"Il est interdit d’interdire !”, “Sous les pavés, la plage.”, “Soyons réalistes, demandons l’impossible !”, etc. Ces fulgurances jubilatoires ont fait battre les cœurs de joie et trembler le bourgeois. Elles portaient l’aspiration à un autre monde ! Mai 68 fut le moment où les jeunes et les salariéEs prirent en main leur destin pour le changer. L’intense mouvement de révolte, de contestation des normes et du pouvoir, a enfanté des avancées culturelles et sociales qui étaient alors en germination.
Une période de luttesLes années précédant 1968 ont vu l’explosion des luttes de libération nationale : en Algérie, au Vietnam, en Afrique. Cuba s’était libéré de la dictature et de l’emprise des USA par les armes. Le bloc de l’Est était contesté de l’intérieur par une intelligentsia. A contrario, en Indonésie, le Parti communiste et ses soutiens subissaient un massacre de masse. En Chine, après sa rupture avec l’URSS, la Révolution culturelle ébranlait la société. Che Guevara, à la Tricontinentale, lançait : “Créer deux, trois… de nombreux Vietnam. Voilà le mot d’ordre”.
Les étudiantEs du SDS (Sozialistischer Deutscher Studentenbund - Union socialiste allemande des étudiants) affrontaient la police après la mort de l’un des leurs ; les Zengakuren japonais organisaient des manifestations anti-étatsuniennes extrêmement violentes ; les étudiantEs italienNEs occupaient leurs facultés ; les étudiantEs polonaisEs protestaient contre l’interdiction d’une pièce de théâtre anti-russe : les auteurs d’une lettre ouverte au PCP, qui faisait la critique de la bureaucratie, Kuron et Modzelevski étaient emprisonnés, etc.
Partout, les étudiantEs manifestaient leur solidarité avec le peuple vietnamien qui résistait à l’agression des USA. Ces manifestations, souvent réprimées, portaient des conceptions anti-autoritaires. Aux USA, les étudiantEs refusaient la conscription et d’être complices de la guerre ; les émeutes raciales étaient nombreuses ; Martin Luther King fut assassiné.
Le Front national de libération du Sud Vietnam lançait l’offensive du Têt le 30 janvier 1968, s’attaquant aux grandes villes et aux bases étatsuniennes. Les manifestations de soutien se multipliaient dans le monde.
Le mouvement étudiant en FranceDirigée par de Gaulle, la société restait apparemment imperméable à cela. “Quand la France s’ennuie...” de Pierre Viansson-Ponté ( Le Monde du 15 mars 1968) : “La jeunesse s’ennuie. Les étudiants manifestent, bougent, se battent en Espagne, en Italie, en Belgique, en Algérie, au Japon, en Amérique, en Égypte, en Allemagne, en Pologne même. Ils ont l’impression qu’ils ont des conquêtes à entreprendre, une protestation à faire entendre, au moins un sentiment de l’absurde à opposer à l’absurdité. Les étudiants français se préoccupent de savoir si les filles de Nanterre et d’Antony pourront accéder librement aux chambres des garçons, conception malgré tout limitée des droits de l’homme”.
En effet, un mouvement anti-autoritaire en faveur de la libération sexuelle menait dans les cités universitaires une contestation inédite. Dany Cohn-Bendit, à Nanterre, en était la figure de proue.
Pourtant, la lutte contre la guerre d’Algérie, le soutien au FLN de la part de certainEs, restaient dans les mémoires. De plus, le soutien à la révolution vietnamienne, l’attrait de la révolution culturelle chinoise, l’admiration pour la révolution cubaine faisaient émerger une nouvelle génération venue de l’UEC (2). Les “italiens” eurocommunistes, les pro-chinois après la rupture de la Chine d’avec l’URSS et au moment de la révolution culturelle et les trotskistes représentaient une très fine frange de la jeunesse estudiantine, mais constituaient des groupes politiques très actifs.
La population était passée de 40 à 50 millions entre 1945 et 1968. Du fait du baby-boom d’après guerre, les moins de 20 ans représentaient 33 % de la population (1). De 140 000 en 1958, le nombre d’étudiantEs était passé à 400 000 dix ans plus tard. Des universités sortaient de terre comme Jussieu à Paris et Nanterre.
Une mutation s’opérait dans la jeunesse. Elle avait l’impression d’étouffer au moment où la société de consommation pointait son nez et où des mouvements s’y opposaient, tels que les hippies, les provos ou les situationnistes.
Le mouvement ouvrierLes travailleurs/euses de l’industrie étaient fortement organiséEs par les syndicats, d’abord par la CGT. Le taux de syndicalisation atteignait 22 %. Le PCF faisait des scores électoraux importants (22,5 % en 1967). Enfin, la composition des salariéEs de l’industrie changeait rapidement du fait de la transformation radicale des campagnes. En 1958, les agriculteurs représentaient 26,6 % des actifs pour ne plus en représenter que 15 % en 1968 (3). L’exode rural concernait d’abord la jeunesse, qui se retrouvait en masse parmi les OS (4). Cet apport profitait à la CFDT.
Un second phénomène se produisait, le nombre de chômeurs/euses passait de 195 000 en 1962 à 437 000 en 1968. Celui des jeunes chômeurs/euses était multiplié par trois.
Dans le même temps, les villes s’entouraient de banlieues formées de grands ensembles, qui logeaient les personnes venues des campagnes et des pieds-noirs rentréEs d’Algérie.
Les Trente Glorieuses avaient vu l’augmentation de la productivité aussi bien à la campagne que dans les industries mais les salaires étaient maintenus très bas et le temps de travail élevé.
Le mouvement ouvrier était très dynamique. La grande grève des mineurs de 1963 avait montré la ténacité des travailleurs/euses et le soutien de la population, l’habileté de Pompidou et l’ambiguïté de la CGT. Pendant un mois en 1967, l’occupation des usines de la Rhodiaceta eut un impact très fort dans la population, qui se solidarisa avec les grévistes. En janvier 1968, à la Saviem, près de Caen, les jeunes ouvriers débordèrent les syndicats et s’affrontèrent toute une nuit avec la police.
Les prémisses de mai à ParisLe début de l’année fut donc marqué par l’offensive du Têt, l’émeute ouvrière à Caen, les happenings des étudiantEs de Nanterre et par les mobilisations de soutien aux Vietnamiens : “FNL vaincra !”, mot d’ordre des Comités Vietnam de base (prochinois) (CVB) et du Comité Vietnam national (CVN).
Le 20 mars, le CVN attaqua la vitrine de l’American express à Paris. Après l’action, six militants étaient arrêtés. Pour les soutenir, des étudiantEs occupèrent la salle du Conseil des professeurs le 22 mars à Nanterre. Ainsi s’identifia le mouvement anti-autoritaire, pour la libération sexuelle et contre le “mandarinat” universitaire, qui s’activait avec Dany Cohn-Bendit depuis la rentrée. Le doyen de la faculté suspendait les cours pendant deux jours.
De leur côté, les CVB organisaient des manifestations dans le quartier latin qui provoquaient des affrontements avec la police. De même, le 28 avril, l’exposition organisée par Roger Holeindre président du “Front uni de soutien au Sud Vietnam” était détruite par les CVB et Holeindre sérieusement tabassé.
Le 11 avril, Rudi Dutschke, dirigeant du SDS allemand, fut grièvement blessé dans une tentative d’assassinat à Berlin. La JCR (5) puis l’UNEF réagissaient en organisant des manifestations où l’affrontement avec la police était envisagé.
Le 2 mai, la faculté de Nanterre était occupée pour interdire la venue du mouvement Occident (6), des échauffourées se produisaient avec la police. Le doyen suspendait de nouveau les cours. Huit étudiants étaient convoqués devant le conseil de discipline. Pendant ce temps, le mouvement Occident incendiait les locaux de la FGEL (7) à la Sorbonne.
Chronologie sommaire des événementsLa révolte étudianteDu 3 au 10 mai, les manifestations étudiantes, principalement à Paris, faisaient reculer le gouvernement et obligeaient les organisations syndicales à prendre parti.
Le 3 mai, un meeting se tenait dans la cour de la Sorbonne pour protester contre les événements de la veille et interdire la venue d’Occident. Le recteur levait la franchise universitaire et appelait la police, qui interpellait les occupantEs. Dehors, spontanément, les étudiantEs manifestaient violemment, “Libérez nos camarades !” ; la police matraquait à tout-va. Les jours suivants les manifestations se poursuivaient et faisaient tache d’huile en province. “Ce n’est qu’un début, continuons le combat !” Chaque manifestation se soldait par plusieurs centaines de blesséEs et d’interpelléEs souvent passéEs à tabac.
L’UNEF et le SNESup avec le soutien de la FEN (8), réclamaient l’abandon des sanctions, le départ de la police du quartier latin et la réouverture de la Sorbonne.
Après la manifestation violente du 6 mai et les deux jours suivants marqués par des hésitations, le vendredi 10, la manifestation décidait “d’encercler la police qui encercle la Sorbonne”. La construction de barricades succédait aux discussions autour du périmètre occupé par la police. La nuit durant, les barricades furent prises par la police, qui se déchaîna contre les prisonnierEs. La population fut profondément choquée par la violence de la police.
Des jeunes ouvrierEs et des lycéenNEs des CAL (Comité d’Action Lycéen) s’étaient joints déjà aux étudiantEs, à Paris comme en province où les affrontements étaient tout aussi violents.
Le 11 mai, Pompidou cédait : les sanctions étaient levées, la police retirée et il promettait la réouverture de la Sorbonne le 13. La CGT, la CFDT et la FEN appelaient à la grève générale pour le 13.
La grève générale et les occupationsL’Histoire a parfois des clins d’œil savoureux : la grève générale et les manifestations du 13 mai marquaient le dixième anniversaire du coup d’État de 1958. Le mot d’ordre “Dix ans, ça suffit !” illustrait le sens politique du mouvement de contestation. La grève était très suivie, les cortèges très importants, la Sorbonne occupée ainsi que d’autres facultés.
Le 14, l’usine Sud-Aviation à Nantes était occupée et les grévistes séquestraient leur direction ; les Beaux Arts, qui produisirent les fameuses affiches sérigraphiées, étaient occupés ; le 15, c’était le tour du théâtre de l’Odéon d’être occupé et la grève commençait à l’usine Renault de Cléon. À partir de là, les grèves et les occupations se sont propagées. Les transports étaient paralysés. L’ORTF (9) refusait de jouer son rôle de porte-voix du gaullisme. Dans toutes les branches, les fonctionnaires, les salariéEs entraient en lutte. Dix millions de grévistes occupaient leurs lieux de travail. L’auto-organisation était à l’œuvre et l’autogestion en gestation.
L’organisation pratique de l’occupation des facultés comportait un SO (Service d’Ordre), une infirmerie, des services de nettoyage… sommaire, etc. Depuis le 6 mai, des étudiantEs en médecine et d’autres faisaient office de brancardierEs dans les manifestations. Les débats permanents dans les universités tournaient autour d’une remise en cause des cours magistraux, du “mandarinat” professoral, mais aussi sur la liberté sexuelle, le soutien aux luttes anti-impérialistes, etc. En dehors des productions d’affiches et de slogans, des journaux ont vu le jour, dont La Cause du peuple, Action, L’enragé, Les Cahiers de mai (10), etc.
L’idée qu’une révolution était en train de se produire était largement admise, révolution culturelle et révolution sociale. “Ce que représentaient juin 36 et la Libération devait être mené au bout cette fois.”
La plupart des étudiantEs comprenait l’importance du lien entre leur lutte et celle des travailleurs/euses. Acteurs/actrices d’une révolution prolétarienne, les ouvrierEs bénéficiaient d’un a priori favorable, qui portait les étudiantEs à vouloir tisser des liens avec les grévistes. La CGT refusait qu’il y ait des contacts entre les étudiantEs et les travailleurs/euses. L’argument de la sécurité dans les usines cachait mal le malaise des militantEs syndicaux. La convergence des luttes était bien présente, mais la CGT et le PCF continuaient à mettre en garde les grévistes contre les provocateurs, les “gauchistes” et les “groupuscules”.
Le 18, de Gaulle dénonçait la “chienlit”. “La chienlit, c’est lui !” était repris dans la rue ; “gaulliste !” était une insulte courante. Le PCF et la FGDS (11) ne réussissaient pas à se retrouver pour tirer les conséquences des événements. Et les occupations se poursuivaient.
Dans la Sorbonne ou à Nanterre, des célébrités, des salariéEs passaient, écoutaient, questionnaient. Sartre faisait un tabac. L’agitation était proche du mouvement perpétuel. Les murs se couvraient d’affiches et de graffitis, les discussions dans la rue et les cafés se nouaient avec passion. Invité à l’université de Berlin, Cohn-Bendit était interdit de séjour en France. Le jour même, une manifestation spontanée démarrait pour protester : “Nous sommes tous des juifs allemands !”, “Les frontières, on s’en fout !”.
L’UNEF, le SNESup, le Mouvement du 22 Mars, les Comités d’Action Lycéens appelèrent de nouveau à une manifestation de solidarité le vendredi 24 mai.
Le 24 mai, la crise politique explosaÀ Paris, la manifestation s’était rassemblée à la gare de Lyon. De Gaulle parla à 20 h : il appelait à un référendum en juin. En cas de désaveu, il partirait. “Au revoir, de Gaulle, au revoir !”
La Bastille était inaccessible et les affrontements commencèrent, la manifestation dut reculer vers la Nation puis elle se dirigea vers le centre en faisant un grand détour. Elle se scinda : une partie atteignit la Bourse, le Palais Brongniart, et y mit le feu, une autre hésita à envahir le ministère de la Justice déserté, place Vendôme. L’insurrection avait gagné tout Paris. Des heurts se produisaient un peu partout. Il fut décidé de revenir dans le quartier latin où les affrontements très violents se sont poursuivis toute la nuit. La police était déchaînée.
Les manifestantEs avaient reculé devant le choix de s’attaquer aux bâtiments publics, aux bâtiments du pouvoir et d’emprunter ainsi la voie d’une fuite en avant.
L’émeute, bien que revenue au Quartier latin, avait dépassé largement le cadre étudiant et le soi-disant “cercle des gauchistes”. Elle avait gagné une frange conséquente de travailleurs/euses. Le même jour, des manifestations très violentes se déroulaient dans les grandes villes. À Lyon, un commissaire de police était écrasé par un camion lancé par les manifestantEs.
La situation était devenue incontrôlable.
Grenelle et la réapparition du personnel politiqueAlors que les braises étaient encore chaudes, Séguy pour la CGT et Descamps pour la CFDT, accompagnés d’autres syndicalistes et de grands patrons, se sont retrouvés le week end des 25 et 26 mai au ministère du Travail, rue de Grenelle, à la demande de Pompidou. Le Premier ministre, le patronat et les syndicats avaient tous besoin d’un accord pour juguler la grève qui risquait de se transformer en grève insurrectionnelle. Les accords comprenaient une augmentation de 10 ?% des salaires (7 ?% pour les fonctionnaires) et de 35 % du SMIG (salaire minimum garanti), une diminution de deux heures des horaires hebdomadaires supérieurs à 48 h et d’une heure des horaires hebdomadaires compris entre 45 et 48 h, la reconnaissance des sections syndicales d’entreprise et une avance de 50 % de leur salaire remboursable par imputation sur des heures de récupération.
Le lundi 27 mai, Séguy présentait ces accords à Renault Billancourt aux grévistes, qui les rejetèrent. La lutte continuait.
Le soir du 27, l’UNEF appelait à un meeting au stade Charlety. L’enthousiasme était toujours au rendez-vous : des syndicalistes rapportaient l’ambiance dans leurs entreprises, leurs prises de position dans le sens d’aller plus loin, André Barjonet, ancien résistant, membre du PCF, secrétaire du centre d’études économiques et sociales de la CGT faisait une entrée fracassante. Il venait de démissionner de tous ses mandats. Mendès-France restait dans l’ombre du meeting, mais était supposé être éventuellement un recours possible face à de Gaulle.
Le 28 mai, Mitterrand s’offrait comme candidat à la présidence dans le cas où de Gaulle se retirait. Waldeck Rochet proposait un “gouvernement populaire et d’union démocratique à participation communiste”.
Cohn-Bendit, revenu clandestinement d’Allemagne était le soir à la Sorbonne.
Le pouvoir vacille puis fait face, le retour de la réactionLe mercredi 29, de Gaulle quittait Paris pour une destination inconnue. Vaste moment d’incertitude. Attente, rumeurs. Le pouvoir était vacant.
Mendès-France se déclarait prêt à former un “gouvernement de transition” pour “éviter que la crise présente ne se prolonge au détriment du pays tout entier” ; la CFDT lui apportait son appui. L’après-midi, le PCF et la CGT organisaient une manifestation aux cris de “Gouvernement populaire !” Les rangs étaient serrés, mais le dynamisme n’était pas au plus haut.
Le jeudi 30 mai, de Gaulle réapparaissait : il ne partirait pas et prononçait la dissolution de l’Assemblée nationale. Dans la foulée, toute la racaille de droite et d’extrême droite, des effarouchés et les gaullistes historiques défilaient sur les Champs-Élysées. Le pouvoir avait repris l’initiative.
Le vent avait tourné, le pouvoir avait finalement résisté. La fatigue était intense. L’annonce des élections ne pouvait que soulager la gauche qui cherchait désespérément une sortie à la crise. De Gaulle la leur offrait. “Élections, pièges à cons !”
Le week-end de la Pentecôte, les 2 et 3 juin, l’essence était revenue dans les pompes jusque-là à sec. La normalisation était en marche. Le 4 juin, la reprise commençait à EDF-GDF, dans les transports, aux PTT.
Le jeudi 6 juin, une armée de gendarmes entrait de nuit dans l’usine Renault à Flins, près des Mureaux. C’était une très grande usine, comptant 10 ?000 ouvrierEs, dont une grande partie issue de la campagne, jeunes (comme la Saviem à Caen), peu syndiquéEs et plutôt à la CFDT. L’influence des maoïstes était donc moins limitée par le poids de la CGT. Le 7 au matin, les ouvrierEs amenéEs en car refusaient de travailler “le fusil dans le dos”. Les mao-spontex, principalement, se rendaient alors sur les lieux y voyant le début de la révolte ouvrière. Les 7 et 8 juin, des rassemblements et des affrontements se succédaient autour de l’usine et dans les champs. Aux Mureaux le 10 juin, Gilles Tautin périssait noyé dans la Seine en tentant d’échapper à une charge de la gendarmerie.
Le 11 juin, l’intervention de la police à Peugeot Sochaux faisait encore deux morts parmi les ouvriers : Jean Beylot tué par la balle d’un CRS et Henri Blanchet soufflé par une grenade offensive et tombé d’un mur.
Le 12 juin, les groupes “gauchistes” étaient interdits.
Durant cette période de juin, les Comités pour la défense de la République, les groupes d’Occident, du Service d’Action civique (12), les groupes gaullistes, les barbouzes et les fascistes, menaient des actions musclées contre des facultés occupées ou des entreprises encore en grève.
Les jours suivants, l’Odéon, puis la Sorbonne étaient évacués, le 16, Gilles Tautin était enterré et le 17, Renault reprenait le travail.
Les 23 et 30 juin, les élections législatives donnaient 394 sièges à la majorité présidentielle sur 485.
Une expérience historiqueLes forces politiques agissantes face au pouvoir
Les groupes “gauchistes” n’ont pas tous joué la même partition. Parmi les pro-chinois, le PCMLF (13) a soutenu le mouvement étudiant, les appelant à se mettre “au service du peuple” ; l’UJCML (14), elle, a condamné l’action des étudiantEs, puis a rejoint le mouvement après le début de la grève générale et est intervenue en particulier à Flins. Le Mouvement du 22 mars est resté mobilisé jusqu’au bout. Le PSU (15), présent dans l’UNEF, a été partie prenante du mouvement. Le PCI (16) et la JCR (voir 5) avaient formulé l’idée que la jeunesse était le détonateur pour passer “de la révolte à la révolution”. Ils se sont impliqués entièrement tout au long des événements. L’OCI (17) et la FER (18) se sont désolidarisées du mouvement et sont restées à l’écart ; dissoutes comme les autres groupes en juin 68, elles obtiendront, en juillet 1970, du Conseil d’État l’annulation de leur dissolution.
L’activité de la “gauche” a été tout du long en décalage avec les événements. Au début mai, l’hostilité du PCF vis-à-vis du mouvement étudiant était clairement exprimée sous le titre “De faux révolutionnaires à démasquer” et parlait de “l’anarchiste allemand Cohn-Bendit”. En juin 1968, il imprimait une affiche où il revendiquait avoir “été le seul, dès le début, à dénoncer publiquement les agissements, les provocations et les violences des groupes ultra-gauchistes, anarchistes, maoïstes, ou trotskystes, qui font le jeu de la réaction”. Il récoltera encore 20 ?% des voix et 34 sièges. La FGDS était totalement dépassée et n’apparaissait qu’à la fin mai se proposant comme recours pour un retour à la normale. La CGT menait la même politique que le PCF et participait à l’organisation du retour au calme dans les entreprises ; le film Reprise du travail aux usines Wonder est un document emblématique.
La population était partagée. Au début du mois de mai, les destructions, en particulier de voitures, étaient condamnées. Puis, la ténacité des étudiantes et la brutalité de la police faisaient pencher la balance dans l’autre sens. À partir du moment où la grève générale a été effective, le soutien aux grévistes a été très large. Les commerçants faisaient crédit, l’épouse de de Gaulle rapporta s‘être fait insulter par un automobiliste, “un homme dans une DS ! c’est-à-dire pas n’importe qui”, qui l’avait reconnue. Les paysans attendront plus longtemps pour apporter leur soutien aux grévistes et aux étudiantEs, mais le feront ensuite, en particulier en pays de Loire où le mouvement “ouvriers-paysans” était fort (voir Les Cahiers de mai).
Mai et aprèsL’état d’esprit de mai était caractérisé par la volonté de changer la société dans son ensemble : l’école caserne, l’usine caserne, la chaîne, les relations familiales, la sexualité, la culture musicale, l’information, etc. Le refus de la société de consommation était vivant parmi les étudiantEs et amenait l’idée d’un retour à une frugalité portée plus tard par les “baba cool”.
Sur le modèle d’octobre 17 et/ou de la Commune de Paris (sur un mode anarchisant), l’idée que la révolution sociale était à l’ordre du jour habitait une frange relativement large parmi les personnes les plus actives. Pour elles, la révolution prolétarienne issue des usines apparaissait comme n’étant plus un mythe ou une idée lointaine. À un premier niveau, l’autogestion prônée par la CFDT avait fait de courtes expérimentations durant certaines occupations. Un peu partout dans le monde, des mouvements similaires se rattachaient à une contestation radicale de la société et offraient la confirmation que cette perspective était possible. Les années suivantes seront déterminantes pour la construction d’un rapport de force favorable, ou pas, à la mise en échec du capitalisme et de l’impérialisme, à l’échelle mondiale.
La suite sera très différente selon les lieux, selon les orientations. Le pouvoir ne se gagne pas tranquillement dans les urnes, ceux qui le détiennent ne l’abandonnent jamais de leur plein gré. Il faut le leur arracher. Il reste qu’en Europe même, des groupes allèrent jusqu’à la lutte armée.
Certains se sont brûlé les ailes. D’autres ont poursuivi leur combat dans les luttes, dans les usines, les entreprises ou dans la marginalité. D’autres encore sont rentrés sagement dans la conformité des relations sociales hiérarchisées et parfois même ont utilisé leur expérience pour se hisser plus haut dans le système.
Les victoires sociétales, qui ont eu lieu en mai 68, n’ont pas suppléé la défaite politique de transformation sociale.
Était-il possible d’aller plus loin ? La société n’était manifestement pas prête en l’état et la gauche a tout fait pour surtout ne pas devoir se poser la question. Les révolutionnaires n’avaient aucune expérience, ou si peu, et étaient extrêmement faibles. Les années suivantes ne permirent pas une structuration efficace dans un contexte de recul politique et de récession économique. Il aurait été peut-être possible de faire que le mouvement débouche sur une société plus égalitaire, plus solidaire et surtout, une société capable de s’opposer à la réaction néolibérale que nous subissons aujourd’hui.
L’objectif revendiqué par le capital est bien, aujourd’hui, le démantèlement total de l’État-social issu de la Libération et la négation idéologique des valeurs portées par le CNR (19) et par mai 68. Alors, connaître déjà le passé est un premier pas pour préparer un avenir émancipateur.
Michel Bonnard, 05-02-2018
(1)
http://www.persee.fr/doc/estat_0336-145 ... _49_1_1400(2) UEC : Union des étudiants communistes, organisation de jeunesse du PCF.
(3)
http://www.persee.fr/doc/pop_0032-4663_ ... 25_1_14467(4) ouvrier spécialisé, qui justement n’avait pas de spécialité.
(5) JCR : Jeunesse communiste révolutionnaire, trotskistes exclus de l’UEC, liés au PCI, Parti communiste internationaliste, membre de la IVème Internationale trotskiste.
(6) Occident : Mouvement d’extrême droite, fasciste.
(7) FGEL : Fédération générale des étudiants en lettres, liée à l’UNEF.
(8) FEN : Fédération de l’éducation nationale, regroupait les différents syndicats de l’enseignement.
(9) ORTF : Office de radiodiffusion-télévision française, sous contrôle du gouvernement.
(10) Les Cahiers de mai n°1 ont rassemblé en juin 68 des documents très représentatifs sur l’auto-organisation du mouvement à Nantes :
http://www.archivesautonomies.org/IMG/p ... ai-n01.pdf(11) FGDS : Fédération de la gauche démocrate et socialiste, rassemblement des gauches hors PCF. (12) SAC : Service d’action civique, organisation de renseignements et d’intervention gaulliste.
(13) PCMLF : Parti communiste marxiste-léniniste français, maoïste pro-chinois venant à l’origine du PCF.
(14) UJCML : Union des jeunesses marxistes-léninistes, maoïstes exclus de l’UEC.
(15) PSU : Parti socialiste unifié, proche des socialistes, mais opposé à la guerre d’Algérie.
(16) PCI : Parti communiste internationaliste, membre de la IVème Internationale trotskiste.
(17) OCI : Organisation communiste internationaliste, trotskiste “lambertiste”.
(18) FER : Fédération des étudiants révolutionnaires, liée à l’OCI.
(19) CNR : Conseil national de la résistance auteur du programme “Les jours heureux” en mars 1944. Programme du CNR :
http://lesjoursheureux.org/joomla1.5/in ... sierItemid