de Pti'Mat » 28 Nov 2012, 12:25
Pour catharos, voici un texte qui date un peu (6 ans) et qui dans le fond garde son actualité, sorti lors du colloque de la CNT sur le centenaire de la Charte d'Amiens, et dont beaucoup d'éléments ont été complété, affinés, depuis dans nos brochures et analyses. Je n'ai plus le temps de débattre, donc avis à ceux et celles qui voudront y répondre, vous serez seul-e-s. Vous pouvez néanmoins débattre et critiquer nos positions par arguementaires sur la boite mail CSR, nous nous ferons un plaisir d'y répondre.
"Le colloque organisé en mars dernier à Saint Denis par la CNT sur la Charte d’Amiens a été l’occasion de s’interroger concrètement sur le sens de l’unité syndicale. Si la Charte d’Amiens est souvent présentée comme une motion de compromis cela n’est vrai que pour la seconde partie du texte, consacrée à la stratégie anti-capitaliste de la CGT. La première partie du texte, portant sur l’indépendance syndicale, ne fait que reprendre la position des SR sur l’unité syndicale : la CGT doit regrouper tous les travailleurs se reconnaissant dans le syndicalisme de classe et ceux-ci doivent donc respecter l’indépendance syndicale qui permet justement l’unité de la classe. A partir de 1920, un secteur du syndicalisme-révolutionnaire rompt avec cette question centrale et en vient donc à remettre en cause la Charte d’Amiens. La majorité des SR choisit cependant de maintenir son positionnement historique, dans le cadre de l’Internationale Syndicale Rouge. La réflexion sur l’unité syndicale est complétée, ce qui débouche sur la stratégie du Front Unique (FU). Une minorité se détache pour donner naissance à l’anarcho-syndicalisme et à son rassemblement international, l’AIT de Berlin. Il est intéressant de s’arrêter à cette expérience pour analyser les effets sur cette tendance de la rupture avec la Charte d’Amiens.
Le colloque de la CNT n’a bien entendu pas permis de débattre de cette question centrale. La raison en est évidente lorsque l’on organise un colloque sur la Charte d’Amiens consacré à « l’autonomie ouvrière » et que l’on compose la tribune avec des professeurs d’université et des militants « politiques », on tombe forcément dans le grand n’importe quoi. La cacophonie fut donc totale, comme toujours quand il s’agit pour les anarcho-syndicalistes d’évoquer la Charte d’Amiens. Il est vrai que le sujet est sensible pour la mouvance anarcho-syndicaliste. Elle a constamment été ballottée entre deux réflexes. Il lui apparaît nécessaire de se revendiquer de la Charte d’Amiens pour profiter du prestige du syndicalisme-révolutionnaire. Et l’anarcho-syndicalisme a bien besoin d’un peu de prestige pour faire oublier son histoire peu glorieuse. En 20 ans (1919-1939) l’anarcho-syndicalisme n’a connu qu’une succession de crises et de défaites, cses bastions s’effondrant les uns après les autres pour ne laisser en 1939 qu’une AIT totalement squelettique.
La raison sans arrêt évoquée, la répression, n’est pas une réponse politique suffisante car les autres sensibilités du syndicalisme de classe ont tout autant été atteints par cette répression, voir plus. D’un autre côté, l’anarcho-syndicalisme est obligé de justifier son existence qui reposait justement sur la remise en cause de la Charte d’Amiens. Cette politique complètement incohérente par rapport à la Charte d’Amiens et à l’unité syndicale n’est pas étonnante. Certains militants cultivent cette ambiguïté pour les raisons que nous avons évoquées. Mais, pour la grande majorité, cette confusion est surtout due à la faiblesse de la formation politique régnant dans la mouvance anarcho-syndicaliste. Les militants ignorent leur propre histoire, réécrite sous un angle sectaire et caricatural.
Dans ce dossier sur l’Unité syndicale il est important d’amener un bilan politique de l’anarcho-syndicalisme puisque ce courant s’est construit contre l’unité ouvrière. Dans la première phase de son histoire, l’anarcho-syndicalisme a eu pour conséquence de diviser profondément le mouvement révolutionnaire et plus particulièrement sa composante SR.
Aujourd’hui, l’AS n’a plus le même impact négatif, son influence dans les entreprises étant pratiquement nul. Par contre, depuis une quinzaine d’années, il a su rallier à lui, avec une image combative, des milliers de jeunes. Malheureusement, ces jeunes, dans la très grande majorité des cas, ne se sont pas transformés en syndicalistes de classe et se sont au contraire épuisés dans des pratiques activistes et dans des conflits idéologiques et de boutiques. Or ces jeunes auraient eu une influence nettement plus positive s’ils avaient été formés au syndicalisme de classe sur la base de la Charte d’Amiens. Ce bilan nous amène à penser que l’AS est en effet un obstacle à l’unité syndicale et donc à la lutte des classes. On ne saurait pourtant confondre l’anarcho-syndicalisme tel qu’il a existé dans sa première phase (1919-1939) et dans sa seconde période (grâce au développement du mouvement libertaire dans l’après 1968).
L’analyse que nous vous proposons aujourd’hui ne repose pas sur une réflexion de salon. Nous avons au contraire essayé de mettre en rapport nos connaissances matérielles, nos observations des réflexes anarcho-syndicalistes sur le terrain, avec une étude approfondie de sa genèse. Cela a été plus le fait du hasard qu’autre chose. Lors de la rédaction de notre brochure sur l’ISR nous avons été contraints de consacrer un chapitre à la scission de 1922 qui a donné naissance à l’AIT. Puis, en nous intéressant à la construction des sections de l’ISR dans des pays d’influence anarcho-syndicaliste, nous avons été amenés à analyser les raisons de l’émergence de cette sensibilité. Avant cette étude, pour nous, la création de l’AIT s’expliquait par une raison simple, rabâchée dans tous les ouvrages universitaires, staliniens, libertaires et autres consacrés à cette période : l’anarcho-syndicalisme s’est opposé à la prise en main de l’ISR par l’Internationale Communiste !
Mais très vite nous nous sommes rendus compte que cette explication ne tenait absolument pas la route. Il suffisait de s’arrêter au calendrier des réunions et congrès des différentes sensibilités pour voir que dès 1920, avant même la tenue du premier congrès de l’ISR, le noyau de l’anarcho-syndicalisme (la tendance de Rocker dans la FAUD, les « syndicalistes pures » français, puis les partisans de Borghi dans l’USI) préparaient déjà la scission internationale (1).
Autre fait absolument occulté, la composition de l’ISR et de sa direction. Dès 1921, l’ISR est dirigée non pas par des bolcheviques mais par les militants les plus célèbres du syndicalisme-révolutionnaire : Losovsky (ancien de la Vie Ouvrière, exclu en 1917 du parti bolchevique pour sa position favorable à l’autonomie syndicale), Rosmer (du CSR français), Nin (ex secrétaire de la CNT), Tom Mann (SR anglais), Foster (SR des USA). D’autres viennent ensuite les rejoindre : Sneevliet (SR hollandais), Enrique Flores Magon (le frère et camarade de combat de Ricardo, issus des IWW), Haywood (IWW), Murphy (SR anglais), Hardy (ex IWW et SR anglais). Nous avons donc compris pourquoi aucune histoire de l’AIT n’avait jamais été rédigée par ses partisans qui passent pourtant leur temps à ressasser le passé. En 1921, la scission de l’ISR était injustifiable si l’on se rapportait aux raisons invoquées par ses responsables. Elle l’était encore moins dans le contexte politique de l’époque : en 1920-23, la phase révolutionnaire ne s’est pas éteinte et là où l’AIT va se créer, à Berlin, la révolution couve. Décider une scission à la veille de l’affrontement final n’était pas une mince affaire. Scissionner à ce moment crucial c’était faire le choix, consciemment ou non, de la défaite de la révolution.
En étudiant les raisons profondes de la scission, nous avons aussi compris pourquoi cette internationale n’a jamais existé que sur le papier. Elle a produit des textes, de la paperasse mais pratiquement aucune activité syndicale de terrain. Et les raisons en sont simples.
Le rejet du Front Unique
Il faut tout d’abord casser le mythe selon lequel l’AS serait un courant plongeant ses racines dans les origines du mouvement ouvrier. L’Anarcho-Syndicalisme (AS) apparaît en 1919-1920 et il n’est pas du tout issu du mouvement libertaire. C’est en fait une scission du syndicalisme-révolutionnaire. Avant cette date, il n’y avait pas d’organisation AS. La FORA, souvent citée, ne se référait pas au syndicalisme, mais à « l’anarcho-communisme ». Si, lors des travaux de préparation du congrès de l’ISR, certains dirigeants syndicaliste-révolutionnaires se démarquent de cette internationale ce n’est absolument pas pour des raisons philosophiques. Parmi les dirigeants qui vont scissionner, on retrouve ceux-là mêmes qui, un an plus tôt, étaient les partisans les plus zélés de l’IC. Il faut rappeler que la CNT et l’USI avaient voté leur adhésion à l’IC et qu’elles se revendiquaient alors de la « dictature du prolétariat ». Tout cela, les dirigeants le rejettent subitement en 1920-21 et pour justifier ce revirement on met en avant la répression contre Cronstadt ou Makhno. Tout cela n’est que prétexte. Un an plus tôt, la répression exercée contre l’Opposition Ouvrière russe (tendance SR issue du PC et des syndicats soviétiques) n’avait trouvé aucun écho parmi les délégations étrangères au congrès de l’Internationale Communiste. Dans notre brochure sur l’ISR, nous expliquons en détail les manœuvres qui vont consister à empêcher la tenue du premier congrès de l’ISR puis les tentatives de sabotage sur le second. Car il y a un point qui effraie plus que tout autre les dirigeants SR qui peu de temps après vont créer l’anarcho-syndicalisme. Ce point c’est celui du Front Unique. C’est une question centrale dans le congrès de l’ISR. C’est sur le rejet du Front Unique que l’anarcho-syndicalisme se construit. Le Front Unique est une stratégie qui consiste à pousser à l’unité syndicale dans le cadre des luttes.
Tout d’abord pour contraindre les appareils réformistes et modérés à appeler à la lutte, ce qui permet ensuite de les déborder grâce à la dynamique de mobilisation. Le FU permet aussi de démasquer ces mêmes bureaucrates lorsqu’ils refusent justement la lutte et l’unité. Ce débat est d’autant plus important qu’il intervient en 1919-21, au moment où le mouvement révolutionnaire commence à subir ses premiers échecs en Europe et qu’il apparaît désormais évident que de larges secteurs de la classe ouvrière restent influencés par les réformistes et les sociaux-démocrates modérés. Le Front Unique permet justement de mettre en marche ces secteurs et d’éviter un isolement funeste au mouvement révolutionnaire. Mais les anarcho-syndicalistes refusent de débattre de cette question pourtant cruciale. Mais le refus du Front Unique débouche aussi sur le refus de débattre de la tactique d’intervention, elle aussi posée au congrès de l’ISR : selon les situations, est-il préférable de militer dans une confédération révolutionnaire autonome ou de créer une tendance révolutionnaire dans une confédération social-démocrate majoritaire ? Les anarcho-syndicalistes vont refuser de mener le débat et c’est ce qui va provoquer la scission de 1922. Il faut être précis, il y a bien un refus de mener le débat puisque l’ISR n’a pas de position tranchée et que beaucoup de ses sections sont de fait des confédérations autonomes comme la CGTU française. Parmi les partisans les plus zélés de la scission et parmi ceux qui l’organisent, on retrouve comme par hasard les dirigeants des petites centrales SR autonomes (FAUD, USI, « syndicaliste-pures » français qui se retrouveront à l’UFSA puis à la CGT-SR,….) Et pour se donner plus de forces, les anarcho-syndicalistes s’allient avec des organisations d’Amérique Latine, elles aussi marquées par leur sectarisme : la FORA et la FORU. Contrairement au catéchisme souvent reproduit dans les brochures politiques, la FORA ( du moins sa tendance historique dite du « Vème congrès ») n’était pas anarcho-syndicaliste mais anarcho-communiste.
La FORA était donc violemment opposée au syndicalisme sous toutes ses formes et ressemblait beaucoup plus aux Unions Ouvrières allemandes d’ultra gauche (AAUD) qu’à un syndicat. Cette manœuvre opportuniste fait que les vraies organisations anarcho-syndicalistes argentine et uruguayenne (USA et USU) sont, elles, interdites de séjour à l’AIT car elles sont moins connues et moins sectaires. L’AIT ne se construit donc pas sur un projet syndical mais sur le sectarisme et la défense de l’appareil.
Les raisons de ce sectarisme
La vision selon laquelle la création de l’anarcho-syndicalisme correspondrait à une radicalisation et à un désir d’autonomie est totalement faux. On peut, au contraire, estimer que l’anarcho-syndicalisme se crée sur un sentiment de crainte et de repli. En 1920-21, la poussée révolutionnaire a déjà été vaincue dans certains pays. En Allemagne, en Asie et en Europe de l’est, de nouveaux combats historiques se préparent mais, là où l’anarcho-syndicalisme se construit, de sérieuses défaites ont déjà été subies et le syndicalisme-révolutionnaire est obligé de tirer des bilans avant de repartir à l’assaut. Or, c’est justement à ce moment que se produit un réflexe bureaucratique au sein d’un certain nombre d’organisations SR. La politique de l’ISR apparaît aventureuse à certains dirigeants. L’ISR invite ses sections à repenser toute leur stratégie avec pour conséquence, parfois, la décision de se dissoudre pour créer des tendances révolutionnaires dans les confédérations sociale-démocrates. L’ISR élabore également une stratégie révolutionnaire basée à la fois sur le Front Unique (unité d’action), la Dictature du prolétariat (gestion politique) et le syndicalisme d’industrie (gestion économique). Et cette stratégie doit être appliquée au plus vite pour construire les nouvelles vagues révolutionnaires. Tout une partie des dirigeants SR, surtout ceux qui sont menacés par une éventuelle dissolution dans une confédération social-démocrate, refusent cette dynamique de construction. Ils vont donc se replier sur leur petit appareil national au nom d’un fédéralisme qui s’apparente de fait à une logique opportuniste et à une certaine frilosité. Le discours ultra-révolutionnaire, comme bien souvent, ne sert que de caution à une pratique quotidienne coupée de tout projet anti-capitaliste. Ces militants préfèrent se reposer sur leur petit capital d’influence, accumulé dans les périodes précédentes.
L’AIT sert juste de caution face à l’ISR. Elle permet simplement à chaque petit bureaucrate de conserver son indépendance, ce qui expliquera l’absence totale de vie de l’AIT. Ce qui expliquera aussi les dérives « féodalistes » propre à l’anarcho-syndicalisme, où chaque dirigeant se replie sur son petit fief corporatiste ou local. L’adhésion à l’anarchisme ne sert là aussi que de couverture. L’anarchisme permet seulement de justifier le rejet de toutes les autres composantes du mouvement ouvrier et l’indépendance de la petite confédération. Certaines composantes du mouvement libertaire, les plus sectaires, acceptent d’offrir cette caution afin de renforcer leurs forces face aux PC. On voit donc des militants comme le français Lecoin venir jouer subitement au syndicaliste. Il n’est pas le seul. Rosmer, déjà présent à Moscou pour préparer la tenue du premier congrès de l’ISR, s’étonne auprès de Monatte de la composition de la délégation française à ce congrès, constituée de « syndicalistes pures » dont la pureté est bien récente. Celui qui a été engagé dans tous les combats internationalistes lors de la première guerre mondiale en France, celui qui a participé activement à la réorganisation du SR en France, ne connaît pas la majorité des délégués supposés représenter le CSR. Il est vrai que quelques mois plus tôt le CSR a subi le putsch d’une fraction secrète animée par Besnard, une fraction clandestine désignée sous le nom de « Pacte ». Cette direction clandestine se lance dans une conquête d’appareil qui échouera en raison de ses pratiques sectaires, rejetée lors du premier congrès de la CGTU, d’où le repli ensuite à la CGT-SR au nom de la répression contre les anarchistes russes. Les anarchistes russes ont beau dos ! Mais d’autres composantes libertaires refusent cette farce comme c’est le cas en France où les libertaires vont surtout militer à la CGTU ou dans les syndicats autonomes, mais très peu à la CGT-SR. La plupart des libertaires de l’époque refusent la stratégie anarcho-syndicaliste restent fidèles au SR.
Tout cela va aussi expliquer la forme assez constante qu’a pris l’anarcho-syndicalisme pendant 20 ans dans le monde entier que cela soit en Bolivie, en Espagne, aussi bien qu’en Pologne ou en Corée. Le syndicalisme d’industrie est régulièrement rejeté et c’est le syndicalisme de métier qui est favorisé, par opportunisme pour caresser la corporatisme dans le sens du poil et pour maintenir les zones d’influence de chacun. De toute façon, le syndicalisme d’industrie ne sert à rien puisque la révolution n’est qu’une référence verbale. Il n’y a donc aucun intérêt à préparer la gestion ouvrière grâce aux fédérations d’industrie. L’analyse politique est très pauvre dans l’AS et elle le restera. La stratégie révolutionnaire est totalement absente et là aussi pour les mêmes raisons. Un bon « catéchisme révolutionnaire » suffit largement à justifier le sectarisme et de plus il empêche une réflexion révolutionnaire critique qui pourrait déboucher sur des remises en cause. Pour faire bloc et éviter les dissidences, il faut développer la thèse de la citadelle assiégée et des « vaincus-persécutés » de l’histoire. L’anarcho-syndicalisme se construit sur la thématique du perpétuel vaincu, du perpétuel perdant, ce qui justifiera les défaites passées et à venir. Il n’y a jamais aucun bilan politique des défaites car cela reviendrait à remettre en cause la nature même de l’anarcho-syndicalisme.
L’élément fondateur de L’anarcho-syndicalisme lui sera fatal : son rejet de l’unité ouvrière et du Front Unique l’enferme dans une dynamique de défaites. Et nous contestons le fait que l’AS ait été avant tout détruit par la répression. Il est au contraire la victime de sa propre dynamique. L’AS mourra de son refus de l’unité syndicale et du développement d’un sectarisme, négatif pour les combats de la classe ouvrière. Cela discréditera l’anarcho-syndicalisme, même si aujourd’hui cette page de l’histoire est souvent occultée. Car le refus du Front Unique amènera l’anarcho-syndicalisme à être très sensible aux alliances avec des forces bourgeoises. Dès 1921, les anarcho-syndicalistes italiens se rapprochent des bourgeois radicaux. L’évolution sera bien plus radicale par la suite, ce qui fait passer la politique de la CNT espagnole en 1936 pour un drame parmi tant d’autres !
Dans les pays où l’anarcho-syndicalisme tente de maintenir son influence, et là où la bourgeoisie a intérêt à s’allier avec lui, il n’hésite pas à passer des alliances les plus opportunistes les unes que les autres : avec les dictatures autoritaires en Argentine, au Mexique et en Pologne dans les années 30, avec les nationalistes révolutionnaires et les militaires « réformistes » en Bolivie et au Paraguay, avec les nationalistes bourgeois à Cuba, dans le cadre d’un Front Populaire en Corée et en Espagne….Cet opportunisme n’empêchera pas l’effondrement de l’anarcho-syndicalisme au seuil de 1939. Sur le coup, l’opportunisme n’aura fait que retarder la crise ultime. Mais cet opportunisme aura aussi accentué le discrédit de l’anarcho-syndicalisme dans les nouvelles générations militantes. Il aura fallu 20 ans pour que les acquis et les forces construites avant 1920 soient liquidées totalement. Mais le plus important a été obtenu : les dirigeants ont pu maintenir leur organisation autonome, souvent squelettique mais préservée des dangers… du Front Unique.
A première vue, cette analyse qui présente l’anarcho-syndicalisme comme un réflexe frileux peut choquer car on a tous en tête les « combattants héroïques » de la révolution espagnole et d’autres actions de bravoure. Mais il faut un peu prendre du recul. Si les anarcho-syndicalistes sont courageux pour pratiquer la violence, c’est surtout aux autres composantes ouvrières que cette violence se destine. Rocker et ses partisans, la tête pensante de l’AIT, ne sont pas parmi les plus courageux lorsqu’il s’agit de s’affronter aux bandes fascistes ou à l’armée française lors de l’occupation de la Ruhr. C’est d’ailleurs cette passivité que lui reproche la tendance SR de la FAUD. Quant aux actions violentes menées par des militants de l’AIT, elles sont plus le fait de groupes d’action spécialisés que d’une violence collective, gérée politiquement. Lors des affrontements entre milices patronales et groupes anarchistes à Barcelone au début des années 20, ce ne sont pas les révolutionnaires « professionnels » de la violence qui ont souffert de cet affrontement. Parmi les 200 syndicalistes assassinés, on retrouve assez peu de militants clandestins mais au contraire les militants de terrain, et parmi eux Salvador Segui, qui combattent à visage découvert le patronat.
Cette violence anarcho-syndicaliste, en Espagne ou ailleurs, intervenant le plus souvent de façon totalement irréfléchie, apparaît plus comme un réflexe de peur et de fuite en avant que comme une stratégie révolutionnaire intégrée à une révolution sociale armée. C’est assez visible pour les insurrections anarcho-syndicalistes au début des années 30 en Espagne. Et quand les combattants commencent à réfléchir politiquement, ils rompent rapidement avec l’anarcho-syndicalisme. C’est le cas pour la CNT des Asturies, ralliée au Front Unique, qui combat bien seule en octobre 1934 lorsque la direction confédérale s’oppose à la grève générale insurrectionnelle au nom…. du refus de l’Alliance Ouvrière (Front Unique). Même évolution pour les membres des Amis de Durruti, issus des milices du front. C’est sur la question du Front Unique et du syndicalisme d’industrie que les Amis de Durruti entrent en dissidence par rapport à la direction de la CNT en mai 1937. Ils vont réaliser le Front Unique avec leurs camarades du POUM sur les barricades.
La violence, gérée par un appareil sectaire, n’est pas forcément révolutionnaire, même lorsqu’elle se justifie avec deux ou trois slogans. La violence sert souvent à défendre des causes peu avouables, comme la préservation d’un petit pouvoir bureaucratique.
La résurgence de l’anarcho-syndicalisme
L’anarcho-syndicalisme réapparaît timidement en 1968 pour disparaître quelques années plus tard et faire une nouvelle réapparition au début des années 1990. Mais le contexte n’est pas le même et ce courant ne répond pas aux mêmes conditions et aux même attentes que dans les années 20 et 30.
Lorsqu’elle ressurgit à ces deux périodes, la mouvance anarcho-syndicaliste ne s’appuie par sur des organisations de masse. Ce n’est donc plus une scission du SR. Par contre, l’AS se construit toujours en opposition au courant majoritaire dans le syndicalisme de classe. Cette fois-ci le SR a été remplacé par le « syndicalisme-communisme ». Ce « syndicalisme communiste », lié à l’URSS est lui même le produit d’une greffe bureaucratico-stalinienne sur le SR. Cette nouvelle forme d’anarcho-syndicalisme est moins hostile à la Charte d’Amiens et elle tente parfois d’apparaître comme le défenseur de l’autonomie ouvrière. C’est par exemple ce qu’essaiera de faire l’Alliance Syndicaliste Révolutionnaire et Anarcho-Syndicaliste dans les années 70. Mais cette position est intenable puisque l’anarchisme n’est pas une idéologie prolétarienne et même en présentant l’AS comme la composante ouvrière de l’anarchisme, on ne fait que reproduire le schéma bolchevique avec le lien organique entre parti et syndicat.
Une autre réalité va déterminer l’évolution de l’anarcho-syndicalisme. Dans les années 60, les schémas idéalistes (aussi bien dans leur version social-démocrate, léniniste, gauchiste, libertaire,…) ont fait passer dans la tête des militants la primauté du programme politique sur l’appartenance et l’analyse de classe. Et même les jeunes ouvriers qui contestent les analyses du PC, ne vont plus le faire sur la base d’une analyse de classe et matérialiste mais en adhérant à une autre idéologie. On croit donc sincèrement défendre « l’autonomie ouvrière » au nom du maoïsme, de l’anarchisme, du trotskisme, même si ces organisations d’extrême gauche recrutent plus de fils de bourgeois que de prolos.
Ce contexte va donc permettre à l’anarcho-syndicalisme de se trouver une nouvelle virginité. Mais cette période favorable ne va pas durer car l’anarcho-syndicalisme est vite rattrapé par ses contradictions internes. Il n’a pas assez de forces pour exister durablement dans les entreprises, entre autre en raison de son sectarisme et de son refus du Front Unique. A la fin des années 70, l’anarcho-syndicalisme se réfugie donc, sous une nouvelle forme, dans certaines confédérations social-démocrates ou réformistes. Dans les années 80, il est courant de voir des militants se revendiquer de « l’anarcho-syndicalisme », bénéficiant souvent de responsabilités dans l’appareil syndical intermédiaire, et pratiquant un syndicalisme au mieux réformiste. Cette fois-ci, il n’est plus question de sectarisme, bien au contraire. L’anarcho-syndicalisme sert avant tout de caution pour l’extérieur afin de justifier une pratique quotidienne des plus modérées. Au début des années 90, l’AS revient en force, du moins dans les médias et dans la jeunesse. Ce phénomène visible en Europe occidentale mais aussi de l’est, et dans un certain nombre de pays du Tiers Monde est le produit de la chute de l’URSS et des PC. Un espace s’ouvre à la contestation. Pour la bourgeoisie, l’ennemi n’est plus à l’est, les PC dérivent rapidement, perdant une grande partie de leur implantation dans la jeunesse. Elle pense que l’extrême gauche va occuper le terrain. L’extrême gauche léniniste profite d’une ouverture électorale, alors que le mouvement libertaire se développe surtout dans les luttes sociales, sectorielles et culturelles, aidée en cela par des médias attirés par son image spectaculaire.
L’AS va tirer profit de cette situation. Il peut désormais se revendiquer à la fois de la révolution espagnole, de la Charte d’Amiens, de la CGT historique, ….Personne ira le contrarier puisque le mouvement ouvrier est en décomposition et avec lui s’écroule la formation politique. Les militants ne connaissent plus leur histoire. Cela est d’autant plus intéressant que les jeunes adhérents à l’AS peuvent s’approprier tous ses combats prestigieux… sans prendre beaucoup de risques. La plupart des militants sont « clandestins » dans leur entreprise, quand ils sont salariés. On retrouve donc un élément originel de l’AS, la logique du refuge. Et cette logique est d’autant plus attirante que le recul du mouvement ouvrier et les défaites syndicales dans les boites ne poussent pas les jeunes à agir à visage découvert. Devenir Délégué Syndical CGT dans une boite du privé amène beaucoup plus de risques que de faire le service d’ordre le premier mai dans un cortège rouge et noir !
Des risques, certains vont en prendre, mais pas forcément les militants les plus idéologiques. Car l’anarcho-syndicalisme doit bénéficier d’une caution syndicale pour exister. On envoie donc souvent des salariés peu formés à l’abattoir. Si on prend l’exemple de la CNT française depuis 15 ans, il semble que pratiquement aucune section syndicale du privé n’ait résisté à la répression patronale. Et ce bilan ne s’explique pas seulement en raison des faiblesses de formation syndicale et du manque d’expérience des militants. C’est la logique même de l’anarcho-syndicalisme qui amène à une impasse. En voulant créer un syndicat identitaire, les AS s’isolent de la majorité de la classe ouvrière et préparent eux mêmes leur liquidation. L’anarcho-syndicalisme se revendique des Bourses du Travail et du syndicalisme de classe mais il se refuse à les pratiquer sur le terrain. Car développer des pratiques de gestion ouvrière reviendrait à se noyer dans une dynamique unitaire qui menace les fondements même de l’anarcho-syndicalisme. Le sectarisme, inhérent à l’anarcho-syndicalisme l’oblige à se replier sur des activités identitaires et confidentielles (colloques, revues identitaires, concerts,…). Sa marginalisation auto-entretenue favorise son isolement et son propre échec.
Ce résultat a tendance à entretenir la logique de fuite en avant, à apparaître de plus en plus comme une organisation philosophique et de moins en moins comme un syndicat. Ce qui explique que toutes les tentatives de création de centrale AS aient débouché sur des échecs. La seule exception demeure la CGT espagnole qui n’a d’anarcho-syndicaliste que le nom, de nombreux militants et responsables de la confédération n’ayant aucun lien avec le mouvement libertaire et aucune sympathie pour le sectarisme. En Espagne, cela s’apparente plus à une référence culturelle qu’à une réflexion politique et pour s’en convaincre il suffit de lire la revue théorique de la CGTE : « Pensamiento propio ». Tout en développant des liens fraternels avec la mouvance AS internationale, la CGTE travaille surtout avec des syndicats étrangers sans aucune référence libertaire : SUD, CUB,… Après avoir du subir les conséquences nuisibles du sectarisme de la tendance majoritaire de la CNTE, les actuels dirigeants de la CGT ont de fait rompu avec la politique AS (voir l’article suivant).
Pour l’AS, le refuge est aussi idéologique, ce qui rend très difficile toute évolution interne. On retrouve dans l’anarcho-syndicalisme un certain nombre de militants aigris qui viennent se donner bonne conscience, une étiquette « révolutionnaire » acquise à bon marché. Or ces personnes sont de véritables obstacles à l’unité syndicale car leurs réflexes de repli les amènent à bloquer toute remise en cause ou toute élaboration stratégique. Ce n’est pas la lutte des classes qui les intéresse, elle leur fait peur.
Mais la décomposition du mouvement ouvrier permet de cacher les faiblesses internes. L’activisme politique, les actions théâtralisées ont remplacé le combat anti-capitaliste. La référence à l’AS empêche la création de vraies sections syndicales un peu massives, là où elles peuvent survivre, dans la fonction publique. Une confédération syndicale sans section n’a aucun sens d’un point de vue anti-capitaliste. Au mieux, le militant, quand il n’est pas clandestin, en est réduit à mener l’activité d’une cellule politique, sous une forme bolchevique, c’est à dire une activité philosophique qui se substitue à l’action collective. Il en est réduit à attendre que les syndicats majoritaires mobilisent à sa place, pour tenter de les déborder, sans jamais réussir ensuite à concrétiser l’influence acquise lors de la lutte. Au quotidien on ne fait rien vivre de ce qui a toujours servi de pilier au syndicalisme de classe : le contrôle ouvrier, la gestion ouvrière (faire fonctionner une organisation de masse), le syndicalisme d’industrie (rassembler assez d’adhérents pour s’organiser au niveau inter catégorielle pour préparer la future gestion ouvrière) et finalement l’interpro. Car il est bon de rappeler que l’interpro ce n’est pas le fait de faire de la propagande ou de participer à des comités de luttes mais bel et bien de fédérer au quotidien des syndicats d’industrie au sein d’une Union Locale. Comment faire vivre cette activité anti-capitaliste avec 40 adhérents répartis sur une agglomération de 200 000 travailleurs ! Tout cela n’a aucun sens… du moins d’un point de vue anti-capitaliste.
Et c’est ce qui nous renvoie à la raison d’être de cette nouvelle forme d’anarcho-syndicalisme. L’AS est un réponse totalement adaptée à une partie de la jeunesse sans véritable conscience de classe, où les schémas intellectuels et les modes bourgeoises ont remplacé la culture de classe, où on ne se perçoit plus comme un producteur (un gestionnaire de son syndicat et un futur gestionnaire de la société) mais comme un consommateur qui vient dépenser, de temps à autre, un peu d’adrénaline ou tisser des liens amicaux. Et ce fait de société, nouveau par rapport à la première période de l’AS, peut paraître favorable à l’AS. Mais, en fin de compte, il est auto-destructeur. Car cette perte de la conscience de classe, justifiée par le sectarisme et le refus de l’unité syndicale, débouche rapidement sur des conflits de personnes et l’incapacité à fonctionner collectivement…. et sur des scissions internes soit disant politiques. Il ne faut pas chercher plus loin les causes de la multiplication des crises et des scissions au sein d’un courant qui pourtant se crée en triant les adhérents au nom d’une appartenance politique. Or c’est la solidarité ouvrière, cette sociabilité de classe, qui a toujours permis au syndicalisme de se construire. Les syndicats sont issus non pas des discours de Marx ou de Bakounine mais des sociétés de secours mutuels et ceux qui ont oublié cette évidence ont perdu toute analyse de classe. Cette solidarité ouvrière, défendue par la Charte d’Amiens, est la condition centrale qui peut lancer une dynamique de lutte anticapitaliste, car unitaire et de classe. Aucune dynamique révolutionnaire ne pourra donc exister sur la base du sectarisme et du rejet du Front Unique.
Depuis quelques années, la dernière vague anarcho-syndicaliste s’est brisée sur son incapacité à organiser un large secteur de la jeunesse salariée. Elle n’a pas su profiter de l’espace ouvert par la crise de l’extrême gauche et la marginalisation des PC. Certaines organisations, en Espagne comme en Pologne, tentent, consciemment ou non, de définir une nouvelle stratégie. Pour que celle-ci aboutisse, il est nécessaire de réaliser un véritable bilan politique de l’anarcho-syndicalisme. Rejetant lui même toute forme de sectarisme, le CSR espère pouvoir mener le débat et engager l’unité d’action avec des organisations issues de l’anarcho-syndicalisme pour qu’enfin, après une crise qui a assez duré, une réunification des syndicalistes de classe s’opère sur les bases de la Charte d’Amiens.
La question de l’unité syndicale se pose à deux niveaux. Nous avons vu que l’unité d’action se pense et se construit à travers la stratégie du Front Unique. Cependant la question organisationnelle doit être également posée, même si elle intervient nécessairement dans un cadre défini plus globalement par le Front Unique. Elle se réduit donc à un élément purement tactique. Mais des erreurs au niveau tactique peuvent empêcher ou freiner la mise en marche du Front Unique. La question de la centrale révolutionnaire autonome ou du « syndicat rouge » a régulièrement agité les débats du mouvement révolutionnaire. Dans le contexte actuelle de l’Europe, où l’hégémonie du syndicalisme social-démocrate est évidente, la tentation de créer une centrale syndicale autonome est très nette. Lors de sa dernière réunion nationale, le CSR a essayé de réaliser un bilan du syndicalisme alternatif français. Notre bilan a été quasiment unanime : l’échec est patent aussi bien pour le CNT que SUD.
C’est une des raisons pour lesquelles nous avons lancé la campagne d’unification syndicale reposant sur une réaffirmation de la Charte d’Amiens. Cela ne veut pas dire qu’à terme les syndicalistes de classe ne seront pas contraints de constituer une centrale autonome, ne serait-ce que si la direction CGT réussit à recentrer la confédération et à exclure ou à décourager un grand nombre de militants et de syndicats. Mais cette bataille dans la CGT est loin d’être perdue et si les syndicalistes de lutte réussissent prochainement à se coordonner sur la base d’un syndicalisme de classe, l’évolution de la centrale pourrait être inversée rapidement. Mais le bilan du « syndicalisme alternatif » français ne doit pas pour autant être laissé de côté. Tout d’abord pour éviter que des syndicats s’engagent dès maintenant dans une impasse en croyant pour pouvoir participer à une alternative dans SUD ou la CNT. Mais aussi pour bénéficier de cette expérience si un jour l’obligation de créer une nouvelle confédération s’imposait aux syndicalistes de classe. Dans d’autres pays, l’expérience du « syndicalisme alternatif », autonome, peut sembler plus encourageant. Ainsi, les syndicats de base italien et la CGT espagnole continuent de se renforcer. Ces exemples sont très intéressants afin d’enrichir le débat tactique. Nous allons voir que nous portons un regard totalement divergent sur ces deux expériences. La tactique de construction de ces deux formes de syndicalisme ne correspond pas à des lignes politiques similaires.
La CNT espagnole contre le Front Unique
La CGTE est régulièrement présentée comme un prolongement de la CNTE. Nous contestons cette réalité. Cette idée est entre autre véhiculée par les militants de la CGTE. Nous comprenons que lors de ses premières années d’existence cette centrale se soit battue pour sa représentativité, et pour cela, elle est voulue s’affirmer comme la continuatrice de la CNT des années 30. Mais, si la CGT était la continuatrice de la CNT, c’est en fait celle de la CNT de 1910, celle qui avait été construite sur le modèle de la Charte d’Amiens et non pas celle qui fut reprise en main à partir de 1919 par les anarcho-syndicalistes. Nous allons voir que la CGT s’est au contraire construite contre la stratégie anarcho-syndicaliste de la CNT. Le fait de se revendiquer de cette référence historique est actuellement un obstacle à l’élaboration d’une stratégie syndicale cohérente de la CGT.
Dans les années 60, la CNT demeure totalement fidèle à sa nature anarcho-syndicaliste, ce qui expliquera d’ailleurs l’accentuation de sa décomposition interne. Deux secteurs s’opposent alors dans la CNT, mais plus pour des logiques d’appareil que pour des désaccords stratégiques. S’il y a des désaccords violents, ceux-là interviennent uniquement sur le terrain tactique, le but étant le même pour les deux : maintenir un appareil autonome. Un secteur s’enferme dans une logique ultra-sectaire, repliée sur elle même. Cela correspond pleinement à la nature même de l’anarcho-syndicalisme, à son refus de l’unité syndicale. Un autre secteur accepte quant à lui des alliances systématiques avec les appareils de la bourgeoisie libérale et de gauche dans le cadre d’un Front populaire ou d’un Front anti-fasciste totalement opportunistes. Là aussi, on retrouve la politique constante de l’anarcho-syndicalisme, son refus du Front unique, un refus qui le fait glisser vers la collaboration de classe, là aussi pour des logiques d’appareil. Et si des alliances syndicales sont parfois établies avec l’UGT et avec d’autres syndicats c’est sur une base totalement bureaucratique, coupée des luttes. L’unité syndicale est donc artificielle, sans dynamique de Front Unique. Ces alliances ne sont donc pas un danger pour la stratégie attentiste et frileuse de l’anarcho-syndicalisme espagnol.
Cette homogénéité relative de l’anarcho-syndicalisme va apparaître au plein jour au début des années 60 lorsque surgissent les Commissions Ouvrières. Les CO sont des organes prolétariens de lutte qui tentent d’unifier les travailleurs d’un secteur sur la base d’une organisation ouverte et permanente. Ce sont donc des organes de contrôle ouvrier comme il en apparaît régulièrement dans les périodes de montée de la lutte de la classe. Les différents secteurs de l’anarcho-syndicalisme espagnol vont très rapidement s’opposer aux CO. L’AS maintient sa cohérence politique : l’axe central demeure la création de « syndicats » CNT autonomes, même si cette politique ne correspond absolument pas à la situation politique et sociale de l’Espagne des années 60. La position sectaire de l’AS permet aux groupes d’extrême gauche et au PC espagnol de lancer une OPA sur les Commissions Ouvrières. Ce qui en retour justifiera d’autant plus le sectarisme de la CNT à leur égard.
Mais en Espagne et dans l’exil, de jeunes militants contestent cette stratégie. C’est tout d’abord le cas au sein de la Fédération Ibérique des Jeunesses Libertaires (FIJL). Des secteurs importants de l’organisation tentent alors de se lancer dans une redéfinition stratégique en opposition ouverte par rapport à la ligne politique la direction cénétiste. Cette opposition va se cristalliser autour de la revue « Presencia, tribuna libertaria ». Elle est largement diffusée en Espagne, surtout chez les jeunes mais aussi dans l’exil parmi les secteurs critiques. Cette revue, lancée en 1965, va polariser tous les groupes militants qui veulent régénérer le syndicalisme-révolutionnaire espagnol. Ces secteurs se revendiquent souvent de « l’anarcho-syndicalisme » mais ce terme n’est pas compris dans son sens historique, le bilan de l’AS n’ayant pas été élaboré en raison du révisionnisme historique qui perdure dès l’époque au sein du syndicalisme libertaire (1).
Cette élaboration théorique prend appui sur les luttes menées par le jeune prolétariat espagnol de ces années et sur la multiplication des grèves. Et il trouve un écho bien au delà de la mouvance libertaire. Car ce renouveau du SR se construit sur la dynamique du Front Unique. Des contacts étroits sont ainsi élaborés avec l’Alliance Syndicaliste des Travailleurs, une jeune organisation, influente dans les Commissions Ouvrières, issue du catholicisme ouvrier, qui évolue elle aussi vers le SR. Les militants de l’AST participent souvent à la diffusion de Presencia et à sa rédaction. Cette dynamique unitaire est également soutenue par la majorité de la FIJL. Ainsi, dans le numéro 11 d’Accion syndical, bulletin des FIJl rédigé avec des militants de la CNT de l’intérieur, on peut lire : « Nous savons que les objectifs des Commissions Ouvrières sont limitées. Nous n’ignorons pas que le PC tentera d’utiliser, il le fait déjà, ces commissions à des fins politiques particulières et pour se créer une clientèle électorale propre. Nous ne doutons pas non plus que les jeunes militants chrétiens seront fréquemment limités à cause de leurs fondements confessionnels. Mais nous savons aussi que la propre dynamique de la lutte peut surmonter tous ces obstacles. Et la mission de la CNT doit être précisément de pousser et d’encourager cette dynamique révolutionnaire propre à la classe ouvrière, et de veiller à ce que ni les uns ni les autres ne mettent d’entraves aux intérêts réels des travailleurs ». C’est une stratégie directement inspirée du Front Unique. On retrouvera un grand nombre de ces jeunes militants au sein de la CNT après 1975, puis dans la CGTE.
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Pti'Mat le 28 Nov 2012, 12:27, modifié 1 fois.