Textes inédits traduits

Textes inédits traduits

Messagede digger » 30 Déc 2012, 07:11

Rubrique qui concerne la traduction de textes non-traduits auparavant (ceux traduits peuvent apparaître avec un seul lien vers le site de publication dans d’autres sujets.)
Les débats autour des textes ont lieu dans les rubriques concernées (international, débats théoriques,etc...) et les questions techniques de traduction dans la rubrique déjà existante "traduction de textes" http://forum.anarchiste-revolutionnaire.org/viewtopic.php?f=66&t=3396
Ceci dans le souci que la rubrique soit une base de données facilement accessible sans que les textes ne soient séparés par des pages de discussions.
Comme les textes apparaissent sur un espace public, il serait bon de préciser si le texte est protégé par copyright, (chacunE en pense et en fait ce qu’il veut ) , traduit avec l’autorisation de l’auteur, etc...et le souhait du/de la traducteur/trice quant aux utilisations de la traduction (no copyright ; licence creative commons, ou autres...)
digger
 
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Cauchemars du Capitalisme, Utopies de Démocratie

Messagede digger » 30 Déc 2012, 07:32

Texte paru sur le site de crimethinc sous le titre Nightmares of Capitalism, Pipe Dreams of Democracy The world struggles to Wake, 2010 - 2011
http://crimethinc.com/texts/recentfeatures/nightmares.php

Cauchemars du capitalisme, Utopies de Démocratie
Les Luttes à suivre dans le Monde, 2010 - 2011


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La crise continue. Elle n’est pas seulement un hoquet du marché mais une panne structurelle. Un système motivé par une compétition visant à des profits toujours plus grands ne peut perdurer éternellement; à un moment ou à un autre, tout ce qui a pu être transformé en marchandise a été aspiré par les marchés, tout le capital accumulé entre les mains de quelques-uns et les profits se sont taris

Aujourd’hui, les usines dans chaque branche de l’industrie, produisent des marchandises de manière toujours plus performante grâce à l’automation qui rend les ouvriers de plus en plus superflus. Le seul moyen de tirer des profits de ces marchandises est de réduire les coûts : éliminer les ouvriers ou les payer presque rien. Mais sans travail ni salaire, les gens ne peuvent plus jouer leur rôle de consommateurs. Les seules opportunités d’emplois sont dans la police, qui mène une guerre incessante contre la population, pour contrôler les plus pauvres et les chômeurs. C’est pourquoi notre monde déborde de merdes bon marché, la vie humaine étant la moins chère de toutes.

Puisque les marchandises deviennent toujours moins chères et les consommateurs toujours plus pauvres, comment les capitalistes continuent-ils à faire des profits? Le crédit a été inventé comme une manière pour les consommateurs de faire leurs courses même lorsqu’ils ne recevaient pas de revenus salariés. Lorsque la vente de produits réels ne peut plus produire de profit, les profits doivent être réalisés sur de futurs retours attendus—en d’autres termes, sur la spéculation.

Mais comme tout château de cartes, la dette ne peut pas s’élever continuellement—à un moment donné, quelqu’un la réclamera. Le château de cartes s’est effondré sous son poids en 2008 lorsqu’il est devenu évident que les futurs retours attendus ne se matérialiseraient jamais. Plutôt que de reconsidérer leur foi dans le capitalisme, les autorités grattent actuellement les derniers vestiges des structures de soutien établis pour pacifier le vieux mouvement ouvrier, nourrissant le feu de chaque dernier bout de bois.

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La crise financière révèle une crise métaphysique plus profonde : ce système, qui s’est perpétue en créant des besoins émotionnels irréalisables, n’est pas plus capable de satisfaire les besoins matériels de la population mondiale. Les forts taux de chômage, de l’Egypte aux Etats-Unis, ne sont pas seulement dus à la corruption de despotes comme Moubarak, ni à l’avidité que quelques capitalistes ; ils sont aussi la preuve que un système qui n’a jamais fonctionné pour nous est sur le point de ne plus fonctionner du tout.

Comme réponse, quelques espoirs de ressusciter la sociale démocratie . Mais n’est-ce pas elle qui a neutralisé les mouvements de résistance du XXème siècle , en construisant un état assez puissant pour imposer les inégalités actuelles ? La démocratie a toujours été la gardienne du capitalisme, donnant au plus grand nombre possible de gens une raison pour s’investir dans des systèmes hiérarchiques et les institutions coercitives, assimilant la liberté aux droits de la propriété. Si le capitalisme est condamné, nous avons besoin de quelque chose de radicalement différent—à vrai dire, nous en avons toujours eu besoin.
Le capitalisme ne va pas s’effondrer en un jour. Ses rituels et ses valeurs sont si enracinés en nous que sa chute pourrait prendre des générations, et il pourrait laisser place à quelque chose de pire encore. Si nous voulons avoir une influence sur ce qu’il adviendra après lui,nous devons poser les bonnes questions concernant la manière dont nous luttons et les discours que nous propageons. Nous retracerons ici la trajectoire des luttes populaires contre l’austérité et le capitalisme à travers le monde au cours des années 2010 et 2011, en identifiant leurs limites, afin de pouvoir aller plus loin la prochaine fois.

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Pièges et Paradoxes: Les Manifestations Etudiantes du 4 Mars 2010

La crise économique qui avait pénétré la conscience de l’opinion publique en 2008 a incité le gouvernement à infliger des restrictions budgétaires massives dans l’éducation nationale. Le mouvement étudiant qui commença en décembre 2008 avec l’occupation de la New School de New York City—un établissement privé—s’intensifia avec une série de manifestations et d’occupation durant l’automne 2009, principalement en Californie (1). Il culmina avec des manifestations à l’échelle nationale le 4 mars 2010.(2) La Région de la Baie fut l’épicentre de cette journée de manifestations avec 10 000 personnes dans les rues; mais dans cet épicentre les contradictions à l’intérieur du mouvement sont apparues en plein jour.

Alors que des anarchistes avaient été en première ligne lors des occupations, des réformistes prirent la direction des opérations dans l’organisation du 4 mars, en programmant un rassemblement et une manifestation ordinaires. Ils essayèrent aussi de contrôler les prises de paroles. Une semaine avant la journée d’action, une soirée dansante à l’UC de Berkeley a dégénéré en mini émeute quand des étudiants descendirent dans la rue, mêlés à des non étudiants et qu’ils se défendirent contre les attaques de la police. Il n’y eut que deux arrestations mais, par la suite, les libéraux et les gauchistes accusèrent des agitateurs extérieurs d’avoir infiltré le mouvement—une histoire que certains ont répété pendant des mois et qui est devenue d’autant plus répandue.

Comme au sein du mouvement contre la guerre (3), 7 ans plus tôt, les anarchistes s‘étaient contentés en général de radicaliser les tactiques du mouvement étudiant. La plupart des actions militantes étaient organisées de manière informelle et elle ne disposaient ni d’un organe autonome de coordination, ni d’une voix dans les structures d’organisation du mouvement dans son ensemble. Cette opacité créait un élément de surprise, mais elle a permis, en fin de compte, aux réformistes de déborder les radicaux en dominant les prises de paroles et les programmes d’actions qui n’étaient pas favorables à la confrontation. De la même façon, parce que les anarchistes ne furent pas capables de populariser un discours associant le mouvement étudiant avec les luttes plus larges des laissés pour compte, la plupart considérèrent comme allant de soi que la lutte ne visait qu’à obtenir plus de financement pour l’éducation publique. Par la suite, il fut difficile de légitimer la participation de non-étudiants, sinon comme "alliés" passifs, encore moins de la présenter comme une lutte contre le gouvernement.

Le 4 mars, une manifestation de plusieurs milliers de personnes démarra à partir de Berkeley à travers Oakland. Les groupes d’organisation étudiants jouaient des coudes avec des militants vêtus de noir pour occuper le premier rang. La marche rejoignit des étudiants plus jeunes et des enseignants dans le centre de Oakland où les orateurs habituels se succédèrent sur l’estrade. Une manifestation autonome avait été prévue à partir du rassemblement mais un orateur prit la parole pour déconseiller d’y participer, en soulignant qu’elle serait illégale et dangereuse. Il se disait que les radicaux avaient passé un accord en sous-main avec les organisateurs officiels mais que ces derniers étaient revenus sur leur parole. La plupart se dispersèrent à la fin du rassemblement mais environ deux cent personnes se regroupèrent finalement autour d’un sound system et se mirent en route en faisant en sorte de bloquer l’autoroute avant que d’être arrêtés en masse. Un jeune de quinze ans fut blessé lorsque la police intervint, souffrant de sérieuses blessures à la tête et confirmant tragiquement l’avertissement de l’orateur.

Après quoi, il y eut des déclarations de victoire et des récriminations hystériques mais le mouvement étudiant avait passé son pic. Sans l’accord des militants qui animaient le mouvement, le clan réformiste s’engagea dans de vaines tentatives pour influencer les politiciens; l’impulsion se brisa. Le même scénario se répéta partout dans le pays.

Les anarchistes doivent trouver un point de départ à partir duquel agir dans une société où peu de gens comprennent nos buts. Cela créé des paradoxes, comme se joindre à une lutte en faveur de l’éducation dans un pays où elle a toujours été liée à l’état. En participant au mouvement étudiant, les anarchistes ont pris le risque de légitimer les privilèges, les rôles et les structures sociales auxquelles ils se seraient attaqués en d’autres circonstances. Le mouvement étudiant de 2009-2010 aurait pu aller plus loin si il avait été recadré comme faisant partie d’une lutte plus large incluant tous ceux en train de perdre , ou ayant déjà perdu, leur place dans l’économie—sans parler de ceux qui n’en ont jamais eu. Quoi qu’il en soit, il a préparé le terrain à Occupy Oakland pour cela.

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Les anarchistes "occupaient tout" bien avant que Occupy Wall Street ne soit une lueur dans les yeux de Kalle Lasn


Les Limites Sont Atteintes: Premier Mai 2010

Le Premier Mai 2010,de petites mais violentes manifestations et attaques anarchistes de propriétés ont lieu sans de nombreuses villes à travers les Etats-Unis, incluant notamment Santa Cruz, Californie et Asheville, Caroline du Nord. Onze personnes furent arrêtées à Asheville (4), et inculpées pour complot et autres crimes, avec une caution de 65 000$.

Les arrestations provoquèrent une vague de controverses dans les milieux anarchistes. Un éditorial intitulé "Ce que je ferais avec 55 000$" (5)[sic] affirmait qu’il serait plus intéressant en terme de stratégie de laisser les personnes en prison et d’utiliser l’argent pour acheter un équipement de sérigraphie et pour payer le loyer de centres sociaux à Chicago. C’est malsain, bien évidemment, mais cela montrait combien le débat était devenu polarisé entre partisans d’infrastructures et ceux en faveur de la confrontation, et combien étaient inconfortable la position des insurrectionnalistes en terme de débat public avant la répression.

Cette question, soulevée avec mauvaise foi, soulève néanmoins une importante question. Qu’est-ce que les anarchistes feraient, offensivement, avec une telle somme énorme d’argent? Qu’est-ce que cela signifierait de prendre l’initiative, de collecter 65 000$ pour proposer un programme de confrontation intentionnelle plutôt que réactive? Séparé d’une stratégie qui incorpore la répression comme une phase nécessaire, suivre un mantra aveugle d’attaque, c’est comme prendre la première pièce vulnérable à votre portée sur un échiquier: cela peut vous conduire à des défaites cinglante. Cela laisse toujours les anarchistes sur la défensive.

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Quatre jours plus tard, plus de 100 000 personnes se rassemblèrent à Athènes, en Grèce, pour protester contre les restrictions budgétaires et les hausses d’impôts gouvernementales, imposées par l’Union Européenne et le Fond Monétaire International. Des vagues successives essayèrent de prendre d’assaut le parlement dans Syntagma Square; la Grèce n’avait jamais été aussi proche sans doute de l’insurrection depuis les émeutes de 2008. Elles prirent fin lorsque trois personnes furent tuées dans un incendie allumé de manière irresponsable par des émeutiers dans une banque encore occupée par des employés.
Beaucoup pensent que cette tragédie a empêché une situation potentiellement révolutionnaire de se développer. Elle a aussi inversé le cours de l’histoire, ayant cours en Grèce depuis décembre 2008, en associant l’idée de meurtre aux protestataires et non plus à la police. Cela a pris dix ans à dix milles personnes pour légitimer la lutte militante et une heure à un fou pour la discréditer.

Après cela, l’humeur était au pessimisme des deux côtés de l’Atlantique. Pendant que les anarchistes aux USA se chamaillaient au sujet des 11 de Asheville 11, en Grèce, ils débattaient pour comprendre comment des tendances antisociales avaient pris racines et préparé le terrain pour l’incendie de la banque. Certains prétendaient même que les actions internationales du début mai étaient un succès mais il est intéressant de noter que peu de villes aux Etats-Unis l’ont reconduite en 2011.

Quand une stratégie commence à produire des résultats décevants ou contreproductifs, c’est une occasion de réévaluer et d’expérimenter. Alors que le mouvement anarchiste s’efforçait d’accepter les limites qu’il avait atteint, de nouveaux protagonistes entrèrent en scène.

Anarchy in the UK: Le Mouvement Etudiant, Novembre-Décembre 2010

Le 10 Novembre 2010, la National Union of Students attira 52 000 étudiants à Londres pour protester contre une loi d’austérité qui augmentera le plafond des frais d’inscription de 3290£ à 9000£. Alors que la manifestation principale avançait vers Millbank Tower, un groupe dissident de quelques centaines de personnes, conduit par une trentaine d’anarchistes du black blocs, firent irruption dans les locaux du Parti Conservateur. Alors qu’ils brisaient des vitres, peignaient des graffitis et affrontaient la police,des milliers de supporters se rassemblèrent dehors dans le square, allumant un feu avec leurs banderoles et pancartes. Cela prit des heures à la police pour reprendre le contrôle de la situation. Des images prise d’un hélicoptère montrent des occupants le long du rebord du toit, des documents volant au dessus de la foule pendant que de la fumée s’élève du feu.

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Alors que des anarchistes non organisés étaient parmi les premiers dans le bâtiment, peu nombreux furent les membres des groupes anarchistes organisés à les rejoindre. Les photos de suspects circulèrent au sein de la police et les médias ne révélèrent pas les visages de militants de longue date mais ceux de la jeunesse du pays. Les participants firent référence à l’agitation qui balayait le globe—“La France,la Grèce, ici aussi maintenant”—mais cela marquait l’entrée d’une nouvelle génération dans la confrontation avec l’état.

La Grande Bretagne avait été relativement calme depuis des années. Les précédentes campagnes de protestation avaient été organisées en grande partie par des militants à plein -temps; une sous-culture militante avait ainsi émergée. Elle a contribué à nourrir l’activité radicale et une infrastructure, mais elle était déconnectée des expériences et des préoccupations de ceux qui souffraient du capitalisme.

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L’attaque de Millbank déclencha une vague de manifestations, de grèves et autres actions (6) impliquant plus de 100 000 personnes durant les deux mois suivants. Des écoles furent occupées à travers le pays, servant comme centre nerveux pour élargir et coordonner le mouvement. Plusieurs milliers de jeunes convergèrent de nouveau sur Londres le 24 et 30 novembre; la police répondit en encerclant et en "enserrant" les manifestants pendant des heures. Le mouvement connut son apogée le 9 décembre, avec des milliers de manifestants affrontant la police à Londres pendant que le Parlement votait le paquet de lois sur l’austérité.. La police encercla et attaqua vicieusement les manifestants, envoyant un jeune garçon à l’hôpital pour une intervention chirurgical au cerveau; les manifestants se défendirent, brisèrent les vitres du Ministère des Finances et autres bâtiments ,et attaquèrent une voiture où se trouvaient le Prince Charles et la Duchesse de Cornouailles.

Contrairement au mouvement étudiant aux Etats-Unis, les plus défavorisés jouèrent un rôle majeur dans ces manifestations, souvent au grand dam des organisateurs étudiants "convenables". Dans une vidéo du 9 décembre, des hooligans masqués déclarent, “Nous venons des bas-quartiers de Londres—comment peuvent-ils nous demander de payer des frais d’inscription à la fac de 9000 £?” Les politiciens et les médias institutionnels tentèrent de diviser les différents milieux démographiques que comprenaient le mouvement mais cette diversité constituait sa force principale.

Les actions s’effilochèrent après le vote de la loi. Comme en Grèce en décembre 2008, la fin de l’année marqua la fin de la parenthèse autour d’une période d’intense activité.

Le mouvement en Grande Bretagne a suivi de près les grèves et l’agitation syndicale en Espagne et en France; il a coïncidé avec un mouvement étudiant similaire en Italie, culminant lui aussi le 14 décembre avec des incendies et des émeutes à l’extérieur du Parlement italien pendant un vote controversé. Les choses s’animaient.

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De Nouveaux Fronts dans la Guerre de l’Information: Wikileaks, Anonymous, Lulzsec (7)

Alors que les manifestations contre l’austérité attiraient des couches toujours plus larges de la population, la même chose se passait sur le réseau. Après la publication par Wikileaks de documents classifiés d’Afghanistan et d’Irak, ainsi que de communications diplomatiques américaines, plusieurs entreprises rompirent les liens avec le groupe, lui interdisant l’accès à tout financement. En réponse, Anonymous—un meme internet servant d’ombrelle à l’action collective—orchestra des attaques ciblées par déni de service à l’encontre de beaucoup de ces entreprises, fermant leurs site web et attirant l’ attention internationale.
Durant le vingtième siècle, la première vague de hackers était motivée par la curiosité et l’esprit farceur; leurs successeurs visaient des gains personnels, travaillant pour des entreprises criminelles ou des organisations de sécurité—souvent dans cet ordre. Maintenant, enfin, il semblait que le hacking politisé avait trouvé sa voie. Une partie de cette attention pouvait servir le gouvernement américain qui cherchait un prétexte pour la répression d’internet; mais elle était aussi le reflet de la détermination des communautés en ligne qui existaient grâce à l’anonymat et à la libre circulation de l’information pour protéger les conditions nécessaires à leur existence.

Alors que la culture des premiers Anonymous avait été imprégnée de l’humeur adolescente et de l’hostilité des message boards dont elle était originaire, en 2011, ses membres et ceux de projets similaires avaient souvent adopté des idées anarchistes. Par exemple,après avoir ciblé le ministère chargé de la Sécurité Publique d’Arizona, Lulzsec avait déclaré, “Nous faisons cela non seulement parce que nous sommes opposés au SB1070 (8) et à la police raciste d’Arizona, mais parce que nous voulons un monde entièrement libéré de la police, des prisons et des politiciens.”

Les hold-ups informatiques peuvent révéler les dessous cachés des autorités, les discréditer tout en brisant le mythe de leur invulnérabilité. Les courriers électroniques publiés par Wikileaks décrivant l’alimentation luxueuse du tigre du Président Ben Ali alors que des tunisiens souffraient de la faim alimentèrent les flammes de la révolte dans le pays. Mais ces attaques poursuivent aussi une stratégie à plus long terme. Le capitalisme du XXIème siècle et l’appareil répressif qui le protège dépendent tous deux de la circulation de l’information. Forcer les institutions et les gouvernements à être prudents sur la manière dont ils la partagent les paralyse..

CNN: Quel est votre but ultime? Quel résultat attendez-vous de l’ Opération Payback?[b](9)
Anon: Personnellement? Une société utopique.
C’est juste une nouvelle manière de se battre . . .


L’ Insurrection vient:
“Le Printemps Arabe,” Décembre 2010-Mars 2011


Personne n’était préparé à ce que des gouvernements commencent à tomber. Le premier fut en Tunisie. Des manifestations commencèrent après qu’un vendeur de rue se soit immolé pour protester contre le traitement de la police dont il fut victime; au début, elles furent marginales, mais chaque tentative de répression attisait les flammes jusqu’à ce que des syndicats et même des avocats s’y joignent. La participation n’a augmenté qu’après que Ben Ali a fui le pays le 18 janvier.

Les premières manifestations de masse eurent lieu en Egypte une semaine après, organisées par une coalition de groupes composés majoritairement de jeunes. L’un des forums les plus influents était une page Facebook nommée “We Are All Khaled Saeed,” (10) d’après le nom d’un homme assassiné par la police. Les manifestations furent violemment réprimées et le gouvernement ferma les accès internet et de téléphones portables à travers une grande partie du pays; mais une fois encore, cela ne fit que propager et intensifier la résistance. Après que des affrontements avec la police ont réduit de nombreux commissariats , ainsi que les locaux du parti au pouvoir, en cendres, les manifestants adoptèrent des stratégies non-violentes plutôt que de s’en prendre directement aux militaires. Au début février, une grande partie du pays participait à la révolte, malgré des centaines de morts et des milliers de blessés.

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Le Président Moubarak offrit à plusieurs reprises de donner satisfactions aux revendications des manifestants, mais toujours avec un moment de retard; comme l’élan grandissait, les gens gagnaient en confiance pour demander toujours plus, jusqu’à ne plus se satisfaire que de son départ. Il démissionna finalement le 11 février. Les semaines suivantes virent des manifestations similaires au Bahreïn, en Syrie, au Yémen, et partout ailleurs au Moyen Orient, ainsi qu’une guerre civile qui débarrassa la Libye de Khadafi.

Bien que l’Afrique du Nord semble loin, dans un monde globalisé, nous ne devrions pas être surpris par le fait que tout dans cette histoire nous est familier : chômage et amertume, actions organisés par des groupes protestant contre les brutalités policières, même des diplômés universitaires travaillant dans des cafés. Il n’existe pas de révolutions exotiques à l’étranger au XXIème siècle. Bien que ces évènements ont éclipsé les émeutes qui les ont précédées en Grèce et lors du mouvement étudiant en Angleterre ; ils proviennent des mêmes causes et ont épousé des formes similaires. Les vagues d’agitation qui ont balayé l’Europe durant les années précédentes ont aidé à créer un précédent pour ce qui ressemblait à une révolte, que les population nord-africaines ont poussé plus loin que les européens ne l’imaginaient possible.
Nous pouvons apprendre beaucoup des révoltes du XXIème siècle en étudiant ces évènements. Le soulèvement a commencé aux marges—la Tunisie est une nation relativement petite, alors que l’Egypte est la plus peuplée du Moyen-Orient—et à la périphérie sociale, parmi les chômeurs, les jeunes et les pauvres. Il s’est propagé à toutes les classes sociales et aux centres urbains, pour finalement exercer une influence à l’échelle du monde. Dans un monde entièrement relié en réseaux, l’instabilité à la marge peut menacer le pouvoir au centre.

Ces soulèvements ont poursuivi l’expérimentation de nouvelles technologies et d’organisations décentralisées qui ont caractérisé le mouvement contre la mondialisation, démontrant que un travail anonyme en réseau peut initier des rebellions sans leaders à grande échelle. Comme l’ information est devenue l’élément vital du capitalisme, faisant d’internet le lieu de la nouvelle usine mondiale, ce furent les premiers conseils ouvriers —une nouvelle sorte d’intelligence collective permettant aux gens de s’organiser directement par eux-mêmes sans représentation.

En même temps, si les technologies de la communication ont été essentielles au soulèvement, ce fut parce que leur rôle conventionnel fut subverti en occident, en rapprochant les gens plutôt qu’en leur permettant de garder leur distance les uns envers les autres. Cela est démontré par le fait que les manifestations ne se sont développées que lorsque Moubaraka fermé les services internet et de téléphones portables. L’infrastructure matérielle de internet est encore très centralisée; même si elle peut être utile, c’est une erreur que d’en être dépendant aussi longtemps qu’elle reste entre les mains capitalistes.

Moubarak s’est trouvée dans une situation intenable: si il laissait fonctionner les technologies de communications, elles seraient utilisées contre lui, mais les fermer provoquerait la colère et la solidarité internationale. A l’avenir, nous pouvons nous attendre à ce que les autorités réagissent en structurant et dirigeant les flots d’informations plutôt qu’en les interrompant. Il existe déjà plus d’adeptes pour cette solution aux Etats-Unis où Facebook n’est pas utilisé généralement por coordonner des insurrections mais comme espace pour des individus atomisés où ils sont en compétition pour un capital social .
Bien que les soulèvement en Afrique du Nord ont inclus une agitation syndicale, ils ont commencé en dehors des lieux de travail et sont restés centrés sur des espaces publics comme la Place Tahrir du Caire. Le vieux mouvement ouvrier était fondé sur la manière dont la production offrait des expériences communes aux travailleurs, tout comme les stratégies sous-culturelles qui suivirent étaient basées sur les références communes partagées par les consommateurs. A une époque de précarité, où les conditions communes qui nous unissent est que nous sommes tous à la merci d’une économie qui ne nous offre pas un rôle permanent, on comprend que les occupations d’usines de 1968 soient remplacées par celles d’espaces publics. A part cela, la police est aux chômeurs ce que les patrons sont aux ouvriers; dans des pays où les jeunes souffrent de chômage massif, il n’est pas surprenant que les révoltes commencent avec des attaques contre la police.

L’inconvénient de commencer à l’extérieur des lieux de travail est que cela peut présenter l’objet de la révolte en termes politiques plutôt que économiques. Alors que les révoltes d’Afrique du Nord étaient le produit de conditions économiques, elles se sont opposées davantage aux formes de gouvernement qu’aux structures économiques qui en étaient la cause; à la fin, il est possible qu’elles ont été limitées par l’absence de vision alternative quant aux relations humaines. Sans cela, les gens retombent dans les traditionnels discours nationalistes —comme cela fut illustré par les drapeaux égyptiens et le slogan “Musulmans! Chrétiens! Nous sommes tous Egyptiens!”—et dans la démocratie. Comme cela arrive souvent, les formes empruntées par la rébellion étaient beaucoup plus radicales que les revendications mises en avant. En même temps que l’effervescence se poursuit au Moyen-orient et que de nouvelles traditions de résistance s’enracinent, on peut espérer que la vision implicite dans les formes va trouver sa voie, en tant que fin autant que moyen.

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Le pic dudit “Printemps Arabe” fut suivi par une période de chaos qui continue encore aujourd’hui. L’état a désespérément besoin de gens qui se méfient et se craignent les uns les autres; sans cela, il manque de la justification première de son existence. Tout comme les policiers en civil de Moubarak ont tenu le rôle de pillards pour justifier la répression, les éruptions de violences ethniques ont été pratiques pour ceux qui souhaitaient redonner une légitimité au pouvoir d’état. Malgré cela, la Place Tahrir a été réoccupée encore et encore par des manifestants ; le déboulonnage de Moubarak et de Ben Ali ont marqué le début seulement d’une longue lutte.

L’Egypte recevait la seconde aide militaire des Etats-Unis la plus importante après Israël—1.3 milliards de $ par an. Les grenades lacrymogènes tirées sur les manifestants portaient l’inscription “Made in the USA.”. Le déboulonnage de Moubarak et plus tard celui de Khadafi montre que, une fois que les choses vont assez loin, la force militaire n’est plus un atout; l’armée peut difficilement bombarder ses propres villes. En même temps, pour obtenir davantage que le seul changement de gouvernants, une insurrection doit se propager au sein des rangs de l’armée et au-delà des frontières nationales. Il est difficile de savoir quand ce seuil sera franchi, mais personne n’avait vu venir non plus le soulèvement tunisien.

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L'EGYPTE ETAIT UNE EMEUTE


Obama (récent soutien de Moubarak, le 11 février): “Les Egyptiens nous ont inspirés et ils l’ont fait en faisant mentir l’idée que la justice se gagne plus facilement avec la violence…En Egypte, c’est la force morale de la non-violence qui a tendu l’arc de l’histoire vers la justice une fois encore . . . Je suis certain également que la même ingéniosité et esprit d’entreprise montrés par les jeunes gens d’Egypte ces derniers jours peuvent être exploités pour créer de nouvelles opportunités : des emplois, des entreprises.”


Occuper le Capitole, Ne Pas Attaquer Le Capital:
Wisconsin, Février-Mars 2011


Dans le sillage de l’exemple égyptien, les manifestations contre l’austérité prirent de l’ampleur même aux Etats-Unis . Quatre jours après la démission de Moubarak, une file de personnes mobilisée par la Teaching Assistants Association attendait pour s’adresser à la législature de l’état du Wisconsin au sujet des réductions budgétaires proposées et de la législation anti-syndicale . Lorsque les auditions furent suspendues pour la nuit, la queue se transforma en une occupation impromptue, car ceux qui n’avaient pas pu prendre la parole rechignaient à perdre leur place.

Le Capitole fut occupé jusqu’au 3 mars,et transformé en point de ralliement pour des manifestations sans précédent. Les professeurs prirent des arrêts maladies en masse, fermant des écoles; des anarchistes et sympathisants occupèrent des locaux universitaires à Milwaukee dans une tentative pour propager l’agitation; des rumeurs circulèrent au sujet d’une grève générale.

Le 9 mars, alors que les sénateurs démocrates étaient absents en guise de protestation, les sénateurs républicains du Wisconsin votèrent une partie du paquet de lois sur l’austérité—dont une qui privait les syndicats du secteur public du droit aux négociations collectives. En réponse, des milliers de personnes revinrent au Capitole, repoussant les policiers pour le réoccuper, au mépris de l’ordonnance du tribunal qui avait conclue la précédente occupation.

Le rôle centrale du Capitole tout au long des manifestations a démontré, avant Occupy, l’importance pour un mouvement d’établir une relation à un espace physique. Tout comme les occupations d’universités avaient servi de centres nerveux durant le soulèvement de décembre 2008 en Grèce, le Capitole offrit un point central aux manifestants pour construire un élan pour des semaines durant et un site où converger en réponse à de nouveaux développements. A une époque d’isolement généralisé, lorsque nous pouvons seulement nous rassembler dans des espaces destinés à nous faire acheter ou encourager des sports d’équipes, l’espace commun lui-même est devenu radical et radicalisant.

Ce degré de perturbation était inhabituel pour un état tranquille du Midwest comme le Wisconsin. Mais une fois encore, bien que l’occupation a revêtu des formes relativement radicales, elle s’est limitée à des discours démocratiques respectueux des lois. Cela a suscité des alliances curieuses chez les manifestants; par exemple, des policiers ont exprimé leur soutien à l’occupation à ses débuts et ont aidé plus tard à y mettre fin. Cela a aussi ouvert la voie au Parti Démocrate pour dilapider le peu d’élan qui restait en le canalisant vers une campagne pour rappeler le gouverneur (11).

Aussi sournoises les machinations des républicains furent-elles, ils votèrent la loi par la voie démocratique, de la même façon que d’innombrables autres lois sont votées. Bien que les manifestants se considéraient comme des partisans de la démocratie, en retournant de force dans le Capitole le 9 mars, ils affirmaient avant tout que leur occupation illégale du bâtiment était plus légitime que les sénateurs y faisant ce pourquoi ils avaient été élus. Malheureusement, ce ne fut jamais exprimé;les gens étaient prêts à violer la loi, pas à cesser d’y croire. Cela en dit long sur le rôle de la Gauche, lorsqu’on sait que des militants libéraux sont entrés illégalement dans le Capitole le 9 mars , seulement pour persuader les autres occupants de le quitter avec eux.

Entre le 15 février et le 3 mars, l’occupation première du Capitole a été sabotée, compromis après compromis. D’abord la police a demandé poliment aux occupants de ne pas se rassembler dans une pièce précise ; les policiers étaient si courtois pour tout et n’étaient-ils pas du même bord?Puis ils ont gentiment demandé aux occupants de quitter une autre pièce, et des militants de longue date ont accepté cela, et ainsi de suite—jusqu’à ce que le ex-occupants se retrouvent sur le trottoir, stupéfaits . Le même procédé n’a pris qu’une nuit pour se répéter le 9 mars.

Cela souligne une leçon importante: le premier compromis doit aussi être le dernier. Chaque fois que nous concédons quelque chose, nous créons un précédent qui se répètera encore et encore, enhardissant ceux pour qui il est préférable que nous ne nous défendons pas. Si la police n’a pas arrêté de manifestants dans le Capitole, ce n’est pas parce qu’elle soutenait l’occupation, ni parce que les manifestants avaient le droit d’être dans le bâtiment, mais parce que les manifestants avaient mobilisé assez de pouvoir social pour forcer les autorités à céder. Seules la politesse et l’obéissance sont capables de nuire à ce niveau.
Dans les luttes populaires, un rôle que les anarchistes peuvent jouer est d’être ceux qui refusent de céder. Nous pouvons aussi transmettre nos analyses chèrement acquises aux manifestants les moins expérimentés—par exemple, souligner que, aussi avenant que puisse paraître des policiers, on ne peut pas leur faire confiance dans la mesure où ils sont la police.

Pour cela, les anarchistes doivent être convaincants et au milieu de ‘évènement, et non spectateurs à la marge, comme ils le furent dans le Wisconsin. Des anarchistes d’une tendance plus insurrectionnaliste gravitèrent autour de l’occupation à Milwaukee, qui n’a pas réussi à prendre de l’ampleur, alors que les anarchistes à Madison se sont principalement intéressés à fournir une infrastructure. Offrir du matériel peut être un bon moyen d’entrer en contact avec des étrangers; cependant notre tâche ne se limite pas à faciliter les manifestations de tout genre mais de s’assurer qu’elles menacent la structure du pouvoir. A cette fin, nous devons prendre l’initiative d’organiser des actions aussi bien que infrastructures— en engageant tout le monde dans le processus et non seulement d’autres anarchistes. Les affrontements avec l’état sont forcément plus controversés que des repas gratuits ou des gardes d’enfants, mais cette controverse doit avoir lieu si nous voulons arriver à quoi que ce soit.

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Le théâtre occupé de Milwaukee


Une récrimination courante de la part des participants les plus combatifs de l’ occupation à Madison a été que les organisations de gauche avaient déjà déterminée la nature des manifestations Les anarchistes avaient peur d’agir, craignant d’être tout simplement marginalisés si ils remettaient en cause le discours dominant. En fait, il n’y a rien à perdre dans de telles circonstances, lorsque tous les desseins et les buts des anarchistes sont déjà marginaux. Les solutions avancées par la gauche ne dépassent pas l’horizon du capitalisme ; même lorsqu’elles ne sont pas entièrement naïves, elles servent à distraire et neutraliser ceux qui désirent un réel changement. Là où le terrain est divisé entre droite et gauche, nous pouvons aussi brouiller cette dichotomie en agissant en dehors. Même si nous échouons, au moins élargissons nous le terrain.

Cela soulève une question plus large—quel devrait être le but de manifestations contre l’austérité? Dans le Wisconsin,la plupart des participants considéraient comme allant de soi que leur but était d’arrêter le vote de la loi: autrement dit, de maintenir le choses en l’état. Cela revient à considérer la crise financière comme si elle était simple un prétexte imaginé par des capitalistes avides.

Mais du point de vue capitaliste, les mesures d’austérité sont réellement inévitables; il n’existe pas d’autre moyens pour que le système continue à fonctionner. Partout à travers les Etats-Unis, des démocrates sincèrement désolés proposaient des mesures semblables dans leur état —pratiquement sans rencontrer une quelconque résistance, grâce aux effets stupéfiants du bipartisme.

Le capitalisme n’est pas un état statique mais un processus dynamique de transformation du monde . Une manifestation ne peut bloquer l’histoire. Même si une vague de restrictions peut être stoppée , un milliers d’autres suivront. L’état ne peut littéralement pas céder—les politiciens n’ont nulle part ailleurs où aller. Cela signifie que des objectifs en apparence réalistes, comme bloquer un budget ou une loi spécifique, sont en fait moins réalistes qu’essayer de transformer le système entier.

Cela est passé inaperçu chez de nombreux travailleurs américains. Une professeur du Wisconsin Peggy Kruse a déclaré, “la plupart des enseignants sont plus qu’heureux d’accepter la baisse des salaires de 18%, de faire tout ce qui aidera l’état à se rétablir et à aller de l’avant. Nous sommes davantage préoccupés par la perte de nos droits de négociation collective.” En d’autre termes, nous céderons sur tout mais ne nous enlevez pas le droit de céder! Laissez Bill Gates garder ses 56 milliards de $ pendant que l’on diminue nos salaires et nos bordereaux roses, mais ne touchez pas à l’illusion que nous choisissons cet état de faits.
Accepter d’avance la défaite va de paire avec un engagement aveugle envers des manifestations pacifiques .Des écriteaux dans le Wisconsin proclamaient “BATS-TOI COMME UN EGYPTIEN,” mais les manifestants égyptiens brûlaient des postes de police. Aucune quantité de doubles discours de Obama ne peut rendre cela pacifique.

Si nous n’évaluons pas les manifestations contre l’austérité selon qu’elles contrecarrent de nouvelles lois ou le nombre de personnes qu’elles attirent , leur contenu devient la question la plus important. Créent-elles de nouvelles formes de relations entre les gens, de nouveaux rapports aux biens matériels? Démontrent-elles des valeurs qui vont au-delà du capitalisme? Produisent-elles des élans nouveaux, de nouvelles manière de se battre, de nouvelles indisciplines?

Le Capitole symbolisait la démocratie , c’est à dire la participation collective à un contrôle du bas vers le haut. L’occuper impliquait que ses occupants pouvaient être de meilleurs délégués de la démocratie que leurs représentants élus. Dans la mesure où les travailleurs se sont bien tenus alors même qu’ils étaient dépouillés de leur droit à s’organiser de façon autonome, ils ont prouvé que cela était le cas .

Comme le mouvement étudiant, celui du Wisconsin a échoué parce qu’il s’est limité à s’opposer à une législation précise affectant une couche de la population. Présenté comme un ultime effort pour protéger les fonctionnaires de l’état, il ne pouvait aller aussi loin ; des gens aux parcours de vie très différents furent impliqués, mais le discours ambiant les a empêché de prendre l’initiative. Pourtant, des milliers de travailleurs sans syndicat, emploi ou salaire de la fonction publique souffraient des mêmes conditions que celles que les républicains voulaient imposer aux employés d’état. Un mouvement impliquant tous ces différents secteurs de la société comme participants sur un pied d’égalité aurait pu faire boule de neige; il aurait été aussi beaucoup plus difficile à contrôler. Des grèves spontanées en février dans des universités ont laissé entrevoir cette hypothèse, en reliant les réductions de budget à l’aliénation de jeunes qui devaient être livrés à la merci des emplois du marché. Au lieu de cela, les ouvriers syndiqués à majorité blanche ont conçu l’action de protestation comme un moyen de défendre leurs propres privilèges, mettant sur la touche d’autres couches sociales comme les chômeurs afro-américains à Milwaukee, les condamnant ainsi à la défaite.

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Oublie ça


Ca Se Propage : Les Mouvements d’Occupation des Places (12) , Mai -Juin 2011

"Le temps de l’indignation est terminé. Ceux qui s’indignent commencent déjà à nous ennuyer. De plus en plus, ils nous font penser aux derniers gardiens d’un ordre pourri, un système sans dignité, viabilité ou crédibilité . Nous n’avons plus à nous indigner, nous devons nous révolter. La prochaine fois que 300 000 d’entre nous descendront dans la rue, ne rentrons pas à la maison à la fin du jour. Venons avec nos sacs de couchage, sachant que cette nuit nous ne dormirons pas dans nos lits.”

-Franco Berardi Bifo


La fascination pour l’occupation s’étendit au-delà du Wisconsin—en même temps que celle pour la démocratie. Real Democracy Now (abbrégé en espagnol de manière appropriée DRY),(13) un nouveau groupe proclamant être en dehors de tout parti politique existant ou idéologie, organisa des actions de protestation contre les mesures d’austérité et la corruption à travers l’Espagne le 15 mai; à la suite de quoi l’idée se propagea via Twitter de camper sur des places sur le modèle du campement de la Place Tahrir. Organisées autour d’assemblées basées sur la "démocratie directe", ces occupations attirèrent rapidement des milliers de participants dans de nombreuses villes d’Espagne. Des communistes, des anarchistes et des partisans de divers mouvements de libération nationale se mêlaient à des personnes aux trajectoires de vie différentes, dont beaucoup n’avaient jamais participé auparavant à des manifestations ni ne se considéraient comme politiquement actives.

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Lors des élections nationales le week-end suivant, des centaines de milliers de personnes avaient rendu visite ou participé aux occupations. Presque la moitié de la population s’était abstenue de voter, avec des bulletins blancs dépassant les 5%.

Le 27 mai, la police arriva au campement de Barcelone pour “nettoyer” la place. Des dizaines de milliers de personnes y convergèrent pour les en empêcher. Des organisateurs essayèrent d’imposer un code de non-violence, comme cela était le cas dans chaque proposition en assemblées, mais lorsque la police a attaqué, des affrontements eurent lieu malgré tout. Après un long affrontement, les occupants obligèrent les policiers à se retirer ; plus d’une centaine de personnes furent blessées, beaucoup avec des os brisés.

Dans quelques villes, les occupations avaient signé le manifeste du DRY dès le début, devenant idéologiquement homogènes; ces occupations ne se développèrent pas autant ni ne durèrent aussi longtemps. Les occupations qui étaient restées des sites de confrontation pour un éventail d’idées et d’approches d’idées furent plus vivants et résistants. Néanmoins, à la mi-juin, les places s’étaient vidées à travers le pays, même si des assemblées de quartiers avaient lieu dans quelques villes. Parce qu’elles n’organisèrent pas une offensive contre l’état et la propriété privée, il n’y eut pas d’issue pour les occupations : elles furent des expériences intéressantes en termes de convergences et d’auto-organisation mais n’offrait aucune perspective d’avenir clair.

Comme le mouvement étudiant en Grande Bretagne, le mouvement d’occupation des places a marqué l’entrée de nouvelles couches sociales dans le conflit avec l’état—y compris beaucoup d’exclus issus des classes moyennes. Ces nouveaux arrivants acceptèrent quelques-un des postulats traditionnels radicaux, comme l’autonomie envers les partis politiques ; à cet égard, ils ont été beaucoup plus loin que les occupants du Wisconsin. Mais en même temps, ils apportèrent avec eux beaucoup de leurs dogmes, y compris le pacifisme. De même, le mythe d’une démocratie meilleure, plus pure, est resté vivace sur les places. Les assemblées centrales ont adressé des revendications au gouvernement et ont monopolisé la légitimité, sinon le pouvoir, dans les occupations.

En Grèce, les occupations de places inspirées par celles d’Espagne commencèrent le 25 mai. Elles ont continué plus longtemps, attirant des centaines de milliers de personnes à leur apogée. Elles furent à l’initiative d’une grève générale de 48 heures le 28-29 juin, coïncidant avec le vote de justesse par le parlement grec de nouvelles mesures d’austérité décrétées par l’Union Européenne. En Grèce comme en Espagne, les nouveaux réfugiés des classes moyennes apportèrent avec eux le pacifisme en même temps que différentes formes de nationalisme. Le pacifisme menaça de diviser le mouvement: comme cela est arrivé à la suite des manifestations contre le G20 de Toronto et ailleurs, des théories conspirationnistes sans fondement ont circulé, affirmant que les "encagoulés" à la tête des affrontements avec la police étaient en réalité de mèche d’une manière ou d’une autre avec les autorités. Le nationalisme était aussi omniprésent; bien qu’une petite minorité seulement au sein des occupations était des purs fascistes, en même temps que la crise économique s’aggrave, même un nationalisme modéré peut virer à la xénophobie.

Malgré ces problèmes internes, la grève générale fut marquée par des affrontements massifs avec la police. Pour la première fois depuis le 5 mai 2010, les insurgés qui s’étaient soulevés en décembre 2008—anarchistes, anti-autoritaires, étudiants, sous-prolétariat—furent rejoints dans les rues par l’opinion publique.

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Anarchy in the UK, Deuxième: Emeutes et Réaction, Août 2011

Un mois plus tard, au Chili, éclatent les plus violentes émeutes depuis des années, avec 874 personnes arrêtées lors de manifestations étudiantes contre le système privatisé d’éducation—le même jour que Standard & Poor’s dégrade la note des Etats-Unis. Immédiatement après, des émeutes éclatent en Grande Bretagne en réponse au meurtre par la police de Mark Duggan. Loin de diminuer, l’agitation née de la crise ricoche de part et d’autre à travers le globe.

Les émeutes ont commencé le 6 août à Londres après les manifestations à Tottenham d’où était natif Duggan et se sont étendues rapidement à travers le pays, en s’intensifiant dans d’autres villes après l’intervention de la police dans la capitale. Elles furent à l’opposé des occupations de places: un simple de sous-ensemble de société radicalisant sa guerre privée contre la police et la propriété privée, sans discours, revendications ou illusions, et entrant donc directement en conflit avec le reste de la société dans son ensemble. La participation fut principalement en fonction de la classe plutôt que de critères raciaux, avec beaucoup de groupes multi-ethniques.

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Redistribution de pouvoir


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Redistribution de richesses


Les émeutes causèrent, en tout, environ 200 millions de £ de dégâts, incluant le pillage et l’incendie sur une vaste échelle. Une fois encore, Twitter et Facebook furent utilisés pour coordonner l’action sur le terrain, même si les autorités tirèrent parti de cela pour arrêter et poursuivre des participants—présages de nouvelles mesures de répression. Cinq personnes de plus laissèrent leur vie dans les désordres.
Les émeutes anglaises ont suivi de peu l’échec des manifestations contre l’austérité, montrant ainsi les conséquences de refuser à une génération toute perspective au sein du capitalisme. Les pressions qui s’ensuivirent pour supprimer les aides sociales aux familles des émeutiers mettent en évidence combien les émeutes ont officialisé l’émergence d’une classe exclue qui ne sera contrôlée que par une violence débridée. L’apparition de groupes d’autodéfenses durant les émeutes, comprenant des groupes fascistes comme la English Defense League, indique l’ampleur des formes que prendra cette violence.

Dans ce contexte, c’est effrayant de constater le nombre de personnes qui se sont identifiées avec les discours des médias institutionnels, diabolisant les émeutiers, venant même avec des balais dans un canular médiatique monté pour montrer que l’anglais moyen soutenait la loi et l’ordre. Si la classe ouvrière britannique a un espoir de se défendre contre la prochaine série de mesures d’austérité et d’opportunités de diminuer les emplois, il ne peut venir qu’en faisant cause commune avec les émeutiers et les autres éléments des classes exploitées. La disponibilité du sous-prolétariat dans la compétition pour l’emploi est précisément ce qui permet aux capitalistes de maintenir les salaires et les avantages sociaux à un bas niveau; en essayant d’affirmer et de défendre leurs privilèges, les travailleurs dociles se condamnent à être les suivants sur la planche à découper. Bien sûr, globalement parlant, les ouvriers britanniques n’ont commencé à perdre que récemment leurs relatifs privilèges , alors il n’est peut-être pas surprenant que cela leur prend un peu de temps pour réaliser leur condition actuelle.

L’absence d’initiatives anarchistes concrètes suivant immédiatement les émeutes n’est pas porteuse d’espoirs; l’histoire a semblé courir devant les anarchistes juste au moment où il aurait été important d’intervenir dedans. Considérer les classes comme une sorte d’identité politique n’a pas préparé la majorité conservatrice des anarchistes britanniques à un monde où les luttes les plus décisives se déroulent en dehors des lieux de travail.

La Perspective des Occupations à venir

En Septembre 2011, des manifestants américains trouvèrent finalement un format qui pourrait se répandre, basés sur les modèles testés partout ailleurs dans le monde. Nous discuterons des enseignements du mouvement Occupy à ce jour dans une prochaine analyse. Pour le moment, disons que Occupy Wall Street a, pris sur le continent parce que le mouvement remplissait les conditions qui pouvaient être facilement déduites des précédents succès et échecs dans le monde. Cela signifie que l’étude des faiblesses de ces précédents peut aussi nous apprendre comment améliorer son succès.

Une leçon évidente est l’importance des structures de prises de décision contribuant à l’action anarchiste. A aucun moment lors de la montée en puissance des manifestation du 4 mars 2010 ou des occupations du Wisconsin, les anarchistes n’ont mis en place une structure d’organisation autonome publique pour jouer un rôle semblable à celui du Comité d’Accueil RNC (14) lors de la Convention National des Républicains en 2008 ou du PGRP (15) lors du G20 de 2009 à Pittsburgh. Ce fut une erreur stratégique qui a permis aux organisateurs libéraux et autoritaires de monopoliser le discours public autour des manifestations et d’en déterminer à l’avance la nature et le déroulement. Sans le levier procuré par l’auto organisation, nous pouvons nous attendre à être toujours trompés et trahis par ceux qui ne partagent pas notre refus du pouvoir hiérarchique.

Les actions qui se passent bien pour les anarchistes ont de fortes chances d’être celles initiées par les anarchistes, ou sinon celles menées conjointement avec ceux qui respectent les buts et l’autonomie des anarchistes. En ce cas, les anarchistes ont plus de chance de réussir en déterminant la nature des actions et en choisissant un terrain propice à la confrontation. Cela peut expliquer pourquoi des occupations et des actions apparemment "spontanées" ont offert plus d’espace et d’opportunités à des formes décentralisées de résistance que des manifestations à grande échelle comme celles autorisées du 4 mars 2010. Les organisations autoritaires et partisans du plus petit dénominateur commun peuvent plus facilement dominer ces dernières, en faisant un plan littéralement de ce qui va se passer et en monopolisant la légitimité aux yeux du public en se présentant comme les représentants le mouvement. Aussi longtemps que les anarchistes resteront à la marge de l’organisation libérale et autoritaire, en organisant des contre manifestations spontanées et autres, l’absence d’initiative et de "légitimité" aux yeux du public imposera toujours des limites structurelles à nos efforts.

Nous avons besoin de faire des appels publics à la participation et de structures organisationnelles, à la fois pour offrir des points d’entrée à quiconque souhaiterait se battre à nos côtés et pour rendre la tâche impossible aux autoritaires d’étouffer la révolte en faisant en sorte que le champ de bataille lui soit défavorable. Une organisation publique peut compléter d’autres approches moins publiques mais il est souvent nécessaire de les rendre possibles en premier lieu. Il n’est pas surprenant que les villes dans lesquelles les anarchistes ont eu le plus de succès en menant ou en inspirant des actions dans le cadre du mouvement Occupy —Oakland, Seattle, Saint Louis— ont été celles où ils disposaient d’un poids considérables dans les assemblées générales ou ont gardé leurs propres comités ouverts anti-autoritaires.

Alors que le capitalisme rend les personnes de plus en plus précaires et superflues, il sera de plus en plus difficile de se battre à partir de positions légitimes reconnues à l’intérieur du système, comme "travailleurs" ou "étudiants". Les étudiants de l’année dernière qui se battaient contre la hausse des frais de scolarité sont cette années des déclassés; les travailleurs qui se battaient l’année dernière contre les suppressions d’emploi sont cette année des chômeurs. Nous devons légitimer le combat de l’extérieur, établir une nouvelle histoire de la lutte.

Si nous accomplissons cela, nous neutraliserons les allégations selon lesquelles nous sommes des "agitateurs extérieurs", qui sont toujours formulées contre ceux qui se révoltent. Mieux, nous transformerons chaque conflit contre l’austérité en opportunité pour entrer en contact avec tous les autres qui ont été écartés brutalement par le capitalisme. Notre but ne devra pas être de protéger les privilèges de ceux qui gardent leur emploi et leur statut mais de canaliser la rage qu’a suscité tout ce que le capitalisme nous a pris .

En plus d’exacerber les contradictions inhérentes à la crise financière, nous entreprendrons de rendre la vie lors des soulèvements plus plaisante et fiable que ne l’est la vie professionnelle . Ceux qui participent à des grèves sauvages, des blocus et des occupations devrons les vivre comme plus intéressants et enrichissants que leurs routines habituelles, jusqu’au point où il deviendra possible d’imaginer la vie après le capitalisme. Comme de nombreux anarchistes vivent dans un état permanent d’exclusion, en en tirant le meilleur parti malgré tout, nous devrions être spécialement bien armés pour aider dans ce domaine.
Enfin, nous devons être infatigables dans notre critique de la démocratie, sur laquelle se rabattent intuitivement les alternatives populaires contre les excès du capitalisme. Plus cela est impopulaire et plus il est important que nous le fassions. La propriété privé et le gouvernement sont les deux vaches sacrées de notre époque —celles pour qui nos vies et la planète elle-même sont sacrifiées—et remettre en cause les manières dont elles monopolisent la légitimité n’est qu’un projet et non deux. Ce sont les deux têtes d’une même bête; elles ne peuvent pas être vaincues séparément.

“C’était un combat symbolique—ou plus précisément, un combat terriblement réel et sanglant contre un lieu symbolique; le combat lui-même était le message.”
–un participant à la bataille du Ministère de l’Intérieur égyptien


FIN -

No copyright. Ce texte peut être reproduit librement sous quelle que forme que ce soit.

Un problème technique m’a obligé à éditer séparément les notes de bas de chapitres. La publication est en effet limitée à 60 000 caractères et le texte en comprenait près d’un millier de trop.
Elles apparaissent dans le sujet en-dessous "Notes de bas de pages".
Modifié en dernier par digger le 30 Déc 2012, 07:35, modifié 1 fois.
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Notes de bas de pages

Messagede digger » 30 Déc 2012, 07:34

1. Voir Rolling Thunder #9.

2. March 4: Anarchists in the Student Movement http://www.crimethinc.com/texts/recentfeatures/march4.php

3. Voir §"The Historical Context" dans "What to Expect from the Conventions"
http://www.crimethinc.com/texts/recentfeatures/whattoexpect.php#historical

4.Infoshop 26/12/2012 Five Myths about the Asheville 11: Why They're Being Demonized and Why It Matters
http://news.infoshop.org/article.php?story=20100916065614609

5. Infoshop 01/06 2010
http://news.infoshop.org/article.php?story=201006010725318

6. The UK students Movement 26/01/2011
http://www.crimethinc.com/blog/2011/01/26/the-uk-student-movement/

7. LulzSec ou Lulz Security est un groupe de hackers responsable de plusieurs intrusions informatiques effectuées en 2011. Il doit sa notoriété aux cibles attaqués, comme le site web de la CIA. Le groupe a mis fin à ses activités le 25 juin 2011 et l’ensemble de ses membres a été arrêté le 6 mars 2012. (NDT)

8. "loi sur le renforcement de l'application de nos lois et de la sécurité de nos quartiers" (Support Our Law Enforcement and Safe Neighborhoods Act) Loi sur l'immigration introduite par le Sénat de l'Arizona sous le nom de "projet de loi 1070" connue sous le diminutif "SB 1070" (NDT)

9. En 2010, plusieurs entreprises Bollywoodiennes ont embauché Aiplex Software pour lancer des attaques par déni de service sur des sites torrent qui n'ont pas répondu aux demandes de suppressions de fichiers . En représailles, des hackers ont lancé des attaques similaires sur le site de Aiplex Software ainsi que sur d’autres, notamment de compagnies hostiles à Wikileaks (NDT)

10.https://www.facebook.com/elshaheeed.co.uk?sk=info

11. Ou “recall”, c’est-à-dire une procédure (rare) d'invalidation d’une élection suite à des actes considérés graves et/ou anticonstitutionnels

12. Fire Extinguishers and Fire Starters. Anarchist Interventions In The #Spanish Revolution
http://www.crimethinc.com/texts/recentfeatures/barc.php

13. sec, aride, mais également ennuyeux.(NDT)

14. The RNC Welcoming Committee (RNC WC) était un groupe anarchiste de Minneapolis et Saint Paul dans le Minnesota qui a coordonné la préparation des actions de protestation contre la convention nationale républicaine, en créant notamment des structures d’hébergement, d’aides médicale et juridique, d’approvisionnement, etc. Site archivé du RNC WC
http://web.archive.org/web/200809070812 ... ornc.org./

15. Pittsburgh G20 Resistance Project
Voir Sept 22-25: Pittsburgh G20 Resistance Strategy Update
http://news.infoshop.org/article.php?st ... 2232121564
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Mother Earth

Messagede digger » 31 Déc 2012, 09:03

Mother Earth, édité par Emma Goldman et Alexander Berkman , se décrivait comme "une Revue Mensuelle Dédiée aux Sciences Sociales et à la Littérature ". Elle a paru de mars 1906 à août 1917 et s’interrompit avec la condamnation de Goldman et Berkman à l’exil.
Mother Earth a publié les textes d’innombrables anarchistes, parmi lesquelLEs Voltairine de Cleyre, Francisco Ferrer, Maxim Gorky ; Peter Kropotkin, Errico Malatesta, Max Nettlau, Élisée Reclus, Rudolf Rocker ...
Une nouvelle série intitulée "Mother Earth Bulletin" a commencé en 1917 pour cesser définitivement en 1918 après la publication de 7 numéros
Dans l’éditorial du premier numéro d’octobre 1917, Emma Goldman écrivait :
Liberté de Critiques et d’ Opinion
Emma Goldman

Sous le "Under the "Trading With the Enemy Act," [Loi sur le Commerce Avec l’Ennemi] le Ministère des Postes est devenu le dictateur absolu de la presse. Non seulement il est impossible aujourd’hui pour une publication de caractère de circuler par courrier mais tous les autres canaux tels que transport routier, messagerie, kiosques et même distribution ont été aussi arrêtés. Puisque MOTHER EARTH ne se pliera pas à ces règles,et n’apparaitra pas dans une forme émasculée, nous préférons prendre un long repos nécessaire jusqu’à ce que le montre recouvre ses esprits.
Le Mother Earth Bulletin a été décidé en grande partie comme un moyen de rester en contact avec nos amis et abonnés, et dans le but de les maintenir informés sur nos mouvements et activités.
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Archives de la revue : Anarchy Archives
http://dwardmac.pitzer.edu/anarchist_archives/goldman/ME/me.html
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Editorial de Mother Earth
Vol.1 No. 1 pp. 1 Mars, 1906,

La TERRE MERE
E. Goldman et M. Baginski


Il fut un temps où les hommes imaginaient que la Terre était le centre de l’univers. Les étoiles, petites et grandes, croyaient-ils, avaient été créées uniquement pour leur délectation. Leur vaine conception qu’un être suprême, las de solitude, avait confectionné un jouet géant et l’avait mis en leur possession.
Cependant, lorsque l’esprit humain fut illuminé par la lumière de la science, il commença à comprendre que la Terre n’était rien de plus qu’une étoile parmi une myriade d’autres flottant sans l’espace infini, un simple grain de poussière.

L’être humain était issu de l’utérus de la Terre Mère mais il ne savait pas, ou n’admit pas, qu’il lui devait la vie. Dans son égotisme, il a cherché sa raison d’être dans l’infini, et de ses efforts est née la triste doctrine qu’elle n’était qu’un lieu de repos temporaire pour ses pieds méprisants et qu’elle ne représentait rien pour lui, sinon la tentation de s’avilir. Des interprètes et des prophètes surgirent, créant "l’Au-Delà" et proclamant le Ciel et l’Enfer, entre lesquels se tient le pauvre être humain tremblant, tourmenté par par ce montre né prêtre, la Conscience.

Dans ce système effrayant, les dieux et les démons se faisaient une guerre éternelle dans laquelle le misérable être humain était l’enjeu de la victoire.; et le prêtre, interprète autoproclamé de la volonté des dieux, se tenait devant le seul refuge contre le mal et exigeait, comme prix d’entrée, l’ignorance, l’ascétisme, l’auto abnégation qui ne pouvaient se conclure que par la complète soumission de l’être humain à la superstition. On lui avait dit que le Paradis, le refuge, était l’antithèse même de la Terre, source du péché. Pour gagner sa place au Paradis, l’être humain a dévasté la Terre. Pourtant elle se renouvelait, la bonne mère, et revenait chaque printemps, radieuse dans sa jeune beauté, appelant ses enfants à venir se blottir sur sa poitrine et prendre part à son abondance. Mais l’air était toujours envahi d’une obscurité méphitique et on entendait toujours une voix creuse proférant " Ne touchez pas les belles formes de la sorcière elle conduit au péché!"

Mais si les prêtres décriaient la Terre, d’autres y trouvèrent une source de pouvoir et prirent possession d’elle. Puis il se trouva que les autocrates des portes du Paradis joignirent leurs forces aux pouvoirs qui avaient pris possession de la Terre ; et l’humanité commença sa marche monotone et erratique. Mais la bonne mère voit les pieds ensanglantés de ses enfants, elle entend leurs gémissements et elle leur rappelle toujours qu’elle leur appartient .

Pour les contemporains de George Washington, Thomas Paine et Thomas Jefferson, l’Amérique apparaissait vaste, sans borne, pleine de promesses. La Terre Mère, aux sources de vastes richesses cachées dans les plis de sa poitrine généreuse, ouvrit ses bras accueillants et hospitaliers pour tous ceux qui venaient à elle, fuyant des terres arbitraires et despotiques –La Terre-mère prête à s’offrir pareillement à tous ses enfants. Mais bientôt, elle fut accaparée par quelques-uns, dépouillée de sa liberté, clôturée, en proie à ceux pourvus de finesse fourbe et peu scrupuleuse. Eux, qui avaient combattu pour l’indépendance face au joug britannique ; devinrent bientôt dépendants entre eux ; dépendants de leurs possessions de leur richesse, du pouvoir. La liberté s’était échappée vers les grands espaces et et la vieille bataille entre patriciens et plébéiens fit irruption dans le nouveau monde, avec une plus grande violence et véhémence. Une période d’une centaine d’années avait été suffisante pour transformer une grande république, autrefois glorieuse, reconnue, en un état arbitraire qui assujettissait une grande partie de son peuple à l’esclavage matériel et intellectuel, tout en permettant à quelques privilégiés de monopoliser chaque ressource matérielle et mentale.

Lors des dernières années, les journalistes américains avaient beaucoup trop à dire sur les conditions terribles en Russie et l’hégémonie des censeurs russes. Ont-ils oublié les censeurs d’ici? Un censeur bien plus puissant que son homologue russe. Ont-ils oublié que chaque ligne qu’ils écrivent est dictée par la couleur politique du journal pour qui ils écrivent; par les agences de publicité; par le pouvoir de l’argent; par celui de la respectabilité; par Comstock?(1) Ont-ils oublié que les goûts littéraires et le sens critique d’une masse de gens ont été moulés avec succès pour satisfaire la volonté de ces dictateurs et pour servir de bases aux affaires juteuses de spéculateurs littéraires futés? Les Rip Van Winkles (2) sont très nombreux dans la vie, la science, la moralité, l’art et la littérature . D’innombrables fantômes, semblables à ceux entrevus par Ibsen lorsqu’il a analysé les conditions morales et sociales de notre vie, maintiennent encore dans la terreur la majorité de la race humaine.

LA TERRE MERE s’efforcera de tenter et d’attirer tous ceux qui s’opposent à l’empiètement sur la vie publique et privée. La revue plaira à ceux qui luttent pour quelque chose de plus haut, fatigués des lieux communs ; à ceux qui pensent que la stagnation est un poids mort pour la marche élastique et ferme du progrès; à ceux qui ne respirent librement que dans des espaces infinis; à ceux qui aspirent à une aube nouvelle pour l’humanité, libérée de la peur du besoin et de la famine à côté des amassements des riches. La Terre libre pour l’individu libre!

Emma Goldman,
Max Baginski. (3)

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1. Référence probable à Comstock Lode qui a été la première mine de minerai d’argent découverte aux Etats-Unis, sous ce qui est aujourd’hui la ville deVirginia City dans le Nevada
2. Rip Van Winkle est le titre et le personnage principal d’une nouvelle de l'écrivain américain Washington Irving, publiée dans The Sketch Book of Geoffrey Crayon (1819). Il symbolise un brave type, paresseux et sans volonté.
3. Max Baginski (1864 – November 24, 1943) était un anarchiste allemand naturalisé américain après avoir émigré aux US. Editeur du journal Chicago Worker (1894- 1901), il rédigea en 1906-07 des éditoriaux pour Mother Earth .Rudolf Rocker l’a qualifié de "l’un des esprits les plus éclairés et perspicaces du mouvement allemand"

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Kropotkine sur la Présente Guerre

Messagede digger » 03 Jan 2013, 09:50

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Mother Earth Vol. IX. No. 9 Novembre 1914

Kropotkine sur la Présente Guerre


[Différentes rumeurs ont circulé concernant l’attitude de Pierre Kropotkine envers la guerre en Europe. Jusqu’à maintenant Mother Earth les a ignorées dans l’attente de l’expression directe de son opinion par Kropotkine lui-même. Nous reproduisons aujourd’hui la lettre écrite par Pierre Kropotkine, parue dans Freedom à Londres, au Professeur suédois Gustav Steffen —qui demandait son opinion à K.—avec les ajouts que Kropotkine a fait dans les trois derniers paragraphes.]

Vous me demandez mon opinion au sujet de la guerre. Je l’ai exprimé à plusieurs occasions en France, et les évènements actuels la confortent malheureusement.
Je considère que le devoir de tous ceux qui chérissent les idéaux de progrès humain, et spécialement ceux qui ont été marqués par les prolétaires européens sous la bannière de l’Association Internationale des Travailleurs, est de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour écraser l’invasion des allemands en Europe de l’ouest.

Cette guerre n’a pas été causée par l’attitude de la Russie envers l’ultimatum autrichien comme le gouvernement allemand, fidèle aux traditions de Bismarck, a essayé de le signifier. Les hommes d’état d’Europe de l’Ouest savaient déjà le 19 juillet que le gouvernement allemand avait décidé de déclarer la guerre. L’ultimatum autrichien fut la conséquence, et non la cause, de cette décision. Nous avions donc une répétition de la célèbre ruse de Bismarck de 1870.(1)

La cause de la guerre actuelle réside dans les conséquences de la guerre de 1870-1871. Celles-ci furent déjà prédites en 1870 par Liebknecht et Bebel, lorsqu’ils protestèrent contre l’ annexion de l’ Alsace et une partie de la Lorraine par l’Empire allemand, ce qui leur valut deux années de prison. Ils avaient prédit que cette annexion serait la cause de nouvelles guerres, de la montée du militarisme prussien, de la militarisation de toute l’Europe, et de l’arrêt de tout progrès social. Bakounine (2) ,Garibaldi, qui vint avec ses volontaires combattre pour la France dès que la République fut proclamée, et en fait tous les représentants progressistes en Europe, avaient prédit la même chose.

Nous, qui avons travaillé dans les différentes factions sociales-démocrates et anarchistes du grand mouvement socialiste en Europe, savons parfaitement combien la menace d’une invasion allemande a paralysé tous les mouvements progressistes en Belgique, en France et en Suisse, car les travailleurs savaient qu’au moment même où une lutte interne commencerait dans ces pays, l’invasion allemande suivrait immédiatement. La Belgique en avait été avertie. La France le savait sans l’avoir été.

Les français savaient que Metz, dont les allemands avaient fait non pas une forteresse pour la défense du territoire qu’ils s’étaient appropriés mais un camp fortifié à des fins offensives, se trouvait à moins de dix jours de marche de Paris, et que le jour de la déclaration de guerre (ou même avant), une armée de 250 000 hommes marcheraient de Metz sur Paris, avec toute son artillerie et régiments du train.

Sous de telles conditions, un pays ne peut pas être libre, et la France ne l’était pas dans son évolution, tout comme Varsovie n’est pas libre face aux canons de la citadelle russe et des forteresses environnantes et tout comme Belgrade ne l’était pas face aux canons de Zemlin.

Depuis 1871, l’Allemagne était devenue une menace permanente pour le progrès de l’Europe. Tous les pays furent contraints d’instituer le service militaire obligatoire de la même manière qu’il l’avait été en Allemagne et d’entretenir en permanence d’immenses armées. Tous vivaient sous la menace d’une soudaine invasion.

Plus que cela, l’Allemagne était le soutien principal et le protecteur de la réaction en Europe de l’Est et en Russie ne particulier. Le militarisme prussien, les parodies d’institution de représentation populaire offertes par le Reichstag allemand et les Landtage féodaux des parties séparées de l’Empire allemand, ainsi que les mauvais traitements infligées aux nationalités étouffées en Alsace, et tout spécialement en Pologne prussienne ; où les polonais ont été aussi maltraités récemment qu’en Russie —sans que les partis politiques progressistes ne protestent—ces fruits de l’Impérialisme allemand ont été les leçons que l’Allemagne moderne, celle de Bismarck, a apprise à ses voisins et, avant tout, à l’absolutisme russe. Est-ce que cet absolutisme se serait maintenu aussi longtemps en Russie, et aurait-il osé maltraité la Pologne et la Finlande comme il l’a fait si il n’avait pas pu donner en exemple l’Allemagne cultivée et si il n’était pas assuré de sa protection?

Ne soyons pas oublieux de l’histoire au point d’oublier l’intimité qui existe entre Alexandre II et Wilhelm I., leur haine commune envers la France, suite à ses efforts pour libérer l’Italie, et leur opposition aux italiens eux-mêmes ; lorsqu’en 1860 ils renvoyèrent les gouvernants autrichiens de Florence, Parme, et Modène et que Florence devint la capitale de l’Italie. N’oublions pas les conseils réactionnaires que Wilhelm I. donna à Alexandre III. en 1881, et le soutien qu’apporta son fils à Nicholas II. En 1905. N’oublions pas que si la France a accordé le prêt de 1906 à l’autocratie russe, c’était parce qu’elle avait conscience que si la Russie ne parvenait pas à reformer ses armées après la défaite en Mandchourie, elle serait condamnée à être mise en pièce par l’Allemagne, l’Italie et l’Autriche, liguées contre elle. Les évènements de ces quelques dernières semaines ont montré le bien-fondé de ces appréhensions.

Les quarante trois dernières années ont été la confirmation de ce qu’écrivait Bakounine en 1871, à savoir que, si l’influence française disparaissait en Europe, l’évolution de celle-ci se trouverait rejetée d’un demi siècle en arrière. Et aujourd’hui, il est évident que si l’invasion actuelle de la Belgique et de la France n’est pas repoussée par l’effort commun de toutes les nation d’Europe, nous connaitrons un autre demi siècle, ou plus, de réaction.

Durant les quarante dernières années, la menace d’une guerre franco-allemande planait en permanence sur l’Europe. Bismarck n’était pas satisfait de la défaire écrasante infligée à la France. Il trouvait qu’elle se rétablissait trop rapidement de ses blessures. Il regrettait de ne pas avoir annexé la Champagne et de ne pas avoir exigé une indemnité de quinze mille millions de francs au lieu des cinq mille millions. A trois occasions, Alexandre II. et Alexandre III. ont du intervenir pour empêcher les impérialistes allemands d’attaquer la France une fois de plus. Et au moment où ils se sentirent assez forts, comme puissance maritime, les allemands se mirent en tête de détruire la puissance maritime de l’Angleterre, de s’installer fortement sur les côtes sud de la Manche et de menacer l’Angleterre d’une invasion. La presse allemande, à la langue de vipère, dit aujourd’hui que, en envoyant ses hordes sauvages mettre à sac et incendier les villes de Belgique et de France, elles combattent la Russie ; mais j’espère que personne n’est assez stupide pour croire ces absurdités. Elles conquièrent la Belgique et la France, et elles combattent l’Angleterre.

Leurs buts sont : de forcer la Hollande à devenir une partie de l’Empire allemand, afin que les passages entre l’Océan Indien et le Pacifique, actuellement détenus par les hollandais, tombent entre les mains allemandes; de prendre possession de Anvers et de Calais; d’annexer la partie est de la Belgique, ainsi que la Champagne,afin d’être à deux jours seulement de la capitale de la France. Cela a été le rêve des Kaiseristes allemands depuis Bismarck ,bien avant le rapprochement franco-russe , et cela reste leur rêve.

Ce n’était pas pour combattre la Russie que l’Allemagne, en 1866 , a mis les mains sur le Danemark et a annexé la province de Schleswig-Holstein.Ce n’était pas contre la Russie mais contre la France et l’Angleterre que l’Allemagne a construit sa flotte énorme, qu’elle a creusé et fortifié le Canal de Kiel et érigé le port militaire de Wilhelmshafen, d’où une invasion de l’Angleterre ou un attaque contre Brest et Cherbourg peuvent être préparées en toute sécurité et dans le plus grand secret. La fable de combattre la Russie dans les plaines de France et de Belgique, qui est aujourd’hui reprise par la presse allemande, a été concocté pour l’exporter en Suède et aux Etats-Unis; mais il n’y a pas un seul allemand intelligent qui ne sache pas que les ennemis visés sont la Grande Bretagne et la France. Les allemands eux-mêmes n’en font aucun secret dans leurs conversations et leur travail sur la prochaine guerre .

La décision de déclarer la guerre actuelle a été prise en Allemagne dès que les travaux d’élargissement et de fortification du Canal de Kiel ont été terminés en grande hâte cet été, le 20 juin. Mais la guerre a presque éclaté en juin 1911—nous le savons bien ici. Elle aurait pu éclater l’été dernier si l’Allemagne avait été prête. En février dernier, l’imminence de la guerre était si évidente que, me trouvant à Bordighera, j’ai dit à mes amis français qu’il était stupide de s’opposer à la loi instituant les trois années de service militaire, alors que l’Allemagne se préparait activement à la guerre; et j’ai averti mes amis russes de ne pas rester trop longtemps dans les villes côtières allemandes parce que la guerre commencerait dès que les moissons seraient prêtes en France et en Russie. En fait, seuls ceux qui s’enfouissaient la tête dans le sable comme des autruches pouvaient ne pas s’en rendre compte par eux-mêmes.

Maintenant, nous avons appris ce que veut l’Allemagne, combien sont grandes ses prétentions, combien les préparatifs de cette guerre furent importants et soignés et quelle sorte d’évolution attendre d’une victoire des allemands. Leurs rêves de conquête, c’est l’Empereur lui-même, son fils et son chancelier qui nous en ont fait part. Et maintenant, nous avons entendu, pas seulement ce qu’un lieutenant allemand ivre peut dire pour justifier les atrocités commises en Belgique par les hordes allemandes, mais ce qu’un dirigeant du Parti Social Démocrate allemand, le Dr. Sudekum, délégué par son parti, à l’impudence de dire aux travailleurs de Suède et d’Italie pour excuser la barbarie des huns allemands dans les villages et les villes belges . Ils ont commis ces atrocités parce que les habitants civils ont ouvert le feu sur les envahisseurs pour défendre leur territoire!! Pour un social-démocrate allemand, c’est une excuse suffisante! Lorsque Napoléon III a donné la même excuse pour justifier la fusillade contre les parisiens le jour de son coup d’état, toute l’ Europe l’a qualifié de crapule. Aujourd’hui, la même excuse est avancée pour justifier des atrocités infiniment plus abominables par un élève allemand de Marx!
Cela donne la mesure de la dégradation de l’état de la nation durant ces quarante dernières années.

Et maintenant, laissons imaginer par tous ce que seraient les conséquences si l’Allemagne sortait victorieuse de cette guerre.

La Hollande—obligée de rejoindre l’Empire allemand, parce qu’elle détient les passages entre l’Océan Indien et le Pacifique et que les allemands en ont besoin.

La plus grande partie de la Belgique annexée à l’Allemagne—elle est déjà annexée. Une somme énorme et ruineuse de dédommagement exigée, en plus des pillages dèjà commis.

Anvers et Calais devenus des ports militaires allemands, en plus de Wilhelmshafen au Danemark—à la merci de l’Allemagne, qui sera annexé dès l’instant où elle osera ne pas servir les plans agressifs des allemands, plans qui sont appelés à se développer, comme ils le font depuis les succès de 1871.

L’Est de la France—annexé à l’Allemagne, dont les nouvelles forteresses seront à deux ou trois jours de marche de Paris. La France sera donc à la merci de l’Allemagne pour les cinquante prochaines années. Toutes les colonies françaises—Maroc, Algérie, Tonkin—prises par les allemands: Nous n’avons pas de colonies qui valent plus de deux pences: nous devons en avoir, a dit le fils aîné de Wilhelm l’autre jour. C’est si simple—et si candide!

En ayant face à ses côtes une série de ports militaires allemands le long de la côte sud de la Manche et de la Mer du Nord, que peut être la vie du Royaume-Uni sinon une vie entièrement dictée par l’idée d’une nouvelle guerre afin de se débarrasser de la menace permanente d’une invasion—qui n’est plus impossible puisque l’agresseur dispose de grands paquebots, de sous-marins et d’avions.
La Finlande—devenue une province allemande. L’Allemagne a y travaillé depuis 1883, et ses premières initiatives dans la campagne actuelle montre ses visées. La Pologne—définitivement obligée de renoncer à tous ses rêves d’indépendance nationale. Les dirigeants allemands ne sont-ils pas en train de traités aussi mal, sinon plus mal encore, les polonais de Poznań, que ne le firent les autocrates russes? Et les sociaux-démocrates allemands ne considèrent-ils pas déjà les rêves polonais de renaissance nationale comme une ineptie! Deutschland uber Alles! L’Allemagne au-dessus de tout!

Mais assez! Chacun avec une connaissance de la politique européenne et de ses développements ces vingt dernières années complètera lui-même le tableau.

Mais quid du danger russe? Se demandera probablement mes lecteurs.

A cette question, toute personne sérieuse répondra probablement que , quand vous êtes menacés par un grand, très grand danger, la première chose à faire est de combattre ce danger et examiner ensuite le suivant. La Belgique et une grande partie de la France sont conquises par l’Allemagne et la civilisation européenne, dans son ensembles, est menacée par sa poigne de fer. Faisons d’abord face à ce danger.
Quant au danger suivant, y a t’il quelqu’un qui n’a pas pensé que la guerre actuelle, où tous les partis en Russies se sont élevés unanimement contre l’ennemi commun, rendra matériellement impossible le retour de la vieille autocratie? Et ceux qui ont suivi attentivement le mouvement révolutionnaire en Russie connaissent certainement les idées qui ont dominés dans la Première et Seconde Doumas à peu près librement élues. Ils savent sûrement que l’autodétermination complète de toutes les composantes de l’Empire constituait un point fondamentale de tous les partis radicaux et lubéraux. Mieux: la Finlande a depuis accompli sa révolution sous la forme d’une autonomie démocratique et la Douma l’a approuvée.

Et enfin, ceux qui connaissent la Russie et les derniers évènements savent certainement que l’autocratie ne sera plus jamais rétablie sous ses formes d’avant 1905, et qu’une Constitution russe n’épousera jamais les formes et l’esprit impérialistes prises par le pouvoir parlementaire en Allemagne. Quant à nous, qui connaissons la Russie de l’intérieur, nous sommes sûrs que les russe ne deviendrons jamais une nation agressive, guerrière comme l’est l’Allemagne. Cela est démontré non seulement par toute l’histoire russe mais aussi parce qu’un tel esprit guerrier serait incompatible avec ce que la Fédération de Russie est appelée à devenir dans un proche avenir.

Mais même si nous nous trompions dans toutes ces prévisions, bien que chaque russe intelligent les confirmera ,—nous aurions le temps de combattre l’impérialisme russe de la même façon que l’ Europe amoureuse de la liberté est prête en ce moment à combattre ce vil esprit guerrier qui a pris possession de l’Allemagne depuis qu’elle a abandonné les traditions de sa civilisation précédente et adopté les principes de l’impérialisme bismarckien.

Il est certain que la présente guerre sera une grande leçon pour toutes les nations . Elle leur apprendra que la guerre ne peut pas être combattue par des rêves pacifistes et toutes sortes d’idioties comme quoi la guerre est si meurtrière qu’elle deviendra impossible à l’avenir. Comme elle ne peut pas être combattue par cette sorte de propagande antimilitariste qui a été menée jusqu’à maintenant. Quelque chose de plus profond que cela est nécessaire.

On doit s’attaquer aux racines des causes de la guerre. Et nous avons bon espoir que le présente guerre ouvrira les yeux des masses ouvrières et d’un grand nombre d’hommes des classes moyennes éduquées . Ils verront le rôle qu’ont joué le Capital et l’Etat en provoquant les conflits armés entre nations.
Mais pour le moment, nous ne devons pas perdre de vue la principale tâche du jour. Les territoires de France et de Belgique doivent être libérés des envahisseurs. L’ invasion allemande doit être repoussée—aussi difficile cela soit-il. Tous les efforts doivent aller dans ce sens.
---------------------------------------
(Les notes sont de Kropotkine)

1 Je parle du télégramme falsifié d’Ems qu’il a rendu public pour faire croire que les français étaient les responsables de la guerre. Plus tard, il s’est vanté lui-même de cette ruse.
2 Dans ses Lettres á un Français et L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale, publiés maintenant dans le Vol. II de ses Œuvres Paris (P.-V. Stock).

NDT : Dans le même numéro, Alexander Berkman critiquera la position de Kropotkine dans un article intitulé In Reply to Kropotkine et qui sera traduit à la suite.
Figurait également un article qui reprenait les arguments développés par Kropotkine lui-même, intitulé Wars and Capitalism écrit en 1913, avec comme introduction
"Aucune meilleur réponse ne peut être faite au changement d’attitude de Kropotkine que ses propres arguments contre la guerre écrit en 1913"
http://dwardmac.pitzer.edu/Anarchist_Archives/kropotkin/warsandcap.html
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En réponse à Kropotkine

Messagede digger » 03 Jan 2013, 14:57

Mother Earth Vol. IX, No. 9 Novembre 1914.
Alexander Berkman

En réponse à Kropotkine


Nous n’avons pas pu dans un premier temps accorder du crédit à la nouvelle que Pierre Kropotkine, notre vieux camarade et professeur, avait pris parti pour la guerre. C’était suffisamment tragique de voir les socialistes et autres radicaux européens avoir le coup de foudre pour la déflagration meurtrière qui est en train de transformer l’Europe en abattoir humain. Mais l’attitude des sociaux-démocrates pouvait au moins s’expliquer dans une certaine mesure: ils étaient restés de bons patriotes et croyants dans l’Etat et l’autorité, avec tous les préjugés et attitudes étriquées de nationalisme et de moralité bourgeoise.
Mais Kropotkine—le penseur anarchiste limpide, l’antigouvernementaliste et révolutionnaire intransigeant —aurait pris parti pour la boucherie en Europe et apporterait son soutien et ses encouragements à tel ou tel gouvernement? Impossible! Nous ne pouvions pas le croire—jusqu’à ce que nous lisions la prise de position de Kropotkine lui-même dans l’hebdomadaire anarchiste juif—le Freie Arbeiter Stimme—et la lettre reproduite ci-dessus.

C’est un choc des plus douloureux que de réaliser que même Kropotkine, tout penseur limpide qu’il est, a dans ces circonstances, été victime de la psychologie de guerre qui domine aujourd’hui l’Europe. Ses arguments sont pauvres et superficiels. Dans sa lettre à Gustav Steffen il est devenu si sensible aux caractères artificiels de la haute politique qu’il a perdu de vue le fait le plus élémentaire de la situation, à savoir que la guerre en Europe n’est pas une guerre entre nations mais une guerre entre gouvernements capitalistes, pour le pouvoir et les marchés. Kropotkine argumente comme si le peuple allemand était en guerre contre le peuple français, russe ou anglais, alors qu’en réalité, ce sont les seules cliques dirigeantes et capitalistes de ces pays qui sont responsables de la guerre et qui vont en tirer profit.

Tout au long de sa vie, Kropotkine nous a enseigné que la raison de la guerre moderne est toujours la compétition pour les marchés et le droit d’exploiter le retard industriel des nations .(1) Est-ce que le prolétariat en Allemagne, en France ou en Russie est intéressé par de nouveaux marchés ou par l’exploitation du retard industriel des nations? Ont-ils quelque chose à gagner dans le cas précis ou dans tout toute autre guerre capitaliste ?

Dans la lettre au professeur Steffen, Kropotkine oublie bizarrement de mentionner la classe ouvrière des puissances combattantes. Il parle abondamment des ambitions militaires de la Prusse, de la menace d’une invasion allemande et de jeux gouvernementaux semblables. Mais où sont les ouvriers là-dedans? Est-ce que les intérêts économiques des classes ouvrières européennes sont représentés dans cette guerre, vont elles en tirer un quelconque profit quel qu’en soit le résultat, et la solidarité internationale est-elle renforcée en envoyant des ouvriers russes et français massacrer leurs frères travailleurs en uniformes allemands? Kropotkine ne nous a t’il pas toujours enseigné que la solidarité du monde ouvrier était la clé de voûte de tout vrai progrès, et qu’elle n’a aucun intérêt qui soit dans les querelles entre ses maîtres gouvernementaux ou industriels?

Kropotkine s’attarde sur la menace du militarisme prussien et sur la nécessité de le détruire. Mais le militarisme prussien peut-il être détruit par le militarisme des alliés ? Le militarisme d’un pays —de n’importe quel pays —ne repose t’il pas sur le consentement du peuple, et Kropotkine n’a t’il pas toujours affirmé que seules la conscience révolutionnaire et la solidarité économique des travailleurs pouvaient forcer le capital et le gouvernement à y mettre fin et, en dernier lieu, à l’abolir?

Certes Kropotkine ne prétendra pas que le carnage, la rapine et la destruction font progresser la civilisation d’un pays au détriment d’un autre. Il a toujours souligné que la vraie culture—dans le sens de la liberté sociale et du bien-être économique—réside dans le peuple lui-même et qu’il n’y a pas de différence dans la nature profonde d’un gouvernement, quelle que soit sa forme précise. D’ailleurs, il a dit à maintes reprises que les gouvernements libéraux sont les plus subtiles et, en conséquence, les plus dangereux esclavagistes de l’humanité.

Nous regrettons profondément, le plus profondément,le changement d’attitude de Kropotkine. Mais même la grande catastrophe européenne ne peut changer notre position sur la fraternité internationale humaine. Nous condamnons sans réserve toutes les guerres capitalistes, quels que soient les sophismes employés pour défendre l’une ou l’autre bande de pirates et exploiteurs comme plus libéraux. Nous soutenons immuablement que la guerre est le jeu des maitres, toujours aux dépens des ouvriers dupés. Ces derniers n’ont rien à gagner de la victoire de l’un ou de l’autre bord. Le militarisme prussien n’est pas une plus grande menace pour la vie et la liberté que l’autocratie tsariste. Aucun ne peut être détruit par l’autre. Les deux doivent, et seront détruits, seulement par le pouvoir social révolutionnaire du prolétariat international uni.
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1. Wars and Capitalism, Ch. I.
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Interview avec Emma Goldman

Messagede digger » 05 Jan 2013, 17:02

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Interview avec Emma Goldman publiée dans le St. Louis Post-Dispatch du 24 octobre 1897
The Emma Goldman Papers
Retrouvé surhttp://jwa.org/media/interview-with-goldman-published-in-st-louis-post-dispatch

Qu’a t’il pour la femme dans l’anarchie?


"Qu’est-ce que m’offre l’anarchie –à moi, une femme?"
"Plus à une femme qu’à quiconque—tout ce qu’elle n’a pas—la liberté et l’égalité."

Rapidement, avec gravité, Emma Goldman, la prêtresse [sic] de l’anarchie, exilée de Russie, crainte par la police,et aujourd’hui hôte des anarchistes de St. Louis, a répondu ainsi à ma question.
Je l’ai trouvé au No. 1722 Oregon avenue, une vieille maison de briques de deux étages, le domicile d’un sympathisant—et non d’un membre de sa famille comme il a été dit.
J’ai été reçue par une sympathique et corpulente femme allemande et conduite dans une salle à manger typiquement allemande, propre et bien rangée. Après avoir soigneusement essuyé une chaise pour moi avec son tablier, elle a été donné mon nom à la courageuse petite libre-penseuse. J’étais la bienvenue. J’ai trouvé Emma Goldman en train de siroter son café, l’accompagnant de pain et de confiture, pour son petit déjeuner. Elle était vêtue avec goût d’une jupe cintrée et d’une chemise en percale aux poignets et au col blanc, les pieds dans des chaussons ouverts. Elle ne ressemblait pas à une russe nihiliste qui serait envoyée en Sibérie si elle franchissait à nouveau les frontières de son pays natal.

"Croyez-vous dans le mariage?" ai-je demandé.
"Non," répondit la belle petite anarchiste , aussi vite qu’auparavant. "Je crois que, quand deux personnes s’aiment, aucun juge, pasteur, tribunal ou jury populaire , n’ont quelque chose à y voir . Elles sont les seules à pouvoir déterminer les relations qu’elles souhaitent entretenir l’une avec l’autre. Lorsque cette relation devient ennuyeuse pour les deux, ou pour l’une des deux parties, alors elle doit être terminée aussi simplement qu’elle a commencé."

Miss Goldman fit un petit signe de tête pour souligner ses propos, et il s’agissait d’un beau visage, couronné de cheveux châtains soyeux, avec une frange brossée sur un côté. Ses yeux sont d’un bleu franc, son teint clair et pâle. Son nez, quoi que plutôt grand et de type Teuton [sic], est bien dessiné. Elle est de petite taille, avec un visage d’un bel arrondi. Son type dans l’ensemble est davantage allemand que russe. Son seul défaut physique marquant réside dans ses yeux Elle est si myope qu’avec des lunettes, elle peut à peine distinguer des petits caractères.
"L’alliance devrait être formée," continua t’elle, "pas comme elle l’est maintenant, pour apporter un soutien et un toit à la femme, mais par amour, et que cette situation ne peut naitre que par une révolution interne, en clair, l’anarchie."

Elle disait cela aussi calmement que si elle avait simplement exprimé un fait quotidien banal, mais la lueur dans ses yeux montrait que la "révolution interne" était déjà à l’oeuvre dans son cerveau débordant d’activité .

"Qu’est ce que l’anarchie promet à la femme?"
"Tout—la liberté, l’égalité—tout ce que les femmes n’ont pas pour l’instant."
"La femme n’est elle pas libre?"
"Libre! Elle est l’esclave de son mari et des ses enfants. Elle devrait prendre part aux affaires de la même façon que les hommes.; elle devrait être son égale devant le monde, comme elle l’est en réalité. Elle est aussi capable que lui, mais quand elle travaille, elle est moins payée. Pourquoi? Parce qu’elle porte une jupe et pas un pantalon."
"Mais que deviendrait l’idéal de la vie de famille et de tout ce qui entoure la mère, selon l’idée de l’homme ?"
"L’idéal de la vie de famille, vraiment! La femme, au lieu d’être la reine de la maisonnée, dont on nous parle dans les contes, est la servante, ma maîtresse et l’esclave à la fois du mari et des enfants. Elle perd entièrement son individualité, jusqu’à son nom, qu’elle n’est pas autorisée à garder. Elle est la maîtresse de John Brown ou la maîtresse deTom Jones; elle n’est que cela et rien d’autre. Voilà ce que j’en pense."

Miss Goldman a un accent plaisant. Elle roule les r et intervertit les r et les v, avec une prononciation purement russe. Elle fait beaucoup de grands gestes. Quand elle devient enthousiaste, ses mains, ses pieds et ses épaules contribuent à illustrer ses pensées.

"Que feriez-vous des enfants dans une société anarchiste?"
"On leur attribuerait des logements communs, de grandes écoles en pension, où ils seraient correctement traités et éduqués, et à tout point de vue, traités aussi bien, et dans la plupart des cas, mieux, qu’ils ne pourraient l’être dans leurs propres familles. Très peu de mère savent comment prendre soin correctement de leurs enfants, en réalité. C’est une science que peu ont appris.."
"Mais que deviennent les femmes qui désirent une vie de famille et prendre soin de leurs propres enfants, la femme à la maison?"
"Oh, bien sûr, les femmes qui le désirent pourraient garder leurs enfants à la maison et se confiner exclusivement autant qu’elles le souhaitent à des tâches domestiques. Mais cela offrirait aux femmes qui désirent quelques chose de plus enrichissant la chance d’atteindre le niveau qu’elles souhaitent. Sans pauvres, sans capitalistes et avec des moyens mis en commun, la terre s’octroiera le paradis que les chrétiens cherchent dans un autre monde."

Elle regardait fixement le fond de sa tasse de café vide, comme si elle voyait en imagination l’état idéal déjà incarné.

"Qui s’occupera des enfants?" demandais-je, interrompant sa rêverie.
"Tout le monde," répondit-elle, "a des goûts et des compétences adaptés à des occupation. Je suis une infirmière qualifiée. J’aime soigner les malades. Ainsi en sera t’il avec quelques femmes. Elles voudront prendre soin des enfants et les éduquer."
"Les enfants ne perdront-ils pas l’amour de leurs parents et ne ressentiront-ils pas le manque de leur présence?" La pensée de ces petits chéris affectueux relégués dans une sorte de refuge pour orphelins, me traversa l’esprit.
"Les parents auront les mêmes possibilités de gagner leur confiance et leur affection de la même manière que maintenant. Ils pourront passer avec eux autant de temps qu’ils le souhaiterons ou les avoir avec eux aussi souvent qu’ils le désirerons. Ce serons les enfants de l’amour—sains,avec du caractère—et pas comme maintenant, dans la plupart des cas, nés de la haine et des dissensions familiales."

"Qu’appelez-vous amour?"
"Quand un homme ou une femme trouve certaines qualités chez un(e) autre qu’il/elle admire et a le désire irrépressible de plaire à cette personne, jusqu’au sacrifice de sentiments personnels; lorsqu’il y a ce subtil quelque chose qui les attire mutuellement, que ceux qui aiment reconnaissent, et qu’il ressentent au plus profond des fibres de leur être, alors j’appelle cela l’amour."Elle cessa de parler et son visage rosit.
"Est ce qu’une personne peut aimer plus qu’une personne à la fois?"
"Je ne vois pas pourquoi elle ne le pourrait pas—si elle trouve les mêmes qualités dignes d’amour chez plusieurs personnes. Qu’est-ce qui empêcherait quelqu’un d’aimer la même chose chez plusieurs?
"Si nous cessons d’aimer l’homme ou la femme et trouvons quelqu’un d’autre, comme je l’ai déjà dit, on en parle ensemble et changeons tranquillement de mode de vie. Les affaires privées de la famille n’ont pas besoin alors d’être discutées devant des tribunaux et de devenir une affaire publique. Personne ne peut contrôler les affections,par conséquent les jalousies ne devraient pas exister.
"Des chagrins d’amour? Oh, oui," dit elle,tristement, "mais pas de haine parce qu’il ou elle est fatigué-e de la relation. La race humaine connaitra toujours des chagrins d’amour aussi longtemps que le cœur battra dans sa poitrine.

"Ma religion," répéta t-elle en riant. "J’étais de foi hébraïque quand j’étais petite fille-- vous savez que je suis juive—mais maintenant je suis athée. Personne n’a été capable de prouver de façon satisfaisante à mon goût ni la source d’inspiration de la bible ni l’existence de Dieu. Je ne crois en aucun au-delà excepté l’au-delà que l’on retrouve sous forme de matière physique dans le corps humain . Je pense que cela revit sous une autre forme, et je ne pense pas que quelque chose qui a été créé est perdu - cela continue sous une forme ou sous une autre. Mais l’âme n’existe pas—ce n’est qu’une question de physique."

La jolie Miss Goldman avait fini de parler et ses joues rosirent légèrement lorsque je lui demandai si elle avait l’intention de se marier.
"Non; je ne crois pas au mariage pour les autres, et je ne prêcherai certainement pas une chose pour en pratiquer une autre ."

Elle était assise dans une position confortable, une jambe croisée sur l’autre. Elle est sous tous les aspects une femme féminine, avec un esprit et un courage masculins.[sic]
Elle rit en racontant qu’il y avait cinquante policiers à sa conférence mercredi soir et elle ajoute, "Si une bombe avait été lancée, j’en aurais été sûrement accusée."

St. Louis Post-Dispatch,
No copyright. Ce texte peut être reproduit librement sous quelle que forme que ce soit.
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Il existe une traduction de ce texte, par Satya découverte après coup, sur le forum Résistance
http://forums.resistance.tk/message.php?t=6910
Je rend à Satya ce qui appartient à Satya pour l’inédit.
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La nécessité de traduire les idéaux dans la vie quotidienne

Messagede digger » 07 Jan 2013, 16:46

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Alexander Berkman avec Emma Goldman en 1917


Mother Earth Vol. V, no 9, Novembre 1910 .

La nécessité de traduire les idéaux dans la vie quotidienne


Alexander Berkman


Une année s’est écoulée depuis la mort de Francisco Ferrer(1). Son martyr a suscité une indignation quasi universelle contre la cabale des prêtres et des gouvernants qui ont condamné à mort un homme noble. Les éléments progressistes et avertis ont élevé la voix pour protester de manière non ambigüe. Partout, la sympathie s’est exprimée pour Ferrer, la victime moderne de l’Inquisition espagnole, ainsi que la reconnaissance profonde pour son travail et ses objectifs. En clair, la mort de Ferrer a réussi- comme probablement aucun autre martyr dans l’histoire moderne – à éveiller la conscience sociale des hommes. Elle a éclairé l’éternelle et immuable attitude de l’église comme ennemie du progrès ; elle a mis à jour de manière éclatante l’Etat comme étant l’adversaire roublard des avancées populaires; elle a, enfin, soulevé un profond intérêt pour le destin des enfants et la nécessité d’une éducation rationnelle.

Ce serait dommage, en réalité, que les énergies intellectuelles et émotionnelles réveillées à cette occasion s’épuisent en pure indignation et en spéculation stérile concernant des détails sans importance de la personnalité et de la vie de Ferrer. Les manifestations et les commémorations d’anniversaire sont certes nécessaires et utiles, en temps et lieux appropriés. Elles ont déjà accomplies, pour autant que le monde entier soit concerné, un grand travail d’éducation. A travers elles, la conscience sociale a été conduite à prendre conscience de l’énormité du crime commis par l’Eglise et l’Etat espagnols. Mais “le monde entier”ne se met pas facilement en action; cela demande de terribles sacrifices pour perturber son équilibre de platitude; et même lorsque ce dernier est perturbé, il tend rapidement à revenir à son immobilité coutumière. Ce sont les éléments radicaux, et avertis qui sont, littéralement, ceux qui font bouger le monde, les perturbateurs intellectuels et émotionnels de sa stupide équanimité. Ils ne devraient jamais s’autoriser à se mettre en sommeil parce qu’ils risquent eux aussi de se trouver absorbés par la pure adulation du martyr et l’admiration rhétorique de son oeuvre. Comme Ferrer lui même nous en a averti intelligemment; “Les idoles sont créées quand des hommes sont sanctifiés et c’est très mauvais pour l’avenir de la race humaine. Le temps consacré aux morts serait mieux employé à améliorer les conditions des vivants, dont la plupart en ont grand besoin.”

Ces mots de Francisco Ferrer devraient être gravés dans nos esprits. Les radicaux, notamment, -de n’importe quelle tendance – ont beaucoup à se faire pardonner à cet égard. Nous avons consacré trop de temps aux morts et pas assez aux vivants. Nous avons idéalisé nos martyrs jusqu’au point de négliger les nécessités pratiques de la cause pour laquelle ils sont morts. Nous avons idéalisé nos idéaux jusqu’à exclure leur mise en pratique dans nos vies présentes. La cause en est une appréciation immature de ces idéaux. Ils étaient trop sacrés pour un usage dans la vie quotidienne. Le résultat est là et il est plutôt décourageant. Après un quart de siècle – et plus- de propagande radicale, nous ne pouvons faire état d’aucune réalisation particulière. Quelques progrès, sans doute, ont été faits; mais en aucune manière proportionnels aux efforts réellement gigantesques exercés. Cet échec relative, à son tour, produit un effet de désillusion supplémentaire: des radicaux de longue date quittent les rangs, démoralisés; les travailleurs les plus actifs deviennent indifférents, découragés par ce manque de résultats.

C’est cela l’histoire de chaque idée révolutionnant le monde de notre temps. Mais c’est tout spécialement vrai du mouvement anarchiste. Il en est ainsi inévitablement, puisque de par sa nature même, ce n’est pas un mouvement qui peut conquérir des résultats tangibles immédiats, comme un parti politique le peut, par exemple. On peut dire que la différence entre le mouvement politique même le plus progressiste, tel que le socialisme, et l’anarchisme, c’est que le premier recherche la transformation des conditions sociales et économiques alors que les objectifs du second incluent une complète transvaluation (2) des conceptions individuelles et sociales .Une tâche aussi gigantesque implique obligatoirement des progrès lents; pas plus que son état d’avancement ne peut être estimé à partir d’un décompte d’adhérents ou de voix. C’est l’incapacité à réaliser pleinement l’énormité de la tâche qui est en partie responsable du pessimisme qui submerge les esprits actifs du mouvement. Ajoutons à cela le manque de clarté concernant l’appartenance sociale.

L’Ancien doit donner naissance au Nouveau. Comment cela se passe t’il? Comme la petite Wendla demande à sa mère dans le Frühlings Erwachen de Wedekind. Nous avons dépassé l’âge de croire au conte de la cigogne de la Révolution Sociale qui qui nous apportera l’enfant nouveau-né de la liberté, de l’égalité et de la fraternité toute faite. Nous concevons maintenant la vie sociale à venir comme une condition plutôt que comme un système. Une disposition d’esprit d’abord; basée sur une solidarité d’intérêts née d’une compréhension sociale et d’un intérêt personnel éclairé. Un système peut être organisé, bâti. Des conditions doivent être construites. Cette construction dépend de l’environnement existant et des tendances intellectuelles de l’époque. La causalité entre les deux ne fait aucun doute mais le facteur de l’effort individuel et de propagande ne doit pas être sous-estimée.

La vie sociale de l’être humain est un centre, pour ainsi dire, d’où irradient de nombreuses tendances intellectuelles, qui se croisent et zigzaguent, s’éloignent et se rapprochent les unes des autres en une interminable succession. Les points de convergence créent de nouveaux centres, exerçant différentes influences sur le centre plus grand la vie générale de l’humanité. En conséquence de quoi, de nouvelles atmosphères intellectuelles et éthiques se bâtissent, le niveau de leur influence dépendant, d’abord, du degré de l’enthousiasme actif de ses adhérents;ensuite de l’adéquation entre le nouvel idéal et les exigences de la nature humaine. En trouvant cet accord parfait, le nouvel idéal affectera encore plus de centres intellectuels qui commenceront graduellement à se matérialiser dans la vie et à transvaluer les valeurs du grand centre général, la vie sociale de l’être humain.

L’anarchisme est une atmosphère intellectuelle et éthique telle que décrite. D’une main sûre, elle a touché le cœur de l’humanité, en influençant les esprits les plus en vue dans le monde, dans les domaines de la littérature, de l’art et de la philosophie. Elle a ressuscité l’individu des ruines de la débâcle sociale. En première ligne de l’avancée de l’humanité, ses progrès sont obligatoirement et douloureusement lents: le poids pesant des âges d’ignorance et de superstition se fait lourdement sentir sur ses épaules. Mais ces lents progrès ne sont en aucune manière décourageants. Au contraire, ils prouvent la nécessité de plus grands efforts, pour solidifier les centres libertaires existants, et d’une activité incessante pour en créer de nouveaux.

L’immaturité du passé a obscurci notre vision quant aux réelles exigences de la situation. L’anarchisme a été considéré, y compris par ses adhérents, comme un idéal pour l’avenir. Ses applications pratiques dans la vie courante ont été complètement ignorées. La propagande s’est limitée à l’espoir de l’avènement de la Révolution Sociale. La préparation à la nouvelle vie sociale n’était pas considérée comme nécessaire. La construction progressive et l’essor du jour à venir n’entraient pas dans les concepts révolutionnaires. L’aube avait été ignorée. Erreur fatale, puisqu’il n’ a pas de jour sans aube.

Le martyr de Francisco Ferrer n’aura pas été vain, si, à travers lui, les anarchistes – ainsi que d’autres éléments radicaux – prennent conscience que, dans la vie individuelle comme dans la vie sociale, la, conception précède la naissance. La conception sociale dont nous avons besoin, et que nous devons assimiler, est la création de centres libertaires qui irradieront l’atmosphère de l’aube dans la vie de l’humanité.
Toutes sortes de centres sont possibles. Mais le plus important de tout est la jeunesse, la génération montante. Après tout, c’est sur elle que reposera la tâche de continuer le travail. Plus la jeune génération grandira dans un monde éclairé et libertaire plus nous approcherons d’une société plus libre. Cependant, à cet égard, nous avons été, et sommes encore, négligents, de manière impardonnable; nous, anarchistes, socialistes et autres radicaux. Tout en protestant contre les superstitions qui nourrissent le système éducatif, nous continuons néanmoins à soumettre nos enfants à son influence funeste. Nous condamnons la folie de la guerre mais nous permettons que l’on inculque à notre progéniture le poison du patriotisme. Nous-mêmes plus ou moins émancipés des fausses valeurs bourgeoises, nous tolérons encore que nos enfants soient corrompus par l’hypocrisie dominante. Ce faisant, chaque parent aide directement la perpétuation de l’ignorance et de l’esclavage. Peut-on en effet s’attendre à ce que une génération élevée dans l’atmosphère répressive, autoritaire du système éducatif, forme la clé de voûte d’une humanité libre et autonome? De tels parents sont coupables de crime envers eux-mêmes et leurs enfants: ils élèvent le fantôme qui divisera leur foyer et renforcent les soutiens de l’obscurantisme.

Aucun radical intelligent ne peut manquer de prendre conscience de la nécessité d’une éducation rationnelle de la jeunesse. L’éducation des enfants doit devenir un processus de libération grâce à des méthodes qui n’imposeraient pas des idées toutes faites, mais qui aideraient à l’ épanouissement naturel de l’enfant. Le but d’une telle éducation n’est pas d’obliger l’enfant à s’adapter à des concepts fermés mais de laisser le champ libre à son originalité, initiative et individualité. C’est seulement en libérant l’éducation des restrictions et de la contrainte qu’il est possible de créer un environnement propice à la manifestation de l’intérêt spontané et des motivations profondes de l’enfant. C’est alors seulement que nous pourrons procurer des conditions rationnelles favorables au développement des tendances naturelles de l’enfant et à ses facultés cognitives et émotionnelles latentes. De telles méthodes d’éducation, favorisant essentiellement les qualités imitatives et la soif de connaissances, fera croître une génération saine d’intellectuels indépendants. Elles produiront des femmes et des hommes capables, selon les termes de Francisco Ferrer, “d’évoluer sans relâche, de détruire et de renouveler sans cesse leur univers; de se renouveler eux-mêmes aussi; toujours prêts à accepter ce qui est le mieux, heureux du triomphe des idées nouvelles, aspirant à vivre de multiples vies en une seule.”

C’est sur de telles femmes et de tels hommes que repose l’espoir du progrès humain. L’avenir leur appartient. Et c’est, dans une très large mesure, de notre pouvoir de leur ouvrir la voie. La mort de Francisco Ferrer sera vaine, notre indignation, notre sympathie,et notre admiration sans valeur, à moins de traduire les idéaux de l’éducateur martyrisé dans la pratique et dans nos vies, et donc de faire progresser la lutte de l’humanité pour le progrès et la liberté.

Un pas a déjà été fait. Plusieurs écoles sont gérées, suivant la ligne de Ferrer, à New York et Brooklyn; des classes sont sur le point d’être ouvertes à Philadelphie et Chicago. Aujourd’hui, les initiatives sont limités, faute de moyens et d’enseignants, à des écoles du dimanche. Mais elles représentent le noyau de grandes potentialités à long terme. Les éléments radicaux d’Amérique, et principalement l’Association Francisco Ferrer, ne pourraient élever un monument durable plus digne de la mémoire de l’éducateur martyr, Francisco Ferrer, qu’en répondant généreusement à l’appel pour la création de la première école Francisco Ferrer en Amérique.
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NDT
1. Francisco Ferrer Guardia ( 1859 -1909), ou Francesc Ferrer i Guàrdia , de son nom catalan.Anarchiste et pédagogue
Il est fusillé le 13 octobre 1909 , accusé d’être l’instigateur de la "semaine tragique" (26-29 juillet 1909 ) une semaine d’insurrection ouvrière, notamment à Barcelone, suivie d’une féroce répression.

2. En philosophie, révision radicale des valeurs. (Nietzsche)
No copyright. Ce texte peut être reproduit librement sous quelle que forme que ce soit.

Conseil de lecture : Qu’est-ce que l’anarchisme ? - Alexander Berkman (préface d’Emma Goldman) Editions L’Echappée ISBN 2-915830-00-2
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L’Anarchisme, Ou Le Mouvement Révolutionnaire du Vingt et Un

Messagede digger » 08 Jan 2013, 10:48

L’Anarchisme, Ou Le Mouvement Révolutionnaire du Vingt et Unième Siècle

Andrej Grubacic & David Graeber


Texte publié avec l’autorisation de David Graeber
Texte original http://www.zcommunications.org/anarchism-or-the-revolutionary-movement-of-the-twenty-first-century-by-david-graeber Publié le 6 janvier 2004

Il devient de plus en plus évident que le temps des révolutions n’est pas terminé. De même, il devient de plus en plus clair que le mouvement révolutionnaire mondial du vingt et unième siècle trouvera moins ses origines dans la tradition marxiste, ou même dans le socialisme au sens strict, que dans l’anarchisme

Partout, de l’Europe de l’Est à l’Argentine, de Seattle à Bombay, les idées et principes anarchistes sont en train de faire naitre de nouvelles visions et rêves radicaux. Souvent, leurs défenseurs ne se revendiquent pas "anarchistes". Ils se présentent sous d’autres noms : autonome, anti-autoritarisme, horizontalité, Zapatisme, démocratie directe ... Malgré tout on retrouve partout les mêmes principes de base : décentralisation, association volontaire, assistance mutuelle, modèle de réseau et plus que tout, le rejet de l’idée que la fin justifie les moyens, sans parler de celle selon laquelle la tache d’un révolutionnaire est de s’emparer du pouvoir d’état et donc de commencer à imposer sa vision au bout du fusil. Par dessus tout, l’anarchisme comme une éthique de pratiques – l’idée de construire une société nouvelle “à l’intérieur de l’ancienne” — est devenu l’inspiration de base du “mouvement des mouvements” (dont les auteurs font partie), dont le but a été dès le début moins de s’emparer du pouvoir d’état que dénoncer, délégitimer et démanteler les mécanismes de domination tout en gagnant des espaces d’autonomie toujours plus grands, avec à l’intérieur une gestion participative.

Il existe des raisons évidentes à l’attraction envers les idées anarchistes au début de ce 21ème siècle : la plus évidente, les échecs et catastrophes résultant des si nombreux efforts pour renverser le capitalisme en s’emparant du contrôle des appareils de gouvernement durant le 20eme. Un nombre toujours plus important de révolutionnaires ont commencé à admettre que “la révolution” ne surviendra pas comme un grand moment apocalyptique, la prise de l’équivalent d’un Palais d’Hiver mais comme un long processus qui s’est déroulé depuis une grande partie de l’histoire de l’humanité (même si, comme la plupart des choses, cela s’est accéléré ces derniers temps), rempli de stratégies d’offensives et de replis autant que d’affrontements spectaculaires et qui ne connaitra jamais – en fait la plupart des anarchistes pensent ne devrait jamais connaître – une conclusion définitive.

C’est un peu déconcertant, mais cela nous offre une énorme consolation : nous n’avons pas à attendre jusqu’à “après la révolution” pour entrevoir à quoi ressemble la vraie liberté. Comme l’exprime joliment le Crimethinc Collective, les propagandistes les plus importants de l’anarchisme américain contemporain: “la liberté n’existe que dans les moments de révolution. Et ces moments ne sont pas aussi rares que vous le pensez.” Pour un anarchiste, en fait, essayer de créer des expériences non aliénantes, une démocratie réelle, est un impératif éthique; c’est seulement en construisant une forme d’organisation au présent, au moins une approximation rudimentaire de comment fonctionnerait réellement une société libre, où tous, chaque jour, seraient en mesure de vivre, que l’on pourra garantir que nous ne redégringolerons pas dans le désastre. Des révolutionnaires sinistres et tristes qui sacrifient tous les plaisirs à la cause ne peuvent produire que des sociétés sinistres et tristes.

Ces changements ont été difficiles à documenter parce que, jusqu’à aujourd’hui, les idées anarchistes n’ont reçu quasiment aucune attention dans les milieux de la recherche. Il existe encore des milliers de chercheurs marxistes mais presque aucun anarchistes. Ce vide est quelque peu difficile à expliquer. C’est sans doute en partie parce que le marxisme a toujours eu des affinités avec le milieu universitaire, affinités dont ne bénéficie pas l’anarchisme de toute évidence. Après tout, le marxisme a été le seul grand mouvement social inventé par un Docteur en Philosophie. La plupart des travaux sur l’histoire de l’anarchisme partent du principe qu’il était en gros similaire au marxisme : l’anarchisme est présenté comme l’invention personnelle de quelques penseurs du 19ème siècle (Proudhon, Bakounine, Kropotkine...) qui inspirèrent ensuite des organisations de la classe ouvrière, s’empêtrèrent dans des luttes politiques, se divisèrent en sectes...

L’anarchisme apparaît couramment dans les études comme le cousin pauvre du marxisme, théoriquement un peu maladroit mais fait pour des cerveaux, peut-être, avec passion et sincérité. L’analogie est réellement fausse. Les "fondateurs" de l’anarchisme ne se voyaient pas comme ayant inventé quelque chose de particulièrement nouveau. Ils considéraient ses principes de base — assistance mutuelle, association volontaire, prise de décision égalitaire— aussi vieux que l’humanité. Il en va de même pour le rejet de l’état et toutes les formes de violence structurelle, inégalité ou domination (anarchisme signifie littéralement “sans gouvernants”) — avec l’affirmation que toutes ces formes sont reliées entre elles et se renforcent. Aucun de ces principes n’étaient considérés comme le départ d’une nouvelle et surprenante doctrine, mais comme une tendance inscrite de longue date dans l’histoire de la pensée humaine et qui ne peut être inclus dans aucune théorie générale d’une idéologie .[1]

D’un certain point de vue c’est une sorte de foi: la croyance que la plupart des formes d’irresponsabilités qui semblent rendre nécessaire le pouvoir sont en réalité les effets du pouvoir lui-même. En pratique, c’est un questionnement constant, un effort pour identifier chaque relation obligatoire ou hiérarchique dans la vie humaine et leur mise à l’épreuve pour en tester la validité, et si cela n’est pas possible — ce qui s’avère généralement être le cas— un effort pour limiter leur pouvoir et donc élargir ainsi la portée de la liberté humaine. Tout comme un soufi pourrait dire que le soufisme est le noyau de vérité derrière toutes les religions, un anarchiste pourrait prétendre que l’anarchisme est l’incitation à la liberté derrière toutes les idéologies politiques

Les écoles du marxisme ont toujours eu des fondateurs. Tout comme le marxisme est né du cerveau de Marx ; nous avons des léninistes, des maoïstes, des althussériens... (Notez comment la liste commence avec des chefs d’états et des classes sociales pour la plupart des professeurs français — qui à leur tour sont capables de donner naissance à leur propre secte : Lacaniens, Foucauldiens....)
Les écoles de l’anarchisme au contraire, émergent presque invariablement d’une forme quelle qu’elle soit de principe d’organisation ou de forme de pratique : Anarcho-syndicalistes et Anarcho-Communistes, Insurrectionnalistes et Plateformistes, Coopérativistes, Conseillistes, Individualistes, etc

Les anarchistes se distinguent par ce qu’ils font et comment ils s’organisent pour le faire. Et en effet, c’est à réfléchir et à débattre de cela que les anarchistes ont passé le plus clair de leur temps . Ils n’ont jamais montré beaucoup d’intérêt pour les diverses grandes stratégies ou questions philosophiques qui préoccupent les marxistes, du genre :est-ce que les paysans représentent une classe potentiellement révolutionnaire? (les anarchistes considèrent que c’est aux paysans de décider) ou quelle est la nature de la marchandise ? Ils ont plutôt tendance à débattre sur la manière réellement démocratique de conduire une réunion, à quel moment l’organisation cesse de donner de la puissance à l’individu et commence à entraver la liberté individuelle. Est-ce que le “leadership” est nécessairement une mauvaise chose? Ou, encore, au sujet de l’éthique de l’opposition aux pouvoirs: Qu’est-ce que l’action directe ? Doit-on condamner quelqu’un qui assassine un chef d’état? Quand est-il juste de lancer un pavé?

Le marxisme, donc, a eu tendance à se constituer en un discours théorique ou analytique sur la stratégie révolutionnaire. L’anarchisme a eu tendance à tenir un discours éthique sur cette même pratique. Il en résulte que, si le marxisme a produit des brillantes théories sur la praxis, c’est la plupart du temps des anarchistes qui ont travaillé sur la praxis en elle-même.

Il apparaît actuellement comme une rupture entre les générations de l’anarchisme: entre ceux dont la formation politique remonte aux années 60 et 70 — et qui ne se sont pas encore débarrassés des habitudes sectaires du siècle dernier— ou qui agissent encore dans ce cadre, et des militants plus jeunes beaucoup mieux informés, entre autres, à travers les idées des mouvements indigènes, féministes, écologistes et contre culturels. Les premiers s’organisent principalement à travers des Fédérations Anarchistes en vue telles que IWA, NEFAC ou IWW. Les seconds travaillent avant tout à travers les réseaux du mouvement social mondial comme Peoples Global Action, qui réunit des collectifs anarchistes d’Europe et d’ailleurs avec des groupes allant de militants Maoris en Nouvelle Zélande, des pêcheurs d’Indonésie en passant par le syndicat des postiers canadiens [2]. Ces derniers — que l’on pourrait appeler approximativement des "anarchistes, avec un a minuscule”, sont aujourd’hui de loin la majorité. Mais cela est difficile à affirmer puisque beaucoup d’entre eux ne revendiquent pas très ouvertement leurs affinités. En réalité, ils sont nombreux à prendre si sérieusement les principes anarchistes d’anti-sectarisme et d’évolutivité ouverte qu’ils refusent de se qualifier d’anarchistes pour ces raisons mêmes [3].

Mais les trois points essentiels qui traversent toutes les expressions de l’idéologie anarchiste sont bel et bien là — anti-étatisme, anti-capitalisme et actions politiques préfiguratives (par exemple,. modes d’organisation qui ressemblent délibérément à la société que l’on veut créer. Ou, comme un historien anarchiste de la révolution espagnol l’a formulé “un effort pour penser non seulement l’idées mais les réalités elles-mêmes de l’avenir”.[4] Cela est présent partout des collectifs contre culturels [jamming] jusqu’à Indymédia, tout cela pouvant être nommé anarchiste au nouveau sens du terme.[5] Dans certains pays, il n’existe qu'un degré limité de confluences entre ’es deux générations coexistantes, principalement sous la forme d’un suivi de ce que l’autre — mais pas beaucoup plus.

L’une des raisons en est que la nouvelle génération est beaucoup plus intéressée à développer de nouvelles formes de pratiques que de débattre sur les plus petits détails idéologiques. L’exemple le plus spectaculaire en a été le développement de nouvelles formes de prises de décision, les prémisses, au moins, d’une culture alternative de la démocratie. Les célèbres spokescouncils* nord-américains ou des milliers de militants coordonnent des actions à grande échelle par consensus, sans structure formelle de leadership, n’en sont que les plus spectaculaires.

A vrai dire, qualifier ces formes de "nouvelles" est quelque peu fallacieux. L’une des principales inspirations pour la nouvelle génération d’anarchistes sont les municipalités autonomes zapatistes du Chiapas, basés à Tzeltal ou Tojolobal — des communautés qui ont utilisé le consensus depuis des milliers d’années — et adopté maintenant seulement par des révolutionnaires pour garantir aux femmes et aux plus jeunes d’avoir une voix égale. En Amérique du Nord, le "processus du consensus” a émergé plus que tout autre chose du mouvement féministe des années 70, comme une vaste réaction négative contre le style macho de leadership typique de la Nouvelle gauche des années 60. L’idée même de consensus a été empruntée aux Quakers, qui eux-mêmes, disent avoir été inspirés par les Six Nations et autres pratiques indiennes.

Le consensus est souvent mal compris. On entend souvent des critiques qui prétendent qu’il engendre une conformité étouffante, mais ces critiques ne proviennent pratiquement jamais de personnes qui ont réellement observé le consensus en action, du moins, guidé par des facilitateurs entrainés et expérimentés (quelques expérimentations récentes en Europe, où il n’existe pas une grande tradition dans ce genre d’exercice se sont révélées quelques peu maladroites). En fait, l’hypothèse de départ est que personne n’est capable de convertir entièrement quelqu’un à son point de vue ou ne le devrait, probablement. Au lieu de cela, le but du processus de consensus est de permettre à un groupe de décider en commun du déroulement d’une action. Au lieu de vas et vient de propositions soumises au vote, ces propositions sont travaillées et retravaillées, amalgamées ou réinventées, avec un processus de compromis et de synthèse, jusqu’à ce que cela se termine par quelque chose qui convient à tous. Lorsque cela arrive à l’étape finale, réellement "trouver un consensus”, il existe deux niveaux possibles d’ objection: On peut “rester à l’écart”, dire “Je n’aime pas cela et ne participerais pas mais je n’empêcherais personne de le faire”, ou “bloquer”, ce qui a l’effet d’un veto. On ne peut bloquer que si l’on pense qu’une proposition est en violation des principes fondamentaux ou des raisons pour lesquelles un groupe s’est constitué. On pourrait dire que la fonction qui , dans la constitution américaine, est délégué aux tribunaux pour annuler des décisions législatives qui violent les principes constitutionnels, est ici délégué à toute personne qui a le courage de s’opposer à la volonté collective du groupe ( avec toutefois, bien sûr, des moyens de contester des blocages sans fondement).

On pourrait continuer longtemps sur les méthodes élaborées et incroyablement sophistiquées qui ont été mises en place pour rendre possible tout ce fonctionnement ;des formes de consensus modifié exigées par de très grands groupes; de la façon dont le consensus lui-même renforce le principe de décentralisation en faisant en sorte qu’on ne souhaite pas présenter des propositions devant un groupe très grand si l’on n’a pas les moyens de garantir l’égalité entre les sexes et ceux de la résolution des conflits ... Il s’agit d’une forme de démocratie directe très différente de celle que nous associons habituellement à ce terme — ou, d’ailleurs, avec le type de vote à la majorité habituellement employé par les anarchistes européens et nord-américains des générations précédentes ou encore employé dans, disons, les assemblées argentines classe moyenne urbaine (bien qu’il ne le soit, la plupart du temps, parmi les piqueteros les plus radicaux qui tendent à fonctionner par consensus.) Avec des contacts internationaux toujours plus nombreux entre différents mouvements, l’ inclusion de groupes et de mouvements d’Afrique, d’Asie et d’Océanie avec des traditions radicales différentes indigènes, nous assistons au début d’une nouvelle conception mondiale de la signification du terme “démocratie”, aussi éloignée que possible du parlementarisme néolibéral tel qu’il est généralement défendu par les pouvoirs en place à travers le monde.

Il est difficile de suivre ce nouvel esprit de synthèse en lisant la plupart de la littérature anarchiste actuelle, parce que ceux qui dépensent la plupart de leur énergie sur des questions théoriques , plutôt que sur des formes de pratiques émergentes, sont les plus susceptibles de préserver la vieille logique dichotomique sectaire. L’anarchisme moderne est imprégné d’innombrables contradictions. En même temps que les anarchistes,avec un a minuscule, intègrent lentement des idées et des pratiques apprises de leurs alliés indigènes dans leur mode d’organisation ou au sein de leurs communautés alternatives, la principale trace dans la littérature a été l’émergence d’une secte de primitivistes, une bande notoirement controversée qui appelle à la destruction complète de la civilisation industrielle et même, dans certain cas, agricole.[6] Pourtant, ce n’est qu’une question de temps avant que cette vieille logique du soit/ou laisse place à quelque chose qui ressemblera davantage à la pratique des groupes basée sur le consensus.

A quoi pourrait ressembler cette nouvelle synthèse? Il est possible d’en discerner quelques grandes lignes à l’intérieur du mouvement. Elle insistera sur la nécessité d’approfondir constamment le sujet de l’antiautoritarisme, en prenant ses distances du réductionnisme de classe pour essayer d’englober "l’ensemble des formes de domination", c’est à dire mettre l’accent non seulement sur l’état mais également sur les relations entre sexes, non seulement sur l’économie mais aussi sur les relations culturelles et l’écologie, la sexualité et la liberté sous toutes ses formes, et tout cela non seulement à travers les relations à l’autorité mais également basé sur des concepts plus riches et variés

Cette approche ne nécessite pas une expansion sans limite de production matérielle, ou ne prétend pas que la technologie soit neutre, mais elle ne dénonce pas non plus la technologie per se. Au contraire, elle se l’approprie et l’emploie de différentes manières si cela est approprié. Elle ne se contente pas non plus de contester les institutions per se, ou les formes d’organisations politiques per se, elle essaie de concevoir de nouvelles formes d’institutions et d’organisations politiques pour le militantisme et la société nouvelle, incluant des nouvelles formes de réunions, de prises de décision, de coordination, de la même façon qu’ont déjà été revitalisés des groupes affinitaires et de paroles. Et elle ne dénonce pas seulement les réformes per se, mais lutte pour définir et gagner des réformes non réformistes, attentive au besoins immédiats des gens et à l’amélioration de leur vie ici et maintenant , tout en recherchant des gains plus lointains et, finalement, une transformation totale.[7]

Et bien sûr la théorie doit coïncider avec la pratique Pour être pleinement efficace , l’anarchisme moderne devra inclure au moins trois niveaux : des militants, des organisations populaires et des chercheurs. Le problème du moment est que les intellectuels anarchistes qui veulent dépasser les vieilles habitudes avant-gardistes — les vestiges sectaires marxistes qui hantent encore le monde intellectuel radical— ne sont pas tout à fait sûr de ce qu’est supposé être leur rôle. L’anarchisme doit devenir réfléchi. Mais comment ? D’un côté, la réponse semble évidente. On ne devrait pas faire de conférences magistrales, ni dicter, ni même se considérer comme un professeur mais seulement écouter, explorer et découvrir. Démêler et rendre explicite la logique tacite déjà présente dans les nouvelles formes de pratiques radicales. Se mettre au service des militants en apportant des informations, ou en exposant les intérêts de l’élite dominante, soigneusement cachés derrière une soi disant objectivité, des discours qui feraient autorité, plutôt que d’essayer d’imposer une version nouvelle de la même démarche. Mais, en même temps, la plupart des gens reconnaissent que le combat intellectuel à besoin de regagner sa place. Nombreux sont ceux qui commencent à remarquer qu’une des faiblesses fondamentales de l’anarchisme aujourd’hui, par rapport à disons, l’époque des Kropotkine, Reclus ou Herbert Read, est de négliger précisément le symbolique, le visionnaire et de privilégier la recherche de l’efficacité dans la théorie. Comment aller de l’ethnographie à des visions utopiques — idéalement à autant de visions utopiques que possible? Ce n’est pas une coïncidence si les plus grands recruteurs de l’anarchisme dans des pays comme les États-Unis sont des écrivaines féministes de sciences fiction comme Starhawk ou Ursula K. LeGuin[8].

L’une des raisons pour laquelle cela commence à arriver c’est que des anarchistes commencent à récupérer l’expérience d’autres mouvement sociaux à l’aide d’un corpus théorique plus élaboré, des idées qui proviennent de cercles proches ou inspirées par l’anarchisme. Prenons par exemple l’idée d’économie participative, qui représente une vision économiste anarchiste par excellence et qui complète et rectifie la tradition économiste anarchiste. Les théoriciens de la Parecon exposent l’existence de non seulement deux mais trois classes principales dans le capitalisme moderne: pas seulement une bourgeoisie et un prolétariat mais également une classe de "coordinateurs" dont le rôle est de diriger et contrôler le travail de la classe ouvrière. Il s’agit de la classe qui comprend la l’appareil hiérarchique de direction, les consultants professionnels et les conseillers, ayant un rôle central dans le système de contrôle — comme avocats, ingénieurs, analystes, et ainsi de suite. Ils conservent cette position de classe grâce à leur monopolisation respective de leurs connaissances, compétences et relations. Par conséquent, des économistes et autres travaillant sur cette tradition ont essayé de créer des modèles pour une économie qui éliminerait systématiquement les divisions entre travail manuel et intellectuel. Maintenant que l’anarchisme est devenu clairement le centre de la créativité révolutionnaire, les adversaires de tels modèles se sont, sinon rallié exactement au drapeau, mais ont souligné malgré tout combien ces idées étaient compatibles avec la vision anarchistes.[9]

Des choses similaires commencent à apparaître avec l’évolution des visions politiques anarchistes. C’est un domaine ou l’anarchisme classique avait déjà une longueur d’avance sur le marxisme classique , qui n’a jamais développé une quelconque théorie de l’organisation politique Des écoles différentes de l’anarchisme ont déjà préconisé des formes d’organisations sociales très précises, même si elles sont souvent en nette contradiction les unes avec les autres. Pourtant, l’anarchisme dans son ensemble a eu tendance à mettre en avant ce que les libéraux appellent des "libertés négatives", des ‘libertés contre,’ plutôt que des ‘libertés pour.’ positives. Cela a été souvent salué comme la preuve du pluralisme de l’anarchisme, de sa tolérance idéologique ou de sa créativité. Mais en contrepartie, se sont manifestées la réticence à aller au-delà de formes d’organisations à petite échelle et l’opinion selon laquelle des structures plus grandes et plus complexes pourront être improvisés plus tard dans le même esprit.

Il y a eu quelques exceptions. Pierre Joseph Proudhon a essayé d(inventer une vision globale du fonctionnement d’une société libertaire .[10] Cela est généralement considéré comme un échec, mais a montré la voie pour des visions plus élaborées comme le “municipalisme libertaire” des North American Social Ecologists . Par exemple Il existe un débat animé sur comment équilibrer le contrôle des ouvriers – mis en avant par les partisans de la Parecon — et la démocratie directe , mise en avant par les Écologistes Sociaux.[11]

Pourtant, il existe encore de nombreux détails à régler : quelles sont, dans leur totalité, les alternatives institutionnelles constructives des anarchistes face aux pouvoirs législatifs , tribunaux, forces de police et diverses structures exécutives actuelles ? Comment présenter une vision politique qui englobe la législation, la mise en application, l’adjudication et la défense de ce qui devrait être accompli concrètement de manière antiautoritaire — non seulement pour entretenir un espoir à long terme mais également pour faire part de réponses immédiates face au système électoral, législatif, de maintien de l’ordre, et judiciaire et donc d’offrir de nombreux choix stratégiques. Évidemment, il ne pourra jamais y avoir une ligne de parti anarchiste sur ces sujets, le sentiment général, au moins parmi les anarchistes avec un a minuscule, étant que nous avons besoin de nombreuses visions concrètes. Néanmoins, entre les expérimentations sociales actuelles au sein de communautés autogérées en pleine croissance dans des régions comme le Chiapas et en Argentine, et les efforts des militants/chercheurs anarchistes comme les forums du Planetary Alternatives Network nouvellement créé ou de Life After Capitalism qui commencent à localiser et à recenser des exemples réussis d’initiatives économiques et politiques , le travail est commencé [12]. C’est de tout évidence un processus à long terme. Mais le siècle anarchiste ne fait que commencer.


[1] Cela ne signifie pas que les anarchistes doivent être contre toute théorie. Il n’est pas besoin d’une Grande Théorie au sens habituel du terme aujourd’hui. Nous n’avons certainement pas besoin d’une seule Grande Théorie Anarchiste Cela irait totalement à l’encontre de son esprit. Nous pensons qu’il vaut mieux quelque chose de plus adapté au processus anarchiste de prise de décision : appliqué à la théorie, cela signifierait accepter la nécessité d’une grande diversité de perspectives théoriques, unies seulement par un certain nombre de vues et d’engagements communs. Plutôt que de se baser sur le besoin de prouver que les hypothèses des autres sont fausses, c’est la recherche de projets précis au sein desquels ces perspectives se renforcent mutuellement. Le fait que ces théories sont différentes sir certains points ne signifient pas qu’elles ne peuvent exister côte à côte, voire se compléter, pas plus que le fait que les individus aient des vues uniques et différentes sur le monde n’empêche qu’ils ne peuvent pas devenir amis ou amants ou encore de travailler sur des projets communs. Bien plus qu’une Grande Théorie l’anarchisme a besoin de ce que l’on pourrait appeler une petite théorie : une façon de se colleter avec ces questions réelles, immédiates qui émergent d’un projet de transformation social
[2] Pour plus d’information sur l’histoire passionnante de Peoples Global Action , nous suggérons le livre We are Everywhere: The Irresistible Rise of Global Anti-capitalism, édité par Notes from Nowhere, London: Verso 2003. Voir aussi le site web de PGA :http://www.agp.org
NDT : Je suis plus réservé que les auteurs sur PGA, devenu inactif aujourd’hui semble t’il, même si l’idée de départ était intéressante
[3] Cf. David Graeber, “New Anarchists”, New left Review 13, Janvier— Février 2002
[4] Voir Diego Abad de Santillan, After the Revolution, New York: Greenberg Publishers 1937
[5] Pour plus d’ information : http://www.indymedia.org
*spokescouncils Réunion de groupes affinitaires afin de définir ensemble des actions communes NDT
[6] Cf. Jason McQuinn, “Why I am not a Primitivist”, Anarchy: a journal of desire armed, printemps/été 2001.Cf. le site anarchiste http://www.anarchymag.org . Cf. John Zerzan, Future Primitive & Other Essays, Autonomedia, 1994.
[7] Cf. Andrej Grubacic, Towards an Another Anarchism, : Sen, Jai, Anita Anand, Arturo Escobar et Peter Waterman, The World Social Forum: Against all Empires, New Delhi: Viveka 2004.
[8] Cf. Starhawk, Webs of Power: Notes from Global Uprising, San Francisco 2002. Voir aussi: http://www.starhawk.org
[9] Albert, Michael, Participatory Economics, Verso, 2003. Voir également: http://www.parecon.org
[10] Avineri, Shlomo. The Social and Political Thought of Karl Marx. London: Cambridge University Press, 1968
[11] Voir The Murray Bookchin Reader, édité par Janet Biehl, London: Cassell 1997. Egalement le site web de lnstitute for Social Ecology: http://www.social-ecology.org
[12] Pour plus d’information sur le forum Life After Capitalism :http://www.zmag.org
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David Graeber (né le 12 février 1961) est un anthropologue et militant anarchiste américain. Auteur de plusieurs ouvrages dont
Fragments of an anarchist anthropology. Chicago: Prickly Paradigm Press (2004)
Debt: The First 5000 Years. Brooklyn, N.Y: Melville House. (2011)

Andrej Grubačić est enseignant universitaire, sociologue, militant anarchiste
Auteur de plusieurs ouvrages en serbe et en anglais dont Don't Mourn, Balkanize!: Essays After Yugoslavia. PM Press. (2010)
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Vers un Autre Anarchisme

Messagede digger » 08 Jan 2013, 10:57

Retranscription sommaire de l’intervention de Andrej Grubacic dans le cadre du forum Life After Capitalism (WSF3, Porto Alegre, 2003.)
Texte original Towards Another Anarchism ZNet
http://www.zcommunications.org/towards-another-anarchism-by-andrej-grubacic
25 février 2008

Vers un Autre Anarchisme

Andrej Grubacic


 
Un des mes amis a écrit récemment "Personne n’a besoin d’un autre -isme du 19ème siècle, d’un autre terme qui emprisonne et fige la pensée, qui séduit un certain nombre de personnes à l’intérieur de la clarté et du confort d’une boîte sectaire et qui en conduit d’autres devant un peloton d’exécution ou des tribunaux. Les étiquettes conduisent si facilement au fondamentalisme, elles engendrent inévitablement l’intolérance, délimitent des doctrines, définissent des dogmes et limitent les possibilités de changement. "

Il est très difficile de ne pas être d’accord avec ce point de vue. Cependant, aujourd’hui, mon travail agréable consiste précisément un à vous présenter un -isme, et c’est le - isme qui est la perspective dominante du mouvement social mondial actuel post-marxiste. C’est l’ anarchisme. Cette idée, l’idée d’anarchisme, a enjolivé la sensibilité du "mouvement des mouvements" dont nous sommes les participants, et l’a imprimé de sa marque d’une inscription indispensable. L’anarchisme, son paradigme éthique, représente aujourd’hui l’inspiration fondamentale de notre mouvement, qui est moins de s’emparer du pouvoir d’état que de dénoncer, délégitimer et démanteler les mécanismes du pouvoir tout en gagnant des espaces toujours plus grands d’autonomie et de réelle autogestion.
Mon intention est, dans ces quelques minutes dont je dispose, de vous présenter brièvement l’histoire de l’anarchisme, afin de pouvoir, dans un second temps, vous suggérer un modèle d’anarchisme moderne et les implications stratégiques qu’impliquent l’acceptation d’un tel modèle.

Je suis enclin à être d’accord avec celles et ceux qui voient l’anarchisme comme une tendance dans l’histoire de la pensée et les pratiques humaines, une tendance qui ne peut pas être englobée dans une théorie idéologique générale, qui s’efforce à identifier les structures hiérarchiques sociales coercitives et autoritaires en posant la question de leur légitimité: si elles ne peuvent pas répondre à cette remise en question, ce qui est le cas la plupart du temps, alors l’anarchisme devient l’effort pour limiter leur pouvoir et pour élargir les espaces de liberté.

L’anarchisme est, par conséquent un phénomène social, par son contenu et ses manifestations au sein de l’activité politique changent avec le temps. Ce qui est spécial avec l’anarchisme , c’est que, contrairement à toutes les grandes idéologies, il ne pourra jamais avoir une existence stable et continue de terrain, en étant présent dans un gouvernement ou dans un système politique de parti. Son histoire et ses spécificités contemporaines sont donc déterminés par un autre facteur - les cycles des luttes politiques. En conséquence, l’anarchisme comprend des tendances "générationnelles" dans le sens où il est possible d’identifier des phases plutôt discrètes de son histoire selon la période de lutte dans laquelle celles-ci s’inscrivent. Naturellement, comme toute tentative de conceptualisation, celle-ci est aussi vouée à simplification. J’espère que, malgré cela, cela sera utile pour comprendre ce phénomène social.

Historiquement, la première phase a été modelée par les luttes de classe du 19ème siècle en Europe et est illustrée, à la fois en théorie et en pratique par la faction Bakouniniste dans la Première Internationale. Elle commence dans la période qui précède 1848, culmine avec la Commune de Paris (1871) et décline durant les années 1880.

C’est une forme assez embryonnaire d’anarchisme, mélange de tendances anti étatiques , anticapitaliste et athéiste, tout en étant essentiellement tributaire du prolétariat urbain qualifié comme agent révolutionnaire. Bakounine, ce rêveur magnifique, cette "dynamite, pas un homme", qui, en 1848, s’est écrié que "la Neuvième Symphonie de Beethoven devrait être sauvée des incendies prochains de la révolution mondiale au prix d’une vie humaine",nous a légué les plus belles et peut-être les plus précises descriptions d’une simple idée maîtresse au sein de la tradition anarchiste : "Je suis un amant fanatique de la liberté, la considérant comme l’unique milieu au sein duquel puissent se développer et grandir l’intelligence, la dignité et le bonheur des êtres humains ; non de cette liberté toute formelle, octroyée, mesurée et réglementée par l’état, mensonge éternel qui en réalité ne représente jamais rien que le privilège de quelques-uns fondé sur l’esclavage de tout le monde ; non de cette liberté individualiste, égoïste mesquine et fictive prôné par l’école de J.J. Rousseau ainsi que par toutes les autres école du libéralisme bourgeois et qui considère le soit disant droit de tout le monde, représenté par l’état comme la limite du droit de chacun, ce qui aboutit nécessairement et toujours à la réduction du droit de chacun à zéro Non, je pense à la seule sorte de liberté qui en mérite le nom, la liberté qui consiste dans le plein essor de toutes les capacités matérielles, intellectuelles et morales qui sont latentes chez chaque individu ; la liberté qui ne reconnaît aucune autres restrictions que celles déterminées par les lois de notre propre nature individuelle, qui ne peuvent pas être à proprement parlé considérées comme des restrictions puisque ces lois ne sont pas imposées par un quelconque législateur extérieur égal ou supérieur à nous, mais qu’elles sont immanentes et inhérentes, formant la base même de notre être physique, intellectuel et moral – elles ne nous limitent pas mais sont les conditions indispensables et immédiates à notre liberté".

La seconde phase, à partir des années 1890 jusqu’à la guerre civile russe voit un considérable déplacement vers l’Europe de l’Est et prend donc une orientation clairement agraire. Sur le plan théorique, c’est l’époque ou l’anarcho-communisme de Kropotkine est la caractéristique la plus dominante. Il connait un pic avec l’armée de Makhno et engendre, après la victoire bolchévique, un sous courant en Europe centrale. La troisième phase, des années 20 jusqu’à la fin des années 40, est de nouveau centrée sur l’Europe centrale et de l’ouest et est à nouveau orienté vers l’industrie.
Sur le plan théorique, l’anarcho-syndicalisme est à son pic, avec une grande partie du travail réalisée par des exilés russes. A ce moment, la différence entre deux traditions fondamentales dans l’histoire de l’anarchisme est devenue clairement visible: l’anarcho-communisme et l’on pourrait penser à Kropotkine comme un de ses représentants- et, de l’autre côté, l’anarcho-syndicalisme qui considère seulement les idées anarchistes comme un mode approprié d’organisation de sociétés industrielles avancées très complexes. Et cette tendance dans l’anarchisme fusionne, ou interagit avec une variété de marxismes gauchistes, le genre que l’on trouve disons dans les Conseils communistes qui se développent dans la tradition de Luxembourg et qui est représentée plus tard, de manière très intéressante, par des théoriciens marxistes comme Anton Pannekoek.

Après la deuxième guerre mondiale, l’anarchisme connait une importante baisse d’audience due à la reconstruction économique et surnage seulement de façon marginale dans les luttes anti impérialistes dans le Sud, luttes qui sont cependant largement dominées par l’influence pro- soviétique. Les luttes des années 60 et 70 ne voient pas une sérieuse résurgence de l’anarchisme, qui porte encore le poids mort de son histoire et qui est incapable encore de s’adapter au nouveau langage politique, qui n’est pas centré sur les classes. On trouve par conséquent des tendances anarchistes dans les mouvements contre la guerre, féministes, situationnistes, black power etc., mais rien qui ne soit absolument identifiable comme anarchisme. Les groupes explicitement anarchistes de cette période n’étaient plus ou moins qu’une redite des deux précédentes phases (communistes et syndicalistes révolutionnaires) et quelque peu sectaires- au lieu de rejoindre ces nouvelles formes d’expression politique, ils se sont renfermés sur eux-mêmes et ont généralement adopté des chartes très rigides comme l’anarchisme appelé "plateformiste" dans la tradition de Makno. En cela, il s’agit d’une quatrième génération "fantôme".
Arrivé de nos jours, nous avons deux générations coexistantes au sein de l’anarchisme: des gens dont la formation politique a eu lieu dans les années 60 et 70 (une réincarnation de la seconde et troisième génération, en réalité), et des personnes plus jeunes qui sont plus imprégnés, entre autres, de la pensée indigène, féministe, écologiste et contre culturelle. Les premiers existent à travers différentes Fédérations Anarchistes, les IWW, l’IWA, le NEFAC et autres. Les seconds s’incarnent dans les réseaux les plus en vue des nouveaux mouvements sociaux. De mon point de vue, Peoples Global Action est l’organe principal de la cinquième génération de l’anarchisme. Ce qui est parfois déroutant est que l’une des caractéristiques actuelles de l’anarchisme est que les individus qui la composent ne se revendiquent pas eux-mêmes comme anarchistes. Ils en en a quelques-uns qui prennent tellement au sérieux les principes anarchistes d’anti-sectarime et d’ouverture d’esprit qu’ils sont parfois peu disposés pour cette raison même à se définir comme 'anarchistes'. 

Mais les trois points essentiels qui traversent toutes les manifestations sont sans aucun doute présents ici - anti-étatisme, anti-capitalisme et modes d’organisations politiques préfiguratives (ex. modes d’organisation qui ressemblent volontairement au monde que vous voulez construire. Ou, comme un historien anarchiste de la révolution espagnol l’a formulé "un effort pour penser non seulement les idées mais aussi les réalités du futur".) Cela existe partout, des collectifs contre culturels jusque dans Indymedia, qui peuvent tous être qualifiés d’anarchistes, si l’on admet que l’on se réfère à une nouvelle forme. Il existe un degré de confluence très limité entre les deux générations coexistantes, la plupart du temps sous la forme d’un suivi et de ce que fait chacune d’entre elle – mais pas beaucoup plus.
Le dilemme fondamentale qui imprègne l’anarchisme contemporain par conséquent, est entre les conceptions traditionnelles et modernes. Dans les deux cas, nous sommes les témoins d’un "échappatoire à la tradition" dans son genre.

J’oserai avancer que les "anarchistes traditionnels" n’ont pas entièrement compris cette tradition. Le terme même de "tradition" a deux sens historiques: A savoir, l’un est plus courant et plus répandu et c’est le sens de folklore – "des normes de récits, de croyances, d’habitudes, de comportements", alors que le second est moins habituel et signifie: transmettre, léguer, exprimer, discuter, conseiller.
Pourquoi est-ce que j’attire l’attention sur, mais aussi insiste sur, cette différence dans l’explication de ce terme tradition? Justement parce qu'il existe la possibilité que ce terme peut , dans l’histoire des idées, être compris des deux manières. La première (probablement la plus répandue) est que la tradition est acceptée comme une structure achevée qui ne peut pas ou ne doit pas être modifiée plus avant, mais préservée dans en l’ état matériel et transmise inchangée aux générations futures. Une telle interprétation de la tradition est liée à cette partie de la nature humaine que l’on appelle conservatrice et qui est sujet à un comportement stéréotypé, Freud dirait même "la compulsion de la répétition". L’autre sens de tradition, dont je me fais l’avocat ici, se rapporte à la nouvelle et créative façon de revivre l’expérience de la tradition. Une telle façon, disons-le tout de suite, positive de communiquer, trouve ses racines de l’autre côté de la nature humaine, provisoirement appelée révolutionnaire, celle d’une vérité exprimée de tout temps de façon paradoxale : un souhait de changement et,en même temps, un besoin salutaire de rester le même.

Une autre forme de "l’échappatoire à la tradition" est celle qui trouve refuge dans différentes interprétations post-modernes de l’anarchisme.

Je pense qu’il est grand temps pour une certaine "dés-illusion" , pour citer Max Weber, de l’anarchisme, un réveil face au rêve du nihilisme post-moderne, de l’anti-rationalisme, du néo-primitivisme, du terrorisme culturel, "simulacres". Il est temps de rétablir l’anarchisme dans le contexte politique et intellectuel des Lumières qui n’est rien d’autre que la compréhension que "la connaissance objective est un outil qui doit être utilisé afin que les individus puissent prendre les décisions appropriées par eux-mêmes. La raison, a dit le célèbre peintre Goya, ne produit pas des monstres quand elle rêve mais quand elle dort
Je dirais qu’aujourd’hui, le dialogue est nécessaire entre les différentes générations de l’anarchisme moderne. Ce dernier est imprégné d’innombrables contradictions. Il n’est pas suffisant de se rallier aux habitudes de la majorité des penseurs anarchistes contemporains qui insistent sur les dichotomies. Il serait souhaitable d’abandonner la façon de penser du "ou - ou", et de commencer à discuter pour rechercher une synthèse. Est-ce qu’une telle synthèse est possible? Il me semble que oui. 

Un nouveau modèle d’anarchisme moderne, que l’on peut discerner aujourd’hui à l’intérieur du nouveau mouvement social, insiste sur l’élargissement du sujet de l’anti-autoritarisme, tout en désertant le réductionnisme de classes. Un tel modèle tente de reconnaître la "domination dans sa totalité", c’est à dire, "mettre en lumière non seulement l’état mais aussi les relations entre sexes pas seulement l’économie mais également les relations culturelles et l’écologie, la sexualité, la liberté sous toute ses formes et tout cela pas seulement à travers le seul prisme des relations autoritaires , mais également enrichi par des concepts plus riches et variés. Cette approche ne dénonce pas seulement la technologie per se mais elle se l’approprie et l’emploie de différentes manières si cela est approprié. Elle ne se contente pas de contester les institutions per se, ou les formes d’organisations politiques per se, elle essaie de concevoir de nouvelles formes d’institutions et d’organisations politiques pour le militantisme et la société nouvelle, incluant des nouvelles formes de réunions, de prises de décision, de coordination, de la même façon qu’ont déjà été revitalisés des groupes affinitaires et de paroles. Et elle ne dénonce pas seulement les réformes per se, mais lutte pour définir et gagner des réformes non réformistes, attentive au besoins immédiats des gens et à l’amélioration de leur vie ici et maintenant , tout en recherchant des gains plus lointains et, finalement, une transformation totale."

L’anarchisme peut devenir efficace que si il comprend ces trois composantes inséparables: des organisations de travailleurs, des militants et des chercheurs. Comment créer une base pour un anarchisme moderne englobant ces niveaux, syndicale, populaire et intellectuel? Il existe plusieurs solutions en faveur d’un autre anarchisme qui seraient capables de promouvoir les valeurs citées ci-dessus. La première est je pense qu’il est nécessaire que l’anarchisme devienne réfléchi. Qu’est-ce que j’entends par là ? Le combat intellectuel doit réaffirmer sa place dans l’anarchisme moderne. Il apparaît que l’une des faiblesses fondamentales du mouvement anarchiste actuel est, par rapport à l’époque disons de Kropotkine, Reclus, ou Herbert Read, est précisément la négligence du symbolique et la domination de l’efficacité de la théorie. 

Au lieu de critiquer le populaire conte de fée marxiste post-moderne d’ "Empire", ils devraient écrire un Empire anarchiste. La religion marxiste s’est référée, pendant longtemps, à la théorie et, ce faisant, s’est donnée une apparence scientifique et la possibilité d’agir comme une théorie. Ce dont a besoin l’anarchisme aujourd’hui c’est de dépasser les deux extrêmes que sont l’anti-intellectualisme et l’intellectualisme. Comme Noam Chomsky, je n’ai ni sympathie ni patience pour de telles idées. Je pense que l’antagonisme entre science et anarchisme ne devrait pas exister: "Dans la tradition anarchiste, il a existé un certain sentiment qu’il y avait quelque chose de l’ordre de l’enrégimentement et de l’oppression dans la science en elle-même. Je ne connais aucun argument face à l’irrationalité. Je ne pense pas que les méthodes scientifiques aspirent à autre chose qu’à être raisonnable, et je ne vois pas pourquoi les anarchistes ne devraient pas être raisonnables". Comme Chomsky, j’ai encore moins de patience envers une tendance bizarre qui s’est développée, sous différentes formes, au sein de l’anarchisme : "Il me semble remarquable que les intellectuels de gauche aujourd’hui devraient chercher à priver les personnes opprimées des joies de la compréhension et de la perspicacité, mais également d’outils d’émancipation, en nous informant que le projet des Lumières est mort, que nous devons abandonner les illusions de la science et de la rationalité - un message qui fera chaud au cœur des puissants..."

Devant nous, à l’avenir, se dessine la tâche de concevoir le profil du chercheur anarchiste. Quel serait son rôle? Pas de donner des conférences magistrales, certainement, comme le font les vieux intellectuels de gauche. Il ne serait pas un enseignant mais quelqu’un qui s’inscrirait dans un rôle nouveau et difficile : celui de présenter les intérêts de l’élite dominante soigneusement cachés derrière des discours prétendument objectifs.

Il doit aider les militants et les alimenter en faits. Il est nécessaire d’inventer une nouvelle forme de communication entre les militants et les chercheurs militants. Il est nécessaire de créer un mécanisme collectif qui relierait les scientifiques, les travailleurs et les militants libertaires. Il est nécessaire de fonder des instituts, des revues des communautés scientifiques libertaires internationales. Je pense qu’ainsi le sectarisme, un phénomène malheureusement très répandu dans l’anarchisme moderne, perdrait de sa vigueur. Parmi les tentatives organisées pour résister à ce sectarisme, l’esquisse d’une nouvelle internationale anarchiste, que l’on m’a communiqué dernièrement et que je vais vous présenter maintenant.

L’ INTERNATIONALE ANARCHISTE est une initiative ayant pour but d’offrir un lieu pour des anarchistes de toutes les parties du monde qui souhaitent exprimer leur solidarité mutuelle, faciliter la communication et la coordination, apprendre mutuellement des efforts et des expériences des autres, et donner un écho plus grand à la parole et aux perspectives anarchistes dans les milieux politiques radicaux, mais qui souhaite le faire d’une façon qui rejette toute trace de sectarisme, d’avant-gardisme et d’élitisme révolutionnaire.  

Nous ne considérons pas l’anarchisme comme une philosophie inventée au 19ème siècle en Europe, mais plutôt comme la pratique et la théorie mêmes de la liberté – cette liberté authentique qui n’est pas construite sur le dos des autres – un idéal qui a été perpétuellement redécouvert, rêvé, pour lequel on s’est battu sur tous les continents et à toutes les périodes de l’histoire humaine. L’anarchisme aura toujours des milliers de courants, parce que la diversité fera toujours partie de l’ essence de la liberté, mais créer des réseaux de solidarité peut les rendre tous plus puissants.

 ********* CARACTERISTIQUES: *********


1) Nous sommes anarchistes parce que nous croyons que la liberté et le bonheur humain seraient mieux garantis par une société basée sur des principes d’auto-organisation , d’ association volontaire, d’assistance mutuelle et parce que nous refusons toute forme de relations sociales basées sur la violence systémique , telles que l’état ou le capitalisme.
2) Nous sommes cependant profondément anti-sectaires, ce qui signifie que:
a) nous n’essayons pas de faire valoir aucune forme particulière d’anarchisme au détriment des autres: Plateformiste, Syndicaliste, Primitiviste, Insurrectioniste ou toutes autres. Ni ne voulons exclure personne sur ces bases – nous considérons la diversité comme un principe en lui-même, limité seulement par notre refus commun des structures de domination racisme, sexisme, fondamentalisme, etc.

b) puisque nous ne considérons pas tant l’anarchisme comme une doctrine que comme un processus, un mouvement, vers une société libre, juste et durable , nous pensons que les anarchistes ne devraient pas se contenter de coopérer avec ceux qui s’identifient comme anarchistes , mais devraient rechercher activement à coopérer avec quiconque travaille à créer un monde basé sur ces mêmes grands principes libératoires, et, en fait, apprendre d’eux. L’un des buts de l’Internationale est de faciliter cela :à la fois de faciliter la mise en relation de ces millions de personnes à travers le monde qui sont, en réalité, anarchistes sans le savoir, avec les réflexions de ceux qui ont travaillé dans cette tradition même, et, en même temps, d’enrichir la tradition anarchiste elle-même à travers les contacts avec ces expériences.

3) Nous rejetons toute forme d’avant-gardisme et nous pensons que le rôle réel de l’intellectuel anarchiste ( rôle qui devrait être ouvert à tous) est de prendre part au dialogue en cours : apprendre des expériences de luttes et de constructions communautaires populaires et offrir en retour les fruits de la réflexion sur ces expériences, non pas dans un esprit de diktat, mais comme un cadeau.

4) Quiconque acceptant ces principes est membre de l’ Internationale Anarchiste et tout membre de celle-ci est habilité à agir comme porte-parole si il le souhaite. Puisque nous apprécions la diversité nous ne nous attendons pas à une uniformité de d’opinions autre que l’acceptation des principes eux-mêmes (et bien sûr, la reconnaissance de l’existence d’une telle diversité )

5) L’organisation n’est ni un bien ni un mal en elle-même; le niveau de structure organisationnel approprié à tout projet ou tâche précise ne peut jamais être décidé à l’avance mais ne peut être que déterminé par ceux qui y sont engagés. En ce qui concerne donc tout projet initié au sein de l’Internationale: il reviendra à ses initiateurs de déterminer la forme et le niveau d’organisation appropriés. En ce sens, une structure de prise de décision n’est pas nécessaire pour l’Internationale en elle-même mais si, à l’avenir, des membres ressentent le contraire, il leur appartiendra de déterminer son type de fonctionnement, étant entendu que cela respectera l’idée générale de décentralisation et de démocratie directe.
En outre, l’anarchisme doit se tourner vers les expériences d’autres mouvements sociaux. Il doit s’inclure dans les évolutions des sciences sociales progressistes. Il doit être en collusion avec les idées émises par les cercles proches de l’anarchisme. Prenons par exemple l’idée de l’économie participative (1) qui représente une vision économiste anarchiste par excellence et qui complète et rectifie la tradition économiste anarchiste. Il serait avisé d’écouter ces voix qui avertissent de l’existence de trois classes principales dans le capitalisme moderne , et non pas seulement deux. Il existe également une autre classe sociale, appelée classe coordinatrice par ces théoriciens. Son rôle est de contrôler le travail de la classe ouvrière. Elle inclut la hiérarchie des cadres les consultants professionnels et les conseillers, qui occupent une place centrale dans leur système de contrôle – tels les avocats, les ingénieurs, les agents financiers, etc. Ils bénéficient de leur position de classe grâce à leur monopolisation relative de la connaissance, des compétences et des relations. C’est ce qui leur permet d’avoir accès aux positions qu’ils occupent au sein des hiérarchies des entreprises et des gouvernements.

Autre point à prendre en compte, la classe coordinatrice est capable d’être une classe gouvernante. C’est en fait la vraie signification historique de l’Union Soviétique et des autres pays prétendus communistes. Ce sont en fait des systèmes qui donnent le pouvoir à la classe coordinatrice.

Enfin, je pense que l’anarchisme moderne doit se tourner vers une vision politique.

Cela ne signifie pas que les différences tendances de l’anarchisme ne plaident pas pour des formes très précises d’organisation sociale, bien que souvent nettement différentes les unes des autres. Pour l’essentiel, cependant, l’anarchisme dans son ensemble soumet une "liberté négative", c’est à dire une liberté qui "s’oppose à", plutôt qu’une liberté substantive "pour".
Bien sûr, l’anarchisme salue souvent son attachement à la liberté négative comme la preuve de son pluralisme, de sa tolérance idéologique ou de sa créativité. Cependant, l’échec de l’anarchisme pour énoncer les circonstances historiques qui auraient pu rendre possible l’établissement d’une société anarchiste sans état pose un problème à la pensée anarchiste qui reste irrésolu à ce jour. Un ami me disait, il y a peu, que "vous autres anarchistes vous débrouillez toujours pour garder les mains propres, de telle manière que vous vous retrouvez sans mains du tout." Je pense que cette remarque résume exactement le manque d’une réflexion plus sérieuse quant à une vision politique. 

Pierre Joseph Proudhon a essayé de formuler une image concrète d’une société libertaire. Sa tentative s’est révélée être un échec et, selon mon opinion, totalement décevante. Cependant, cet échec ne doit pas nous décourager souligne la voie suivie par les écologistes sociaux, par exemple, en Amérique du Nord – une voie menant à la formulation d’une vision politique anarchiste sérieuse. Le modèle anarchiste devrait également essayer de répondre à la question : "quelles sont les alternatives constructives anarchistes aux législatures, tribunaux, forces de police, et diverses instances exécutives" pour "offrir une vision politique qui inclut la législation, la mise en œuvre, l’adjudication et la défense et qui montre comment chacune de ces tâches pourraient être accomplies de façon anti-autoritaire. Promouvoir des perspectives positives ne fournirait pas seulement un espoir à long terme si nécessaire à notre militantisme, mais informerait aussi sur nos alternatives immédiates face aux systèmes actuels électoral, législatif, judiciaire et de maintien de l’ordre nos réponses immédiates, et, par conséquent, sur de nombreux choix stratégiques de notre part
Enfin, quelles seraient les implications stratégiques de la promotion d’un tel modèle?

Lors de contacts avec des militants anarchistes, j’ai entendu plusieurs fois une proposition avec laquelle je n’ai aucune sympathie et pour laquelle je n’ai aucune explication. Nous devrions, disaient-ils faire un effort et vivre moins bien pour que les choses aillent mieux. A l’inverse de cette logique extraordinaire, qui signifie "plus c’est pire et meilleur c’est", je pense qu’il serait plus raisonnable et beaucoup plus pratique d’écouter l’avis d’anarchistes argentins qui plaident pour "l’élargissement de la cage". Une telle stratégie impliquera, au contraire, de se battre pour et d’obtenir des réformes, faute de révolution, de manière à, en même temps, améliorer les conditions et les options des gens immédiatement et de créer également des opportunités pour de futures victoires à l’avenir. Elle indiquera que, plaider pour une société nouvelle n’implique pas d’ignorer les difficultés et les souffrances actuelles mais que lorsque nous travaillons à combattre des maux actuels, pour rendre la situation meilleure immédiatement, nous devrions le faire de façon à éveiller les consciences, renforcer nos communautés et développer nos organisations et que cela conduit par conséquent à une trajectoire de changements continuels aboutissant à l’élaboration de nouvelles structures économiques et sociales. Élargir la cage n’exclut pas les luttes populaires à court terme, pour des augmentation de salaires, la fin d’une guerre, la discrimination positive, de meilleures conditions de travail, un budget participatif, un impôt progressif ou radical, une semaine de travail plus courte à plein traitement, l’abolition du FMI, ou quoi que ce soit d’autre - parce que cela tient compte de la réalité du développement de la conscience et de l’organisation des gens à travers les luttes et évite le genre de mépris parmi les militants envers les efforts courageux des gens pour améliorer la qualité de leurs vies.

En guise de conclusion, je pense qu’un tel modèle d’anarchisme moderne pourrait jouer un rôle constructif, à construire, face aux actuelles horreurs du capitalisme, un mouvement post-marxiste qui pourrait se réclamer des valeurs des Lumières et qui pourraient finalement en réaliser le potentiel entier.

Merci.

J’aimerais remercier mes amis David Graeber, Uri Gordon et Michael Albert.Toutes les idées que vous avez pu lire pourraient très bien avoir été inventées par l’un d’eux.
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Re: Textes inédits traduits

Messagede L . Chopo » 09 Jan 2013, 14:16

Le chronomètre et le sabot (1) : le management scientifique et les Industrial Workers of the World

Sur autrefutur.net, la traduction d’un texte de Mike Davis (Radical America Vol. 9 N° 1, Janvier Février 1975) (2) sur le développement des techniques de management Tayloristes pour briser la solidarité des travailleurs/euses et la réponse du syndicat IWW.

Trop long pour une lecture à l’écran (16 pages), seule l’introduction est en ligne. Le texte complet est en téléchargement.

Image

Voir sur : http://www.autrefutur.net/Le-chronome%C ... e-sabot-le


L.Chopo


(1) Le sabot était un symbole anarchiste au XIXe et au début du XXe siècles, bien que son utilisation ait progressivement disparue depuis.
(2) Publié sur le site britannique libcom.org, dans sa rubrique « History », sous le titre « The Stopwatch and the Wooden Shoe : Scientific Management and the Industrial Workers of the World ».

.
L. Chopo
Pour la Confédération Nationale des Travailleurs - Solidarité Ouvrière (CNT-SO)
http://www.cnt-so.org


"Il faut que la critique se dérobe à la mise en demeure permanente d'indiquer des solutions sur-le-champ." -Anselm Jappe-
L . Chopo
 
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Re: Textes inédits traduits

Messagede digger » 09 Jan 2013, 18:54

Le but du topic est la publication de textes non traduits déjà par des membres du forum, pas de reproduire ou de signaler des traductions. Ca peut être fait en ouvrant un topic dans Partage.
Merci de d'avoir signalé le texte,en tout cas.
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Re: Textes inédits traduits

Messagede digger » 09 Jan 2013, 18:57

La Plate-forme d'organisation d’une Union Générale des Anarchistes est un mode d'organisation anarchiste proposé par le groupe des anarchistes russes à l'étranger, paru le 20 juin 1926 dans la revue Dielo Trouda. http://www.nestormakhno.info/french/platform/org_plat.htm
En octobre 1927, Errico Malatesta publie dans Le Réveil Anarchiste une réponse à la plate-forme intitulée Un projet d'organisation anarchique.http://www.nestormakhno.info/french/mal_rep1.htm Suite à la publication de cet article, Makhno écrivit une lettre à Malatesta À propos de la Plate-forme, 1928 [Texte traduit ci-dessous] dans laquelle il défend le principe de responsabilité collective comme étant une preuve que l'anarchisme peut être un guide pour les travailleurs en période révolutionnaire.
Et la réponse de Malatesta, qui suit.
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Extrait de Errico Malatesta THE ANARCHIST REVOLUTION Polemical Articles 1924-1931
Edité et préfacé par Vernon Richards
Freedom Press London 1995

À propos de la Plate-forme,
Lettre à Errico Malatesta de Nestor Makhno. 1928


Cher camarade Malatesta,
J’ai lu ta réponse au projet de plateforme d'organisation d’une Union Générale des Anarchistes, un projet publié par le groupe des anarchistes russes à l’étranger.

Mon impression est que soit tu as mal compris le projet de "plateforme", sois que ton refus de reconnaître la responsabilité collective dans l’action révolutionnaire et le rôle d’orientation que les forces anarchistes doivent jouer, découlent d’une profonde conception de l’anarchisme qui te conduit à ne pas prendre en compte ce principe de responsabilité .

C’est, cependant, un principe fondamental, qui guide chacun d’entre nous dans notre façon de comprendre l’idée anarchiste, dans notre détermination à ce qu’elle pénètre les masses, dans son esprit de sacrifice. C’est grâce à lui qu’un homme peut choisir la voie révolutionnaire et ignorer les autres. Sans lui, aucun révolutionnaire n’aurait la force nécessaire, la volonté ou l’intelligence de supporter le spectacle de la misère sociale, et encore moins de la combattre. C’est à travers l’inspiration de la responsabilité collective que les révolutionnaires de tous bords et de toutes tendances ont uni leurs forces; c’est sur cela qu’ils ont fondé leurs espoirs que leurs révoltes fragmentaires - révoltes qui ont ouvert la voie aux opprimés – ne l’ont pas été en vain, que les opprimés comprendraient leurs aspirations, en tireraient les enseignements appropriés à leur époque et les utiliseraient pour trouver de nouvelles voies vers leur émancipation.

Toi-même, cher Malatesta, reconnaît la responsabilité individuelle de l’anarchiste révolutionnaire. Et, qui plus est, tu y as prêté ton concours à travers ta vie de militant. Du moins, c’est comme cela que j’ai compris tes écrits sur l’anarchisme. Mais tu nies la nécessité et l’utilité de la responsabilité en ce qui concerne les tendances et les actions du mouvement anarchiste dans son ensemble. La responsabilité collective t’inquiète; alors tu la rejettes.

Pour ma part, ayant l’habitude d’être exposé pleinement aux réalités de notre mouvement, ton déni de la responsabilité collective me frappe, non seulement parce qu’il est sans fondement, mais qu’il est aussi dangereux pour la révolution sociale, dont tu serais bien avisé de prendre en compte l’ expérience quand arrive le moment de mener une bataille décisive contre tous nos ennemis en même temps. Aujourd’hui, mon expérience des luttes révolutionnaires du passé me conduit à penser que, quelque soit l’ordre du déroulement des évènements révolutionnaires, on a besoin de donner d’importantes directives, à la fois idéologiques et tactiques. Cela signifie que, seul, un esprit collectif, intelligent et dévoué à l’anarchisme, peut satisfaire aux besoins de ce moment-là, à travers une volonté responsable collective. Aucun d’entre nous n’a le droit d’esquiver cette part de responsabilité. Au contraire, si cela a été jusqu’à maintenant ignoré parmi les rangs des anarchistes, cela doit devenir aujourd’hui, pour nous anarchistes communistes, un article de notre programme théorique et pratique.
Seuls, l’esprit collectif de ses militants et leur responsabilité collective permettront à l’anarchisme moderne d’éliminer de ses milieux l’idée, historiquement fausse, que l’anarchisme ne peut pas être un guide, ni en terme d’idéologie, ni en pratique - pour la masse des travailleurs dans une période révolutionnaire et, par conséquent, ne pourrait pas inclure une responsabilité globale .

Je ne m’attarderai pas, dans cette lettre, sur les autres points de ton article contre le projet de "plateforme", comme celui où tu vois une "église et une autorité sans police". J’exprimerai seulement ma surprise de te voir utiliser un tel argument dans ta critique. J’y ai réfléchi longuement et je ne peux pas accepter ton opinion.

Non, tu as tort. Et parce que je ne suis pas d’accord avec ta réfutation, en utilisant des arguments trop faciles, je pense que je suis en droit de te demander:

I. L’anarchisme devrait-il prendre quelques responsabilités dans la lutte des travailleurs contre leurs oppresseurs, le capitalisme et son serviteur, l’Etat?
Si non, peux-tu me dire pourquoi? Si oui, les anarchistes doivent-ils travailler à permettre à leur mouvement d’exercer une influence sur la même base que l’ordre social ?
2. L’anarchisme peut-il, dans l’état de désorganisation actuel, exercer une quelconque influence, idéologique ou pratique, sur la situation sociale et la lutte de la classe ouvrière?
3. Quels sont les moyens que devraient adopter l’ anarchisme, en dehors de la révolution, et quels sont les moyens dont il peut disposer pour prouver et affirmer ses concepts constructifs ?
4. Est-ce que l’anarchisme a besoin de ses propres organisations permanentes, liées étroitement entre elles par l’unité d’objectifs et d’actions pour atteindre ses buts?
5. Qu’est-ce que les anarchistes entendent par établir des institutions en vue de garantir le libre développement de la société?
6. Est-ce que l’anarchisme , dans une société communiste qu’il conçoit, peut se passer d’institutions sociales? Si oui, par quels moyens? Si non, If no, lesquelles devrait-il reconnaitre et sous quels noms les créerait-il? Les anarchistes y joueraient-ils un rôle déterminant, donc de responsables, ou se contenteraient-ils d’être des auxiliaires sans responsabilité?

Ta réponse, cher Malatesta, revêtira une grande importance pour moi pour deux raisons. Elle me permettra de mieux comprendre ta façon de voir les choses en ce qui concerne les questions d’organisation des forces anarchistes et du mouvement en général. Et, soyons francs, ton opinion est immédiatement acceptée par la plupart des anarchistes et sympathisants sans aucune discussion, comme celle d’un militant expérimenté qui est resté fidèle,sa vie durant, à son idéal libertaire. Par conséquent, de ton attitude dépend, dans une certaine mesure, si une étude complète des questions urgentes que pose cette époque à notre mouvement sera entreprise, et donc, si son cours sera ralenti ou fera un nouveau bond en avant. En stagnant dans le passé et le présent, notre mouvement n’ y gagnera rien. Au contraire, il est essentiel que, compte tenu des événements qui se profilent devant nous, il se donne toutes les chances de remplir son rôle.

J’attache beaucoup d’importance à ta réponse.
Salutations révolutionnaires

Nestor Makhno
Modifié en dernier par digger le 10 Jan 2013, 13:16, modifié 1 fois.
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Réponse de Malatesta à Nestor Makhno

Messagede digger » 10 Jan 2013, 13:13

Extrait de Errico Malatesta THE ANARCHIST REVOLUTION Polemical Articles 1924-1931
Edité et préfacé par Vernon Richards
Freedom Press London 1995

Réponse de Malatesta à Nestor Makhno


Cher camarade,

J’ai finalement eu la lettre que tu m’as envoyé il y a plus d’un an, au sujet de ma critique du projet d’organisation d’une Union Générale des anarchistes, publié par un groupe d’anarchistes russes à l’étranger et connu dans notre mouvement sous le nom de "Plateforme" .

En sachant ma situation comme c’est le cas, tu as certainement compris pourquoi je n’ai pas répondu.

Je ne peux pas participer comme je le voudrais aux discussions sur les questions qui nous intéressent le plus, parce que la censure m’empêche de recevoir à la fois les publications qui sont considérées comme subversives ou les lettres qui traitent de sujets politiques ou sociaux, et seulement après de longs délais, ai-je la chance hasardeuse d’entendre les lointains échos de ce que disent et font les camarades
Par conséquent, je sais que la "Plateforme" et mes critiques de celle-ci ont été largement débattues, mais je ne sais rien ou très peu de ce qui a été dit; et ta lettre est le premier document écrit sur le sujet que j’ai réussi à avoir.

Si nous pouvions correspondre librement, je t’aurais demandé avant que d’entamer la discussion, de clarifier tes vues, qui, peut-être à cause d’une traduction imparfaite du russe vers le français, me semblent quelque peu obscures. Mais les choses étant ce qu’elles sont, je répondrai à ce que j’ai compris et j’espère que je pourrai ensuite avoir ta réponse.
Tu es surpris que je n’accepte pas le principe de responsabilité collective, que tu crois être un principe fondamental qui guide, et doit guider, les révolutionnaires du passé, du présent et du futur.
Pour ma part, je m’étonne que la notion de responsabilité collective puisse même franchir les lèvres d’un anarchiste.
Je sais que les militaires ont l’habitude de décimer les régiments de soldats rebelles ou de soldats qui se sont mal comportés face à l’ennemi, en les fusillant sans distinction. Je sais que les chefs des armées n’ont aucun scrupule à détruire des villages ou des villes et à massacrer leur population entière, y compris les enfants, parce que quelqu’un a essayé de résister à l’ invasion. Je sais que, à travers les âges, les gouvernements ont, de plusieurs façons, menacé de, et appliqué, le système de responsabilité collective, pour mettre un frein aux rebellions, imposer des impôts, etc. Et je comprends que cela pourrait être des moyens efficaces d’intimidation et d’oppression.

Mais comment des personnes qui combattent pour la liberté et la justice peuvent parler de responsabilité collective alors qu’elle ne peuvent être concernées que par la responsabilité morale, que des sanctions matérielles s’ensuivent ou non?! ! !

Si, par exemple, dans un conflit avec une force armée, l’homme à côté de moi agit comme un lâche, cela peut me nuire comme nuire à tout le monde, mais le déshonneur ne peut être que le sien pour son manque de courage à remplir la tâche qu’il s’était attribué. Si, dans un complot, un comploteut trahit et envoie ses compagnons en prison, les personnes trahies sont-elles responsables de la trahison?
La 'Plateforme' dit : ' l'Union toute entière sera responsable de l'activité révolutionnaire et politique de chaque membre; de même, chaque membre sera responsable de l'activité révolutionnaire et politique de toute l'Union'

Cela peut-il être conciliable avec les principes d’autonomie et de libre initiative professées par les anarchistes? J’ai répondu alors "Mais si l'Union est responsable de ce que fait chacun de ses membres, comment laisser à chaque membre en particulier et aux différents groupes la liberté d'appliquer le programme commun de la façon qu'ils jugent la meilleure? Comment peut-on être responsable d'un acte si l'on a pas la faculté de l'empêcher? Donc l'Union, et pour elle le Comité exécutif, devrait surveiller l'action de tous les membres en particulier, et leur prescrire ce qu'ils ont à faire ou à ne pas faire, et comme le désaveu du fait accompli n'atténue pas une responsabilité formellement acceptée d'avance, personne ne pourrait faire quoi que ce soit avant d'en avoir obtenu l'approbation, la permission du Comité. Et, d'autre part, un individu peut-il accepter la responsabilité des actes d'une collectivité avant de savoir ce qu'elle fera, et comment peut-il l'empêcher de faire ce qu'il désapprouve ? (2)

Bien sûr, j’accepte et soutient l’idée que quiconque s’associe et coopère avec d’autres dans un but commun doit être conscient de la nécessité de coordonner : ses actions avec celles de ses camarades, et ne rien faire qui nuise au travail des autres et à la cause commune, par conséquence; et respecter l’accord qui a été conclu – excepté en cas de souhait sincère de quitter l’association lorsque émergent des différences d’opinion ou des changements de circonstances , ou encore un conflit sur les méthodes privilégiées qui rend toute coopération impossible ou inadéquate. Tout comme je maintiens que ceux qui ne sont pas d’accord ou ne pratiquent pas ces devoirs doivent être exclus de l’association.

Peut-être qu’en parlant de responsabilité collective, tu entendais précisément l’accord et la solidarité qui doivent exister au sein des membres d’une association. Si cela est le cas, ton expression équivaut à un usage incorrect de la langue, mais ne serait qu’en réalité, une question secondaire de terme et nous tomberions rapidement d’accord.

La question réellement importante que tu soulèves dans ta lettre concerne la fonction (le rôle) des anarchistes dans le mouvement social et les moyens de le mettre en oeuvre C’est la question des fondements, de la raison d’être de l’anarchisme et nous devons d’être clairs sur ce que nos voulons dire.

Tu demandes si les anarchistes (dans le mouvement révolutionnaire et dans l’organisation communiste de a société) assumeraient un rôle de direction et donc de responsabilité ou se contenteraient d’être des auxiliaires sans responsabilité.

Ta question me laisse perplexe, du fait de son manque de précision. Il est possible de diriger à travers des avis et des exemples, en laissant les gens – ayant les opportunités et les moyens de satisfaire leurs propres besoins par eux-mêmes – de choisir leurs méthodes et leurs solutions si elles sont, ou semblent être, meilleures que celles suggérées et expérimentées par d’autres.
Mais il est aussi possible de diriger en saisissant les commandes, c’est à dire en devenant un gouvernement et d’imposer ses propres idées et intérêts par le biais de méthodes policières.
Vers quelle voie veux tu te diriger?

Nous sommes anarchistes parce que nous pensons que un gouvernement (tout gouvernement) est mauvais, et qu’il n’est pas possible d’obtenir la liberté, la solidarité et la justice sans liberté. Nous ne pouvons donc pas aspirer à un gouvernement et nous devons faire tout notre possible pour empêcher d’autres -classes, partis o individus - de prendre le pouvoir et de devenir des gouvernements.
La responsabilité des dirigeants, une notion à travers laquelle il me semble, tu veux t’assurer que les masses soient protégées de leurs propres abus et erreurs, ne signifie rien pour moi. Ceux qui sont au pouvoir ne sont pas vraiment responsables, excepté lorsqu’ils sont confrontés à une révolution, et nous ne pouvons pas faire une révolution tous les jours, et généralement cela n’arrive qu’après que le gouvernement a fait tout le mal qu’il pouvait.

Tu comprendras que je suis loin de penser que les anarchistes devraient se contenter d’être les simples auxiliaires d’autres révolutionnaires, qui, n’étant pas anarchistes, aspirent naturellement à devenir le gouvernement.

Au contraire, je crois que nous, anarchistes, convaincus de la validité de notre programme, devons faire tout notre possible pour acquérir une influence prépondérante afin de tirer le mouvement vers la réalisation de nos idéaux. Mais une telle influence doit être gagnée en faisant plus et mieux que les autres, et ne sera utile que si elle est gagnée de cette façon. .
Aujourd’hui, nous devons approfondir, développer et propager nos idées et coordonner nos forces dans une action commune. Nous devons agir au sein du mouvement ouvrier pour éviter qu’il soit bridé et corrompu par la recherche exclusive de petites améliorations compatibles avec le système capitaliste ; et nous devons agir d’une manière qui contribue à préparer à une transformation sociale complète. Nous devons travailler avec les masses inorganisées, et peut-être inorganisables, pour éveiller l’esprit de révolte, le désir et l’espoir d’une vie libre et heureuse. Nous devons initier et soutenir tous les mouvements qui visent à affaiblir les forces de l’Etat et du capitalisme et à élever le niveau intellectuel et matériel des conditions de vie des travailleurs. Nous devons, en résumé, préparer et nous préparer, moralement et matériellement, à l’acte révolutionnaire qui ouvrira la voie du futur.

Et puis, pendant la révolution, nous devons prendre une part énergique (si possible avant et plus efficacement que les autres) dans la lutte matérielle essentielle et la conduire vers la limite ultime en détruisant toutes les forces répressives de l’Etat. Nous devons encourager les ouvriers à prendre le contrôle des moyens de production (terres, mines, usines, ateliers, moyens de transport, etc) et des stocks de biens manufacturés; organiser immédiatement,une distribution équitable des biens de consommation et, en même temps, fournir les produits nécessaires au commerce entre communes et régions pour la continuité et l’intensification de la production et de tous les services utiles à la population.

Nous devons, de toutes les manières possibles et selon les circonstances locales et opportunités, promouvoir l’actions des associations de travailleurs, les coopératives, les groupes – pour empêcher l’émergence de nouveaux pouvoirs autoritaires, de nouveaux gouvernements, en nous y opposant par la violence si nécessaire,mais par dessus tout, en les rendant inutiles . Et là où nous ne trouverons pas de consensus suffisant parmi la population et ne pourrons pas éviter le rétablissement de l’Etat avec ses institutions autoritaires et ses corps coercitifs, nous devons refuser d’y participer et de le reconnaitre , en nous rebellant contre son imposition et demander une pleine autonomie pour nous-mêmes et pour toutes les minorités dissidentes. En d’autres termes, nous devons rester dans notre état de rébellion actuel ou potentiel, dans l’impossibilité de gagner dans le présent, nous devons au moins nous préparer pour l’avenir .

Est-ce cela que tu veux dire part le rôle que les anarchiste devraient jouer dans la préparation et le déroulement de la révolution?
De ce que je connais de toi et de ton travail, je serais enclin à le croire.

Mais, lorsque je vois que dans l’Union que tu soutiens, il existe un Comité Exécutif pour donner une orientation idéologique et organisationnelle à l’association, je suis assailli par le doute que tu aimerais voir aussi, au sein du mouvement général, un corps central qui dicterait, de manière autoritaire, le programme théorique et pratique de la révolution.

Si il en est ainsi, nous sommes aux antipodes l’un de l’autre.

Ton organisation, ou tes organes de direction, peuvent bien être composées d’anarchistes, mais elles ne deviendraient rien d’autre qu’un gouvernement. En croyant, en toute bonne foi, qu’ils sont nécessaires au triomphe de la révolution,il s’assureraient, en priorité, d’être suffisamment bien placé et assez forts pour imposer leur volonté. Ils créeraient par conséquent des corps armés pour la défense matérielle et une bureaucratie pour relayer leurs consignes, et, ce faisant, ils paralyseraient le mouvement populaire et tueraient la révolution.
C’est ce qui, je pense, est arrivé aux bolchéviques.

C’est pourquoi je pense que le principal n’est pas la victoire de nos plans, nos projets, nos utopies, qui de toute façon ont besoin de la confirmation de l’expérience et peuvent être modifiés par celle-ci, développés et adaptés selon les conditions morales et matérielles réelle selon les lieux et les époques. Ce qui importe le plus, c’est que la population, hommes et femmes, perdent leurs habitudes et instincts moutonniers que des milliers d’années d’esclavage leur ont instillé et qu’elle apprenne à penser et à agir librement.

Et c’est à cette grande tâche de libération morale que les anarchistes doivent se consacrer spécialement. .

Je te remercie de l’attention que tu as accordé à ma lettre et, dans l’espoir d’avoir à nouveau de tes nouvelles, je t’envoie mes cordiales salutations.

Errico Malatesta
Risveglio (Geneva), Décembre 1929

---------------------------
NDT
1. Pendant les premières années du gouvernement fasciste en Italie, de 1924 à 1926, Malatesta continue à publier le journal clandestin Pensiero e Volontà. ,malgré la censure. Puis il sera surveillé en permanence et condamné à s’isoler des mouvements anarchistes.
2. Un projet d'organisation anarchique Errico Malatesta
http://www.nestormakhno.info/french/mal_rep1.htm

J'ignore si il y a eu une suite à la correspondance entre Makhno et Mlatesta. Je n'en ai pas trouvé trace.

No copyright. Ce texte peut être reproduit librement sous quelle que forme que ce soit.
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Prise de paroles devant les jurés

Messagede digger » 11 Jan 2013, 14:59

Image


Après l’entrée des Etats-Unis dans la première guerre mondiale en avril 1917, le président Wilson a signé une loi sur le service militaire fixant le 4 juin comme date d’inscription des jeunes gens âgés de 21 ans à 31 ans. Emma Goldman et Alexander Berkman ont aidé à organiser la No Conscription League qui encourageait à ne pas aller s’inscrire.
Le 15 juin 1917, Goldman et Berkman sont arrêtés et inculpés de complot pour faire obstruction au service militaire. Jugés coupables, ils sont condamnés à deux ans de prison et le juge recommande leur expulsion à la fin de leur peine.

Source :http://ucblibrary3.berkeley.edu/Goldman/Writings/Speeches/170709.html

Prise de paroles devant les jurés

Emma Goldman New York City le 9 juillet 1917


Messieurs les jurés:

Tout comme mon co-accusé, Alexander Berkman, c’est aussi la première fois de ma vie que je m’adresse à un jury. J’ai eu une fois l’occasion de parler à trois juges.
Le lendemain de notre arrestation, le chef de la police et le bureau du procureur ont annoncé que des "gros poissons" de No-Conscription avaient été attrapés et qu’il n’y aurait plus de fauteurs de troubles et de perturbateurs pour interférer avec les efforts hautement démocratiques du gouvernement d’appeler sous les drapeaux ses jeunes gens pour la boucherie en Europe. Quel dommage que les fidèles serviteurs du gouvernement, incarnées par le chef de la police et le procureur, aient utilisé un filet si léger et faible pour leur grosse prise. Au moment où les pêcheurs ont tiré à terre leur filet lourdement chargé, il s’est rompu et tout le travail ne fut qu’énergie gaspillée.

Les méthodes employées par le Marshal McCarthy et ses tas d’héroïques guerriers furent assez sensationnelles pour satisfaire les célèbres homme du cirque, Barnum & Bailey. Une douzaine, ou plus, de héros, prêts à risquer leur vie pour leur pays, grimpant quatre à quatre deux étages d’escaliers, tout cela pour découvrir les deux dangereux fauteurs de troubles et perturbateurs, Alexander Berkman et Emma Goldman, dans leur bureau respectif, tranquillement en train de travailler, ne brandissant pas un poignard, ni un pistolet, ni une bombe mais tenant à la main un simple stylo! En vérité, cela demande du courage pour attraper de tels gros poissons.

Sûrement, deux agents équipés d’un mandat auraient suffit pour mener à bien l’arrestation des accusés Alexander Berkman et Emma Goldman. Même la police sait que ni l’un ni l’autre n’avons l’habitude de nous enfuir ou de nous cacher sous notre lit. Mais la comédie-farce devait être correctement mise en scène si le Marshal et le procureur voulaient accéder à l’immortalité. D’où l’arrestation sensationnelle; d’où aussi la descente dans les bureaux de The Blast (1), Mother Earth, et de la No-Conscription League.

Dans leur zèle pour sauver la patrie des fauteurs de troubles, le Marshal et ses aides n’ont même pas considéré comme nécessaire de produire un mandat de perquisition. Après tout, qu’importe un simple bout de papier quand on est appelé à faire une descente dans les bureaux d’anarchistes! Quelle importance revêt la sacro-sainte propriété,le droit à la vie privée pour des représentants de l’ordre dans leurs affaire avec des anarchistes! A notre époque d’entrainement militaire pour la guerre, un bureau d’anarchiste est un terrain de camping approprié. Est-ce que les messieurs qui sont venus avec le Marshal McCarthy auraient osé entrer dans les bureaux de Morgan, Rockefeller, ou tout autre de ce genre d’hommes sans mandat de perquisition ? Ils ne nous l’ont jamais montré bien que nous leur ayons demandé. Pourtant, ils transformèrent nos bureaux en champ de bataille, de telle manière que, quand ils en eurent terminé,ils ressemblaient à la Belgique envahie, à cela près que les envahisseurs n’étaient pas des barbares prussiens mais de bons américains patriotes déterminés à faire de New York un endroit sain pour la démocratie.

Le décor ayant été planté de faon adéquate pour la comédie en trois actes, et le premier acte ayant été joué avec succès en enfournant les malfaiteurs dans une voiture follement stylée – qui a brûlé tous les feux rouges et a failli de peu écraser tout le monde sur son chemin –le second acte s’est révélé encore plus ridicule. Cinq mille dollars de caution avait été demandé et un bien immobilier s’est vu refusé, offert par un homme dont la propriété est estimée à trois mille dollars, et après que le procureur ait réfléchi, puis, en fait, promis d’accepter la propriété pour un des accusés, Alexander Berkman, violant ainsi tous les droits garantis même au criminel le plus abominable.

Enfin, le troisième acte, joué par le gouvernement dans ce tribunal la semaine dernière. Il est dommage que l’accusation ne connaisse pas grand chose à la construction dramatique sinon elle se serait dotée d’une meilleure dramaturgie pour suivre le script de la pièce. En fait, le troisième acte est tombé à plat, complètement, et la question se pose, pourquoi une telle tempête dans un verre d’eau? Messieurs du jury, mon camarade et co-accusé étant revenu attentivement et en détail sur les preuves présentées par l’accusation, et ayant démontré leur complète incapacité à prouver les accusations de complot ou tout autre acte manifeste (2) pour mener à bien ce complot, je n’abuserai pas de votre patience en allant sur le même terrain, sinon pour souligner quelques points. Accuser quelqu’un d’avoir comploté pour avoir fait quelque chose pour laquelle ils se sont engagées durant toute leur vie, à savoir leur campagne contre la guerre, le militarisme et la conscription comme contraire aux intérêts supérieurs d l’humanité, est une insulte à l’intelligence humaine.

Et comment l’accusation a t’elle été prouvée? Par le fait que Mother Earth et The Blast étaient imprimés par le même imprimeur et reliés dans le même atelier de reliure. Et par la preuve supplémentaire que le même livreur a distribué les deux publications! Et par le fait encore plus éclairant que le 2 juin, Mother Earth et The Blast furent donnés à un journaliste à sa demande,, et gratis, s’il vous plaît. Messieurs les jurés, vous avez vu ce journaliste témoigner de cet acte manifeste. L’un d’entre vous a t’il l’impression que l’homme était en âge d’être enrôlé et, si non, comment est-il possible que le fait de donner Mother Earth à un journaliste d’information constitue t’il une preuve démontrant l’acte manifeste ?

Il a été rappelé par notre témoin que la revue Mother Earth a été publiée pendant douze ans; qu’elle n’a jamais été saisie et qu’elle a toujours été distribué par la poste U.S. en seconde classe. Il a été démontré en outre que la revue apparaissait le premier ou le deux environ de chaque mois, et qu’elle était vendue ou donnée au bureau à qui en voulait un exemplaire. Où est, alors, l’acte manifeste?
Tout comme l’accusation a complètement échoué à prouver les charges retenues de complot, elle a échoué pareillement à prouver l’acte manifeste à travers le fragile témoignage selon lequel Mother Earth aurait été donné à un journaliste. Il en va de même en ce qui concerne The Blast.

Messieurs les jurés, le procureur a du se renseigner auprès des journalistes des idées générales à travers les nombreuses interviews que nous leur avons accordés. Pourquoi ne les a t’il pas examiné pour savoir si oui ou non, nous avons conseillé aux jeunes gens de ne pas se faire recenser? Cela aurait été une manière plus directe d’aller aux faits. En ce qui concerne le journaliste du Times de New York, il ne fait aucun doute qu’il aurait été trop heureux de satisfaire à la demande du procureur avec l’information demandée. Un homme qui viole tous les principes de la décence et de l’éthique de sa profession de journaliste , en communiquant au procureur un document qui lui a été fourni comme information, aurait été heureux de rendre service à un ami. Pourquoi Mr. Content néglige t’il une telle opportunité en or? Etait-ce parce que le journaliste du Times, comme tous les autres journalistes, aurait du dire au procureur que les deux accusés avaient déclaré dans toutes les occasions sans exception, qu’ils ne demanderaient pas de ne pas se faire recenser ?

Peut-être que le journaliste du Times a refusé d’aller aussi loin qu’un parjure. Les policiers et les détectives ne sont pas si timides en la matière. D’où Mr. Randolph et Mr. Cadell, pour sauver la situation. Imaginez l’emploi de sténographes de dixième rang pour retranscrire les prises de parole de deux dangereux fauteurs de troubles ! Quel manque de perspicacité et d’efficacité de la part du procureur! Mais même ces deux policiers ont échoué à prouver par leurs notes que nous avions conseillé à des personnes de ne pas se faire recenser. Mais puisqu’ils devaient produire quelque chose incriminant des anarchistes, ils ressortirent à propos le vieux truc tout prêt, dont nous sommes toujours affublés, "Nous croyons en la violence et nous utiliserons la violence."

En supposant, messieurs les jurés, que cette phrase a été réellement prononcée lors de la réunion publique du 18 mai, cela ne serait toujours pas suffisant pour justifier l’inculpation avec des accusations de complot et prouver des actes manifestes pour mener à bien ce complot. Et c’est tout ce dont nous sommes accusés. Pas de violence, ni d’anarchisme. J’irai plus loin et dirai que si l’inculpation avait été faite sous l’accusation d’incitation à la violence, vous, messieurs les jurés, devriez toujours rendre un verdict de "Non coupables" puisque la seule croyance en quelque chose, ou même l’annonce que vous concrétiserez cette croyance, ne peut en aucun cas constituer un crime.

Néanmoins, je souhaite dire solennellement qu’une telle expression "Nous croyons en la violence et nous utiliserons la violence." n’a pas été exprimée lors de la réunion publique du 18 mai, ni à l’occasion d’aucune autre réunion. Je n’aurais pas pu employer une telle phrase, parce qu’elle ne se prêtait pas à la situation. Ne serait-ce que parce que je veux que mes conférences et discours soient cohérents et logiques . La phrase que l’on m’attribue n’est ni l’un ni l’autre.

Je vous ai donné ma position au sujet de la violence politique à travers un long essai intitulé "The Psychology of Political Violence." (3)

Mais pour rendre ma position plus simple et plus claire, je voudrais dire que je suis une étudiante sociale. C’est ma mission dans la vie de déterminer les causes de nos maux sociaux et de nos difficultés sociales. En tant qu’étudiante des injustices sociales mon but est de diagnostiquer une injustice. Condamner simplement un homme qui a commis un acte de violence politique dans le but de sauver ma peau serait aussi impardonnable que cela le serait de la part d’un médecin, appelé pour un diagnostic, de condamner le malade parce qu’il a la tuberculose, un cancer ou toute autre maladie. Le médecin honnête, sérieux, sincère ne prescrit pas seulement des médicaments, il essaie de découvrir les causes de la maladie. Et si le patient en a les moyens matériels, le docteur lui dira "Sortez de cet air putride, laissez tomber l’usine, quittez cet endroit où vos poumons sont en train d’âtre infectés." Il ne lui prescrira pas simplement des médicaments. Il lui dira la cause de la maladie. Et c’est précisément ma position en ce qui concerne les actes de violence. C’est ce que j’ai dit sur toutes les estrades . J’ai essayé d’expliquer les causes et les raisons des actes de violence politique.

C’est une violence organisée au sommet qui crée la violence individuelle à la base. C’est l’indignation accumulée envers le mal organisé, le crime organisé, l’injustice organisée qui conduit le coupable politique à agir. Le condamner signifie être aveugle face aux causes qui l’y ont conduit. Je ne peux plus faire cela, ni n’en ai le droit, pas plus que le médecin de condamner un patient pour sa maladie. Vous, moi, et tous les autres qui restons indifférents au crimes de la pauvreté, de la guerre, de la dégradation humaine, sommes responsables pareillement de l’acte commis par le coupable politique. Puis-je alors me permettre de dire, à travers les mots d’un grand professeur: "Que celui qui n’a jamais péché lui lance la première pierre."Cela signifie t’il prêcher la violence ? Vous pourriez aussi bien accuser Jésus de se faire le défenseur de la prostitution parce qu’il a défendu la prostituée Marie-Madeleine.

Messieurs les jurés, la réunion publique du 18 mai fut organisée principalement dans le but de faire connaître la position de l’objecteur de conscience et de souligner les maux de la conscription. Qui est l’objecteur de conscience ? Est-il réellement un tire-au-flanc, un fainéant ou un lâche? Le qualifier ainsi c’est se rendre coupable d’une grande ignorance envers les forces qui poussent des femmes et des hommes à se démarquer du monde entier comme une étoile scintillante seule sur un horizon opaque. L’objecteur de conscience est mu par ce que le Président Wilson dans son discours du 3 février 1917, a appelé "la passion vertueuse pour la justice sur laquelle doit reposer toute guerre, toute structure de la famille, de l’Etat et de l’humanité , comme base ultime de notre existence et de notre liberté". La passion vertueuse pour la justice qui ne peut jamais s’exprimer à travers la tuerie humaine – voilà la force qui meut l’objecteur de conscience. Pauvre, en réalité, le pays qui ne sait pas reconnaître l’importance de ce type nouveau d’humanité comme étant "la base ultime de notre existence et liberté." Il se retrouve exclu de ce qui fait en faveur du caractère et de la qualité de son peuple.

La réunion publique du 18 mai a eu lieu avant que la loi sur la conscription n’entre en vigueur. Le Président l’a signé tard dans la soirée du 18. Quoi qu’il a été dit lors de la réunion, même si j’avais conseillé aux jeunes gens de ne pas se faire recenser, cette réunion ne pourrait pas servir de preuve comme un acte manifeste. Pourquoi, alors, le procureur s’est-il attardé autant, aussi longtemps, avec tant d’efforts sur cette réunion,et si peu sur les autres réunions tenues la veille de l’entrée en vigueur de la loi et celles d’après ? Est-ce parce que le procura savait que nous ne disposions pas de notes sténographiées de cette réunion ? Il le savait parce qu’il a été approché par Mr. Weinberger et un autre ami pour une copie de la retranscription, demande qu’il refusa. Evidemment, le procureur se sentait en sécurité pour utiliser les notes d’un policier et d’un détective, sachant qu’ils se prêteraient à tout ce que leurs supérieurs demanderaient. Je n’aime jamais accuser quelqu’un—je n’irai pas aussi loin que mon co-accusé, Mr. Berkman,en disant que le procureur a trafiqué le document; je ne le sais pas. Mais je sais que le policier Randolph et le détective Cadell l’ont fait, pour la simple raison que je n’ai pas prononcé ces mots. Mais bien que nous n’ayons pas pu produire non propres notes sténographiées, nous avons été capables de prouver à travers des femmes et des hommes dignes de confiance et d’une grande intelligence que les notes de Randolph étaient entièrement fausses. Nous avons aussi prouvé, au-delà du doute raisonnable, et Mr. Content n’a pas osé remettre en cause notre preuve, qu’à la réunion du Hunts' Point Palace, trnu la veille de l’entrée en vigueur de la loi,j’ai expressément déclaré que je ne pouvais dire ni ne dirai aux gens de ne pas se faire recenser. Nous avons ensuite prouvé que cela était ma position définitive, qui a été expliquée dans une déclaration envoyée de Springfield et lue à la réunion publique du 23 mai.

Lorsque nous examinons la déposition entière faite au nom de l’accusation, je maintiens qu’il n’y a pas un seul point pour nourrir l’accusation de complot ou pour prouver les actes manifestes que nous sommes supposés avoir commis. Mais nous avons même été obligés un homme de quatre-vingt ans à la barre des témoins afin d’arrêter, si possible, de s’éterniser sur la question de l’argent allemand. Il est vrai, et je l’apprécie, que Mr. Content a dit qu’il n’en avait pas connaissance. Mais, messieurs les jurés, quelqu’un du bureau du procureur, ou du Marshal, a du déclaré qu’un reçu de banque de 2 400 $ avait été trouvé dans mon bureau et avait raconté aux journaux la fable de l’argent allemand . Comme si nous pouvions toucher de l’argent allemand, ou russe, ou américain venant de la classe dirigeante pour faire avancer nos idées ! Mais, afin de prévenir toute suspicion, toute insinuation, pour être clairs avec vous, nous avons été obligés d’amener un vieil homme ici, pour vous informer qu’il avait été un radical toute sa vie, qu’il était intéressé par nos idées et qu’il était l’homme qui avait versé l’argent pour la cause radicale et pour le travail de Miss Goldman.

Messieurs les jurés, la Cour vous dira, j’en suis sûre, que, quand vous rendrez votre verdict, vous devrez être convaincus au-delà d’un doute raisonnable; que vous ne devez pas supposer que nous sommes coupables avant que nous soyons prouvés coupables; et qu’il est de votre devoir de supposer que nous sommes innocents. Mais en réalité, la charge de la preuve nous a été attribuée. Nous avons du amener des témoins. Si nous en avions eu le temps, nous aurions pu en présenter cinquante de plus, tous confirmant les dires des autres. Certaines de ces personnes n’ont aucune relation avec nous. Certaines autres sont écrivains, poètes ou contribuent à des revues les plus conventionnelles. Est-il envisageable qu’elles prêtent serment pour intervenir en notre faveur sinon pour dire la vérité? J’insiste donc sur le fait, comme l’a fait mon co-accusé Alexander Berkman, que l’accusation a fait une démonstration très peu convaincante pour prouver le complot et un quelconque acte manifeste.

Messieurs les jurés, nous avons été dans la vie publique depuis vingt sept ans. Nous avons été trainés devant les tribunaux, sans arrêt—nous n’avons jamais renié nos convictions. Même la police sait que Emma Goldman et Alexander Berkman ne sont pas des fumistes. Vous avez eu l’occasion, durant ce procès , de vous convaincre que nous ne renions rien. Nous avons assumé avec plaisir et fierté la responsabilité, non seulement de ce que nous avions dit et écrit, mais aussi de ce que d’autres avaient écrit, avec lesquels nous n’étions pas d’accord. Est-il plausible, alors,que nous subissions l’épreuve, les problèmes et les dépenses d’un long procès pour échapper à notre responsabilité maintenant ? Mille fois non! Mais nous refusons d’être jugés sur une accusation falsifiée, ou d’être jugés coupables sur de faux témoignages, tout cela parce que nous sommes anarchistes et que la classe que nous avons combattu ouvertement pendant des années nous hait.

Messieurs, pendant l’examen des talesmen (4), quand nous vous avons demandé si vous auriez des préjugés envers nous dans le cas où il serait prouvé que nous avions propagé des idées et des opinions contraire à celles défendues par la majorité des gens, la Cour vous a donné l’instruction de répondre "si elles sont dans le cadre de la loi." Mais ce que la Cour ne vous a pas dit, c’est que aucune nouvelle idée—pas même la plus humaine et la plus pacifique—n’a jamais été considérée comme "dans le cadre de la loi" par ceux qui détiennent le pouvoir. L’histoire de l’évolution humaine est en même temps l’histoire de chaque nouvelle idée annonçant l’approche d’une aube plus lumineuse, et cette aube plus lumineuse a toujours été considérée comme illégale, en dehors du cadre de la loi.

Messieurs les jurés, la plupart d’entre vous, je le parie, croit aux enseignements de Jésus. N’oubliez pas qu’il a été mis à mort par ceux qui considéraient que ses idées étaient contre la loi. Je parie aussi que vous êtes fiers de votre américanisme. Souvenez-vous que ceux qui ont combattu et versé leur sang pour vos libertés étaient, à leur époque, considérés allant contre les lois, comme de dangereux fauteurs de troubles et perturbateurs. Ils ne prêchaient pas seulement la violence, mais ils mettaient en pratique leurs idées en jetant du thé dans le port de Boston. Ils disaient "La résistance à la tyrannie est l’obéissance à Dieu" Ils ont écrit un document dangereux intitulé la Déclaration d’Indépendance. Un document qui continue à être dangereux jusqu’à nos jours, et pour la diffusion duquel un jeune homme a été condamné à quatre-vingt dix jours de prison par un tribunal de New York, il y a quelques jours de cela. Ils étaient les anarchistes de leur temps—ils n’entrèrent jamais dans le cadre de la loi.

Votre gouvernement est allié avec la République française. Ai-je besoin d’attirer votre attention sur le fait historique que le grand soulèvement en France a été provoqué par des moyens extra-légaux ? Les Danton, Robespierre, Marat, Herbert, oui, même l’homme responsable de la musique révolutionnaire la plus vibrante, la Marseillaise (qui malheureusement a été détournée en un air guerrier) même Camille Desmoulins, n’ont jamais été dans le cadre de la loi. Mais sans ces grands pionniers et rebelles, la France aurait continué à être sous le joug de l’oisif Louis XVI., pour qui tirer des lièvres étaient plus important que le destin du peuple de France.

Ah, messieurs, le jour même où nous passions en procès pour complot et actes manifestes, vos élus municipaux et représentants recevaient en grandes pompes avec musique et festivités la commission russe . Etes-vous conscients du fait que presque la moitié des membres de cette commission ne sont revenus que récemment d’exil? Les idées qu’ils propageaient n’avaient jamais été dans le cadre de la loi. Pendant presque une centaine d’années, entre 1825 et 1917, l’Arbre de la Liberté en Russie a été arrosé par le sang de ses martyrs. Aucun héroïsme plus grand, aucune vie plus noble n’ont été dédiés à l’humanité. Aucun d’entre eux n’a travaillé dans le cadre de la loi. Je pourrais continuer à énumérer presque sans fin les armées de femmes et d’hommes de chaque pays et de chaque époque dont les idées et les idéaux ont racheté le monde parce qu’ils n’agissaient pas dans le cadre de la loi.

Jamais une nouvelle idée ne peut exister dans le cadre de la loi. Peut importe que cette idée se rattache aux changements politiques et sociaux ou à n’importe quel domaine de la pensée ou de l’expression humaines – science, littérature, musique; en fait, tout ce qui est fait en faveur de la liberté, de la joie et de la beauté doit refuser d’exister dans le cadre de la loi. Comment peut-il en être autrement? La loi est stationnaire, fixe, mécanique, "une roue de chariot " qui grince toujours de la même façon, quelle que soit l’époque, le lieu et les conditions, sans jamais prendre en compte les causes et les effets, sans jamais pénétrer la complexité de l’âme humaine.

Le progrès ignore tout de l’immobilisme. Il ne peut pas entré dans un moule prédéfini . Il ne peut pas se soumettre aux sentences, "J’ai décrété," "Je suis le doigt ordonnateur de Dieu.(5)" Le progrès est toujours en constant renouveau, en constant devenir, en constante évolution—jamais il n’est dans le cadre de la loi.

Si c’est un crime, nous sommes des criminels tout comme Jésus, Socrates, Galilée, Bruno, John Brown et de nombreux autres. Nous sommes en bonne compagnie, parmi ceux que Havelock Ellis, le plus grand psychologue vivant, décrit comme les criminels politiques reconnus par le monde civilisé dans son ensemble, excepté les Etats-Unis, comme des des femmes et des hommes qui, par amour profond de l’humanité, par vénération passionnée de la liberté et une dévotion fascinée à un idéal, sont prêts à payer leur foi de leur vie. Nous ne pouvons pas faire autrement si nous voulons être sincères avec nous-mêmes—nous savons que le criminel politique est le précurseur du progrès humain—et celui d’aujourd’hui se doit d’être le héros, le martyr et le saint du nouvel âge.

Mais, le procureur, la presse et la populace naïve disent sur tous les tons que "c’est une doctrine dangereuse et non patriotique en ce moment." C’est certainement vrai. Mais devons-nous être tenus pour responsables pour quelque chose d’immuable et d’inaliénable , tous comme le sont les étoiles dans le ciel de puis la nuit des temps et de toute éternité?

Messieurs les jurés, nous respectons votre patriotisme. Nous ne lui enlèverions pas l’importance qu’il a à vos yeux, même si nous le pouvions. Mais peut-être existe t’il différentes sortes de patriotisme comme il existe différentes formes de liberté? Pour commencer, je ne crois pas que l’amour de son pays doit consister à être aveugle devant ses injustices sociales, à être sourd à ses conflits sociaux, à la négation de ses torts. Je ne crois pas non plus que le pur hasard de la naissance dans un pays précis ou le seul bout de papier d’identité représentent l’amour du pays.

Je connais beaucoup de personnes—je suis l’une d’elles—qui ne sont pas nées ici, qui n’ont pas demandé la naturalisation, et qui, cependant aiment l’Amérique plus passionnément et plus intensément que bien des gens qui sont nés ici et dont le patriotisme se manifeste en tirant, en frappant,en insultant ceux qui ne se lèvent pas pour l’hymne national. Notre patriotisme est est semblable à un homme qui aime une femmes avec les yeux ouverts. Il est enchanté de sa beauté, mais il voit ses défauts. Alors, nous aussi, qui connaissons l’Amérique , aimons sa beauté, ses richesses, ses grandes capacités ; nous aimons ses montagnes, ses canyons, ses forêts, ses chutes du Niagara et ses déserts—et plus que que tout, nous aimons les gens qui ont produits ses richesses, ses artistes qui ont créé sa beauté, ses grands apôtres qui ont rêvé et travailler à sa liberté—mais, avec la même émotion passionnée, nous haïssons sa superficialité, ses paroles hypocrites, sa corruption, sa vénération folle et sans scrupule devant l’autel du Veau d’Or.
Nous disons que si l’Amérique est entrée en guerre pour protéger la démocratie dans le monde, elle doit d’abord protéger la démocratie chez elle. Sinon comment le monde prendrait-il l’Amérique au sérieux, alors que la démocratie y est bafouée quotidiennement, la liberté d’expression supprimée, les assemblées pacifiques dispersées par des gangsters autoritaires et brutaux en uniforme;alors que la presse libre est muselée et les opinions dissidentes réduites au silence. Vraiment, si pauvres comme nous le sommes en terme de démocratie, comment pouvons-nous l’offrir au monde? Nous disons aussi qu’une démocratie conçue comme la servitude militaire des masses, leur esclavage économique et nourrie de leurs larmes et de leur sang, n’est en aucun manière la démocratie. C’est du despotisme—le résultat cumulé d’une chaine d’abus que, d’après ce document dangereux que représente la Déclaration d’Indépendance, le peuple a le droit de renverser.

Le procureur a extrait de notre Manifeste, et a souligné, ce passage, "Résistez à la conscription." Messieurs les jurés, souvenez-vous, s’il vous plaît, que ce n’est pas l’accusation retenue contre nous. Mais en admettant que le Manifeste contienne l’expression, "Résistez à la conscription.", puis-je vous demander si il n’existe qu’une sorte de résistance? Existe t’il seulement la résistance avec le fusil, la baïonnette, la bombe ou l’avion?N’existe t’il pas une autre forme de résistance? Est-ce que les gens ne peuvent pas simplement croiser les bras et déclarer, "Nous ne combattrons pas lorsque nous ne croirons pas à la nécessité de la guerre"? Est-ce que les gens qui croient à l’abrogation de la loi sur la conscription, parce qu’elle est inconstitutionnelle, peuvent exprimer leur opposition oralement et par écrit, dans des réunions publiques et autres moyens ? De quel droit le procureur interprète t’il ce passage précis qui l’arrange? En outre, messieurs les jurés, j’insiste sur le fait que notre inculpation ne repose pas sur la conscription. Nous sommes accusés de complot contre le recensement. Et l’accusation n’a prouvé d’aucune manière que nous sommes coupables de complot ou que nous ayons commis un acte manifeste.

Messieurs les jurés, vous n’avez pas été nommés pour accepter nos opinions, pour les approuver ou les justifier. Vous n’avez pas été nommés non plus pour décider si elles étaient dans le cadre de la loi ou en dehors. Vous avez été nommés pour décider si l’accusation à prouvé que les accusés Emma Goldman et Alexander Berkman ont comploté pour appeler les gens à ne pas se faire recenser. Et si leurs paroles et leurs écrits constituent des actes manifestes.

Quel que soit votre verdict, messieurs, il ne pourra probablement pas affecter la vague montante du mécontentement dans ce pays contre la guerre qui, en dépit de toutes les fanfaronnades, est une guerre pour la conquête et la puissance militaire. Ni il ne pourra affecter l’opposition toujours croissante envers la conscription qui est un joug militaire et industriel placé sur le cou du peuple américain. Enfin, votre verdict n’affectera pas ceux pour qui la vie humaine est sacrée et qui ne participeront pas à la boucherie mondiale. Votre verdict confortera seulement l’opinion mondiale selon laquelle la justice et la liberté sont des forces vivantes dans ce pays, ou, au contraire, une simple ombre du passé. Votre verdict peut, bien sûr, nous affecter temporairement, au sens physique—il ne peut avoir aucun effet sur notre esprit. Car même si nous étions reconnus coupables et que la peine soit d’être collés contre un mur et fusillés, je n’en crierai pas néanmoins avec le grand Luther : "Me voici donc en ce jour. Je ne puis faire autrement.." Et, messieurs, en conclusion, laissez-moi vous dire que mon co-accusé Mr. Berkman, avait raison lorsqu’il disait que les yeux de l’Amérique étaient tournés vers vous. Pas à cause d’une sympathie pour nous ou pour l’anarchisme; mais parce que nous devrons décider tôt ou tard si nous avons raison de dire aux gens que nous allons offrir la démocratie à l’ Europe, alors que nous n’en bénéficions pas ici. Est-ce que la liberté d’expression et de réunion, est-ce que la liberté de critique et d’opinion –qui ne sont pas inclus dans la loi sur l’espionnage—seront détruites? Seront-elles des ombres du passé, du grand passé de l’histoire américaine? Seront-elles foulées aux pieds par n’importe quel détective ou policier, ou de quiconque en décidera? Ou est-ce que la liberté d’expression, de la presse, de réunion resteront-elles l’ héritage du peuple américain?

Messieurs les jurés, quel que soit votre verdict, et en ce qui nous concerne, il ne changera rien. J’ai défendu des idées toute ma vie. Je les ai défendu publiquement depuis vingt sept ans. Rien sur terre ne me ferait en changer, excepté une chose; si vous m’apportiez la preuve que nos idées sont fausses, indéfendables ou manquent de faits historiques établis. Mais jamais je ne changerai d’idées parce que je suis reconnue coupable. Je vais vous rappeler deux grands américains, qui ne vous sont certainement pas inconnus, messieurs les jurés; Ralph Waldo Emerson et Henry David Thoreau. Quand Thoreau a été emprisonné pour avoir refusé de payer ses impôts, il a reçu la visite de Ralph Waldo Emerson qui lui a dit: "David, que fais-tu en prison?" et Thoreau lui a répondu: "Ralph, que fais-tu dehors, quand les honnêtes gens sont en prison pour leurs idéaux?" Messieurs les jurés, je ne souhaite pas vous influencer. Je ne souhaite pas en appeler à vos passions. Je ne souhaite pas vous influencer parce que je suis une femme. Je n’ai pas de telles désirs ni de telles conceptions. Je parie que vous êtes assez sincères et assez braves pour rendre un verdict selon vos convictions, au-delà de l’ombre du doute raisonnable.

Oubliez, s’il vous plaît, que nous sommes anarchistes. Oubliez que l’on affirme que nous avons propagé la violence. Oubliez qu’un article a paru dans Mother Earth alors que je me trouvais à des milliers de kilomètres, il y a trois ans. La bombe a explosé dans l’appartement de l’anarchiste Louise Berger, demie sœur de Charles Berg, au 1626 Lexington Avenue entres les 103ème et 104ème Rue, un vaste quartiers d’immeubles peuplés principalement d’immigrants arrivés récemment. Oubliez tout cela, et ne considérez que l’évidence. Avons-nous été impliqués dans un complot? Ce complot a t’il été prouvé?Avons-nous commis des actes manifestes ? Ces actes ont-ils été prouvés? Nous, accusés, disons que non. Et que, par conséquent, le verdict doit être non coupables .

Mais quelle que soit votre décision, la lutte doit continuer. Nous ne sommes que les atomes d’une lutte humaine incessante vers la lumière qui brille dans l’obscurité—l’Idéal de la libération économique, politique et spirituelle de l’humanité !
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NDT :

1. Journal publié par Alexander Berkman de 1916 à 1917
2. En droit pénal US, l’acte manifeste [overt act] est une preuve à partir de laquelle l’intention criminelle peut être déduite.
3. "The Psychology of Political Violence." Je n’en connais pas de traduction française.
Le texte est apparu dans l’édition de 1917 de Anarchism and Other Essays de Emma Goldman. On peut le lire en anglais ici :
http://womenshistory.about.com/library/etext/bl_eg_an3_psychology_political_violence.htm
4. Un talesman est une personne pré-sélectionnée pour faire partie d’un jury à qui l’accusation et la défense posent des questions afin de s’assurer de sa plus grande objectivité possible. Le cas échéant, il peut être refusé par l’une ou l’autre partie.
5. Ainsi parlait Zarathoustra Richard Strauss
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