Interview. Grève des cheminots de 1986 : « Les syndicats ont mal vécu la grève, mais on était tellement fiers d’enfin pouvoir décider de ce qu’on voulait »
Révolution Permanente : Tu disais que la CGT avait organisé des « piquets de travail », quel a été le rôle de la CGT dans la grève ?
Myriam : C’était 86, je pense que toutes les désillusions avaient déjà eu lieu par rapport à la gauche au pouvoir. La première année ça avait peut-être été un peu fabuleux mais après c’était fini. On a eu Fiterman comme ministre du transport, un communiste pour museler la CGT. On savait qu’on avait raison de faire la coordination parce qu’on voyait très bien que la direction de la CGT avait d’autres intérêts que les nôtres. Pour la plupart c’était flagrant, ça a été beaucoup de désillusions, de se dire « qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? La CGT est contre nous ». Pour nous ça a vraiment été une prise de conscience à ce moment-là de la liberté qu’on pouvait avoir en faisant grève et en décidant nous-mêmes ce qu’on voulait faire, mais qu’il fallait se battre, que ça n’arrivait pas d’un claquement de doigts.
À l’époque la CGT, surtout à Austerlitz, c’était de vrais staliniens, il fallait faire ce qu’ils disaient, pas autre chose, comme s’il n’y avait qu’eux qui pouvaient réfléchir. Un mois après mon entrée dans la boite j’étais allée à une réunion CGT, à un moment de la discussion je lève le bras pour poser une question et on me répond « t’avais qu’à être là la fois précédente ». En clair : tu fermes ta gueule, on n’est pas là pour discuter. Je dis « j’aurais bien aimé être là un mois avant, mais je n’étais pas encore embauchée à la SNCF ».
Après, moi je suis rentrée à la CFDT, où il y avait vraiment des gens combatifs à ce moment-là. Mais pour nous c’était un moyen. À l’époque c’était Daniel Vitry qui animait le syndicat sur Paris Sud-Ouest. Pendant toute ma vie de militante c’était ça, un syndicat je m’en tape, même si je suis syndiquée, même si je suis déléguée, ce qui m’intéresse c’est les moyens qu’on a avec un syndicat pour faire des choses, après j’irai pas les défendre. Je me revendique pas syndicaliste pure et dure.
RP : C’est un outil qui peut être au service des travailleurs comme il peut être au service des patrons…
M : Tout à fait. Quand on dit que la CGT est un syndicat de lutte, ce n’est vrai qu’en partie. Après la Libération, en 1945, quand les gens sont revenus de la guerre, ils ont dit « on ne peut pas continuer, on s’est battu pour la France, maintenant on va se battre dans nos entreprises pour que ça se passe mieux ». Et là la CGT a dit non, elle a fait reprendre le travail aux mineurs, à pleins de gens, en disant qu’on ne pouvait pas s’y mettre maintenant, qu’il fallait redresser la France.
En 86, ça a été vraiment violent, en tant que femme, et en tant que jeune. Et c’était vraiment insupportable. Ils me choppaient dans les coins, m’insultaient, pour essayer de me déstabiliser. Pour moi ça a été un choc que le syndicat soi-disant le plus dans la lutte fasse tout pour ralentir le mouvement, qu’ils fassent tout pour nous faire taire, jusqu’à nous frapper. Je me souviens notamment de la manif pour Malik Oussekine, où on était arrivés en tant que comité de grève, avec notre banderole. Il y avait la CGT, dont le permanent d’Austerlitz qui est arrivé vers Daniel Vitry [militant de Lutte Ouvrière] et qui lui a mis son poing dans la gueule en lui disant « On vous fera fermer votre gueule ». C’était vraiment violent, monter un comité de grève c’est pas quelque chose qu’on décide juste comme ça entre militants et on est contents. On savait qu’il fallait qu’on fasse gaffe à tout. C’est Daniel qui a calmé tout le monde, sinon ça partait en baston générale, en disant « on n’est pas venu pour ça, donc on reste digne. Et ça montre qu’ils ont peur ». Ils avaient vraiment peur alors qu’on n’avait même pas commencé. Ça, ça te renforce.
C’est pour ça que j’aime bien la phrase des anars : « ni Dieu ni maître ». Moi je n’ai pas de maître au niveau syndical. Il n’y a pas quelqu’un qui va me dire ce que j’ai à faire. Nous on défendait une autre méthode. Avec Daniel Vitry, j’ai appris plein de choses, c’était un vrai militant, il était permanent CFDT mais il vadrouillait dans tous les secteurs, il organisait partout, en disant aux gens « vous l’avez la solution, c’est vous qui êtes la solution, je suis juste là pour vous aider mais c’est tout ». Il discutait beaucoup avec les gens, il leur faisait comprendre des choses, qu’ils étaient capables, que c’est pas parce que t’es un prolo que tu vaux rien ; tu peux faire des choses, tu peux écrire des tracts, avoir une réflexion. Pour moi ça, ça a été hyper important. C’était pas un gourou au contraire, c’était quelqu’un qui te disait que t’étais capable de tout. Donc c’est génial : tu te dis « si je suis capable de tout, je fais tout ».
RP : Sur le lien avec les syndicats c’est intéressant ce que tu dis, parce que ce qu’il a manqué au mouvement contre la loi travail, c’est ces organismes d’auto-organisation pouvant décider de la suite du mouvement, commander la lutte.
M : Pendant la grève de ce printemps on n’a pas eu le pouvoir de dépasser les directions syndicales. Même si on a fait un comité de grève à Austerlitz et dans quelques gares, ce n’était pas une généralité. On a bien vu que pour avoir la grève reconductible ça a été la croix et la bannière. On a dû attendre de mars à juin. Alors que nous en 1986 on avait décidé qu’on refusait les grèves carrées. Les deux jours où on avait fait grève, les 4 et 5 décembre c’était difficile pour nous parce qu’on avait fait que deux jours, mais on savait qu’on allait partir le 18 décembre tous ensemble. On savait qu’il fallait garder nos forces.
RP : Si on doit comparer la grève de 86 et celle du printemps, notamment sur le fait de dépasser la stratégie et la politique des directions syndicales, on se dit que ce n’est pas pour rien si la grève de 95 est beaucoup plus mise en avant . Alors qu’en terme d’expérience et d’auto-organisation celle de 1986 est bien plus avancée
M : En 86 le monde ouvrier n’avait pas vécu autant de défaites et de désillusions qu’aujourd’hui, on était dans l’après 68, aujourd’hui les travailleurs sont plus fatalistes. Mais surtout en face de nous, du côté du patronat ils nous ont déclaré la guerre, après la grève ils se sont dit « plus jamais ça ». Pareil du côté des directions syndicales. Ce vent de liberté qu’on a connu en 86, on l’a perdu petit à petit, surtout après 95. On a été plus ou moins achetés, Nous, syndicalistes, nous avions quelques réunions rares dans les années 80-90. Aujourd’hui on a des réunions tout le temps. Quand on dit dialogue social c’est aussi qu’on occupe les représentants syndicaux pour qu’ils ne soient pas ailleurs, ils ont beaucoup moins de temps pour être auprès de la base. C’est ce qui faisait notre force à cette époque : on était tout le temps sur le terrain. C’est une méthode pour éviter que la base s’organise.
Alors que les syndicats ont très très mal vécu 86 parce qu’ils se sont fait déborder par la base. Quand ils décidaient quelque chose nous on disait « non, on veut pas et on continue ». Pour eux ça a été une énorme défaite. Ils n’avaient plus aucun poids, on ne suivait pas, même s’ils appelaient à reprendre. Ils se sont rendu compte qu’il fallait être là la prochaine fois, et en 1995 la CGT a repris le pas. Ils ont dirigé la grève en essayant d’intégrer un peu tout le monde, mais malgré tout c’était eux qui tenaient les ficelles. Ils avaient tout intérêt à ce qu’on ne parle plus de 86. Après la grève ils ont entrepris tout un travail de démoralisation, pour convaincre qu’on avait fait grève pendant un mois pour rien. Ça, moi, ça me met en colère. Parce que même si on n’a pas gagné grand-chose en termes de revendications, la fierté qu’on a gagnée, c’est ça qui était incroyable. Ils ont tout fait pour atténuer ce mois de grève qu’on avait fait. C’est vrai que la reprise à été difficile, surtout financièrement, mais on était tellement fiers.
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Trente ans après la grève cheminote de 1986 : quels enseignements ? – PARTIE 3
Interview. Grève des cheminots de 1986 : « En tant que femme, au début c’était terrible, tu n’étais acceptée ni par la direction, ni par tes collègues »
Être une femme à la SNCF : cheminote, syndicaliste, ...
Révolution Permanente : Est-ce que tu pourrais plus nous raconter ton expérience en tant que femme au sein de la SNCF ?
Myriam : Moi je suis rentrée à la SNCF en 1983 et je faisais partie de la dernière promo de ce moment-là. On était moitié-moitié : cinq filles, cinq garçons, et c’était la première fois qu’il y avait autant de filles. Donc tu pars pour te former, en double avec un autre contrôleur, et on t’explique que ce n’est pas un boulot pour les femmes, qu’en général quand des femmes arrivent dans un boulot qui était fait pour les hommes, le boulot est automatiquement dénaturé. Que les femmes ça ne servaient que pour la cuisine et au pieu. Donc il fallait arriver à s’affirmer. Toutes on avait un caractère assez fort, mais c’est ce qui fallait parce qu’on arrivait dans un monde d’hommes, et ils pensaient que les femmes, les pauvres petites natures ne pouvaient pas s’en sortir. Moi je suis arrivée en 83, Mitterrand était au pouvoir et il avait impulsé qu’il y ait plus de femmes, mais même notre directeur quand il nous a embauché, il nous disait : "les femmes si vous voulez faire ce boulot là, vous n’aurez pas d’enfants". Nous on se disait toutes, "cause toujours, on fera ce qu’on veut". Pendant très longtemps on nous a culpabilisé d’être une femme, d’avoir des enfants. Moi dès que j’ai su que j’étais enceinte j’ai demandé à travailler en dehors des trains parce que j’ai estimé que ce n’était pas bon pour la santé de mon enfant. Mais tous mes collègues me faisaient culpabiliser, en me disant "c’est pas une maladie, tu pourrais bien bosser". Moi je disais "non, c’est mon choix, je fais ce que je veux". Mais il y avait ce poids, donc il y a énormément de femmes qui ont continué à rouler jusqu’à la fin, jusqu’à leur congé maternité. Je trouvais que c’était ignoble, on a vécu des choses terribles, il y a eu beaucoup de fausses couches. Il y en a une il y a quelques années, qui a été agressée pendant qu’elle était enceinte, elle a perdu son bébé. On nous culpabilisait tout le temps, et ça continue aujourd’hui. Il faut qu’on en fasse plus que les hommes pour qu’on nous laisse tranquille. Moi quand je suis partie en congé parental on m’a fait le même cirque. C’est sûr que le fait que je sois enceinte, ça a complètement freiné mon roulement de carrière, qui n’était déjà pas fabuleux comme j’étais syndicaliste. Alors que dans les réglementations tu dois pouvoir dérouler même quand tu es en congé parental, mais ça se fait rarement.
En tant que femme au début ça a été extrêmement dur, il fallait que tu te battes contre la direction déjà, pour avoir des locaux, un espace pour nous, pour ne plus être mélangées avec les hommes. Les hommes ne comprenaient pas, ils disaient : "à cause de vous on refait les foyers". Mais du coup ça s’améliorait ! Nos conditions de travail se sont améliorées car des femmes arrivaient. Par exemple quand je suis arrivée il y avait encore des foyers de découché où ils étaient deux ou trois dans la même chambre. À partir du moment où on est arrivé, ils ont dû faire des chambres individuelles, avec des toilettes et douches individuelles. Mais au départ c’était terrible : tu sentais que tu n’étais acceptée ni par tes collègues, ni par la direction. Et si en plus tu étais une grande gueule, que tu étais syndicaliste alors tu avais gagné le gros lot. Mais d’une certaine manière être syndicaliste m’a protégée aussi : parce qu’à partir du moment où je me suis syndiquée, pour la direction ça devenait sérieux, je n’étais plus seulement une greluche, qui devait avoir ses règles, qui gueulait tout le temps.
... opposée aux bureaucraties syndicales
RP : Et par rapport aux directions syndicales ? C’est déjà dur comme tu le racontais d’être une cheminote, mais si en plus tu contestes la politique des directions syndicales...
M : Déjà moi j’étais bien intégrée au sein de mes collègues, parce que j’étais nette vis-à-vis du boulot, puis progressivement aussi on s’est imposée. Avec mes collègues proches je n’avais pas de souci mais c’était plus avec la CGT : j’accumulais, j’étais gauchiste, comme ils disaient, plus une femme. Or à ce moment-là dans leur secteur ils voyaient les femmes comme des objets qui ne servaient que pour la baise et pour faire à manger. Moi je refusais de me taire, je voulais être partie prenante dans les luttes, et il était hors de question qu’ils m’approchent de façon sexuelle.
RP : Et l’expérience des menaces dont tu parlais ?
M : Pendant la grève dans les Assemblées générales de plus en plus il y avait des copains qui faisaient barrage, pour pas que ça ne dégénère pas, qui me protégeaient. Après c’est sûr que quand eux ils commençaient à me dire "je vais te péter la gueule", moi je leur disais "t’as qu’à venir". Dans les AG c’était vraiment physique, et quand tu étais une femme c’était encore pire, ils se disaient "ça va, je peux lui en mettre une, ce n’est pas grave".
Après les AG dans nos gares, on allait à Ivry pour rapporter les décisions de nos AG à la coordination. Or à Ivry à l’époque, la CGT avait son local juste à l’entrée. Tu étais obligé de passer devant eux et dès qu’ils voyaient une ou un gauchiste ça partait en vrille. Alors les copains venaient me chercher, je ne pouvais pas y aller toute seule. Plusieurs fois les mecs de la CGT m’ont traitée de salope, c’était dur, nous à ce moment-là on faisait des journées qui commençaient à 4 heures du matin, jusqu’à 23h. Tu te battais pour quelque chose, pour un idéal et ça a été un choc : tu te disais mais ils se battent contre qui eux ? Pourquoi ils se battent contre moi ? Toute cette énergie qu’ils mettent contre moi, j’aimerais bien qu’ils la mettent contre un patron.
Mais le plus important c’est que toute cette expérience nous a appris que tout est possible quand on lutte tous ensemble, syndiqués et non syndiqués, que la liberté existe si on refuse d’être un mouton. Je garderai toujours en moi ces moments de lutte, où il y a plein d’échanges d’idées, où on rencontre pleins de gens bien qui luttent pour une société meilleure.
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