Réédition de Fascisme et grand capital
Publié pour la première fois en 1936, complété en 1945 (Gallimard), repris par Maspero en 1965, puis par Syllepse (1999), La Découverte (2001) et enfin Libertalia (2014), Fascisme et grand capital est incontestablement un classique. Sa lecture reste essentielle alors même que l’Europe bruisse de tentations autoritaires sur fond de désespérance sociale et de crise économique.
Daniel Guérin adopte un modèle comparatif pour dégager les grandes tendances du fascisme, puis l’analyse, au cas par cas, en Italie et en Allemagne, avant, pendant, et après sa prise du pouvoir. Il étudie l’origine de ce mouvement, de ses troupes, et la mystique qui les anime ; sa tactique offensive face à celle, légaliste, du mouvement ouvrier ; le rôle des « plébéiens » ; la place des classes moyennes dans la lutte des classes ; son action antiouvrière et sa politique économique. Il dissipe ainsi les illusions anticapitalistes entretenues par le fascisme lui-même en montrant que son action bénéficie avant tout au capital économique et financier. L’auteur en tire un enseignement : « L’antifascisme est illusoire et fragile, qui se borne à la défensive et ne vise pas à abattre le capitalisme lui-même. »
La réédition proposée en cette fin d’année 2014 est à ce jour la plus complète. Elle comprend un prologue de l’auteur (« Quand le fascisme nous devançait »), une postface de Dwight MacDonald (première traduction intégrale) et un glossaire.
Du syndicalisme d’action directe au communisme libertaire, en passant par l’anticolonialisme et la libération sexuelle, Daniel Guérin (1904-1988) a été, dès le début des années 1930, de tous les combats de la gauche révolutionnaire. À la fois militant, essayiste et historien, il est l’auteur d’une vingtaine de livres, en particulier Bourgeois et bras-nus, Front populaire révolution manquée, Ni dieu ni maître.
Extrait, pages 31-35.
Avant de convoiter le pouvoir, le fascisme commence par user et terroriser le prolétariat à l’aide de ses milices. La gauche s’efforça de riposter par l’« autodéfense ouvrière[1] ». Mais son handicap, sur ce terrain choisi par l’adversaire, était manifeste. En Italie, en Allemagne, l’État bourgeois eut des trésors d’indulgence pour les bandes fascistes, tandis qu’il réprima, voire interdit, les groupes de protection de la classe ouvrière. Et la gauche, croyant de bonne tactique de se cramponner à la légalité, renonça elle-même à se servir de ces derniers. En France, la guerre civile ne dépassa pas le stade embryonnaire. Cependant les ligues purent tranquillement se reconstituer en dépit de la loi qui avait prononcé leur dissolution, tandis que cette même loi frappa des formations d’extrême gauche telles que l’Étoile nord-africaine.
Ensuite, le fascisme s’élance à la conquête de l’électeur par une tapageuse et cynique propagande. La gauche fut le témoin médusé de ces techniques nouvelles. Ici encore elle se trouva handicapée. Ces méthodes d’agitation qui s’avéraient si rentables, elle ne pouvait – ou n’aurait pas dû – les faire siennes : d’abord, parce qu’elle ne disposait pas des immenses ressources et des moyens publicitaires dont le grand capital pourvoyait le fascisme, ensuite parce qu’adopter la plupart de ces indignes procédés, c’était, pour elle, se renier. Et, cependant, trop souvent la gauche céda à la tentation du mimétisme. À force d’emprunter au fascisme, elle finit par lui ressembler. Elle s’exposa au risque que les foules ne fussent davantage sensibles à la propagande fasciste qu’à sa contrefaçon antifasciste. Alors qu’elle croyait se prémunir contre le fascisme en le singeant, elle envoya de l’eau à son moulin.
Énumérons quelques-uns de ces plagiats.
Le fascisme méprise les masses. Il n’hésite pas à les prendre par leur côté faible. Il les déclare féminines et il se complaît à les « violer ». Pour ce faire, il use de toutes sortes d’attrape-nigauds (symboles, grandioses mises en scène, etc.). Le socialisme, lui, ne méprise pas les masses. Il les voudrait meilleures qu’elles ne sont, à l’image de l’avant-garde du prolétariat dont il est l’émanation. Il devrait donc s’efforcer d’élever, et non d’abaisser, leur niveau intellectuel et moral. II ne devrait pas, comme le fascisme, faire appel aux instincts les plus grossiers des foules, à leur potentielle hystérie. Il n’empêche qu’au temps du Front populaire, un professeur, spécialiste du « viol des foules », était très écouté dans les milieux SFIO. N’était-ce pas lui qui, en Allemagne, avait cru conjurer les maléfices de la svastika hitlérienne en dotant les sociaux-démocrates des symboliques mais impuissantes trois flèches ?
Le fascisme exploite à son profit le sentiment religieux que des siècles de domination de l’homme par l’homme, d’ignorance et de misère ont profondément ancré dans les cervelles humaines. Le socialisme devrait faire appel à la seule raison et, au lieu d’exploiter à ses fins la religiosité des masses, viser à en détruire les racines matérielles. Cependant, la gauche, croyant ainsi gagner de vitesse le fascisme, voulut plagier un certain nombre de ses rituels, à commencer par le mythe de l’« homme providentiel », successivement emprunté par l’État fasciste à l’État stalinien, puis au fascisme par l’antifascisme. C’est ainsi qu’en 1936, on vit Léon Blum apparaître, dans des feux croisés de projecteurs, à des socialistes extasiés qui scandaient son nom jusqu’à épuisement et, dans la maison d’en face, le « fils du peuple » ne suscita pas moins le délire de ses fidèles. En inculquant au peuple de France, de traditions voltairiennes et libertaires, de tels comportements, n’a-t-on pas facilité, dans une certaine mesure, à plus longue échéance, l’éclosion du mythe du Maréchal « donnant sa vie pour la France » ?
Le fascisme n’hésite pas à séduire les masses au moyen d’une démagogie « passe-partout ». Il promet la lune à chaque catégorie sociale, sans se soucier d’accumuler les contradictions dans son programme. Le socialisme, parce qu’il respecte les masses, devrait ne pas suivre le fascisme sur ce terrain. Et pour une autre raison encore, qui nous ramène au problème des classes moyennes : le socialisme ne peut pas mélanger dans un adroit cocktail l’anticapitalisme régressif des petits bourgeois (qui voudrait revenir à l’« âge d’or » précapitaliste) et l’anticapitalisme progressif des ouvriers ; il doit souligner que la petite bourgeoisie et le prolétariat sont, chacun à sa façon, pressurés par le grand capital, afin de les associer dans la lutte immédiate contre les monopoles. Mais il devrait demeurer intransigeant sur les articles essentiels de son programme socialiste; autrement, il renoncerait à porter au capitalisme les coups décisifs, c’est-à-dire à promouvoir une société plus équitable et plus habitable pour tous ses membres. Et, pourtant, nous avons vu, en France, à partir de 1935, un grand parti ouvrier s’efforcer de disputer l’électeur au fascisme en imitant la démagogie « passe-partout » de ce dernier, au point que, parfois, ses auditeurs avaient peine à se convaincre qu’ils n’entendaient pas un discours du colonel de La Rocque.
De tous les instruments dont joue le Grock fasciste, celui dont il tire les plus beaux sons, c’est, sans contredit, le nationalisme. Et c’est aussi celui que la gauche eût dû le moins lui emprunter, puisque L’Internationale exprime, dans les langues du monde entier, son idéal de fraternité humaine. Cependant, la gauche, croyant ainsi disputer les « patriotes » au fascisme, a soudain introduit le mot nation dans son vocabulaire. Déjà, en 1923, pendant l’occupation de la Ruhr, le PC allemand s’était livré à la surenchère nationaliste, allant jusqu’à honorer le « martyr » Schlageter[2]. De 1930 à 1932, il récidiva de plus belle. En France, nous vîmes successivement les néo-socialistes inscrire la nation en tête de leur credo, tandis que nos camarades communistes s’époumonèrent à « aimer leur pays ». Mais la plupart des « patriotes », ainsi stimulés dans leur hystérie chauvine, mais toujours défiants à l’égard de la gauche, estimèrent que le fascisme était plus qualifié qu’elle pour incarner le nationalisme. Beaucoup d’entre eux, sous la houlette de Maurras, se rallieront finalement au Maréchal […].
Le fascisme, lorsqu’il a suffisamment capté les masses populaires par les artifices qui viennent d’être rappelés et qu’il a réussi à mettre dans son jeu, sinon la majorité, du moins une large fraction du corps électoral, se lance à la conquête du pouvoir. Mais il a une façon bien à lui de procéder. Il sait que cette conquête n’est pas pour lui une question de force. Il peut, en effet, compter sur l’acquiescement de l’aile de la bourgeoisie capitaliste la plus puissante économiquement et politiquement. Il est assuré, en outre, de la complicité des chefs, de l’armée et de la police, de la haute bureaucratie administrative ; quant aux politiciens qui sont encore à la tête de l’État bourgeois « démocratique », il n’ignore pas que, même si ces personnages ne lui sont pas entièrement acquis, ils ne lui opposeront pas de résistance armée : la solidarité de classe sera plus forte que les divergences d’intérêts ou de méthodes. Aussi, quand toutes les conditions psychologiques et constitutionnelles se trouvent remplies, s’installe-t-il, sans coup férir, dans l’État. Une fois solidement accroché au pouvoir, il en déloge sans peine les politiciens non fascistes dont on l’avait provisoirement encadré.
Le socialisme ne devrait pas s’y prendre de cette façon. Car il est, qu’il le veuille ou non, l’adversaire de classe de l’État bourgeois, même « démocratique ». Aussi ne peut-il conquérir le pouvoir que de haute lutte, en brisant, dès qu’il a réussi à s’introduire dans la place, la résistance acharnée de toutes les forces ennemies. S’il procède autrement, il peut sans doute « occuper le pouvoir », mais il ne le détiendra qu’en apparence et il y sera le prisonnier de l’appareil gouvernemental bourgeois. Le subtil Léon Blum avait depuis longtemps saisi cette élémentaire vérité. Et comme, par ailleurs, il était trop respectueux de l’ordre établi pour s’introduire dans l’État par effraction, il souhaitait n’avoir jamais à subir l’épreuve du pouvoir. Éloignez de moi ce calice ! Mais, en 1936, la gauche française, la tête tournée par la menace fasciste, crut qu’il était grand temps de cueillir le fruit mûr de l’État. Et, du fait qu’elle avait remporté une victoire électorale, grâce à sa coalition avec des partis bourgeois, elle s’imagina que la citadelle lui ouvrirait toutes grandes ses portes comme, ailleurs, elle l’avait fait pour le fascisme. Mais hélas, à Paris, le scénario se déroula tout autrement qu’à Rome ou à Berlin. Le gouvernement de Front populaire fut étranglé par l’État bourgeois avec lequel il avait eu la naïveté de vouloir s’identifier. Un seul exemple, particulièrement symbolique : le 16 mars 1937, à Clichy, malgré la présence d’un socialiste au ministère de l’Intérieur, la police et la garde mobile tirèrent, non pas sur les bandes fascistes qui s’y étaient rassemblées, mais sur des ouvriers socialistes ; il y eut plusieurs morts et, parmi les blessés, le chef de cabinet socialiste du président du Conseil socialiste[3]. Et, tandis qu’en Italie et en Allemagne, les chaperons non fascistes avaient été promptement éjectés du gouvernement, en France, ce furent les ministres non socialistes du Front populaire qui restèrent seuls maîtres de la place. Blum, après avoir laissé, à contrecœur, s’approcher de lui le calice, ne fit rien pour l’empêcher de s’éloigner. »
1.Lire Mathias Bouchenot, Tenir la rue. L’autodéfense socialiste 1929-1938, Libertalia, 2014. [NDE] [↩]
2.Engagé volontaire durant la Première Guerre mondiale, Albert Léo Schlageter (1894-1923) participe aux Freikorps en 1919 et devient un activiste nationaliste. Chef d’un groupe clandestin qui s’oppose à l’occupation française de la Ruhr, il est arrêté et jugé par un tribunal militaire français qui le condamne à mort pour espionnage et sabotage. Fusillé le 26 mai, il devient un héros et un martyr pour les nationalistes et l’extrême droite allemande, tandis que le dirigeant communiste Karl Radek, dans un discours célèbre, le dépeint comme un « pèlerin du néant », un « courageux contre-révolutionnaire ». Après 1933, Schlageter deviendra une des principales figures héroïques du régime nazi. Lire Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires, Hermann, 1972, p. 97-101. [NDE] [↩]
3.Sur la manifestation de Clichy, lire le témoignage de Daniel Guérin in Front populaire…, op. cit., p. 209-211 et l’analyse de Mathias Bouchenot in Tenir la rue, op. cit., p. 217-237. [NDE] [↩]
http://lahorde.samizdat.net/2014/12/09/ ... tion-2014/ Réédition de Fascisme et grand capital :
cinq questions à Charles Jacquier
« Oui, nos camarades de combat, nos aînés sont ceux-là dont on se rit parce qu’ils n’ont pas la force et sont apparemment seuls. Mais ils ne le sont pas. La servitude seule est solitaire, même lorsqu’elle se couvre de mille bouches pour applaudir la force. Ce que ceux-là au contraire ont maintenu, nous en vivons encore aujourd’hui. S’ils ne l’avaient pas maintenu, nous ne vivrions de rien. » (Albert Camus)
Après l’entretien avec Guillaume Davranche à l’occasion de la sortie de Trop jeunes pour mourir, voici une seconde rencontre pour un autre ouvrage chez le même éditeur, Libertalia, qu’il faut remercier de ces publications si précieuses !
Bien qu’il s’en défende, Charles Jacquier est l’un des grands connaisseurs du mouvement ouvrier révolutionnaire de l’entre-deux-guerres. Au cours des quinze dernières années, ce postier, adhérent de SUD-PTT, a largement contribué au renouveau éditorial critique en proposant de nouvelles publications des travaux de Maurice Dommanget, Franz Jung, Marcel Martinet, Victor Serge et quelques autres. Il vient tout juste de coordonner la réédition du précieux Fascisme et grand capital de Daniel Guérin (éditions Libertalia, novembre 2014), aussi avons-nous décidé de lui donner la parole.
Pourriez-vous revenir sur l’histoire éditoriale de Fascisme et grand capital ? Que proposez-vous de nouveau avec cette édition ?
Charles Jacquier - Fascisme et grand capital est en effet un livre qui a une longue histoire. Son auteur, alors jeune militant proche de la revue syndicaliste La Révolution prolétarienne, avait effectué deux voyages en Allemagne, l’un durant l’été 1932, l’autre au printemps 1933. À son retour, il publia des articles dans divers périodiques : pour le premier, l’hebdomadaire d’Henri Barbusse Monde, La Révolution prolétarienne, et le magazine Regards ; essentiellement le quotidien socialiste Le Populaire pour le second. On peut retrouver ce témoignage, épuré, dans La Peste brune. D’autre part, dès l’arrivée des premiers militants allemands antinazis à Paris, Daniel Guérin eut l’idée de réunir certains d’entre eux pour mettre les milieux révolutionnaires français « à l’école des réfugiés allemands » afin de bénéficier « de leurs connaissances théoriques et de leur expérience pratique ». Il s’agissait de tirer les leçons des erreurs du mouvement ouvrier allemand pour ne pas les répéter dans d’autres pays confrontés au fascisme. Mais, comme souvent, la proximité de l’événement et les questions de personnes prirent le dessus sur la discussion théorique. Cela constitua néanmoins une première prise de contact entre militants français (outre Guérin lui-même, Michel et Simone Collinet, René Lefeuvre, Magdeleine Paz, Marceau Pivert, Simone Weil) et allemands (Ruth Fischer, Paul Frölich, Boris Goldenberg, Kurt Landau, Arkadi Maslov, August Thalheimer, Jakob Walcher). C’est d’ailleurs Simone Weil qui l’incita à entreprendre cette étude « afin de combattre le fascisme au moyen de recherches érudites ». La première édition de Fascisme et grand capital a paru chez Gallimard en 1936 à la suite d’une intervention d’André Malraux. Comme l’explique l’auteur, le but de l’ouvrage était le suivant : « Exposer les véritables raisons de la victoire fasciste ; démasquer, sans ménagement, les défaillances des partis ouvriers vaincus, que d’autres s’obstinaient à camoufler ; convaincre le lecteur qu’on ne pouvait pas combattre le fascisme en s’accrochant à la planche pourrie de la démocratie bourgeoise, qu’il fallait donc choisir entre fascisme et socialisme… » Mais, explique-t-il encore, « quand le livre atteignit l’étalage des librairies, alors que le rédacteur avait, depuis belle lurette, repris sa tâche de militant, le mouvement ouvrier était déjà fourvoyé, irréparablement dans une direction contraire à celle qu’on l’adjurait de prendre ; sous couleur de combattre le fascisme, il s’était accouplé avec une démocratie bourgeoise en putréfaction ». Cependant, le livre poursuivit sa route et fit l’objet de traductions, notamment aux États-Unis en 1938.
Après-guerre, une édition revue et actualisée est publiée en 1945, toujours chez Gallimard, puis aux éditions Maspero en 1965. Le livre y reparaît régulièrement et passe en poche dans la « Petite Collection Maspero ». Les premiers titres paraissent en 1967, et sous le titre de Sur le fascisme qui porte les numéros 45 et 46 (sur les 278 titres que compte la collection) sont réédités La Peste brune (volume I) et Fascisme et grand capital (volume II). La dernière édition de poche date de 1983. Sur le fascisme sera repris en 2001 dans la collection « Redécouverte » des éditions la Découverte (qui avaient récupéré le fonds Maspero) – une collection de réimpression à l’identique avec un tout petit tirage. Deux ans auparavant, Fascisme et grand capital avait aussi fait l’objet d’une réédition dans une coédition Syllepse et Phénix éditions dans le contexte de la montée de l’extrême droite en Europe, avec une préface d’Alain Bihr, sociologue et auteur de Pour en finir avec le Front national (1992) et Le spectre de l’extrême droite – Les Français et le Front national (1998). Voilà pour la longue histoire de ce livre.
Alors que l’extrême droite progresse partout en Europe – en particulier en France –, il m’a semblé nécessaire de remettre ce titre en circulation alors qu’il n’avait plus été réédité depuis une quinzaine d’années en proposant une véritable nouvelle édition augmentée. D’abord par l’ajout de deux textes : l’un écrit par Guérin lui-même après-guerre où il revenait sur la politique de la gauche française face au fascisme durant la décennie 1930-1940 ; l’autre de l’essayiste états-unien Dwight Macdonald, écrit à l’occasion de la traduction américaine du livre et qui n’avait jamais été traduit intégralement en français. Ce dernier permettait d’éclairer la question du fascisme aux États-Unis durant les années 1930, mais aussi de poser le problème des possibilités, ou non, d’extension d’un mouvement fasciste dans un pays de tradition démocratique à l’économie développée… Il m’a aussi semblé nécessaire d’évoquer dans un glossaire quelques-uns des militants, la plupart oubliés, qui avaient accompagné, ou inspiré Daniel Guérin dans ses recherches sur le fascisme. Enfin, il importait d’actualiser les références pour le lecteur d’aujourd’hui et de préciser tel ou tel point à l’aune des connaissances ultérieures ou bien en résonance avec l’actualité. Je pense, par exemple, à l’urgence de souligner la confusion volontairement entretenue par les milieux proches d’Alain Soral sur tel auteur ou tel sujet, tout à fait typique d’une idéologie véritablement fasciste, et pas seulement droitière et réactionnaire…
Daniel Guérin n’est pas un inconnu pour vous. Vous avez participé à la réédition de Front populaire révolution manquée (Agone, 2013). Pourriez-vous nous en dire davantage sur ce singulier militant ?
Charles Jacquier - J’ai en effet été à l’initiative de la réédition récente de Front populaire révolution manquée qui est avec Fascisme et grand capital, Bourgeois et bras-nus et Ni dieu ni maître, l’un des principaux livres de Guérin – et ce sans minimiser l’intérêt de ses autres ouvrages. Front populaire révolution manquée donne à la fois un témoignage irremplaçable sur l’extrême gauche des années 1930 et, surtout, une analyse remarquable sur une expérience emblématique de la « gauche » au pouvoir qui doit être connue du plus grand nombre dans toutes ses dimensions – y compris de politique internationale. Disons seulement ici que, contrairement aux discours habituels sur une prétendue gauche qui aurait longtemps vraiment « essayé » de changer la vie, avant d’y renoncer seulement durant les années 1980, le livre de Guérin permet d’en constater le caractère fallacieux. Sans remonter à la politique d’Union sacrée en 1914 ou à celle de Guy Mollet durant la guerre d’Algérie, rappelons simplement que les acquis sociaux du Front populaire résultent beaucoup plus de la « grande frousse » du patronat en juin 1936 face aux grèves avec occupations que d’une volonté propre du gouvernement socialiste de l’époque. Ce dernier, avec l’aide active du PCF, s’emploiera à faire rentrer dans son lit le mouvement gréviste – « Il faut savoir terminer une grève ! » dira le leader du PCF – et à amplifier ses reculs devant la contre-offensive du patronat qui débute dès l’automne de la même année…
Quant au parcours de Daniel Guérin, il est en effet singulier : de la grande bourgeoisie libérale dreyfusarde de son milieu d’origine jusqu’au communisme libertaire en passant par le syndicalisme révolutionnaire, le socialisme de gauche, le compagnonnage – critique – avec le trotskisme, mais aussi l’anticolonialisme, l’antimilitarisme et la libération homosexuelle dont il fut un précurseur. En attendant la grande biographie que doit lui consacrer l’historien britannique David Berry, j’invite le lecteur désireux d’en savoir plus à lire, ou à relire, ses livres autobiographiques (en particulier Front populaire révolution manquée) et la notice que lui a consacrée le Dictionnaire Maitron. En précisant qu’aborder son parcours à partir du début des années 1930, c’est plonger dans l’histoire des combats de la gauche révolutionnaire durant un demi-siècle…
En quoi Fascisme et grand capital est-il un classique ? Quelles sont les thèses défendues ?
Charles Jacquier - L’histoire même de Fascisme et grand capital évoquée plus haut indique sans conteste que cet ouvrage est un classique pour le mouvement social : un livre réédité régulièrement de 1936 à nos jours en est nécessairement un, si les mots ont un sens. Il est aussi présent dans l’historiographie sur le sujet. C’est par exemple le cas dans le livre de Pierre Ayçoberry, La Question nazie. Celui-ci présente, analyse, critique les différentes interprétations du national-socialisme, à partir des années 1920. Il lui consacre de longs commentaires : « Fascisme et grand capital tranche, souligne-t-il, sur la grisaille de la production de la gauche française par l’abondance de l’information, la rigueur du raisonnement, le souci de la comparaison internationale ». On retrouve bien ces trois éléments dans le livre qui, en alternant sur chaque période et pour chaque sujet analyses en Italie et en Allemagne, part de ses origines et de ses bailleurs de fonds, présente ses troupes, sa mystique, son idéologie démagogique, sa tactique et sa doctrine, avant et après la prise du pouvoir. Parmi de nombreux points à retenir, signalons les analyses de Daniel Guérin sur le prétendu anticapitalisme du fascisme qui se mue en nationalisme et en antisémitisme, et celles qui concernent ses contradictions internes entre « plébéiens » et partisans d’une dictature militaro-policière classique – les premiers perdant la partie une fois au pouvoir, même si l’État fasciste doit leur donner des satisfactions apparentes pour maintenir l’illusion de tenir compte des aspirations du courant plébéien qui lui assure une base sociale…
Cet ouvrage peut-il encore servir les luttes d’aujourd’hui ?
Charles Jacquier - Il est évident que les luttes actuelles ont besoin d’analyses inédites pour penser le nouveau qui advient dans l’histoire. Mais il est non moins évident que la connaissance du passé éclaire le présent et que, dans le cas qui nous occupe, le fascisme se présente comme un « phénomène non pas local, mais de caractère universel » comme le souligne Guérin. Il possède un certain nombre de traits récurrents, en particulier son caractère interclassiste. À chaque classe, ou fraction de classe, le fascisme tient un discours démagogique spécifique pour lui donner l’illusion de prendre en compte ses intérêts alors qu’il travaille au maintien du capitalisme par des méthodes autoritaires, puis totalitaires ; sa politique vis-à-vis des classes moyennes qu’il prétend défendre alors qu’il ne fait que diviser la majorité du salariat pour mieux régner ; ou encore, par-dessus tout, le « miracle psychologique » qu’il réalise : « transmuer en enthousiasme et en esprit de sacrifice le mécontentement, la misère de larges couches populaires ».
Vous êtes un spécialiste des minoritaires de l’entre-deux-guerres : Simone Weil, Boris Souvarine, Marcel Martinet… Pourquoi un tel intérêt pour cet objet d’étude. En quoi ces figures peuvent-elles éclairer notre présent ?
Charles Jacquier - Je ne suis spécialiste en rien ; en revanche il est vrai que je m’intéresse depuis longtemps à des personnalités comme celles que vous mentionnez – et quelques autres, comme, par exemple, dans le mouvement anarchiste des militants comme André Prudhommeaux ou Charles Ridel, connu après-guerre sous le nom de Louis Mercier Vega, une fédération de pseudonymes à lui tout seul. Parmi les premiers livres que j’ai lus sur ce sujet, il y avait ceux de Daniel Guérin (Front populaire révolution manquée) et de Jean Rabaut, Tout est possible ! (Les « gauchistes » français 1929-1945). Ce dernier faisait revivre en historien et en témoin les grands moments de cette époque et l’ensemble de ses protagonistes, anarchistes, communistes dissidents, socialistes de gauche, syndicalistes révolutionnaires, trotskistes, etc., et de grandes figures comme Pierre Monatte, Marceau Pivert, Victor Serge, Boris Souvarine, Léon Trotski, Simone Weil, etc. Libertalia a fort opportunément décidé de rééditer cette belle synthèse l’an prochain, et ce sera, je l’espère, l’occasion pour de nouveaux lecteurs de découvrir une partie méconnue et oubliée de l’histoire de l’extrême gauche française qui permet de porter un regard critique nouveau sur l’histoire de ces années sombres…
Pour comprendre cet intérêt, il faut partir d’un constat simple : toutes les composantes du mouvement ouvrier d’avant 1914 ont échoué devant la Première Guerre mondiale. Dans les années qui ont suivi, et pour longtemps – pour ne pas dire pour toujours –, ce mouvement s’est enchaîné au char des États, qu’ils soient bourgeois ou staliniens, tandis que la contre-révolution dominait le monde durant « la guerre de trente ans » des États capitalistes pour la suprématie mondiale, entre 1914 et 1945. Après la Seconde Guerre mondiale et les nouveaux rapports de force qui en découlent, il y a, comme l’a écrit alors Louis Mercier, une « presque totale inexistence du prolétariat […] dans la candidature à la succession du capitalisme », ses forces étant mobilisées pour soutenir l’un ou l’autre camp impérialiste dans le cadre de la guerre froide. Le vieux slogan de la Ire Internationale selon lequel « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » a donc été enterré en août 1914 et, depuis, il me semble que les aspirations du mouvement ouvrier de cette époque ne sont plus représentées que par de petites minorités révolutionnaires qui doivent à la fois conserver la flamme originelle et penser les transformations incessantes du capitalisme pour perdurer et étendre son emprise. Celles-ci, et en particulier les personnalités que nous avons évoquées, et quelques autres, nous relient aux aspirations originelles du mouvement ouvrier, mais ont aussi su comprendre la nature des différentes formes de la contre-révolution (fascisme, nazisme, stalinisme) et la transformation de nature qu’ont connue les grandes organisations censées représenter le mouvement ouvrier (partis et syndicats dominants), œuvrant désormais au profit de politiques étatiques et non de l’autonomie ouvrière pour l’abolition du salariat et de l’État. C’est Albert Camus qui a su le mieux définir le rapport que nous devons avoir avec ces minorités révolutionnaires qui ont su préserver « la chance fragile d’une renaissance » en évoquant le parcours d’Alfred Rosmer : « Oui, nos camarades de combat, nos aînés sont ceux-là dont on se rit parce qu’ils n’ont pas la force et sont apparemment seuls. Mais ils ne le sont pas. La servitude seule est solitaire, même lorsqu’elle se couvre de mille bouches pour applaudir la force. Ce que ceux-là au contraire ont maintenu, nous en vivons encore aujourd’hui. S’ils ne l’avaient pas maintenu, nous ne vivrions de rien. »
Propos recueillis par Jacques Collin.
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