Simone, Louise, Olympe et les autres : la grande histoire des féministes (Documentaire 2018)
La grande histoire des féministes - 01 - Les Pionnières (1789-1918)
La grande histoire des féministes - 02 - Ne me libère pas, je m'en charge ! (1918-1981)
Emma Goldman la décrivait en 1911 comme une pionnière du progrès humain et une championne des déshérités. L’Anglaise Mary Wollstonecraft (1759-1797) a été un peu oubliée, notamment de ce côté-ci de la Manche. Elle aura pourtant été l’une des premières à penser le sort des femmes en termes politiques. Portant dans sa vie même une volonté remarquable de renverser les vieux obstacles, elle fut une figure centrale du féminisme, mais aussi du mouvement radical britannique. L’historien marxiste Edward P. Thompson a montré son rôle déterminant dans la cristallisation d’une première conscience de classe ouvrière en Angleterre.
Les « radicaux » regroupaient depuis les années 1760 des réformistes de la classe moyenne. À partir de 1789, les revendications démocratiques, l’influence du courant jacobin, la volonté de rejeter l’ordre de l’oligarchie aristocratique et marchande vont donner au mouvement une autre ampleur. Deux théoriciens contribuent à cet éveil : Thomas Paine, adepte enthousiaste des principes de la révolution américaine et de la Révolution française, dont Les Droits de l’homme (1791) sont vite érigés en bible du radicalisme démocratique, exerçant une énorme influence sur le monde du travail ; et William Godwin, pasteur ayant quitté l’Église, premier représentant de la pensée socialiste, qui prône dans son Enquête sur la justice politique (1793) une doctrine à la fois anarchiste et optimiste fondée sur la perfectibilité indéfinie de l’homme et de la société (1). Au cours des années 1790 se déchaîne la « guerre des pamphlets » ; elle oppose notamment Paine et Edmund Burke, dont les Réflexions sur la révolution de France exercent une influence considérable en Angleterre, et contribuent à retourner l’opinion publique et la bourgeoisie progressiste contre la Révolution et les « jacobins » anglais. Mary Wollstonecraft sera une actrice essentielle de ce débat.
Ses débuts dans la vie avaient pourtant été beaucoup plus classiques. Née dans la bourgeoisie commerçante et industrielle (l’un de ses grands-pères était marchand de vin, l’autre propriétaire d’une petite soierie), elle connaît l’étroitesse du champ des possibles féminins — sa réduction, même, à une époque où la fabrication industrielle des biens de consommation courante et l’émulation bourgeoise en matière de courtoisie aristocratique tendent à transformer les femmes en « anges du foyer » prévictoriens. Elle a subi directement les conséquences de ce grand enfermement. Elle a été témoin de l’autorité abusive d’un père despotique et de l’apathie d’une mère soumise à son époux, dont elle dressera un portrait à charge dans son premier roman (2). Ses sœurs et elle ont reçu une éducation très superficielle dans une petite école du Yorkshire, alors que leur frère aîné poursuivait des études de droit ; plus tard, à la suite d’un revers de fortune familial, elles ont dû exercer des emplois de gouvernante ou de dame de compagnie, mal rémunérés et humiliants. En 1784, elles ouvrent avec une amie proche, Fanny Blood, une école pour filles, mais doivent la fermer deux ans plus tard à cause de difficultés financières.
L’enseignement inspire à Mary Wollstonecraft un premier ouvrage, Pensées sur l’éducation des filles (1787), qui fait de celle-ci l’instrument privilégié d’une amélioration de la « situation infortunée des femmes » (3). L’origine du mal et son remède restent donc circonscrits à la sphère domestique, et le traité prisonnier d’un certain moralisme bourgeois : Wollstonecraft met en garde les mères contre l’influence corruptrice des nourrices ignares et des valets voleurs. C’est cependant le point de départ d’une première politisation de sa pensée. Car l’école se trouve à deux pas de la chapelle où prêche Richard Price. Ce pasteur et théologien s’est rendu célèbre en 1789 par un sermon à la gloire des révolutions américaine et française, qui a provoqué l’ire de Burke et l’écriture de son pamphlet.
Wollstonecraft commence alors à fréquenter les cercles de protestants non conformistes, ces dissenters qui n’ont le droit, en pays anglican, ni d’étudier à l’université ni d’occuper des fonctions officielles. Ces dissidents sont très présents dans les clubs politiques et les sociétés savantes où germent projets de réforme parlementaire et inventions scientifiques, noyau dur du mouvement radical prérévolutionnaire, du soutien à l’indépendance américaine et de la campagne abolitionniste. Elle y rencontre Joseph Johnson, figure-clé du radicalisme londonien et éditeur de Paine, qui l’encourage ; il accepte de publier ses Pensées, puis son premier roman. Il lui commande traductions et recensions pour la revue qu’il édite. Les dissenters sont ainsi le moyen d’une double émancipation, politique et économique : Wollstonecraft rencontre le radicalisme en même temps qu’elle accède à l’indépendance financière grâce à ses écrits.
Mais c’est la Révolution française qui induit chez elle le tournant le plus significatif. Elle écrit, avant Paine, une Défense des droits de l’homme (1790) qui fait d’elle une intellectuelle reconnue, bien établie dans les milieux radicaux (et masculins) de la métropole. À la table de Johnson, elle croise le fer avec Paine, avec les romanciers Mary Hays et Thomas Holcroft, ainsi qu’avec William Godwin, qui énonce une critique protoanarchiste de toute forme de gouvernement. Godwin deviendra son amant, puis son époux. Il rappelle dans la biographie qu’il lui consacre sa ténacité et son talent argumentatif, y compris sa capacité à accaparer la conversation sans laisser dire un mot à son interlocuteur ; ce fut le cas avec Paine au cours du dîner où Godwin la rencontra pour la première fois. Un peu plus tard, en 1792, elle écrit sa Défense des droits des femmes (4).
La Révolution conduit Wollstonecraft à appliquer la critique radicale du despotisme à l’expérience féminine. Elle peut alors condamner la condition « dégradée » des femmes comme le résultat non plus d’une mauvaise éducation, mais d’une oppression systématique, d’un esclavage organisé par la tyrannie masculine. Mais il y a plus, entre les deux Défenses, qu’un simple transfert. Sa critique répétée, dans la première, du « voile » jeté par le faste royal et aristocratique sur la nudité de l’oppression du peuple (dont Burke préconise le maintien) la rend particulièrement sensible à la dimension idéologique de la domination. Même si elle ne parle pas d’« idéologie », c’est bien une critique de celle de la féminité, et de son rôle dans la perpétuation de l’avilissement et de l’asservissement des femmes, qu’elle développe dans la seconde Défense. Elle en traque méthodiquement la présence et les implications : dans les manuels de bonne conduite (conduct books) qui enseignent aux jeunes filles à être belles et à se taire ; dans l’Émile de Jean-Jacques Rousseau ; dans les romans sentimentaux à la mode ou dans la galanterie masculine, que les femmes ont bien tort de priser (5).
Wollstonecraft propose ainsi une théorie de la construction des « caractères sexués » qui anticipe le féminisme des années 1960 et les études de genre. Le caractère socialement composite du mouvement radical va la mettre au contact d’idées qui poussent le libéralisme aux confins du socialisme : État-providence redistributeur esquissé par Paine ; défense du droit du travailleur à une part des profits engendrés par son travail, promue par John Thelwall ; protocommunisme agrarien de Thomas Spence, qui milite pour l’abolition de la propriété privée de la terre (6). Son roman posthume — et inachevé — Maria ou le Malheur d’être femme s’en fera l’écho. Sans le pathos que le roman sentimental réserve aux gens du peuple, il décrit avec crudité la dureté du travail féminin. Sa fin devait célébrer l’amitié et l’entraide de « différentes catégories de femmes (7) ».
Dans les années 1970, les féministes de la seconde vague seront souvent peu tendres avec Mary Wollstonecraft. Elles épingleront le libéralisme bourgeois qui la rend aveugle aux différences de classe, ainsi que le puritanisme qui la fait fustiger les femmes dans les termes misogynes qu’elle condamne, mais aussi réprimer toute féminité et sensualité : l’esprit, pour elle, n’a pas de sexe. De fait, elle se contente de revendiquer l’ouverture de la carrière libérale aux talents féminins et de rêver au jour où les femmes deviendront députées, sans même réclamer pour elles le droit de vote, que seul Thomas Spence défend au même moment. L’impossibilité d’écrire le désir féminin, à une époque où le seul fait d’être auteure est déjà bien immoral, se traduit dans son œuvre par des disjonctions stylistiques frappantes : la philosophie asexuée cède la place à des envolées sentimentales qui la font tomber dans les travers féminins qu’elle dénonce. Mais quand, dans le Paris révolutionnaire où elle se rend seule, elle entame une liaison mouvementée avec un aventurier américain (dont elle a une première fille), quand elle est la maîtresse de Godwin (qui voit dans le mariage un « odieux monopole », mais qui l’épousera après une grossesse imprévue), quand tous deux choisissent la non-cohabitation (chacun jugeant le métier d’écrivain peu compatible avec la vie conjugale), quand elle vit, plus jeune, une amitié passionnée avec Fanny Blood (où certains voient une relation lesbienne (8)), elle revendique et pratique bien une forme de liberté sexuelle qui lui attirera les foudres de la presse conservatrice, mais aussi de certains radicaux.
Après sa mort, à 38 ans, à la naissance de sa seconde fille, la dissémination de ses idées sera lente, freinée par la virulence de la presse conservatrice à son encontre, par l’effondrement du mouvement radical sous les coups du gouvernement conservateur de William Pitt le Jeune et par la misogynie persistante du radicalisme masculin. La constitution d’un mouvement féministe en Angleterre ne se développera véritablement qu’un siècle plus tard, privant en même temps le socialisme émergent d’une pensée spécifique sur l’oppression des femmes et le travail féminin (sauf peut-être dans la philosophie de Robert Owen (9), vite congédiée pour utopisme).
En un sens, le legs le plus direct de Wollstonecraft aura peut-être été sa seconde fille, Mary. Celle-ci reproduit à la génération suivante l’audace à la fois intellectuelle et sexuelle de sa mère, en s’enfuyant à 16 ans avec le jeune poète Percy Bysshe Shelley, marié et père de famille, et en publiant à 20 ans Frankenstein, l’un des grands romans de la modernité. Un livre qui se mêle ouvertement de science et de philosophie — un peu moins directement de politique —, et que la postérité, cette fois, n’a pas oublié.
Marion Leclair
Doctorante en littérature anglaise à l’université Paris-III.
(1) Précision du 28 février 2018 : Godwin est individualiste ; hostile à toute forme de production et de répartition collective des richesses (et d’action politique organisée), il estime que leur redistribution, si redistribution il y a, doit se faire de façon purement individuelle et spontanée ; et il est un des premiers grands théoriciens de la critique de l’État. Il est plus évidemment anarchiste qu’il n’est socialiste.
(2) « Mary. Invention », dans Mary Wollstonecraft. Aux origines du féminisme politique et social en Angleterre, textes réunis et présentés par Nathalie Zimpfer, ENS Éditions, Lyon, 2015.
(3) « Pensées sur l’éducation des filles », dans Mary Wollstonecraft, op. cit.
(4) Mary Wollstonecraft, « Défense des droits des femmes », dans Œuvres, édition d’Isabelle Bour, Classiques Garnier, Paris, 2016.
(5) Barbara Taylor, Mary Wollstonecraft and the Feminist Imagination, Cambridge University Press, New York, 2003. Pour une biographie, cf. Janet Todd, Mary Wollstonecraft : A Revolutionary Life, Weidenfeld & Nicolson, Londres, 2000.
(6) Gregory Claeys, The French Revolution Debate in Britain : The Origins of Modern Politics, Palgrave Macmillan, Basingstoke (Royaume-Uni), 2007.
(7) Mary Wollstonecraft, « Maria ou le Malheur d’être femme », dans Œuvres, op. cit.
(8) Claudia L. Johnson, Equivocal Beings, University of Chicago Press, coll. « Women in culture and society », 1995.
(9) Barbara Taylor, Eve and the New Jerusalem : Socialism and Feminism in the Nineteenth Century, Virago Press, Londres, 2016 (1re éd. : 1983).
Les ouvrières des filatures de coton de la région de Manchester ont mené des luttes importantes pour l’égalité sociale et politique. C’est cette histoire que les auteures, deux féministes britanniques, ont eu à cœur d’écrire, sur la base de témoignages et d’enquêtes approfondies. L’ouvrage décrit dans le détail les épouvantables conditions de vie et de travail de ces femmes, les horaires interminables, etc. Sans oublier les tâches ménagères et l’éducation des enfants. C’est ce que reflète le titre anglais du livre : One Hand Tied Behind Us (« Une main attachée dans le dos »).
Droits politiques, économiques et sociaux
Nombre d’entre elles sont impliquées dans les syndicats, et militent au Parti travailliste. Leurs revendications ? Salaire égal à celui des hommes, droit à l’éducation pour les filles et droit au divorce pour les épouses, le contrôle des naissances, l’émancipation des travailleurs et le socialisme. Elles pensent que le droit de vote leur permettra de mieux défendre ces aspirations. En cela, elles se distinguent des « féministes bourgeoises » qui ne voient dans le droit de vote qu’un moyen de protéger leurs fortunes.
Ces suffragistes vont aller, souvent à vélo, convaincre les ouvrières. Le 1er mai 1900 elle font signer à des dizaines de milliers d’entre elles une pétition exigeant le droit de vote. Elles se heurteront à l’intransigeance et au mépris des dirigeants syndicaux et des Travaillistes. Devant ces refus à répétition, une partie des suffragistes radicales décident de se lancer dans des actions directes. On les connaîtra sous le nom de « suffragettes », dirigées par la famille Pankhurst qui appartient à la classe moyenne.
Les militantes ouvrières resteront à l’écart de ces actions tout en étant solidaires. Et durant la guerre de 1914 elles seront antimilitaristes et pacifistes. Rappelons que le droit de vote d’une partie des femmes fut acquis en Angleterre dès 1918 !
Régine Vinon
Petite histoire du féminisme
« Une petite histoire du féminisme » est un texte d’abord écrit pour mettre à niveau en théories féministes une assemblée de personnes souhaitant étudier l’art avec un point de vue féministe dans la lignée des « Gender Studies ».
Par ailleurs plusieurs personnes ont exprimé la nécessité de faire connaître les courants et l’histoire du féminisme pour tous les néophytes. Qu’on ne s’y trompe pas, ça ne rend pas l’auteure spécialiste de la question, c’est un travail collectif de recherches et de discussions qui a permis d’élaborer ce texte. Ce n’est pas non plus un travail qui se veut exhaustif ou objectif, il comporte un point de vue même si l’on a cherché à s’en éloigner. Il ne faut pas oublier le contexte de la rédactrice, qui est blanche, française, bourgeoise, et avec des influences féministes matérialistes radicales.
Prémisses de féminismes :
Peut-être pourrait-on faire débuter les premières réflexions sur le féminin et le masculin par Sappho. Sappho était une poétesse grecque qui vivait sur l’île de Lesbos, v -625 -580 BC. Ses poèmes amoureux connaissent depuis l’antiquité un grand succès. Avec un monde sans homme sur une île autonome, elle annonce déjà des revendications face à la place des femmes dans la Grèce archaïque. De là viennent les adjectifs lesbienne, saphique.
Dès le XVe siècle, après Christine de Pizan (1364-1430), poétesse et philosophe, quelques femmes et hommes écrivent pour « défendre » le sexe féminin et imaginer l’égalité des sexes. Christine de Pizan est considérée comme la première femme de lettres française ayant vécu de ses écrits.
De la Révolution française à la IIIe République.
Les femmes çà et là expriment une volonté collective où la prise de conscience de leurs problèmes spécifiques va de pair avec leur désir d’appartenir, comme les hommes, à une nouvelle société politique. On voit apparaître les cahiers de doléances, des pétitions, des clubs politiques et la déclaration des droits de la femme d’Olympe de Gouges.
Olympe de Gouges (1748-1793), aristocrate française, est la première à poser dans la déclaration des droits de la femme l’égalité des hommes et des femmes. « Postambule : Ô femmes ! Femmes, quand cesserez vous d’être aveugles ? Quels sont les avantages que vous avez recueillis dans la révolution ? Un mépris plus marqué, un dédain plus signalé. (…) Craignez vous que nos législateurs français (…) ne vous répètent : femmes qu’y a-t-il de plus commun entre vous et nous ? Tout, vous auriez à répondre. » Elle est guillotinée en 1793 pour s’être opposée à la montée en puissance des Montagnards.
Thérésa Cabarus (1773-1835), militante girondine, sera aussi connue pour ses pensées « féministes ». En l’église Notre-Dame de Bordeaux, transformée alors en temple de la raison, elle fait lire en 1793 ses essais sur l’éducation des femmes. C’est un exemple local dont le retentissement idéologique n’est pas comparable à Olympe de Gouges.
C’est à partir de 1830 que les femmes vont se constituer comme un groupe de sujets politiques avec l’émergence des mouvements utopistes (saint-simoniens et fouriéristes). Elles dénoncent leur asservissement séculaire, réclamant un affranchissement et une émancipation. En 1848 pendant la brève révolution apparaît La voix des femmes, premier quotidien féministe.
Louise Michel (1830-1905), militante anarchiste et institutrice française est une figure primordiale de cette période de désordres. Outre son militantisme « socialiste » (elle arbore le drapeau noir et rédige dans Le cri du peuple), elle est secrétaire de la « Société démocratique de moralisation », dont le but est d’aider les femmes à vivre par le travail. En 1870, elle est élue présidente du Comité de vigilance des citoyennes du XVIIIe arrondissement. Elle adhère au groupe « le droit des femmes ».
Flora Tristan (1803-1844), aimait se désigner comme une « aristocrate déchue, femme socialiste et ouvrière féministe ». Son ouvrage L’émancipation de la Femme ou le Testament de la Paria est publié de manière posthume. « L’affranchissement des travailleurs sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes. L’homme le plus opprimé peut opprimer un être qui est sa femme. Elle est le prolétaire du prolétaire même ». C’est une figure plus importante du point de vue régional de Bordeaux que d’une construction du féminisme international.
Les révolutions de 1789, 1830, 1848 permettent l’expression de l’exigence féministe, mais y opposent le refus de ses conséquences réelles. A chaque fois on ferme les clubs de femmes, on discrédite leurs actions politiques, les inégalités sexistes sont affirmées.
L’histoire du féminisme ne s’arrête pas entre les périodes, on peut cependant noter des pics d’avancées féministes. Ainsi on parle communément de trois vagues féministes.
Première vague :
Le mouvement le plus connu de la première vague est celui des suffragettes, qui recherchent les mêmes droits civiques que les hommes sur le principe du suffrage universel. Néanmoins, il est simpliste de réduire la première vague féministe aux suffragettes : le féminisme de l’entre-deux-guerres est multiple, comme nous allons le voir.
Le mouvement des suffragettes constitue déjà un féminisme violent, dont les militantes vont jusqu’à molester certains parlementaires. En 1908 une répression s’organise contre elles. En 1913, Emily Davidson, militante féministe britannique, est brutalement tuée, ce qui fait changer l’opinion anglaise en faveur des féministes. En 1918 les femmes anglaises obtiennent le droit de vote. Pour la première fois, les problématiques du féminisme investissent le débat public.
Mis à part les suffragettes tournons-nous vers deux personnalités marquantes du féminisme de cette époque.
Celle d’Emma Goldman (1869-1940), anarchiste d’origine russe émigrée au États-Unis, qui milite pour l’égalité des sexes, la libre disposition de son corps, le contrôle des naissances, l’homosexualité, l’antimilitarisme, les luttes ouvrières et syndicales, la défense des chômeurs, et ce sans hiérarchie entre les luttes. Elle considère le droit de vote comme réformiste et critique les suffragistes.ettes. Elle insiste déjà sur l’importance de la mère dans la reproduction des rôles sociaux de la société patriarcale.
La personnalité de Madeleine Pelletier (1874-1939) est particulièrement intéressante. Activiste anarchiste dès 1906, c’est une féministe radicale, première femme médecin diplômée en psychiatrie en France. Elle est proche du mouvement néomalthusien (qui prône un contrôle radical des naissances) et considère que « c’est à la femme seulement de décider si et quand elle veut être mère ». Elle milite en faveur de l’avortement et la contraception. Elle est mise à l’écart du mouvement féministe car ses choix paraissent trop violents. Elle considère que l’hétérosexualité est liée au système d’oppression des femmes, s’habille en homme. Elle pratiquera des avortements pendant toute sa vie.
La deuxième vague : la France des années 70
« Le privé est politique » est la citation la plus connue de cette « deuxième vague ». Son auteure, Ulrike Meinhof (1934-1976), est militante et terroriste allemande de la Fraction Armée Rouge.
On connaît surtout cette seconde vague pour ses luttes pour la maîtrise du corps avec les actions du MLF (Mouvement de Libération des Femmes) mais c’est aussi la période qui voit la naissance des études universitaires féministes.
Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir (1908-1986), littératrice française, change les esprits dès sa parution en 1949 ; c’est une rupture, on dissocie alors la femme de la mère. Elle lance le « Manifeste des 343 » réclamant l’avortement libre et gratuit, elle cofonde le mouvement « Choisir », cofonde et préside la revue Nouvelles Questions Féministes. Elle écrit dans Le deuxième sexe la célèbre phrase « on ne naît pas femme, on le devient ». C’est une figure connue du féminisme matérialiste.
Le deuxième sexe et la création du Planning Familial (association qui promeut le droit des femmes – avortement et contraception – à ne pas confondre avec les centres de planning familial, institution étatique) en 1956 ne sont que la face visible d’une évolution sociale qui s’est faite en dehors du militantisme féministe, mais pas sans lui.
Le féminisme des années 70 est une continuité autant qu’une rupture. La lutte des classes se transpose sur la lutte des sexes, les idées marxistes influencent les idées féministes. Juste après mai 1968, de l’extrême-gauche aux organisations trotskystes, des femmes s’organisent. Les partis et les syndicats sont traversés par la « question des femmes ». On voit alors apparaître des groupes « femmes » autonomes à l’intérieur de ces organisations. A l’extérieur de ces groupes de femmes apparaît une volonté de travailler « en direction des femmes », de manière à intégrer en le contrôlant l’essor du féminisme. A noter que depuis 1946 les femmes ont le droit de vote ce qui pousse les partis politiques à racoler les voix féministes.
On parle d’oppression et de patriarcat, termes qui découlent du vocabulaire marxiste qu’intègre dès lors le féminisme. Le patriarcat est le système social qui organise la domination des hommes sur les femmes.
À partir de mai 1968, le féminisme change encore de forme : le contexte devient favorable aux réformes, aux avancées sociales. Le MLF est créé vers 1968, mais la date est imprécise.
En 1971, les « 343 » manifestent et reconnaissent avoir avorté dans le Nouvel Observateur. Ce sont 343 femmes qui affirment s’être faites avorter, en s’exposant à des poursuites pénales allant jusqu’à l’emprisonnement. Parmi elles : Simone de Beauvoir, Catherine Deneuve, Christine Delphy, Marguerite Duras, Brigitte Fontaine, Françoise Sagan, Nadine Trintignant, Agnès Varda, Monique Wittig...
En 1972, le procès de Bobigny frappe les esprits : il s’agit de l’acquittement d’une jeune fille qui a avorté suite à un viol. Le procès politique de l’avortement est gagné. Simone Veil, alors ministre de la santé, gagne en 1974 après des mois de lutte la légalisation de l’avortement en France.
L’amour libre (Le terme d’amour libre est utilisé pour décrire un mouvement social qui rejette le mariage, même si cette notion est aujourd’hui comprise comme un droit au plaisir ou à des relations multiples, historiquement ce mouvement revendiquait plutôt l’absence de régulation par la loi des relations amoureuses engagées librement.) se « généralise » suite aux réformes de dépénalisation de l’avortement, du droit à la contraception. L’amour « libre » libère le corps de la femme. Il est représenté comme lieu de désirs susceptibles d’une libre expression, d’une libération. Mais il est d’un point de vue féministe à double tranchant : il peut devenir un moyen de pression à des relations non consenties.
La première sociologue à élaborer la distinction entre le sexe et le genre est la britannique Ann Oakley. En 1972, dans Sex, Gender and Society, elle explique que masculinité et féminité ne sont pas des substances « naturelles » inhérentes à l’individu, mais des attributs psychologiques et culturels, fruits d’un processus social au cours duquel l’individu acquiert les caractéristiques du masculin ou (et) du féminin. Le genre est ici considéré comme le « sexe social ».
Les différents courants féministes commencent à s’affirmer. On parle dès lors de Féminitude, d’essentialisme. On dit essentialiste un courant (pas forcément féministe) qui considère que les différences sont innées, mais qu’elles ne sont pas l’excuse d’une domination. Les féministes essentialistes voient des différences biologiques, psychiques constitutives du sexe et ne distinguent pas le sexe du genre. Les femmes ont des caractéristiques biologiques qui induisent des comportements. Ces différences ne justifient en aucun cas la domination des femmes par les hommes, mais justifient un certain biologisme : les femmes aiment les enfants parce qu’elles ont une nature de génitrice. L’essentialisme s’oppose à un libre arbitre individuel et se base sur des généralisations, contrairement au constructivisme qui se fonde sur les exceptions.
Le constructivisme est un autre courant féministe (mais pas uniquement) qui considère, comme Simone de Beauvoir, qu’on ne naît pas femme, mais qu’on le devient. Le constructivisme intègre le genre dans notre sexe. Le genre est la construction qu’on ajoute à notre sexe biologique (humain/humaine) pour faire de nous des femmes et des hommes. Les femmes aiment les fleurs parce que depuis leur enfance on les met dans un univers rose et fleuri. Le constructivisme va jusqu’à nier le déterminisme biologique : une femme n’est pas une femme parce qu’elle a ses règles, mais parce qu’on l’a construite femme. Le constructivisme considère que les généralités ne sont que le fruit d’une reproduction sociale, non pas de l’essence de l’individu.
Les féministes marxistes, dites plus couramment matérialistes par élargissement du terme sont représentées (en tout cas pour la plus connue en France) par Simone de Beauvoir (on peut cumuler les étiquettes de matéraliste et constructiviste). C’est la liaison des idées marxistes de lutte des classes et du féminisme.
Le féminisme lesbien dont certaines des militantes les plus connues sont les « gouines rouges », créées en 1971. Elles prônent l’idée qu’une société sans domination homme/femme sera sans homme. Monique Wittig (1935-2003), littératrice et universitaire française, co-fondatrice du MLF, disait « il serait impropre que de dire que les lesbiennes vivent, s’associent, font l’amour avec des femmes car la femme n’a de sens que dans les systèmes de pensée et les systèmes économiques hétérosexuels. Les lesbiennes ne sont pas des femmes ».
Le black féminisme d’Angela Davis (née en 1944), militante communiste et professeure de philosophie américaine, lie les luttes de classe, de race et de genre. Encore une fois il y a un lien entre ces luttes et la pensée du moment : en 1960 Said (un théoricien littéraire, un critique et un intellectuel palestino - américain) théorise le post-colonialisme dans Orientalism, ce qui permet la liaison entre les luttes féministes et celles du post-colonialisme.
Le féminisme radical n’est pas une théorie mais un mode d’action de certaines féministes.
La troisième vague : les années 80
Ce sont des années de réformisme, de pacifisme féministe français alors que le féminisme anglo-saxon reste radical. Dans les années 90 il y a une rupture, on se revendique pute, lesbienne, black. Le féminisme commence à se discuter en mixité, questionne le dialogue homme/femme. Le féminisme de la troisième vague intègre dans ses conceptions les limites de l’hétérosexualité, de ce qu’est être une femme...
Dans la troisième vague la notion de genre est primordiale, elle est affinée : c’est le genre qui légitime les relations de pouvoir entre les sexes. Remettre en cause ces relations de pouvoir n’est possible qu’en remettant en cause le genre.
En 1988, Joan Scott (née en 1941), historienne américaine, ajoute à la dimension constructiviste du féminisme l’idée de relations de pouvoir entre sexes aboutissant en général à une domination masculine dans les sphères privées et publiques. Elle souligne « le genre est un élément constitutif de rapports sociaux fondés sur des différences perçues entre les sexes et le genre est une façon première de signifier des rapports de pouvoir ». Cela remet en cause entre autres la dimension intérieur/extérieur du féminin et du masculin. Dire qu’il y a des différences entre les hommes et les femmes (féminisme différentialiste) légitime la domination des hommes sur les femmes.
On cherche dans cette troisème vague à déconstruire les rôles genrés avec les naissances des mouvements queer puis LGBT(QI) - Lesbian, Gay, Bisexual and Transgendered people (Queer and Intersex people).
Dans son article « Sexe et Genre », paru dans l’encyclopédie Universalis 7 Christine Guionnet (née en 1967), universitaire en science politique française, explique bien ces « troubles dans le genre » : « Le sexe précède-t-il le genre, ou est-ce l’inverse ? Certains auteurs, dits « essentialistes », estiment qu’existent en premier lieu des natures féminine et masculine irréductibles, biologiquement données, à partir desquelles se sont édifiées les relations de genre. À l’inverse, les « anti-essentialistes », s’inspirant notamment des travaux de Michel Foucault sur la sexualité, proposent de renverser le lien entre sexe et genre, et considèrent que ce sont avant tout les rapports de forces inégaux entre hommes et femmes, les relations de genre, qui ont conduit à mettre en avant une bipolarisation sexuelle susceptible de naturaliser et de justifier la répartition des rôles sociaux selon les sexes. Ainsi, pour Christine Delphy (N.D.L.R. : Née en 1941, universitaire en féminisme matérialiste française) « si le genre n’existait pas, ce qu’on appelle le sexe serait dénué de signification, et ne serait pas perçu comme important : ce ne serait qu’une différence physique parmi d’autres ». Les différences de sexe, supposées naturelles, sont donc elles aussi culturellement construites. Avec la multiplication de mouvements et théories queer (mot anglais signifiant littéralement « bizarre », « étrange », voire « déviant », et de plus en plus associé aux homosexuels), le débat s’oriente, au tournant du XXe siècle, sur l’articulation entre genre et sexualité. »
Certains auteurs, telle Judith Butler (née en 1956) universitaire en philosophie américaine, invitent à poursuivre l’effort intellectuel de dénaturalisation ayant permis de conceptualiser la notion de genre. Il s’agit, selon eux, de renoncer à raisonner à travers l’association des binômes sexe/genre et nature/culture, et de dissocier l’idée de genre de l’opposition nécessairement binaire entre féminin et masculin. L’injonction à se conformer nécessairement à la norme du féminin ou à celle du masculin révèle une erreur essentielle, consistant à oublier que les identités sexuelles sont elles-mêmes des construits culturels et que le binôme féminin/masculin ne vient pas « épuiser le champ sémantique du genre ». Le classement hétérosexuel/homosexuel s’avère tout aussi normatif et lié au désir de classifier et de masquer des orientations sexuelles initialement multiples, des identités personnelles bi- ou trans-genre, marquées par des traits et des désirs à la fois féminins et masculins, et non réductibles à l’un ou l’autre. Judith Butler invite à reconnaître le « trouble » qui existe dans le genre et les identités sexuelles et à subvertir les injonctions normatives en matière de sexualité. Il faut cesser de naturaliser et classifier sexes, corps et désirs sexuels, et laisser s’épanouir la multitude de configurations identitaires possibles en matière de sexualité et de genre. À la suite des women studies et des gender studies, les L.G.B.T. studies s’attachent ainsi à repenser le genre et la sexualité à travers de nouvelles catégories (queers, asexuels, intersexuels, bisexuels, etc.).
Les limites des genres, forcément construits, sont remis en question par les mouvements Queer et LGBT(QI) : comment être lesbienne dans une société hétéronormée ? L’homosexualité devient une limite au genre. Le Queer interroge les essentialistes : comment pourrait on parler d’un groupe femme quand des femmes aiment les femmes ? Alors que la majorité aime les hommes.
Le mouvement transgenre, quant à lui, interroge également la limite du sexe biologique et sa possible incomptabilité avec le genre.
Aujourd’hui encore certain.e.s auteur.e.s tel.le.s que Judith Butler nous invitent à poursuivre la dénaturalisation pour conceptualiser la notion de genre. Philosophe de la théorie Queer et des Gender Studies, elle forge le concept de performativité de genre : la masculinité et la féminité ne sont que des partitions sociales apprises, répétées, exécutées que l’on finit par croire intérieures mais dont les limites se trouvent dans les cultures trans qui jouent des frontières du genre.
Béatriz Préciado (née en 1970), universitaire en philosophie espagnole, amène un féminisme expérimental où l’on rit, on sent, on cherche. « Il faut philosopher à coups de gode plutôt qu’à coups de marteaux » manifeste contra-sexuel nous conseille-t-elle. Il faut l’admettre, la philosophie serait peut être plus jouissive. Elle tente de chercher les limites du genre (elle est donc queer). Elle prend pendant un an de la testostérone, tente la moustache...
La limite temporelle de la troisième vague semble floue. Dans un monde où le féminisme redevient à la mode, où être queer c’est être « hype » et où les partis politiques hurlent à la parité, comment gérer ou non son propre féminisme ?
P.-S.
Pour aller plus loin :
Angela Davis, Femmes, Race et Classe, Des Femmes, 2007, (2e éd. 1983)
Simone de Beauvoir, Le deuxième Sexe, tome 1 partie Histoire.
Marie-Jo Bonnet, « Les Gouines rouges », Ex-Aequo, n°11, octobre 1997
Marie-Hélène Bourcier, (dir.), Q comme Queer, Lille, GayKitschCamp (QuestionDeGenre/GKC), 1998.
Maité Bouyssy, « Theresia Cabarrus, de l’instruction des filles et de la Révolution », in Annales historiques de la Révolution française, 2006, p. 125-146.
Judith Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, La Découverte, Paris, 2005
Christine Delphy, L’Ennemi principal 1, Économie politique du patriarcat, Paris, Syllepse, 1998
Emma Goldman, L’Épopée d’une anarchiste. New York 1886 - Moscou 1920, Bruxelles, Complexe, 2002.
Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, 1791
Christine Guionnet, « sexe et genre », Encyclopédie Universalis 7
Geneviève Fraisse, « Histoire du féminisme », Encyclopédie Universalis 7
Louise Michel, Ligue internationale des femmes révolutionnaires, Appel à une réunion, signé : Louise Michel, Paris, 1882
Louise Michel, Manifeste et proclamation de Louise Michel aux citoyennes de Paris, signé : Louise Maboul, Paris, 1883
Collectif Ovaire et Contre Tout, Les grandes gueules du féminisme, septembre 2010
Madeleine Pelletier, L’Éducation féministe des filles, 1914
Christine de Pisan, La Cité des dames, 1404-1405
Béatriz Préciado, Manifeste contra-sexuel, traduction de Marie-Hélène Bourcier, Paris, Balland, coll. « Le Rayon » 2000 ; réédition, Au diable vauvert, 2011
Joan Scott, Théorie critique de l’histoire. Identités, expériences, politiques, Paris, Éditions Fayard, coll. "à venir", 2009.
Flora Tristan, L’Émancipation de la femme ou le Testament de la paria, 1845
Monique Wittig, La Pensée straight, Balland « Le Rayon » - rééd. éditions Amsterdam, 1992
Mai 2012 – pas de copyright – Ed. Les chats qui dansent – Bordeaux
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