La croissance est par terre, c’est la faute à Voltaire. Peugeot est dans le seau, c’est la faute aux prolos ? Ras-le-bol de la dette, c’est la faute à Odette !
Résumons-nous : on ne peut pas dire que tout va plus mal, mais rien ne va mieux. Autrement dit, c’est moins mal que si c’était pire. Evidemment, on ne s’attendait pas à voir les beaux jours revenir miraculeusement le 6 mai. Mais on s’attendait à ce que pour tous ceux qui morflent, les choses aillent mieux. Parce que franchement, les ex-bénéficiaires du bouclier fiscal, la crise et tout le toutim, ils s’en tamponnent le coquillard avec une patte d’alligator (femelle). Si j’ai bien compris, sans même s’exiler chez Tintin ou chez Raspoutine, ils ont largement compensé leurs pertes fiscales par des rentrées de pognon rondouillardes. Je prends un exemple au hasard : L’Oréal. Eh bien, on sait depuis une semaine qu’en 2012, le résultat net du groupe a progressé de 17,6 % « après prise en compte des éléments non récurrents, c'est-à-dire en 2012 une charge nette d'impôts de 104 millions d'euros ». En d’autres termes, ils se paient notre fiole à longueur de chroniques, les petits finauds selon qui le « matraquage fiscal » a tout bousillé, les finances des boîtes, la consommation de masse ou de luxe (L’Oréal fait les deux), les holdings financiers (L’Oréal fait ça, aussi). Aussi bien, le dividende d’L’Oréal augmentera de 15% par rapport à l’exercice précédent, et la marge brute a, quant à elle, grossi de 9,5%. Les « petits actionnaires », s’ils existent, vont donc améliorer leurs revenus : sous un gouvernement socialiste, quel pied ! De quoi évidemment vous décourager d’entreprendre, d’investir, ou, pour reprendre le credo lyrique de MEDEF, de « produire de la richesse » en France. En attendant, fort d’une « trésorerie pléthorique », de l’aveu des spécialistes, le groupe roupille sur un matelas d’1,5 milliards d’euros de cash. Pas question de l’investir pour le moment, histoire de relancer des boites, de fabriquer des emplois, de développer des trucs innovants. L’emploi, nous disent les « fabricants de richesses », c’est l’affaire de l’Etat. Comme la compétitivité est l’affaire des salariés. Eux, leur affaire, c’est les bénéfices. Circulez, y a rien à voir.
Il est donc clair que puisque la possibilité de faire du pognon existe, ceux qui n’en font pas et pleurent sur leur sort sont des glands. Rectifions : comme toujours, la crise écrase les petits, malmène les moyens, et fout la paix aux gros. Rectifions encore : les gros profitent de la crise. Ils se « restructurent », façon Danone ou Sanofi, ils purgent leurs effectifs, ils laminent salaires et conditions de travail. Avec des arguments : par exemple, les bagnoles PSA et Renault se vendent mal, c’est évident, alors c’est qu’on n’est pas compétitifs. Autrement dit, l’ouvrier est trop goulu, les charges sociales sont trop fortes, vous connaissez la chanson. L’ennui, c’est que les bagnoles européennes se vendent mal partout, même Volkswagen, le cador de l’export, prend un coup de latte. J’en excepte (ce qui est symptomatiques) les grosses caisses chromées pour « matraqués fiscaux », qui carburent au top, mais ça, en France, on sait pas faire. On s’en est parfaitement rendu compte grâce à messieurs Ghosn et Varin, ces génies du management que le monde ne nous envie sûrement pas, puisque sous leur direction éclairée leurs boîtes ont salement piqué du nez. Avec des conséquences variables, pour leurs choix stratégiques nuls : pour des milliers de salariés, la galère ; pour l’Etat, des chômeurs en plus à gérer, des rentrées fiscales diminuées ; pour eux, quelques contorsions devant la télé, pas même une demi-contrition, l’un qui « gèle » ses primes jusqu’en 2016, soit 400 000 euros sur les 13 000 000 qu’il encaisse (il aurait pu les supprimer, vu ses résultats merdiques, c’est le moins, ça ne paie même pas ses chemises…), l’autre qui se fait re-bombarder capitaine du navire alors qu’il l’a balancé sur les rochers façon Concordia avec l’accord souriant de la famille Peugeot.
Une chose est claire : ces naufrageurs notoires ne se sentent pas coupables. Ils ne sont même pas virables. Et les micros de la presse se tendent avidement vers leurs oracles à peine embarrassés, sans que personne n’ait les burnes de leur demander : « Et en voyant votre échec, vous n’avez pas pensé à vous casser en bredouillant des excuses ? ». Non, le cynisme fait partie de la fonction, surtout en cas d’incompétence. Au point que Margerie, le boss de Total (12 milliards d’euros de bénéf, + 14%, c’est la crise…), a été le seul, côté patronat, à parler, pour cet insolent de Ghosn, d’une « erreur de casting »… Gros nul fossoyeur d’emplois, c’est une espèce protégée ? Pour le coup, nous ne sommes plus dans le ridicule économique, nous sommes dans le tragique ultra-libéral.
Les innocents, au cimetière !
Heureusement, nous ne manquons pas d’innocents. Eliminons d’abord, pour faire clair, tous ceux dont il est établi qu’ils ne sont jamais coupables : les financiers, ce qui est bien la moindre des choses dans une crise financière ; les spéculateurs immobiliers, ce qui va de soi dans une crise immobilière ; les fabricants de chiures de porcs nitratées, ce qui est se comprend en cas d’algues vertes ; les surproducteurs de pêches imbouffables et de tomates foireuses, victimes de la crise agricole ; les buralistes, qui ont pompé 2,6 milliards d’aides électorales sarkoziennes pendant que leur chiffre d’affaire augmentait de 44% entre 2002 et 2011 ; les artisans qui travaillent au noir parce que si vous voulez absolument une facture votre fuite d’eau vous la réparez vous-même, intouchables puisque les TPE sont des « mines d’emplois » à cajoler ; les spécialistes dépasseurs d’honoraires qui sont (mais c’est eux qui le disent) les garants de la liberté médicale, laquelle consiste à multiplier ses chances de crever librement d’un crabe virulent parce qu’on a attendu 6 mois un scanner sans supplément; les 10 000 céréaliers qui vont empocher 105 milliards d’aides prévues dans le budget européen « réduit » pour économiser du flouse entre 2014 et 2020, ce qui fait tourner la rentabilité nette à 400 000 euros l’hectare pour le blé vue la cherté du grain; les syndicats du Port de Marseille, qui n’ont pas laissé échapper une occasion de faire grève en 20 ans, au prix d’une vigilance exceptionnelle ; Bernadette Chirac, qui sait bien ce qu’il faut dire à la télé si elle veut qu’on parle encore d’elle.
Les coupables, au bûcher !
En face, il y a les coupables habituels. Je n’en ferai pas une liste exhaustive, vous en trouverez un catalogue haut en couleurs dans les avis éclairés des lecteurs du Figaro : les fonctionnaires, qui sont d’après eux environ 37 millions et prennent leur retraite à 48 ans tout en profitant de places réservées dans les crèches et les maisons de vieux ; les fonctionnaires, il vaut mieux le dire deux fois tant ils sont coupables de tout ; les fonctionnaires, pour ceux qui n’auraient pas entendu ; les enfants de pauvres, parce qu’ils nous forcent à engager des professeurs supplémentaires, donc des fonctionnaires ; les malades, parce qu’ils ne sentent pas bon et creusent le trou de la Sécu au lieu de creuser leur tombe ; les Arabes, parce qu’ils sont Arabes et plutôt musulmans, et n’ont jamais moins de 6 enfants ; les inspecteurs des impôts, parce qu’ils inspectent et font chier les fraudeurs ; les élus, parce qu’ils se gavent, il paraît qu’un député ose empocher jusqu’à trois fois moins que mon dentiste, et on ne peut pas les remplacer par des hauts fonctionnaires, vu qu’ils se gavent aussi ; les ministres, parce que Montebourg gagne tout de même 100 fois moins de sous par an que Carlos Ghosn, c’est dire s’il est naze avec son pull Popeye ; les locataires, parce qu’on ne peut plus les augmenter de 10% quand on change la sonnette de la porte ; les études, parce qu’elles apprennent l’orthographe, alors qu’on n’en a pas besoin quand on possède douze appartements en location, vingt-huit garages et un magasin de godasses avec trois vendeuses à mi-temps payées juste en dessus du SMIC, et qu’on dit « moi, je travaille ! » tandis que les ouvriers se la coulent douce dans leurs usines douillettes et sur leurs chantiers ensoleillés, sans parler des fonctionnaires qui passent leur vie en congés de maladie. Caricature contre caricature ? D’accord, mais ça suffit, les beaufs de bas de page courtisés par l’UMP tendance Copé – Peltier - Rioufol.
Triés sur le volet
Cela dit, nous avons mis à jour de nouvelles espèces de coupables. Par exemple, si vous trouvez que doubler le prix de ramassage de vos ordures pour un « tri sélectif » qui ne sert à rien n’est qu’une injonction morale digne d’un pasteur suisse ou d’un écologiste illuminé, vous êtes coupable de lèse-planète et on vous le fait savoir. Dans mon canton, une étude très sérieuse a montré que les allées et venues des bennes spécialisées triplaient la consommation de gas oil et augmentaient en proportion les diverses pollutions afférentes, alors même que les déchets « sélectivés » devaient repasser sous des trieuses (avec aimants et tout) parce que s’il reste du métal ça pète les machines à compost. De plus, que va-t-on faire des tonnes de compost qui s’accumulent depuis trois ans derrière le stade de foot et daubent salement (les besoins de la société en compost restent désespérément modestes, surtout en zone urbaine) ?
Le râleur pas foutu de « consommer responsable » sera donc coupable de l’épuisement de nos ours blancs et de nos ressources énergétiques. Quel salopard ! J’en connais pourtant qui, pour ne pas être coupable de gloutonnerie énergétique, ont investi trois mois de salaire, il y a deux ans, dans des panneaux solaires dont la production annuelle, depuis qu’ils fonctionnent, pourrait à peine alimenter un sex toy pendant deux jours pleins (à Maubeuge, faut pas espérer mieux). De toute façon, encore un an, et lesdits panneaux seront opaques ou fêlés par le gel, on n’est encore pas bien fixés sur la durabilité des appareils d’énergie durable. Mais on les vend, et on encourage les naïfs à les acheter à divers margoulins qui les fourguent à prix d’or, surtout aux vieux, aux idéalistes et aux « maires dynamiques » qui veulent avoir l’air dans le coup avant l’échéance de 2014.
Président normal,
écolos normatifs ?
En revanche, on n’a pas vu vraiment progresser l’idée de culpabiliser les fabricants d’emballage qui grossissent nos déchets tout en faisant prospérer la chirurgie de la main (surtout certains emballages estampillés « ouverture facile », qui résistent au cutter). Ni celle de culpabiliser un peu les loups, quand un éleveur de moutons égorgés se rend coupable d’en descendre un dans un instant de colère inexplicable.
Allons plus loin. Je lisais l’autre jour qu’à elles seules, les nouvelles normes renchérissaient la construction immobilière de 15%. Ce qui, évidemment, ne facilite pas l’accession à la propriété de tous les fauchés (il y en a dans les 8 millions en France, mais c’est sûrement de leur faute si les agences immobilières ferment). De plus, il paraît que, dans une crèche, il faut des interrupteurs haut placés pour la sécurité des enfants, mais bas placés pour les personnes en fauteuil roulant qui viendraient là déposer leurs enfants. Le mieux est donc de supprimer les crèches ou de distribuer des lampes de poches. Dans l’immobilier ancien, c’est pas mieux : si, pour avoir un prêt ou une aide, on doit bricoler tout aux nouvelles normes, il s’avère qu’on n’a plus les moyens d’acheter l’appartement ou la maison.
Mais comme c’est beau, comme c’est moderne de remplacer la culpabilité réelle par la culpabilité morale Voyez avec quelle délectation on dénonce l’irresponsabilité énergétique des consommateurs (le dernier crime en date, c’est d’avoir acheté une auto qui marche au diesel), alors même que des écologistes de pointe refusent énergiquement d’avoir une éolienne dans leur champ visuel… Par exemple, investir 20 000 euros d’isolation pour économiser 200 euros de fuel par an, c’est pénible, dira le mauvais citoyen. Alors que c’est amorti en 100 ans seulement !
Responsable, donc coupable ?
Pour le chômage, c’est pareil : il faut économiser, d’accord, mais il faut aussi créer des emplois, on attend que le gouvernement arrange le coup. Comme si c’était la faute de l’Etat. Il est responsable de la bonne marche de l’économie. Alors même qu’en libéralisme, la règle est que l’Etat n’a pas à se mêler d’économie. Ni la justice : pas un « bankster » n’a eu à encourir ses foudres, sauf en Islande. Or si les banques redémarrent, c’est grâce aux milliards avancés par l’Etat. Et on devrait féliciter les banquiers ? De même, si demain la croissance repart, ce sera une belle victoire de nos entrepreneurs. Mais si on verse dans la récession, ce sera la faute de l’Etat. C’est pas plus vrai sous Hollande que sous Sarkozy, mais ça n’empêche pas monsieur Lenglet de nous l’expliquer posément.
Et pourtant, lorsqu’une PME fait faillite, cela n’a que très très très rarement un rapport avec le montant des déficits publics (sauf si elle vend la totalité de sa production de crayons aux services publics de la République, et qu’on supprime le papier). Le manque de compétitivité ne repose pas seulement sur le coût du travail : l’incompétence des dirigeants, les mauvaises stratégies commerciales, la crise générale des marchés sont infiniment plus coupables, en cas des difficultés, et cela surtout dans les secteurs où la plus-value résulte surtout de la qualité technologique et de l’adéquation au marché. Pour une bagnole, le coût de la main d’œuvre n’est que de 7 à 8% du prix de revient : s’il baissait de 5%, cela ne pèserait au final que 0,4% du prix, pas assez pour faire la différence entre une Mégane loupée et une Toyota nickel, made in France de surcroît par des gars payés au tarif PSA ou Renault ! Alors, qu’on arrête de culpabiliser les ouvriers avec des chantages aux plans sociaux, et l’Etat avec des marchandages sur les charges sociales, d’autant plus qu’en productivité, on est plutôt meilleurs, n’en déplaise à monsieur Titan, celui qui rêve de l’esclavage comme modèle économique performant et provoque, à ce titre, des orgasmes chez les cons décomplexés.
La crise, c’est celle des décideurs
Il y a des années qu’on prétend qu’ « on vit au dessus de nos moyens », sans jamais préciser qui est « on ». L’Etat ? Admettons qu’il puisse raboter 10% de ses « moyens », et j’ai cru comprendre qu’il s’y emploie, même le G20 l’a remarqué. Mais les salariés ?
Ils sont infiniment moins à culpabiliser que les financiers, les dirigeants, les actionnaires qui exigent des rendements trop élevés. Et le modèle social français ? De quoi est-il coupable, au juste ? Quant on voit le niveau d’endettement de l’Allemagne (le plus haut d’Europe, le troisième du monde en valeur absolue) ou du Royaume-Uni (supérieur au nôtre, avec un système social lamentable, qu’il s’agisse de la santé, de l’école ou des transports publics), on n’a sans doute pas à en rougir. Le plus insupportable, ce serait qu’au lieu d’accepter le faible pouvoir d’intervention qu’à un Etat en cas de crise économique, on fasse peser sur lui ou sur les salariés la responsabilité de la stagnation ou la faible visibilité des perspectives. Dans un système libéral, ce qui, sauf erreur, est notre cas, les coupables de la crise sont nécessairement les décideurs économiques réels. Ils se sont enrichis ? Fort bien ! Maintenant, qu’ils nous enrichissent - ou au moins, qu’ils aient la pudeur de faire le canard!