Anarchisme et État

Re: Anarchisme et État

Messagede Nénika » 24 Fév 2010, 13:55

Est-ce que l'anarchisme est contre toute forme d'État ? Peut-on considérer une fédération comme un État minimaliste ?


Je pense que toute société a besoin d'institutions pour fonctionner et en premier lieu d'institutions permettant de prendre des décisions.

L'Etat est une des forme d'institution possible qui repose sur le privilège de la prise de décision accordée à une minorité.
Le fédéralisme libertaire est une autre forme d'institution reposant sur le partage égalitaire de l'accès à la prise de décision.

Le fédéralisme n'a donc pour moi rien à voir avec une quelconque forme d'Etat, puisque les deux sont deux formes d'institution antagonistes.
En matière de révolution sociale, une certaine part de romantisme est nécessaire à l'efficacité.
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Re: Anarchisme et État

Messagede RickRoll » 24 Fév 2010, 18:14

C'est vrai que de parler d'institutions, ça permet de clarifier beaucoup de choses et de résoudre cet apparent paradoxe ! Comme beaucoup ça ne m'était pas venu à l'idée qu'on peut séparer l'institution de l'Etat mais comme tu le dis c'est possible !
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Re: Anarchisme et État

Messagede sebiseb » 27 Fév 2010, 23:32

Ouais bon ... Mais je ne suis pas bien sûre que ça colle avec ma vision des choses ;
http://fr.wikipedia.org/wiki/Institution
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Re: Anarchisme et État

Messagede Nénika » 28 Fév 2010, 19:08

Dans cet article de wikipedia c'est le sens sociologique qui est le proche de ce que j'entends par "institution":

* Une institution désigne une structure sociale (ou un système de relations sociales) dotée d'une certaine stabilité dans le temps. C'est une règle du jeu acceptée socialement.

En matière de révolution sociale, une certaine part de romantisme est nécessaire à l'efficacité.
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Re: Anarchisme et État

Messagede bipbip » 22 Nov 2014, 03:28

Les anarchistes et la critique de l’État

La critique de l’État est considérée bien souvent comme le principal trait permettant de définir l’anarchisme. Certains en arrivent ainsi à ne plus le distinguer de l’ultra-libéralisme au point de fondre les deux dans la notion d’anarcho-capitalisme. Pourtant, ce serait là une erreur…

La notion d’anarchiste est utilisée en particulier sous la Révolution française comme une insulte. C’est en partie par bravade que Proudhon dénomme la forme d’organisation sociale qu’il défend « anarchie ». Le principe d’autorité et la forme gouvernementale prennent leurs modèles, selon lui, dans la famille patriarcale. L’État est en particulier critiqué par Proudhon en tant qu’il occupe vis-à-vis de la société une place transcendante analogue à celle de Dieu par rapport à la communauté des fidèles [1].

La résorption du politique dans l’économique

La lutte contre l’État est donc un combat contre l’absolu dont l’absolutisme royal n’était qu’une des manifestations. L’État n’est pas une simple superstructure politique, qui trouve sa base économique dans le système capitaliste, il implique ses propres rapports de domination et d’exploitation économique. La manière dont l’impôt est récolté et utilisé dans le cadre étatique en constitue pour Proudhon une illustration.

C’est en particulier dans Idée générale de la révolution au XIXe siècle (1851) qu’il en produit une première théorisation politique. La révolution de 1848 en instaurant le suffrage universel a effectué une révolution politique, mais non une révolution sociale.

Proudhon, qui s’est rendu célèbre par sa critique de la propriété, est néanmoins méfiant vis-à-vis du communisme qui lui semble pouvoir être compatible avec une forme d’organisation autoritaire : il a en tête en particulier l’exemple historique des missions jésuites au Paraguay. Il a également à l’esprit un autre contre-modèle autoritaire, c’est celui de la Terreur durant la Révolution française. Il voit dans Du contrat social de Jean-Jacques Rousseau la théorisation politique qui a servi de modèle aux montagnards. Il reproche en outre à ce dernier d’avoir exclu la question sociale de sa théorie politique.

Dans Idée générale, Proudhon effectue une critique de tous les régimes politiques qui ont été tentés : ni le suffrage universel, ni même le mandat impératif, ne trouvent grâce à ses yeux. Il s’agit de faire disparaître l’État qui est nécessairement une institution liberticide et de résorber le politique dans l’économique. Ce qui lui semble seul permettre de garantir les libertés de chacun, c’est le contrat. Mais non pas un contrat conclu comme pour Rousseau une fois pour toute. Il s’agit au contraire que pour toutes les activités économiques et sociales, les individus contractent les uns avec les autres. Proudhon espère ainsi de cette manière, dans un même mouvement, régler à la fois le problème de la tyrannie politique et la question sociale.

Le fédéralisme et le mutualisme

Néanmoins, en 1863, dans Du Principe fédératif, Proudhon revient sur cette question et produit une autre théorisation de l’organisation politique. En effet, il lui est apparu que le contractualisme généralisé, qu’il prônait auparavant, n’est en définitive guère différent de celui des partisans de la liberté économique.

Il s’agit alors non plus de résorber le politique dans l’économique, mais de proposer une forme d’organisation politique qui soit alternative à l’État. Celui-ci se caractérise par sa forme centralisée, hiérarchisée et organisée du haut vers le bas.

De nouveau, Proudhon s’appuie sur le contractualisme dans une version qui se veut alternative à la théorie de Jean-Jacques Rousseau. Au contrat unique que suppose le jacobinisme, Proudhon oppose une multiplicité de contrats. Mais cette fois, la liberté et l’autonomie que garantie le contrat est équilibré par la solidarité que suppose la fédération.

Néanmoins, la forme de fédéralisme que propose Proudhon se distingue de celles que nous connaissons. En termes juridiques, il s’agit d’une confédération c’est-à-dire d’une organisation dans laquelle l’échelon local a toujours plus de pouvoir que l’échelon supérieur. Mais l’élaboration proposée par Proudhon n’est pas achevée. En effet, le fédéralisme constitue une tentative de trouver un équilibre entre autonomie et solidarité, mais uniquement au niveau politique.

Dans un des ses derniers ouvrages, De la capacité politique des classes ouvrières, Proudhon fait du mutualisme le pendant économique du fédéralisme politique. Le mutualisme garantie sur le plan économique à la fois l’autonomie des unités de production et la solidarité entre les travailleurs.

Les élaborations anti-étatistes de Proudhon, qui s’inspirent elles-mêmes des pratiques du monde ouvrier en particulier en ce qui concerne le mutualisme, sont une référence pour un certain nombre d’acteurs militants du mouvement ouvrier : pour le courant mutuelliste de la Première Internationale, pour les collectivistes dont Bakounine est l’une des principales figures, pour le mouvement anarchiste dont on peut situer la naissance en tant que tel lors du congrès de Saint-Imier en 1872, pour les syndicalistes tels que Pelloutier et plus généralement les syndicalistes révolutionnaires.

L’ensemble de ces courants reprennent de Proudhon l’importance de s’organiser sous une forme fédéraliste dans laquelle l’autonomie des groupes de base et leur pouvoir de décision est garanti.

Critique de la division verticale du travail

Il existe une autre dimension de la critique proudhonienne qui a eu une influence sur celle de l’État par les anarchistes, mais que Proudhon ne développe pas néanmoins dans le cadre de ce sujet : c’est la question de la division du travail entre tâches de conceptions et d’exécutions. En effet, Proudhon effectue une critique de l’introduction des machines dans le procès de production car celles-ci conduisent à réduire l’ouvrier du statut d’artisan à celui d’un simple outil inintelligent.

Cette thématique prend un écho particulier dans l’entre deux-guerres, comme le souligne Simone Weil, philosophe et militante syndicaliste révolutionnaire. Dans un texte de 1933, elle met en avant l’importance que prennent, aussi bien dans la production capitaliste que dans l’organisation étatique, les rapports technocratiques.

Le système capitaliste ne se caractérise pas seulement par l’oppression de ceux qui détiennent les moyens de production, mais également par une division entre ceux qui dirigent la machine et ceux qui sont à son service. De même, l’État, que ce soit dans les sociétés capitalistes, en URSS ou dans les régimes totalitaires, se distingue par une domination bureaucratique exercée par ceux qui sont chargés des fonctions de coordination.

Cette thématique est reprise, dès l’après-guerre, et en particulier durant les années 1970, par un certain nombre de militants anarchistes ou anarcho-syndicalistes, tels que Louis Mercier-Vega à travers la critique de la techno-bureaucratie.

Irène (AL Paris Nord-Est)


[1] Pour le reprise de ce thème chez Bakounine, voir : « Royaume céleste et appareil d’État » dans Alternative libertaire de l’été 2011.

http://www.alternativelibertaire.org/?A ... stes-et-la



Alternative libertaire : Actualité d’un socialisme anti-étatique

Lors de son IIe congrès en avril 1993 à Montreuil, Alternative libertaire se penchait sur la question de l’anti-étatisme contemporain. A l’orée des années 1990, le PS puis le RPR déchaînaient l’offensive libérale contre les services publics et la Sécurité sociale, ces anomalies collectivistes incrustées dans la société marchande. AL opérait alors une mise à jour théorique. L’enjeu : distinguer dans le secteur public ce qui relevait du « service public » et de l’utilité sociale, et ce qui relevait du « service de l’État » et du maintien de l’ordre capitaliste. On notera l’emploi fréquent du mot « citoyen », tombé depuis en désuétude dans les milieux révolutionnaires, vu son dévoiement par le moralisme républicain.

Nous proposons aux révolutionnaires, aux autogestionnaires, de mener un combat anti-étatiste, tout simplement parce que le socialisme authentique c’est la démocratie, et que l’État, c’est l’antithèse de la démocratie. La démocratie c’est le pouvoir exercé par le peuple. Et l’État c’est le centralisme, le pouvoir exercé sur le peuple, du haut vers le bas.

Ou les mots n’ont pas de sens, ou le mot État désigne une machine pyramidale et hiérarchique, qui concentre le pouvoir au sommet, et qui se donne tous les moyens coercitifs et violents nécessaires pour que ce pouvoir centralisé s’impose aux dirigé-e-s. La révolution démocratique reste à faire. Elle substituera à l’organisation étatique du pouvoir un mode d’exercice réel de la souveraineté populaire. […]

Nous sommes porteurs d’un projet alternatif de démocratie autogestionnaire. À l’État, nous opposons la fédération. C’est-à-dire une forme alternative de centralisation/décentralisation, articulant la démocratie directe à une démocratie délégative, limitée et contrôlée, mise au service de la démocratie directe, les grandes décisions étant soumises au mandat impératif de la population.

Nous sommes anti-étatistes parce que l’État est toujours attaché à l’exploitation de classe, et qu’il est aujourd’hui capitaliste. L’État républicain siégeant au-dessus des classes est une fiction. L’État est le corps central du capitalisme, sa première fonction est de le gérer. […] Il est devenu lui-même une super entreprise capitaliste, produisant ou commanditant une part considérable des services et des biens, exploitant plusieurs millions de salariés, et générant à sa tête une classe technocratique et bureaucratique, solidaire de la bourgeoisie et de la technocratie du privé.

Exercer le pouvoir gouvernemental c’est gérer le capitalisme, c’est se fondre, qu’on le veuille ou non, dans la classe dirigeante. C’est pourquoi nous sommes radicalement opposés à toute politique de participation gouvernementale, à toute proposition d’y mener une « autre politique » cette fois-ci « vraiment à gauche ». Il n’y a pas d’espace à gauche au sommet de l’État ; on n’y a d’autre choix que de gérer. […]

La nature contradictoire de l’État moderne

[…] Tout en organisant le pouvoir de la classe dirigeante, l’État prétend assumer une fonction de solidarité sociale et de service public, et une fonction de coordination générale de la société et de cohésion de celle-ci qui est évidemment nécessaire à la population.

Le droit défend les intérêts des couches privilégiées, il impose un ordre social et moral nécessaire à l’exercice de leur domination. Mais contradictoirement il présente des aspects indéniables de défense des libertés individuelles et publiques, de protection des individus et des collectivités, de droits acquis par les couches sociales dominées. […]

La société capitaliste est traversée en permanence par cette contradiction, et l’État est placé au cœur de celle-ci. La tension vers la démocratie ainsi que la lutte des classes agissent depuis deux siècles contre les intérêts des classes dirigeantes […]. Les luttes pour la démocratie, pour le suffrage des femmes, les luttes du mouvement ouvrier, les luttes des populations issues de l’immigration ont imposé des élargissements des libertés, des acquis juridiques, politiques, sociaux. C’est pourquoi on ne peut pas parler de libertés « formelles », mais bien de libertés réelles, arrachées par les luttes ou sur la lancée des luttes, et au moins partiellement contradictoires avec l’étatisme et avec le capitalisme.

Les institutions sont le produit historique d’un compromis entre les classes dirigeantes et la population. Ce compromis est nécessaire au capitalisme : il lui assure un large consensus. Ce compromis est avantageux pour les classes dirigeantes : il enregistre un rapport de forces qui leur est par définition favorable dans cette société. Mais comme tout compromis, il contient des concessions faites aux dominés sous la pression de leurs luttes : des espaces d’expression et des formes juridiques et institutionnelles dont les logiques sont plus ou moins solidaires, égalitaires, démocratiques.

Or ce compromis traverse aujourd’hui une crise profonde. Les classes dirigeantes cherchent, à travers l’« anti-étatisme » des libéraux et des ultra-libéraux, une alternative où les concessions faites aux classes dominées seraient battues en brèche. L’alternative d’un nouvel anti-étatisme libertaire n’en est que plus nécessaire.

La crise de l’État

L’État moderne est en crise dans toutes les grandes métropoles. Cette crise institutionnelle se combine étroitement avec la crise sociale. Elle offre trois aspects : une crise de représentation, une crise de légitimité, et une crise structurelle attachée à l’internationalisation croissante du capitalisme.

1. Crise de représentation de l’État

Le fossé entre ce que les médias appellent « la classe politique » et les citoyens n’est plus contesté par personne. La délégation de pouvoir et la fonction de gestion du capitalisme ont conduit à une professionnalisation des responsables politiques et des élu-e-s qui fonctionnent en couche de technocrates politiques. Les citoyennes et les citoyens réduits au statut d’électeurs se désintéressent de la chose politique d’autant plus que leur avis ne sera pas entendu. Les politiciennes et les politiciens n’expriment ni leurs opinions ni leurs préoccupations. […] D’où la montée de l’abstention, et celle du vote protestataire.

L’extrême droite se nourrit de cette crise. Le Front national […] remet en question le parlementarisme tout en l’utilisant, et il préconise le recours au chef providentiel et à l’État fort. […].

Cette profonde crise de représentativité conforte notre critique du parlementarisme. Une brèche est ouverte dans le consensus. Mais le risque est grand de voir l’extrême droite marquer toujours plus de points, sur fond de démobilisation croissante, si une nouvelle pratique politique ne surgit pas, et à une échelle de masse, permettant aux citoyennes et aux citoyens se reconnaissant dans des valeurs de justice et d’égalité de repartir à la conquête du politique, et d’imposer leur représentation dans la société.

Comment les libertaires peuvent-ils contribuer à cette remobilisation politique ?

Les luttes sociales sont nécessaires, mais elles n’y suffiront pas, même si nous soulignons la dimension politique de ces luttes. Elles n’offrent pas à elles seules les moyens d’une représentation globale dans la société. La défense d’un projet de société libertaire ne peut pas plus convenir, à lui seul. Il peut inspirer des propositions. Mais sa réalisation est attachée à une rupture révolutionnaire, et celle-ci appelle une situation historique globalement différente de celle d’aujourd’hui.

C’est ici et maintenant que les libertaires doivent faire la preuve de la pertinence de leurs propositions.

C’est pourquoi il nous faut élaborer et proposer :
- un projet de représentation politique authentiquement démocratique ;
- une pratique de contre-pouvoir et de reconquête du politique par les citoyennes et les citoyens eux-mêmes ;
- la constitution d’une forme nouvelle de mouvement politico-social. C’est ce que nous nommons un mouvement large, anticapitaliste et autogestionnaire […].

2. Crise de légitimité de l’État

La crise de légitimité prolonge la crise de représentativité. […] L’État assure de plus en plus mal à toutes et tous les citoyens le minimum de solidarité sociale et de service public ; la valorisation des profits, pour se poursuivre dans ce contexte de crise, appelle des mesures ouvertement inégalitaires. La crise du modèle de régulation sociale, la mise en place d’une société à plusieurs vitesses, menacent le compromis, le consensus bâti autour des institutions. La crise économique et la crise sociale pèsent donc sur les contradictions inhérentes à la « démocratie » parlementaire et c’est tout le système qui perd sa légitimité.

Les explosions de violence dans les cités et les quartiers d’exclusion aux Etats-Unis et en Europe sont les signes précurseurs de mouvements permanents de colère.

Mais si le parlementarisme et finalement le capitalisme libéral et l’économie de marché perdent progressivement leur légitimité, il n’y aura pas pour autant, en face, la montée automatique, mécanique, d’un projet de transformation autogestionnaire. […]

C’est aujourd’hui, dans les conditions du moment, que les libertaires doivent participer à des mouvements et à des regroupements larges tentant d’apporter un espoir. […] Car l’objectif est bien, face à la crise de légitimité de l’État, que le projet d’autres formes institutionnelles et sociales deviennent légitimes aux yeux des travailleuses, des travailleurs, des jeunes, de la base de la société. Et pour cela, il faut des mobilisations politico-sociales de grande ampleur.

Anti-étatisme : ce qui a changé

Il n’est plus possible de défendre tel quel l’anti-étatisme porté par les courants anarcho-syndicalistes et syndicalistes révolutionnaires de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, parce que les conditions où leurs théories sont apparues ont été depuis bouleversées.

On pourrait distinguer trois versants de l’anti-étatisme ouvrier du début du XXe siècle :
- le refus de participer aux institutions, et le refus d’appuyer les forces politiques qui entendent y participer. […] ;
- le refus d’intervenir dans les débats publics autour des questions touchant les institutions. La question de l’État est reléguée au second plan pour deux raisons : « tout est joué », l’État ne répondant pas à d’autres fonctions que celles de défense des intérêts capitalistes, et les véritables leviers du pouvoir ne se trouvant pas dans les institutions mais dans la production ;
- d’où une stratégie de contre-pouvoir syndical, associatif, mutuelliste. Les travailleurs construisent les bases de leur propre société à l’intérieur de la société capitaliste ; les syndicats et les mutuelles sont destinés à reprendre en charge la société toute entière au moment de la révolution sociale.

Cette forme de l’anti-étatisme ouvrier est née à une époque où le prolétariat était physiquement très minoritaire dans la société, et volontairement marginalisé par un État qui répondait à ses revendications par la répression violente et la mitraille, dans une société où les formes de solidarité était prises en charge directement par les exploités .

Depuis, un siècle s’est écoulé, et les modifications de l’appareil d’État sont très importantes :
- la population active a été largement prolétarisée. Les ouvrières et les ouvriers, les employés, et les couches proches en constituent plus des deux tiers ;
- l’État moderne […] recouvre tout un ensemble de fonctions de solidarité et de service public qui en font un enjeu de lutte et qui rendent difficilement audible un projet de rejet intégral.

Dans la société contemporaine, un projet de reconquête de la société qui s’inscrirait principalement voire uniquement dans les entreprises et autour de la solidarité de classe construite à partir des entreprises ne répond plus aux attentes des travailleuses et des travailleurs. Parce qu’ils ne vivent plus le même type d’exclusion et de rnarginalisation, ils sont porteurs d’aspiration à la citoyenneté dans le monde du travail, et porteurs d’aspirations hors de celui-ci, dans l’espace de la cité. […]

Que faire de l’État ?

[…] À l’illusion d’une politique de changement de gauche du haut vers le bas depuis Matignon et la Chambre, nous opposons une logique de reconquête du bas vers le haut, depuis les communes et les régions, et depuis les luttes dans les entreprises et dans la jeunesse.

Mais, parce que l’État « démocratique » est traversé de contradictions profondes inhérentes à sa nature et qu’il est l’objet d’une crise grave, nous ne nous interdisons pas d’être porteurs de propositions alternatives. […] C’est-à-dire que nous cherchons à identifier et à distinguer, dans les activités recouvertes contradictoirement par l’État moderne, ce que le mouvement social combat, ou devrait combattre selon nous, de ce qui est la trace institutionnelle et sociale de ses luttes. […]

Ce nouvel anti-étatisme social nous conduit à :
- défendre la notion de service public, que nous opposons au développement des logiques commerciales, et aux privatisations ;
- avancer vers un projet alternatif de services publics d’utilité sociale.

Nous ne pouvons nous satisfaire d’une démarche défensive et conservatrice. Opposer, dans l’État, la fédération à l’État, c’est défendre une autre conception : des services publics entièrement tournés vers une logique d’utilité sociale, d’égalité, et de protection de l’environnement. Des services publics autogérés, en lien étroit avec les usagères et les usagers, dégagés de la tutelle des États, réorganisés autour de deux pôles : les régions, et l’Europe, et dotés des moyens suffisants pour pouvoir échapper aux contraintes du marché.

Alternative Libertaire, avril 1993

http://www.alternativelibertaire.org/?A ... ctualite-d
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Re: Anarchisme et État

Messagede altersocial » 29 Aoû 2015, 15:00

Une critique de l'Etat et du Droit par un marxiste. Très intéressante (par exemple "on" fétichise l'Etat - "ah mais mais mon bon monsieur on ne pourra jamais vivre sans Etat blablabla" etc.) Cela rejoint les anarchistes sur la nécessité de faire disparaître l'Etat corrélativement aux classes, et au capital etc. la nuance étant bien entendu sur la façon de le faire : immédiate pour les anars progressive pour les marxistes. Bien entendu l'auteur sera exécuté par le pouvoir stalinien non pas pour "anarchisme" mais pour "trotskisme" bah ouais en 1937 le trotskisme était en Union soviétique la première cause de mortalité de toute façon (hum...). A lire aussi à la fin de l'article la critique écrite par le libertaire-friendly marxiste Karl Korsch :

:arrow: La Théorie générale du droit et le marxisme
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Re: Anarchisme et État

Messagede Floran Palin » 01 Oct 2015, 15:20

C'est une question a mon avis plus ambivalente qu'elle n'y parait.
Pour m'être penché sur ni dieu ni maitre de Guérin depuis un peu plus d'un an, j'y ai trouvé pas mal de textes de Bakounine ou Proudhon, entre autres, qui parlent d'Etat en désignant le projet révolutionnaire, avec une définition totalement inverse de celle de l'Etat bourgeois. Bref, c'est plus une question de vocabulaire.
Là ou le débat devient a mon avis plus intéressant, c'est quand on aborde le fédéralisme libertaire et ses institutions, les communes fédérées, les régions fédérées, les pays fédérés, avec des instances fédérales, des conseils fédéraux, ou encore le projet de société syndicaliste révolutionnaire, avec des structures assez similaires, une administration, des mandatés élus, etc. Je prends notamment pour exemple les écrits de Pierre Bernard.
Quand j'ai eu l'occasion d'expliquer ces formes d'organisation sociale anarchiste à des trotskystes ou même des post-stal-eurocomunistes ou front de gauchistes, ils répondaient tous en gros que "administration + mandatés élus", c'était la définition d'un Etat, et qu'une assemblée fédérale, c'était pas très différent d'un conseil municipal, régional, ou d'un parlement...Juste que certaines choses changent parce que ce n'est plus bourgeois, mais ouvrier, donc plus démocratique.
Globalement, il y en avait plein qui étaient assez d'accord avec le reste : révocabilité, mandat impératif, limitation des mandats,... Là ou ça pêche parfois, c'est sur le centralisme autoritaire, et le pendant politique (séparé de la production). Sur le centralisme, c'est souvent une crainte que des fédé prennent des positions antisociales, là ou le centre garantirait le social. Et sur le pendant politique séparé, c'est plus l'effet de la déformation post keynésienne et républicaine, qui se traduit par un discours citoyen interclassiste et pro-PME... Bon, là, je schématise à l'extrême, car il y a aussi beaucoup de gros dogma purs trotsko ou purs stals ou républicains jacobins.
Mais si, personnellement, je pense que le terme Etat doit être mis a distance, car la révolution est aussi, en petite partie, révolution du langage, dissociation claire avec l'ordre ancien; Il me semble qu'il y a encore matière a débattre avec d'autres courants du mouvement ouvrier qui ne se déclarent pas explicitement libertaires, sur les formes concrètes d'une société émancipée de l'Etat capitaliste.
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Re: Anarchisme et État

Messagede bipbip » 26 Aoû 2017, 17:48

Abolition de l’Etat et Révolution sociale

Texte de Camillo Berneri militant communiste-libertaire italien (1936).

Abolition et extinction de l’État.

Tandis que nous, anarchistes, nous voulons l’abolition de l’État, par la révolution sociale et la constitution d’un nouvel ordre autonomiste et fédéral, les léninistes veulent la destruction de l’État bourgeois, et en outre la conquête de l’État par le « prolétariat ». L’État « prolétaire » - disent-ils - est un semi-État puisque l’État intégral est celui des bourgeois, détruit par la révolution sociale. Et même ce semi-État mourrait, selon les marxistes, de mort naturelle.
Cette théorie de l’extinction de l’État, qui est à la base du livre de Lénine L’État et la révolution a été puisée par lui chez Engels qui dit, dans La Science subversive de M. Eugène Dürhring :

« En transformant de plus en plus la grande majorité de la population en prolétaires, le mode de production capitaliste crée la puissance qui, sous peine de périr, est obligée d’accomplir ce bouleversement. En poussant de plus en plus à la transformation des grands moyens de production socialisés en propriété d’État, il montre lui-même la voie à suivre pour accomplir ce bouleversement. Le prolétariat s’empare du pouvoir d’État et transforme les moyens de production d’abord en propriété d’État. Mais par là, il se supprime lui-même en tant que prolétariat, il supprime toutes les différences de classe et oppositions de classes et également l’État en tant qu’État. La société antérieure, évoluant dans des oppositions de classes, avait besoin de l’État, c’est-à-dire, dans chaque cas, d’une organisation de la classe exploiteuse pour maintenir ses conditions de production extérieures, donc surtout pour maintenir par la force la classe exploitée dans les conditions d’oppression données par le mode de production existant (esclavage, servage, salariat). L’État était le représentant officiel de toute la société, sa synthèse en un corps visible, mais cela il ne l’était que dans la mesure où il était l’État de la classe qui, pour son temps, représentait elle-même toute la société : dans l’antiquité, État des citoyens propriétaires d’esclaves; au moyen âge, de la noblesse féodale; à notre époque, de la bourgeoisie. Quand il finit par devenir effectivement le représentant de toute la société, il se rend lui-même superflu. Dès qu’il n’y a plus de classe sociale à tenir dans l’oppression ; dès que, avec la domination de classe et la lutte pour l’existence individuelle motivée par l’anarchie antérieure de la production, sont éliminés également les collisions et les excès qui en résultent, il n’y a plus rien à réprimer qui rende nécessaire un pouvoir de répression, un État. Le premier acte dans lequel l’État apparaît réellement comme représentant de toute la société, - la prise de possession des moyens de production au nom de la société, - est en même temps son dernier acte propre en tant qu’État. L’intervention d’un pouvoir d’État dans des rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l’autre, et entre alors naturellement en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des opérations de production. L’État n’est pas « aboli », il s’éteint. Voilà qui permet de juger la phrase creuse sur l’ « État populaire libre », tant du point de vue de sa justification temporaire comme moyen d’agitation que du point de vue de son insuffisance définitive comme idée scientifique; de juger également la revendication de ceux qu’on appelle les anarchistes, d’après laquelle l’État doit être aboli du jour au lendemain. »

Entre l’État-Aujourd’hui et l’Anarchie-Demain il y aurait le semi-État. L’État qui meurt est « l’État en tant qu’État », c’est-à-dire l’État bourgeois. C’est dans ce sens qu’il faut prendre la phrase qui à première vue semble contredire la thèse de l’État socialiste. «Le premier acte dans lequel l’État apparaît réellement comme représentant de toute la société, - la prise de possession des moyens de production au nom de la société, - est en même temps son dernier acte propre en tant qu’État. » Prise à la lettre et détachée de son contexte, cette phrase signifierait la simultanéité temporelle de la socialisation économique et de l’extinction de l’État. Ainsi donc, prises tel quelle et en dehors de leur contexte, les phrases relatives au prolétariat se détruisant lui-même en tant que prolétariat dans l’acte de s’emparer de la puissance de l’État signifierait le non besoin de l’ « État prolétaire ». En réalité, Engels, sous l’influence du « style didactique », s’exprime de façon malheureuse. Entre l‘aujourd’hui bourgeois-étatique et le demain socialiste-anarchiste, Engels reconnaît une chaine de temps successifs, dans lesquels l’État et le prolétariat demeurent. Pour jeter de la lumière dans l’obscurité... dialectique, il y a l’allusion finale aux anarchistes qui veulent que « l’État doit être aboli du jour au lendemain. », c’est-à-dire qui n’admettent pas la période transitoire en ce qui concerne l’État, dont l’intervention, selon Engels, « devient superflue dans un domaine après l’autre », c’est-à-dire graduellement.

Il me semble que la position léniniste sur le problème de l’État coïncide exactement avec celle prise par Marx et Engels, quand on interprète l’esprit des écrits de ces derniers sans se laisser tromper par l’équivoque de certaines formules.
L’État est, dans la pensée politique marxiste-léniniste, l’instrument politique transitoire de la socialisation, transitoire vu l’essence même de l’État, qui est celle d’un organisme de domination d’une classe sur l’autre. L’État socialiste, en abolissant les classes, se suicide. Marx et Engels étaient des métaphysiciens auxquels il arrivait fréquemment de schématiser les processus historiques pour respecter leur système.
« Le prolétariat » qui s’empare de l’État, lui octroyant toute la propriété des moyens de production et se détruisant lui-même en tant que prolétariat et l’État « en tant qu’État », est une fantastique métaphysique, une hypostase (1) politique d’abstractions sociales.
Ce n’est pas le prolétariat russe qui s’est emparé de la puissance de l’État, mais bien le parti bolchévique qui n’a pas détruit du tout le prolétariat et qui a en revanche créé un capitalisme d’État, une nouvelle classe bourgeoise, un ensemble d’intérêts liés à l’État bolchévique, qui tendent à se conserver en conservant cet État.
L’extinction de l’État est plus que jamais lointaine en URSS, où l’interventionnisme étatique est toujours plus étendu et oppressif et où les classes, ne sont pas en disparition.
Le programme léniniste de 1917 comprenait ces points : suppression de la police et de l’armée permanentes, abolition de la bureaucratie professionnelle, élections à toutes les fonctions et charges publiques, révocabilité de tous les fonctionnaires, égalité des salaires bureaucratiques avec les salaires ouvriers, maximum de démocratie, concurrence pacifique des partis à l’intérieur des soviets, abrogation de la peine de mort. Pas un seul de ces points du programme n’a été réalisé.
Nous avons en URSS un gouvernement, une oligarchie dictatoriale. Le Comité Central (dix-neuf membres) domine le parti communiste russe, qui à son tour domine l’URSS. Tous ceux qui ne sont pas des « sujets » sont taxés de contre-révolutionnaires.La révolution bolchévique a engendré un gouvernement « saturnique » (2) qui déporte Riazanov, fondateur de l’institut Marx Engels, au moment où il prépare l’édition intégrale et originale du « Capital » ; qui condamne à mort Zinoviev, président de l’Internationale Communiste, Kamenev et beaucoup d’autres parmi les meilleurs propagateurs du léninisme ; qui exclut du Parti, exile, puis expulse de l’URSS un « duce » (3) comme Trotsky. Une révolution qui, en somme, s’acharne contre quatre-vingt pour cent des partisans du léninisme.
En 1920 Lénine faisait l’éloge de l’autocritique au sein du Parti Communiste et parlait des « erreurs » reconnues par le « parti » et non pas du droit du citoyen à dénoncer les erreurs, ou celles qui lui semblent telles, du parti au gouvernement. Quand Lénine était dictateur, quiconque dénonçait avec éclat les mêmes erreurs que Lénine lui-même reconnaissait rétrospectivement, risquait ou subissait l’ostracisme, la prison ou la mort. Le soviétisme bolchévique était une atroce plaisanterie même pour Lénine, qui vantait la puissance de démiurge du comité central du Parti Communiste russe sur toute l’URSS en disant : « Aucune question importante, soit d’ordre politique, soit relative à l’organisation, n’est décidée par une institution étatique de notre République, sans une instruction directrice émanant du comité central du Parti. »
Qui dit « État prolétaire » dit « capitalisme d’État » ; qui dit « dictature du prolétariat » dit « dictature du parti communiste » ; qui dit « gouvernement fort » dit « oligarchie tzariste des politiciens ».
Léninistes, trotskistes, bordighistes, centristes ne sont divisés que par des conceptions tactiques différentes. Tous les bolchéviques, à quelque courant ou fraction qu’ils appartiennent, sont des partisans de la dictature politique et du socialisme d’État. Tous sont unis par la formule : « dictature du prolétariat », formule équivoque qui correspond au « peuple souverain » du jacobinisme. Quel que soit le jacobinisme, il est destiné à faire dévier la révolution sociale. Et quand elle dévie, « l’ombre d’un Bonaparte » se profile.
Il faut être aveugle pour ne pas voir que le bonapartisme stalinien n’est que l’ombre horrible et vivante du système dictatorial léniniste.

Camillo Berneri (4)


(1) Hyposthase : en théologie le mot équivaut à « nuance », ainsi le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont trois hyposthases d’une même substance divine. Ici l’acte de la prise du pouvoir par le prolétariat est une hyposthase qui contient plusieurs processus magiques : destruction de l’État et destruction du prolétariat.

(2) « Saturnique », allusion au mythe de Saturne qui mange ses propres enfants (voir le tableau de Goya), le Parti a « dévoré » Trotsky, puis Staline, puis Khrouchtchev, etc.

(3) Berneri attribue à Trotsky le terme de « duce », le conducteur, le guide, comme Mussolini. En 1928, des camarades russes avaient fait une remarque similaire : « Trotski, Zinoviev, Kamenev et tutti quanti, une fois installés au pouvoir, n’auraient-ils pas appliqué la même politique despotique insensée contre ceux qui n’ont fait qu’ouvrir la bouche ? »

(4) Article paru dans le périodique en italien édité par la CNT à Barcelone « Guerra di Classe » n°3 du 24 octobre 1936, page 4 et signé C.B traduction « Noir et Rouge » [Frank Mintz] 12-1964. La traduction a été complétée, avec des notes, 11.12.2016.


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Re: Anarchisme et État

Messagede bipbip » 01 Mar 2018, 17:01

L'état est-il indispensable ?

Apéro/Débat à Montpellier vendredi 2 mars 2018
à 19h30, Le Barricade, 14 rue Aristide Olivier

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Re: Anarchisme et État

Messagede bipbip » 10 Mar 2019, 13:46

Il n’y a pas de gouvernement révolutionnaire

Pourquoi vous ne pouvez pas utiliser l’État pour abolir la société de classe.

« Emma Goldman le savait. Mikhail Bakounine a prévenu tout le monde à ce sujet un demi-siècle avant la révolution russe. Les ancien.ne.s combattant.e.s du Black Panther Party et de la Black Liberation Army Ashanti Alston et Kuwasi Balagoon ont tiré la même conclusion. Le gouvernement révolutionnaire n’existe pas. Vous ne pouvez pas utiliser les instruments du gouvernement pour abolir l’oppression.

Depuis le milieu du XIXe siècle, les anarchistes ont affirmé.e.s que la clé de la libération ne consistait pas à s’emparer de l’État, mais bien à l’abolir. Pourtant, de Paris à Saint-Petersbourg, de Barcelone à Beijing, les générations de révolutionnaires les unes après les autre ont dû apprendre cette leçon à la dure. Changer les politicien.ne.s au pouvoir change peu. Ce qui compte, ce sont les instruments du pouvoir – la police, l’armée, les tribunaux, le système pénitentiaire, la bureaucratie. Que ce soit un roi/une reine, un.e dicta.teur.trice ou un congrès qui dirige ces instruments, l’expérience des gouverné.e.s reste à peu près la même.

Cela explique pourquoi l’issue de la révolution égyptienne de 2011-2013 ressemble à celle de la révolution russe de 1917-1921, qui ressemble à celle de la révolution française de 1848-1851. Dans chaque cas, dès que les personnes qui ont fait la révolution ont cessé de tenter de réaliser d’une manière directe le changement social et ont tourné.e.s leurs espoirs vers des représentant.e.s politiques, le pouvoir s’est consolidé entre les mains d’une nouvelle autocratie. Que les nouv.eaux.elles tyran.ne.s soient issus de l’armée, de l’aristocratie ou de la classe ouvrière, qu’ils aient promis de rétablir l’ordre ou de personnifier le pouvoir du prolétariat, le résultat final était à peu près le même.

Le gouvernement en lui-même est une relation de classe.
On ne peut pas abolir la société de classes sans abolir l’asymétrie entre souverain.e et gouverné.e. L’économie n’est que l’un des nombreux domaines dans lesquels des différence de pouvoir codifiés sont imposés au moyen de constructions sociales; la politique en est un autre. La propriété privée du capital est à l’économie ce que le pouvoir d’État est à la politique.

Marx et Lénine ont créé une confusion énorme en promettant que l’État pourrait être utilisé pour abolir la société de classes, pour après disparaître on ne sait comment . En d’autres termes, «les travailleur.euse.s» – c’est-à-dire un parti qui déclare les représenter, tout comme tout les autre partis au pouvoir l’ont fait – pourraient retenir les services de police, l’armée, les tribunaux, le système pénitentiaire, la bureaucratie, et tous les autres instruments de l’État, mais ceux-ci commenceraient magiquement à produire l’égalité plutôt que l’inégalité. Cela pose la question: qu’est ce que l’état ? Il s’agit avant tout de la concentration de la légitimité politique dans des institutions spécifiques, par opposition aux peuples qu’elles dirigent. Telle est la définition même de l’inégalité, dans la mesure où elle privilégie ceux qui détiennent le pouvoir par le biais de ces institutions sur tou.te.s les autres. Alors même que les marxistes et les léninistes ont réussi.e.s à s’emparer du pouvoir au cours de dizaines de révolutions, aucune d’entre elles n’a réussi à abolir la société de classes. Au lieu de disparaître, l’État n’en est devenu que plus puissant et envahissant. Comme il est dit dans la Circulaire de Sonvilier : “Comment pouvons-nous espérer qu’une société égalitaire et libre émerge d’une organisation autoritaire ?”

Lorsque les révolutionnaires tentent de réparer les inégalités de classe créées par la propriété privée du capital en donnant un contrôle total du capital à l’État, la classe détentrice du pouvoir politique devient tout simplement la nouvelle classe capitaliste. Le mot pour décrire cela est capitalisme d’État. Partout où vous voyez une représentation politique et une gestion bureaucratique, vous trouverez une société de classe. La seule véritable solution aux inégalités économiques et politiques consiste à supprimer les mécanismes qui créent des différences de pouvoir, non pas en utilisant des structures étatiques, mais en organisant des réseaux horizontaux d’autodétermination et de défense collective rendant impossible l’application des privilèges de l’État ou de toute élite économique ou politique. C’est le contraire de la prise de pouvoir.

Les gouvernements de toutes sortes s’opposent à ce projet. La première condition pour que tout gouvernement détienne le pouvoir est de parvenir à avoir le monopole la force coercitive. En luttant pour obtenir ce monopole, les despotismes fascistes, les dictatures communistes et les démocraties libérales se ressemblent. Et pour y parvenir, même le parti à l’apparence la plus radical finit généralement par s’entendre avec les autres ac.teur-trice.s du pouvoir. Cela explique pourquoi les bolcheviks ont employé des officiers tsaristes et des méthodes de contre-insurrection; cela explique pourquoi ils ont maintes fois pris le parti de la petite bourgeoisie contre les anarchistes, d’abord en Russie, puis en Espagne et ailleurs. L’histoire dément le vieil alibi selon lequel la répression bolchevique était nécessaire pour abolir le capitalisme. Le problème avec le bolchevisme n’était pas qu’il utilisait une force brutale pour pousser un agenda révolutionnaire, mais bien qu’il utilisait une force brutale pour l’écraser .

Ce n’est pas très populaire de reconnaître cela aujourd’hui, alors que le drapeau de l’Union soviétique est devenu un écran sombre et en retrait sur lequel les gens peuvent projeter ce qu’ils veulent. Une génération qui a grandi après la chute de l’Union soviétique a renoué avec le rêve selon lequel l’État pourrait résoudre tous nos problèmes si les bonnes personnes étaient aux commandes. Les apologistes de Lénine et de Staline ont exactement les mêmes excuses que celles des défenseur.euse.s du capitalisme, en soulignant les avantages dont bénéficient les consomma.teurs-trices sous leur règne ou en affirmant que les millions de gens qu’ils ont exploités, emprisonnés et tués ont fait réussir la révolution.

En tout état de cause, un retour au socialisme d’État du XXe siècle est impossible. Comme le dit la vieille blague du bloc de l’Est, le socialisme est la douloureuse transition entre capitalisme et capitalisme. De ce point de vue, nous pouvons voir que l’ascension temporaire du socialisme au 20ème siècle n’était pas l’aboutissement de l’histoire mondiale prédite par Marx, mais bien une étape dans la propagation et le développement du capitalisme. Le «socialisme réel» a servi à industrialiser les économies post-féodales pour le marché mondial; il a stabilisé les travailleur.euse.s inquiet.e.s pendant cette transition, à l’instar du compromis fordiste conclu en Occident. Le socialisme d’État et le fordisme étaient tous deux l’expression d’une trêve temporaire entre le travail et le capital que la mondialisation néolibérale a rendue impossible.

Aujourd’hui, le capitalisme sans entrave du libre marché est sur le point d’engloutir les dernières îles de stabilité sociale-démocrate, y compris la Suède et la France (NdT : C’est un texte provenant des Etats-Unis, ne l’oublions pas). Partout où les partis de gauche ont pris le pouvoir avec la promesse de réformer le capitalisme, ils ont finalement été contraints d’appliquer un programme néolibéral comprenant des mesures d’austérité et de répression. En conséquence, leur ascension au pouvoir a épuisé les mouvements de base du moment, tout en permettant aux réactionnaires de droite de se faire passer pour des rebelles afin de tirer parti des inquiétudes populaires. Cette histoire s’est répétée au Brésil avec le Parti des travailleurs , en Grèce avec Syriza , au Nicaragua avec l’ administration Ortega .

Le seul autre modèle de gouvernement «révolutionnaire» est le capitalisme d’État à visage découvert représenté par la Chine, dans laquelle les élites accumulent des richesses au détriment des travailleur.euse.s, tout aussi effrontément qu’aux États-Unis. Comme l’URSS avant elle, la Chine confirme que l’administration publique de l’économie n’est pas un pas vers l’égalitarisme.

L’avenir sera peut être marqué par la misère néolibérale, par des enclaves nationalistes, par des économies totalitaires ou par l’abolition anarchiste de la propriété privé – il inclura probablement tout cela – mais il sera de plus en plus difficile de préserver l’illusion qu’un quelconque gouvernement puisse résoudre les problèmes du capitalisme pour tou.te.s sauf pour quelques privilégié.e.s. Les fascistes et les autres nationalistes souhaitent ardemment tirer parti de cette désillusion pour promouvoir leurs propres labels de socialisme excluant; nous ne devrions pas leur faciliter la tâche en légitimant l’idée que l’État pourrait servir les travailleur.euse.s si seulement il était correctement administré.

Certain.e.s ont fait valoir que nous devrions suspendre les conflits avec les partisan.e.s du communisme autoritaire afin de nous concentrer sur des menaces plus immédiates, telles que le fascisme. Pourtant, la peur généralisée du totalitarisme de gauche a donné aux recruteurs fascistes leurs principaux sujets de discussion. Dans la course aux cœurs et aux esprits de celle-ux qui n’ont pas encore choisi de camp, cela ne pourrait que contribuer à distinguer nos propositions de changement social de celles avancées par les stalinien.e.s et autres autoritaire.

Dans les luttes populaires contre le capitalisme, la violence d’État et le fascisme, nous devrions accorder un poids égal à la lutte entre différentes visions de l’avenir. Ne pas le faire, c’est présumer à l’avance que nous serons vaincus avant qu’une de ces visions puisse porter ses fruits. Anarchistes, mencheviks, socialistes-révolutionnaires et autres ont appris à leurs dépens, après 1917, que ne pas se préparer à la victoire peut être encore plus désastreux que ne pas se préparer à la défaite.

La bonne nouvelle est que les mouvements révolutionnaires ne doivent pas nécessairement finir comme la révolution russe. Il y a une autre voie.

Plutôt que de rechercher le pouvoir de l’État, nous pouvons ouvrir des espaces d’autonomie, en retirant toute légitimité à l’État et en développant la capacité de répondre directement à nos besoins. Au lieu de dictatures et d’armées, nous pouvons créer des réseaux rhizomatiques mondiaux pour nous défendre mutuellement contre quiconque voudrait exercer un pouvoir sur nous. Plutôt que de faire appel à de nouv.eaux-elles représentant.e.s pour résoudre nos problèmes, nous pouvons créer des associations basées sur la coopération volontaire et l’entraide. À la place des économies gérées par l’État, nous pouvons établir de nouveaux communs sur une base horizontale. C’est l’alternative anarchiste qui aurait pu réussir en Espagne dans les années 1930 si elle n’avait pas été piétinée par Franco d’une part et Staline de l’autre. Du Chiapas et de la Kabylie à Athènes et au Rojava , tous les mouvements et soulèvements inspirants des trois dernières décennies ont incorporé des éléments du modèle anarchiste.

Les partisans des solutions étatiques prétendent qu’ils sont plus efficaces, mais la question est de savoir en quoi sont-ils plus efficaces ? Il n’y a pas de raccourci vers la libération; elle ne peut pas être imposé d’en haut. Si nous voulons créer une véritable égalité, nous devons nous organiser de manière à refléter cela, en décentralisant le pouvoir et en rejetant toutes formes de hiérarchie. En construisant des projets locaux capables de répondre aux besoins immédiats par l’action directe et la solidarité, en les reliant à l’échelle mondiale, nous pouvons avancer sur la voie menant à un monde dans lequel personne ne peut gouverner qui que ce soit. Le type de révolution que nous souhaitons ne peut se produire du jour au lendemain; c’est un processus continue de destruction de toutes les concentrations de pouvoir, de la sphère domestique à la Maison Blanche.

À mesure que les crises de notre époque s’intensifient, de nouvelles luttes révolutionnaires vont forcément éclater. L’anarchisme est la seule proposition de changement révolutionnaire qui ne se soit pas ternie dans un océan de sang. C’est à nous de la mettre au jour pour le nouveau millénaire, de peur que nous ne soyons tou.te.s condamnés à répéter le passé. »


Traduction d’un texte de Crimethinc.


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