Anselm Jappe est un des représentants les plus importants en France de la théorie critique de la valeur, une théorie de critique radicale du capitalisme inspirée par Karl Marx, mais qui s'oppose au marxisme traditionnel. Entretien avec l'auteur de La Société autophage, qui trace les traits d'une société en proie à une pulsion autodestructrice.
Anselm Jappe est le représentant en France de la théorie critique de la valeur, une théorie qui relit Marx à travers l’abstraction induite par la marchandisation du monde. Cette critique radicale (au sens de « à la racine ») du capitalisme, portée par la revue allemande Krisis dans les années 1990 et 2000, se distingue néanmoins profondément des autres écoles marxistes par son rejet de certains éléments clés comme la lutte de classes. L’auteur avait présenté cette théorie au public français en 2004 dans Les Aventures de la marchandise, qui est republié aux éditions La Découverte ces jours-ci, alors que paraît chez le même éditeur son nouvel ouvrage, La Société autophage.
Anselm Jappe y décrit le lent développement du capitalisme à travers le narcissisme grandissant du sujet. L’indifférence et la cruauté du capitalisme, obsédé par la valeur quantitative pour le monde réel, se retrouvent en miroir dans l’indifférence et la cruauté du narcissique pour autrui. In fine, l’individu, soumis à cette pulsion de mort du capitalisme, finit par entrer dans un processus de ressentiment et d’autodestruction. La société capitaliste semble devoir se dévorer elle-même et la seule issue semble l’abolition du capitalisme, puisque les tentatives réformistes du marxisme traditionnel ne parviennent pas à se placer hors du système de la valeur marchande.
Dans un entretien accordé à Mediapart, Anselm Jappe revient sur quelques-uns des principaux thèmes de sa théorie, sur son dialogue avec la psychanalyse ou avec certains essayistes critiques de la société néolibérale, sur sa critique du marxisme traditionnel et sur le devenir du capitalisme.
Le livre que vous publiez ces jours-ci, La Société autophage, explore en détail le devenir du sujet dans la société capitaliste. Le concevez-vous comme la poursuite des Aventures de la marchandise, qui exposait au public français la théorie critique de la valeur ?
C’est une continuation plus personnelle. L’ouvrage Les Aventures de la marchandise s’appuyait principalement sur les grands théoriciens de la critique de la valeur, notamment ceux qui écrivaient dans la revue allemande Krisis. Depuis, une partie de ces derniers, notamment Robert Kurz, ont fait évoluer cette théorie vers une théorie de la critique du sujet, avec une critique des Lumières. J’ai développé parallèlement mes propres idées, en m’intéressant également à l’apport de la psychanalyse. En cela, j’ai été particulièrement marqué par la lecture de Christopher Lasch et de ses ouvrages La Culture du narcissisme et Le Moi assiégé, mais j’ai également repris les ouvrages de Herbert Marcuse et Erich Fromm. À cela se sont ajoutées plusieurs autres lectures importantes pour la genèse de ce livre, celle du sociologue Christian Boltanski ou encore de Dany-Robert Dufour, avec qui je ne suis globalement pas d’accord, mais dont la lecture m’a paru suffisamment stimulante pour me donner l’envie de lui répondre. C’est ce parcours, qui a duré dix ans, qui m’a permis de construire La Société autophage.
La théorie critique de la valeur souligne l’abstraction que le capitalisme par nature impose au monde. Est-ce là le point de départ de votre démonstration ?
Ce qu’il est important de comprendre, c’est que la théorie critique de la valeur n’est pas une théorie purement économique. Elle s’inscrit dans la continuité de la pensée de Karl Marx, qui entreprend une critique de l’économie politique et non pas celle d’une théorie économique particulière. Marchandise, travail abstrait, valeur et argent ne sont pas, chez Marx, des catégories économiques, mais des catégories sociales qui forment toutes les façons d’agir et de penser dans la société. Ce n’est pas explicite chez Marx, mais c’est ce que l’on peut tirer de ses écrits. C’est pourquoi je fais de la valeur un « fait social total », au sens où l’entend Marcel Mauss.
Ces catégories sont, comme le dirait Emmanuel Kant, des formes a priori, des formes vides de sens qui sont comme des moules et dont tout découle. Ainsi, dans la société capitaliste, tout prend la forme d’une pure quantité d’argent et, au-delà même, d’une pure quantité. Cela va donc bien au-delà du seul fait économique. Ces catégories ne sont cependant pas des faits anthropologiques qui existeraient partout et toujours. Ce sont des formes qui progressivement s’imposent aux autres domaines de la vie, notamment aux relations sociales. On le voit avec l’émergence du « moi quantifié » dans le cadre de la mesure, par exemple, des prestations sportives. La quantification monétaire est une des formes les plus visibles de la société capitaliste, mais ce n’est pas la seule.
La première partie de votre livre décrit l’histoire du sujet confronté à cette abstraction imposée par le capitalisme.
Oui, mais il est important de bien saisir la nature de cette abstraction. L’abstraction est un phénomène mental qui est évidemment une aide pour saisir le réel. On ne peut pas toujours parler d’un arbre particulier et l’on a donc recours à un concept général d’arbre. Mais il s’agit, ici, d’autre chose. Il s’agit d’une abstraction, la valeur, qui peut prendre n’importe quelle forme réelle par la quantification. Toute réalité peut être ramenée à une quantité de valeur. Elle devient alors une « abstraction réelle », concept qui n’est pas explicitement présent chez Marx, mais qui a été développé au XXe siècle. Et cela a des impacts très concrets. Un jouet ou une bombe ne deviennent ainsi plus que des quantités de la valeur abstraite et la décision de stopper ou de poursuivre leur production dépend de la quantité de survaleur, de plus-value, que ces objets contiennent.
Nous ne sommes donc plus ici dans la vision marxiste classique d’une dialectique entre base et superstructure, où l’économie s’imposerait et où le reste s’adapterait à elle. Ici, il s’agit d’une forme générale abstraite, la valeur, qui s’exprime à tous les niveaux. J’aime ainsi à citer le linguiste allemand Eske Bockelmann qui souligne qu’au XVIIe siècle la musique est passée d’une mesure qualitative à une mesure quantitative. Et cette abstraction s’exprime, au même moment, dans la nouvelle physique de Galilée ou dans la nouvelle épistémologie de Descartes.
C’est ici que prend forme l’un des éléments clés de votre pensée, la notion de fétichisme. Fondée par l'homme, la valeur dicte sa loi à l'homme. Un concept qui, selon vous, permet de saisir la nature du capitalisme au-delà des critiques habituelles.
Dans le concept marxien de fétichisme, qui découle de ce que l’on vient de dire, ce qui porte la valeur n’a aucune importance. Un jouet ou une bombe ne sont que des formes passagères d’une autre forme de réalité invisible, la quantité de travail abstrait, c’est-à-dire la valeur. Une fois cela compris, on peut aller au-delà de la simple vision moralisatrice de la société capitaliste. Le producteur de bombes produit des bombes non parce qu’il est insensible moralement, mais parce qu’il est soumis à cette logique fétichiste. L’immoralité peut s’y ajouter, mais ce n’est pas le moteur. Et, du reste, dans la société capitaliste, ce fétichisme touche aussi les ouvriers. Ceux qui fabriquent les bombes ne veulent pas perdre leur emploi. Tous participent à cette réalité, parce que tous sont soumis au fétichisme de la marchandise et de la valeur.
Il ne faut cependant pas se limiter à une vision trop systémique de la réalité. Il existe aussi un niveau de réalité fait d’idéologie et d’intérêts, où les acteurs veulent tirer des avantages réels de la situation et qui est nécessaire au bon fonctionnement du capitalisme. Les individus ne sont pas des marionnettes. Pour s’imposer, le capitalisme doit en passer par des systèmes de motivation et de gratification. C’est la carotte agitée devant l’âne. Seulement, ces motivations sont secondaires, elles peuvent toujours être remplacées par d’autres. Ce qui est essentiel pour le système, c’est l’existence une structure psychique spécifique. Et c’est ici que se joue la question du narcissisme du sujet.
Narcissisme et valeur
L’école freudo-marxiste avait tenté d’identifier et de combattre cette structure psychique, mais vous affirmez que leurs analyses ne sont plus pertinentes aujourd’hui.
La première génération de marxistes, celle de la IIe Internationale, développait un paradigme économiciste. Toutes les personnes devaient être mues par leurs seuls intérêts économiques. Mais cette vision n’est pas parvenue à expliquer pourquoi des millions d’ouvriers se sont fait massacrer avec enthousiasme durant la Première Guerre mondiale, ni pourquoi ils se sont ensuite tournés vers les mouvements fascistes et autoritaires.
C’est alors que des marxistes comme Wilhelm Reich ou Erich Fromm ont mis en avant l’importance de structures psychiques à l’intérieur du capitalisme en utilisant la théorie de Freud, jusqu’ici rejetée par la gauche comme « bourgeoise ». Ce freudo-marxisme a expliqué comment les structures autoritaires pouvaient se reproduire par le complexe d’Œdipe. Chez Freud, ce complexe est perçu comme une garantie de civilisation, mais les freudo-marxistes en ont fait un facteur de domination des structures familiales. Dans les années 1950 et 1960, des penseurs comme Marcuse ou Brown ont encore développé cette idée que la libération ne passait pas seulement par la politique, mais aussi par la libération des contraintes familiales et sexuelles. Cette pensée a eu beaucoup de succès et a conduit à des changements de mœurs durables.
La question que je me pose dans mon livre est de savoir si ce changement a, au bout du compte, représenté un progrès. Sans partager les visions réactionnaires d’auteurs comme Lasch ou Dufour, on doit prendre leur diagnostic critique au sérieux. Car si d’un côté, cette évolution est réellement positive, le diable, sorti par la porte, est rentré par la fenêtre. Il faut constater que l’individu issu de cette évolution est fondamentalement encore plus faible, sans surmoi. Il est la proie des pulsions de la consommation de marchandises. Et de fait, on a assisté à un renversement majeur. Le « parti du désordre », jadis celui des révolutionnaires, est devenu celui du système capitaliste.
Ce sujet « idéal » pour la marchandise correspond à une nouvelle phase de l’histoire capitaliste, celle de l’émergence du néolibéralisme. Pourtant, dans ce livre comme dans les précédents, vous mettez en garde contre une critique du capitalisme qui serait réduite à sa seule forme néolibérale.
La forme néolibérale représente effectivement la forme la plus récente et la plus hideuse du capitalisme. Mais elle ne constitue pas quelque chose de fondamentalement différent de la phase précédente, celle des Trente Glorieuses et du capitalisme des monopoles. Pourtant, aujourd’hui, dans la sphère politique, les critiques du capitalisme sont seulement des critiques du capitalisme néolibéral et lorsqu’on leur demande ce qu’ils entendent par une société non capitaliste, ils avancent souvent une vision idéalisée des Trente Glorieuses. Pour ma part, je ne suis pas nostalgique de cette société qui a généralisé la chaîne de montage, une des pires abjections de l’histoire humaine, et où la marchandisation de la nature faisait l’objet d’un large consensus. Je ne crois pas qu’il faille idéaliser le fait que le droit à l’esclavage était un peu mieux réparti qu’aujourd’hui, comme le fait par exemple un Bourdieu.
Et vous soulignez d’ailleurs que cette critique réduite du néolibéralisme peut conduire à une nostalgie d’une certaine forme d’autoritarisme.
Je suis très sceptique quant à l’idée développée par Dany-Robert Dufour selon laquelle le néolibéralisme serait une « rupture civilisationnelle ». Il me paraît difficile d’opposer comme lui et ses disciples un sujet fondamentalement faible actuel à un sujet supposé fort qui aurait existé jusque dans les années 1970. Certains pourraient avoir une nostalgie de ce supposé sujet fort, paternaliste. Pour moi, le sujet néolibéral est bien davantage une nouvelle étape d’un processus d’affaiblissement qui a commencé bien auparavant. On ne peut pas évoquer les misères d’hier contre les misères d’aujourd’hui.
Dans ce cas, cependant, pourquoi le sujet néolibéral, comme vous le montrez, est-il sujet au narcissisme alors que le sujet de « l’ancienne forme de capitalisme » était plutôt soumis à une névrose classique, comme l’avaient identifié les freudo-marxistes ? N’y a-t-il pas eu là une forme de « rupture » ?
Ce que j’essaie de montrer, c’est que le capitalisme naît effectivement entre la fin du Moyen Âge et le XVIIe siècle. Et il naît avec cette tendance narcissique qui fait partie de sa structure de base, parce qu’il y a dans la valeur une forme de reniement du monde. C’est pourquoi on peut déjà remarquer dans le cogito de Descartes cette forte tendance narcissique. Mais je pense que le capitalisme était alors présent en tant que puissance au sens aristotélicien et qu’il a coexisté avec des formes sociales plus anciennes contre lesquelles il a longtemps lutté, comme le féodalisme ou le paternalisme. Cela a pris des siècles pour vaincre les scories des autres époques et, pour reprendre un terme hégélien, coïncider avec son propre concept.
Avec les crises des années 1970, le capitalisme a donc atteint cette forme plus proche de son concept. Et ce concept est précisément celui d’une indifférence au monde, particulièrement dangereuse pour l’humanité et la planète.
Marx souligne combien la valeur est le produit du travail abstrait. Pour lui, toute activité productive a, en effet, deux faces. La première, c’est qu’elle produit quelque chose de concret qui vient satisfaire des besoins. La seconde, c’est que toute activité nécessite une dépense d’énergie qui peut se mesurer en temps. C’est là la source de la valeur et, en ceci, toute activité se vaut, il n’y a pas de différence qualitative, mais uniquement des différences de quantité de temps dépensé, donc de travail abstrait.
Or le capitaliste ne s’intéresse qu’à la survaleur, autrement dit à la valeur supérieure à celle nécessaire à la production. Il ne s’intéresse donc qu’à la quantité de valeur créée par chaque activité. Et face à la valeur, il existe une égalisation du monde. Toute chose se vaut et n’est que la portion plus ou moins grande de la même substance. Tous les objets et les services n’ont à justifier leur existence, non pas par la satisfaction d’un besoin ou d’un désir humain, mais par la quantité suffisante de survaleur qu’ils représentent.
Avant même la lutte des classes, l’injustice ou les inégalités, ce que j’appelle pour reprendre le mot de Joseph Conrad « le cœur des ténèbres » du capitalisme est cette indifférence totale pour le contenu et pour ce qui est le propre de l’être humain. C’est une différence fondamentale avec les sociétés précapitalistes qui, quelles qu’aient été leurs aspects déplaisants, n’avaient pas ce dynamisme aveugle qui consiste en une accumulation sans finalité de quelque chose qui n’a pas de contenu propre.
Cet aveuglement est précisément celui du sujet narcissique, qui est le sujet propre du capitalisme.
Selon la lecture de Freud que fait Christopher Lasch, le narcissisme se forme durant la petite enfance, avant le complexe d’Œdipe. L’enfant veut alors éviter la nécessité de la séparation avec le monde matériel et la reconnaissance que l’on dépend toujours de quelque chose de plus fort que nous. Il compense le reniement de son impuissance par une toute-puissance imaginaire et magique qui passe par une fusion avec le monde extérieur. Le narcissisme tel qu’on l’entend communément n’est donc qu’une forme du narcissisme freudien. Mais en réalité, tout le monde a une composante narcissique et ce que j’expose, c’est que la forme actuelle de capitalisme conduit moins à une extension du nombre de narcissistes qu’à une forte augmentation du « taux de narcissisme » dans la population.
Le narcissique n’a pas intériorisé l’existence du monde extérieur, il passe à côté, il ne le connaît pas. Il ne connaît que son moi, comme pure fonction d’existence, et c’est pourquoi j’ai considéré que le cogito de Descartes était déjà si extraordinairement similaire au narcissisme. Le monde extérieur n’est donc qu’une extension de son propre moi, qu’il peut manipuler à son gré et disposer selon ses propres fantaisies. Le narcissique ne peut établir de vrais rapports d’amitié ou d’amour parce que, pour lui, tous les autres sont interchangeables. Et c’est ici que l’on rejoint la notion de valeur chez Marx. Car de même que pour la valeur, tous les objets et les personnes sont interchangeables et ne sont que des incarnations temporaires, le monde réel n’est pour le narcissique qu’une vague hypothèse où rien n’a d’autonomie propre.
Le narcissique peut s’adapter à toutes les circonstances, à tous les emplois, à toutes les personnes… On comprend que l’individu fordiste des années d’après guerre, avec ses valeurs, sa morale, son épargne, était devenu complètement dysfonctionnel avec l’élargissement de la sphère marchande.
«Aujourd’hui, on ne peut plus se révolter envers un ordre extérieur, mais seulement envers soi-même»
Comme vous l’avez évoqué, le « parti du désordre » est devenu celui du capitalisme, notamment par la glorification de la flexibilité et du changement permanent. Ce que l’on appelle communément les « réformes », qui ont commencé par la sphère économique, notamment le marché du travail, tentent aujourd’hui de s’élargir au reste de la société. Sont-elles dès lors un symptôme de cette volonté de rendre le sujet plus narcissique ?
Oui, ce qui est demandé aujourd’hui avant tout, c’est la flexibilité. Il faut changer de travail, de partenaires, de sexe même. Tout ce qui est fixe est considéré comme mauvais. Cela ne signifie pas que tout le monde est aussi flexible, mais c’est une pression sociale constante.
Vous soulignez combien cette pression du capitalisme actuel aggrave la crise narcissique du sujet, provoquant des désastres psychiques allant jusqu’aux meurtres de masse. Comment s’exerce cette pression ?
L’abstraction dominante a besoin de quelque chose de substantiel sur lequel se greffer pour devenir réelle. Au début du processus capitaliste, cette forme d’organisation ne concernait que certains secteurs de la société et certains pays. Balzac décrit dans Les Illusions perdues un monde parisien devenu narcissique par l’irruption du capitalisme. Mais ces valeurs, devenues dominantes aujourd’hui, étaient alors marginales. Les suivre était aussi le fruit d’un choix, d’une décision mûrie. Il était possible de demeurer à la marge et de les rejeter.
Ces valeurs d’autonomie, de flexibilité, d’esprit d’initiative, qui étaient jadis nécessaires pour devenir ministres, sont désormais nécessaires pour obtenir n’importe quel emploi. C’est un des aspects les plus méprisables de la société moderne. Le choix n’est plus possible. Or cette exigence pèse sur les individus.
D’autant qu’on leur fait croire que le cours de leur vie ne dépend que d’eux, qu’ils sont les artisans de leur propre destin. Or l’individu n’a réellement de contrôle sur rien. C’est là une source supplémentaire de culpabilité. Désormais, on n’a plus l’excuse d’être une femme, un provincial, un prolétaire. Si l’on ne réussit pas, c’est de notre faute propre. Les individus deviennent alors surchargés d’attentes souvent irréalistes envers eux-mêmes. Et ceci crée des souffrances réelles.
Dans les sociétés plus traditionnelles et jusque dans la société fordiste, l’individu pouvait se révolter contre un ordre extérieur exploiteur. L’ouvrier pouvait croiser les bras pour défier le contremaître, le domestique pouvait voler son employeur… Aujourd’hui, on ne peut plus se révolter envers un ordre extérieur, mais seulement envers soi-même, envers sa propre jouissance. Et on finit désormais par se haïr soi-même. Le surmoi intérieur est plus punitif que le surmoi extérieur. Il ne nous aura donc pas été très utile de se débarrasser du complexe d’Œdipe, car nous sommes désormais livrés à un surmoi encore plus implacable et difficile à nommer et à combattre.
Dans cette lutte avec soi-même, la technologie n’est pas, selon vous, et c’est encore une différence importante avec les marxistes traditionnels, un moyen de libération.
Le narcissisme a partie liée avec la technologie. C’est le vecteur de l’illusion de la toute-puissance. Elle aide l’individu à demeurer dans une forme constante d’adolescence qui est, du reste, une notion relativement moderne. Comme le résumait parfaitement Yves Saint-Laurent, notre époque est la première où les mères veulent ressembler à leurs filles et non l’inverse. Pour la première fois dans l’Histoire, grandir n’est pas perçu comme un avantage. On assiste à un refus de l’âge et donc de la maturation. La flexibilité abolit la maturation de la personnalité.
À la fin de votre livre, vous proposez l’abolition du capitalisme comme seule issue. Mais comment réaliser cette abolition alors même que le sujet narcissique apparaît comme le principal gardien de cet ordre capitaliste destructeur ?
Comme je l’ai précisé, la question est moins celle d’un individu pleinement narcissique que celle d’un « taux » global de narcissisme qui peut changer. Il est possible de le reconnaître et le combattre, en s’observant avec une certaine distance. La société est pleine de tentatives de récupérer des formes d’entraide. Beaucoup de personnes ne sont pas prêtes à vivre comme les requins de la finance présentés par les films américains. Toute forme de conscience n’a pas disparu.
La logique abstraite se heurte toujours au vivant et au sensible. Cette lutte se retrouve précisément dans les souffrances de l’individu. Cette image développée par les libéraux, d’un individu heureux parce qu’il ne fait que maximiser son profit personnel, n’existe évidemment pas. La dictature économique est tellement contraire à nos besoins et nos envies que nous sommes en conflit permanent avec elle.
Les personnes n’agissent pas comme un bloc. Des gens peuvent avoir une carrière personnelle et s’inquiéter de la construction d’une déchetterie près de chez eux, ils peuvent aussi subir des fractures dans leur vie, prendre conscience de certains faits… On constate par exemple une conscience croissante envers les pesticides, par exemple. Je ne suis donc pas forcément pessimiste.
En revanche, vous n’attendez rien des formes de lutte mises en place par le marxisme traditionnel.
Je ne pense pas qu’il puisse y avoir une ligne de combat avec un groupe social sur lequel miser pour sortir du capitalisme, comme on pouvait le croire jadis, notamment concernant le prolétariat. Même un migrant pauvre arrivant en Europe peut rêver de devenir un bourgeois européen. La place dans la société ne détermine pas votre réaction à la société actuelle, selon moi, parce que les catastrophes écologiques qui sont la conséquence de l’essence du capitalisme touchent tout le monde.
Le marxisme traditionnel focalise son attention sur la distribution de l’argent et de la valeur, sans en remettre en question l’existence de ces données. Historiquement, cette critique s’est concentrée sur la sphère financière. C’est ce que reprennent aujourd’hui les populistes. Évidemment, je trouve le monde financier peu sympathique, mais la financiarisation de l’économie n’est qu’une conséquence de la crise du capitalisme, pas sa cause. Il est illusoire de penser qu’il existe une clique de requins de la finance qui collaborent avec les politiques et que l’éliminer réglerait tous les problèmes.
En revanche, il existe une dictature de l’économie sur la société, et c’est pour moi le concept central. Cette dictature n’est pas toujours très aisée à identifier. C’est parfois assez aisé, lorsque l’on veut construire une mine d’or sur un site protégé, par exemple, ou dans le cas du projet d’aéroport Notre-Dame-des-Landes. Mais c’est parfois plus difficile, comme lorsque l’on invente des gadgets inutiles pour occuper l’esprit des enfants.
Mon point de vue est d’avoir une méfiance systématique face à l’économie. Par exemple, il existe une polémique autour du compteur Linky, certains mettent en garde contre des risques potentiels, mais contestés. J’aurais tendance, pour ma part, à penser que si une compagnie veut les installer, c’est forcément pour de mauvaises raisons. Il n’y a pas de présomption d’innocence pour ceux qui gèrent le processus économique et technique. Et s’il arrivait que de bonnes décisions soient prises, comme par exemple l’interdiction d’un pesticide, ce sera toujours à leur corps défendant et souvent trop tard.
Dans ce cadre, doit-on à nouveau se poser la question, comme jadis Rosa Luxemburg : réforme ou révolution ?
La question me semble dépassée. Aujourd’hui, une révolution sous la forme d’une « prise du palais d’Hiver » semble impossible et le réformisme a toujours renforcé le pouvoir existant. Les vraies réformes, aujourd’hui, seraient en fait déjà une révolution. Car le système capitaliste est incapable de se réformer. Si l’on regarde les engagements pris sur le climat ou la biodiversité des années 1990, déjà insuffisants, ils n’ont pas été respectés. Et c’est la même chose dans le domaine économique : après la crise de 2008, on a pris des mesures cosmétiques contre les excès de la finance, et on les a encore réduits. Dans une logique de concurrence, tous les acteurs se méfient les uns des autres. Si l’on parvenait à se mettre d’accord entre acteurs du capitalisme, on ne serait déjà plus dans du capitalisme. Ce qui définit le capitalisme, c’est précisément la concurrence entre acteurs anonymes que rien ne relie. Ce qui est donc le plus raisonnable, c’est bien d’abolir le capitalisme.
Pour vous, le capitalisme court, de toute façon, à sa perte…
Le marxisme traditionnel a pensé que, si l’insatisfaction matérielle du prolétariat ne conduisait pas ce dernier à renverser le capitalisme, ce dernier perdurerait. Ce que j’avance, c’est le contraire : cette contradiction que le capitalisme porte initialement en son sein, cet épuisement de la source de la valeur avec le remplacement du travail par la technologie au cours des dernières années, a pris une telle ampleur que le capitalisme ne survit que par des béquilles comme la financiarisation. Le système est face à ses limites internes, à laquelle s’ajoutent des limites externes comme la crise écologique. Il scie la branche sur laquelle il est assis. Le capitalisme se saborde lui-même. Il n’a résolu aucun de ses problèmes fondamentaux. Le capitalisme est en train de s’épuiser et cela pousse à la création d’alternatives. Car une société fondée sur la valeur est une société invivable sur le plan humain. Il existe mille champs de bataille contre cette logique économique toujours plus envahissante de la valorisation et qui touche maintenant des domaines comme le service aux personnes âgées ou aux enfants. Progressivement, il faudra soustraire toujours plus de terrain au marché et à l’État. Je pense que l’on n’arrivera à rien cependant par la politique, par des lois ou par des parlements.