Social et santé face à l’épidémie marchande
De quoi le management est-il le nom ?
Dans ce texte, Sandra Leberthe, psychologue en addictologie et Jonathan Louli, sociologue, anthropologue et travailleur social, examinent le rapport entre soin, marchandisation et management.
« Une voix dans mon crâne s’égosille. Casser la culture du secret. Faire du bruit. Taper des mains sur la table et des pieds dans les portes. Briser la spirale du déni et de la culpabilité. RÉSISTER. »
Marin LEDUN, Carole Matthieu, les visages écrasés
« En multipliant la violence par l’entremise du marché, l’économie bourgeoise a tellement multiplié ses objets et ses forces que les bourgeois, comme les rois, ne parviennent plus à les gérer : la gestion a besoin de tout le monde »
Théodor ADORNO, Max HORKHEIMER, 1947, La dialectique de la raison
La fonction des secteurs de la santé et du travail social peut être ambiguë. Spécifiquement en ce qui concerne leur apport à l’émancipation individuelle et collective de personnes ou de groupes éloignés des sommets de la pyramide sociale. Une variété de dynamiques traverse ces champs professionnels et les rattache à la « totalité », c’est-à-dire à la société, à laquelle ils appartiennent [1]. Le propre de notre « totalité » actuelle étant d’être dominée par les logiques marchandes et capitalistes, le social et la santé sont de plus en plus traversés par de nouvelles dynamiques du capitalisme, de la marchandisation de l’État et des services publics.
Pour comprendre ces évolutions, il faut parvenir à en analyser les différents rouages. Ils vont des politiques publiques et réglementations jusqu’aux postures et interactions des différents acteurs, sans oublier tous les champs et domaines voisins qui ont une influence sur le social et la santé (la sécurité, l’économie, la culture…). Les nouvelles logiques managériales qui se développent dans ces deux secteurs sont à nos yeux l’un des rouages qui contribuent le plus aux oppressions des travailleuses, des travailleurs et des personnes bénéficiant de ce travail.
Nous avons tous deux observé ces phénomènes à travers différentes expériences professionnelles dans le travail social au sens large : de l’animation et du handicap à l’insertion par le logement, l’addictologie ou la prévention spécialisée, en passant par la formation, la recherche et les activités militantes. Ces expériences nous ont fourni l’occasion de recueillir différentes observations et échanges avec des acteurs, qui ont alimenté le travail d’analyse restitué dans les pages qui suivent. Nous ne prétendons pas à une vérité scientifique et académique, mais cherchons avant tout à partager une réflexion tirée de nos expériences, de nos observations, de témoignages recueillis, dans l’espoir d’aider à penser, à résister, d’autres personnes qui partageraient des expériences ou réflexions similaires.
Ce que nous appellerons les logiques managériales sont un ensemble de façons de penser, de faire, d’organiser le travail, tirées du système idéologique du management marchand, considéré comme un bras armé des logiques capitalistes. Jusque dans le dernier quart du XXe siècle, le management se présentait comme la « science de la gestion » du monde de l’entreprise. Avec pour unique fonction de défendre les intérêts et la pérennité de l’entreprise – donc de ceux qui y détiennent le pouvoir. Ce système de pensée, ou idéologie, s’est étendu en s’adaptant aux évolutions sociales et politiques de notre société, caractérisée par un développement des logiques marchandes. Ainsi, le management déborde du monde de l’entreprise, au fil des nouveaux marchés conquis, et s’immisce dans les domaines de la santé, du travail social, de la culture, de l’enseignement, de l’économie sociale et solidaire, des services publics au sens large…
En observant des tendances en cours dans les secteurs de la santé et du travail social, nous souhaitons montrer l’implication des logiques managériales marchandes dans la détérioration du sens et des conditions de travail subie par les acteurs de ces secteurs. Par-là, nous souhaitons montrer que ces évolutions dans l’organisation du travail ont des effets délétères sur des sphères professionnelles longtemps considérées comme totalement extérieures aux logiques marchandes et productivistes ; que, par conséquent, les personnes pouvant bénéficier de ces services (sociaux, sanitaires, éducatifs, etc.), subissent elles aussi les conséquences des réaménagements marchands. Cette invasion par les logiques managériales marchandes se présente comme un des assauts les plus révélateurs du capitalisme contre l’intérêt général.
Pour étayer ces analyses nous évoquerons dans un premier temps l’apparition et l’évolution de ce système idéologique managérial. On verra que d’après les idéologies dominantes, les « valeurs » de l’entreprise, ou plutôt ses injonctions à l’efficacité, à la performance et à la rentabilité, doivent se généraliser car elles seraient les plus rationnelles pour gérer une société. L’État gagnerait à fonctionner comme une entreprise, l’individu lui-même est incité à être « acteur » ou auto-entrepreneur de sa vie privée et professionnelle. Nous présenterons ensuite les principaux impacts de ces nouvelles façons de penser et de faire le travail que nous avons repérés dans les secteurs du social et de la santé.
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