Pour ceux que ça intéresse, voici un manifeste assez bien foutu qui explicite le "projet de société" des objecteurs de croissance (ici du québec).
Beaucoup moins simpliste que certains veulent bien en dire. Beaucoup "solidaire" (quoique réformiste, non révolutionnaire, non communiste/anticapitaliste). Et qui a le mérite de mettre en perspective un "horizon" désirable vers lequel se diriger à moyen terme (et donc articuler des revendications, des luttes...).
http://www.decroissance.qc.ca/manifeste.htmlhttp://www.decroissance.qc.ca/documents/manifeste.pdf-----------------
À vous qui vous préoccupez de l'avenir des prochaines générations.
Nous vivons dans un monde en crise. « Lucides » ou « Solidaires », tous s’entendent là-dessus. Mais les solutions proposées, qu’elles soient néolibérales ou progressistes, restent dans le paradigme du développement et de la croissance économique, alors même qu’il s’agit là d’une cause majeure de bien des problèmes.
Dans la foulée du mouvement européen de la décroissance économique soutenable(1), nous invitons les citoyens et citoyennes du Québec à poser un regard d’ensemble sur le système actuel, en particulier sur les problèmes écologiques et sociaux.
La « décroissance » est une interpellation à la « croissance économique », expression qui donne une connotation vivante et positive à des phénomènes destructeurs des écosystèmes et du tissu social. Le développement économique productiviste accroît l’écart entre les riches et les pauvres tandis que l’augmentation de la production de « richesse » ne signifie pas l’amélioration générale de la condition humaine. La croissance des entreprises ne les empêche pas de couper des postes pour augmenter leurs bénéfices, réduisant à néant l’argument pro-croissance de la création d’emplois. Par ailleurs, la production toujours augmentée de biens de consommation gruge les ressources qui constituent notre capital écologique et engendre de la pollution et des déchets à la tonne. Les guerres, déversements de pétrole ou carambolages automobiles sont des exemples d’événements qui élèvent le produit intérieur brut, indicateur dont on se sert pour évaluer la santé des nations. Cette analyse des activités humaines donne un portrait inexact de la réalité. Comme beaucoup d’autres avant nous, nous affirmons que l’économie doit cesser de dicter les décisions de tout ordre et redevenir un moyen au service des êtres humains.
La décroissance n’est pas une idéologie simpliste et moralisatrice mais un appel à la réflexion fondé sur un fait incontestable : sur une planète limitée, la croissance illimitée, objectif de tous nos gouvernements, est une impossibilité. Elle conduit à des déséquilibres de plus en plus dangereux.
Quatre crises intimement liées
Crise écologique, d’abord. Inutile de rappeler que depuis l’industrialisation, les êtres humains ont fait disparaître des milliers d’espèces, pollué l’air, l’eau et le sol, décimé des forêts, produit assez de gaz à effet de serre pour modifier le climat, faire fondre les glaciers et élever le niveau des mers, le tout avec des conséquences incontrôlables. La population mondiale consomme comme si nous avions une planète et demie. Si les six milliards d’habitants de la planète pouvaient se permettre le mode de vie que les pays industrialisés font miroiter à travers le monde, c’est de six planètes dont nous aurions besoin(2).
Crise sociale, encore. Malgré toutes les promesses de l’idéologie de croissance, la sous-alimentation et l’insécurité alimentaire compromettent la santé de millions de personnes, dans le tiers-monde et dans les pays industrialisés, incluant le Québec. Au même moment, les maladies liées à l’american way of life et à sa pollution font leurs ravages : asthme, cancer, allergies, obésité, maladies cardio-vasculaires, problèmes de santé mentale, etc. Des milliers de personnes vivent des épisodes d’épuisement professionnel pour avoir trop travaillé tandis que des milliers d'autres personnes sont exclues du marché du travail et soumises à l’opprobre.
Crise du sens, toujours. Le stress et le sentiment de vide provoquent dépressions et suicides. Entraînés dans le tourbillon du productivisme et du consumérisme, nous n’avons pas le temps de réaliser que notre liberté se limite à celle de choisir parmi des produits et à s'identifier à des marques de commerce. Le sens véritable de la vie, qui est quête en soi, est évacué du programme. Continuellement occupés, agités, divertis, nous n'avons plus la possibilité de réfléchir alors même que nous consommons biens, services, ainsi que nos relations. Les liens humains prennent place dans un système où le réflexe cultivé est de chercher notre plus grand profit, au détriment de toute solidarité. Branchés sur des médias de masse qui procurent une illusion de présence, nous constatons avec impuissance notre difficulté d’être, tout simplement, avec nos semblables.
Crise politique, enfin. Les citoyens désabusés ne font pas confiance aux politiciens. Rien de surprenant, quand les multinationales imposent leurs règles avec la complicité des gouvernements en place. De grandes institutions non élues, telles l’Organisation mondiale du commerce, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, prennent des décisions qui affectent la vie de peuples entiers n’ayant pas leur mot à dire. Les contestations sont réprimées par la force policière, quand ce n’est législative et judiciaire(3). Mais qu’est-ce donc qui légitime le fait que les intérêts financiers des entreprises pèsent plus lourd que les droits des peuples?
Nous, « objecteurs de croissance », déplorons les ravages provoqués par l'idéologie de la croissance et toutes les conditions qui la déterminent.
Culs-de-sac
À tous ceux qui portent l’étendard du développement durable, nous voulons souligner les dangers insidieux de cette approche la plupart du temps bien intentionnée, mais souvent récupérée par les relations publiques des grandes entreprises. L’expression « développement durable », issue du rapport de la commission Brundtland en 1987, présuppose la possibilité du respect de l’environnement dans un contexte de croissance économique et propose de répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. En faisant de la croissance une nécessité, le développement durable abandonne toute tentative sérieuse d’éliminer les activités économiques nuisibles. En voulant répondre candidement aux besoins du présent, le développement durable évite de les remettre en question. La satisfaction de nos « besoins » de mobilité, de confort et de télécommunications prépare aux générations futures un legs de pollution, de catastrophes climatiques et de déchets, entre autres.
Une compagnie qui recycle son papier peut se réclamer du développement durable, tout en exportant sur des milliers de kilomètres des objets jetables qui quelques semaines plus tard se retrouveront dans un dépotoir. Le mouvement de la consommation responsable réussit lui aussi à convaincre une partie de la population de consommer des produits équitables, locaux, sans pesticides, biologiques, éco-énergétiques... Petits pas dans le bon sens? Prise de conscience? Nous souhaitons le croire. Mais la possibilité de faire des « achats éthiques » évite de poser la question de la nécessaire réduction de la consommation (seul moyen direct de réduire la pollution, les émissions de gaz à effets de serre, la production de déchets). De la même manière, un effet rebond a été constaté avec les technologies éco-énergétiques : puisque la machine consomme moins, les consommateurs ont tendance à l’utiliser davantage ou à allouer l’argent économisé à d’autres biens de consommation, avec pour conséquence une augmentation globale des ressources matérielles ou énergétiques utilisées.
Qu’en est-il de cette autre avenue réconfortante à première vue, celle de croire que la technologie apportera des solutions aux préoccupations écologiques? Voiture électrique, décontamination, organismes génétiquement modifiés, biogaz et éthanol, etc. Malheureusement, ces « solutions » ne sont pas sans conséquences. Produire de l’éthanol, par exemple, exige qu’on consacre beaucoup de terres agricoles à la monoculture de maïs, dévastant ainsi la biodiversité et entraînant une utilisation intensive de pesticides et d’engrais chimiques qui appauvrissent le sol et polluent les eaux. Nous vivons dans un monde qui valorise systématiquement le progrès et l’innovation technologique sans considérer l’ensemble de leurs conséquences, oubliant que c’est cette même foi qui a engendré les catastrophes écologiques que la technologie prétend aujourd’hui solutionner. Ainsi, une technologie médicale de pointe, impensable en dehors du cadre d’une société industrialisée, permet de soigner des cancers… dus à la pollution engendrée par l’industrialisation.
Voyons un peu comment l’idéologie du progrès, qui va de pair avec celle de la croissance, cause plus de tort qu’elle ne peut en réparer.
D’abord, la frénésie de l’innovation raccourcit le cycle de vie des objets, dont l’obsolescence est planifiée. Celui qui souhaite faire réparer un appareil doit agir avec conviction pour renoncer à l’attrait du nouveau modèle et pour trouver, quand cela est encore possible, les pièces et le réparateur qualifié. Par exemple, acheter un nouveau grille-pain coûte moins cher que de faire réparer celui qu’on a déjà. Rapidement, les objets se retrouvent dans les dépotoirs, après avoir participé à l’exploitation des personnes qui les fabriquent, au gaspillage des ressources, à la consommation d’énergie et à la production de pollution. Ces phénomènes se trouvent légitimés par l’impératif de la croissance, même si l’exploitation des ressources naturelles engendre des conflits meurtriers et que la gestion des déchets coûte des sommes astronomiques. Cette idéologie, en posant comme légitime, sensée et nécessaire l’accumulation de richesses, justifie tous les moyens de faire de l’argent et de croître : marchandisation de l’eau, exploitation des enfants, guerres pour le pétrole - et marketing artificieux.
Nous vivons malgré nous dans l’ignorance du réseau de dépendance impliqué par l’utilisation de la technologie. Pour que nous utilisions un grille-pain, il a fallu l’usine, le système de transport, le réseau et les centrales électriques. Les appareils technologiques n’existent pas seuls, ils impliquent toute une organisation sous-jacente. On prétend qu’Internet et les ordinateurs réduisent l’utilisation de papier, mais tout reste branché sur l'imprimante et on oublie aussi que de tels moyens de communication ne sont possibles que dans une société industrialisée qui a déjà impliqué un immense gaspillage et continue de dilapider les ressources (forestières entre autres), ne serait-ce que dans l’emballage des pièces qui se baladent d’un bout à l’autre de la planète. Et on occulte les tonnes d’ordinateurs désuets qui ne sont rien de moins que des déchets toxiques. De même, on nous présente l’automobile comme la liberté de se déplacer, le plaisir de conduire, le symbole de la réussite. Mais ce mode de transport implique des kilomètres d’asphalte, la pollution, l’enlaidissement des paysages, le bruit, l’urbanisme qui isole les différents secteurs de la vie, les guerres pour le pétrole, sans compter les milliers de morts d’accidents.
Par ailleurs, nous devenons complètement dépendants de la technologie, incapables de fonctionner sans elle, incapables pour la plupart de comprendre comment elle fonctionne et de la réparer quand ses appareils se brisent. Les innovations technologiques exigent de grands investissements financiers, pour la recherche, le développement et la production. Leur confier la sauvegarde de l’environnement signifie au bout du compte l’abandon entre les mains des détenteurs de capitaux et des grandes compagnies de la possibilité des populations de prendre en main les défis de la vie commune.
Nous nommons « outils » ces machines, mais il importe de réaliser qu’il ne s’agit pas d’objets neutres que nous pouvons utiliser comme bon nous semble ou selon nos principes. Leur usage nous inscrit dans un vaste système de contraintes, et plus encore il nous transforme, modifiant notre rapport au temps, à l’espace, aux autres êtres humains. La technologie métamorphose notre vision du monde et nos principes mêmes.
Entendons-nous bien : la décroissance n’est pas le désir d’un impossible retour au passé. Elle se veut un choix lucide des inventions. La décroissance, c’est cesser de croire que ce qui est nouveau est meilleur : un tri doit être fait dans ce que la technologie nous offre. Pour nous, certaines inventions devront être abandonnées totalement, par exemple l’énergie nucléaire et la bombe atomique. D’autres, tels l’avion ou divers types de transport motorisé, devront voir leur utilisation sérieusement réduite. En somme, les techniques ayant pour effet de mobiliser toujours plus de ressources devront être abandonnées. Cela ne veut pas dire que tout progrès technique doit être oublié. Pensons aux techniques de pointe en agriculture biologique qui nous font découvrir de nouveaux avantages au compagnonnage végétal. Nous accueillerons les inventions, les techniques qui aideront l’humanité à vivre plus simplement.
Sortir de la croissance
Ce constat de la situation nous permet d’affirmer que l’idéologie du Progrès, qui conçoit que l’Homme, maître de la nature, avance inéluctablement dans l’amélioration du monde, et celle de la croissance économique, fondée il y a plus de deux cents ans, ne concordent pas du tout avec la réalité du XXIe siècle.
L’idéologie dominante pose la croissance économique comme souhaitable, nécessaire et inévitable. Une loi de la nature, dit-on. Évidemment, tout organisme vivant croît, mais cette croissance se stabilise rapidement. La croissance à l’infini est une construction mentale humaine, pas une fatalité économique.
La pensée dominante invoque de même la nature humaine pour justifier l’« inévitable » recherche du profit à court terme. Notre espèce survit pourtant depuis des millénaires grâce à l’entraide et à la coopération... Nous pensons que la nature humaine ne se limite pas à sa seule fonction économique et possède de multiples facettes. Nous sommes ce que nous cultivons en nous. Nous croyons qu’il est possible de cultiver l’intelligence, la créativité et la bonne volonté des êtres humains à participer à un changement de culture radical valorisant l’être et la communauté.
De toutes les façons, comme la croissance économique repose sur une consommation importante d’énergie fossile, dont la diminution des capacités de production est annoncée pour les prochaines décennies, et qu’il ne sera pas possible de remplacer si aisément, des perturbations importantes du système actuel sont à prévoir. De là l’urgence de repenser les choses au-delà de l’idéologie de la croissance.
Évidemment, dans un système économique tel qu’il est aujourd’hui, croissance négative signifie récession, avec toute les conséquences problématiques dans le quotidien de milliers de personnes qui perdent les moyens financiers de répondre à leurs besoins. Le mouvement de la décroissance ne prône pas la récession. Mais vu l’impossibilité écologique pure et simple de voir se perpétuer la croissance à l’infini, les « objecteurs de croissance » proposent une tentative de sortie du paradigme de la croissance. Il s’agit de préparer, et ce dans un souci de justice sociale, les sociétés aux défis des limites physiques de la biosphère.
Réinventer le vivre ensemble
Détachons-nous des structures existantes et des pseudo-contraintes économiques pour concevoir un projet vraiment humain, un projet vraiment réaliste, celui de vivre en fonction de nos besoins et de nos ressources réelles, en harmonie avec notre environnement. Puisant dans notre expérience de la simplicité volontaire, nous sommes convaincus qu’une société de décroissance, qui reposera sur la prise en charge de leurs besoins par les populations, à petite échelle, entraînera l’amélioration de la qualité de vie en favorisant des environnements sains, la participation du plus grand nombre aux décisions, l’entraide et les échanges humains gratuits, la créativité et les occasions d’épanouissement. À quoi ressemblerait cette société? Comment faire des pas dans cette direction?
Cette réflexion pose de front le défi du vivre ensemble et de la répartition de la richesse. Dans la société que nous envisageons, comme dans toute communauté axée sur la satisfaction des besoins (et non sur la création de désirs matériels renouvelables), l’économie consiste en échanges de biens et de services à petite échelle. Le travail est une occasion de participer à la vie communautaire selon ses talents et habiletés, et non un joug nécessaire pour gagner de quoi consommer. Les entités de production sont de petites tailles et utilisent des machines simples à réparer et économiques d’usage. Par exemple : des métiers à tisser mécaniques actionnés par l’énergie humaine ou animale permettent une production beaucoup plus grande qu’un tissage manuel, sans demander les milliards de capitaux de construction et d’opération d’une manufacture industrielle et sans engendrer de perturbations écologiques. Le temps ne s’achète pas, ce n’est pas de l’argent, c’est un espace où s’épanouir.
Si on prétend que l’industrialisation a permis de produire des objets à moindre coût, c’est qu’on ne comptabilise pas la pollution de l’air, de l’eau et du sol, la maladie physique et mentale des employés de l’industrie, l’exil rural et la gestion des déchets. Dans une société de décroissance, les talents et les habiletés sont consacrés à fabriquer des objets esthétiques et durables. L’attention portée aux objets reflète le respect de la matière et du travail qui y ont été mis : on les entretient et les répare pendant des générations. Les cordonnières, couturiers, rembourreurs, cuisinières, ébénistes, menuisiers et techniciennes réparatrices de tout acabit ont donc pignon sur rue dans les communautés locales où chacun fait ses courses à pied, en vélo, en tricycle ou en tramway, en empruntant d’étroites allées bordées de jardins. Pourquoi ne pas importer le modèle des petits villages européens, évitant ainsi de parcourir des milliers de kilomètres outre-atlantiques en touristes pour les visiter? Échangeons simplement nos recettes plutôt que de faire voyager des cargaisons de biscuits outre-mer.
Une société écologique a un rapport très différent au déplacement. La sécurité alimentaire incite à une production de proximité des aliments de base. Le jardinage, même en ville, en est une composante essentielle. Les entités de production des biens étant de petite taille, elles sont implantées directement au sein des communautés, éliminant ainsi les parcs industriels qui dévastent le paysage et évitant aux personnes de se déplacer sur des dizaines de kilomètres chaque jour pour aller travailler. Le transport des marchandises est également réduit de beaucoup. Les réseaux ferroviaires municipal et national offrent un service rapide et économique, comme c’était le cas avant que les industries du pétrole et de l’automobile ne le démantèlent(4). Dans une société qui laisse du temps libre aux personnes, les transports actifs, à pied ou à vélo, ont une place de choix. Les rues et les boulevards urbains sont convertis en pistes cyclables et en trottoirs bordés de parcs. Puisqu’on engloutit moins de ressources dans la réfection des routes et dans la construction des ponts, celles-ci sont disponibles pour l’entretien du transport ferroviaire et l’installation de couloirs à l’abri du vent et de la neige pour le vélo d’hiver, par exemple. Dans une société favorisant ainsi l’activité physique, la détente, un environnement sain et une alimentation naturelle, la médecine occupe une place beaucoup moins importante. Et nous pourrions continuer longuement à esquisser le portrait d’une société hors-croissance.
Évidemment, une telle société ne sera pas la panacée. Nous aurons plus que jamais à faire face au défi du vivre ensemble. Cette partie apeurée de nous qui cherche la sécurité dans l’accumulation grincera des dents devant la rareté retrouvée et l’effort à fournir. Mais au-delà de la peur du manque et de l’inconfort, ces nouvelles structures changeront nos rapports aux autres et à la nature. En comblant notre besoin d’appartenance à une communauté et à un lieu, elles favoriseront des existences signifiantes.
Il importe de noter que l’application de ces moyens simples et accessibles, qui représentent chez nous une diminution de la consommation (et une augmentation de la qualité de vie!) constituerait dans plusieurs pays du tiers-monde, actuellement affamés par les systèmes de production et de consommation des sociétés dites développées, une augmentation de leur accès aux biens et services, établissant une plus grande justice planétaire, chose écologiquement impossible si nous maintenons notre niveau de vie.
Pistes pour la transformation
Sommes-nous rêveurs? Peut-être devrions-nous poser autrement la question : sommes-nous plus rêveurs que ceux qui pensent améliorer le bien-être général en soutenant une forte croissance économique?
La société actuelle est fort complexe et nous apparaît comme immuable. Comment seulement envisager que les choses puissent être autrement? Évidemment, il s’agira d’un long cheminement de reprise en main individuelle et collective. La simplicité volontaire individuelle est une démarche essentielle, permettant de libérer du temps pour nous éduquer, lire, réfléchir et expérimenter des manières de faire qui seront centrales dans une société de décroissance : jardinage, démarches de croissance personnelle, techniques artisanales ou de réparation, travail bénévole coopératif, etc. C’est dans un mouvement sur la décroissance économique conviviale, qui est l’expression collective des principes d’équilibre de la simplicité volontaire, que ce mode de vie responsable prend tout son sens.
Une société en transition vers un paradigme autre que celui de la croissance économique favorisera le travail à temps partiel, incitant par ailleurs les individus et les communautés à mettre en œuvre des projets accroissant leur autonomie dans la satisfaction de leurs besoins. Des mesures de ralentissement de la circulation, des stationnements incitatifs, la gratuité du transport en commun, l’aménagement de rues piétonnières et de pistes cyclables sont toutes des actions qui vont dans le sens d’un réapprentissage du transport actif et de la présence au monde. Afin de rétablir l’équilibre dans la répartition des richesses, il serait envisageable de décréter un écart de revenu maximal à l’intérieur d’une même entreprise et des outils fiscaux redistributifs entre les plus riches et les plus pauvres, agissant ainsi contre l’inéquité et diminuant le pouvoir de ceux qui ont le plus d’impact négatif sur la nature, que ce soit par leur haut niveau de consommation ou par leurs investissements qui « font rouler l’économie ».
Évidemment, de nombreuses entreprises dont les activités n’ont d’utilité que dans le cadre d’un système de croissance économique (publicité, objets jetables, produits du pétrole, etc.) n’auront tôt ou tard pas le choix de ralentir puis d’arrêter leur production, bouleversant la situation de l’emploi. De là l’importance de s’éduquer et de se réoutiller vers une plus grande autonomie non marchande.
Les fermetures d’usines, événements dévastateurs dans une petite communauté, peuvent être l’occasion d’envisager autrement l’économie d’une région. En règle générale, on est prêt à investir des millions pour conserver les emplois, sans considérer la pertinence de ce qui est produit ni les conséquences de sa production. Pour la plupart des gens, la consommation et le crédit font partie des « acquis » qu’il ne faut pas remettre en cause, d’autant plus que le système économique actuel n’offre pas vraiment d’autre choix. Nous avons espoir qu’une éducation réaliste aux conséquences de notre niveau de vie, jointe à des expériences d’alternatives de subsistance qui permettent une réelle autonomie des communautés, mènera à des choix qui bénéficieront aux populations touchées en leur redonnant du pouvoir sur leur devenir, tout en préservant l’équilibre écologique.
Nous ne pourrons partager les ressources tant et aussi longtemps que nous respecterons le droit à la richesse et nourrirons des rêves d’opulence. Pour mettre en œuvre une société qui respecte vraiment les êtres et la nature, il est essentiel de réviser nos valeurs et notamment de rejeter l’accumulation et la compétition. Pour maintenir les écosystèmes et la biodiversité, il ne peut y avoir de millionnaires. Concernant la survie de l’espèce humaine, il est essentiel de cultiver le détachement face à l’appât du gain.
Sommes-nous plus rêveurs que ceux qui prétendent que la piscine, le jet privé et les aliments cultivés à l’autre bout du monde sont accessibles à quiconque fait preuve de détermination? Sommes-nous plus rêveurs que ceux qui prétendent encore au bonheur par l’accumulation des richesses et la frénésie du travail? Plus rêveurs que ceux qui croient qu’ils travaillent pour le futur de leurs enfants en constituant des fortunes dans les paradis fiscaux?
À l’image de l’adolescent, l’humanité vit au rythme des excès, grisée par le sentiment de puissance de ses accomplissements. Il est temps de tourner la page sur cette époque d’insouciance et d’acquérir collectivement un peu de maturité. Si nous n’entreprenons pas une réelle recherche d’équilibre fondée sur la reconnaissance et le respect des limites de la Terre, il est à prévoir des bouleversements bien pires que ceux découlant de la transition vers une économie hors du productivisme, qu’il soit capitaliste ou socialiste. La « nécessité » de la croissance économique n’est pas une contrainte absolue, contrairement aux limites physiques de la planète.
Notre position peut sembler déconcertante, mais les valeurs de solidarité qui la sous-tendent sont déjà bien ancrées dans la culture québécoise, où le plaisir de rendre service, la créativité des patenteux et la simplicité de voisinage sont bien connus, même s’ils sont de plus en plus difficiles à exprimer dans un monde où l’idéologie de croissance nous incite à nous méfier des autres – car l’entraide nuit à l’économie!
Le mouvement de la décroissance n’est pas une utopie. Nous croyons qu’il est possible, en commençant aujourd’hui, d’entreprendre de mille façons un virage vers une organisation sociale vraiment soutenable, et conviviale en prime! Et vous?
Les signataires :
Maude Bouchard-Fortier
Léo Brochier
Jean-Marc Brun
Jean-François Cantin
Arthur Lacomme
Jacinthe Laforte
Julien Lamarche
Louis Marion
Serge Mongeau
Marcel Sévigny
Notes :
1 - Voir
http://www.decroissance.qc.ca pour une une liste de liens sur la décroissance.
2 - Voir Notre empreinte écologique, Mathis Wackernagel et William Rees, Écosociété, 1999, 216 pages.
3 - Les fameux SLAPP (Strategic Lawsuit Against Public Participation) : il y a eu au moins trois cas récemment au Québec (Association québécoise de lutte contre la pollution atmosphérique, Association des gens de l'Île d'Orléans contre le port méthanier à Lévis et À babord). Voir :
http://www.taisez-vous.org.
4 - Voir Le livre noir de l’automobile, Richard Bergeron, Hypothèse, 1999, 435 pages.