CHAPITRE I
La faillite du communisme d'État russe
La Russie présente depuis quelques mois les signes d’une crise intérieure, dont les inévitables conséquences pourraient avoir une importance sans doute plus décisive pour son proche avenir que toutes les secousses qui l'ont ébranlée jusqu'ici au cours de la révolution. Les compromis économiques du gouvernement russe avec le capitalisme étranger, la révolte de Cronstadt, la déclaration de guerre ouverte aux anarchistes et aux syndicalistes faite par LÉNINE au Xe Congrès du parti communiste, la féroce persécution de tous les partis et tendances socialistes non bolcheviques et, last but not least, l'indéniable processus de décomposition à l'intérieur du parti communiste lui-même sont autant de phénomènes dont on ne peut méconnaître l'importance ni mesurer aujourd'hui les effets sur le mouvement ouvrier international. C'est précisément l'extraordinaire importance de la crise actuelle pour l'ensemble du mouvement socialiste qui nous pousse à prendre publiquement position.
Dans le cas présent, ce n'est pas tant la critique en elle-même que les manifestations qui l'accompagnent et les circonstances dans lesquelles elle est faite qui rendent terriblement difficile une prise de position claire et sans équivoque sur la question. Il ne s'agit en effet pas seulement d'oppositions théoriques déterminées et de conceptions différentes des phases probables du développement social, mais encore de problèmes d'une importance historique mondiale, dont la solution dans l'un ou l'autre sens exerce une influence puissante sur l'avenir de l'Europe et de l'ensemble du monde civilisé. Aussi, tout socialiste et révolutionnaire sincère devrait-il aborder ces problèmes avec d'autant plus de prudence et de maîtrise de soi, éliminer toutes les questions de nature personnelle de son horizon et s'efforcer de rechercher le point central et l'origine profonde de tous les phénomènes en question. Mais, même dans ce cas, un jugement n'aura toujours qu'une signification relative, étant sujet à maintes opinions erronées, principalement sur les points d'importance secondaire ; du moins aura-t-on la satisfaction personnelle de s'être gardé de ces impulsions aveugles dues à des humeurs passagères qui furent jusqu'à présent un obstacle insurmontable à tout vrai jugement.
Dans la grande bataille pour ou contre Moscou, qui a maintenant commencé dans tout le mouvement ouvrier, on ne trouve à vrai dire pour le moment guère d'exemples d'une telle manière de traiter le problème. Il semble que l'on veuille au contraire empêcher tout approfondissement de la question par de frénétiques déformations des faits et un culte borné des grands mots. Une haine aveugle, une imbécile phraséologie jouent toujours le rôle plus éminent dans un combat qui est d'une importance vitale pour le développement du mouvement socialiste. Mais, il faut le dire dès maintenant, la responsabilité de cet état désolant incombe presqu'entièrement aux hommes de Moscou et aux partis communistes qui suivent leurs directives. Nous ne voulons pas parler des débordements personnels de quelques-uns, qui se laissent emporter par leur tempérament ou la passion politique, mais d'une méthode froidement appliquée, qui ne recule devant aucune bassesse, aucune diffamation personnelle, lorsqu'il s'agit d'atteindre un but donné ou de se débarrasser d'un adversaire gênant. Un coup d'œil sur la presse des différents partis communistes, en particulier en Allemagne, suffit pour s'assurer que notre affirmation n'est, hélas, que trop bien fondée. Qui n'est pas aveuglément d'accord avec «les diktats» et les idées des hommes au pouvoir à Moscou et de leurs petits suiveurs à l'étranger, se voit irrémédiablement étiqueté «contre-révolutionnaire» et flétri comme traître au mouvement ouvrier. Toute la polémique de ces gens vise pour ainsi dire à l'empoisonnement moral des puits. Il est cependant remarquable que ceux-là mêmes qui s'efforcent de discréditer comme «petite-bourgeoise» et au service de la bourgeoisie toute tendance du mouvement ouvrier qui leur déplaît aient emprunté à la même bourgeoisie cette arme tristement connue de la suspicion systématique des adversaires politiques.
La calomnie, arme de la bourgeoisie
Lorsque ROBESPIERRE et SAINT JUST préparaient la condamnation des hébertistes, la presse jacobine commença à accuser ces derniers d'être des «agents de PITT». Depuis lors, ce jeu criminel ne cesse d'être joué et la dernière guerre nous a amplement fourni en exemples du procédé. Quiconque osait, en Angleterre, en France ou ailleurs, dire un mot de protestation contre la grande boucherie des peuples était traité d'agent allemand par la meurtrière presse patriotique, tandis qu'en Allemagne même, tout opposant à la guerre était évidemment un «espion anglais». Or cette misérable méthode, dont l'utilisation était restée jusqu'à présent l'apanage douteux du plus bas terrorisme journalistique bourgeois, est aujourd'hui l'arme préférée de la presse du parti communiste russe et de ses tristes succursales à l'étranger.
Maria SPIRIDONOVA5 et les maximalistes : des contre-révolutionnaires ! les anarchistes : des contre-révolutionnaires ! les syndicalistes : des contre-révolutionnaires ! MAKHNO : un contre-révolutionnaire ! les insurgés de Cronstadt : des contre-révolutionnaires ! Et qui ne le croit pas ne peut naturellement qu'être un contre-révolutionnaire !
Les circonstances particulières du développement de la révolution russe ont permis aux partisans du «communisme» moderne de mettre cette tactique jésuitique en pratique aussi longtemps et avec autant de succès. L'explosion de la révolution russe fut en effet le premier signe flamboyant du réveil de l'humanité dans l'horrible monotonie de la tuerie qui avait transformé l'Europe en un immense abattoir. Le monde entier se prit à respirer de nouveau : le maléfice était rompu ! L'effrayante hypnose de la folie meurtrière, qui avait entraîné depuis des années l'humanité dans une ronde insensée de sang et de ruines, avait perdu sa force — on sentait venir sa fin. De même qu'autrefois la guerre d'indépendance des colons américains avait donné une puissante impulsion à l'idée révolutionnaire dans l'ancienne France, la Révolution russe agissait maintenant sur l'évolution politique en Allemagne et en Autriche, précipitant l'écroulement des puissances centrales. La révolution avait délivré le monde de la malédiction de la guerre, ce qui explique l'immense enthousiasme qu'elle souleva dans la classe ouvrière tout entière et même dans des milieux d'habitude tout à fait étrangers à la cause révolutionnaire. On y voyait le début d'une ère nouvelle en Europe et au sein des masses prolétariennes se levait un puissant désir de libération de l'esclavage salarié, surtout après la chute de KERENSKI et la prise du pouvoir par les bolcheviks.
Dans les pays latins, cette sympathie sans mélange pour la Révolution russe avait une autre raison particulière. Là où les traditions du vieux mouvement bakouniniste sont encore vivantes dans les masses ouvrières, on n'était que trop porté à confondre le bolchevisme avec les idées de Bakounine et ses tentatives de réalisation.
Lorsque, par la suite, les puissances impérialistes de l'Entente mobilisèrent contre la Russie et y déchaînèrent la contre-révolution, lorsque les hordes de KOLTCHAK, DENIKINE et WRANGEL menacèrent l’existence de la république soviétique, la sympathie de tout vrai révolutionnaire, de quelque tendance qu'il se réclame, alla sans partage à la Russie soviétique. Et tous ceux qui sont un tant soit peu au courant des choses savent que beaucoup d'entre eux, bien qu'ils fussent fondamentalement opposés aux théories bolcheviques, n'en restèrent cependant pas à une sympathie platonique. Telle fut en particulier l'attitude de nos camarades anarchistes, aussi bien en Russie même que dans tous les autres pays. Des hommes comme KROPOTKINE, MALATESTA, BERTONI, Domela NIEuWENHUIS, Sébastien FAURE et bien d'autres, qui s'étaient dès le début expressément opposés au bolchevisme, se placèrent sans hésiter un instant aux côtés de la Russie révolutionnaire, non pas parce qu'ils étaient d'accord avec les principes et directives bolcheviques, mais simplement parce qu'ils étaient des révolutionnaires et, comme tels, les ennemis de toute tentative contre-révolutionnaire.
La presse anarchiste et syndicaliste s'efforça particulièrement d'observer une grande retenue dans sa critique des idées bolcheviques, pour ne pas apporter d'eau aux moulins de la contre-révolution. Bien des nouvelles qui nous parvenaient, bien des mesures du gouvernement soviétique que nous pensions devoir être fatales au développement de la révolution, furent passées sous silence, car l'on se disait que ce n'était pas le moment de critiquer. Chacun ressentait toute la force des énormes difficultés qui s'amassaient en Russie et menaçaient le cours des événements révolutionnaires. Aussi se disait-on qu'il est plus facile de formuler des critiques que d'améliorer les choses et c'est ce sentiment instinctif de responsabilité qui fit que beaucoup d'entre nous se turent à une époque où la Russie, saignant de mille blessures, devait se battre pour son destin. Mais ce fut justement cette position difficile, où l'irrésistible pression des circonstances poussa toutes les tendances non bolcheviques du mouvement socialiste en général, qui donna aux partisans sans scrupules du bolchevisme la possibilité de diffamer comme contre-révolutionnaires tous ceux qui suivaient une autre voie et ne voulaient pas se plier à leur diktat.
Il faut prendre position
Les temps ont depuis bien changé. La Russie elle-même est arrivée à un tournant de son évolution interne, qui pourrait être décisif pour son proche avenir. Les fameux 21 points6 de LÉNINE et la tentative de la «IIIe Internationale» d'attirer l'ensemble du mouvement ouvrier dans le sillage du communisme d'État nous forcent à prendre publiquement position.
Ceux qui croyaient que les dirigeants russes étaient obligés par la fatalité de la guerre de prendre des mesures auxquelles ils répugnaient en leur for intérieur, et qu'avec la fin des hostilités l'état de guerre dans la vie politique russe verrait aussi venir son terme, ont été amèrement déçus. L'état des choses ne s'est pas amélioré, il est devenu tout simplement insupportable. Une terrible réaction domine aujourd'hui le pays, y étouffant toute vie spirituelle.
Au cours des derniers mois, nous avons eu l'occasion de nous entretenir avec des douzaines d'hommes et de femmes qui avaient pris part aux congrès de la IIe Internationale et de l'Internationale des syndicats rouges à Moscou et qui nous ont rapporté ce qu'ils avaient vécu et appris. Parmi eux se trouvaient des partisans des tendances socialistes les plus diverses et des citoyens de huit nations différentes, mais quel changement d'hier à aujourd'hui !
Autrefois, la plupart de ceux qui revenaient de Russie n'étaient que louanges sur tout ce qu'ils avaient vu. Tout était comme il faut, chaque limitation de liberté justifiée par l'absolue nécessité dans la situation critique du pays et le moindre début de doute signifiait une haute trahison de la cause révolutionnaire. Cela dit, quatre-vingt-dix pour cent de nos rouges pèlerins, partis pour La Mecque moderne puiser la sagesse révolutionnaire à sa source, n'avaient absolument rien appris sur l'état véritable de la Russie. La plupart ne connaissaient pas le russe et logeaient à l'Hôtel Lux, à Moscou, ou dans quelque autre logement convenable. Une troupe d'employés zélés — pour la plupart agents de la Tchéka — s'occupaient amplement du bien-être physique et intellectuel de leurs hôtes et les renseignaient sur tous les détails du merveilleux monde communiste. Sous leur conduite, ils visitaient ainsi usines, écoles, théâtres, etc., et faisaient dans de confortables wagons de chemin de fer, ou même en auto, des excursions dans le pays — toujours sous les yeux vigilants des agents soviétiques, attentifs à ce que rien ne vienne troubler le programme prévu. On leur montrait des villages à la Potemkine et ils s'en émerveillaient ; quant à l'état réel des campagnes, fort peu d'entre eux en voyaient quelque chose. La plupart ne soupçonnaient même pas qu'ils étaient victimes d'un mauvais charme de théâtre. En outre, le ministère des Finances se montrait très prévenant pour hôtes et délégués, ce qui ne contribuait naturellement pas peu à faire monter chez plusieurs de quelques degrés encore l'enthousiasme dû. Ainsi le monde est-il depuis quelques années inondé d'un flot d'articles de journaux, de brochures et de livres écrits par des gens qui, après avoir passé six ou huit semaines en Russie, se sont sentis obligés de communiquer leurs «expériences» à leurs contemporains étonnés. Nul autre que Bill HAYWOOD7 vient de nous en donner un exemple typique en remplissant, deux jours à peine après son arrivée à Moscou, les colonnes du journal londonien Daily Herald d'un véritable hymne à la louange de la Russie soviétique. Lorsqu'un homme comme HAYWOOD ne recule pas devant une aussi niaise escroquerie, n'ayant apparemment même pas compris le caractère réprouvable d'une telle manière d'agir, que peut-on bien attendre d'esprits subalternes de troisième ou quatrième qualité ?
Mais, comme nous le disions, un grand changement est intervenu en ce domaine et l'on sent qu'un profond dégrisement se fait jour. Parmi les douzaines de camarades socialistes des tendances les plus diverses évoqués plus haut, revenus de Russie ces dernières semaines, nous n'en avons plus trouvé un seul pour prononcer un jugement empreint de la même naïveté qu'autrefois. Tous, sans exception, étaient très inquiets et la plupart, amèrement déçus par ce qu'ils avaient vu, donnaient libre cours à leurs sentiments. Nous avons vu des hommes, partis enthousiastes, voire fanatiques partisans du bolchevisme, rentrer totalement brisés et ayant perdu tout espoir. Parmi eux, un camarade espagnol qui, quelques mois auparavant, avait encore accusé publiquement les syndicalistes allemands de mentalité contre-révolutionnaire pour avoir communiqué au monde l'appel au secours désespéré des anarcho-syndicalistes russes et exigé des dirigeants russes la libération des révolutionnaires emprisonnés.
L'atmosphère étouffante du despotisme
Ce ne furent nullement les terribles conditions économiques existant en Russie qui amenèrent ces hommes et ces femmes à réviser leur opinion, mais avant tout l'atmosphère étouffante de l'insupportable despotisme qui y pèse aujourd'hui comme un épais nuage et auquel il a été réservé de pousser à leur limite les pires excès du tsarisme. L'impitoyable répression de toute pensée libre, l'absence de toute garantie de liberté personnelle, ne serait-ce qu'à l'intérieur de certaines limites comme c'est le cas même dans les pays capitalistes, la suppression de tous les droits donnant aux travailleurs la simple possibilité de faire connaître leurs idées et leurs sentiments — tels que la liberté de réunion, le droit de grève, etc. — l'effroyable développement d'un système de police et d'espionnage qui dépasse tout ce qui a pu exister dans ce sombre domaine, la pétaudière des commissaires et l'aveugle routine de toute une hiérarchie de fonctionnaires sans esprit, qui a depuis longtemps étouffé tout mouvement d'autonomie et de vie dans les masses — tout cela, parmi de nombreux autres faits que l'on ne peut plus dissimuler aujourd'hui avec la même habileté qu'autrefois, a ouvert bien des yeux qui semblaient avoir succombé sans espoir à l'hypnose générale.
Mais d'autres phénomènes troublants se manifestent aujourd'hui, que beaucoup, revenus il y a seulement quelques mois, auraient alors estimés impossibles. Des gens qui, il n'y a pas longtemps, déclaraient traître à la classe ouvrière et contre-révolutionnaire quiconque osait émettre la moindre critique au sujet des méthodes et manière d'agir des dictateurs moscovites, sont aujourd'hui devenus leurs furieux adversaires. Le parti communiste ouvrier allemand (KAPD) en offre un exemple classique, lui dont les chefs aux regards avides de roubles guignaient Moscou, essayant de s'attirer la bienveillance et les bonnes grâces de la centrale russe par une phraséologie «révolutionnaire» aux limites du ramollissement cérébral. Il y a trois mois à peine, ces lilliputiens de l'esprit, qui ne se plaisent que dans des poses de héros de tragédie et ont de terribles colères lorsque d'aucuns ne prennent pas leur sotte farce au sérieux, rampaient à la lettre aux pieds de la IIIe Internationale et se séparaient de leurs têtes les plus capables pour profiter de la manne de roubles ; or les voici maintenant qui rivalisent formellement dans la diffamation de cette même Internationale et de l'Union soviétique: «LÉNINE ne veut pas la révolution ! La IIIe Internationale est la plus grande escroquerie qui soit ! TROTSKI, ZINOVIEV, RADEK et consorts, des escrocs ! Le gouvernement soviétique devenu simple représentant du capitalisme ! Le gouvernement bourgeois soviétique, avocat des intérêts de la bourgeoisie internationale !», tels sont aujourd'hui les titres du journal l'Ouvrier communiste. Nous avons bien peur, quant à nous, que d'aussi soudains retournements politiques ne se renouvellent souvent et que les bolcheviks ne doivent encore connaître beaucoup d'amères déconvenues, de la part précisément de leurs partisans les plus fanatiques et les plus servilement dévoués. La dernière prise de position du parti communiste allemand (KPD) et l'affaire LEVI et Camarades sont de mauvais présages, et qui donnent à penser. Ces phénomènes sont inévitables, car un parti qui doit acheter ses propagandistes et ses hommes de confiance en leur versant régulièrement de fortes sommes, loin de se faire ainsi de vrais amis, favorise l'extension autour de lui d'une zone marécageuse de corruption, qui attire irrésistiblement tous les aventuriers politiques et qui lui sera à plus ou moins brève échéance fatale.
Pour l'observateur sérieux, les condamnations actuelles des chefs du KPD ne sont pas plus importantes que les louanges passées de ces messieurs. On doit aussi peu en tenir compte, pour une étude sérieuse des événements russes, que des invectives de la presse bourgeoise, mais elles sont importantes comme symptômes de l'état actuel des choses.
La faillite du socialisme d'État
Ce que nous pouvons observer aujourd'hui en Russie, c'est l'écroulement d'un système, la déclaration de faillite du socialisme d'État dans sa forme la plus rebutante. Le caractère personnel ou, comme certains le prétendent, le manque de caractère des acteurs de ce drame n'y joue qu'un rôle secondaire. Quand LÉNINE lui-même se voit obligé de dire qu'au moins cinquante pour cent des «commissaires» soviétiques ne devraient pas être à la place qu'ils occupent, cela ne prouve pas encore en soi que son système est mauvais. Mais qu'il ne puisse plus se débarrasser des mauvais esprits qu'il a déchaînés et qui lui mangent maintenant la soupe sur la tête, c'est là un phénomène qui a sa racine dans le système et qui ne peut être expliqué que par lui.
LÉNINE, ce grand opportuniste, le sent bien, même s'il n'ose l'avouer ouvertement. Il sait que l'expérience bolchevique a irrémédiablement fait faillite et que rien au monde ne peut faire que ce qui est arrivé ne soit arrivé. C'est pourquoi il appelle le capitalisme international à sa rescousse, tout autre chemin lui étant barré. Lui reprocher d'être soudain devenu modéré, dire que l'on doit chercher dans ce changement d'opinion l'explication de son actuelle politique de compromission est sans aucun fondement, et même simplement absurde. Le gouvernement russe ne passe pas accord avec le capitalisme étranger parce que LÉNINE et d'autres avec lui sont effectivement devenus modérés, mais parce qu'il n'a plus d'autre moyen. Le pas qu'il fait aujourd'hui n'est pas dû à un changement d'idées, mais à l'inflexible nécessité, née de circonstances qu'il a lui-même plus que quiconque contribué à créer.
Certes, il pourrait volontairement partir, cédant la place aux éléments de gauche, mais c'est justement là ce que ne fait pas un gouvernement. C'est en effet une caractéristique essentielle de tout pouvoir, que ceux qui le détiennent cherchent par tous les moyens à conserver le monopole de leur domination. En ce qui concerne l'actuel gouvernement soviétique, il faut encore tout spécialement considérer que son retrait, dans les conditions présentes, aurait obligatoirement de lourdes conséquences personnelles pour ses membres, d'où la nécessité actuelle pour eux d'affirmer leur pouvoir sans aucune concession. La phrase célèbre de LÉNINE : «Nous sommes prêts à tous les compromis dans le domaine économique, mais à aucun dans le domaine politique», est à ce point de vue très claire et peut difficilement prêter à méprise.
Ainsi s'explique aussi la persécution des anarchistes, syndicalistes, maximalistes, etc., menée ces temps derniers avec une ardeur toute particulière : ne sont-ils pas justement ceux qui pourraient faire obstacle au virage à droite et ne doivent-ils pas, en conséquence, c'est-à-dire en vérité dans l'intérêt de la raison d'État, être écartés d'une manière ou d'une autre ?
Le fait que le gouvernement soviétique n'ait même pas hésité à fermer l'imprimerie du Golos Truda 8 qui s'occupait principalement de l'édition des œuvres de KROPOTKINE, est sans doute la meilleure preuve du cours que les bolcheviks ont fait prendre à leur machine d'État. On se dirige toutes voiles dehors, vers la droite et, afin que le passage se fasse le plus aisément possible et sans de trop graves conflits, l'intérêt de l'actuelle politique gouvernementale exige la mise à l'écart des éléments de gauche.
Il se passe aujourd'hui en Russie des événements semblables à ceux de mars 1794, pendant la Révolution française. Lorsque ROBESPIERRE et la poignée d'hommes, qui avaient alors entre leurs mains les destinées de la France, infléchirent leur politique vers la droite, ils furent forcés d'abattre l'opposition de gauche. Ils envoyèrent à l'échafaud les hommes de la Commune, hébertistes et enragés — c'est-à-dire ceux que le girondin BRISSOT nommait de manière significative les «anarchistes» — tout comme aujourd'hui, en Russie, on emprisonne ou livre au bourreau les vrais défenseurs du système soviétique, les anarchistes, les syndicalistes et les maximalistes. La politique de ROBESPIERRE a conduit la France au 9 Thermidor, puis à la dictature militaire de NAPOLÉON. À quels abîmes la politique de LÉNINE et de ses camarades conduira-t-elle la Russie ?
CHAPITRE II
Un faux argument historique
Nous avons dit plus haut que les conditions historiques particulières dans lesquelles la Révolution russe s'est déroulée jusqu'ici sont venues fort à propos pour les bolcheviks dans leur combat contre leurs adversaires politiques. La situation extrêmement difficile dans laquelle s'est trouvée la République soviétique pendant les premières phases du régime bolchevik, lorsque les hordes de la contre-révolution, soutenues par l'étranger, menaçaient son existence même, a fait que l'on accepta chaque mesure de coercition du gouvernement russe, chaque mesure de répression par la violence de la critique publique comme allant pour ainsi dire de soi et que l'on s'habitua à les justifier moralement en considération des terribles circonstances. Aussi compréhensible qu'une telle conception nous apparaisse, elle n'en comporte pas moins le grand danger de troubler l'esprit critique au point de le supprimer peu à peu tout à fait. C'est, en effet, ainsi que l'observateur perd, sans même en être conscient et insensiblement, tout jugement personnel et tout sens des proportions des événements réels. Une hypothèse faite sous réserves devient finalement à ses yeux un principe inflexible et une nécessité fatale. Ainsi, un grand nombre de nos propres camarades anarchistes — et absolument pas des moins valables — en vinrent-ils à plaider pour les bolcheviks à chacun de leurs actes, parce qu'ils les tenaient pour «historiquement nécessaires». La plupart de nos camarades, en Russie même, furent victimes de la même hypnose, jusqu'à ce que les cruelles expériences qu'ils firent leur aient enfin ouvert les yeux.
On prit l'habitude d'approuver les yeux fermés tout ce qui venait de Russie et, lorsqu'on n'était pas précisément enthousiasmé par bien des mesures adoptées, on se consolait en disant qu'elles étaient inévitables dans l'intérêt de la révolution. On en vint ainsi à s'accommoder de tout acte despotique du gouvernement et de chaque violation brutale des plus élémentaires droits de l'homme, fussent-ils dirigés contre d'authentiques révolutionnaires, au moins aussi dévoués à la cause du socialisme que les porte-parole de l'État bolchevik.
«Que voulez-vous, nous disait-on, les révolutions ne se font pas avec de l'eau de rose. Au moment où toute la réaction internationale s'est unie pour combattre la révolution, le gouvernement soviétique est tout simplement obligé de prendre de telles mesures... Et l'on attirait avec une prédilection particulière notre attention sur l'histoire de la grande Révolution française pour nous convaincre, par l'argument de l'expérience historique, de ce que tout grand bouleversement social est lié à des phénomènes semblables à ceux que nous observons aujourd'hui en Russie.
L'exemple de la Révolution française
Malheureusement, c'est justement tout le contraire que nous montre l'expérience historique. La véritable «dictature» de ROBESPIERRE et de ses partisans et, avec elle, la persécution de toutes les tendances vraiment révolutionnaires, ne commença que lorsque la révolution fut finie et que l'État centralisé eut pris sa succession. Même dans la période la plus critique que la France révolutionnaire eut à traverser, on n'osa jamais en venir à étouffer la presse révolutionnaire des différentes tendances et à ne plus autoriser que les organes officiels du gouvernement. Les plus extrêmes partisans de la dictature n'osèrent pas même rêver de telles mesures. Même à l'époque la plus terrible, lorsque les armées étrangères se trouvaient sur le territoire français et que la contre-révolution relevait en Vendée et dans d'autres régions sa tête menaçante, on ne pensa ni à supprimer la liberté de réunion ni à interdire toute critique des affaires publiques, comme c'est le cas en Russie depuis des années. Certes, les Jacobins s'efforcèrent sans trêve de rassembler toutes les forces révolutionnaires entre les mains d'un gouvernement central fort, mais leurs tentatives n'eurent pas de succès aussi longtemps que la révolution suivit une ligne ascendante. Même des hommes comme Jacques Roux, LECLERC, VARLET, DOLIVIER, CHALIER et bien d’autres éléments ultra-révolutionnaires qui furent toujours les bêtes noires de ROBESPIERRE et de ses partisans, purent poursuivre publiquement leur propagande orale et écrite. Et que l'on n'aille pas croire que la critique publique contre l'Assemblée nationale, puis la Convention, se faisait sur un ton modéré ! Un coup d'œil sur la presse révolutionnaire de l'époque suffit pour se convaincre du contraire.
Cette liberté d'expression des opinions était d'ailleurs le moteur nécessaire au progrès de la révolution et au développement de l'initiative créatrice du peuple. Si la Révolution française fut capable de surmonter tous les obstacles qui s'accumulèrent devant elle et de délivrer le pays — et l'Europe avec lui — de la tyrannie de la monarchie absolue et du joug du servage, ce fut parce que les forces révolutionnaires surent conserver leur autonomie et ne se soumirent à aucune dictature gouvernementale. Les sections révolutionnaires de Paris et des provinces, au sein desquelles se rassemblaient les hommes d'action, formant pour ainsi dire le système nerveux de ce grand mouvement populaire, représentaient un contrepoids sûr à la toute-puissance d'un gouvernement central, qui ne pouvait que gêner l'élan révolutionnaire et lui faire manquer ses buts. Ce n'est que plus tard, lorsque les forces révolutionnaires actives se furent épuisées au combat et que les Jacobins eurent réussi à dépouiller les sections de leur autonomie et à les incorporer en tant qu'organes subordonnés à l'appareil central d'État que commence le déclin de la révolution. La victoire de ROBESPIERRE fut aussi celle de la contre-révolution. Le 24 mars 1794 et le 9 Thermidor sont les deux piliers sur lesquels s'édifia la victoire de la réaction.
Renvoyer à la Révolution française pour justifier la tactique des bolcheviks en Russie, c'est donc faire preuve d'une totale méconnaissance des faits historiques, qui présentent une tout autre image. À tous les moments décisifs de la Révolution française, en effet, l'initiative de l'action vint, à vrai dire, directement du peuple. C'est dans cette manifestation créatrice des masses que réside tout le secret de la révolution et c'est précisément parce que les forces révolutionnaires purent se développer librement et chaque tendance au sein du peuple trouver la place adaptée à son efficacité que la révolution fut capable d'abattre tous ses ennemis et de supprimer radicalement l'ignominieux système féodal. Et c'est précisément parce que le gouvernement bolchevik a réussi à paralyser tout mouvement autonome des masses, à supprimer par la force brutale toutes les autres tendances, étouffant ainsi systématiquement toute véritable initiative révolutionnaire au sein du peuple, qu'il est obligé aujourd'hui de revenir au capitalisme, après que ses membres se soient rendu compte qu'ils ne peuvent aboutir par leurs seules forces à la réalisation de leurs buts initiaux. Les soviets auraient pu jouer en Russie le même rôle que les sections pendant la Révolution française, mais une fois qu'ils eurent été dépouillés de leur autonomie par le pouvoir central, qui ne laissa subsister d'eux que le nom, ils perdirent immanquablement toute influence féconde sur le cours de la révolution : il ne leur resta plus qu'à traîner l'existence inutile et végétative d'organes subordonnés de l'État.
Lénine et le système des conseils
Les bolcheviks n'ont jamais été partisans d'un véritable système des conseils. En 1905, LÉNINE expliquait par exemple au président du soviet de Saint-Pétersbourg que «son parti ne pouvait sympathiser avec l'institution démodée du système des conseils». Mais, comme les premières étapes de la Révolution russe s'étaient justement développées sur cette base du système des conseils, les Bolcheviks durent, lorsqu'ils prirent le pouvoir, s'accommoder bon gré mal gré de cet héritage, très douteux à leurs yeux. Toute leur activité tendit alors à les dépouiller peu à peu de tout pouvoir et à les subordonner au gouvernement central. Qu'ils y aient réussi, voilà bien, à notre avis, l'immense tragédie de la Révolution russe. En travaillant systématiquement à la subordination de toutes les manifestations de la vie sociale au pouvoir absolu d'un gouvernement doté de tous les droits, on ne pouvait qu'aboutir à cette hiérarchie bornée de fonctionnaires, qui a été fatale au développement de la Révolution russe.
Lorsque Lénine explique aujourd'hui qu'il faut faire en sorte que le capitalisme soit dirigé dans les eaux du capitalisme d'État, le socialisme ne pouvant se développer qu'à partir de ce dernier, ce n'est autre chose qu'une phrase destinée à couvrir son embarras et dictée par la dure pression des conditions actuelles — il le sait mieux que quiconque. Mais il faut bien rendre moins amer aux ouvriers socialistes l'actuel cours à droite et l'on ne peut se montrer trop difficile dans le choix des arguments. Nous prétendons, quant à nous, que les cruelles persécutions auxquelles sont soumises aujourd’hui en Russie les tendances socialistes les plus variées — et tout spécialement celles de gauche — et la répression brutale et systématique de toute opinion ne tendant pas à l'aveugle justification du système actuel, ne naissent absolument pas du sentiment de la nécessité de défendre les conquêtes de la révolution et l'existence de la république soviétique contre des intrigues ennemies, mais au contraire de l'aveugle suffisance autoritaire d'un petit groupe, qui cherche à couvrir sa soif de puissance du nom glorieux de «dictature du prolétariat».
CHAPITRE III
L'activité « contre-révolutionnaire » des anarchistes russes
Une manœuvre de Boukharine
Lors de la séance finale du congrès de l’Internationale des syndicats rouges à Moscou, il s'est produit un incident significatif : BOUKHARINE, qui n'assistait au congrès qu'en qualité d'observateur, prit soudain la parole, au grand étonnement des délégués étrangers, pour lancer une attaque pleine de haine contre les anarchistes. Les délégués avaient véritablement des raisons d'être étonnés, une minorité parmi eux étant seulement en mesure de deviner la cause profonde de ce pénible épisode.
Peu après l'arrivée des délégués étrangers, une commission spéciale s'était en effet constituée, avec mission de présenter à LÉNINE et à d'autres représentants importants du gouvernement soviétique une requête demandant la libération des anarchistes et anarcho-syndicalistes emprisonnés. On promit aux membres de cette commission de faire tout ce qui pouvait être fait dans ce domaine et l'on s'engagea en même temps à ne pas parler publiquement au congrès de cette pénible affaire. La commission tint sa parole et, pendant toute la durée du congrès, la question des révolutionnaires incarcérés ne fut pas évoquée. On peut alors imaginer la stupeur des membres de la commission, lorsque soudainement et pour ainsi dire juste avant la fermeture des portes, BOUKHARINE traîna sans aucune motivation cette question devant le forum du congrès. Mais la stupeur fut encore plus grande lorsque, le délégué français SIROLLE ayant demandé la parole après le discours de BOUKHARINE pour faire une déclaration au nom de la commission, le président du congrès, LOZOVSKY, la lui refusa catégoriquement. Ce comportement autoritaire du président, accordant la parole à un non-délégué — et, qui plus est, sur une question qui n'était pas à l'ordre du jour du congrès — pour refuser le droit de réponse à un délégué, suscita de manière bien compréhensible une vive émotion dans le congrès. Les remous furent tels que le congrès faillit s'achever dans le chaos et que LOZOVSKY se vit finalement obligé de céder à la volonté générale des délégués et d'accorder la parole à SIROLLE, concession devenue absolument nécessaire, si l'on voulait éviter une rupture publique.
L'intention de BOUKHARINE n'était que trop évidente. Il voulait tout simplement prendre le congrès par surprise, pour épargner au gouvernement d'autres explications sur une question très incommode et extrêmement délicate pour lui. Mais, pour des délégués étrangers, pas encore suffisamment au fait des habitudes russes, la manœuvre était un peu trop grosse et elle manqua son but.
BOUKHARINE essaya d'expliquer que l'on ne devait en aucun cas comparer les anarchistes russes à ceux des autres pays, car il s'agissait en Russie d'une espèce tout à fait particulière, contre laquelle le gouvernement devait se défendre. Les anarchistes incarcérés étaient de simples criminels, des partisans du «chef de bande» MAKHNO, des gens que l'on avait pris les armes à la main, contre-révolutionnaires avérés, etc.
M. BOUKHARINE est, sans aucun doute et à sa manière, un homme adroit qui, s'il avait à l'époque honoré de sa présence la tristement célèbre conférence antianarchiste de Rome n'aurait certainement pas déshonoré cette compagnie. Mais, malheureusement pour lui, ses affirmations ne pêchent que par la moindre faute d'entretenir des rapports tendus avec la réalité des faits. Il s'agit dans son cas des libres inventions d'un homme qui cherche à sauver par tous les moyens le prestige menacé de son gouvernement, fût-ce aux dépens de la vérité.
L'immense majorité des anarchistes emprisonnés en Russie soviétique ne sont pas plus des partisans de MAKHNO qu’ils n’ont été pris les armes à la main. La raison de leur emprisonnement ne leur a jamais été communiquée, on les a jetés au cachot uniquement à cause de leurs idées. Quelques-uns des camarades récemment incarcérés ont ainsi exigé des agents de la commission extraordinaire une justification de leur emprisonnement. «Vous n'avez rien fait, leur fut-il répondu, mais vous pourriez faire quelque chose.» Que l'on se représente la tempête d'indignation qui s'élèverait dans un État bourgeois courant dont la police ferait preuve d'une telle cynique franchise.
Qu'en est-il, en fait, de l'activité prétendument «contre-révolutionnaire» des anarchistes russes ? Il suffit de considérer d'un peu plus près leur rôle dans la révolution pour se convaincre que l'accusation portée contre eux par les bolcheviks manque de tout fondement réel et ne peut être attribuée qu'à la calomnie malveillante pour raisons politiques.
Lorsqu'éclata la révolution, les anarchistes jouèrent un rôle important et furent parmi les éléments les plus actifs du mouvement révolutionnaire dans son ensemble. Ils avaient alors un grand nombre de quotidiens et leur propagande avait pénétré profondément dans les masses. À Cronstadt, Odessa, Iékaterinbourg et dans nombre d'autres villes importantes, ils avaient les masses ouvrières avec eux. Parmi les différentes tendances, les anarchistes-communistes et les anarcho-syndicalistes jouissaient de la plus grande influence.
Les anarchistes furent les premiers à attaquer le gouvernement provisoire et ce, à une époque où LÉNINE et les bolcheviks parlaient encore en faveur de l'Assemblée nationale. De même, ils avaient fait leur le mot d'ordre «Tout le pouvoir aux Soviets !», alors que les bolcheviks ne savaient même pas encore quelle attitude ils devaient prendre à l'égard de ces derniers.
Les anarchistes à la pointe du combat
Lorsque commença la lutte ouverte contre le gouvernement KERENSKY, les anarchistes furent les premiers en lice pour mettre les masses en mouvement. Avant même que n'éclatent les soulèvements de Moscou et de Pétrograd, les ouvriers anarchistes d'Iékaterinbourg s'étaient déjà levés, mais, à Moscou et à Pétrograd, ils se trouvèrent aussi à la pointe du mouvement. Ce fut l'anarchiste Anatole Grigorievitch ZELESNIAKOV qui, conduisant les matelots de Cronstadt, pénétra au Parlement et renvoya les députés dans leurs foyers, ZELESNIAKOV, dont la tête avait été mise à prix 400.000 roubles par DENIKINE et qui devait tomber en juillet 1919 dans la lutte contre les gardes blancs près d'Iékaterinoslav.
C'est un fait historique incontestable que, sans l'aide énergique des anarchistes, les bolcheviks ne seraient jamais arrivés au pouvoir. Les anarchistes combattirent partout aux endroits les plus dangereux. Ainsi, lorsque les gardes blancs se furent alliés à Moscou aux bandes de tueurs des Cent-Noirs,9 et retranchés dans l'Hôtel Métropol, ce sont eux qui prirent d'assaut ce bastion, après une sanglante bataille, qui dura trois jours entiers.
Dans le passage suivant, extrait de la revue les Temps nouveaux, un de nos camarades russes a décrit de manière très expressive les événements de cette époque : «LÉNINE s'empressa de publier un décret — ce fut son premier — dans lequel il déclarait que son parti se nommait désormais le parti des communistes. Ce décret parut dans les Izvestia, qui annonçaient par ailleurs que le gouvernement était décidé à introduire le communisme dans toute la Russie. La fédération anarchiste de Petrograd demanda alors à LÉNINE d'expliquer ce qu'il entendait par communisme et de quelle manière il pensait l'appliquer, s'il voulait le communisme libre ou bien plutôt un communisme à sa façon, inventé par les bolcheviks pour mettre les masses paysannes et ouvrières à la remorque de leur parti. LÉNINE répondit qu'il souhaitait sérieusement introduire le communisme libre dans toute la Russie, ajoutant cependant que cela ne pouvait être réalisé que graduellement et demandant en même temps la collaboration énergique de tous les groupes anarchistes, afin qu'il soit en mesure de remplir cette difficile et immense tâche. Les anarchistes furent assez naïfs pour prendre ces mots pour argent comptant et soutenir les bolcheviks dans leur lutte pour le but commun.»
Tout cela se passait à une époque où les bolcheviks n'étaient pas encore sûrs de l'avenir le plus proche, où les dangers menaçaient de tous côtés et où les éléments contre-révolutionnaires se mettaient à l'ouvrage dans tous les coins du pays. À Petrograd en particulier, les soutiens de la réaction ne dormaient pas : ils cherchaient par tous les moyens à exciter les masses ignorantes au meurtre et au pillage pour faire tomber le nouveau gouvernement. Dans cette période extrêmement critique pour eux, les bolcheviks, voyant que les anarchistes étaient un précieux soutien, n'hésitèrent pas à faire usage de cette force aussi longtemps que la situation l'exigea. Ainsi, en décembre 1917, alors que Petrograd était en proie à des hordes de soldats revenant du front et autres éléments douteux. Ces bandes, armées jusqu'aux dents, pénétraient dans les magasins et dépôts de vivres et pillaient à cœur joie. Les bolcheviks envoyèrent des gardes rouges aux endroits menacés pour mettre fin aux pillages. On essaya d'abord avec les matelots, dans lesquels on avait encore quelque confiance. Après quelques tentatives timides, ceux-ci passèrent finalement du coté des pillards, faisant cause commune avec eux. Dans cette situation extrêmement fâcheuse, seuls les anarchistes se montrèrent capables de s'opposer aux hordes en question et de faire cesser les pillages, non sans devoir le payer chèrement, laissant sur le terrain un grand nombre de morts et de blessés.
Une fois les dangers passés, les bolcheviks commencèrent à regarder les organisations anarchistes avec méfiance, ils virent en elles des ennemis dangereux, plus dangereux encore que les contre-révolutionnaires, car leur influence sur les paysans et les ouvriers devenait chaque jour plus grande et ils organisaient partout des unions syndicalistes et des communautés villageoises selon leurs conceptions. Le gouvernement bolchevik n'osa cependant pas les combattre tout de suite, car le sol sous ses pieds était encore beaucoup trop instable. On entama alors une lutte sournoise contre eux dans la presse bolchevique. On comptait toujours pouvoir attirer à soi les meilleurs éléments parmi les anarchistes, en leur offrant des postes officiels dans l'appareil gouvernemental, ce qui réussit malheureusement avec nombre d'entre eux, qui occupent encore aujourd'hui de très importantes charges dans l'administration soviétique.
Massacre par les bolcheviks. Position des anarchistes
Après l'armistice avec l'Allemagne, la misère se fit sentir de manière très dure dans les masses. Les «commissaires du peuple» ne trouvèrent d'autre remède à ce mal que d'édicter décret sur décret, ce qui ne pouvait évidemment avoir aucun effet. Les anarchistes, comme tous les autres révolutionnaires sérieux, voyant maintenant où menaient les agissements des bolcheviks, ne purent naturellement rester indifférents à la ruine générale qui menaçait le pays et la population tout entière. Ils commencèrent donc à réagir avec les socialistes-révolutionnaires de gauche. Leur première œuvre fut de créer des cuisines populaires et des asiles pour la population affamée et sans logis. Mais ils essayèrent avant tout de rassembler les travailleurs des villes et des campagnes dans des syndicats et de créer des communautés communistes villageoises.
Le comte de MIRBACH, représentant du gouvernement allemand à Moscou, laissa entendre à LÉNINE qu'un État digne de ce nom ne pouvait tolérer à aucun prix les agissements de gens comme les anarchistes, ce qui fournit à ce dernier un prétexte pour passer aux actes. Il ordonna la prise d'assaut et l'occupation des locaux anarchistes. Dans la nuit du 14 avril 1918, on encercla donc tous les bâtiments où les anarchistes se réunissaient, on amena canons et mitrailleuses et on les mit en action. Le bombardement dura toute la nuit et la bataille fut si violente que l'on crut qu'une armée étrangère tentait de prendre la ville. Le lendemain, le quartier où les combats avaient fait rage offrait un aspect effrayant : les coups de canon avaient transformé les maisons en demi-ruines, entre les meubles en pièces et les murs écroulés, dans les cours et sur le pavé, gisaient partout des cadavres. Partout, on pouvait voir aussi des restes sanglants de corps humains, têtes, bras, intestins ou oreilles et le sang s'écoulait dans les caniveaux. Le gouvernement bolchevik avait triomphé. Bela KUN, le futur dictateur de la Hongrie, qui avait dirigé ce massacre, était vainqueur.
Le lendemain de ce coup de force, l'émotion fut très grande. Toute la population était indignée et la protestation générale fut si forte que LÉNINE et TROTSKI furent obligés de se réhabiliter aux yeux du peuple. Ils expliquèrent qu'il n'était pas dans leurs intentions de s'en prendre à tous les anarchistes, mais seulement à ceux qui ne voulaient pas se soumettre à la dictature. Là-dessus, les anarchistes qui se trouvaient entre les mains de la Tchéka furent remis en liberté, mais les organisations anarchistes furent dissoutes, leurs librairies fermées et leur littérature brûlée. Une bonne moitié des groupes fut éliminée alors, une autre partie des camarades languit encore derrière les murs des prisons et le reste est disséminé sur l'ensemble du territoire russe, comme autrefois sous le régime tsariste.
Ces faits, dont l'exactitude nous a été confirmée depuis par toute une série de camarades russes bien connus dans le mouvement international, nous donnent une image assez claire de l'évolution politique en Russie. Sur l'activité des anarchistes à cette époque et sa tendance générale, il suffira de citer ici la résolution adoptée le 25 août 1918 au congrès de la confédération des anarcho-syndicalistes panrusses. Le congrès décida:
« 1. — De lutter contre le pouvoir de l'État et du capitalisme; de réunir les soviets indépendants en fédérations et d'entreprendre la réunion des organisations ouvrières et paysannes indépendantes en vue de la production ;
» 2. — De recommander aux travailleurs la création de soviets libres et la lutte contre l'institution des conseils des commissaires du peuple, car ils représentent une forme d'organisation qui ne peut qu'avoir des conséquences funestes pour la classe ouvrière ;
» 3. — De dissoudre l'armée militariste et d'armer ouvriers et paysans ; de leur expliquer en même temps la caducité de la notion de «patrie socialiste», car la patrie des ouvriers et des paysans ne peut être que le monde entier ;
» 4. — De lutter de la manière la plus ferme contre les contre-révolutionnaires tchécoslovaques et toutes les autres tentatives impérialistes, sans oublier ce faisant que le parti ultra-révolutionnaire des bolcheviks est, lui aussi, devenu conservateur et réactionnaire
» 5. — De remettre directement aux mains des organisations ouvrières et paysannes la distribution des vivres et autres biens de consommation ; d'arrêter les expéditions armées contre les paysans, qui les rendent hostiles aux ouvriers, affaiblissant ainsi la solidarité entre ouvriers et paysans et portant préjudice au front révolutionnaire, au profit de la contre-révolution.»
On peut apprécier différemment la valeur théorique et pratique de cette résolution, mais, pour peu que l'on soit encore en possession de ses cinq sens ou n'y soit pas directement intéressé, politiquement ou d'une autre manière, personne n'osera prétendre que de telles activités et revendications puissent être qualifiées de contre-révolutionnaires.
Bien au contraire, l'évolution ultérieure en Russie nous a prouvé que nos camarades avaient jugé la situation de manière tout à fait exacte et que nombre de leurs prévisions se sont réalisées à la lettre. Jamais les anarchistes russes n'ont rendu service à la réaction, prêté main-forte en quoi que ce soit à ses efforts. Au contraire, ils ont toujours été les premiers dans l'arène quand il s'est agi de combattre les manœuvres de la contre-révolution et dé risquer sa vie pour la défense de la révolution ; ils ont fait d'immenses sacrifices en vies et les traiter de contre-révolutionnaires est une déloyale infamie même si elle est commise dans l'intérêt d'un gouvernement ou d'un parti «communiste».
Aussi longtemps que les bolcheviks eurent besoin des anarchistes, ils ne songèrent d'ailleurs pas à les flétrir aux yeux du monde comme contre-révolutionnaires. Au contraire, la presse bolchevik les cita même un jour à ses propres partisans comme exemple d'énergie et de résolution révolutionnaire et bien des «têtes» actuelles du parti auraient, en effet, besoin qu'on leur mit un tel exemple sous les yeux. Nous ne rappellerons ici que le rôle fort peu héroïque joué par ZINOVIEV et KAMENEV, au cours de ces journées mémorables qui précédèrent le soulèvement d'Octobre 1917. Ils étaient alors les adversaires les plus acharnés du soulèvement qui donna pourtant le pouvoir à leur parti et qu'ils cherchèrent à empêcher par tous les moyens. Nul autre que LÉNINE lui-même ne les accusa alors, dans un texte public, de lâcheté et de manque de caractère, leur reprochant d'«avoir oublié toutes les idées fondamentales du bolchevisme et de l'internationalisme révolutionnaire prolétarien». Mais ils ont, par la suite, fait amende honorable en bonne et due forme et ont été réintégrés dans la communauté des saints. Des souvenirs aussi cuisants n'empêchent cependant absolument pas les mêmes gens de traiter de contre-révolutionnaires tout un chacun, qui n'est pas prêt à danser au son de leurs instruments. Ce serait là une farce par trop comique, si elle n'était en même temps si indiciblement tragique.
On ne peut s'empêcher de penser au mot du fameux «préfet des barricades» parisien CAUSSIDIÈRE au sujet de BAKOUNINE en 1848 : «Quel homme ! Le premier jour d'une révolution, il fait tout simplement merveille, mais le deuxième, il faudrait le fusiller.»
C'est en effet la même politique qu'appliquèrent les bolcheviks envers les anarchistes : le premier jour, on leur tressa des couronnes, le deuxième on les mit en croix. Mais politiciens et hommes au pouvoir de tous les temps et de tous les pays agirent-ils jamais autrement ? Les bolcheviks ont prouvé qu'ils ne font pas exception à cette règle.