ANARCHISTES ET COMMUNISTES DANS LE MOUVEMENT DES CONSEILS À TURIN
PREMIER APRES-GUERRE ROUGE 1919-1920
Ce n'est pas seulement pour satisfaire une curiosité — d'ailleurs vive chez beaucoup de camarades — que nous rappelons aujourd'hui le mouvement des Conseils, mais plutôt pour reproposer un thème de façon critique et polémique, ainsi que sur la base d'une expérience, à la classe ouvrière en général, aux travailleurs communistes en particulier et enfin à nos propres camarades.
En fait, dans la recherche d'une tradition révolutionnaire dans le mouvement ouvrier italien, nous ne pouvons faire abstraction du mouvement des Conseils, de même que nous ne pouvons en faire abstraction dans la revendication et dans la reconstruction d'une «constante historique» de classe du mouvement anarchiste italien.
C'est dans ce but que nous avons commencé cette étude, déficiente et incomplète par beaucoup d'aspects, mais qui dans l'ensemble résume le problème dans ses aspects théoriques et pratiques en tenant compte des éléments contextuels.
Nous sommes certains qu'à peine aurons-nous écrit les derniers mots de cette série de notes, nous sentirons aussitôt le besoin de les revoir, de les compléter et de les amplifier: ce que nous ferons sûrement une autre fois dans la mesure où nous posséderons toujours mieux le sujet et où nous accumulerons une documentation plus abondante.
I
LE CERVEAU DU PROLETARIAT : TURIN
Le mouvement des Conseils, dans ses traits particuliers et distinctifs, a à Turin et seulement à Turin ses fondements historiques basés sur la dure roche d'une organisation industrielle avancée et d'un système capitaliste très concentré.
Turin, qui après l'unification (1), avec le transfert de la capitale à Florence, s'était vidée, providenciellement vidée de toutes ses «toiles d'araignée» bureaucratiques et de tous ses privilèges de courtisans, réagit après une véhémente explosion de colère, impitoyablement réprimée par le gouvernement d'une dynastie qui à ce moment précis cessait d'être «piémontaise». Elle réagit donc à la nouvelle situation par un rapide effort de reconstruction sur le plan économique dont nous avons la première preuve convaincante avec l'Exposition de 1884.
La ville, bien que géographiquement défavorisée par rapport à Milan — centre de la vallée du Po et base des communications avec la Suisse, ou à Gênes — grand port et grande place commerciale, se place bien vite à l'avant-garde du progrès industriel de tout le pays et se développe vigoureusement dans son ossature démographique et urbaine.
La ville double puis triple sa superficie, ses surfaces bâties: elle s'étend dans la plaine, elle assaille les collines environnantes, elle grossit ses faubourgs. Examinons les statistiques de l'ascension démographique: 1808 = 65.000 habitants ; 1848 = 136.849 habitants ; 1868 = 191.500 habitants. La population triple au cours des soixantes premières années. Mais l'augmentation continue avec le même rythme incessant durant les soixantes années qui suivent: 1871 = 212.644 ; 1881=252.852 ; 1901=335.656 ; 1911=427.106 ; 1921 = 502.274.
Dans le premier après-guerre, au temps des Conseils, nous en sommes donc au demi-million (après la seconde guerre, la population approchait le million, elle le dépasse largement aujourd'hui). Le développement de certains quartiers ouvriers est encore plus significatif. En 50 ans, de 1871 à 1921, le quartier de la «Barrière de Milan» passe de 1901 habitants à 39.967 ; le quartier de la «Barrière Saint-Paul» passe de 2.484 à 50.204.
Pourquoi tout cela ? Pourquoi la formation de Turin comme cité moderne dépasse en rapidité et surtout en rationalité «tous les autres centres urbains italiens ? Pourquoi à Turin convergent, venant de toute l'Italie, de grandes masses d'immigrants qui dans un faible nombre d'années se fondent dans le nouveau creuset social jusqu'à l'acquistion de caractéristiques propres et originales ?
Parce qu'il se produisit à Turin un phénomène que nous pouvons indiquer ici à son stade originel : au cours de l'année 1889 naquit à Turin, avec 50 ouvriers et de modestes équipements l'usine Fiat. Le fait, non enregistré par les chroniques de l'époque, aura pour le destin de la cité bien plus d'importance que la concession du Statut advenue près d'un demi-siècle auparavant.
Les 50 ouvriers de la Fiat seront 50.000 après la première guerre mondiale ; au centre de Turin, autour de Turin, la Fiat plantera ses tentes d'acier et de béton armé; autour de ses bâtiments s'établiront d'autres grandes, petites et moyennes entreprises qui, en 1911 atteindront le nombre de 5.151 et en 1927 auront plus que doublé atteignant le chiffre de 11.993. Mais surtout autour de la Fiat et des autres entreprises se densifiera un prolétariat compact et homogène, aussi unifié en son sein que différencié des autres couches et groupes sociaux plus ou moins instables, plus ou moins hétérogènes.
Ce sont la consistance et la cohésion particulières de ce prolétariat qui permirent à Turin de se mettre à l'avant-garde de la révolution ouvrière, comme elle avait été à l'avant-garde de l'unification nationale conduite non tant par la bourgeoisie manufacturière que par des groupes nobiliaires s'étant insérés promptement dans le sillage de la révolution bourgeoise et installés dans la diplomatie, l'armée, la bureaucratie (la «culture piémontaise»), et dans la transformation industrielle (promue avec la contribution prépondérante de la jeune bourgeoisie manufacturière mais toujours avec le patronage du patriciat «progressiste»).
Turin cette fois devient protagoniste de l'histoire par la seule poussée du prolétariat ; les représentants mêmes de la culture bourgeoise «progressiste» rassemblés autour de la «Révolution libérale» de Gobetti sont attirés dans le sillage de la révolution ouvrière incarnée par le mouvement des Conseils.
Le centre même de la «culture nationale», jusqu'alors fixé à Florence, se déplace vers Turin et subit un substantiel changement de direction : c'est encore le prolétariat de Turin qui, à travers ses groupes d'avant-garde, emporte la primauté culturelle et s'en fait une arme contre la fausse culture, contre la vieille culture, monopole d'une «intelligence» bourgeoise dépassée et attardée. Sur le terrain politique, les Conseils sont la formule de cette nouvelle culture.
II
PERIODE DE REVOLUTION
Turin a aussi été durant la première guerre mondiale la seule ville d'Italie qui se soit lancée dans une protestation massive contre la poursuite du conflit au cours de l'année 1917. Le mouvement d'août 1917, à fond internationaliste et antimilitariste, suivi d'une violente répression accomplie par tous les corps de l'armée et de la police (500 morts en août 1917, des centaines d'ouvriers envoyés au front, des milliers d'emprisonnés), porta Turin aux côtés de Kronstadt et de Wilhemshafen, et fit que les ouvriers de la Fiat furent cités dans le courant de l'année à l'ordre du jour de la résistance auprès des ouvriers des usines de Berlin et de Petrograd (2).
C'est peut être la raison pour laquelle, quand de Petrograd et de Berlin se lève à la fin de la guerre la voix des Conseils, des Comités, des Soviets, cette voix a une résonnance immédiate chez les travailleurs de Turin.
Sur le plan international, les Conseils n'ont eu effectivement un contenu révolutionnaire qu'en Russie, Allemagne, Bavière, Hongrie et Autriche ; et encore, seulement dans un premier temps. Une fois clos le cycle révolutionnaire ils perdent leur vraie fonction : ils sont dissous comme en Russie, supprimés comme en Hongrie, transformés en organismes de collaboration de classes et de préservation du système capitaliste comme en Allemagne et en Autriche.
Les Conseils d'usine surgissent en effet partout avec une fonction de contrôle sur la vie productive de l'entreprise, ils se transforment bien vite en instruments d'expropriation pour la conquête de l'entreprise, ils assument enfin la gestion directe de celle-ci tant qu'existent les conditions favorables à l'offensive révolutionnaire. Lorsque ces conditions viennent à manquer, les Conseils retournent aux fonctions de contrôle qu'on leur avait accordé dans la première phase et admises maintenant sous une forme de co-participation «morale» à la vie de l'entreprise, puis on leur ôte même ce droit.
En d'autres termes, la naissance des Conseils, et leur mort, sont étroitement liées à l'extrême radicalisation de la lutte des classes durant le premier après-guerre ; les Conseils sont le produit d'une situation spéciale qui, dans une intense veille de conquêtes, mit les masses ouvrières face à la responsabilité de devoir prendre en mains tout l'appareil économique du pays et de le faire fonctionner.
Par ailleurs, la fin, glorieuse ou non, des Conseils en tant qu'organismes révolutionnaires, ensevelis sous les canonnades de la contre-révolution et sous les décrets lois de la restauration bourgeoise, marque aussi le tragique épilogue du premier après-guerre rouge.
L'expérience devient patrimoine théorique du prolétariat et dans de nombreux pays le drapeau des Conseils sert à rassembler les forces dispersées de la minorité révolutionnaire (surtout en Allemagne et en Hollande, où naissent derrière ce symbole des mouvements organisés). Le mouvement anarchiste, n'étant pas resté indifférent aux expériences concrètes, ne pouvait rester indifférent à la théorie qui se construisait sur ces expériences. Pour cela, il se devait de rechercher les liaisons qui s'étaient établies, ici en Italie, durant l'après-guerre entre l'organisation anarchiste alors présente, l'U.A.I., et le mouvement turinois des Conseils.
III
LES ORIGINES DES CONSEILS D'USINE
A Turin, le 27 octobre 1906 fut signé un contrat collectif de travail entre la F.I.O.M. (Fédération des Ouvriers de la Métallurgie) et l'usine automobile «Itala» qui instituait, pour trancher les éventuelles controverses sur l'application du contrat un organisme d'entreprise appelé: «Commission Interne» : organisme étroitement lié à la vie de l'entreprise composé d'ouvriers de l'usine et élu par le personnel ; la C.I. se plaçait donc dans une position autonome vis à vis des organisations horizontales et verticales du syndicat, même si quelquefois elle assumait un rôle encore plus collaborationniste que le syndicat lui-même.
Toutefois, c'est précisément la C.I. qui devait représenter la base organique sur laquelle se développera ensuite le Conseil d'usine.
Dans l'immédiat après-guerre, en août 1919, à Turin, dans le plus grand établissement de la Fiat, Fiat-Centre, la Commission Interne en fonction démissionne et le problème de sa réintégration se pose.
Au cours des discussions prévaut la proposition d'un élargissement de la dite Commission, réalisable à travers l'élection d'un commissaire pour chaque atelier. A la Fiat-Centre sont ainsi élus 42 commissaires correspondant aux 42 ateliers en activité. Ces 42 commissaires constituent le premier Conseil d'usine.
L'exemple est vite suivi à la Fiat-Brevets et dans toutes les autres usines de Turin. L'expérience des Conseils s'étend presque aussitôt à d'autres centres industriels, hors du Piémont.
A la mi-octobre 1919, à la première assemblée des Comités exécutifs des Conseils d'usine, sont représentés 30.000 ouvriers.
La rapide affirmation des Conseils ne s'explique cependant pas si l'on ne montre pas les principes fondamentaux sur lesquels ils reposent, c'est-à-dire la théorie qui s'échafaude autour d'eux : théorie non inventée par quelque fervent génie, mais germée sur le terrain même des faits comme nous le montrerons pas à pas.
Si, en fait, les Conseils étaient restés des «Commissions internes élargies» avec les mêmes fonctions de coopération et de concordat ils n'auraient pas pu constituer le plus efficient des instruments de classe dans cette période d'extrême tension révolutionnaire qui fut le premier après-guerre.
IV
LA THEORIE DES CONSEILS
Schématiquement, la théorie des Conseils, qui fut élaborée par les groupes d'avant-garde du prolétariat turinois durant l'après-guerre, se fonde sur une série de thèses que l'on peut regrouper ainsi:
a) Le Conseil d'usine se forme et s'articule autour de toutes les structures complexes et vivantes de l'entreprise ; il en fouille les secrets, il en saisit les leviers et les équipements, il en enveloppe le squelette de son propre tissu. Il adhère intimement à la vie de l'établissement moderne, dans les plans et les méthodes, dans les procès de production, dans les multiples spécialisations du travail, dans la technique avancée d'organisation interne.
Par ces caractères qui lui viennent de son expression immédiate dans les secteurs-base de l'entreprise, atelier par atelier, et en plus des fonctions qui lui sont attribuées, le Conseil d'usine, à la différence des organisations syndicales, produit deux faits nouveaux d'une grande force révolutionnaire :
— En premier lieu : au lieu d'élever chez l'ouvrier la mentalité du salarié, il lui fait découvrir la conscience de producteur avec toutes les conséquences d'ordre pédagogique et psychologique que cette «découverte» comporte.
— En second lieu: le Conseil d'usine éduque et entraine l'ouvrier à la gestion, il lui donne une compétence de gestion, il lui donne jour après jour les éléments utiles à la conduite de l'entreprise. Conséquemment à ces deux faits nouveaux, même le plus modeste et le plus obscur travailleur comprend aussitôt que la conquête de l'usine n'est plus une chimère magique ou une hypothèse confuse mais le résultat de sa propre émancipation. Ainsi aux yeux des masses, l'expropriation perd ses contours mythiques, assume des linéaments précis et devient une évidence immédiate, une certitude précise en tant qu'application de leur capacité à s'autogouverner.
b) Les Conseils, à la différence des partis et des syndicats, ne sont pas des associations contractuelles ou au moins à tendances contractuelles mais plutôt des organisations naturelles, nécessaires et indivisibles.
Ce n'est pas un dirigeant ou une hiérarchie qui organise des individus grégaires dans un groupe politique déterminé ; dans les Conseils, l'organisation est ce même processus productif qui encadre fonctionnellement et organiquement tous les producteurs. Pour cela, les Conseils représentent le modèle d'une organisation unitaire des travailleurs, par delà leurs vues philosophiques ou religieuses particulières ; dans ce cas, l'unité est réelle parce qu'elle est le produit non d'une entente, d'un compromis, d'une combinaison mais d'une nécessité.
L'unité interne du Conseil d'usine est tellement forte qu'elle rompt et fond deux résistantes barrières de division entre les travailleurs : celle qui sépare les organisés des inorganisés et celle qui sépare les manuels des techniciens.
Dans le Conseil, chacun a sa place parce que le Conseil rassemble tout le monde, intéresse tout le monde jusqu'à ce qu'il s'identifie avec tout le personnel de l'usine.
C'est une organisation unitaire et générale des travailleurs de l'usine.
c) Les Conseils représentent la réelle préfiguration de la société socialiste ; le mouvement des Conseils constitue le processus de formation moléculaire de la société socialiste.
Ainsi l'avènement du socialisme n'est plus pensé comme une institution bureaucratique pyramidale mais comme une naissante et continuelle création de la base.
Les thèmes traditionnels de la rhétorique socialiste (et bolchévique en l'espèce) comme «conquête du pouvoir politique» ou «dictature du prolétariat» ou «État ouvrier» sont évidés de leur contenu mythique et remplacés par une vision moins formelle, moins mécanique et moins simpliste des problèmes révolutionnaires.
Dans la ligne des Conseils se trouve le réalisme révolutionnaire qui abat l'utopisme de propagande, qui ensevelit la «métaphysique du pouvoir».
Et même quand dans certains groupes survit une nomenclature désormais inadéquate, c'est l'interprétation nouvelle, c'est la pratique nouvelle qui en rompt les schémas, les apriorismes, les fixations logiques et phraséologiques (et ce sont ces mêmes groupes d'éducation anarchiste qui en forcent la répudiation totale). C'est ainsi que les Conseils deviennent en même temps une expérience et un exemple, une enclave dans la société d'aujourd'hui et une semence de la société de demain.
d) Les Conseils, s'ils représentent sur le plan général de la stratégie révolutionnaire l'organisation générale, finale et permanente du socialisme (alors que le mouvement politique vaut seulement comme organisation particulière, instrumentale et contingente, «pour le socialisme»), constituent aussi sur le plan tactique une force complémentaire de masse, un instrument auxiliaire du mouvement politique.
Les Conseils possèdent en fait une grande potentialité offensive comme unités d'entreprises et développent en phase révolutionnaire la même fonction qu'accomplissent, durant une agitation, les commissions internes et les comités de grève.
D'autre part, en phase de repli et de résistance, les Conseils disposent d'une grande capacité de défense. La réaction, qui peut dissoudre sans trop de difficultés les partis et les syndicats, en fermant leurs sièges et en interdisant leurs réunions, se heurte, quand elle se trouve face aux Conseils, aux murs mêmes de l'usine, à l'organisation de l'établissement ; et ne peut les dissoudre sans abattre ces murs, sans dissoudre cette organisation. Les Conseils, sous des noms divers, ou même au stade semi-officiel, survivront toujours.
V
LE MOUVEMENT DES CONSEILS
Deux groupes politiques distincts contribuèrent à l'élaboration de la théorie des Conseils : un groupe de socialistes et un groupe d'anarchistes.
Aucun autre groupe politique ne fut présent dans le mouvement, même si tous les groupes politiques italiens s'intéressèrent au phénomène. Par contre furent présents de larges groupes de travailleurs sans parti, témoins du caractère d'unité prolétarienne du mouvement.
Le groupe socialiste se constitua dans les dernières années de la guerre autour du Grido del Popolo,feuille de la section turinoise du parti socialiste. La figure de premier plan était Antonio Gramsci, qui sera plus tard le leaderd'une des deux fractions qui concourront à la fondation du parti communiste d'Italie. Personnages de second plan: Tasca, Togliatti, Terracini et Viglongo.
Mais si tout ce groupe contribua à la fondation de l'hebdomadaire L'Ordine Nuovo,dont le premier numéro sortit le ler mai 1919, il n'y eut en fait que deux forces animatrices des Conseils du côté socialiste : d'une part l'esprit de Gramsci, de l'autre les groupes d'avant-garde, d'authentiques bien qu'obscurs ouvriers turinois. Et ces deux forces passeront sans tâches dans l'histoire et sauveront le nom des Conseils.
Du côté anarchiste, notons la collaboration assidue et qualifiée de Carlo Petri (pseudonyme de Pietro Mosso (3)) à L'Ordine Nuovo.Carlo Petri, assistant à la chaire de philosophie théorétique de l'Université de Turin est l'auteur d'un essai sur Le système Taylor et les Conseils des producteurs et d'autres écrits défendant le Communisme anarchiste.
Mais la contribution anarchiste se rencontre surtout dans le travail d'organisation pratique des Conseils effectué par deux anarchistes, ouvriers métallurgistes: Pietro Ferrero (4), secrétaire de la F.I.O.M., section turinoise et Maurizio Garino (5) (qui a donné un apport de souvenirs personnels et d'observations critiques à ces notes sur les Conseils), et par tout un groupe: le Groupe Libertaire Turinois (6), dont ils faisaient partie.
Le Groupe Libertaire Turinois s'était déjà distingué non seulement par sa présence dans les luttes ouvrières avant et pendant la guerre mais surtout par les lignes directrices qu'il avait données au problème de l'action des libertaires dans les syndicats. Ce groupe avait en fait soutenu la nécessité d'opérer dans les syndicats fussent-ils réformistes (et peuvent-ils ne pas l'être? se demandait-il) afin de pouvoir y établir les plus larges contacts avec les masses laborieuses.
Sous cet aspect, la critique que L'Ordine Nuovofaisait à l'U.S.I. (organisation syndicaliste révolutionnaire) ne pouvait qu'être approuvée par ces anarchistes même si la forme de cette critique n'était pas la plus apte à convaincre les nombreux groupes d'ouvriers sincèrement révolutionnaires qui étaient à l'U.S.I.
Le Groupe Libertaire Turinois fut ainsi au centre des luttes de classes à Turin durant les quatre années de l'après-guerre et donna en la personne de Pietro Ferrero, assassiné par les fascistes le 18 décembre 1922, un de ses meilleurs militants à la résistance anti-fasciste. Nous verrons aussi plus loin quelle part notable eurent les anarchistes dans l'élaboration de la théorie des Conseils et quelles adjonctions théoriques ils apportèrent aux points énoncés au chapitre IV du présent essai.
VI
LA POLEMIQUE SUR LES CONSEILS
Le mouvement des Conseils se vit barrer la route en Italie par deux forces de l'ordre constitué : les groupes de la grande industrie et les hiérarchies syndicales confédérales. Ces deux forces tendaient à conserverune structure déterminée de la société italienne: les Olivetti, les Agnelli, et les Pirelli tendaient à conserver leurs monopoles, leur prestige, leur hégémonie dans et hors de l'usine; les Colombino, les d'Aragona et les Baldesi tendaient à conserver, grâce à leur médiation, l'équilibre instauré dans les rapports de travail et le droit exclusif de représenter les travailleurs auprès de leurs ennemis de classe et de l'État.
Le mouvement des Conseils rompait cette situation, touchait la coeur plutôt qu'au porte-feuille l'organisation capitaliste, destituait les organisations syndicales en leur substituant une forme d'organisation ouvrière adéquate au moment révolutionnaire.
Nous verrons plus loin combien fut enragée la réaction des capitalistes piémontais et combien fut âpre le ressentiment des cercles confédéraux, inquiets de voir s'écrouler leurs positions au Piémont.
Dans Battaglie sindacali,organe de la C.G.L. (= C.G.T.), le mouvement des Conseils fut soumis à de violentes attaques et fut dénoncé comme un réveil, comme une soudaine éruption «d'anarchisme». C'était alors une méthode assez répandue dans tout le camp social-réformiste européen que d'accuser «d'anarchisme» tout mouvement révolutionnaire, du Spartakisme en Allemagne jusqu'au Bolchevisme en Russie : signe évident du rôle prééminent que jouait alors l'anarchisme dans les luttes de classes.
Même le groupe de L'Ordine Nuovoet avec lui toute la section turinoise du Parti Socialiste fut l'objet d'âpres attaques polémiques dans ce sens, non tant par la présence dans le mouvement des Conseils d'anarchistes déclarés, que par le fait qu'il ait énergiquement défendu le droit pour tous les travailleurs, même les inorganisés, de faire partie des Conseils.
L'Ordine Nuovorépliquait à ces critiques en dénonçant dans ses colonnes les fonctionnaires syndicaux qui cherchaient partout des cotisants, des moutons dociles plutôt que des militants ouvriers décidés à défendre et à affirmer concrètement dans l'usine les droits de leur classe.
Ensuite, avec l'aggravation de la tension entre la droite, le centre et la gauche du Parti Socialiste, la polémique s'étendit et s'approfondit jusqu'au Congrès de Livourne, qui vit toutefois faussé le réel contraste entre gauche et droite par la question formelle de l'adhésion à l'Internationale de Moscou.
La polémique au sein même du mouvement des Conseils ou dans ses environs immédiats fut plus riche. En fait, le débat fut riche et fécond entre les groupes qui avec L'Ordine Nuovode Turin et avec le Sovietde Naples convergeaient vers la fondation du Parti Communiste dItalie et entre les groupes qui se rassemblaient autour de l'U.S.I. (Union Syndicale Italienne ; syndicaliste révolutionnaire) et de l'U.A.I. (Union Anarchiste Italienne ; Communiste Libertaire).
Nous commençons avec L'Ordine Nuovo.
Le journal, dans sa première série — commençée le ler mai 1919 et terminée à la fin de 1920 — [durant la seconde série, il devint quotidien (21-22) et il redevint hebdomadaire durant la troisième (24-25)] présente deux périodes distinctes: la «période Tasca» et la «période Gramsci», c'est-à-dire la période pendant laquelle le journal, dans sa ligne et ses objectifs se ressent de l'influence prédominante de Tasca et la période durant laquelle Tasca étant écarté, il suit une ligne plus résolue imprimée par Gramsci. Ces deux périodes sont historiquement bien différenciées par un incident entre Tasca et Gramsci sur le problème des Conseils qu'il convient de réévoquer ici. Tasca, incertain, confus et peut-être partisan peu convaincu des Conseils, avait lu un rapport sur «les valeurs politiques et syndicales des Conseils d'usine» au Congrès de la Bourse du Travail de Turin et ce rapport avait été publié dans L'Ordine Nuovo(a. II, n. 3).
Dans l'exposé, le verbalisme superficiel et les considérations abstraitement juridiques trahissaient une évidente sous-évaluation de la tâche des Conseils et la tentative d'insérer la nouvelle organisation dans les cadres syndicaux afin de la subordonner à ceux-ci.
Gramsci, dans le numéro suivant (a. II, n. 4), annota soigneusement l'exposé de Tasca et écrivit entre autre, à propos d'un rapport contenu dans celui-ci, un passage qu'il nous plait de rapporter:
«Ainsi Tasca polémique avec le camarade Garino à propos de l'affirmation selon laquelle«la fonction principale du syndicat n'est pas de former la conscience du producteur chez l'ouvrier mais de défendre les intérêts de l'ouvrier en tant que salarié», affirmation qui est la thèse développée dans l'éditorial «Syndicalisme et Conseils» publié dans L'Ordine Nuovodu 8 novembre 1919. Quand Garino, syndicaliste anarchiste, développa cette thèse au Congrès extraordinaire de la Bourse du Travail en décembre 1919, et qu'il la développa avec une grande efficacité dialectique et avec chaleur, nous fûmes très agréablement surpris, à la différence du camarade Tasca, et nous éprouvâmes une grande émotion. Puisque nous concevons le Conseil d'usine comme le commencement historique d'un processus qui nécessairement doit conduire à la fondation de l'État Ouvrier, l'attitude du camarade Garino, libertaire syndicaliste, était une preuve de la certitude que nous nourrissions profondément, à savoir que dans un processus révolutionnaire réel, toute la classe ouvrière trouve spontanément son unité pratique et théorique et que chaque ouvrier, s'il est sincèrement révolutionnaire, ne peut qu'être amené à collaborer avec toute la classe au développement d'une tâche qui est immanente dans la société capitaliste et qui n'est pas une fin librement proposée par la conscience et par la volonté individuelles».
En faisant abstraction des réserves que l'on peut soulever sur certaines affirmations de ce passage, la différence d'attitude entre Tasca et Gramsci est notable par rapport au point de vue illustré par le camarade Garino.
Ceci est tellement vrai que Tasca, répliquant longuement à Gramsci, exprima sa foi fanatique dans la «dictature du prolétariat» et s'opposa à toute forme de démocratie ouvrière ; il demande «des années, de longues années de dictature» et réduit les Conseils d'usine à de simples «instruments» du Parti ; il définit l'idée de Fédération des Conseils comme «une thèse libertaire» et accuse Gramsci de «syndicalisme».
«Le camarade Gramsci nous a donné, dans l'éditorial du dernier numéro, sa théorie des Conseils d'usine comme base de «l'État Ouvrier». Il y a dans cet article une claire description de la thèse proudhonienne: «l'usine se substituera au gouvernement» et la conception de l'État (sic!) qui s'y trouve développée est anarchiste et syndicaliste mais pas marxiste».
Après cette auto-défense Tasca s'éloigna de L'Ordine Nuovoqui entra ainsi dans sa seconde période, en août 1920. Cette période fut inaugurée par un bilan âpre et autocritique écrit par Gramsci lui-même, pour conclure la polémique.
Avant de passer à une illustration de la contribution anarchiste, nous ferons une allusion aux interventions de Bordiga dans le Sovietde Naples au cours desquelles fut soulevé, entre autre, le problème du pouvoir politique, qui intervient et écrase avec son appareil répressif, toute tentative d'édification socialiste à la base comme les Conseils quand ceux-ci ne sont pas simplement incorporés graduellement dans l'ordre bourgeois.
L'objection frappait juste, mais Bordiga, prisonnier de vieilles formules ne réussissait pas à résoudre le problème du pouvoir si ce n'est dans le sens de sa conquête plutôt que dans le sens de sa destruction. Sur ce plan, il ne pouvait comprendre la fonction immédiatement positive des Conseils au cours de la destruction de l'Etat, opérée par le mouvement politique de la classe.
VII
LA CONTRIBUTION DES ANARCHISTES
La contribution des anarchistes à l'élaboration de la théorie des Conseils peut être résumée dans ces deux «adjonctions» théoriques essentielles :
a) Ce n'est que pendant une période révolutionnaire que les Conseils peuvent avoir une efficience révolutionnaire, qu'ils peuvent se constituer en outils valides pour la lutte des classes et non pour la collaboration de classes. En période contre-révolutionnaire les Conseils finissent par être «phagocités» par l'organisation capitaliste qui n'est pas toujours opposée à une cogestion morale de la part des travailleurs. C'est pourquoi avancer l'idée des Conseils dans une période contre-révolutionnaire signifie lancer des diversions inutiles et porter un préjudice grave à la formule même des Conseils d'usine en tant que mot d'ordre révolutionnaire.
b) Les Conseils résolvent à moitié le problème de l'État: ils exproprient l'État de ses fonctions sociales mais ils ne lèsent pas l'État dans ses fonctions antisociales ; ils réduisent l'État à un pléonasme mais ils n'éliminent pas ce pléonasme, ils vident l'appareil étatique de son contenu mais ils ne le détruisent pas. Mais puisqu'on ne peut vaincre l'État en l'ignorant, du fait qu'il peut faire sentir sa présence à tout moment en mettant en marche son mécanisme de contrainte et de sanction, il faut détruire aussi ce mécanisme. Les Conseils ne peuvent accomplir cette opération et pour cela ils demandent l'intervention d'une force politique organisée ; le mouvement spécifique de la classe, qui porte à terme une telle mission. Ce n'est qu'ainsi que l'on peut éviter que le bourgeois, jeté à la porte dans ses vêtements d'industriel ne rentre par la fenêtre déguisé en policier.
La question soulevée dans la polémique entre L'Ordine Nuovoet le Sovietnous semble ainsi résolue. Les «ordinovistes» sous-évaluaient le problème de l'État dans le sens de son «isolement» (7) ; les «soviétistes» le sur-évaluaient dans le sens de son «occupation» ; les anarchistes le centraient correctement dans le sens de sa " liquidation " réalisée sur le terrain politique. Les occasions, les documents, les réunions dans lesquels les anarchistes répétèrent les thèses sur les Conseils, énoncées au chapitre IV, et complétèrent ces thèses avec les «additifs» résumés ci-dessus, furent multiples.
La première occasion fut offerte par le Congrès National de l'U.S.I. qui se tint à Parme en décembre 1919. Déjà avant le Congrès, dans Guerra di Classe(Guerre de Classe), l'organe de l'U.S.I., le problème des Conseils avait été examiné par Borghi, Garinei, et Giovannetti et L'Ordine Nuovosous la plume de Togliatti (p.t.) avait souligné la méthode critique subtile avec laquelle avait été traitée la question dans ce journal.
Au Congrès de l'U.S.I., auquel les Conseils d'usine avaient envoyé leur adhésion et même un délégué, l'ouvrier Matta de Turin, on discuta longuement des Conseils en n'ayant cependant pas toujours une connaissance suffisante du sujet (ainsi les Conseils furent comparés au syndicalisme industriel des I.W.W. ; ce qui ne correspond pas à la réalité, même si théoriquement Gramsci reconnaissait avoir emprunté des idées au syndicaliste nord-américain De Leon) et avec l'intention de faire passer le mouvement des Conseils comme une reconnaissance implicite du syndicalisme révolutionnaire, alors que les Conseils en étaient au contraire une critique et un dépassement.
A la fin du Congrès, cette importante résolution dans laquelle sont condensées les observations positives du débat, fut approuvée :
«Le Congrès salue chaque pas en avant du prolétariat et des forces politiques vers la conception pure du socialisme niant toute capacité de démolition ou de reconstruction à l'institution historique, typique de la démocratie bourgeoise, qui est le parlement, coeur de l'État ;
«Considère la conception soviétiste de la reconstitution sociale comme antithétique de l'État et déclare que toute superposition à l'autonome et libre fonctionnement des soviets de toute la classe productrice, unie dans l'action défensive contre les menaces de la réaction et par les nécessités administratives de la future gestion sociale, sera considérée par le prolétariat comme un attentat au développement de la révolution et à l'avènement de l'égalité dans la liberté ;
«Déclare pour ces raisons toute sa sympathie et son encouragement à ces initiatives prolétariennes que sont les Conseils d'usine, qui tendent à transférer dans la masse ouvrière toutes les facultés d'initiative révolutionnaire et de reconstruction de la vie sociale, en mettant cependant bien en garde les travailleurs contre toutes déviations possibles et escamotages réformistes de la nature révolutionnaire de telles initiatives, contrevenant ainsi aux intentions d'avant-garde de la meilleure partie du prolétariat.
«Invite spécialement cette partie du prolétariat à considérer les nécessités de préparer les forces d'attaque révolutionnaire à l'affrontement de classes, sans quoi la prise en charge de la gestion sociale de la part du proletariat ne sera pas possible» (8).
Le Congrès cerna ensuite dans ces termes les dangers de déviation contenus dans les Conseils d'usine :
a) «Les Conseils d'usine peuvent dégénérer en de simples commissions internes pour le bon fonctionnement de l'usine, pour l'augmentation de la production au profit de la bourgeoisie, pour dénouer les controverses internes ;
b) «On pourrait invertir la logique du processus révolutionnaire, et croire que l'anticipation des formes de la future gestion sociale suffise à faire tomber le régime actuel ;
c) «On pourrait oublier que l'usine appartient au patron parce qu'il y a l'État — le gendarme — qui la défend ;
d) «Il ne faudrait pas tomber dans l'erreur consistant à croire que la question de forme résoudra la question de la substance de la valeur idéale d'un mouvement déterminé».
La discussion fut plus ample au sein de l'Union Anarchiste Italienne qui se préparait à tenir son Congrès National à Bologne du 1er au 4 juillet 1920.
Déjà dans la première moitié de juin, les camarades Ferrero et Garino avaient présenté la motion défendue auparavant à la Bourse du Travail de Turin, au Congrès anarchiste piémontais. Celui-ci l'approuva et délégua le camarade Garino pour la soutenir au Congrès national (9). Le 1er juillet parut dans Umanità Novaun long et exhaustif rapport du camarade Garino, dans lequel sont exposés les principes inspirateurs du mouvement et de l'action des Conseils (10). Au Congrès, le camarade Garino, sur la base du rapport déjà publié illustra la motion approuvée par le Congrès anarchiste piémontais. Après des interventions remarquables de Borghi, Sassi, Vella, Marzocchi, Fabbri, une résolution fut adoptée, qui malgré l'ingénuité de certaines expressions, reprend les thèmes essentiels de la motion de Turin.
En voici le texte:
«Le Congrès — tenant compte que les Conseils d'usine et d'atelier tirent leur importance principale du fait de l'imminente révolution et qu'ils pourront être les organes techniques de l'expropriation et de la nécessaire et immédiate continuation de la production, et sachant que tant que la société actuelle existera ils subiront l'influence modératrice et conciliatrice de celle-ci ;
«Considère les Conseils d'usine comme étant des organes aptes à encadrer, en vue de la révolution, tous les producteurs manuels et intellectuels, sur le lieu même de leur travail, et en vue de réaliser les principes anarchistes-communistes. Les Conseils sont des organes absolument anti-étatiques et sont les noyaux possibles de la future gestion de la production industrielle et agricole ;
«Le considère en outre comme étant aptes à développer chez l'ouvrier salarié la conscience du producteur, et comme étant utiles à l'acheminement de la révolution en favorisant la transformation du mécontentement de la classe ouvrière et du paysanat en une claire volonté expropriatrice ;
«Invite donc les camarades à appuyer la formation des Conseils d'usine et à participer activement à leur développement pour les maintenir, aussi bien dans leur structure organique que dans leur fonctionnement, sur ces directives, en combattant toute tendance de déviation collaborationniste et en veillant à ce que tous les travailleurs de chaque usine participent à leur formation (qu'ils soient organisés ou non)».
En outre, au Congrès de Bologne fut votée une seconde motion sur les Soviets qui réaffirmait selon des principes identiques l'impossibilité historique et politique d'expériences libertaires en phase de ressac contre-révolutionnaire.
Un autre document important se ressentant largement de l'influence des anarchistes est le manifeste lancé dans L'Ordine Nuovodu 27 mars 1920 (11) qui est adressé aux ouvriers et paysans d'Italie pour un Congrès national des Conseils et qui est signé par la rédaction du journal, par le Comité exécutif de la section turinoise du Parti Socialiste, par le Comité d'étude des Conseils d'usine turinois et par le Groupe Libertaire Turinois.
Mais le Congrès n'eut pas lieu car d'autres événements pressaient.
VIII
L'ACTION DES CONSEILS
Nous avons déjà parlé de l'origine des Conseils d'usine à Turin et de leur extension dans le Piémont où ces organismes avaient effectivement atteint un degré d'efficience élevé.
A Turin surtout, chaque usine avait son Conseil, composé de commissaires d'atelier et représenté par un commissariat exécutif d'usine, dont le secrétaire constituait avec les secrétaires délégués par les autres usines, le Comité Central des Usines, et donc le Comité de la Ville.
Mais nous n'avons pas encore parlé de la contre-offensive que le Capital préparait, à Turin précisément.
Déjà au Printemps 1919, sur l'initiative de l'industriel Gino Olivetti, était partie de Turin même, l'idée de la constitution de la Confédération générale de l'Industrie (Confindustria) : initiative qui reçut d'immédiats et larges soutiens dans le monde financier.
A Turin et dans le Piémont existaient dans l'immédiate après-guerre d'autres organisations patronales puissantes: la puissante association des Métallurgistes et Mécaniciens Similaires (A.M.M.A.), dirigée par l'ingénieur Boella et présidée par le «Gran Ufficiale» Agnelli ; la Ligue Industrielle fondée en 1906, dont le secrétaire général était l'avocat Codogni et le président le «Commendatore» De Benedetti; l'Association Piémontaise des Industries du caoutchouc, fondée sur le holding Michelin ; la Fédération Industrielle de Verceil ; la Ligue Industrielle du Val d'Aoste ; etc.
Toutes ces forces tinrent en mars 1920 une conférence à Turin, au cours de laquelle fut élaboré un plan d'attaque contre le prolétariat turinois et contre ses Conseils qui, au mois de février, s'étaient étendus en Ligurie aux chantiers Ansaldo, Odero, Piaggio, Ilva, aux usines Fossati, San Giorgio et qui en mars apparaissaient pour la première fois à Naples, aux usines Miani et Silvestri. Cette dernière usine ne fut reprise aux ouvriers que par l'usage des mitrailleuses et des canons.
Dans la dernière décade de mars, les paysans du Novarais se mettent en grève tandis qu'à Turin, 5.000 ouvriers de la chaussure, les ouvriers du textile et les fonctionnaires font de même. Le 25 mars un incident a lieu à la Fiat, les locaux sont occupés: occupés matériellement parce que les Conseils avaient déjà «envahi» l'usine avant, lui avaient arraché ses secrets, en avaient chassé les espions et les valets des patrons, y avaient dicté une nouvelle discipline interne, s'étaient documentés sur les indices de prix, de productivité, s'étaient liés au personnel technique, avaient organisé des sections armées pour défendre l'usine.
Les industriels réagirent en décrétant le lock-out. 50.000 métallurgistes entrent en grève.
Les tractations traînèrent vingt jours durant lesquels firent grève pour des raisons catégorielles, les ouvriers du papier et les employés des postes et télécommunications. Le 14 avril, la grève générale est déclarée dans tout le Piémont ; Alexandrie, Asti, Novare, Casale, Biella, Vercelli y participent. Le 15, les cheminots de la province de Turin entrent en grève. La grève s'étend jusqu'aux receveurs d'impôts et aux gardes municipaux. Les industriels semblent vaincus.
Mais le gouvernement est de leur côté et il décide d'envoyer des troupes à Turin. Il envoie le 231ème régiment d'infanterie qui sera cependant bloqué par les cheminots. On essaie de transporter des troupes à Gênes à bord d'un navire de commerce mais les marins refusent. Finalement, on les embarqua sur le cuirassé «Caio Duilio», qui une fois arrivé à Gênes trouva la ville et le port en grève générale. La même chose se produisit pour les «Gardes royales» embarquées sur le contretorpilleur «Carini». A terre, les cheminots de Florence, Pise, Lucques imitent leurs camarades de Livourne.
La grève générale s'étend par solidarité jusqu'à Bologne.
Nous sommes désormais à la veille d'une grève générale politique insurrectionnelle. Les Conseils d'usine de Turin, l'Union Syndicale Italienne et les anarchistes l'invoquent concordément. Des accords interviennent entre ces trois forces : socialistes des Conseils, syndicalistes révolutionnaires et anarchistes.
Malatesta, qui était depuis peu revenu en Italie et qui dans un rapide tour de la péninsule s'était voué à préparer dans la conscience des masses le concept de révolution, avait répondu à un groupe de socialistes turinois venu à la rédaction d'Umanità Novapour savoir quelle serait l'attitude des anarchistes : «Quelles que soient les circonstances, les anarchistes feront tout leur devoir». De même, les responsables de l'U.S.I. leur avaient donné l'assurance de leur complète solidarité avec le mouvement.
La délégation des Conseils se rendit également aux réunions que tenait alors à Milan le Conseil National du Parti Socialiste (il aurait dû les tenir à Turin mais à Turin... c'était la grève) mais elle ne trouva là que l'hostilité ouverte des dirigeants du Parti, que des moqueries et des railleries et les membres de la délégation furent traités d'«anarchistes». Ils apportaient la voix de Turin résistante, assiégée par 20.000 policiers et soldats, et l'Avantirefusait de publier l'appel de la section socialiste turinoise.
La trahison de la direction socialiste, incapable de concevoir, d'organiser, de vouloir le passage victorieux de la grève à l'insurrection, marque le sort du mouvement de Turin.
Le 24 avril, trente jours après le début de la grève des métallurgistes, dix jours après le début de la grève générale, c'est la reddition.
La reddition ne signifie pas seulement la capitulation des ouvriers devant les industriels mais le début de la contre-attaque que le patronat lance cette fois avec l'aide des fascistes.
Depuis longtemps à Turin, des rapports étroits s'étaient établis entre De Vecchi (directeur du journal fasciste l'Ardito)et les représentants de la Confindustria en l'espèce avec l'aile «libérale». Comme en témoignent aujourd'hui des documents nombreux dont l'authenticité est indiscutable, ce furent les industriels turinois qui les premiers financèrent les entreprises fascistes et la presse fasciste. Agnelli, De Benedetti, Boella, Codogni, Mazzini, Lancia, Olivetti : voici les parrains du fascisme turinois.
Et le fascisme turinois servit les industriels.
Le 27 avril, deux jours après la fin de la grève, les fascistes turinois lancent un manifeste qui est un abject tissu d'hypocrisie, mais qui mérite d'être lu seulement pour comprendre comment la provocation et le mensonge peuvent se camoufler sous une phraséologie extrémiste et philo-prolétarienne. Le 1er mai, à Turin, durant la manifestation commémorative, le sang de deux travailleurs tués et de trente autres blessés par les balles des «gardes royales », consacre cette page de lutte du prolétariat turinois.
La bataille d'Avril est finie. On se rapproche de celle de Septembre.
En septembre, cependant, l'occupation des usines ne mettait pas en avant les problèmes d'expropriation et de gestion directe mais plutôt la question économique du «contrôle» de l'entreprise. L'action portée sur un tel terrain ne pouvait que déboucher sur des «pourparlers» entre la C.G.L. et la Confindustria, avec la médiation du gouvernement Giolitti. Entre les projets et les contre-projets, l'agitation, démarquée dans de nombreuses villes des plans de la bureaucratie confédérale par des expériences pratiques de gestion directe à la base, était reconduite sur le terrain de la légalité.
Toutefois, la présence des Conseils d'usine au cours de la lutte conduisit à deux résultats importants :
a) Elle accentua le caractère révolutionnaire de l'«occupation», si bien que l'accord survenu sur la base du «contrôle» apparut aux masses laborieuses comme une trahison ;
b) Elle prouva pratiquement que partout où existaient des Conseils d'usine, l'occupation ne fut pas seulement symbolique mais réelle en ce sens que, à travers mille difficultés techniques et financières, un rythme normal ou quasi-normal de production fut maintenu dans les usines. Citons comme exemple, les usines Galileo de Florence (dont le secrétaire de Commission interne était un anarchiste) qui réussirent à maintenir la production à 90% de la normale et à surmonter les énormes difficultés d'ordre organisationnel, technique, financier, militaire et d'assistance.
Ce n'est pas pour rien que la résistance fut la plus tenace et la reddition la plus difficile à arracher dans les usines tenues par les Conseils.
IX
LA TRADITION DES CONSEILS
Il n'existe pas seulement une tradition italienne des Conseils, qui se rattache aux expériences de l'après-guerre rouge. Il existe une tradition européenne, mondiale. En Russie, le mouvement des Conseils eut un large développement durant la période de préparation révolutionnaire jusqu'à octobre puis sur la base des Conseils se développèrent deux courants : celui de l'«Opposition Ouvrière» de Schiapnikov, Lutocinov et Kollontaï et celui du mouvement de Kronstadt qui avançait, entre autres revendications, justement un retour aux Conseils. Et encore dix ans après la révolution de 1917 un courant d'extrême gauche résistait encore dans le parti bolchevik, courant dit de Smirnov, qui revendiquait le retour aux Conseils.
En Allemagne, la révolution brandit le drapeau des Conseils : les Conseils (Raete)constituent la forme de développement de la révolution en 1918, en 1919, en 1921 et en 1923. Le système des Conseils forme en outre le noyau essentiel du programme du «Spartakusbund» et plus tard devait surgir un parti partisan du Communisme de Conseils : le Parti Ouvrier Communiste d'Allemagne (K.A.P.D.) appuyé par une organisation de masse: l'Union Générale Ouvrière d'Allemagne (A.A.P.D.).
En Hollande se développa un important mouvement théorique autour de l'idée des Conseils: ce sont les «tribunistes» qui s'étaient déjà distingués avant la guerre par leur critique de la social-démocratie et au cours de la guerre par leur position internationaliste intransigeante, qui alors recueillirent cette idée, collaborant étroitement avec la gauche allemande. Herman Gorter et Anton Pannekoek devinrent les théoriciens de cette tendance.
En France, dans de nombreux groupes, on accorde une place de choix au problème des Conseils : le groupe « Spartacus» avec René Lefebvre et des noyaux d'exilés italiens et allemands s'en occupent plus particulièrement (en 1951, rappel du T.). Dans la myriade de publications des groupes révolutionnaires, la question des Conseils est soumise à un profond réexamen critique.
En Hongrie et en Bavière, l'expérience des Conseils ne se conclut qu'après le triomphe de la contre-révolution.
Partout, mais surtout en Bavière, en Hollande et en Allemagne, les anarchistes participèrent de façon positive à ce long travail pratique et théorique.
Notes :
1) Unification de l'Italie autour du royaume de Piémont-Sardaigne dont Turin est la capitale. Turin reste capitale du royaume d'Italie de 1859 à 1864, puis ce fut Florence et en 1870, Rome (N.D.T.).
2) La révolte qui dura 4 jours et eut presque les caractères d'une insurrection armée vit les anarchistes au premier plan dans l'organisation du mouvement de contestation. «A Barriera di Milano [un quartier ouvrier de Turin où un des groupes anarchistes de la ville était bien implanté] existait un véritable centre d'organisation de la révolte, qu'un groupe d'anarchistes dirigeait. Ce témoignage est précieux outre que tout à fait digne de foi, vu le caractère des groupes libertaires turinois et l'action déployée au cours des mois précédents». Paolo Spriano: Storia di Torino operaia e socialista, Torino 1972, page 421 (N.D.T.).
3) Pietro Mosso, né à Cerreto d'Asti le 10 janvier 1893, mort dans la zone d'Asti le 29 janvier 1945 au cours d'un bombardement aérien, avait collaboré au début de l'après-guerre à L'Ordine Nuovo(citons entre autres articles Le système Taylor et les conseils des producteurs, du n° du 25 octobre au n° du 22 novembre 1919 ; cette étude aurait dû être éditée comme cahier dans une collection, où l'on annonçait aussi un essai de A. Gramsci sur Le problème du pouvoir prolétarien, mais l'initiative est restée à l'état de projet ; l'article Bougeoisie et production en régime communistedans le n° du 7 juin 1919 ; une intervention dans la polémique entre For Everet le journal ayant comme titre Communisme anarchistedans le n° du 26 juillet 1919, une discussion avec p.t. (Palmiro Togliatti) dans le n° du 30 août 1919 ; une revue de presse à Émile Vandervelde, Le socialisme contre l'Etatdans le n° du 21 juin 1919) à Umanità Nova(Piègesdans le n° du 1er avril 1920), à Volontà(La liberté anarchiste,16 mars et 1er avril 1920 ; Dictature prolétarienne, soviets et anarchie,16 septembre 1919).
Bien que s'étant distingué par sa lucidité et la méthode scientifique avec laquelle il analysait les problèmes, il n'a jamais participé à la vie politique militante du mouvement anarchiste.
Il était connu aussi pour son activité académique à l'Université de Turin où il était assistant du Professeur Annibale Pastore à la chaire de Logique (Cfr. ses oeuvres Principes de logique de l'augmentation de la puissance,Turin, Bocca, 1923, 41 pages ; Hypothèses sur la logique de l'augmentation de puissancein A. Pastore, Logique expérimentale,Naples, Rondinella, 1939) et pour sa compétence technique professionnelle en tant qu'ingénieur mécanique (système Mosso pour la constructions de refuges blindés).
De Carlo Petri, Gramsci a écrit: «Dans la rédaction de l'Ordine Nuovo nous avons un communiste libertaire: Carlo Petri. Avec Petri la discussion est sur un plan supérieur: avec les communistes libertaires comme Petri le travail en commun est nécessaire et indispensable: ils sont une force de la révolution».
4) Pietro Ferrero est né à Grugliasco, (Turin) le 12 mai 1892; en 1918 il est entré chez Fiat. Il a été un des premiers adhérents au Cercle d'études sociales né à Barriera di Milano en février 1905 qui avait pour but de lutter contre le réformisme. Lorsque le cercle s'est transformé en «école moderne» il en est devenu le secrétaire (1911). L'école — qui s'inspirait de l'idéal pédagogique de Francisco Ferrer — avait étendu son activité dans différents quartiers ouvriers de la ville, et avait une véritable fonction d'université prolétarienne. Pendant la guerre Ferrero a fait une propagande active dans les usines et dans l'organisation syndicale pour faire triompher la ligne intransigeante d'opposition à l'entrée des représentants ouvriers dans les comités de mobilisation industrielle. Autour de lui et de Garino s'est réuni un groupe de militants de la FIOM qui s'est engagé dans une forte bataille antiréformiste et anticorporative. Elu secrétaire de la section FIOM de Turin en 1919 au cours d'une assemblée de commissaires d'ateliers, il a laissé son poste de mécanicien chez Fiat et s'est consacré à plein temps à l'organisation des conseils d'usine. Lorsqu'il était secrétaire, la section s'est engagée dans des batailles décisives telles la «grève des aiguilles» (avril 1920) et l'occupation des usines (septembre). Avec Garino, il a rédigé l'appel Pour le congrès des Conseilsparu le 27 mars 1920 dans l'Ordine Nuovo,En juillet, dans la période la plus explosive qui a précédé l'occupation, il a présidé une assemblée de membres de commissions internes au terme de laquelle a été approuvé un ordre du jour qui invitait la FIOM à entreprendre la lutte aux côtés de l'USI et déclarait que «la masse turinoise est prête à tout». Au cours de l'occupation il a déployé une activité très intense, se déplaçant le jour et la nuit d'une usine à l'autre pour maintenir le contact avec les ouvriers armés, soutenant l'action à fond contre tout compromis. Au congrès organisé par la FIOM nationale à Milan pour ratifier la décision d'évacuer les usines à la suite de l'accord D'Aragona-Giolitti, il s'est opposé vigoureusement en adoptant les paroles d'Errico Malatesta: «Si les ouvriers trahis abandonnent les usines, l'on ouvre la porte à la réaction et au fascisme». Il est mort à Turin le 12 décembre 1922. Par «représailles» pour les blessures causées à deux fascistes pour un fait privé les squadristiincendièrent la Chambre du travail, dévastèrent le siège de l'Ordine Nuovo, fouillèrent, frappèrent et finalement massacrèrent 22 personnes, et en blessèrent autant. Parmi les victimes il y avait Ferrero, qui fut blessé par plusieurs coups de feu, puis suspendu par les pieds à un camion et traîné, vivant encore, sur les pavés de l'avenue Vittorio Emanuele. Son cadavre a été retrouvé après minuit, sous la statue de Vittorio Emanuele II, et identifié seulement grâce à une carte de la Croix verte qu'il avait sur lui. (d'après une biographie de A. Andreasi) N.d.T.
5) Maurizio Garino, né à Ploaghe (Sardaigne) le 31 octobre 1892 de mère sarde et de père piémontais, mort à Turin en 1976, a vécu en Sardaigne jusqu'à l'âge de trois ans, quand sa famille s'est installée à Turin. Il a travaillé tout d'abord comme menuisier, puis comme modeleur mécanicien (il a été plus tard dirigeant d'une coopérative de production entre ouvriers modeleurs, la SAMMA). Inscrit en 1908 au mouvement des jeunes socialistes il en est sorti en 1910 pour fonder le cercle d'études sociales «F. Ferrer» de Barriera di Milano. Il a participé à toutes les manifestations prolétariennes les plus importantes : à la protestation contre l'arrestation et l'assassinat de Ferrer, aux agitations contre la guerre de Lybie, à la semaine rouge, aux désordres d'août 1917 contre la guerre mondiale impérialiste, aux Conseils d'usine, à l'occupation des usines, à la lutte antifasciste, etc.
6) Sur le Groupe Libertaire Turinois nous reprenons volontiers ces informations du camarade Garino: «Le Groupe Barriera di Milano qui a tant donné au mouvement ouvrier turinois dans la période 1910-1922 était le plus nombreux et homogène et composé presque exclusivement d'ouvriers. A part moi-même, Ferrero y adhérait et en a été le secrétaire pendant quelques années puis laissa sa place pour devenir secrétaire de la Fiom de la province; et aussi Vianello, Mairone Antonio, interné plus tard dans les camps de concentration nazis, Garino Antonio, Piolatto, Carabba Quirico, Berra, Cocchi, Carrara et beaucoup d'autres tout aussi dignes que l'on se souvienne d'eux mais dont malheureusement je ne sais plus le nom».
7) Nous avons traduit accantonamento(littéralement : cantonnement) par «isolement» qui exprime mieux la thèse défendue par L'Ordine Nuovo: le pouvoir grandissant des Conseils entraîne de fait l'extinction de l'État qui se trouve réduit à une forme sans contenu ni pouvoir (N.D.T.).
8) Guerra di Classe,an VI, n. 1, 1 janvier 1920.
9) Voir Umanità Nova, 18 juin 1920.
10) Voir Annexes.
11) Voir reproduction intégrale en annexes.