Turquie. L’Etat de l’arbitraire, avec «un chef censé représenter toute la volonté nationale, tout le peuple»
Dossier avec des contributions de Camille Guillot, d’Oguz Güven, d’Ahmet Insel et de Jean Marcou
«Nous n’oublions pas le 15 juillet», peut-on lire sur les immenses affiches rouge et blanche aux couleurs du drapeau turc, placardées un peu partout dans la ville. Quelques jours à peine après la tentative de coup d’Etat, le célèbre pont du Bosphore, à Istanbul, avait été rebaptisé «le pont des Martyrs du 15 juillet».
• La tentative de coup d’Etat a marqué un tournant. Depuis un an, le gouvernement s’est lancé dans une chasse aux sorcières sans précédent, aux quatre coins du pays. Le président Recep Tayyip Erdogan et ses ministres martelant à tout va qu’il faut «nettoyer le pays des terroristes et des traîtres».
On comptabilise près de 50’000 arrestations et plus de 100’000 limogeages, tous domaines de la fonction publique confondus. «C’est une mort sociale, la peur règne partout», dénoncent ceux dont les noms sont apparus sur les listes diffusées sur Internet. Mis au ban de la société, ils sont stigmatisés, accusés de soutenir des organisations considérées comme terroristes par Ankara, comme le Fetö (organisation güléniste) de l’imam Fetüllah Gülen, pointé du doigt par le gouvernement comme étant l’instigateur du coup.
Rapidement, ces purges massives se sont étendues aux milieux kurdes. Les coprésidents du parti HDP (Parti démocratique des peuples), deuxième parti d’opposition, sont emprisonnés depuis huit mois. Il s’agit de Figen Yüksekdag et Selahattin Demirtas. Neuf autres députés de la formation attendent également leur jugement en cellule.
• Autant de décisions rendues possibles par l’instauration de l’état d’urgence, en vigueur depuis le 20 juillet 2016. «C’est un coup d’Etat civil», dénonce Kemal Kiliçdaroglu, le chef du CHP (le Parti républicain du peuple, se revendiquant de la IIe Internationale social-démocrate; il traduit un nationalisme d’origine kémaliste – Mustafa Kemal Atatürk – dont les contours dépendent de ses rapports conflictuels avec l’AKP d’Erdogan), principal parti d’opposition. Cet état exceptionnel permet au gouvernement d’ordonner des décrets-lois sans passer par le Parlement.
• Toutes les institutions sont ébranlées, à commencer par l’armée: 7600 soldats ont été suspendus de leurs fonctions, selon des chiffres diffusés par l’agence pro-gouvernementale Anadolu. Le président Erdogan aurait pu être victime du putsch, mais il en a au contraire tiré profit. Surnommé le Reis, le capitaine, par ses supporters, il s’érige en leader, seul chef décisionnaire pour tout un pays.
Un an plus tard, des zones d’ombre demeurent sur le déroulement du putsch. L’opposition turque «officielle» (CHP) n’a pas reçu de réponses effectives aux questions suivantes: comment se fait-il que les préparatifs du putsch aient échappé aux services de renseignement? Pourquoi le président Erdogan n’a-t-il pas été informé dans l’après-midi du 15 juillet des mouvements suspects au sein de certaines unités de l’armée. Selon Amnesty International, selon une source diplomatique européenne, «environ un million de personnes sont touchées directement ou indirectement par les purges». En effet, une fois radiées, ces personnes perdent toute source de revenu, souvent leur domicile, ainsi que toute protection sociale pour elles et leurs proches.
• Malgré la courte victoire (51%) du «oui» au référendum pour la réforme constitutionnelle, Erdogan déclarait depuis Istanbul le soir du 16 avril 2017, «c’est un moment historique, un changement très sérieux pour l’avenir de la Turquie». Loin du plébiscite attendu, la route vers les pleins pouvoirs lui était néanmoins grande ouverte. Le nouveau texte transforme le régime parlementaire en régime présidentiel. Dix-huit articles qui permettront notamment au chef de l’Etat de nommer et révoquer ses ministres, promulguer des décrets, déclarer l’état d’urgence ou encore nommer certains membres du Conseil supérieur des juges et des procureurs.
• Ces nouvelles dispositions entreront en vigueur en 2019, ou peut-être plus tôt, les analystes politiques turcs évoquant de possibles élections anticipées. Une échéance attendue par le président Erdogan puisqu’elle entérinera son rêve: devenir «un président fort, pour une Turquie plus forte». (Camille Guillot)
...
https://alencontre.org/asie/turquie/tur ... euple.html