II. – À la Fédération anarchiste
Pour moi, la découverte de la vie interne de la FA fut une surprise totale. Sans doute, est-il besoin de préciser que mon expérience de militant jusqu’alors s’était déroulée dans le mouvement syndical[8] ou au sein des milieux syndicalistes ; même le Centre de Gaston Leval, lui-même très influencé par les mouvements libertaires espagnol et argentin, se situait dans cette ambiance particulière de l’anarchosyndicalisme version hispanique[9].
La manière d’être et de faire de tous ces militants ne m’avait pas préparé au fonctionnement si atypique de la FA.
Au commencement des années quatre-vingt, une sorte de guerre interne déchirait les groupes parisiens de la FA, composés, pour la plupart, de jeunes gens des deux sexes.
Se disputaient sans cesse, et sans qu’on comprît l’objet réel de la disputation[10], les groupes – je cite de mémoire – Malatesta, Jacob, Libertad, de Fresnes-Antony, Varlin et d’autres que j’oublie. Ils s’affrontaient à tout moment et en toute occasion, pour quoi que ce soit, avec une fureur vengeresse.
Les membres du groupe Malatesta de l’époque, en particulier, me sont apparus, de par leur comportement individuel, comme antagoniques de ce que devaient être les militants libertaires : sectaires jusqu’à l’absurde, méprisants, sûrs d’eux et de leur doctrine – d’autant plus qu’ils ne l’exposaient jamais –, machos, rigides comme des lames d’acier mal trempées… Ils venaient d’expulser, ou de faire partir, des militants de la FA, en roulaient encore des épaules, et donnaient l’impression de vouloir débusquer et anéantir ceux et celles qu’ils considéraient comme tièdes, hésitants, pas clairs. Sans oublier les marxistes camouflés, innombrables, selon eux.
Un des sports préférés de l’époque, en effet, était la chasse aux marxistes… ou supposés tels. Les discours, les articles, les textes internes étaient examinés à la loupe, que dis-je ? au microscope, par les gardiens autoproclamés de la sainte doctrine et, régulièrement, les dénonciations et les anathèmes tombaient : celui-là ou celle-là étaient marxistes. Suivait bientôt la demande d’excommunication…
Le pire de tout, l’abomination de la désolation, c’était le marxisme libertaire, monstre conceptuel inventé pour dévorer notre mère l’Anarchie, après qu’il l’aura déflorée et avilie…
J’avais, a contrario, avec les camarades qui avaient suivi aussi assidûment que moi la formation de Leval, la conviction profonde qu’il y a plusieurs pièces dans la maison Libertaire, et beaucoup de chemins pour s’y rendre. Gaston fournissait à chacun de celles et ceux qui suivaient son enseignement des brochures qu’il avait écrites et qui résumaient la doctrine de Bakounine, celle de Proudhon, celle de Kropotkine, de Malatesta, de Reclus, de Tucker, etc. Un des exercices, ensuite, consistait à comparer les divers points de vue de « nos auteurs », comme disait notre vieux maître, de noter ce qui les rapprochait ou les opposait. L’extrême diversité de l’anarchisme apparaissait alors, en même temps que les convergences.
En était-il de même dans la Fédération anarchiste d’alors ? Nullement. Peu ou pas de formation, peu d’explicitation des concepts. D’où peut-être l’absurde obscurantisme qui présidait à l’analyse du « marxisme libertaire ».
On en connaît l’origine : l’expression a été inventée par Daniel Guérin à la fin de sa longue vie militante.
D’origine bourgeoise et de formation marxiste, adhérent de la SFIO puis du PSOP, un instant tenté par le trotskisme, à la pointe du combat contre l’homophobie, anticolonialiste et antimilitariste actif, Guérin a porté très tôt un regard critique sur les réalisations concrètes issues des formations et des militants se réclamant du marxisme.
Dans divers ouvrages, dont Jeunesse du socialisme libertaire, paru vers 1965, il exprimait l’idée qu’un certain nombre de concepts libertaires ou anarchistes – quasi oubliés en cet instant de l’histoire – devaient être réintroduits dans le corpus de l’idéologie socialiste, prise dans son acception d’origine, afin que les erreurs qu’on percevait en Union soviétique ou en Europe occidentale s’agissant de la social-démocratie ne puissent plus se produire à l’avenir. Sur la plupart des questions politiques qui opposaient marxisme et anarchisme, centralisme ou fédéralisme, parlementarisme ou action directe sociale, dictature du prolétariat ou démocratie directe, Guérin donnait raison à l’anarchisme, notamment à Bakounine.
Mutatis mutandis, Guérin a suivi le même chemin que Georges Sorel qui, venu lui aussi du marxisme orthodoxe, après bien des études et des réflexions, finit par affirmer que « le socialisme se trouvait tout entier dans les syndicats ouvriers » et qu’il était nécessaire de se débarrasser de toute influence blanquiste, c’est-à-dire qu’il répudiait toute idée d’avant-garde dirigeante et de dictature de parti, fondements de la politique marxiste.
Le marxisme libertaire de Guérin n’était nullement une attaque contre l’anarchisme ; il était, au contraire, l’introduction de concepts politiques anarchistes dans le marxisme… Avait-il, d’ailleurs, un avenir politique ? Aujourd’hui, toutes les formes de marxisme sont très dévaluées et sa formulation a quasi disparu.
Toutes ces choses, m’objecterez-vous, ne sont que de vieilles histoires. Certes, mais ces vieilles histoires sont récurrentes : elles se répètent selon un cycle de quatre, cinq, six ans, avec, pour l’essentiel, un scénario toujours identique : des jeunes groupes formés de jeunes gens s’agitent très fort, s’invectivent les uns les autres puis disparaissent. Ainsi disparurent tout d’un coup, comme une volée de moineaux, le groupe Malatesta et ceux auxquels il s’opposait avec tant de vigueur, sans que l’on sache pourquoi la lame d’acier si brillante s’était brisée en mille morceaux – de tout cela, il ne reste rien, ou quasiment : quelques correcteurs ou correctrices qui travaillent plutôt tranquillement dans les entreprises de presse. Quelquefois, j’ai entraperçu un des anciens de Malatesta au cours de manifestations ; il travaillerait dans une municipalité communiste. Les autres, des dizaines de personnes, toutes plus révolutionnaires et anarchistes les unes que les autres, ont disparu du paysage libertaire.
Cette évaporation est exceptionnellement importante, sans doute une des plus graves du monde politique. Ne s’agit-il que d’un phénomène dont la cause première réside dans le fait que le système de recrutement de la FA et de l’anarchisme s’appuie beaucoup sur la révolte adolescente ? Avec pour conséquence principale qu’avec la maturité s’évanouit ou s’estompe l’anarchisme révolté des jeunes années ?
Il est sans aucun doute positif que la FA et l’anarchisme séduisent des personnes jeunes et que celles-ci trouvent dans les rangs libertaires l’endroit où exprimer leur indignation devant l’état de la société et leurs aspirations à bouleverser le monde. La difficulté se résume, en conséquence, en la continuité de l’engagement. En la permanence, avec plus ou moins d’intensité, du militantisme libertaire : comment faire perdurer le lien militant lorsque survient la maturité ? Tel est, me semble-t-il, un des réels problèmes qui est posé à la FA, un problème sur lequel elle bute depuis plusieurs générations.
En outre, de la non-résolution de cette difficulté résulte le départ, comme une deuxième hémorragie, de nombreux militants ayant une certaine expérience, ou même anciens, comme moi-même, qui partent bien qu’ils ne soient nullement décidés à prendre une retraite militante.
Quelques militants demeurent néanmoins présents dans l’organisation bien après les années de la formation et de l’adolescence ; on remarquera qu’il s’agit le plus souvent de personnes qui assurent des responsabilités de gestion, soit des secrétariats fédéraux, soit des « œuvres », selon le vocabulaire utilisé en interne, c’est-à-dire les éditions, le Monde libertaire, Radio-Libertaire ou les diverses librairies que possède la FA. En dehors de ces tâches, souvent techniques, qui demandent un certain savoir-faire, et qui sont quelquefois ingrates, ni aurait-il, dans la structure interne de la FA, rien qui ne retienne les militants devenus adultes ? En d’autres termes, la FA élabore-t-elle une « politique » anarchiste et propose-t-elle à tous ses adhérents et sympathisants des deux sexes de la mettre en œuvre ou bien fait-elle autre chose ?
La Fédération anarchiste n’est pas réellement une organisation anarchiste
Si on compare la FA actuelle à deux de ses devancières qui firent, ô combien, parler d’elles dans l’histoire, à savoir l’Alliance internationale de la démocratie socialiste (AIDS), et sa partie cachée dite « Fraternité internationale », des années de la première Internationale, ou bien la Fédération anarchiste ibérique (FAI), constituée en 1926, on ne peut qu’être frappé par cette évidence : la FA, s’agissant de l’action, en particulier l’action sociale, ne leur ressemble en rien.
Dans aucune des publications de ces organisations, par exemple, on aurait pu lire les phrases suivantes : « En tant qu’organisation la Fédération n’a aucune politique syndicale. […] Chacun est libre de militer à la base et dans l’appareil, selon ce qu’il juge opportun. L’ensemble peut se coordonner, de la volonté des seuls intéressés et sans qu’ils aient à en rendre de compte à l’organisation […]. Il n’y a pas d’effort fédéral pour orienter telle ou telle confédération dans une direction déterminée, pas plus que de tentatives pour conquérir des positions dans les appareils directeurs. Et nous pensons que c’est comme ça que les choses doivent être.[11] »
On ne pourra lire d’équivalence à cette déclaration de principe chez les Internationaux proches de Bakounine ou de Guillaume, pas plus que sous la plume de « faïstes », parce que ceux-ci et ceux-là pratiquaient exactement le contraire de ce qui y est écrit !
Giuseppe Fanelli n’a pas décidé sur un coup de tête de se rendre en Espagne pour y fonder une section de l’Internationale. Parce qu’il aurait été libre de le faire, ou quelque autre niaiserie. Non, le groupe de révolutionnaires auquel il faisait partie a jugé utile d’envoyer dans la péninsule Ibérique un militant expérimenté et compétent pour informer et éclairer les jeunes adhérents de l’AIT – on sait que de ce voyage résulta l’orientation socialiste révolutionnaire fédéraliste, autrement dit anarchiste, de la Fédération espagnole : Fanelli sut convaincre les plus actifs des militants, ceux qui allaient devenir l’armature et la direction de la Fédération, et les armer pour résister aux intrigues des divers envoyés de Karl Marx.
A quoi aurait-il servi de constituer une Alliance internationale si les militants qui la composaient ne s’étaient, grâce à elle, informés mutuellement et coordonnés ?
Quant à la FAI, il suffit d’ouvrir l’ouvrage rédigé par Juan Gomez-Casas sur l’histoire de l’organisation spécifique[12] de l’anarchisme espagnol[13] et y lire les ordres du jour des congrès de cette glorieuse fédération pour constater que nos camarades espagnols s’intéressaient, comme individus et comme anarchistes fédérés, au détail de la vie sociale et syndicale. Et qu’ils ne se gênaient guère pour orienter « telle confédération dans une direction déterminée »[14]. Et ils avaient bien raison. Je me souviens d’ailleurs que Gaston Leval, pourtant scrupuleux et réticent quant au travail de tendance – et quelque peu réservé s’agissant des méthodes parfois expéditives des compañeros – considérait qu’une fédération anarchiste, ou socialiste libertaire, ça servait, entre autres, à ça !
La politique – ou plutôt l’absence de politique – décrite plus haut est la matrice principale de nos défaites historiques en Russie centrale lors de la Révolution de 1917-1920, comme le déclaraient ensemble Voline et Archinov, et en Europe occidentale. A l’exception de l’Espagne, seul territoire où les libertaires surent maintenir leurs positions jusqu’en 1939, surtout parce que la conception bakouninienne de l’organisation y fut hégémonique[15].
Or est-il sérieux d’envisager de participer à un mouvement social contestataire, à des moments de rupture qui pourraient déboucher sur des tentatives révolutionnaires, voire tenter de les influencer, sans un minimum de cohésion politique et structurelle ? Toutes celles et tous ceux qui ont vécu ou observé les instants de bouleversement – modestes mais réels – qui ont secoué les sociétés d’Europe depuis quarante ans (mai 68 en France, en Italie et en Allemagne, le Portugal de 1974, la Transition en Espagne, les mouvements allemands de 1989, la grève de novembre et décembre 1995) ont pu constater l’importance décisive des quelques semaines d’effervescence et combien il est important alors de prendre des initiatives[16], que ces initiatives aillent dans le même sens et qu’elles soient coordonnées.
Lorsque le mouvement libertaire espagnol, à Barcelone, à Valence, dans de nombreuses villes d’Andalousie brise le coup d’Etat militaire de Mola et Franco – alors que Séville la Rouge où est implanté le PCF tombe tout de suite – ne croyez-vous pas qu’il s’est agi de la résultante d’années de travail assidu de coordination, opéré grâce à la structure syndicale et à celle des groupes libertaires fédérés ? Chaque syndicat, chaque groupe syndical d’entreprise possédait son secrétaire à la défense, responsable des groupes d’autodéfense, qui se coordonnait avec tous les autres, formant sur tout le territoire sur lequel s’étendait la fédération locale des syndicats un organisme collectif de défense – c’est ce type de fonctionnement, qui s’étend sur toute l’Espagne confédérale, qui opère les 18 et 19 juillet 1936, avec le succès qu’on lui connaît…
Ce qui est vrai dans les occasions historiques l’est aussi dans l’activité et la lutte quotidiennes.
Le groupe Elisée-Reclus[17], à propos d’Alternative libertaire et des syndicats Sud, et peut-être aussi de la gauche syndicale de la CFDT qui les a précédés, écrit les phrases suivantes, qui sont très intéressantes, parce qu’elles résument, a contrario, le problème :
« AL a choisi […] de gagner, en tant qu’organisation, une influence syndicale. Cela les a conduits dans le passé à s’allier avec la LCR dans des oppositions structurelles plus ou moins structurées. Les politiques proposées n’étaient pas, et ne sont toujours pas, élaborées par l’ensemble des syndiqués, et encore moins des travailleurs, mais par un marchandage entre des « élites » organisés séparément. C’est une manière de faire qui nous met mal à l’aise. Nous comprenons qu’individuellement, ou collectivement, des camarades jugent ces procédés utiles […]. Par contre, nous nions avec la dernière énergie que cela doive être un choix collectif de l’ensemble de l’organisation. »
Ce texte appelle, nous semble-t-il, les remarques suivantes :
1. Les camarades du groupe E-Reclus ont rédigé de manière trop concise leur première phrase : « AL a choisi de gagner, en tant qu’organisation[18], une influence syndicale. » Cette façon de dire laisse entendre qu’il serait possible qu’une organisation politique soit représentée en tant que telle dans les syndicats. Ce qui n’est pas autorisé dans le mouvement syndical français, si on excepte les syndicats d’enseignants réunis dans la FSU, survivance de la motion Bonnissel-Vallières de la scission de 1947-1948.
J’image que le groupe E-R veut dire que les camarades d’AL ont coordonné, à l’intérieur de leur organisation, leurs activités syndicales, réfléchi ensemble aux orientations qu’ils allaient proposer ou soutenir. Sur ces bases, des militants membres d’AL se sont portés candidats aux postes de responsabilité des syndicats et des sections dans lesquels ils militent ; certains de ces militants ont été élus par les syndiqués.
2. Je me demande sur quelle expérience concrète les camarades du groupe E-R s’appuient lorsqu’ils écrivent : « Les politiques proposées n’étaient pas, et ne sont toujours pas, élaborées par l’ensemble des syndiqués, et encore moins des travailleurs, mais par un marchandage entre des “élites” organisés séparément. »
Comment, de fait, sont élaborées les politiques syndicales, en particulier au niveau des entreprises et des branches professionnelles ? Les textes d’orientation, quelle que soit leur origine, sont examinés, discutés et amendés par les organes élus, commissions exécutives ou comités syndicaux, puis publiés par les organes de presse syndicaux pour être votés et adoptés par les syndiqués au moyen de votes lors d’assemblées générales ou de congrès. Telles sont les formes statutaires ; sont-elles respectées ? Dans certains secteurs, oui ; dans d’autres, plus ou moins. En tout cas, la manière de faire décrite par le groupe E-R n’existe pratiquement nulle part ; quelle que soit l’intensité du rôle dirigeant exercé par un groupe politique dans un syndicat, la décision, même si on considère qu’il ne s’agit que de formalisme, sera prise par une des structures du syndicat.
L’erreur de fond que répètent sans cesse nombre de militants libertaires ou d’ultra-gauche qui n’ont pas réellement milité dans le mouvement syndical, c’est qu’ils ignorent l’existence de la démocratie syndicale – qui n’est, pour eux, qu’une farce ou un attrape-nigauds. Or aucune opposition ou gauche syndicale ne peut se développer ni même perdurer si elle ne respecte et promeut la démocratie syndicale, c’est-à-dire, en dernière analyse, qu’il soit fait en sorte que les adhérents s’expriment dans les instances du syndicat. Parce que la force de la gauche syndicale, c’est la démocratie directe. C’est grâce à l’appui qu’elle peut ainsi obtenir de la base qu’elle peut résister à la bureaucratie centrale. Qu’il y ait « marchandage » – le mot choisi est porteur de dénigrement et de mépris, sans doute parce qu’il n’y a pas de « marchandage » entre les anarchistes – ou plutôt contacts et négociations entre les minorités actives présentes dans le syndicat, ou entre des groupes ou des fractions, alliés un jour et opposés le lendemain, peut-être ; mais il s’agit d’une erreur fondamentale de penser que la décision finale, la décision syndicale s’acquiert par ce moyen-là. La décision s’obtient par un vote, à la commission exécutive, à l’assemblée générale, au congrès, après un débat contradictoire et souvent en compétition avec d’autres propositions.
Ce que ne comprennent pas les camarades du groupe E-R, c’est que la démocratie syndicale est faussée, ou même quasi supprimée parfois, en raison de l’activité des fractions politiques, qui tentent de faire adopter par le syndicat les positions du parti auquel la fraction adhère, souvent à l’aide de procédés manipulatoires.
Deux exemples illustreront cette question :
• En 1980, avant l’élection présidentielle, la totalité de l’appareil du PCF présent dans les directions de la CGT – ce sont très souvent les mêmes personnes – s’est mobilisée pour que les diverses organisations de la confédération appellent à voter en faveur de Georges Marchais ; la plupart des adhérents de la CGT ignoraient que pratiquer ainsi était antistatutaire, et les militants du PCF se gardaient bien de les en informer… Ce sont les adhérents des autres partis, des syndicalistes partisans déterminés de l’indépendance syndicale et des libertaires qui durent rappeler la direction confédérale au respect des statuts, à savoir qu’il n’était pas dans la nature d’une confédération syndicale de lancer des consignes de vote politiques.
• En 1975-1980, les militants trotskistes de l’OCI actifs dans les syndicats parisiens du Livre CGT, et tout particulièrement, hélas ! au Syndicat des correcteurs, y reprirent leur mot d’ordre du moment – un de leurs habituels gadgets agitatoires – qui proposait d’obtenir du patronat une prime de vie chère.
Pourquoi pas…, répondait-on dans les entreprises. Puis, quelques militants, notamment libertaires, firent remarquer que dans des industries régies par des conventions collectives comportant l’échelle mobile des prix et des salaires, avec déclenchement à + 2,5 %, comme dans le livre ou la presse, la notion même de prime de vie chère – c’est-à-dire un rattrapage brusque de pouvoir d’achat parce que le différentiel dû à l’inflation s’était trop accru – ne signifiait rien, ou presque.
Le mot d’ordre adapté à la situation était donc une revalorisation de salaire, hors de la question de l’échelle mobile, qu’on pouvait justifier parce que les indices de référence, en l’occurrence ceux de l’Insee, ne mesuraient pas complètement l’inflation ; en outre, une revalorisation est permanente, à la différence d’une prime. Et nous voilà partis, avec inscrit sur notre petite bannière : Revalorisation des salaires !
Quelle fureur ne reçûmes-nous pas en réponse des petits copains de l’OCI, totalement déchaînés de rage qu’on pût ainsi interpréter leur mot d’ordre. Ils se moquaient bien que les revendications soient correctement formulées ; ce qui les intéressait, c’était que les syndicats appliquent leur consigne, pour affirmer leur rôle dirigeant. Et que ce soient des « anars » qui se soient permis d’ergoter sur des pourcentages les enrageait encore plus… L’affaire n’eut pas de suite, heureusement. Adopter leur mot d’ordre aurait signifié envoyer une délégation ouvrière se faire déchirer par les vieux renards de négociateurs du syndicat patronal.
Ajoutons, pour la petite histoire, que, quelques années plus tard, la CGT, en pleine phase gauchiste, lança, elle aussi, une revendication de prime de vie chère ; le même processus se reproduisit, cette fois avec les « orthodoxes » ; les militants du PCF étant moins bornés que ceux de l’OCI, la position de revalorisation fut adoptée, et lorsque nous nous présentâmes devant le syndicat patronal, sa délégation avait la tête des mauvais jours. « Il va falloir encore payer ! » pensaient-ils sans doute.
Le travail des libertaires dans le syndicalisme, me semble-t-il, est, outre l’animation des luttes et des débats, de créer et de faire fonctionner des « contre-fractions » libertaires et syndicalistes, dont l’activité principale sera le rétablissement ou le maintien de la démocratie syndicale ainsi que la lutte contre les tentatives de manipulation des fractions politiques.
Cette contre-fraction, qui doit être organisée, exige une coordination, des débats internes, un suivi régulier des affaires syndicales, l’observation attentive des candidatures aux postes de responsabilité, la vérification de la régularité des élections, la vigilance sur la tenue des assemblées générales. Elle implique également une politique de création de tribunes libres dans les bulletins syndicaux, de propositions de rotation des mandats, en particulier pour les postes de permanents, etc.
Si le Syndicat des correcteurs CGT n’est pas tombé entre les mains de l’OCI, de la LCR, des écologistes alliés aux socialistes – et à la coalition des trois derniers groupes cités – entre 1968 et 1993 (je parle pour la période où j’y militais activement), s’il a réussi à résister aux diverses manœuvres de déstabilisation et d’absorption mises en œuvre par la bureaucratie de la Fédération du livre, c’est essentiellement parce que les libertaires – A. Devriendt, R. Berthier, Th. Porré, F. Gomez, J. Nuevo, moi-même et quelques autres – , alliés de manière serrée à quelques bons camarades syndicalistes, y constituèrent une contre-fraction aussi discrète dans ses apparitions qu’efficace dans la coordination de ses membres. Une information régulière sur les décisions et les ordres du jour, la préparation des assemblées générales, la dénonciation publique des manœuvres des fractions, la présentation de candidats aux élections syndicales permirent de faire échouer toutes les tentatives de prise de contrôle, nombreuses et répétées : quel porte-parole aurait pu être ce syndicat presque centenaire de la CGT pour les sectes trotskistes ! Quant à l’appareil confédéral, la disparition du Syndicat des correcteurs aurait signifié un souci de moins, puisque ce dernier intervenait à chaque fois que le bureau confédéral négligeait d’appliquer les statuts…
Il s’agit là d’une toute petite expérience. Mais multipliez-la par 10 ou 50 ou 100 et vous verrez bien des choses syndicales changer !
J’ajouterai que c’est en constatant cette pratique-là que j’ai commencé à penser – moi qui viens de la Révolution prolétarienne, où on n’aimait guère « les partis et les sectes » – que les groupes spécifiques pouvaient servir à quelque chose.
3. Le groupe E-R commet la même erreur que celle faite par la direction de la CFDT lorsque cette dernière a décidé d’exclure les responsables de ses syndicats parisiens des PTT : « Ce ne sont que des « élites organisés séparément » dont la politique n’est pas élaborée par l’ensemble des syndiqués », pensait-elle. « Il suffira de chasser ce petit groupe de gauchistes, continuait-elle, pour retrouver tous nos bons syndiqués abusés. »
Manque de chance pour Edmond Maire, Mme Notat et consorts : il y avait bien relation et confiance entre la base, les syndiqués, et celles et ceux que la direction a exclus sans autre forme de procès. On connaît la suite ; aujourd’hui, Sud-PTT regroupe près de 13 000 adhérents ; Sud-Rail gagne sur la CGT, etc. Lorsque M. Seillière parle en privé à Nicole Notat , sans doute lui conseille-t-il d’y aller doucement avec les exclusions, sinon, bientôt, pourraient apparaître de encore nouveaux syndicats ; et tout ça, ensemble, pourrait peut-être gêner la libéralisation en cours…
4. Le point de vue défendu par le groupe E-R, sans doute partagé par beaucoup de membres de la FA, qui prétend que celle-ci ou les organisations anarchistes n’ont pas à organiser et coordonner l’activité de leurs membres dans le mouvement social et les syndicats peut s’assimiler à une capitulation sur le terrain social, à rendre les armes sans combattre devant les post-staliniens, les sociaux-démocrates et les trotskistes, sans oublier, demain, les Verts[19]… Elle justifie et prépare les abandons et les défaites futurs. Ce qui devrait mettre « mal à l’aise » les anarchistes, ce n’est pas ce genre de travail, c’est plutôt que les sociaux-démocrates et les staliniens, à dater de 1920, ont expulsé, en France, les libertaires du mouvement ouvrier organisé. Ecrire « nous nions » que la coordination des militants de la FA dans le mouvement social et syndicat « doive être un choix collectif de l’ensemble de l’organisation » revient à avouer que la Fédération anarchiste ne se donne pas les moyens d’être une organisation révolutionnaire !
La Fédération anarchiste n’est pas une fédération
au sens plein du terme
La comparaison avec la pratique des organisations anarchistes spécifiques du passé, comme l’AIDS de Bakounine ou la FAI, sans même parler du Nabat, montre à l’évidence que la FA ne remplit pas le rôle qu’on pourrait attendre légitimement d’une fédération libertaire.
Cette insuffisance se constate également dans la conception qu’elle applique du fédéralisme. Le fédéralisme de la FA est un fédéralisme a minima, qui correspond à la nature du mouvement après la crise et l’effondrement dus à la constitution de la Fédération communiste libertaire (FCL) et à l’exclusion des personnes et des groupes qui s’opposaient à Georges Fontenis et à l’Organisation pensée et bataille (OPB).
La nouvelle FA reconstituée, composée de peu de personnes, souvent des militants anciens et formés [M. Joyeux, P. Rosel, S. Chevet, M. Laisant, A.. Devriendt à Paris ; A.. Prudhommeaux et M. Fayolle à Versailles ; Perrisaguet à Saint-Étienne ; les frères Lapeyre, J. Barrué à Bordeaux pour les plus connus], se donna des structures minimales qui, à l’époque, ont dû paraître suffisantes – elles l’étaient sans doute. Il s’agissait surtout de survivre et de maintenir un lieu libertaire dans un contexte qui était celui, tout à la fois, de la guerre froide, de la domination des staliniens sur une grande partie du mouvement ouvrier et du commencement de ce que, plus tard, on appellera les Trente Glorieuses. Cette dernière période, comme on le sait, verra se développer, en Europe de l’Ouest, une telle augmentation de la production et de la consommation que les conditions de vie des travailleurs salariés en seront réellement changées (conventions collectives, droits syndicaux à l’entreprise, accession à la petite propriété individuelle, congés payés en accroissement continuel, quasi plein emploi [30 000 chômeurs vers la fin des années 50], lente et progressive augmentation du niveau de vie).
Aujourd’hui encore, la Fédération anarchiste conserve dans ses structures le souvenir du trauma profond que fut la captation de l’organisation, de son local et du journal fédéral par un groupe de personnes constituées en fraction : unanimité des fédérés réunis en congrès nécessaire pour prendre une orientation qui concerne la fédération ; absence de vote majoritaire au sein d’un comité de relations qui, de toute façon, ne peut rien arrêter s’agissant des questions de fond ; des secrétaires responsables « individuels » seulement devant le congrès, c’est-à-dire, en fait, si l’on s’en tient à la lettre des principes de base, où il est seulement dit qu’il peut « s’entourer […] d’un ou plusieurs militants », incontrôlés pendant un an.
Ceux et celles qui ont fondé la nouvelle Fédération anarchiste ont sans doute vécu l’affaire comme une sorte de hold-up. Pour se garantir qu’à l’avenir rien de pareil ne pourrait jamais se reproduire, ces derniers prohibèrent définitivement quelque application que ce fût du vote majoritaire dans la FA ; seul a été conservé le scrutin à l’unanimité, sous une forme négative puisqu’on n’y peut adopter quelque chose que si aucun des présents au congrès ne s’y oppose…
Cette étrange réaction s’explique par la pratique même de ceux qui s’étaient organisés en OPB, telle que j’ai pu la lire décrite dans le Rapport du groupe Kronstadt, si je ne m’abuse, probablement écrit par Christian Lagant, dont on doit bien trouver encore, de ci de là, quelques exemplaires.
Pour contrôler une organisation qui pratique le vote majoritaire, pour définir à sa place son orientation, quelle qu’elle soit, il suffit simplement qu’une fraction soit majoritaire dans la majorité ou la totalité des instances décisionnelles. Simplement, à chaque fois, la moitié plus un des membres de ladite instance… Cela est vrai du comité ou du bureau fédéral, des comités régionaux, des secrétariats des principaux groupes jusqu’au congrès – où il s’agit de voter par mandats – et jusqu’au comité de rédaction du journal. Il n’est pas nécessaire d’être très nombreux, surtout si, en même temps, on peut occuper plusieurs responsabilités ; il faut seulement être disciplinés et sans scrupules…
C’est une vieille technique, celle du noyautage, aussi vieille que les jésuites et les francs-maçons, dans laquelle les staliniens, grâce à leurs fractions et à leurs « compagnons de route », étaient passés maîtres.
Une fois conquises les principales instances, l’organisation d’origine est totalement privée de son droit à l’autodétermination. C’est la fraction, qui fonctionne alors comme un parasite, qui décide de tout sans partage ; si des parties du mouvement sont trop réticentes ou commencent à s’organiser en une résistance commune, on les expulse sous divers prétextes.
Par réaction et pour se prémunir d’un retour possible de pareilles vilenies, on peut en supprimer radicalement le moyen : le suffrage majoritaire, et en réduire au minimum le champ d’action : les instances décisionnelles.
On trouve alors la forme actuelle de la FA. C’est-à-dire un système d’une extraordinaire inefficacité si on envisage quelque jour de devoir prendre des décisions collectives – par exemple en cas de conflit social grave – qui engagent ensemble dans l’action un certain nombre de militants.
Parce qu’une des conséquences de cette éradication quasi totale des instances, outre la transformation d’une commission administrative fédérale en un comité de relations croupion sans responsabilités, c’est la suppression de toutes les structures intermédiaires entre le groupe et la fédération. C’est-à-dire la disparition d’un des éléments constitutifs d’une vraie fédération, tel que l’affirme Bakounine dans son discours connu sous le nom de Socialisme, fédéralisme et antithéologisme : Pour être vraiment une fédération, il importe qu’il existe au moins un échelon entre le groupe de base, ou la commune, et l’instance fédérale, la fédération.
Nos camarades de l’historique FA ibérique, aussi anarchistes que nous et tout aussi attachés à leur autonomie – mais qu’ils n’opposaient pas, là encore, à la coordination avec les autres – , l’avaient bien compris. La structure de base de la FAI était le groupe affinitaire – affinité personnelle ou selon un projet partagé – qui se fédérait localement, par ville ou par groupe de villages, avec les autres groupes affinitaires, de proche en proche jusqu’au comité péninsulaire.
Le modèle organique de la FA ne semble avoir été élaboré que pour favoriser l’action individuelle ou seulement groupe par groupe. N’importe quelle personne, à condition d’affirmer qu’elle est anarchiste, peut faire en son nom tout ce qui lui semble bon ; il en ait résulté pour la FA, en conséquence, divers déboires sur lesquels je ne reviendra pas[20]. Quoi que ce soit peut être proposé[21] …
Une telle structure, qui semble s’adresser plutôt à des surhommes – et des surfemmes, bien sûr – qu’à des humains ordinaires, n’encourage nullement la formation du lien de solidarité ; un tel sentiment n’apparaît le plus souvent que par la participation commune à une lutte collective.
Faut-il voir dans cet excès d’individualisme l’origine de l’exaspération permanente des oppositions de personnes et de groupes, qui transforme souvent les congrès en foire d’empoigne ?
Des camarades objecteront, sans doute, que depuis quelques années des modifications sont apparues ; des unions régionales ou locales ont été constituées ; les comités de relations élargies permettent des débats moins affrontés et plus riches que les congrès…
Ces réformes, indiscutablement positives, ne sont pas « statutaires » ; elles résultent d’initiatives de personnes et de groupes. Un retour en arrière est toujours possible, comme le démontre le dernier congrès en date. La règle de l’unanimité fait que tout ce qui se construit s’édifie sur du sable, que les plus heureuses initiatives peuvent être mises à mal, anéanties par une minorité de blocage dont le seul objectif est que rien ne change jamais…
La Fédération anarchiste n’est pas une organisation synthésiste
Bien que la FA prétende être synthésiste, dans le sens donné à ce terme par Faure et Voline, dans les faits, il n’en est rien, quand on examine ces derniers avec un minimum d’objectivité.
Quelques mots s’imposent d’abord au sujet de la Synthèse anarchiste. Celle-ci, telle qu’en parle Voline, aurait été le produit, en Russie, durant les événements de 1917-1920, de la nécessité de formuler un corpus idéologique qui permettait de créer une organisation libertaire unifiée, alors que de fortes oppositions théoriques divisaient les groupes existants[22]. En novembre 1918, continue Voline, au cours d’un congrès de la Confédération anarchiste de l’Ukraine Nabat, fut adoptée une Déclaration qui permettait, selon notre camarade russe, aux anarchistes de « prendre part à la création d’un mouvement unifié ».
Voline précise le contenu idéologique de cette Déclaration de la manière suivant :
« 1. Admission définitive du principe syndicaliste, lequel indique la vraie méthode de la révolution sociale ;
« 2. Admission définitive du principe communiste (libertaire), lequel établit la base d’organisation de la société nouvelle en construction ;
« 3. Admission définitive du principe individualiste, l’émancipation totale et le bonheur de l’individu étant le vrai but de la révolution sociale et de la société nouvelle. »
Et Voline continuait :
« …Nous ne nous représentons pas cette unification comme un assemblage “mécanique” des anarchistes de diverses tendances en une sorte de camp bigarré où chacun resterait sur sa position intransigeante. Une telle unification serait non pas une synthèse mais un chaos […].
« Il faut commencer immédiatement un travail théorique cherchant à concilier, à combiner, à synthétiser nos diverses idées […]. Cet ensemble devra être accepté par tous les militants sérieux et actifs de l’anarchisme comme base de formation d’un organisme libertaire uni […].
« Ce n’est que dans l’ambiance d’un élan commun, ce n’est que dans les conditions de recherche de thèses justes et leur acceptation que nos aspirations […] seront utiles et fécondes. Quant aux disputes et aux polémiques entre de petites chapelles prêchant chacune “sa” vérité unique, elles ne pourront aboutir qu’à la continuation du chaos actuel, des querelles intestines interminables et de la stagnation du mouvement. »
Et Voline concluait son raisonnement et son appel avec les phrases suivantes, hélas ! toujours d’actualité pour l’essentiel :
« Face aux grandes tâches qui nous attendent, il est indigne, il est honteux de nous occuper de […] mesquineries. Les libertaires devront s’unir sur la base de la synthèse anarchiste[23]. Ils devront créer un mouvement anarchiste uni, entier, vigoureux. Tant qu’ils ne l’auront pas créé, ils resteront en dehors de la vie. »
L’actuelle FA n’est pas un « chaos » parce que les tendances traditionnelles de l’anarchisme s’y affrontent ; elle l’est, ô combien, parce que les principes constitutifs de l’organisation synthésiste n’ont pas été appliqués lorsque ses structures, sa manière d’être ensemble, en un mot son fédéralisme ont été mis sur pied.
Peut-être une situation d’opposition et de disputes entre les tendances historiques serait-elle plus profitable, plus formatrice, pour les adhérents de la Fédération et le mouvement tout entier, que les « mesquineries » récentes.
Je dois vous confier que les dernières querelles (les dernières en date, parce que, si c’étaient les dernières, je serais peut-être resté !) m’ont inexorablement fait songer à la guerre qui aurait dressé les habitants de Lilliput contre leurs voisins, si on en croit le voyageur Gulliver, parce qu’une divergence les opposait sur la manière d’ouvrir, une fois cuits, les œufs à la coque. Les uns, Gros-Boutiers, jugeaient insupportable, inexpiable même que le peuple d’au-delà la frontière ait l’indécente habitude d’ouvrir les œufs par le petit bout ! Les seconds, qu’ils nous faut bien désigner comme les Petits-Boutiers, professaient pour les premiers des sentiments aussi déterminés dans l’indignation : « Par le gros bout, mais c’est insensé ! » Et tous ensemble étaient prêts à apprendre, par la guerre, la bonne manière de faire à leurs voisins…
Supposez que le pamphlétaire irlandais vive encore et qu’il lui prenne la fantaisie de prendre pour cible nos petits travers. Ceux qui se sont révélés au sujet des groupes belges ainsi que des adjectifs « française » et « francophone » – nous autres qui déclamons, à grands cris et à tout bout de champ, que nous sommes antipatriotes, internationalistes ou même, selon certains, anationalistes. Et imaginez que les mânes du vieux Jonathan projettent, de par le monde, merveilleusement moquée par son génie, une telle image ridicule des « anarchistes organisés »…
On ne peut qualifier le modèle organisationnel de Voline de plural, ou de pluraliste – il ne sera plural qu’au-delà, si on peut dire ainsi, du corpus idéologique commun qui résulte de l’acceptation par tous les fédérés des trois principes fondamentaux décrits plus haut, dont l’acceptation est déclarée « définitive »[24]. Puisque tel est le contrat de base qui permet la constitution de l’organisation.
Relisez-les soigneusement, s’il vous plaît, ces trois principes.
Le troisième d’abord, le principe individualiste.
Sa formule résume bien l’objectif réel du mouvement libertaire, l’émancipation et le bonheur des individus des deux sexes, de chacune et de chacun d’entre nous, compris comme entité biologique unique et non comme une abstraction politique et philosophique. En ce sens, l’anarchisme est un humanisme qui s’adresse à l’ensemble de l’humanité vivante et non pas seulement à telle ou telle classe sociale ou groupe ethnique. Le but de tout le mouvement libertaire est d’organiser la société afin que chacune et chacune des individus y soit libre, affranchi des vieilles dominations, celles qui résultaient des sociétés à ordres ou à classes sociales, appuyées sur leurs appareils d’Etat de police, de justice, de prisons et d’armée ; de l’émanciper de la pauvreté et de la misère, ainsi que de la recherche acharnée de la richesse. Ces conditions sont nécessaires, pensent les libertaires, pour que les individus ainsi émancipés puissent réaliser librement leurs aspirations, vivre ici ou là comme ils l’entendent ; alternativement étudier ou produire ; vivre, simplement, et rechercher le bonheur, c’est-à-dire ce que chacun comprend par ces mots-là…
Voilà bien le but final de l’anarchisme, qu’on peut d’ailleurs penser comme asymptotique, quelque chose qu’on approche toujours sans l’atteindre jamais.
La base d’organisation, d’aucuns diraient le mode de production, qui permet cette émancipation et rend possible, pour toutes et tous, la recherche du bonheur, c’est le communisme, dont tous les anarchistes, affirme la Synthèse de Voline, doivent reconnaître comme leur le principe. Lequel se définit par la formule suivante, « de chacun selon ses forces à chacun selon ses besoins ». Si le socialisme, disait Kropotkine, est la collectivisation de la production, le communisme est la socialisation de la consommation. Cette dernière doit être libre, chacune et chacun consommant en fonction de ses besoins et de ses envies. Les biens seront distribués selon ces derniers critères et non vendus ou échangés.
Sans doute, est-il besoin de préciser que ce communisme-là ne peut être confondu avec le « communisme » d’Auguste Blanqui ou encore celui de Karl Marx, dont le point commun est l’organisation « socialiste » de la société au moyen d’un Etat , qu’on dénomme libre, démocratique, populaire, prolétarien, temporaire, etc[25].
Pour cette raison, et parce que la confusion pouvait apparaître après l’apparent succès des bolcheviks, les libertaires ont pris l’habitude d’adjoindre l’adjectif « libertaire », ou « libre », à « communisme » pour exprimer la manière dont ils proposent d’organiser la production et la consommation de la société humaine.
Aujourd’hui, en ce commencement du xxie siècle et après les événements dramatiques qui se sont produits durant le siècle passé, il est sans doute indispensable de repenser le contenu concret de ce communisme libre ou libertaire ; les principes qui l’ont fondé demeurent inchangés mais la forme doit en être repensée pour l’humanité de maintenant. La solution du problème social, et donc la question de la libération, de l’émancipation tout entière, ne peut se trouver « ni dans la communauté ni dans la propriété », résumait Pierre-Joseph : les cent dernières années ont montré clairement combien les analyses de notre Bisontin préféré étaient pertinentes. L’adoration de la communauté – le communisme d’Etat – qui a dominé pendant tout le xxe siècle a quasi fait mourir l’espoir socialiste, comme la propriété et sa religion ont dévoré les républicains et les sociaux-démocrates.
L’anarchisme entendu comme socialisme non étatique est la seule idéologie qui peut encore porter la revendication d’une nouvelle société humaine, à la condition de savoir traduire ses idées-forces dans le langage de notre temps, de montrer leur pertinence comme contre-propositions à la mondialisation libérale. Afin qu’il interpelle avec une vigueur toujours croissante les habitants de la troisième planète du système solaire, parce que son projet fournit une solution à nombre de questions qui agitent l’espèce humaine depuis le commencement des âges historiques.
Quant au dernier principe « définitif » que Voline déclare nécessaire, le principe « syndicaliste »[26], il faut l’entendre dans son sens original, c’est-à-dire comme synonyme de l’activité et l’organisation des « vastes masses populaires » hors de l’influence de l’Etat, du capital et des partis politiques[27].
J’oserai vous faire remarquer, en outre, que ce principe-là s’applique, dans la pensée de Voline, à l’activité pratique, à ce qu’on fait tous les jours. A ce que devrait faire une fédération anarchiste synthésiste.
A savoir faire tout son possible pour mettre sur pied, ou renforcer, ou défendre, une organisation populaire « de masse » nationale et internationale, bâtie sur un mode fédéraliste vrai et dont l’orientation est la subversion de l’ordre établi, suivie de la reconstruction de la société humaine sur une base égalitaire et libertaire, ce que le principe précédent appelle communisme « libertaire ».
Notre bon camarade Voline, d’ailleurs n’invente guère ; il rédige, dans la langue de son temps, des orientations politiques proches de celles que Michel Bakounine développait dans divers textes, en particulier « Protestation de l’Alliance », afin de renforcer dans l’Internationale – l’organisation des masses exploitées et opprimées – l’influence des libertaires.
Dans l’article « Lutte des classes » de l’Encyclopédie anarchiste[28], Voline expose la question de la manière suivante :
« Ils [la majorité des anarchistes] déclarent que l’anarchisme est justement, essentiellement la conception susceptible de concilier, de satisfaire, aussi bien théoriquement que pratiquement, les trois sortes d’intérêts paraissant contradictoires : ceux des classes exploitées, travailleuses, ceux de l’humanité, ceux de l’individu. Les anarchistes affirment qu’il n’y a pas lieu d’opposer ses trois sortes d’intérêts, mais qu’il faut, au contraire, s’efforcer de les rapprocher, de les souder […]. L’une des tâches les plus pressantes de l’anarchisme est celle d’apporter à la synthèse de ces trois éléments : lutte des classes, mouvement humanitaire et principe individuel, le plus de précision possible. Ce serait le moyen le plus sûr de mettre un terme à la dispersion des anarchistes, d’activer leur unification. Or cette tâche exige préalablement la définition plus exacte des notions : « classe » et « lutte des classes ». Ce n’est que par cette voie qu’on pourra arriver à une formule plus nette et plus complète, qui réconciliera définitivement, dans une motion harmonieuse et entière, les trois éléments en question, et précisera leur rôle respectif : la lutte des classes comme méthode ; l’organisation sociale humanitaire comme résultat de la victoire et de l’émancipation des classes opprimées, et aussi comme base matérielle de tout progrès social et individuel ; la liberté, l’épanouissement illimité de l’individualité, comme le grand but de toute l’évolution sociale. »
Il résulte de ces déclarations de principes quelques éléments d’application :
1. La préoccupation permanente de l’organisation synthésiste des anarchistes, en application du principe « syndicaliste », est l’activité autonome des masses opprimées et exploitées, dans ses diverses manifestations, dont la forme historique peut varier (groupes autonomes d’entreprise, de quartier, de travailleurs, de chômeurs, d’étudiants, de consommateurs, de locataires, de sans-logis ; syndicats de salariés et d’artisans locaux de métier et d’industrie ; confédérations syndicales ; associations par centre d’intérêt, de solidarité et d’entraide, pour l’étude et le culture populaire…). Le travail concret d’influence dans cette galaxie des initiatives populaires est, ou devrait être, l’essentiel même de l’activité des anarchistes organisés dans une fédération synthésiste : il vise à constituer, en fédérant le plus de groupes possible, et en faisant connaître les tactiques et la stratégie de l’anarchisme, un mouvement révolutionnaire des masses opprimées et exploitées.
Comme l’essentiel des recherches et des réflexions théoriques porte sur l’affinement du principe communiste et les conditions de sa mise en œuvre.
2. On pourrait déduire de tout ce qui précède, surtout du primat du principe « syndicaliste » parce que ce dernier préside à l’action, que l’organisation elle-même et son fédéralisme de fonctionnement seraient conformes aux modes opératoires élaborés par les anarchistes dans l’Internationale antiautoritaire d’après 1872, le syndicalisme révolutionnaire des premières années de la CGT et l’anarchosyndicalisme de la CNT historique.
Or ces formes organiques comprennent un fédéralisme à la Bakounine, ou à la Proudhon[29], qui possède plusieurs niveaux – le local, le départemental, le régional, le national, l’international.
En outre, ces fédéralismes-là pratiquent le… vote. Majoritaire. Parce que, quoi qu’il arrive, il est impossible d’accepter quelque chose qui pourrait bloquer la fédération : l’action implique la décision.
L’affaire est entendue, me semble-t-il.
La Fédération anarchiste, si on l’observe sans passion, ne peut prétendre en quoi que ce soit appliquer un modèle organique se basant sur la Synthèse élaborée par V. M. Voline à la suite de la Révolution russe ; elle n’est pas, de plus, une vraie fédération, qui suppose plusieurs niveaux fédéraux et des processus décisionnels n’autorisant pas les blocages ; enfin, elle ne remplit pas toutes les tâches, toutes les activités qu’on serait en droit d’attendre d’un regroupement qui se dénomme anarchiste.
La juxtaposition à peine solidaire, souvent conflictuelle, des groupes et des individus supposés fédérés qu’elle met en œuvre, l’autonomie jalouse et sourcilleuse que les uns et les autres pratiquent avec acharnement – comme s’il s’agissait du principe unique de l’anarchisme – montrent que l’équilibre qui doit régir le fonctionnement fédératif a été rompu. Equilibre entre les individus, les groupes et les divers étages de la fédération.
Il s’agit d’un modèle organique particulier, adapté surtout aux « personnalités », celui du groupement minimal. Qui correspondait aux militants qui ont recréé la FA dans les années cinquante.
Il n’est pas inutile de rappeler que jusqu’en 1978 (à peu près) la FA ne faisait aucune référence à la lutte des classes ; ce qui s’opposait à l’anarchie, c’étaient les « positions d’esprit ». Voline ne partageait nullement ce point de vue[30] :
« On comprend, généralement, sous le mot classe , un groupe social caractérisé par certaines propriétés par rapport à l’avoir, à la profession, et à l’étendue des droits dont il dispose. La différence énorme entre les groupes ayant à eux tout l’avoir, tous les droits et tous les avantages […] et ceux qui, n’ayant ni avoir ni droits, n’ont pour eux qu’un travail meurtrier, exploités par les premiers, est un fait historiquement certain et démontré.
« L’anomalie de ce fait, à tous les points de vue et, partant, la nécessité historique d’un redressement social, sont des vérités acquises à tout homme sensé. La résistance des classes avantagées à ce redressement, pourtant historiquement nécessaire, est un fait indéniable. La lutte des classes désavantagées et exploitées, intéressées à ce redressement, contre les classes privilégiées et exploiteuses, est un fait qui joue un rôle de plus en plus prépondérant sans les événements sociaux des siècles derniers. Cette lutte remplit de son fracas toute l’histoire moderne. Ce sont ses succès qui, conjointement avec les conquêtes techniques de notre époque, marquent le pas du progrès humain. Il n’y a que les aveugles pour ne pas le voir. »
Un anarchisme « humanitaire » ou « individualiste » qui ne tiendrait pas compte de la lutte des classes, « fait social saillant de l’histoire humaine durant des siècles », serait, « précisément, une abstraction, une fiction qui ne saurait avoir aucune valeur, ni sociale, ni humanitaire, ni individuelle. Elle ne saurait être qu’une doctrine d’aveugles… »
Les anarchistes, continuait Voline, refusent cependant de considérer qu’un facteur unique détermine l’histoire humaine : « Les anarchistes s’opposent à réduire tout le processus historique à l’unique facteur de la lutte des classes. » Alors que le marxisme, « établi par Marx lui-même », soutient « que toutes les luttes ayant eu lieu au sein des sociétés humaines au cours de l’histoire étaient, au fond, des luttes de classes ? Plus encore, le marxisme considère la lutte des classes comme l’élément réel, déterminant, de toutes les manifestations de la vie humaine. D’après lui, l’intérêt de classe se trouve invariablement à la base de toutes ces manifestations. »
Remarquons la modernité de l’affirmation de Voline, qui rallie de nos jours la plupart des philosophes et des historiens, mais particulièrement iconoclaste dans les années vingt, où beaucoup de personnes de la gauche révolutionnaire considéraient le marxisme comme une « science » et le « facteur unique » comme une évidence.
La FA est bâtie sur un schéma de rassemblement d’individus plus ou moins individualistes. Dans son élaboration, les conceptions des autres tendances, syndicaliste et communiste, ont été oubliées.
Son vrai modèle, ce n’est pas la Synthèse de Voline mais quelque chose qui s’approcherait plutôt de l’association des égoïstes de Stirner. C’est-à-dire un modèle organique qui comprend et promeut l’activité libertaire essentiellement comme une aventure personnelle de résistance et de révolte individuelles : seul contre tous, la visière levée, l’anar défit le monde[31].