Coopératives, marché et transformation socialeFace au laminage des emplois et des conditions de travail, la question de l'appropriation sociale des moyens de production "se pointe". Dans ce contexte, Benoît Borrits interroge les succès et revers des formes coopératives, depuis leur apparition jusqu'aux plus récentes, et les potentialités d'une sécurité sociale professionnelle.
Alors qu'apparaissent quelques projets de reprises d'entreprises par les salariés, le marché se pose souvent comme l'obstacle principal. Confronté depuis longtemps à cette question, le mouvement coopératif commence à trouver des débuts de solution. La mise en place d'une sécurité sociale professionnelle à l'échelle de ce secteur serait un élément déterminant d'une stratégie de transformation sociale.
Au plus fort de la crise économique de 2009, les luttes sociales se sont multipliées contre les suppressions d'emplois, souvent très combatives, comme cela a été le cas des Conti à Amiens. Cependant, cela ne débouchait que sur des indemnités de licenciement, parfois conséquentes, mais qui ne résolvaient nullement le problème de fond : une fois les indemnités dépensées, l'emploi n'est pas forcément à l'horizon et la spirale de la misère commence.
Les années 2011 et 2012 ont marqué un tournant significatif dans la conscience collective : plutôt que de négocier des indemnités ou de s'en remettre à un hypothétique repreneur, autant contrôler et gérer soi-même l'entreprise.
Cela a été le cas à SeaFrance où les salariés ont, dès l'automne 2011, constitué une SCOP qui s'est portée candidate au rachat des actifs de l'entreprise en garantissant la continuité des contrats de travail des 880 salariés. Par ses déclarations démagogiques sur des indemnités «supra-légales», Sarko a mis en lumière ce conflit tout en accélérant la liquidation de SeaFrance, enterrant ainsi la perspective d'une continuité de l'entreprise. Toutefois, en partenariat avec EuroTunnel qui a acheté les navires, les salariés ont relancé la navigation sous la marque MyFerryLink.com le 20 août 2012.
Autre conflit très médiatisé, cette fois-ci grâce à l'action résolue de ses salariés : Fralib, usine de conditionnement de thés et d'infusions. Depuis maintenant plus de deux ans, les salariés ont réussi à annuler en justice deux PSE (Plan de "sauvegarde" de l'emploi) et à obtenir d'Unilever, propriétaire de Fralib, que s'ouvrent enfin des négociations sur un plan alternatif de reprise de l'entreprise par les salariés. Le 6 février 2012, le projet de reprise en SCOP de l'imprimerie Helio-Corbeil est accepté par le tribunal de commerce. Dans le Nord, des anciens salariés de la Comareg, la société d'édition du journal de petites annonces Paru-Vendu, filiale du groupe Hersant, reprennent leur imprimerie et fondent la SCOP Inter 59.
Le point commun de l'ensemble de ces projets est la défense de l'emploi, toujours accompagnée d'une critique de l'orientation et de la gestion de la direction inféodée aux actionnaires. La reprise de l'entreprise par les salariés est vécue comme la solution concrète de maintien des emplois. A Fralib, cela s'accompagne d'une volonté clairement affichée de se débarrasser des patrons et de reprendre en main son destin dans une perspective d'émancipation sociale.
Pour autant, les échecs existent : la forme SCOP est tout sauf une baguette magique ! Le film Entre nos mains de Mariana Otero nous a montré l'abandon du projet de reprise de Starissima, entreprise de lingerie féminine, projet qui avait fini par enthousiasmer la quasi-totalité des salariées. La faute au déférencement de la marque chez un gros distributeur. Autre exemple : Merceron SA, entreprise de carrosserie industrielle de la région de Châtellerault, reprise en SCOP en 2005 pour être en faillite deux ans plus tard. La faute au marché, bien sûr, mais aussi au poids de l'idéologie dominante qui a reproduit à l'intérieur de la nouvelle structure les rapports de domination existants préalablement : la nouvelle direction s'est posée comme "hiérarchie" et les coopérateurs, en désaccord, n'ont pas osé aller contre...
De l'autre côté des Pyrénées, au Pays Basque, un ensemble de 125 coopératives dirigées par ses travailleurs, Mondragón, prospère depuis presque 60 ans au point de constituer le premier groupe industriel et financier d'Euskadi et le cinquième de l'État espagnol. On a ici l'inverse des deux exemples précédents : une réussite absolument insolente, preuve, s'il en manquait, que des travailleurs sont largement à même de diriger des entreprises de taille importante et de tenir la dragée haute à des concurrents capitalistes. Pourtant, tout n'est pas rose dans cette réussite. La concurrence mondiale a imposé au groupe une ambitieuse stratégie d'acquisition d'entreprises à l'international, lesquelles demeurent des filiales des coopératives du groupe : les travailleurs y restent salariés, peuvent être licenciés et n'ont aucune possibilité de devenir coopérateur. Dans la ville même de Mondragón-Arasate, où se trouve le siège du groupe, de nombreuses voix se font entendre (notamment Ahots Kooperatibista) pour contester la pression exercée sur les travailleurs pour maintenir la productivité...
Dans les cas d'échec comme dans les cas de réussite, on voit que les lois du marché s'imposent à ces expériences. En cas d'échec, elles signifient la fin de l'expérience coopérative, en cas de succès, un phénomène de "dégénérescence" qui tend à banaliser le caractère autogestionnaire de l'entreprise.
Ce constat n'est pas neuf, et c'est sans doute la raison pour laquelle les coopératives ont souvent été conçues comme des coopératives d'usagers et non de salariés. Cette forme de coopérative a été initiée par les "Pionniers équitables de Rochdale" en 1844, dans la banlieue de Manchester, qui ont été à l'origine du puissant mouvement coopératif britannique. En France, ce mouvement a inspiré Charles Gide et l'École dite "de Nîmes", qui défendait la construction progressive d'une société socialiste (la "république coopérative") par l'extension des coopératives d'usagers, celles-ci contrôlant petit à petit toutes les branches de l'industrie. « Qu'est-ce que le consommateur, disent-ils ? Rien ; que doit-il être ? Tout... l'ordre social actuel est organisé en vue de la production et nullement en vue de la consommation ou si vous aimez mieux, en vue du gain individuel et nullement en vue des besoins sociaux... La production, au lieu d'être maîtresse du marché, redeviendra ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être, servante, obéissant docilement aux ordres de la consommation » (1), nous disait Charles Gide, description qui entre furieusement en résonnance avec cette déclaration de Lénine : «La société socialiste est une immense coopérative de consommation dont la production est rationnellement organisée en vue de la consommation » (2). Se débarrasser de la dictature du marché, voilà qui explique la participation active de nombreux militants ouvriers et syndicaux aux coopératives de consommation dans le cadre de la FNCC (3) durant la première moitié du XXe siècle, alors que l'hostilité était de mise à l'égard des Associations ouvrières de production, ancêtres de nos actuelles SCOP.
Pour autant, les rêves de transformation sociale par les coopératives de consommation tourneront rapidement court. La parution en 1935 de l'ouvrage de Georges Fauquet Le secteur coopératif sonnera le glas de la stratégie de "république coopérative" chère à Charles Gide : l'économie sociale est désormais présentée comme étant un secteur de l'économie coexistant avec les secteurs privé et public. En Grande-Bretagne, le puissant mouvement coopératif, très lié au Parti travailliste (4) sera littéralement trahi par celui-ci durant les années 1950, les « refondateurs » de l'époque préférant le modernisme du consommateur atomisé au socialisme austère des coopératives... Doit-on voir dans le premier principe du mouvement coopératif (5), l'adhésion volontaire, son talon d'Achille ? Dans l'univers de la concurrence à tout va, le consommateur a vite fait d'oublier son adhésion à la coopérative pour lui préférer les sirènes du marketing d'une multinationale : en 1954, Unilever dépensait 320 000 livres pour imposer la lessive Persil alors que la CWS (6) a été contrainte et n'a pu aligner que 15 000 livres pour défendre sa lessive Spel (7). Alors que la coopérative d'usagers a été vue comme le moyen de dépasser les relations marchandes, il est apparu cruellement qu'elle n'échappait pas non plus à la pression du marché.
L'autre inconvénient de cette forme de coopérative est la place réservée aux travailleurs. A l'inverse des SCOP où les travailleurs détiennent la majorité du capital et des voix et contrôlent donc l'avenir de leur entreprise, ceux-ci n'ont qu'un statut de salariés assujettis, exactement comme dans une société de capitaux. On se retrouve dans les mêmes conflits que dans les entreprises classiques où l'opinion des salariés est rarement prise en compte, l'exemple de la CAMIF en étant l'illustration la plus flagrante (8). Récemment, des coopératives à collèges multiples associant usagers et salariés ont été créées un peu partout dans le monde (Eroski au sein du groupe Mondragón, Coopératives sociales en Italie, SCIC en France...). Est-ce le début d'une solution à ce problème ? Plutôt que de partager le pouvoir en pourcentage de voix entre collèges, ne devrait-on pas innover en donnant des champs de pouvoir différents pour chaque collège ? Ainsi, comme dans une SCOP, les salariés seraient en mesure d'élire leur direction alors que les usagers et les pouvoirs publics se verraient confier un rôle de supervision et d'orientation de l'entreprise vers l'intérêt général. Une réflexion qui n'est pas étrangère à celle des Fralib qui souhaitent associer leurs fournisseurs (producteurs de thés et d'arôme) et leurs clients (chaines de distribution de commerce équitable) à la gestion de leur entreprise...
Si l'intégration des usagers et des autres parties prenantes de l'unité de production est un élément-clé qui permettra de dépasser les relations marchandes, elle n'est cependant pas la recette miracle qui garantira et stabilisera les revenus des travailleurs associés. Un autre débat traverse fréquemment l'espace politique : la sécurité sociale professionnelle. N'y aurait-il pas là l'amorce d'une solution pour les projets de reprise par les salariés ?
Cette idée a été initialement émise par Paul Boccara sous le nom de "sécurité d'emploi et de formation". Partant du constat que l'évolution de plus en plus rapide de la technologie rend rapidement obsolète les savoirs acquis, il observe que les contrats de travail deviennent de plus en plus courts et qu'un déroulement de carrière au sein d'une ou de deux entreprises deviennent l'exception alors qu'il s'agissait d'une situation courante dans les années d'après-guerre. C'est la raison pour laquelle il préconise de créer un nouveau type de contrat de travail dépassant le cadre de la seule entreprise, alternant périodes de travail et de formation. C'est dans cet esprit que la CGT a défini le "nouveau statut du travailleur salarié" (NSTS) dans lequel, en cas de licenciement, un salarié conserverait son salaire et les droits associés tout en bénéficiant de formations jusqu'à ce qu'il obtienne un emploi à des conditions aux moins égales aux précédentes.
Ces propositions de Sécurité sociale professionnelle ont été rapidement récupérées par les libéraux de tout poil qui vont tâcher de pervertir le côté subversif de la déconnexion entre les revenus et le travail fourni.
La première offensive est venue du rapport Cahuc-Kramarz qui s'intitule "De la précarité à la mobilité : vers une Sécurité sociale professionnelle" (9). Alors que dans l'esprit de ses concepteurs initiaux, la sécurité sociale professionnelle devait ouvrir un nouvel espace de droits, de déconnexion du contrat de travail avec l'entreprise qui emploie, ce rapport ne porte que sur la redéfinition de la politique d'accompagnement des chômeurs et la mise en œuvre du contrat de travail unique en remplacement des actuels CDI et CDD. Un peu plus tard, en 2007, le candidat Sarkozy prônera la proposition de "sécurité sociale professionnelle" en référence au modèle danois de flexisécurité. De même, du côté du Parti socialiste, une note de 2005 de la Fondation Jean Jaurès sur la "sécurité des parcours professionnels" est conçue comme un catalogue à la Prévert d'une trentaine de propositions pour le moins vagues dont la mise en œuvre devrait améliorer la situation de l'emploi et le traitement du chômage...
C'est dans ce dépérissement du concept de sécurité sociale professionnelle que le gouvernement urge aujourd'hui les "partenaires" sociaux à conclure un accord "gagnant-gagnant" avant la fin de l'année. La feuille de route y est tracée : sanction des contrats de courte durée (CDD, Intérim) en échange de l'acceptation des accords compétitivité-emplois qui constituent en eux-même une remise en cause du CDI. Le patronat a ouvert le bal en expliquant qu'il ne démarrerait aucune négociation sur la dissuasion des contrats de courte durée sans connaître les intentions des syndicats en matière de flexibilité. Ça démarre fort ...
Quelques questions méritent cependant d'être posées avant d'aller plus loin. La première porte sur le champs d'application du Nouveau Statut du Travailleur Salarié. S'il est juste de revendiquer que le patronat dans son ensemble assure la continuité d'un contrat de travail, on peut se demander s'il est fondé que la société toute entière soit engagée par un niveau de salaire accordé à un individu par une entreprise isolée ? On pourrait tout à fait imaginer une entreprise au bord de la faillite qui augmente ses salariés avant le dépôt de bilan. En quoi la société toute entière devrait-elle être engagée par une telle décision ? Allons plus loin. Est-ce que la valorisation de la force de travail qu'a donnée le capital à une personne a une valeur pour la société toute entièr ? S'il est fondé d'exiger que le capital garantisse ce salaire, il est difficile de le revendiquer de la collectivité, notamment lorsqu'il s'agit d'un haut salaire qui ne trouve sa justification que dans l'organisation de l'exploitation capitaliste. C'est pourquoi le NSTS a une valeur essentiellement revendicative à l'égard du capital en ce sens qu'il apporte aux salariés des avancées supérieures à la seule interdiction des licenciements. Il ne peut, hélas, pas être utilisé pour préfigurer une autre société.
Reste que cette idée de sécurité sociale professionnelle ouvre des horizons de rupture autres que la flexisécurité chère à nos libéraux : un statut du travailleur qui dépasse les frontières de l'unité de production ainsi qu'une déconnexion partielle entre les revenus et la valorisation marchande de la force de travail. Ne pourrions nous pas commencer à l'appliquer avec des entreprises dont la valorisation du capital n'est pas l'objectif ? Ces entreprises existent : ce sont celles de l'économie sociale et solidaire où travaillent déjà 2,8 millions de personnes. Certes, il y a à boire et à manger dans ce secteur. Les associations représentent presque les deux-tiers de ces emplois. Dans le secteur des coopératives et mutuelles, la coopération agricole et les grosses banques mutualistes se comportent parfois en véritables multinationales dont l'objectif est la maximisation du revenu. Dans tous les cas, l'intervention des salariés dans la gestion des associations comme des coopératives devra être imposée (10). Mais ce secteur a une originalité propre : ce n'est pas la valorisation du capital qui est à l'origine de l'activité mais la réponse à un besoin social exprimé. Cette économie sociale et solidaire ne préfigure-t-elle pas l'essentiel de la société de demain ? Ne peut-on pas dès maintenant travailler à l'élaboration d'un statut du travailleur associé qui cohabiterait avec le statut de la fonction publique et, pour un temps, avec celui du secteur privé ?
Dans les années 1960, le régime franquiste écartait les travailleurs des coopératives des bénéfices du régime de la sécurité sociale des salariés. Les coopératives de Mondragón répliqueront en créant Lagun-Aro en 1967, société de secours mutuel qui assure toujours les travailleurs associés du groupe pour la santé et la vieillesse. Aujourd'hui, le travailleur associé d'une coopérative de Mondragón est assuré d'avoir un emploi à vie au sein du groupe. En cas de difficulté d'une entreprise, le travailleur peut être employé dans une autre coopérative ou passer en formation au sein d'un établissement d'enseignement du groupe. Pourquoi ce qui a été possible dans le cadre d'un groupe soumis aux rigueurs du marché ne le serait-il pas à l'échelle du secteur de l'économie sociale et solidaire d'un pays ?
Ce secteur de l'économie sociale et solidaire, auquel appartient le mouvement des SCOP, est un secteur économique à mi-chemin du privé et du public, un secteur dont le caractère marchand reste présent sans être essentiel. Tout comme la fonction publique est de facto financée par le privé, ce secteur devra aussi être financé en partie par le privé pour que les revenus de ce secteur soient en ligne avec le reste de l'économie.C'est en offrant une telle sécurisation des revenus que nous donnerons le goût de l'initiative collective, que nous multiplierons les reprises d'entreprises, que nous nous engagerons réellement dans la transformation sociale.
Benoît Borrits, 28 septembre 2012
Benoît Borrits est membre des Alternatifs et du comité de rédaction de Regards. Il est l'auteur de Vers la démocratie économique, l'Harmattan, 2005.
(1) Extraits de La coopération, Des transformations que la Coopération est appelée à réaliser dans l'ordre économique de Charles Gide
(2) Extrait des Oeuvres 4e éd. IX, Editions sociales, Paris
(3) Fédération Nationale des Coopératives de Consommation.
(4) Un Co-operative Party était et est toujours existant et intégré au Parti travailliste.
(5) Les 7 principes de l'Alliance coopérative internationale 1995.
(6) Co-operative Wholesale Society. La plus grande coopérative de consommation britannique
(7) "La coopération de consommateurs en Grande-Bretagne", Peter Gurney, RECMA n° 318, octobre 2010.
(8) La direction s'était lancée dans une diversification catastrophique ayant abouti à des licenciements massifs.
(9) La Documentation française 2004.
(10) Une règle de base qu'imposait José Arizmendiarrieta, le fondateur de Mondragón, était qu'une coopérative devait toujours comporter un collège de travailleurs, même si la coopérative était initialement de consommation ou de second niveau (coopérative de coopératives).