’entre eux vont durer : Le Rail enchaîné à la SNCF et Le Postier affranchi aux PTT. Animés par de jeunes salarié-e-s, ils témoignent de ce qui, aux yeux d’un certain nombre, fait la pertinence de l’ORA. À l’inverse, alors que s’éloignent les espoirs de révolution imminente, la majorité de l’ORA entame une évolution qui la conduira à rompre avec cette orientation ouvrière pour lui préférer un mouvementisme lorgnant du côté de l’autonomie italienne.

En 1974, de fortes grèves se développent dans les banques, aux PTT, à la SNCF. Trois secteurs où l’ORA compte des militants. Pour ceux qui animent Le Postier affranchi, la cause est entendue : c’est dans les luttes de masse, en s’appuyant sur l’intervention syndicale, que doit s’inscrire l’action des révolutionnaires. Ils sont rejoints dans cette analyse par d’autres, notamment cheminots. Un noyau militant est constitué. Il va se formaliser en une « tendance pour une UTCL » [2].


« Encore un groupuscule ! » (1976-1982)

La lutte de tendance au sein de l’ORA dure peu, tant les projets stratégiques et organisationnels diffèrent. Au congrès d’Orléans d’avril 1976, la minorité UTCL est exclue et la majorité de l’ORA se rebaptise Organisation communiste libertaire (OCL). Le premier numéro de Tout le pouvoir aux travailleurs, organe de l’UTCL, est déjà sous presse. Goguenard, l’éditorial titre : « Encore un groupuscule ! ». La rupture est consommée avec une OCL qui verse dans l’antisyndicalisme alors que l’adhésion à la CGT ou la CFDT figure dans les « Principes de base » adoptés au Ier congrès de l’UTCL, en 1978.

C’est en fait essentiellement dans la CFDT autogestionnaire que les membres de l’UTCL inscrivent leur action. Sous des formats et avec des régularités très disparates, les bulletins de boîte se multiplient : Le Postier affranchi aux PTT, Le Court-circuit à EDF, L’Éclateur à Air-France, Cheminots en lutte à la SNCF. Mais la jeune organisation doit vite faire face à la crise économique et à celle du militantisme.

Le début des années 1980 ouvre une période de reflux des luttes. Mai 68 est bien loin et la majeure partie de l’extrême-gauche périclite. Ce qui fait la force de l’UTCL – une implantation parmi les travailleurs et les travailleuses et le choix du syndicalisme comme alternative quotidienne à l’individualisme triomphant – fait aussi sa faiblesse. Difficile en effet pour l’UTCL de construire « l’organisation ouvrière pour le communisme libertaire » alors qu’elle n’a pas atteint une masse critique d’adhérentes et d’adhérents, et que parmi ceux-ci, nombreux sont ceux et celles qui reçoivent de leurs camarades de travail des mandats syndicaux qu’ils ou elles ne peuvent décemment refuser.

Cela n’empêche pas l’UTCL de mener un travail spécifique, en soutien aux luttes des travailleurs de l’Est par exemple. Il culminera avec l’organisation d’un colloque « 1921-1981 : de Cronstadt à Gdansk, 60 ans de résistance au capitalisme d’Etat » auquel interviendront notamment des syndicalistes dissidents d’URSS, les vétérans Ante Ciliga et Marcel Body, les historiens Marc Ferro et Daniel Guérin, ce dernier étant lui-même membre de l’UTCL.


Une « Alliance bakouninienne involontaire » (1982-1991)

En mai 1982, le titre Lutter ! succède à Tout le pouvoir aux travailleurs. Dans sa presse comme dans l’organisation, les analyses stratégiques sur l’intervention dans le syndicalisme et en entreprise tiennent le haut du pavé.

Bien sûr l’UTCL mène encore des campagnes publiques : en soutien au peuple kanak, aux luttes de l’Est, pour le bicentenaire de la révolution française ou contre la guerre en Irak. Mais la réalité de l’organisation UTCL est de plus en plus celle d’un réseau de syndicalistes aguerris connu surtout des milieux « avertis ». Dans son testament politique de 1991, l’UTCL devait à ce sujet se qualifier, non sans humour, d’« alliance bakouninienne involontaire », en référence aux sociétés secrètes prisées par le célèbre anarchiste russe.

Témoignage de son influence dans ce domaine, un colloque organisé en 1986 par l’UTCL sur le syndicalisme révolutionnaire voit passer 400 participantes et participants dont bon nombre seront, quelques années plus tard, des figures du syndicalisme alternatif SUD, SNPIT ou CRC [3]. .

Le réseau UTCL combat le recentrage de la CFDT qui troque alors l’autogestion pour le syndicalisme de négociation. C’est dans ce cadre qu’est rédigé le Projet communiste libertaire, épais document [4] adopté lors du IVe congrès de l’UTCL en mars 1986. Le concept d’« animateur anti-autoritaire de lutte » y est notamment défini en alternative à l’avant-gardisme. Cette proposition va trouver à s’appliquer très rapidement dans les coordinations de grévistes de l’hiver 1986-1987, dans lesquelles s’investissent fortement les militants de l’UTCL. Et si les luttes reprennent, les formes militantes évoluent avec… de gré ou de force. Ainsi en 1989, les syndicalistes suspendus par la direction CFDT créent le syndicat SUD aux PTT [5].

Cette même année, l’UTCL engage le processus qui mènera à son autodissolution et à la création d’Alternative libertaire. La forme UTCL aura vécue. Elle aura en tout cas permis, en plus des amitiés et des parcours communs, de souder un collectif militant dix-sept années durant, et de construire une cohérence stratégique et politique qui constitue un legs considérable pour le mouvement libertaire contemporain.

Théo Rival (AL Orléans)


[1] Sur l’ORA, voir l’entretien avec Rolf Dupuy et Guy Malouvier dans Alternative libertaire de mai 2008.

[2] Les dix-sept années de l’UTCL, bilan collectif rédigé en 1991 pour le Ve et utlime congrès de l’UTCL (disponible sur Raforum.info)

[3] Lire « 1988, des moutons noirs fondent SUD-PTT » dans Alternative libertaire d’octobre 2008

[4] Voir la réédition partielle de ce texte aux éditions d’AL : Un projet de société communiste libertaire.

[5] Patrice Spadoni, « Rayon de SUD, les dix ans de SUD-PTT », entretien avec Annick Coupé et Martine Donio, dans Alternative libertaire de janvier 1999.




Histoire : Les vingt printemps d’Altenative libertaire

Alternative libertaire a 20 ans ! Mais comment, sur deux pages et demi, entrer dans le détail de deux décennies de luttes, d’interventions, de débats, d’espoirs et de déceptions ? Impossible. Les militantes et les militants, riches de leur vécu, déploreront sans doute certaines évocations trop rapides, voire certaines omissions. Mais il faudrait un livre entier pour se pencher sur chaque épisode et chaque aspect, le décortiquer, le raconter et surtout en tirer les leçons. Avis aux amatrices et aux amateurs ! Dans le cadre de cette publication, nous avons préféré embrasser cette histoire de façon panoramique, pour en cerner les moments ascendants et de repli, les tournants et les culs-de-sac. Ce que nous en retiendrons c’est qu’au final, l’histoire d’AL n’est compréhensible qu’inscrite dans l’histoire plus large des gauches syndicales et du mouvement social de ce pays.
Dès 1988, l’Union des travailleurs communistes libertaires (UTCL, voir page 12) songe à la nécessité, en France, d’une recomposition du mouvement communiste libertaire. L’URSS est en crise et le PS a renié ses idéaux, entraînant un formidable reflux des luttes sociales. La façon dont on porte désormais l’anticapitalisme est bouleversée et, dans ce contexte de bilan morose, les querelles doctrinales de l’extrême gauche des années 1970 semblent devoir être, sinon aplanies, du moins relativisées.

L’UTCL elle-même est confrontée à un paradoxe : alors que ses militantes et ses militants ont été moteurs dans les grandes luttes de l’époque – SNCF en 1986 [1], Éducation nationale en 1987, PTT en 1988 –, l’organisation elle-même ne progresse pas. Invisibilité politique et stagnation des effectifs allant de pair, elle risque de revenir au rang d’un simple groupe d’affinité doté d’une revue.

L’UTCL fait alors le pari qu’il est possible de s’autodépasser dans une structure plus large. Plusieurs autres structures locales ou nationales, elles-mêmes stagnantes, peuvent être séduites par un tel projet : le Collectif jeunes libertaires (CJL), en recherche de perspectives depuis son éclosion en 1986, l’Organisation communiste libertaire (OCL, avec laquelle un rapprochement a échoué deux ans auparavant), la Commission d’organisation des journées de réflexion anti-autoritaire (COJRA) avec Daniel Guerrier, la Gauche autogestionnaire (GA, une fraction sortie du PSU sur des bases anti-institutionnelles) avec Jean Fortchantre, le Collectif de lutte anticapitaliste de Thann-Mulhouse (CLATM) avec Alain Bihr, la revue Tribune anarchiste communiste (TAC) avec entre autres Paul Denais, Micheline Stern et Guy Bourgeois, la revue Noir et Rouge avec Michel Ravelli, mais aussi certains groupes communistes libertaires de la FA. Le brassage de ces différents acteurs peut créer une dynamique et un appel d’air en direction des libertaires inorganisé-e-s agissant dans les mouvements sociaux.

La démarche rencontre un écho favorable et, en mai 1989, est rendu public un « Appel pour une alternative libertaire », qui sera cosigné au final par plus de 150 personnes issues de différents horizons du mouvement [2]. Autour de ce texte se créent une quinzaine de « collectifs pour une alternative libertaire » (CAL). Un calendrier de rencontres et de débats est mis en place et la machine est lancée. Cependant, la dynamique n’est pas si forte qu’espérée. Au bout de vingt-quatre mois de débats, une majorité dans les CAL estime que le processus a « fait le plein » et qu’il est temps d’aboutir. Une minorité, avec Gérard Mélinand, Guerrier et Ravelli, estime au contraire il est trop tôt pour clore le processus. Qui avait raison ? Le débat reste ouvert.

Toujours est-il que la majorité des CAL fonde un mensuel, Alternative libertaire, en mars 1991 [3] et décide de constituer une organisation éponyme lors d’une assemblée générale à Orléans, les 18, 19 et 20 mai. C’est certes une structure plus large que la simple addition de l’UTCL et du CJL qui voit le jour, mais on est loin de la large recomposition espérée.

Les structures qui n’ont pas voulu intégrer AL connaîtront des fortunes diverses – la TAC disparaît dès 1993, Noir et Rouge en 1995, la COJRA se met en sommeil, la GA et le collectif de Thann-Mulhouse s’associent pour publier dès 1990 le bulletin À Contre courant, qui jusqu’à nos jours a conservé des liens avec AL. L’OCL, elle, cesse peu à peu d’exister en tant qu’organisation et, dans les années 2000, se recentrera sur l’édition du périodique Courant alternatif.

Reste une nouvelle structure, Alternative libertaire, avec quelques ambitions, peu de moyens, mais des capacités militantes renouvelées. L’UTCL lui a apporté une assez bonne implantation syndicale, notamment dans la gauche CFDT et à la CGT, mais aussi dans un tout jeune syndicat, SUD-PTT [4]. Quant au CJL, il a amené une nouvelle génération sans doute moins « syndicaliste », mais prête à jeter ses forces dans les combats des années 1990.


Tout pour les luttes (1992-1995)

L’AL prend son départ dans une période marquée par un véritable renouveau des luttes sociales, qui va déterminer sa stratégie révolutionnaire. Dans les années 1970, l’UTCL avait forgé le concept de « gauche ouvrière et syndicale » pour désigner le milieu dont elle était issue et voulait se nourrir. Cette « gauche ouvrière et syndicale » était celle du prolétariat organisé, pas nécessairement révolutionnaire ou libertaire, mais ayant une relation familière à l’action directe, à la contestation de l’autorité, qu’elle soit patronale ou venant des bureaucraties syndicales. Le concept évolue avec la désindustrialisation, mais aussi l’installation d’un chômage structurel, et AL utilisera assez vite une formule plus vaste : la « gauche de la rue », celle de l’action directe, par opposition à la gauche de gestion gouvernementale [5].

Dans la première moitié des années 1990, cette « gauche de la rue », non circonscrite aux lieux de travail, trouve justement à s’incarner dans ce que les médias appelleront, avec quelques années de retard, « les nouveaux mouvements sociaux ». Droit au logement (DAL) et Agir ensemble contre le chômage (AC !) voient le jour en 1990 et en 1993, et les militantes et les militants d’AL s’y investissent, ainsi que dans l’organisation de la première Marche contre le chômage de 1994. L’année 1993 voit aussi la naissance de la FSU, scission de gauche de la FEN et, pendant quelque temps, elle bénéficiera d’une image combative [6]. En 1995, Droits devant !! voit le jour durant la mémorable occupation de l’immeuble de la Cogedim, rue du Dragon. Enfin, après Décembre 95, les syndicats SUD se sont multipliés, et là encore, les militantes et les militants d’AL dans le rail, l’éducation et l’aérien y jouent un rôle non négligeable. La Confédération paysanne, elle aussi fondée en 1989 commence à donner de la voix. Enfin, l’occupation de l’église Saint-Bernard à l’été 1996 marque le retour sur la scène politique, après une longue éclipse, des sans-papiers. Quoique très dynamique, cette galaxie militante ne se substitue certes pas aux gros bataillons de la CGT et de la CFDT, mais elle peut constituer un pôle de référence pour des secteurs contestataires au sein des centrales traditionnelles.

Les premières années d’AL sont marquées par cette frénésie d’éclosion de nouvelles forces et de luttes sociales, qui structure littéralement l’activité de l’organisation. Le IIIe congrès d’AL, en mai 1995, réfléchit à fédérer cette « gauche de la rue » dans un « front social de l’égalité et de la solidarité » qui serait tout à la fois une fédération du prolétariat organisé (le terme de « fédération » supposant pluralisme et diversité) ; un acteur politique déconnecté des institutions républicaines, donc tourné vers l’action directe des opprimé-e-s ; une force dotée d’un projet de société qui lui soit propre, donc opposable aux projets institutionnels des partis de gauche [7].


Qu’il est dur de tout faire (1996-1999)

Entre 1996 et 1999, fédérer la « gauche de la rue » est l’objectif politique central d’AL, et l’organisation y engage plus que jamais ses forces – au détriment le plus souvent de sa propre construction – sans parvenir à toucher au but. Dans cette stratégie, AL n’a en effet guère de partenaire (la CNT par exemple, se découvrant une vitalité nouvelle, privilégie un développement autocentré) et foison d’adversaires : le PCF, les Verts ou la LCR n’ont aucun intérêt à voir le mouvement social s’autonomiser et se doter de son propre projet de société, alors que ces organisations militent pour un gouvernement de gauche « qui rendra l’espoir aux travailleurs ».

Pour contrer les sirènes politiciennes, le IVe congrès d’AL, en 1997, évoque le lancement de forums et d’Assises pour l’autogestion… qui resteront lettre morte. Le talon d’Achille de la stratégie de « front social » d’AL est la faiblesse même d’AL, qui parvient pas à dissiper les illusions gouvernementales persistantes au sein des mouvements sociaux, malgré la déculottée de 1981. Arrivée au pouvoir en mai 1997, la « gauche plurielle » (PS, PCF, Verts, radicaux de gauche et chevènementistes) soutenue pendant quelques mois par la LCR, ne tarde pas à trahir toutes ses promesses et à envoyer les CRS régler leur compte aux sans-papiers et aux chômeurs qui occupent les Assedic durant l’hiver 1997-1998.

Dans cette nouvelle configuration, il s’agit pour AL d’éviter que les désillusions se transforment en résignation. En 1998 puis en 1999, un certain nombre de militantes et de militants du mouvement social publient un premier puis un second « Appel pour l’autonomie du mouvement social » qui affirment la primauté des luttes dans la transformation de la société et revendiquent la déconnection d’avec les enjeux politiciens. Ces deux appels subissent un tir de barrage de la part de LO [8] et de la LCR [9]. . Mais ce sursaut ne peut masquer le reflux réel des luttes et l’étiolement progressif de la « gauche de la rue » sur laquelle AL fondait sa stratégie.

Ce cul-de-sac est difficile à vivre pour AL d’autant qu’elle a totalement lié son destin aux flux et reflux du mouvement social. Reproduisant l’erreur de l’UTCL avant elle, donnant tout « aux luttes » de façon désintéressée, AL n’a pas suffisamment su apparaître, faire valoir sa différence et se construire. L’immersion totale dans les mouvements sociaux est alors de plus en plus vécue par les militantes et les militants comme une « dilution ». À quoi sert une organisation communiste libertaire si elle garde perpétuellement son drapeau rouge et noir dans la poche ?


Le tournant vers la visibilité (2000-2003)

L’année 2000 voit AL se reprendre en main. Le Ve congrès, à Paris en juin 2000, décide un « tournant vers la visibilité » : plus d’apparition en manifestation ; création des Amis d’AL ; lancement d’un véritable site web ; passage du mensuel Alternative libertaire en kiosque (avril 2001) ; organisation d’une fête annuelle (la première, le 1er mai 2001, attire plus de 1000 personnes à Paris) ; organisation d’un forum de débats, les Ateliers de l’utopie (novembre 2001) ; tenue de Rencontres d’été au Roucous (août 2003) ; ouverture de locaux publics (septembre 2003).

Cette profusion d’initiatives redonne le moral aux militantes et aux militants. Au bout de quelques mois, on constate un regain d’adhésions et de nouveaux CAL se créent.

Par ailleurs, la bataille de Seattle, en décembre 1999, a ouvert le cycle « altermondialiste », et c’est indéniablement un facteur stimulant [10]. AL est partie prenante de presque tous les « contre-sommets » de cette période : de Prague en juin 2000 à Évian en juin 2003, en passant par Nice en décembre 2000, Gênes en juillet 2001 et Bruxelles en décembre 2001. AL réfléchit à ce que la subversion portée par ce mouvement altermondialiste, quelque peu « hors sol », ait une répercussion concrète dans les lieux de travail, mais cela reste difficile. Le cycle altermondialiste atteint son apogée, en France, avec le contre-sommet d’Évian, en juin 2003, puis la tenue du Forum social européen de Saint-Denis, en novembre, deux moments-clefs qui auront vu le mouvement libertaire réussir, dans l’unité, de très fortes apparitions de plusieurs milliers de personnes. Ça a été une période intense, riche d’expérimentation et de réflexion sur l’action directe de rue (et la fameuse « diversité des tactiques ») et de rencontres vivantes avec les camarades d’autres pays. Elles ont débouché sur la création, en avril 2001, du réseau Solidarité internationale libertaire puis, après que celui-ci se soit mis en sommeil, sur la création, en mai 2005, de la plate-forme communiste libertaire internationale Anarkismo [11].

Toute cette période est celle d’une consolidation interne d’AL, qui se coordonne mieux et anticipe mieux les événements, comme les grèves pour la défense des retraites du printemps 2003. Beaucoup mieux qu’en 1995, AL réussit alors à « marcher sur ses deux jambes » en conciliant l’action au cœur des luttes et l’expression publique la plus large [12]. Un an auparavant, elle n’avait en revanche pas anticipé le « choc » du 21 avril 2002, avec la présence du FN au 2e tour de la présidentielle. Comme tant d’autres, après des débats internes rugueux, AL s’en était tirée en en appelant au renouveau des luttes sociales pour faire reculer l’extrême droite et en relativisant la question du bulletin de vote (avec le mot d’ordre « Pas une voix ouvrière pour le milliardaire Le Pen »).


Une nouvelle jeunesse (2004-2006)

Après une année 2004 relativement blanche, les années 2005 et 2006 voient la jeunesse se placer au centre du jeu politique, d’abord avec le mouvement lycéen puis avec le mouvement anti-CPE [13]. La branche jeunesse d’AL va jouer un rôle notable dans les deux cas, un de ses militants a été parmi les créateurs du Comité d’action lycéen de Paris dès février 2005. L’année suivante, les jeunes de l’AL sont encore aux premières loges dans plusieurs villes (Rennes, Orléans, Paris, Aix-en-Provence…), ce qui va d’ailleurs entraîner une vague de répression inédite, l’organisation se retrouvant avec 7 militants simultanément visés par des procédures judiciaires ! [14]

En 2005 encore, le mouvement populaire contre la Constitution européenne a vu AL mener, pour la première fois, une véritable campagne nationale. Le matériel de propagande – pour un « non » internationaliste et anticapitaliste, et surtout sans mythifier le résultat du référendum – a rencontré un tel succès que deux retirages successifs en imprimerie ont été nécessaires, les commandes arrivant de toute la France. AL ayant été la seule organisation libertaire à faire campagne, des militants et groupes de toute la France se sont en effet, à cette occasion, emparés de son expression.

Cette période est également celle, pour AL, du retour de certains débats : le féminisme, mais aussi l’écologie, le racisme, les « luttes de libération nationale »… Non pas qu’AL ait été absente de ces terrains, mais plutôt que, renouvellement militant aidant, une « mise à jour » théorique se soit faite sentir. De nouvelles commissions de travail voient le jour, et marquent les débats des VIIe et VIIIe congrès.


À contre courant (2007-2010)

Avant même l’élection, la campagne présidentielle de 2007 est une défaite pour le mouvement syndical et social, qui ne cherche nullement à s’affirmer comme force autonome. Trop de défaites accumulées dans la rue ont redonné de l’importance au rôle des urnes. Et pourtant, les candidats Sarkozy et Royal ont un programme analogue. Les mouvements sociaux devraient avoir une expression forte sur le thème : « Quel que soit le résultat du scrutin, les travailleuses et les travailleurs auront à se battre pour défendre leurs intérêts. » Faute d’avoir tenu tenir ce discours clair, on a préparé le désarmement moral de la « gauche de la rue » pour l’après-scrutin. Si l’UMP l’emporte ce sera la démoralisation. Si le PS l’emporte, on se réjouira mollement d’avoir échappé au pire. Dans les deux cas, le mouvement social ne démarre pas le nouveau quinquennat du bon pied [15].

Vainqueur, Sarkozy se lance dans une série de violentes contre-réformes libérales, face auxquelles le mouvement social, KO debout, ne répond que de façon désordonnée, sans parvenir à rencontrer la situation qui permettra de frapper « tous ensemble ». Dans cette période de repli, AL cherche à allumer des contre-feux. Dès juin 2007, elle propose la création de « fronts anticapitalistes » pour opposer à chaque contre-réforme gouvernementale une réponse radicale, et comme première étape d’un « grand mouvement autogestionnaire dans lequel AL s’intègrerait sans disparaître ». Elle ne trouve cependant pas de partenaires pour ce projet, chaque composante de l’extrême gauche restant sur un projet autocentré.

Malgré l’échec de la défense des retraites en 2010, AL cherche toujours la mèche pour aller vers le grand clash politique et social qui redonnera l’avantage aux classes populaires. Ramer à contre-courant est la nécessité du moment. Des Antilles au monde arabe, on voit comme une étincelle est vite arrivée !

Guillaume Davranche (AL 93), avec Édith Soboul (SF d’AL)


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Quelques jalons

1989 En mai, publication de l’« Appel pour une Alternative libertaire » dans Lutter !, périodique de l’UTCL.

1991 Première guerre du Golfe et mouvement lycéen. En mars, premier numéro d’Alternative libertaire ; en mai, AG fondatrice d’AL ; en octobre, Ier congrès à Toulouse.

1992 Première eurogrève des cheminots ; lutte contre le traité de Maastricht ; lutte des mal-logé-e-s du quai de la Gare à Paris et fondation du Droit au logement.

1993 Création d’Agir contre le chômage ! (AC !) ; lutte contre le « Smic-Jeunes » ; en avril, IIe congrès d’AL à Montreuil.

1994 Lutte contre la révision de la loi Falloux ; premières marches contre le chômage.

1995 Occupation de la rue du Dragon ; IIIe congrès d’AL à Caen ; mouvement étudiant et manifestation féministe ; en décembre, grèves historiques.

1996 Recomposition syndicale à gauche (émergence de SUD et de la CNT) ; durant l’été, occupation de Saint-Bernard : irruption de la lutte des sans-papiers.

1997 Formation du gouvernement de gauche plurielle qui va mener pour l’essentiel une politique de droite ; IVe congrès d’AL à Besançon.

1998 Hiver : mouvement des chômeuses-chômeurs et précaires ; premier Appel pour l’autonomie du mouvement social.

1999 Marches européennes contre le chômage ; grand rassemblement sur le Larzac en soutien à la Confédération paysanne ; bataille de Seattle.

2000 Le Ve congrès d’AL décide un « tournant vers la visibilité » ; début de la 2e Intifada ; contre-FMI à Prague ; contre-sommet européen à Nice.

2001 AL se redynamise et mène plusieurs projets à bien ; Lu-Danone, Marks & Spencer, etc. : lutte contre les licenciements ; contre-G8 de Gênes ; 11 Septembre et guerre d’Afghanistan ; contre-sommet européen de Bruxelles.

2002 « choc du 21 avril » ; contre-sommet européen de Séville ; VIe congrès d’AL à Orléans.

2003 Grèves contre la réforme des retraites ; 2e guerre du Golfe ; contre-G8 d’Evian ; le Forum social libertaire de Saint-Ouen attitre 5 000 à 6 000 visiteuses et visiteurs.

2004 Casse de l’assurance-chômage ; VIIe congrès d’AL à Angers.

2005 Mouvement lycéen ; campagne contre la Constitution européenne ; révolte dans les banlieues.

2006 Mouvement anti-Loi d’égalité des chances (CPE) ; VIIIe congrès d’AL.

2007 Sarkozy au pouvoir ; nouvelle formule d’Alternative libertaire.

2008 Crise financière mondiale ; premières grèves de sans-papiers ; IXe congrès d’AL à Saint-Denis ; insurrection grecque.

2009 Grève générale aux Antilles.

2010 Mouvement contre la casse des retraites ; Xe congrès d’AL à Angers.



[1] Lire « Décembre 1986 : Les coordinations de grévistes ouvrent une ère nouvelle » dans AL de décembre 2006.

[2] Lutter !, mai 1989.

[3] Sur l’histoire du mensuel Alternative libertaire, lire AL n°200 de novembre 2010.

[4] Lire « 1988, des moutons noirs fondent SUD-PTT » dans AL d’octobre 2008.

[5] « Une « gauche de la rue » réelle, vivante, mais dispersée », congrès AL de 2004.

[6] Elle montrera son vrai visage en 1996, en se rangeant du côté de l’État contre les « maîtres auxiliaires » en lutte pour leur titularisation.

[7] Ibidem

[8] « Apolitisme et mouvement social » dans Lutte de classe n°37 Septembre-Octobre 1998.

[9] Tribune de Daniel Bensaïd et Philippe Corcuff dans Libération du 21 octobre 1998

[10] « Décembre 1999 : Seattle “invente” l’altermondialisme » dans AL de décembre 2009.

[11] http://www.anarkismo.net

[12] Lire le dossier spécial dans AL de l’été 2003.

[13] Collectif, 2005-2006, La Jeunesse contre la précarité, éd. d’Alternative libertaire, 164 pages, 2007.

[14] « Appel à soutien d’urgence : AL en butte à une répression inédite », en cinq langues sur Anarkismo.net.

[15] « Pouvoir populaire contre pouvoir d’État », congrès AL de 2008.

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Syndicalistes et libertaires, une histoire de l’UTCL 1974-91

Messagede L . Chopo » 12 Mai 2013, 16:58

Une histoire de l’Union des travailleurs communistes libertaires (1974-1991)

En août 2012, Autre Futur publiait un article : "Grève et conflit à la fonderie Chenesseau. 1975-1978" (1), écrit par Théo Rival, militant à SUD et membre d’AL. Son livre sur l’histoire de l’UTCL sort en juin aux éditions d’AL.
Présentation.
Image
En 1976, un groupe de jeunes ouvriers est exclu de l’Organisation révolutionnaire anarchiste (ORA) et fonde l’Union des travailleurs communistes libertaires (UTCL).

Adeptes du syndicalisme d’action directe, ils se trouvent rapidement engagés dans la résistance au recentrage de la CFDT.

Alors que, durant les années 1980, le reflux des luttes sociales est fatal à une partie de l’extrême gauche, l’UTCL survit en liant son destin à cette gauche CFDT qui, fidèle à l’esprit de Mai 68, engendrera les syndicats SUD.

Des grandes grèves de 1974 à l’irruption des coordinations de grévistes en 1986, raconter l’histoire de l’UTCL, c’est avoir en toile de fond une tranche d’histoire du mouvement ouvrier.

Enquêtant sur l’UTCL, puisant dans des archives jusque-là confidentielles de la confédération CFDT, cette étude cherche à cerner le rôle qu’a joué ce courant révolutionnaire original, à la fois syndicaliste et libertaire.

On trouvera également, dans ces pages, quatre précieux compléments :

– une riche section iconographique sur l’ORA et l’UTCL ;

– la réédition du texte de bilan adopté en 1991 par l’UTCL, lors de son autodissolution ;

– un entretien inédit sur l’ORA, avec Patrice Spadoni et Thierry Renard ;

– un vaste entretien croisé avec douze anciennes et anciens militants de l’UTCL.


(1) À lire : http://www.autrefutur.net/Greve-et-conflit-a-la-fonderie

http://www.autrefutur.net/Syndicalistes-et-libertaires

L.Chopo

.
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http://www.cnt-so.org


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Re: Syndicalistes et libertaires, une histoire de l’UTCL 197

Messagede luco » 13 Mai 2013, 18:23

Super ! J'ai hâte de lire ça.

L'UTCL, c'est un peu ma madeleine de Proust... :aime:
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Re: Syndicalistes et libertaires, une histoire de l’UTCL 197

Messagede Rocky_Balboa » 17 Mai 2013, 13:13

Ben tiens, voilà l'adresse de la pâtisserie où tu pourras commander ta madeleine:
http://boutique.alternativelibertaire.org/produit.php?ref=livre_utcl&id_rubrique=3

Par ailleurs, l'auteur organise un petit débat autour du livre, avec quelques anciennes et anciens de l'UTCL, le samedi 8 juin de 15 heures à 17 heures, à la Foire à l'autogestion.
C'est ici, avec le reste du programme (provisoire) :
http://www.foire-autogestion.org/Programme-2013
Rocky_Balboa
 

Re: de l’UTCL à 20 ans d'AL

Messagede bipbip » 12 Oct 2013, 01:47

Syndicalistes et libertaires, une histoire de l’Union des travailleurs communistes libertaires (1974-1991)
de Théo Rival

Théo Rival, "Syndicalistes et libertaires"

Il existe trop peu d’ouvrages analysant projet collectif et itinéraires militants, donnant la parole à celles et ceux qui en ont été les actrices et acteurs privilégié-e-s, tout en confrontant de façon critique les sources disponibles. Syndicalistes et libertaires de Théo Rival, militant d’Alternative libertaire qui s’intéresse au projet politique de l’Union des travailleurs communistes libertaires (UTCL), est de ceux-là.

Centré sur le militantisme syndical et l’intervention politique en entreprise de cette organisation, ce livre permet de mieux cerner les choix politiques en débat dans l’extrême gauche après 1968, et plus spécialement chez les libertaires et les syndicalistes révolutionnaires.

Les communistes libertaires ont alors tenté d’occuper un espace politique propre, entre les partisans de la construction du parti révolutionnaire comme principal débouché politique aux luttes, et celles et ceux qui ont fait le choix d’une autonomie de moins en moins ouvrière et plus faiblement liée à la contestation de masse que son homologue italienne.

L’UTCL au cœur des débats de l’après-1968

Si l’UTCL ne réussit pas, pendant ses années d’existence (1974-1991), à atteindre le seuil critique lui permettant de peser dans le champ politique, elle parvient à se doter d’une véritable stratégie, à la différence de l’Organisation révolutionnaire anarchiste (ORA, principale organisation libertaire de la première moitié des années 1970 dont est issu l’UTCL) qui s’est laissée porter par le bouillonnement contestataire des années 1970. L’expérience de l’UTCL a d’abord permis de renouer avec les pratiques ouvrières qui avaient contribué à donner un ancrage de masse aux idées libertaires à partir de la fin du XIXe siècle dans la CGT.

Le choix de mettre l’intervention ouvrière au cœur de sa pratique ne procède pas du fétichisme mais constitue une réponse à la montée de l’insubordination ouvrière post-68. Elle se traduit notamment par l’adhésion à la CFDT alors combative et autogestionnaire. Le reflux des luttes et le recentrage de ce syndicat dès 1978 amènent militantes et militants de l’UTCL à prioriser la construction d’une opposition qui incarne une alternative syndicale tout en étant autonome des partis.

Une histoire porteuse d’enseignements

Ce militantisme démontre son utilité en jouant un rôle dans le déclenchement des grèves des cheminots en 1986 et des instituteurs et institutrices en 1987, ainsi que dans la mise en place d’une démocratie directe assembléiste qui était alors loin d’être la norme lors d’une grève.

Lorsque la CFDT décide d’en finir avec les pans les plus radicaux de son opposition, l’UTCL est la seule organisation politique à soutenir la création des syndicats Sud, et de fait ses militantes et militants jouent un rôle-clef dans ce processus.

S’il valorise les points forts de l’UTCL, ce livre n’en masque pas pour autant les carences (activisme forcené, un certain élitisme, faiblesse organisationnelle). Il s’efforce par ailleurs de mettre en lumière d’autres aspects du combat communiste libertaire (antimilitarisme, féminisme, antiracisme, solidarité internationale...). Pour toutes ces raisons il fera date.

Laurent Esquerre (AL Paris Nord-Est)

• Théo Rival, Syndicalistes et libertaires, Une histoire de l’Union des travailleurs communistes libertaire (1974-1991), Éditions d’Alternative libertaire, 2013, 12 euros. A commander sur la boutique AL en ligne : http://boutique.alternativelibertaire.o ... rubrique=3

http://www.alternativelibertaire.org/sp ... rticle5457

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Notes de lecture, par Nicoles Phébus, UCL Québec
Notes de lecture : Syndicalistes et libertaire

Les éditions d’Alternative libertaire viennent de publier Syndicalistes et libertaires, une histoire de l’Union des travailleurs communistes libertaires (1974-1991) de Théo Rival. Le bouquin permet de combler une lacune et d’en savoir plus sur cette petite organisation à la réputation sulfureuse (ou mythique selon le cas) dans les milieux anarchistes.

Un ouvriérisme anarchiste

L’UTCL est née en 1974 d’une scission(1) dans l’Organisation révolutionnaire anarchiste dont la majorité est devenue l’Organisation communiste libertaire (OCL). L’époque est pas mal l’âge d’or du gauchisme et le mouvement anarchiste en reconstruction se pose de graves questions stratégiques (elles sont toujours graves!). La petite bande qui va fonder l’UTCL —on parle d’une quinzaine de militants(2)— prône une stratégie centrée sur le militantisme en entreprise. Il s’agit, à ma connaissance, d’un des seuls cas d’ouvriérisme anarchiste dans l’espace francophone (l’autre étant l’Alliance syndicaliste avec qui ils ont bien failli fusionner).

Tout au long de son existence, l’UTCL s’est organisée en “secteur”, les principaux étant la poste, le train, les aéroports et l’éducation (il y en a eu d’autres mais c’est surtout ça). Chaque secteur organise son intervention, ce qui passe par l’organisation de groupes autonomes et la publications d’une presse d’entreprise libertaire. Souvent, la dite intervention prend la forme de simples bulletins que ce soit sous forme de quatre pages ou de simples tracts, mais d’autres fois c’est beaucoup plus étoffé. Dans les PTT, par exemple, l’UTCL anime un groupe assez large capable d’initier des campagnes et de publier une revue intitulée Le postier affranchi et des bulletins spécifiques à certains lieux de travail. Idem en éducation ou les militantEs de l’UTCL animent un réseau de profs autour de la revue Zéro de conduite, réseau capable de lancer des grèves —enfin, au moins une!— sur ses propres bases.

Une histoire en trois temps

Active pendant 17 ans, l’UTCL a vécu trois périodes liées à une conjoncture changeante. Au départ, il s’agissait essentiellement d’une tendance dans l’ORA puis autonome. Pendant deux ans, ils ont approfondi leurs positions et cherché des partenaires sans vraiment en trouver. Finalement, l’UTCL se transforme en organisation plateformiste(3) et fusionne quelque temps plus tard avec l’Organisation combat anarchiste. C’est l’époque très combative dite de l’insubordination ouvrière. À ce moment, l’UTCL intervient à la fois dans les syndicats, surtout la CFDT(4), et en dehors, via des groupes autonomes qu’elle anime dans les entreprises. Au moment du reflux des luttes des années 1980, l’UTCL se transforme tranquillement en réseaux de syndicalistes. La plupart de ses membres ont accepté d’assumer des responsabilités syndicales et se retrouvent dans l’opposition au recentrage de la CFDT. Dans les grèves, quand il y en a, les syndicalistes de l’UTCL prônent l’action directe, de dépasser les structures syndicales, de donner le pouvoir aux assemblées générales et la constitution de coordinations échappants aux centrales. Au fil du temps, ils seront exclus —seuls ou avec leurs syndicats au complet— comme presque tous les gauchistes. La dernière grande campagne syndicale de l’UTCL fut la création de SUD-PTT en réponse à l’exclusion de la CFDT d’à peu près tous les syndicalistes combatifs du syndicat des postes de la région parisienne.

Dans la deuxième moitié des années 1980, des jeunes se montrent intéressés par l’UTCL. Cette dernière ne croit pas avoir l’espace pour bien les accueillir et leur propose plutôt de former leur propre organisation jeunesse autonome, ce sera le Collectif jeunes libertaires (1986). Cela, la fondation de SUD et une certaine stagnation, amène l’UTCL à tenter l’autodépassement. Ce sera l’Appel pour une alternative libertaire qui aboutira à la création d’AL (qu’on ne peut réduire à ça mais qui est surtout la fusion de l’UTCL et du CJL).

Apports théoriques

L’UTCL a amené quelques innovations théoriques intéressantes à l’anarchisme et au communisme libertaire. L’une d’elle est la notion de contre-pouvoir. Au départ, l’organisation se situait dans une perspective assez classique de “grève générale”. La révolution était imminente et, à part de s’implanter dans la classe ouvrière, ne nécessitait pas de préparation particulière. Les années 1980 ont prouvé que c’était légèrement plus compliqué que ça. Bien que ne balayant pas du revers de la main la grève générale comme moyen révolutionnaire, l’UTCL a par la suite inscrit son action dans une perspective de construction de contre-pouvoirs.

L’autre apport important concerne le rôle des militantEs. Traditionnellement, on distingue deux visions : l’avant-garde (léniniste) ou la minorité agissante (anarchiste). Comme toute personne ayant milité un tant soit peu, l’UTCL remarque une contradiction pour les autogestionnaires : sauf à se contenter d’un rôle purement critique, les militantEs doivent prendre bien des initiatives et assumer énormément de tâches avant que l’autogestion ne soit possible dans la lutte (et encore, elle retombe souvent après). Plutôt que de se concevoir comme une avant-garde ou une éternelle minorité agissante, l’UTCL avance la figure de l’animateur ou animatrice autogestionnaire des luttes. Le rôle des militantEs étant d’animer les luttes pour mettre en place les conditions de l’autogestion. Je suis resté un peu sur ma faim mais l’intuition est intéressante (si jamais le sujet vous intéresse, je suggère de creuser du côté de l’éducation populaire autonome au Québec et du concept d’organizer aux États-Unis).

* * *

Le livre de Théo Rival n’est pas à proprement parlé une histoire chronologique et complète de l’UTCL. En effet, l’auteur se concentre essentiellement sur le rapport de l’organisation au syndicalisme et aux gauches syndicales. Ça ressemble fort à une thèse adaptée pour fin d’édition. Pour enrichir l’ouvrage, l’éditeur a eu la très bonne idée d’accompagner le tout de nombreuses annexes dont deux très intéressantes entrevues collectives avec des vétérans, l’une sur l’ORA, l’autre sur l’UTCL, ainsi que le bilan final de l’UTCL adopté à son ultime congrès. Oh, et il y a tout un cahier iconographique avec photos d’époques et reproduction de publications diverses.

Bien sur, dans l’histoire globale du mouvement anarchiste, l’UTCL n’est sans doute qu’une note de bas de page. On ne parle après tout que de quelques centaines de personnes, jamais plus de 70-80 en même temps. N’empêche, j’ai trouvé ça inspirant et plein d’enseignements. Je ne peux pas m’empêcher d’y voir un parallèle avec la trajectoire suivie, à 30 ans de distance, par ceux et celles qui tentent tant bien que mal d’assurer l’enracinement d’un courant communiste libertaire au Québec.

Syndicalistes et libertaires, Théo Rival, Éditions Alternative libertaire, Paris, 2013, 287 p.


Notes :

(1) L’histoire officielle, et le 4ème de couverture, parle d’une exclusion mais il est clair à la lecture que la dite exclusion était attendue et préparée par les exclus eux-mêmes. Comme il y avait déjà un journal de prêt et du temps de presse de réservé, il me semble plus juste de parler de scission.

(2) Tous des jeunes mecs, le plus vieux a 22 ans.

(3) Une tendance de l’anarchisme organisé qui s’inspire d’un texte, la plateforme d’organisation des communistes libertaires, écrit par des anarchistes russes en exil dans les années 1920. En gros, il s’agit de construire un mouvement anarchiste efficace, basé sur une organisation autodisciplinée qui sait où elle s’en va.

(4) Confédération française démocratique du travail, un syndicat qui a suivi une trajectoire similaire à la CSN (en pire). Issu du syndicalisme catholique, la CFDT a embrassé le mouvement de mai 68 jusqu’à faire du socialisme autogestionnaire son horizon. Elle a depuis sombré dans la collaboration de classe. Les héritiers du syndicalisme autogestionnaire de la CFDT des années soixante-dix poursuivent pour la plupart leur militantisme dans SUD.

http://nicolasphebus.tumblr.com/post/52 ... libertaire
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Re: Syndicalistes et libertaires, une histoire de l’UTCL 197

Messagede bipbip » 20 Oct 2013, 23:54

8 novembre, Angers, rencontre débat

Syndicalistes et libertaires - Une histoire de l'Union des travailleurs communistes libertaires

En présence de l'auteur, Théo Rival

à 20h30, Les Nuits Bleues, 21 rue Maillé, 49100 Angers

En 1976, un groupe de jeunes ouvriers fonde l'Union des travailleurs communistes libertaires (UTCL).

Adeptes du syndicalisme d'action directe, ils se trouvent rapidement engagés dans la résistance au recentrage de la CFDT. Survivant à la glaciation des années 1980, l'UTCL lie son destin à cette gauche CFDT qui, fidèle à l'esprit de Mai 68, engendrera les syndicats SUD.

Des grandes grèves de 1974 à l'irruption des coordinations de grévistes en 1986, raconter l'histoire de l'UTCL, c'est avoir en toile de fond une tranche d'histoire du mouvement ouvrier.

Débat co-organisé par Les Nuits Bleues et Alternative Libertaire 49

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Re: de l’UTCL à 20 ans d'AL

Messagede bipbip » 06 Déc 2013, 00:11

Théo Rival : « L’UTCL n’a pas fait l’impasse sur l’action en entreprise »

Dans Syndicalistes et libertaires, Théo Rival revient sur l’expérience de l’Union des travailleurs communistes libertaires (UTCL) de 1974 à 1991. Parce que ce livre est riche d’enseignements pour nos luttes, nous revenons dans cet entretien sur la conception de l’action révolutionnaire qu’a porté cette organisation.

Alternative libertaire : En 1976, la tendance UTCL est exclue de l’Organisation révolutionnaire anarchiste (Ora) : la fracture se cristallise autour de l’intervention syndicale. Quels en sont alors les enjeux ?

Théo Rival : Lorsque les militants et militantes qui vont fonder l’UTCL « entrent » en syndicalisme, ils le font lors des grandes grèves de 1974 qui touchent principalement les banques et les PTT. Ils découvrent alors qu’une pratique révolutionnaire ne peut pas faire l’impasse sur l’action en entreprise, au travers du syndicalisme notamment. On peut avoir le plus beau tract du monde, avec inscrit dessus « communisme libertaire » en énormes caractères, si l’on n’a pas une pratique de masse dans les entreprises, au plus près des travailleurs et des travailleuses et à partir de leurs préoccupations quotidiennes, on est au final réduit à l’impuissance. Cette découverte ils la font concrètement, au centre de tri de Paris-Brune par exemple, où est implanté un groupe Postier affranchi lié à l’Ora. Il faut toutefois parler de « découverte » entre guillemets, car l’Ora, qui se crée dans l’immédiat après-Mai 68, n’avait pas laissé la question syndicale dans son angle mort : bien au contraire, la grande majorité de ses membres adhéraient, et bien souvent militaient, au sein de la CFDT, alors autogestionnaire. Mais, malgré la crise du gauchisme ouverte en 1973, une partie des militantes et militants parisiens de premier plan de l’Ora veulent continuer de croire à l’imminence de la révolution : ils et elles s’enthousiasment pour l’autonomie italienne et vont progressivement professer un anti-syndicalisme de plus en plus affirmé.

La tendance UTCL, qui se constitue dès 1974, veut quant à elle retrouver la « promesse » qu’a pu constituer l’Ora : celle d’une organisation libertaire ancrée dans le mouvement ouvrier. Pour cela, il faut s’appuyer sur l’autogestion des luttes, sur des pratiques syndicales démocratiques, assembléistes, qui offrent un appui à une expression libertaire réellement « lutte de classe » et en même temps la nourrissent.

Peux-tu revenir sur l’expérience de la « marche pour l’unité » du premier mai 1980 à laquelle participe l’UTCL ?

L’UTCL fait un peu plus qu’y participer. Elle l’impulse aux côtés d’autres militantes et militants syndicaux, notamment de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR). Le mouvement syndical est alors dans un état de division déplorable. La rupture de l’union de la gauche en 1977 engendre un tournant sectaire dans la CGT, alors inféodée au PCF, tandis que la direction de la CFDT, en plein « recentrage », est décidée à faire le deuil de la lutte de classe. En vue des échéances électorales de 1981, des nostalgiques de l’union de la gauche lancent un appel – « L’union dans les luttes » – qui veut lier l’unité d’action syndicale à la perspective d’un gouvernement PS-PC. Si la Ligue en est partie prenante, il en va bien autrement de l’UTCL. Hors de question de servir de porteurs d’eau à cet attelage réformiste ! Pour autant, impossible de se satisfaire des divisions syndicales entretenues par les bureaucraties CGT et CFDT. Mais pour l’UTCL, l’unité doit s’entendre dans une stratégie de classe, d’affrontement direct avec le patronat, avec la grève générale pour objectif. Alors que chaque organisation syndicale prévoit de défiler dans son coin, ses militantes et militants vont se mobiliser pour faire du 1er mai 1980, un premier mai pour « l’unité de la classe ouvrière ». Partie d’un appel de 64 syndicalistes postiers parisiens de diverses obédiences – dont les membres de l’UTCL et de la LCR qui joue sur tous les tableaux – la dynamique aboutit à une « marche pour l’unité » qui rassemble 10 000 personnes, dont de nombreux syndicalistes CFDT « de base ». C’est donc un succès, mais les syndicalistes qui l’ont porté peinent à contrer les bureaucrates qui veulent le réduire à un « coup » gauchiste. Libération en parle même comme d’une « marche de la LCR » ! À ce moment, indéniablement, la faiblesse numérique de l’UTCL l’empêche de faire entendre sa voix... qui aurait consisté à valoriser ce qu’on appelle aujourd’hui l’autonomie du mouvement social.

Dans ton ouvrage, les militantes et militants de la LCR sont justement très présents aux côtés de celles et ceux de l’UTCL. Comment décrirais-tu les relations entre les deux organisations ?

C’est d’abord une relation de raison : la Ligue est une organisation importante dans l’après-68. En 1980, elle compte encore 1 500 membres. L’UTCL, tout juste 80. Les champs d’intervention des deux organisations se recoupent, particulièrement dans le choix de construire des gauches syndicales à l’intérieur des confédérations. Les militantes et militants se retrouvent aussi dans les différents combats qui émaillent la période : antimilitarisme, soutien aux syndicalistes de l’Est, Kanaky, antiracisme… Il y a, c’est certain, une proximité « de terrain », des préoccupations communes, qu’il n’y a pas avec les militantes et militants de Lutte ouvrière (LO), de l’Organisation communiste libertaire (OCL) ou de la Fédération anarchiste (FA) – quoiqu’à un moment un travail unitaire spécifique se soit engagé entre postiers FA et UTCL). Mais, sur le fond, il y a des « lignes » différentes : dans l’opposition CFDT, l’UTCL cherche à construire « à la base » en s’appuyant sur une démocratisation et une radicalisation des structures. La LCR est plutôt engluée dans une sorte de « parlementarisme syndical » où les pourcentages en congrès sont déterminants. Bien évidemment, il y a ce que dit la « ligne » et ce que font les militantes et les militants… et ce n’est pas toujours pareil : en 1989, le bureau politique de la LCR dénonce la création de Sud-PTT alors que les postiers de la Ligue, avec celles et ceux de l’UTCL, y participent activement ! Après sur la question du parti, de l’électoralisme, c’est autre chose…

Tu évoques la figure d’« animateur autogestionnaire des luttes ». Peux-tu expliquer en quoi cette notion est centrale pour analyser le positionnement des militantes et militants de l’UTCL ?

C’est justement une conception de l’action révolutionnaire qui se pose en alternative à l’avant-gardisme de type léniniste. C’est à la fois une élaboration de ce que propose l’UTCL dans le rapport à l’intervention de masse et une expression de ce que font concrètement ses militantes et militants. C’est aussi un gage d’efficacité dans la grève qui a parfaitement été mise en œuvre dans les coordinations des années 1986-1988 (cheminots, institutrices, Air-France…) où les assemblées générales maîtrisaient la lutte, menée à un haut niveau. Et puis c’est aussi l’affirmation que les révolutionnaires ne sont pas extérieurs au prolétariat, qu’ils n’ont pas vocation à le « diriger » : tout le pouvoir aux travailleurs et aux travailleuses !

Propos recueillis par Irène Pereira

• Théo Rival, Syndicalistes et libertaires, Une histoire de l’Union des travailleurs communistes libertaire (1974-1991), Éditions d’Alternative libertaire, 2013, 12 euros.

http://www.alternativelibertaire.org/sp ... rticle5536
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Re: Syndicalistes et libertaires, une histoire de l’UTCL 197

Messagede bipbip » 21 Avr 2014, 10:30

vendredi 25 avril 2014 à La Verrière (78)

Conférence débat « Révolutionnaires et syndicalisme »
Autour du livre "syndicalisme et libertaires" et avec l'auteur Théo Rival.
Organisé par Alternative Libertaire 78

à 20h30, Le Scarabée, Salle 2, 7 bis avenue du Général Leclerc, La Verrière (78)
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Re: Syndicalistes et libertaires, une histoire de l’UTCL 197

Messagede Blackwater » 05 Nov 2014, 21:43

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Re: Syndicalistes et libertaires, une histoire de l’UTCL 197

Messagede bipbip » 22 Nov 2014, 02:35

Il y a 40 ans : la grande grève des PTT

L’année 1974 est marquée par des mouvements revendicatifs dans les secteurs des services. Successivement, dans les banques, aux PTT, plus modestement à la SNCF, ces grèves vont faire souffler une brise de créativité et d’auto-organisation directement liée à la force de projection de Mai 68. Mais c’est bien la grève des PTT, par sa capacité à bousculer la marche normale de la société, qui sera le pivot de cette année sociale.

La grève des PTT de l’automne 1974 est sans doute l’une des plus importantes dans l’histoire sociale de ce secteur professionnel. Démarrée dans les centres de tri, elle s’étend à l’ensemble des services postaux mais aussi des télécoms (alors rassemblés dans un même service public, les PTT). Elle prend toute sa place dans l’incandescence des années 68, cette décennie d’insubordination ouvrière (1) et de contestation tous azimuts, dont le glas sonnera avec la défaite des sidérurgistes lorrains en 1979 (2) et, dans la foulée, l’arrivée au pouvoir du PS mitterrandien en 1981. Mais, six ans après 1968, nombreuses et nombreux sont les salarié-e-s qui sont encore convaincus que « tout passe par la lutte ». C’est l’époque où les différentes organisations d’extrême gauche distinguent l’émergence d’un pôle de radicalité chez les travailleurs et les travailleuses. La Ligue communiste parle par exemple d’« avant-garde ouvrière large », les militants de l’Organisation révolutionnaire anarchiste (ORA) de « gauche ouvrière ».

Prélude : la grève des banques

La grève de LIP l’a démontré (3), l’existence d’une conséquente fraction du prolétariat radicalisée dans les années 68 n’est pas une lubie de gauchiste : sans se cantonner absolument à ces catégories, les travailleurs plus jeunes, les travailleuses, les immigré-e-s bousculent les équilibres traditionnels. Et ce jusque dans les secteurs des services, particulièrement en cette année 1974. Dans les banques, le mouvement de grève démarre au mois de février. Il dure de quatre à neuf semaines dans celles affiliées à l’Association professionnelle des banques (APB) ou à la Chambre syndicale des banques populaires, deux semaines à la Banque de France. Portant sur les salaires et les conditions de travail, le conflit est particulièrement soutenu au Crédit lyonnais et à la BNP. Le mouvement culmine le 28 mars avec une manifestation nationale rassemblant 50 000 employés de banque qui défilent de l’APB au ministère des Finances. Mais c’est surtout par les modalités d’action mises en œuvre que la grève des banques de février, mars et avril 1974 se distingue. Elle y gagne le qualificatif de « Mai des banques ».

Auteurs d’un ouvrage collectif paru en octobre 1974, les responsables CFDT de ce secteur consacrent un chapitre aux « modes d’action » (4). Ils font un constat : « Aux actions pratiquées couramment dans le secteur industriel, telles les occupations, se sont jointes, avec l’esprit imaginatif de mai 1968 et des LIP de 1973, d’autres formes de lutte plus nouvelles .» La première modalité mise en avant est celle de la démocratisation de l’action. Si les auteurs se félicitent de la tenue quotidienne d’assemblées générales, ils considèrent que la mise en place de comités de grève, au Crédit lyonnais et à la BNP Paris, ont « favorisé […], par l’accroissement des militants qui se sont révélés, l’extension du mouvement ». Les responsables cédétistes ne sont pas néanmoins sans réserves, car encore faut-il que lesdits comités de grèves aient « été élus démocratiquement » ou que « leur attitude n’ait pas été bloquée par un antisyndicalisme sans objet ». La constitution de comités de grève est alors en débat au sein de nombreuses équipes syndicales et parmi les travailleurs et travailleuses radicalisés. Elle est un véritable « cheval de bataille » pour les militants CFDT d’extrême gauche. Au 36ème congrès confédéral de la CFDT de Nantes (30 mai-3 juin 1973), les militants de la Ligue communiste sont une vingtaine, délégués par leurs structures syndicale. Ils et elles défendent un amendement en faveur des comités de grève qui obtient 15% des voix (5). Derrière cette question des comités de grève, c’est bien celle, plus globale, de l’auto-organisation et de la direction de la lutte par les travailleurs et les travailleuses elles-mêmes qui est posée. Les libertaires ne sont pas en reste qui ne cessent de marteler la centralité de « l’assemblée générale de tous les travailleurs (syndiqués ou non-syndiqués) » rappelant que « l’autogestion sociale passe par l’autogestion des luttes » (6). Après celle des banques, la grève des PTT va être une nouvelle expérience d’auto-organisation.

Radicale et créative : la grève aux grévistes !

Si dans les banques, le mouvement s’éteint en avril, c’est en octobre, à La Poste, qu’une longue grève démarre. Parti le 17 octobre du centre de tri de gare de Lyon, c’est dans ce type d’établissement que la grève, qui va s’étendre jusqu’au 2 décembre, sera suivie avec le plus d’intensité. Le 23 octobre, la première manifestation organisée dans les rues de Paris rassemble près de 10 000 grévistes. Le 15 novembre, un mois après le lancement des hostilités, 91% des personnels des centres de tri sont encore en grève (7). Le mouvement porte notamment sur la question des effectifs. Dans les centres de tri de région parisienne, le nombre d’auxiliaires, des personnels précaires, a augmenté de 50% en dix ans, de 1965 à 1974. Au début des années 1970, c’est presque 20 à 25% du personnel parisien de centre de tri qui est auxiliaire. Au centre de tri de Paris-Brune, on compte par exemple 380 auxiliaires sur 1460 postiers. C’est le cas des militants du groupe ORA implantés sur ce centre de tri. Aisément licenciables, les auxiliaires sont moins payés que les titulaires pour le même travail. Le mouvement de 1974 va revendiquer leur titularisation massive.

À cette revendication centrale s’ajoutent celles, plus classiques, de l’augmentation des salaires et de l’amélioration des conditions de travail. L’entrée des personnels des télécomunicants dans l’action est également liée à la crainte de démantèlement des PTT, avec le scénario d’une session de la branche télécom au trust américain ITT (8). Enfin, il ne faut pas négliger non plus la contestation latente, héritée de Mai 68, de l’ordre hiérarchique aux PTT, dont se font l’écho les paroles des chansons des grévistes que la fédération CFDT des PTT éditera en 45 tours à l’issue du mouvement : « On est encadrés, en difficulté / Sur notre casier, il faut s’acharner / On est attaché, pas le droit de parler / Et il faut mendier pour aller pisser ». La bévue du secrétaire d’État aux PTT Pierre Lelong, qui, le 22 octobre, a tranquillement estimé sur les ondes que le travail dans les centres de tri est parmi « les plus idiots » qui soient, ne fait qu’accentuer l’envie d’en découdre. Un intense travail de popularisation est pris en charge par les grévistes eux-mêmes et la grève des postiers se caractérise par une véritable explosion créatrice, avec des BD, des chansons, des interventions théâtrales… (9). Les négociations au plan national, entre directions syndicales et gouvernement, vont bon train mais les assemblées générales de grévistes y sont attentives, les discutent et votent quotidiennement la poursuite du mouvement.

« Aux PTT comme ailleurs : le pouvoir aux travailleurs »

Malgré la mise en place de centres de tri parallèles, le courrier ne circulent presque plus : les tas de sacs postaux amoncelés dans les centres de tri en grève seront une des images fortes de la grève (10). Mais il faut compter avec un pouvoir giscardien fraîchement installé – depuis le mois de mai – et peu disposé à céder. Les postiers grévistes attendent alors un relais de leurs camarades cheminots. Partis le 4 novembre, les foyers de grève cheminots s’éteignent le 11, l’action se focalisant sur la journée interprofessionnelle de grève « carrée », c’est-à-dire limitée à vingt-quatre heures, du 19 novembre, appelée par la CGT et la CFDT. Les cheminots, qui ont vécu une grève qualifiée de « juin gauchiste » en 1971, n’épauleront pas les postiers dans un face-à-face avec le pouvoir (11). Le 21 novembre les directions syndicales CGT et CFDT appellent à la reprise du travail aux PTT pour « poursuivre la lutte sous d’autres formes »… qui ne sera pas la grève. Le 2 décembre, la reprise est générale.

Mais ces 45 jours de grève sont l’occasion d’une radicalisation importante de la lutte, d’une inventivité et d’une créativité dans la grève qui frappe les esprits. Au-delà, l’historien Bruno Mahouche estime également qu’avec les mouvements de grève de 1974 dans les services, « le mouvement ouvrier, au cours des trente glorieuses, ne s’est pas limité au secteur industriel ». Il ajoute que « pour s’opposer à la domination patronale via des luttes sociales, il a pu compter sur quelques bastions, comme les centres de tri, dont on peut penser qu’ils constituaient un enjeu stratégique pour les syndicats ». C’est un enjeu partagé par les militants d’extrême gauche des PTT, dont celles et ceux de l’ORA, qui vont baigner dans ce mouvement comme des poissons dans l’eau (12).

En janvier 1974, les militantes et les militants ORA des PTT ont mis en place une structure souple de groupes d’entreprise publiant un bulletin, Le Postier affranchi. Au centre d’Inter-Archives, le plus important centre d’opératrices et opérateurs télécom de Paris, le groupe ORA publie très régulièrement L’Aller-r’tour, supplément local du Postier affranchi. Même chose au centre de tri de Paris-Brune, surnommé « le Billancourt des PTT », où paraît La Pause. En décembre, les communistes libertaires des PTT reviennent sur leur intervention jugeant qu’ils ont « testé une formule d’organisation qui s’est révélée efficace ». Le Postier affranchi, coordination de groupes communistes libertaires d’entreprises, implantés notamment sur la majorité des centres de tri parisiens, mais aussi aux télécoms, aux chèques postaux et en province, a pu apporter, semaines après semaines, ses propositions concrètes et ses critiques » 13. Pour contribuer à la popularisation de la lutte et s’adresser aux grévistes, le Postier affranchi tiendra meeting au 33, rue des Vignoles le 7 novembre. Durant la grève, les militant-e-s ORA appuient l’auto-organisation et la reconduction de l’action. Ils et elles soutiennent la plate-forme unitaire : 1 700 francs minimum, 200 francs pour tous ; titularisation des auxiliaires ; augmentation des effectifs ; amélioration des conditions de travail. Mais les groupes Postier affranchi développent également des propositions stratégiques à l’appui de cette auto-organisation : marche nationale sur Paris ; occupation des locaux ; création de collectifs de solidarité postiers-usagers ; liaisons directes et horizontales des assemblées générales de grévistes 14. Ce que ne portent bien sûr pas les directions syndicales CGT et CFDT. Alors que la grève s’étiole, la baisse des cadences témoigne encore de la combativité des postiers. L’administration des PTT riposte par le licenciement de nombreux auxiliaires, particulièrement ceux qui se sont illustrés durant la grève : c’est le cas du secrétaire de la section CFDT du centre de tri de gare de l’Est, par ailleurs militant ORA.

Rassembler la gauche ouvrière

Dans Front libertaire de décembre 1974, les postiers de l’ORA consacrent un long article de bilan à la grève. Évoquant les différents comités d’animation, ils estiment que ceux-ci ont prouvé l’existence d’un « courant nouveau, à gauche du réformisme, constitué par de jeunes travailleurs le plus souvent inorganisés […] inquiétant sérieusement les appareils. » C’est bien dans ces comités, « réponses spontanées aux besoins de la lutte », qu’est le caractère exemplaire de la grève. Pourtant la centralité du syndicalisme, les auteurs de cet article ne peuvent l’évacuer, jugeant la grève « significative de la faculté d’adaptation des bureaucraties syndicales aux besoins de la base », mais notant en retour que malgré la « carence évidente » de ces bureaucraties, « tant pour les problèmes généraux que pour les problèmes locaux […], les travailleurs conservent et conserveront pleine confiance en leurs “représentants” ». Et l’article de conclure par la nécessité d’un travail des révolutionnaires « tant dans les sections syndicales qu’en dehors », de jouer de toutes les potentialités de la période : à la fois parler à la frange radicalisée dans l’action et se saisir de l’outil syndical pour ne pas le laisser aux réformistes et aux bureaucrates. Une stratégie fondée sur le développement des contre-pouvoirs et qui s’appuie sur l’expérience concrète de l’action gréviste.


1. Xavier Vigna, L’Insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Presses universitaires de Rennes, 2007
2. Voir « En 1979 : La république populaire de Longwy », Alternative libertaire n°182, mars 2009.
3. « 1973 : Lip, Lip, Lip, hourra ! », Alternative libertaire n°229, juin 2013
4. Georges Bégot, Alain Delangre, Antoinette Langlois, Le « Mai » des banques, Syros, 1974
5. Jean-Paul Salles, La Ligue communiste révolutionnaire (1968-1981), instrument du Grand Soir ou lieu d’apprentissage ?, Presses universitaires de Rennes, 2006
6. Le Postier affranchi, « Journal des travailleurs libertaires des PTT », n°1, janvier 1974
7. Bruno Mahouche, « Les origines de la grève des PTT de l’automne 1974 », Revue de l’Ires n° 51, 2006
8. LCR, numéro de Téléphone Rouge « spécial démantèlement des PTT », décembre 1974, consultable sur Asmsfqi.org
9. François Maspéro, CFDT-PTT, Des idiots par milliers. Du démantèlement des PTT à la grève de 1974, 1975
10. Vincent Bouget, La grève des PTT de l’automne 1974 et les médias, Comité pour l’histoire de La Poste, 2003
11. Christian Chevandier, Cheminots en grève ou la construction d’une identité (1848-2001), Maisonneuve & Larose, 2002
12. Théo Rival, Syndicalistes et libertaires, une histoire de l’UTCL (1974-1991), éditions d’AL, 2013
13. « L’ordre règne aux PTT », Front libertaire des luttes de classes n°37, décembre 1974
14. « Que faire ? », tract Postier affranchi de décembre 1974

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Re: UTCL, syndicalistes libertaires, 20 ans d'AL

Messagede bipbip » 01 Mar 2018, 18:09

Naissance de l’Union des travailleurs communistes libertaires

1978 : Naissance de l’Union des travailleurs communistes libertaires

Février 1978, l’Union des travailleurs communistes libertaires prépare son congrès. Exclue deux ans plus tôt de l’Organisation révolutionnaire anarchiste, dont la majorité s’est rebaptisée Organisation communiste libertaire, l’ancienne tendance définit alors une stratégie propre, «  libertaire lutte-de-classe  », qu’incarne encore aujourd’hui Alternative libertaire.

Comme les tendances, les exclusions sont un phénomène rare dans l’histoire des organisations anarchistes, plus enclines aux séparations par consentement mutuel. Le congrès d’avril 1976 de l’Organisation révolutionnaire anarchiste (ORA), tenu à Orléans, a marqué un tournant dans l’histoire du courant libertaire contemporain. Il s’est soldé par l’exclusion de la tendance Union des travailleurs communistes libertaires (UTCL) à qui il est notamment reproché son tropisme pro-syndical trop affirmé. Jugé.es trop proches des conceptions de la tendance, d’autres militantes et militants sont exclus dans le même mouvement  : c’est entre autres le cas de Daniel Guérin, qui rejoindra quelques années plus tard l’UTCL. En 1969, ce dernier a publié Pour un marxisme libertaire. Dans l’une des contributions qui composent le recueil, «  Conseils ouvriers et syndicalisme révolutionnaire  », on peut lire cela  : «  Si – et là où – il s’avère que le syndicalisme est devenu, de façon irrémédiable, un instrument de paralysie, voire de trahison des luttes ouvrières, alors, alors seulement il est bon pour la poubelle. Les adeptes exclusifs et sectaires d’un “communisme des conseils”, nombreux, il faut le dire, parmi les jeunes militants “gauchistes” d’aujourd’hui, iraient sans doute un peu vite en besogne si, au lieu de continuer à se battre pour la régénération du syndicalisme, ils se hâtaient de l’enterrer.  »  [1]. En 1976, les exclu.es de la tendance UTCL ne peuvent que se retrouver dans cette position. Pour eux, le jugement sur les «  gauchistes  » de 1969 peut s’appliquer aux «  chefs  » parisiens de la nouvelle Organisation communiste libertaire (OCL) qui succède à l’ORA, et qui basculent bientôt du côté du phénomène «  autonome  ». Les exclu.es de la tendance UTCL, quant à eux, se donnent pour tâche de «  régénérer  » le syndicalisme, selon le souhait de Daniel Guérin.

Mais d’autres éléments, peut-être plus triviaux, ont sans doute joué dans cette exclusion. Fortement homogène du fait d’un passé lycéen commun et récent, c’est l’expérience de l’action en entreprise, elle-même balbutiante, qui cimente le petit groupe à l’origine de l’UTCL, dont les postiers constituent le pivot. Le plus âgé de ce groupe d’exclus, qui ne compte que 14 membres, a 22 ans. Une «  jeunesse  » de la tendance UTCL qui a fatalement joué dans la virulence et l’intransigeance des échanges internes. Mais qui garantit aussi un enthousiasme et un volontarisme certain  : à peine exclue, l’UTCL publie en mai 1976 le premier numéro de Tout le pouvoir aux travailleurs dont l’édito annonce fièrement la naissance  : «  Encore un groupuscule  !  »

Retrouver la promesse de l’ORA

Plus de six mois plus tard, le second numéro se fait toujours attendre… Que s’est-il passé  ? La tendance se constitue d’abord en «  Collectif pour une UTCL  » et cherche pendant près d’un an tant à revendiquer qu’à actualiser son héritage. Si l’UTCL veut s’inscrire dans la suite de «  la grande promesse qu’a représenté l’ORA  » [2], c’est parce que cette dernière s’est dissipée. Cette promesse c’était «  celle de constituer un pôle révolutionnaire  » offrant «  une expression politique cohérente et des moyens organisationnels permettant à la fois d’éviter l’écueil spontanéiste et l’écueil du dirigisme  ».

Dans cette quête de «  retour aux sources  », les militantes et militants du Collectif pour une UTCL vont retrouver les gestes initiaux de celles et ceux qui les ont précédé. Ainsi, comme pour l’ORA à ses débuts, il s’agit de se démarquer de l’anarchisme «  traditionaliste  » qui peut notamment s’exprimer au sein de la «  vieille  » Fédération anarchiste. Le choix du titre que font les exclus de la tendance UTCL pour leur publication en est symptomatique. Tout le pouvoir aux travailleurs – qui reparaît mensuellement à compter de février 1977 – a le mérite, si ce n’est d’être un titre attractif, d’afficher un programme en rupture avec un courant anarchiste prompt à dénoncer la corruption de tout pouvoir. Il témoigne aussi de l’ancrage de classe que veut affirmer l’UTCL qui peut compter sur des militants aux PTT, dans le Rail, à l’EDF, dans le secteur bancaire…

Au vu du nombre qu’il regroupe et de ses ambitions, les débuts du Collectif pour une UTCL sont très volontaristes. Un ancien militant, Patrick Velard évoque un rythme soutenu  : «  trois réunions par semaine au début !  » Un volontarisme qui est aussi à mettre en lien avec la sociologie d’une organisation essentiellement composée à ces débuts de jeunes hommes célibataires.

Sortir du groupuscularisme

Un bulletin intérieur, Les Malheurs de Lucie  [3] – Lucie est alors le surnom que ses militants donnent à l’UTCL – est publié dans lequel s’échangent de longues contributions individuelles sur le syndicalisme, l’antimilitarisme ou l’union de la gauche, en même temps que sont discutés les structures, les statuts, les textes de base du Collectif pour une UTCL. Cette année de travail «  sous-marin  » se retrouvera plus tard dans les longues analyses développées dans les colonnes de Tout le pouvoir aux travailleurs, comme cette série d’articles de deux pages chacun en caractères serrés sur «  Le programme commun ou la grande illusion  »  [4] qui s’étend sur trois numéros de mars à juin 1977. C’est dans cette première année que transparaît la jeunesse des militants du Collectif pour une UTCL, qui doivent apprendre à passer du fonctionnement de tendance interne à celui d’organisation inscrite dans une démarche politico-sociale refusant le repli sur soi.

Cela veut dire s’ouvrir à d’autres  : un «  Appel aux libertaires  » est lancé en mars 1977. Deux organisations vont y répondre avec intérêt  : l’Alliance syndicaliste (AS) et l’Organisation combat anarchiste (OCA). Les discussions avec la première achopperont sur la conception de l’intervention dans les syndicats, l’UTCL privilégiant une démarche de regroupement de la gauche syndicale (notamment au sein de la CFDT de l’époque) quand l’AS lui préfère l’affirmation d’une «  contre-fraction  » anarcho-syndicaliste  [5].

Construire une organisation

L’échec des discussions avec l’AS impose à l’UTCL d’accélérer le pas de sa démarche constitutive. On ne peut pas décemment rester une sorte de «  tendance maintenue  » plusieurs années durant  ! Ce choix tient également beaucoup au contexte politique et social de l’année 1978. La rupture de l’union de la gauche en septembre 1977 a pu surprendre une extrême gauche qui se préparait à sa victoire, programmée pour les élections législatives de mars 1978. Si l’extrême gauche léniniste se positionne en «  soutien critique  » à un éventuel gouvernement «  ouvrier  » d’Union de la gauche, ce n’est pas le cas de l’UTCL. Il s’agit bien au contraire de «  préparer dès aujourd’hui le débordement de la gauche si elle l’emporte, […] préparer les travailleurs à tirer toutes les leçons de cette expérience, mais aussi [de] ne pas subordonner aux succès et aux échecs réformistes l’alternative révolutionnaire  ». Et pour ça il faut une organisation.

Tout le pouvoir aux travailleurs est un titre désormais connu du landerneau libertaire. Le sigle UTCL est apparu sur des tracts et à l’occasion d’initiatives unitaires, dont celles du Comité Espagne révolutionnaire par exemple. Ses militants sont reconnus pour leur action en entreprise, qui reste leur priorité. Le Ier congrès de L’UTCL, prévu initialement en février 1978, se déroule au mois de mars. Il va être l’occasion de rassembler, au-delà du noyau initial, des contacts éparses, des militantes et militants isolés ou de petits groupes affinitaires qui se retrouvent sur ce que développe le Collectif. Majoritairement parisien, ce dernier est composé au départ de quatre groupes : Paris-Nord, Paris-Sud, et, en province, Clermont-Ferrand et le Groupe anarchiste-communiste de Marseille (qui prend ses distances dès 1977, et ne participe donc pas au congrès).

Par ailleurs, des liens étroits l’unissent au Groupe communiste libertaire de Nancy. Issu du Mouvement communiste libertaire (MCL), à l’origine teinté de conseillisme  [6], c’est un groupe important avec qui les convergences se font notamment au travers de l’antimilitarisme. À l’issue du congrès, l’UTCL pourra également compter sur des militants à Angers, à Nantes, dans la Mayenne ou dans la Sarthe, et assez vite des groupes se constituent à Lille et à Toulouse. Un permanent, appointé, est chargé de suivre le développement de la nouvelle organisation. Par son fonctionnement, sa pratique (voir encadré), comme ses orientations, l’UTCL va ainsi retrouver le projet de ses aîné.es et enfin constituer, comme le texte issu du congrès l’appelle de ses vœux, «  une organisation ouvrière pour le communisme libertaire  ».

Théo R. (AL Orléans)


«  Militantisme et militant  »

Contrat militant adopté par le congrès constitutif de l’UTCL de 1978

Le militant révolutionnaire cherche l’unité maximum entre son discours révolutionnaire et sa pratique quotidienne de militant, en faveur de la prise de conscience et de la prise en charge démocratique des luttes et de leur vie par les travailleurs eux-mêmes.

Le militant UTCL cherche l’unité maximum entre sa critique du modèle bourgeois de rapport entre les hommes, entre sa critique de l’idéologie bourgeoise sous toutes ses formes (racisme, sexisme, autoritarisme) et sa vie quotidienne. […]

Les nécessités tactiques d’interventions dans des milieux souvent hostiles ne doivent pas faire oublier au militant de l’UTCL le caractère subversif de sa lutte […].

Le rapport entre le militant et son organisation ne saurait en aucun cas être compris comme un rapport de soumission – même librement consenti. L’UTCL repose sur chacun de ses militants. […]

Ce qui implique  : la participation réguilère à toutes les réunions de groupes  ; la participation active au débat […].

En un mot, le fédéralisme libertaire ne régit pas seulement les rapports entre les groupes de l’organisation, mais aussi entre chacun de ses militants.

L’UTCL réprouve le militantisme effréné qui absorbe les militants dans des tâches organisationnelles et des pratiques propagandistes. Ce militantisme de caserne coupe le militant d’une véritable pratique sociale, et, par la destruction de sa propre vie, lui donne une vision déformée.

L’UTCL réprouve «  l’antimilitantisme  » petit-bourgeois qui nie les dures nécessités du combat révolutionnaire et la nécessite de développer des efforts importants pour assurer le triomphe de notre cause. […]

L’organisation doit tenir compte des problèmes que certains camarades peuvent rencontrer dans leur vie et qui peuvent entraver leur activité militante. Les militants chercheront dans l’esprit de fraternité et de solidarité qui doit inspirer les rapports entre les militants, à aider dans la mesure du possible le ou la camarade en difficulté.

À l’extérieur, dans sa pratique quotidienne, le militant de l’UTCL cherche à n’être ni sectaire, ni dogmatique. Il cherche à la fois à impulser le débat maximum avec ouverture d’esprit et esprit d’unité et à faire preuve de fermeté dans ses convictions.


[1] On peut retrouver ce texte dans la réédition actualisée du recueil de Daniel Guérin sous le titre Pour le communisme libertaire, Spartacus, 2003.

[2]  Voir le premier chapitre de Syndicalistes et libertaires, une histoire de l’UTCL (1974-1991), éditions d’Alternative libertaire, 2013.

[3] Tous les numéros des Malheurs de Lucie sont conservés au Fonds d’archives communistes libertaires (FACL) du Musée de l’histoire vivante de Montreuil.

[4] Le programme commun d’union de la gauche est signé en 1972 entre PCF, PS et radicaux de gauche. Il est rompu en 1977.

[5] Sur l’AS, voir « Un métier dans les luttes », entretien avec Jacques Toublet paru dans Agone n°26/27, printemps 2002.

[6] Voir « Aux confins du marxisme et de l’anarchisme, le conseillisme », dans Alternative libertaire n°279 de janvier 2018.


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