Un texte critique de l'anarchocommuniste italien Berneri que j'ai trouvé sur le site de la CNT-AIT. Il me semble que s'il est légèrement à côté sur certains aspects, il est en plein dedans sur d'autres. À méditer.
« L'anarchisme est une idéologie de masses ». La plate-forme dit : « La lutte de classes, créée par l'esclavage des travailleurs et par leurs aspirations à la liberté, fit naître dans le milieu des opprimés l'idée de l'anarchisme : l'idée de la complète négation du système de communauté basé sur le principe des classes et de l'Etat, l'idée de la substitution de ce système par une société libre et non étatiste de travailleurs s'administrant eux-mêmes. » Les penseurs éminents de l'anarchisme ont trouvé — selon la plate-forme — cette idée dans l'action populaire, et n'ont fait que l'élaborer et la propager.
Je ne suis absolument pas d'accord avec la plate-forme. Que l'anarchisme soit, en grande partie, représenté et réalisé dans l'action insurrectionnelle des masses, qui détruisent l'Etat et renversent la domination bourgeoise ; que l'action populaire soit pour nous la meilleure, parce que capable des plus grands développements et plus féconde que toute autre expérience collective ; que dans certaines formes politiques populaires (mir, corporation, commune) il faille voir un ensemble d'éléments polarisateurs et des signes d'aménagement d'un nouvel ordre autodémocratique, j'en suis fortement persuadé, mais dans l'action populaire insurrectionnelle je vois plus d'effets anarchistes que d'intentions anarchistes ; je ne crois pas que le rôle des anarchistes dans la révolution doive se limiter à « supprimer les obstacles » qui s'opposent à la manifestation de la volonté des masses ; je vois de graves dangers et nombre de difficultés dans les égoïsmes municipaux et corporatifs.
Kropotkine, historiographe, a vu clair, en valorisant l'action des masses en relation et contre les partis autoritaires et l'Etat centralisateur. Il était, à l'égard du passé, préparé à se placer sur le terrain relativiste, et à observer sous l'angle des approximations. Le mir avec ses anachronismes, la commune médiévale, autoritaire dans sa structure intime, l'anarchisme communaliste des masses populaires de la Révolution française, lui parurent, justement, des forces novatrices, libertaires, modernes, par leur fonction historique anti-étatique. Mais quand il se transporta sur le terrain politique et regarda l'avenir, Kropotkine sublima les masses. L'Etat abattu, nous voulons une puissance reconstructive qui en reprenne et en perfectionne les fonctions vitales, publiques. Kropotkine lui substitue l'initiative populaire. Ce génie collectif, cette volonté protéiforme à la fois harmonieuse n'a ni trêve ni recours. Elle est saturée d'anarchisme. Les anarchistes peuvent se fondre sur elle, qui ne fait que multiplier leurs efforts et que réaliser leurs idées. Il n'y a tout au plus qu’à lever un drapeau, à désigner quelque obstacle ou à lancer une idée. Il n'y a tout au plus qu'à repousser la tentative des jacobins de diriger l'action populaire.
Kropotkine, historiographe et ethnologue, vit en puissance, l'anarchisme intégral dans l'anarchisme relatif des masses en révolte ou dans les masses vivant en dehors de l'orbite étatiste. Avec un optimisme naïf, il projeta le second dans la révolution sociale de l'avenir et crut que tout devrait se développer non par une série d'expériences plus ou moins heureuses, mais par un acte de volonté. Et il ne vit pas que si le mir était un élément représentatif, dans le domaine sociologique, d'une communauté extra-étatique, il était un élément de bien peu d'importance face à un processus qui embrasse toute la vie sociale d'une nation, laquelle trouve dans l'Etat une grande partie de ses fonctions vitales. Le problème de la substitution du charbon par l'électricité doit être posé et considéré en relation avec une économie où il y a du charbon, des hauts-fourneaux, et des cours d'eau qui permettent d'implanter des centrales. Kropotkine, le plus souvent, nous renvoie à la navigation fluviale, à l'éclairage au pétrole et aux moulins à vent.
La valeur des associations ? Très grande. Mais certaines associations touristiques, culturelles, etc., chères à Kropotkine, sont bien peu de chose, ne recelant pas de contrastes et ayant un champ très particulier d'activité ; elles sont bien différentes des associations ouvrières, sociétés dans la société plus qu'associations. Maçons et locataires, cheminots et voyageurs, producteurs et consommateurs ne se trouvent pas en opposition dans un club d'alpinistes, mais ils se trouveraient difficilement en accord s'ils devaient demain résoudre des problèmes où l'intérêt commun peut s'opposer à celui des corporations, des catégories. Par exemple, les mineurs de lignite ne sont pas en opposition aujourd'hui avec les paysans parce que l'Etat fait payer aux contribuables le protectionnisme dont bénéficient les patrons de ces mines.
Mais lorsque la commune de S. Giovanni Valdarno devra décider si elle continue ou non l'exploitation de la lignite, les associations de paysans et de mineurs seront probablement en désaccord. Ainsi en va-t-il pour les communes. La commune riche en eau paie ses impôts à l'Etat, qui en prendra une partie, même minime, et construira un aqueduc qui amènera cette eau à la commune voisine. La fédération des communes fera de même. Et ne devra-t-on pas lutter contre l'égoïsme des communes riches en eau ?
Une infinité d'égoïsmes particuliers et collectifs s'opposent, freinent, dévient l'initiative populaire. Et puisque, surtout dans les campagnes, après l'intérêt commun (union contre le patron pour arracher des améliorations) vont apparaître des intérêts particuliers et opposés, la vie de certaines associations sera mise en danger ou anéantie.
On souligne que l'initiative populaire ne conserve pas toujours son élan après la période révolutionnaire et qu'on
peut craindre le laisser-faire sur le plan politico-administratif. Si le mouvement anarchiste ne trouve pas le courage de considérer son isolement, spirituellement, il n'apprendra pas à agir comme initiateur et comme propulseur. S'il n'acquiert pas l'intelligence politique, qui naît d'un pessimisme serein et rationnel (ce qui est, en fait, le sens de la réalité) et de l'examen attentif et clair des problèmes, il ne saura pas multiplier ses forces en trouvant l'appui et la coopération des masses.
Il faut sortir du romantisme. Voir les masses, je dirai, de façon sceptique: Il n'y a pas de peuple homogène, mais des foules variées, des catégories. Il n'y a pas de volonté révolutionnaire des masses, mais des moments révolutionnaires, où les masses sont de formidables leviers. Il est facile d'être avec le peuple tant qu'il s'agit de crier : « Vive ! A bas ! En avant ! Vive la révolution ! » ou simplement de se battre. Mais vient ensuite le moment où l'on se demande : « Que faisons-nous ? Il faut avoir une réponse, non pour jouer le rôle de chefs, mais pour éviter que la foule ne s'en donne de nouveaux.
« Tactique unique » veut dire tactique uniforme et continue. Au nom de la « tactique unique », la plate-forme est conduite à simplifier le problème de l'action anarchiste au sein de la révolution. Si nous voulons arriver à une révision puissante de notre force révolutionnaire non négligeable, il faut que nous nous débarrassions des apriorismes idéologiques et des faciles remises au lendemain des problèmes tactiques et de reconstruction. J'écris « de reconstruction » car le plus grand danger qui freine et détourne la révolution réside dans les tendances conservatrices des masses.
Camillo Berneri (1927)
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