Qui a pris part aux émeutes ?Contre l’idée selon laquelle le racisme a été le seul ou le principal motif du mouvement émeutier après la première nuit, l’argument-massue a consisté à montrer que beaucoup d’émeutiers étaient blancs. En soi, cela ne démontre rien, car dans les prétendues émeutes raciales des années 1980, beaucoup de Blancs avaient décidé d’aller affronter la police aux côtés des minorités ethniques, cibles directes du racisme policier, dans un geste de solidarité politique. Mais aller piller un magasin Curry [un équivalent de Darty en plus petit] n’a rien à voir avec la solidarité, mais avec un intérêt commun. Les nombreuses photos de pillards, ainsi que les témoignages oculaires des participants, font état de foules multi-ethniques.
Le premier procès a confirmé cela. Le Telegraph a rapporté que parmi ceux qui étaient mis en examen, « seuls quelques uns n’avaient pas de casier. Beaucoup semblaient être des criminels professionnels. La plupart étaient des adolescents ou avaient une vingtaine d’années, mais un nombre étonnant d’entre eux étaient plus âgés. Le plus intéressant, c’est que la grande majorité était blanche, et beaucoup avaient un emploi. » Parmi eux, un ouvrier du bâtiment, un postier, et un agent de l’éducation nationale gagnant 1.000 £ par mois. Le Torygraph [jeu de mots sur Telegraph, journal réac] glisse savamment sur cette liste d’emplois souvent mal payés et précaires pour se focaliser sur une des personnes attrapées, qu’il isole du lot : « Laura Johnson, 19 ans, fille de son père, riche PDG ».
Parmi les premières personnes emprisonnées à Manchester
, il y avait un employé de call-center et un ouvrier dans une usine de biscuits. Parmi une autre fournée de condamnés, se trouvent un chef cuisinier au chômage et un coiffeur stagiaire. Un SDF accusé d’avoir volé de la nourriture a été mis en prison préventive, un homme « qui a proféré des jurons devant les policiers et qui s’est battu avec eux a été soupçonné d’émeute, vu qu’il portait des habits noirs à capuche et conduisait un vélo » en a pris pour 10 semaines. Pendant ce temps-là, à Londres, un étudiant a pris 6 mois pour un vol de bouteille d’eau.
En somme, le tableau qui émerge des arrestations nous montre que ces personnes ont en commun d’être au chômage ou mal payés, et si ce sont des adolescents, de venir de familles qui vivent cette condition. Quand la police prend les trognes des gens en photo, ils ne font pas de cadeau, mais il reste que ces nombreux visages marqués que l’on voit dans les journaux ne mentent pas et disent leur propre histoire, une histoire de douleur, de pauvreté et d’exclusion. Le Sun s’est plu à comparer un homme au personnage de Frank Gallagher de la série télévisée Shameless, mais on pourrait trouver facilement ces spécimens d’humanité dans une autre galerie, faite de politiciens dorlotés et bien nourris et d’hommes d’affaire. Et le SDF susmentionné détenu pour vol de nourriture n’était pas seul : une jeune fille de 17 ans a reconnu avoir rempli des sacs de nourriture dans une boulangerie. Une grande proportion des accusés n’a fait que voler de l’alcool et-ou des cigarettes.
Il y a bien sûr des exceptions, comme cette Laura susmentionnée, mais le gros des emprisonnés au lendemain des émeutes sont pauvres et viennent de tous les groupes ethniques, avec sur-représentation des minorités, sûrement à cause de l’emplacement géographique des émeutes, de la sur-représentation massive des minorités dans la tranche des 10% les plus pauvres, et probablement aussi en raison de la présence d’une bonne vieille louchée de racisme policier.
Tensions inter-communautaires, boutiquiers, classe et groupes d’auto-défenseLorsqu’on examine le lien entre race et émeute, un facteur perturbant apparaît : le conflit potentiel entre les émeutiers et les divers groupes ethniques qui ont formé des escouades d’auto-défense. A Birmingham, cela a abouti tragiquement à la mort de trois membres d’une escouade informelle de ce genre. Si les émeutiers étaient en général multi-ethniques, ces escouades étaient souvent mono-ethniques et dirigées par les boutiquiers du coin.
La stratégie policière à Londres pendant les émeutes semble avoir été d’abandonner provisoirement les quartiers pauvres pour y contenir l’émeute et protéger la city [quartier d’affaires] et West End, où se trouvent la véritable richesse. Tenter d’aller à West End, tel est l’objectif traditionnel de la plupart des émeutes politiques londoniennes, mais bien qu’à Birmingham les émeutiers aient ciblé des boutiques de luxe du centre-ville, à Londres le mouvement émeutier a été presque totalement confiné dans les quartiers pauvres où vivent les émeutiers.
Le Daily News de Londres a cité un membre dirigeant des escouades de Green Lanes disant : « Nous n’avons aucune confiance en la police locale, nos commerces sont les prochains sur la liste des bandits qui ont mis à sac Tottenham, nous protègerons notre propriété. »
Le Guardian a lui aussi interviewé un de ceux-là, Yilmaz Karagoz, propriétaire d’un café : « Il y en avait un paquet. Nous sommes sortis de nos commerces, mais la police nous a dit de ne rien faire. Mais la police elle non plus n’a rien fait, donc, comme il en venait de plus en plus, nous avons dû les chasser nous-mêmes. » Quant aux employés d’un certain kébab, ils ont couru droit sur les assaillants, couteaux à viande à la main. « Je ne crois pas qu’ils reviendront de si tôt. »
Voilà en partie un reflet des tensions de classe où, comme pendant les émeutes de Los Angeles [en 1992], se distinguent d’une part des petits-bourgeois travaillant dur, relativement pauvres, issus d’un même groupe ethnique et qui possèdent les boutiques du coin, et d’autre part la majorité, issue d’un autre groupe ethnique. S’il s’agit certes de tensions de classe, d’un point de vue anarchiste, ce n’en sont pas d’utiles, loin de là. Les batailles locales entre ouvriers pauvres et petits-bourgeois pauvres ne servent qu’à renforcer et protéger la domination de ceux qui sont les véritables riches, et mènent aux travailleurs de ces groupes ethniques-là à faire cause commune avec leurs patrons.
L’enquête du Guardian établit que les travailleurs turcs et kurdes ont fait cause commune avec leurs patrons en défendant les locaux où ils travaillaient. Karagoz donne un aperçu de cette façon de penser : « Nous avons des commerces et nous y travaillons dur. En tant que parents, nous voulons que nos enfants travaillent, gagnent de l’argent et soient capables de s’acheter ce qu’ils veulent, pas de le voler. Nos jeunes savent que nous aurions honte d’eux s’ils faisaient ce genre de choses ». Cette alternative est identique à celle que proposent les Tories [le parti conservateur].
Toutefois, cette perspective n’est pas sans opposants. Des militants des communautés turques et kurdes ont fait une conférence de presse le 10 août à Green Lanes, au nom de « neuf groupes de bienfaisance différents qui soutiennent les membres des communautés turques et kurdes », pendant laquelle ils ont condamné la police et les médias dominants. Ils ont en particulier pointé l’utilisation goguenarde d’une interview de Darcus Howe [ancien membre des Black Panthers britannique, aujourd’hui publiciste connu] par la BBC. Ils ont accusé la police d’avoir cherché à suscité des troubles entre communautés turques et kurdes d’une part et « jeunes Noirs qui se soulèvent pour combattre la police ».
La situation semble avoir été la même dans le quartier de Southall. La BBC cite Satjinder Singh, membre de la communauté Sikh : « Nous commencions à recevoir des textos nous indiquant qu’il était hautement probable que les pillards attaqueraient Southall à cause du grand nombre de bijouteries qui s’y trouvent et du fait que celles-ci soient proches du temple Sikh et d’autre lieux de culte. Les Sikhs se sont dit qu’il fallait protéger nos lieux de culte. » Dans une interview télévisée, un membre du comité d’organisation [des groupes d’auto-défense locaux] a dit qu’ils protégeaient tout Southall et qu’ils avaient avec eux des musulmans, des chrétiens et des hindous.
Le caractère interclassiste des groupes d’auto-défense, qui unissaient les employés et les employeurs sur des bases communautaires, devrait donner à réfléchir à ceux qui, dans la gauche, ont défendu de façon acritique leur position, faisant de la surenchère pour mieux se dissocier des émeutes. De son côté, USDAW, le syndicat des employés du petit commerce, a sorti une déclaration appelant ses membres à « ne pas se mettre physiquement en danger en dissuadant le vol à l’étalage, le pillage ou les attaques contre la propriété ». Mais, de même qu’avec les émeutiers, c’est une erreur de ne rechercher qu’un seul aspect, bon ou mauvais, et le confondre avec le phénomène tout entier. L’une et l’autre partie sont des produits d’une même situation économique et politique, elles contiennent des éléments sur lesquels nous pouvons faire fond, mais aussi des éléments qui doivent être combattus.
Divagation de l’extrême-droiteLes exemples que nous venons de citer concernent des groupes des minorités ethniques qui s’opposent aux émeutiers pour défendre leurs locaux. Cela peut déboucher ou pas sur les tensions à long terme, mais ce qui est infiniment plus préoccupant, c’est que la English Defence League (EDL), organisation raciste, a pu tirer parti de la vague de peur pour mobiliser ce qui semble être des groupes entièrement blancs. A Eltham, le Guardian a cité un homme qui déclarait : « Ceci est un quartier populaire blanc et nous sommes là pour protéger notre communauté. » Toutefois, la capacité de l’EDL ou du British National Party (BNP) à convaincre une partie importante du public de son rôle de protecteur est sans doute limitée, car cela vient très peu de temps après le forfait d’Anders Behring Breivik, lié à l’EDL, qui a massacré tant d’enfants sans défense en Norvège.
L’extrême-droite va continuer à divaguer sur le fait que c’est le début de la guerre des races qu’elle appelle de ses vœux depuis longtemps, mais la réalité est que les émeutiers semblent avoir été d’origines assez mélangées, unis par la pauvreté et l’exclusion plus que par la race. Qui plus est, ces deux groupes d’extrême-droite doivent se trouver un peu coincés aux entournures, eux qui avaient déclaré récemment : « Les Noirs britanniques sont OK, ce sont les Musulmans britanniques que nous détestons. » Avec des Musulmans britanniques qui se retrouvent aux avant-postes des escouades de défense locales anti-émeute, et une émeute qui se déclenche lors d’une manifestation de protestation contre le meurtre d’un Noir britannique, les bases de l’extrême-droite doivent être en proie à une confusion certaine.
Une chose beaucoup plus préoccupante est la mort tragique de trois Asiatiques britanniques dans le quartier de Winston Green à Birmingham, qui se sont apparemment faits renverser par un groupe d’Afro-caribéens britanniques qui faisaient partie d’un convoi de quatre voitures soupçonnés d’aller mener des pillages dans ce quartier, pour la défense duquel 80 Asiatiques, dit-on, s’étaient mobilisés. Ceux qui étaient présents sur place ont dit au Guardian que la police leur avait auparavant dit de monter eux-mêmes la garde près de leurs commerces, puisque « les policiers étaient trop occupés à veiller aux endroits importants du centre-ville, préférant pourchasser l’émeute toute la nuit plutôt que de se faire du mauvais sang. »
Il est probable que ce sont les appels au calme des parents des tués qui ont empêché le déchaînement d’une bataille inter-communautaire dans la zone. En outre, il y eut la décision de tenir une assemblée de quartier, lors de laquelle, selon le Guardian : « 300 Musulmans et Sikhs se sont réunis pour débattre de la façon dont ils devaient répondre à cette tragédie. »
Le côté négatif de la spontanéitéLa nature spontanée des émeutes, n’ayant pas d’organisation politique informelle en son sein, ni de formelle cela va sans dire, explique la nature fortuite et contre-productive de beaucoup de pillages et d’incendies. Cela ne doit pas être minimisé, quatre personnes ont été semble-t-il tuées par des émeutiers parce qu’elles défendaient des aménagements ou des commerces locaux.
A moins qu’il n’y ait un contexte particulier que nous ignorons, le pillage et l’incendie d’une boulangerie de quartier ou le pillage d’un fleuriste à son compte n’a aucun sens, si ce n’est que dans un flux d’adrénaline tout a l’air de ressembler à une cible. Sous cet angle, les émeutes de Londres ressemblent plus aux émeutes de Los Angeles de 1992 qu’aux émeutes des années 1980, ou bien sûr aux émeutes étudiants de l’année dernière, pendant lesquelles les attaques d’édifices semblaient soigneusement choisies. Évidemment, la couverture médiatique a mis l’accent sur ces attaques-là. L’histoire de l’incendie d’un salon de coiffure tenu par un homme de 81 ans a plus d’intérêt sensible immédiat que le pillage d’une succursale de la chaîne Curry ou Footlocker. Mais les comptes-rendus des procès, ainsi que les témoignages oculaires suggèrent que le pillage des chaînes a été de beaucoup plus répandu.
Il n’est pas rare dans les émeutes que des individus ou des groupes dans la furie de l’extase perdent la tête et se mettent à viser tout type de choses. Mais dans des situations politiques conscientes, ce type de comportement est rapidement arrêté par d’autres émeutiers, qui ont leur mot à dire. Il n’est pas rare, au lendemain de ce genre d’émeutes, des enseignes McDonalds ou Starbucks ou des galeries d’exposition de voitures neuves complètement retournées et vandalisées, alors que le marchand de journaux et le café au milieu sont quasi intacts.
A certains endroits, il semble que cela se soit passé ainsi. Un anarchiste a dit qu’à Brixton, sauf une exception, un café portugais, chaque cible était une succursale d’une grande chaîne. » Quand nous avons interviewé Alex, témoin des émeutes d’Hackney, il nous a raconté que lorsqu’il est entré dans une boutique pour éteindre un feu, « personne ne nous en a empêché, beaucoup de gens dans la foule ont couru nous aider, un peu comme s’ils revenaient à eux. »
Nous avons tous entendu ces commentaires : « Ils devraient se trouver un travail au lieu de tenter de piquer une paire de baskets de chez Footlocker, ou d’arracher cet écran plasma cloué au mur du magasin. » Dans le petit monde des usagers de Twitter, on en rajoute une couche : « Je pourrai comprendre qu’ils volent un sac de riz, mais ils volent des ordinateurs portables. » Les émeutes ne marchent pas comme ça. Si vous créez une société qui est largement basée sur la consommation, vous ne devriez pas être surpris que des gamins de 14 ans saisissent leur chance d’avoir une nouvelle paire de baskets. Ce qu’il faut voir, ce n’est pas la nature de l’émeute, mais pourquoi elle a lieu.
En 2009 est sorti le livre intitulé : ‘The Spirit Level : Why More Equal Societies Almost Always Do Better’ [‘Le Niveau de l’Esprit : pourquoi les sociétés où il y a plus d’égalité réussissent presque toujours mieux’]. Ses auteurs, Richard G. Wilkinson et Kate Pickett ont arguments et statistique à l’appui démontré que dans les sociétés fortement inégalitaires, se produisent érosion de la confiance, anxiété et maladies croissantes, consommation excessive accompagnée de récompense. Les onze quartiers qui sont passés en revue montrent tous des résultats plus mauvais dans les sociétés les plus inégalitaires que ce soit en matière de santé physique, de santé mentale, d’abus de drogues, d’éducation, d’incarcération, d’obésité, de mobilité sociale, de relations de confiance et de vie communautaire [ = d’immeuble, de village, de quartier], de violence, de grossesses précoces et de bien-être infantile. Et en effet, le sous-titre « pourquoi les sociétés où il y a plus d’égalité réussissent presque toujours mieux » résume bien l’argumentation.
La politique de la peurLes comptes-rendus dont nous avons eu connaissance sur l’implication anarchiste dans le mouvement émeutier montrent des efforts menés pour faire cesser la destruction de boutiques locales, effort qui semble assez localisé. D’autres comptes-rendus que nous avons reçus montrent un tableau assez différent de celui qui a été brossé par les médias dominants : des foules ensauvagées attaquant à vue n’importe qui et quoi. Au contraire, il nous a été rapporté que les passants et les badauds étaient en général ignorés. Il y a clairement des exceptions (il y a sur youtube des scènes d’agression filmées), mais étant donné que des dizaine de milliers de personnes ont été impliquées dans les émeutes et les pillages, il semble que ces incidents soient l’exception et non la règle, mais ces exceptions sont utilisées pour propager la peur et la panique.
Nous n’avons aucune objection quant au fait de piller des succursales de chaînes comme Curry ou Footlocker pendant des émeutes, mais nous ne sommes pas disposés à applaudir à cela comme si c’était grandiose. Ce qui est plus dangereux, ce sont les incendies. Ils peuvent déboucher sur des drames s’il y a des gens dans les immeubles en feu, ou lorsque le feu prend dans les immeubles à-côté. L’année dernière en Grèce, trois employés de banque sont morts dans ce genre d’incendie, et à part la tragédie que leur mort représente, cela a eu un effet massivement démobilisateur sur le mouvement.
Alex, que nous avons interviewé, est allé voir les émeutes vêtu de son costume de travail. La plupart des médias sensationnalistes nous feraient croire qu’il serait immanquablement pris à partie et agressé, mais, tout en faisant remarquer qu’il n’en va pas de même partout, Alex nous dit : « Les kids volaient dans les magasins parce que c’est là qu’on trouve ce qu’on cherche. Ils attaquaient les flics parce qu’ils allaient les arrêter. C’était simultané, il n’y avait pas deux groupes de gens, les uns là pour casser du flic, les autres là pour la fauche, c’était un seul groupe de gens en général jeunes. Ils ne s’attaquaient pas les uns les autres, ni ne se violaient, ni ne s’agressaient. J’ai pu déambuler librement parmi eux dans mon costume réglementaire de travail, belle chemise, beau pantalon ; beaucoup de gens qui visiblement ne participaient pas à l’émeute marchaient dans la foule en plein jour, certains ont dit que plus tard l’ambiance avait changé, mais moi j’y suis resté avec un ami, qui lui non plus n’était pas habillé en tenue ad hoc, jusqu’après minuit. »
Voilà un tableau bien différent ce celui qui a été brossé par les médias ou par la vague de spéculations frénétiques qui se donnaient libre cours sur Twitter pendant les émeutes. Dans les deux cas, on parlait de foules ensauvagées vadrouillant dans les rues et attaquant à vue n’importe qui et quoi. Ces spéculations sur fond de peur étaient agrémentées de termes comme « engeance », « vermine », « rats », destinés à déshumaniser les émeutiers et les jeter en pâture à la répression.
Conséquences de l’‘engeance’Cette histoire de foule ensauvagée [‘feral mob’] est une botte médiatique standard employée dès qu’il y a une rupture un peu massive avec l’ordre établi. A ceux qui choisissent d’accepter et de répéter ce genre d’histoires portent une lourde responsabilité, parce que la peur qu’elles suscitent crée une atmosphère favorable à la répression la plus extrême de la part de la police.
Au lendemain du passage de l’ouragan Katrina, des histoires horrifiques ont été colportées et largement acceptées, parlant de violences collectives à la Nouvelle Orléans, qui provoquèrent un climat tel qu’il permit à la police de tirer sur des Noirs qui tentaient de fuir la ville, l’exemple le plus connu étant celui du pont de Danziger où cinq membres d’une même famille qui essayaient de passer le pont reçurent des coups de feu, faisant un mort et blessant un homme de 40 ans, handicapé mental. Après coup, il s’est avéré que la plupart de ces récits étaient mensongers, mais les trois morts n’ont pas été considérées comme des meurtres et, le 11 septembre 2005, le chef de la police de la Nouvelle Orléans a reconnu qu’il n’y avait « aucun rapport de police confirmant des crimes sexuels. »
Les médias, les faux savants et autres vrais charlatans ont tout fait pour avancer l’idée que les gens qui ont participé aux émeutes ne sont que des bandits et des criminels, dans l’intention de les déshumaniser. C’est un phénomène dangereux : une fois transformés en sous-hommes dans la conscience publique, la possibilité de nouveaux niveaux de répression est grande ouverte.
Les conséquences sont visibles dans les résultats d’un sondage YouGov mené pour le compte du Sun. 33% des sondés sont d’avis que « la police devrait être autorisée à utiliser des armes à feu et des balles réelles », et le soutien pour des options ‘moins léthales’ était encore plus élevé : « sur 10 personnes ayant accepté de répondre au sondage, 9 pensaient que la police devrait être autorisée à utiliser des canons à eau dans la répression des émeutes. L’emploi d’autres tactiques est aussi très populaire : la police montée (84%), le couvre-feu (82%), les gaz lacrymogènes (78%), le taser (72%) et les balles en plastic (65%), tous ces moyens jouissent du soutien de la grande majorité. »
L’idiotie de tout cela apparaît dans toute sa splendeur quand on se souvient que le déclencheur de ces émeutes a été le meurtre par la police de Mark Duggan. Apparemment, la solution de la violence policière meurtrière, c’est davantage de violence policière meurtrière. « Solution » qui bien sûr, engendrera de nouvelles vagues d’émeutes, comme cela s’est produit sous Thatcher dans les années 1980.
Cette déshumanisation a eu d’autres conséquences. Avec 1.500 arrestations, il est évident qu’un grand nombre de gens va être emprisonné par un Etat anxieux de rétablir son autorité. Les premiers procès ont été clairs en ce sens : les juges prennent très au sérieux leur rôle de défenseurs du capitalisme et de l’Etat. Des condamnations d’une lourdeur démentielle sont tombées, comme celle de cette femme de 22 ans qui a pris 6 mois de prison pour le vol de 10 paquets de chewing gums.
En outre, la police va recevoir des pouvoirs supplémentaires et on peut augurer qu’elle ira plus loin dans le contrôle de l’espace public. On parle déjà d’expulser de leur logis les condamnés qui sont locataires d’appartements possédés par les municipalités, et de couper toute aide sociale qu’ils demanderaient. Les premiers avis d’expulsion ont été enregistrés à Clapham, contre un locataire dont le fils a été condamné pour participation à émeute. Même d’un point de vue de droite, c’est de la folie pure, comment peut-on attendre d’un ex-prisonnier SDF sans revenu qu’il gagne sa vie ? A quel point d’aliénation une personne dans cette situation pourrait-elle se sentir au milieu du reste de la société ?
Et qu’arrivera-t-il lorsque dans quelques mois, des centaines d’entre eux seront relâchés mais se retrouveront sans logis, sans ressources, et dans l’impossibilité de trouver du travail ? L’Etat s’imagine pouvoir faire abstraction de ces problèmes puisqu’une partie si importante de la population a rejoint le chœur de la déshumanisation des émeutiers. La conséquence sera immanquablement une exclusion et un ressentiment encore plus profonds, et, avec de telles réponses, la réponse sera un mouvement de destruction encore plus indiscriminé.
Les émeutes sont souvent contradictoiresTout le monde a son opinion sur les émeutes, et il est frappant de voir à quel point ceux qui ont pris partie pour les émeutes et même l’insurrection, dans un passé lointain et pas si lointain, ne cherchent qu’à déshumaniser ceux qui font des émeutes dans la Grande-Bretagne d’aujourd’hui. Comme nous l’avons vu, des problèmes extrêmement sérieux se sont posés quant à la conduite de certains émeutiers. Mais ces problèmes, qui sont sans doute pires cette fois que dans les émeutes passées, ne sont rien de nouveau. Par nature, les émeutes spontanées de masses englobent toujours des éléments variés. Il y avait parmi les émeutiers londoniens des gangsters et des opportunistes anti-sociaux profitant de l’émeute comme couverture pour attaquer les plus faibles. C’est un aspect fréquent dans les émeutes, et c’est la faiblesse de la présence politique formelle ou informelle qui a permis à ces éléments de s’en tirer à bon compte.
La réalité, c’est que les émeutes sont souvent des expressions indiscriminées de colère. Les gens sont assez conscients pour savoir qu’ils n’ont pas leur part dans la société telle qu’elle est. Ils ont expérimenté la pauvreté inter-générationnelle et le manque d’opportunités. Ce qu’ont vécu leurs ascendants, ils le vivent eux aussi. La mobilité sociale est un mythe que plus personne ne prend au sérieux, c’est l’équivalent capitaliste de la jarre d’or qui se tient au pied des arcs-en-ciel. Les dés du jeu sont pipés et ils finissent toujours perdants. Le système politique n’accueille pas et n’écoute pas les gens qui font des émeutes. D’ailleurs personne ne les écoute, personne ne parle en leur nom, et personne ne cherche à investir dans leur avenir. Quand on ne voit pas d’avenir pour soi-même, quand on n’a vu aucun avenir se matérialiser pour nos parents et grands-parents, incendier un immeuble ou piller une boutique est un cri pour se faire entendre, un cri de survie.
En mars 1968, Martin Luther King a prononcé un discours dans un lycée devant un public hostile, où il parlait des émeutes violentes qui avaient ébranlé les villes US pendant l’été passé, émeutes qui devaient culminer en une orgie de destruction suite à son assassinat quelques temps plus tard. Il était pacifiste mais expliquait néanmoins que : « Je ne saurais me contenter de m’adresser à vous ce soir et de condamner les émeutes. Il serait irresponsable de ma part d’agir ainsi sans en même temps condamner les conditions intolérables qui régissent notre société. Ce sont ces conditions qui font que des individus pensent qu’ils n’ont pas d’autre choix que de mener des rébellions violentes pour attirer l’attention. Et je dois dire ce soir que l’émeute est la voix des sans-voix.
Le groupe Hackney Unites a sorti « Un Message à la Jeunesse d’Hackney », le 9 août, qui disait ce qui suit : « Le fait de participer à une émeute peut sembler être un acte de rébellion et une réponse à une série complexe de problèmes : mettre pour une fois la police sur la défensive et adopter les stéréotypes de témérité, de criminalité et de brutalité qu’on vous colle si souvent sur le dos. Cependant, une émeute détruit le peu d’équipements de quartier que nous avons et met grandement en danger les émeutiers et les spectateurs. » Le message continue ainsi : « En Amérique, suite à l’assassinat de Martin Luther King, les ghettos noirs sont entrés en éruption. Cependant, à ce moment, le Black Panther Party qui s’organisait et qui était la plus militante des organisations radicales noires, demandait à la communauté de ne pas faire d’émeutes, mais de s’organiser pour la justice. Nous vous demandons de faire pareil. »
Les émeutes de 1967 dont parle King étaient considérablement plus violentes et contradictoires que tout ce qui a pu se passer à Londres. Mais le point de vue de King n’était pas d’appeler les gens à rentrer chez eux et à accepter leur sort, mais de se demander s’il n’y avait pas un meilleur moyen d’organiser leur mécontentement : « J’ai longtemps cherché une alternative aux émeutes d’un côté, et aux supplications timides d’un autre côté, et je crois que cette alternative, c’est la militance non-violente de masses. »
Contrairement à King, nous ne pensons pas que ceux qui se battent doivent limiter leur résistance à la non-violence, une émeute est l’un des nombreux instruments qui peuvent être utilisés lorsque les circonstances s’y prêtent et qui de toutes façons auront lieu spontanément quand les circonstances l’imposeront, comme cette fois-ci. Mais les paroles de King sont d’une grande utilité pour la gauche et pour les « libéraux » [« liberals » : en français, on dira les « humanistes » ou les « démocrates », NdT] qui n’ont réagi aux émeutes que sous la forme du blâme des participants, tout en l’accompagnant trop souvent d’un appel à la répression et à la restauration de la normalité. Si vous ne voulez pas voir les résultats chaotiques et dévastateurs d’une émeute, la tâche n’est pas de sermonner ceux qui au moins ont le courage de résister, mais de s’organiser pour proposer une autre façon de résister, plus efficace.
Si l’Etat est prêt à emprisonner des centaines de personnes, comme il semble vouloir le faire, il y aura probablement des émeutes en prison, comme cela a eu lieu suite aux emprisonnements de masses après la Grande Émeute contre la Poll Tax en 1990, pendant laquelle on entendit de la bouche des médias les mêmes mots, « voyous », « bandits », « engeance », mais qui sont encore plus populaire qu’à cette époque qui était celle du thatchérisme finissant. D’ailleurs, on peut voir aujourd’hui au Musée de Londres une peinture représentant l’émeute à Trafalgar square.
Qu’est-ce qui va changer ?La blogueuse Penny Red a cité un jeune homme de Tottenham interviewé par un journaliste de la chaîne NBC, qui lui demandait si les émeutes n’allaient pas finalement rien changer : « Si, si », dit-il. « Vous ne seriez pas là à me parler si nous n’avions pas fait d’émeutes, n’est-ce pas ? Il y a deux mois, nous avons manifesté devant Scotland Yard, à plus de 2.000, que des Noirs, c’était pacifique et calme et vous savez quoi ? Eh bien, pas un mot dans la presse. Par contre, la nuit dernière, un peu d’émeutes et de pillage, et regardez autour de vous. »
Les émeutes ont incontestablement attiré l’attention des médias et provoqué dans la presse plus de discussions sur le racisme, la pauvreté et l’exclusion, que dans les années passées. Cela vaut mieux que l’ignorance délibérée, mais la couverture de presse n’aboutit par elle-même à rien, d’autant plus que ces couvertures positives sont contrecarrées par une campagne très réussie de déshumanisation et de criminalisation, et par les cinq morts, les 1.500 arrestations et le nombre inconnu de blessés. Comme on l’a vu lors des émeutes précédentes, une fois l’onde de panique passée, l’opinion publique se départira probablement de son attitude extrême à la « pendez-les haut et court » en vigueur en ce moment, mais dans tous les cas il est clair que les émeutes seront l’occasion d’instaurer des lois plus répressives et de marginaliser et de criminaliser encore plus les sections les plus pauvres de la classe ouvrière.
A court terme hélas, nous assisterons sûrement à une exhibition massive de répression policière, destinée faire en sorte que la renommée de Londres ne soit pas flétrie par les événements, condition nécessaire à la croissance de l’entreprise olympique. Par contre, ce que nous ne verrons pas émerger, c’est une société ou un système politique où les gens ont leur mot à dire et un pouvoir sur leur avenir. Ce type de système n’apparaît pas sur les cartes du capitalisme. C’est quelque chose qui ne peut pas être toléré et ce genre de pensée est vu comme séditieux par les pouvoirs en place.
Les causes profondes de l’émeute ne sont pas quelque chose de soluble dans le cadre des solutions humanistes [’liberal’] consistant à ouvrir des clubs de jeunesse et multiplier les séances de pourparlers communautaires. Cela ne peut avoir lieu que dans le traitement des inégalités de richesses. Les politiciens qui ont laissé cette année les banquiers empocher des bonus de 14 milliards de £ ne sont pas susceptibles de le faire. Les entrepreneurs qui investissent dans les Jeux olympiques non plus. Le projet des Olympiades qui a déjà porté sa marque sur le territoire ne va pas être mis en question par les événements. Nous verrons davantage de répression et de barrières policières. Des gens seront sévèrement châtiés pour avoir « mis le feu à leurs communautés », afin que la prochaine fois ils ne viennent pas tenter de le mettre à Chelsea ou au West End.
Les maîtres politiques jouent un jeu dangereux. Ils veulent faire passer ces émeutes pour du brigandage aveugle. Mais les gens ont vu les rues de nombreuses villes devenir les plate-formes du changement dans les six derniers mois, de Tunis au Caire, de Damas à Madrid. Nos maîtres ne désirent pas voir les émeutes se muer ainsi en démonstrations massives de refus et de révolte civile contre le système existant, un système hanté par l’injustice et l’inégalité, et par le BESOIN désespéré d’autre chose. En ce sens, c’est notre devoir de citoyen du monde de faire que ces démonstrations de colère se transforment en un combat politique pour le changement.
Le système capitaliste n’offre aucune solution en ce qui concerne les causes fondamentales des émeutes. Il ne peut répondre qu’avec plus de violence et de répression policière contre ces communautés, garnie éventuellement de promesses pour la galerie ou ce qui est moins sûr, d’améliorations pour ce qui touche à certains des pires effets de la pauvreté, afin de faire disparaître provisoirement le problème loin des yeux du public. La pauvreté, l’aliénation, la privation des droits et la violence sont inévitables dans un système qui se fonde sur la division entre dominants et dominés, riches et pauvres, patrons et ouvriers, et ces choses-là montent en crue jusqu’à leurs pires excès pendant les crises capitalistes périodiques.
La seule solution est de créer une société où chacun a une part et un pouvoir véritable, et dans laquelle chacun a un contrôle effectif sur sa propre vie, sur son lieu de travail et de vie. Ce genre de système n’apparaît pas sur les cartes du capitalisme, réprimé à la fois par les projets socio-démocrates et néo-libéraux qui ont échoué à traiter les besoins et les préoccupations des gens ordinaires. Ce système ne peut voir le jour qu’en canalisant contre le capitalisme le genre de colère qu’on voit à l’œuvre dans les rues de Grande-Bretagne, au moyen d’une organisation de masses de la classe ouvrière.
Les émeutes ont tracé dans le sable une ligne de démarcation, en fonction de laquelle chacun est appelé à se prendre position. Est-ce que ce que vous voulez, c’est la sécurité de l’Etat Big Brother tout puissant, ayant les moyens de protéger le sommeil des riches alors que les pauvres sont littéralement jetés à la rue ou en prison s’ils résistent ? Un Etat qui fera en sorte que ceux qui n’ont pas les moyens de se payer les babioles du jour soient tenus en lisière, réduits à les convoiter derrière des vitres ou à se faire les esclaves de ceux qui peuvent se les payer ? Peut-être qu’avec une quantité suffisante de canons à eau, de matraquages et de vidéo-surveillance le statu quo pourra rester en place. C’est que ce monde ne montre pas encore à l’horizon les limites de tes désirs. Mais leur utopie ne commence-t-elle pas à ressembler à ces cellules de prison qui accueillent tant de gens lorsqu’on veut la préserver ?
Ce monde est polarisé et il faut choisir son camp. Nous n’avons pas hésité à critiquer les faiblesses, la stupidité aveugle et parfois la cruauté de ces émeutes. Mais est-ce que le retour à leur stau quo nous offre quoi que ce soit de bon, à part la vaine illusion de sécurité ? Pour en revenir à Martin Luther King, si l’émeute n’est pas la solution, alors quelle est-elle ? Avec confiance, nous disons que la solution n’est pas de refaire plus de la même chose. Si nous voulons la liberté, nous devons nous organiser pour combattre pour la liberté et convaincre d’autres de mener ce combat avec nous. Ensemble, nous avons le pouvoir. La question demeure : est-ce que nous allons nous organiser pour l’utiliser ?