Traduction extraite de
Free Comrades:Anarchism and Homosexuality in the United States, 1895-1917 Terence Kissack AK Press 2008 pp 133 - 152
https://libcom.org/files/Kissack%20-%20Free%20Comrades%20-%20Anarchism%20and%20Homosexuality%20in%20the%20United%20States,%201895-1917.pdf
NDT préliminaire :
Cette traduction, comme les autres, n’est pas féminisée et je m’en excuse, surtout pour un tel sujet. Mais cette féminisation orthographique et grammaticale représente un surcroît de travail devant lequel j’abdique lâchement. Elle est présente dans l’intention.Parmi les anarchistes radicaux sur les questions sexuelles, Emma Goldman était la consommatrice et la distributrice la plus insatiable de sexologie. Elle était une participante enthousiaste à des débats sur le sexe, assistait à des conférences de psychologues, sociologies et autres spécialistes, et se liait d’amitié avec les porte-paroles de cette nouvelle science. Cela ne signifie pas qu’elle était toujours d’accord avec ce qu’elle entendait ou lisait. Elle pouvait être une critique acerbe et écrivit une fois à Ben Reitman, en 1912, que la conférence du Dr. Stanley Hall sur la "Prophylaxie Morale" était "horrible." Hall était le psychologue américain en vue du moment, connu principalement pour son livre Adolescence:
Its Psychology and Relations to Physiology, Anthropology, Sex, Crime, Religion and Education. Alors qu’elle appréciait que Hall "avait souligné l’importance du sexe,", lui prêtant "presque autant de crédit que moi", elle avait été déconcertée par le fait que la conférence soit introduite par un pasteur et l’affirmation de Hall, "Nous avons besoin d’éducation sexuelle pour préserver le christianisme, la moralité et la religion."
23 Ce lien entre religion, mœurs sexuels et règles était un anathème pour Goldman. Elle respectait les travaux de Hall dans le domaine de la psychologie mais elle "était désolée pour les américains qui acceptaient des trucs enfantins comme des informations qui font autorité."
24 Malheureusement pour les américains, la présentation de Hall était représentative de la pensée sexuelle de l’époque parmi les spécialistes du pays. Comme ses camarades, Goldman était plutôt déçu par les sexologues américains et les citait rarement, sinon pour réfuter leurs travaux.
Emma Goldman avait une nette préférence pour les sexologues européens, particulièrement pour Carpenter, Ellis et Magnus Hirschfeld, qu’elle considérait tous comme des critiques sociaux et des dissidents. Elle était particulièrement en accord sur leur vision libérale de l’homosexualité. Elle avait écrit à Ellis qu’elle s’était procurée son livre,
Sexual Inversion, en 1899, peu après sa publication, et qu’elle le considérait comme l’un des ses "plus grands trésors".
Sexual Inversion (coécrit en réalité par John Addington Symonds, mais dont le nom avait été retiré après sa mort parce que ses héritiers avait refusé qu’il ne soit associé à ce livre), fut un des premiers ouvrages en langue anglaise à traiter des relations entre même sexe. Ellis était plus positif envers les sujets de ses études que beaucoup de ses contemporains. Selon les termes de Vern Bullough, il "veillait à éviter tout langage se rapportant à une pathologie" et essayait de mettre en avant "l’accomplissement des homosexuels".
25 Goldman réagissait favorablement à l’approche de Ellis. "J’ai suivi vos travaux," lui écrit-elle, "j’ai lu presque tout ce que j’ai pu trouver et l’ai présenté à tous les gens avec qui j’ai pu être en contact à travers mes conférences."
26 Goldman identifiait Ellis et sa famille idéologique comme faisant partie d’un mouvement plus large en faveur de la justice sociale, auquel elle s’identifiait et aidait à promouvoir. En aidant à mieux faire connaître Sexual Inversion, Goldman pensait qu’elle aidait à l’amélioration du statut social et éthique des femmes et des hommes au sujet duquel Ellis écrivait. Elle avait pu être attirée principalement par les travaux de Ellis parce que ceux-ci étaient indirectement liés avec l’anarchisme.
Lorsque
Sexual Inversion parut en Angleterre, il fut publié par la même presse que celle utilisée par la
Legitimation League, un groupe anarchiste pour la réforme sexuelle, qui plaidait pour l’amour libre et la fin de l’ostracisme social envers les enfants illégitimes et leurs mères. La était présente dans les librairies et publiait un journal intitulé
The Adult. La police, convaincue que la ligue avait pour objectif de détruire la moralité anglaise, surveillait les activités du groupe et la publication des travaux de Ellis lui offrit l’occasion de s’y attaquer. En 1898, un policier en civil acheta un exemplaire de
Sexual Inversion à George Bedborough, l’éditeur de
The Adult qui travaillait à la librairie de la Legitimation League. Selon Ellis, la police espérait "supprimer la Legitimation League et The Adult en les identifiant à mon livre
Sexual Inversion, un livre obscène évidemment, selon eux."
27 Ellis apprit l’arrestation de Bedborough, accusé de vendre Sexual Inversion – décrit par la police comme " un écrit obscène, pervers, grivois et scandaleux" – par un télégramme envoyé par un anarchiste américain, Lillian Harman, qui avait été élu président de la
Legitimation League en 1897. Bien que la League ait été sévèrement affectée par les actions policières, Ellis ne se laissa pas décourager et continua à conduire et publier ses recherches. Cette imbrication complexe entre Ellis et les anarchistes anglais a bien pu incliner Goldman à identifier les vues et les opinions de celui-ci avec les siennes.
28Goldman considérait que le travail de ceux qu’elle identifiait comme sexologues progressistes s’intégrait sans problème aux objectifs plus larges de l’anarchisme. Comme eux, elle pensait que l’étude scientifique de la nature humaine était une étape indispensable dans la marche vers la liberté. Goldman alla jusqu’à qualifier Carpenter et Ellis d’anarchistes. Ce n’était pas une interprétation nouvelle puisque Carpenter avait été associé à l’anarchisme par Lloyd et Tucker auparavant. Carpenter cultivait ses affinité avec les anarchistes en aidant Pierre Kropotkine dans ses recherches pour son livre
Fields, Factories and Workshops et en contribuant et collaborant par un article très flatteur à un numéro spécial de
Mother Earth, célébrant la vie et l’œuvre de Kropotkine. Ellis, malgré son histoire commune avec la Legitimation League, était moins enclin à s’allier avec les anarchistes. Lorsqu’on lui faisait part de l’opinion qu’avait Goldman de lui, il s’en démarquait. Mais ce refus d’être qualifié d’anarchiste ne la dissuadait pas."Je suis étonnée" écrivait-elle à son ami Joseph Ishill, "par la déclaration de Ellis selon laquelle il n’est pas anarchiste parce qu’il n’appartient à aucune organisation." Goldman louait la "vision philosophique" de Ellis qu’elle considérait "infiniment plus étendue et importante que celle de beaucoup de monde qui s’affiche comme anarchistes."
29 Ellis était un anarchiste dans l’esprit, sinon par le nom.
A travers son intérêt pour les travaux des sexologues, Goldman était en contact avec les idées médicales et psychologiques contemporaines sur l’homosexualité. En 1895, elle était à Vienne pour suivre une formation d’infirmière avec un accent particulier sur l’obstétrique et la gynécologie, lorsqu’elle entendit parler d’une conférence sur l’homosexualité. Celle-ci, délivrée par le "professeur Bruhl," eut un impact important sur elle, puisque c’était apparemment la première fois qu’elle entendait traiter de manière scientifique les relations entre même sexe. Dans un premier temps, cependant, Goldman trouva "désorientant" le discours du docteur. Dans sa présentation, Bruhl "parlait d’uranistes, de lesbiennes, et autres sujets étrange." Cela constitua l’initiation de Goldman à la terminologie émergente de la sexologie concernant l’homosexualité, et, au cours des décennies suivantes, elle deviendra tout à fait familière avec ces termes nouveaux. A l’époque, ils étaient novateurs. Les membres de l’auditoire, dont beaucoup exprimaient leur identité sexuelle par une inversion de genre, avaient également fasciné Goldman. Cet auditoire, se souvient-elle, "était étrange" , constitué "d’hommes à l’apparence féminine, avec des manières coquettes et de femmes clairement masculines, avec des voix graves." La conférence de Bruhl initia Goldman au langage médical et psychologique émergent et de plus en plus développé de la différence sexuelle. En observant l’auditoire, elle apprit aussi la sémiotique de l’identification sexuelle que les "uranistes " et les "lesbiennes" s’étaient confectionnés.
30La littérature sur la sexologie a eu un grand impact sur comme Goldman a conceptualisé sa vision politique de l’homosexualité. Elle a assimilé la vision du monde des sexologues, en parlant des homosexuels comme d’une catégorie distincte de l’humanité : une identité qui présentait des manifestations psychologiques, sociales et culturelles. Elle a employé le langage de la sexologie -"homosexuels," "invertis," "types intermédiaires," et "homosexualistes" – dans ses écrits et conférences. L’usage de termes inconsistants reflète le fait que Goldman n’adhérait pas à un cadre dominant ou courant d’idées précis. Lorsqu’elle est venue à la littérature sur la sexualité, elle était une lectrice éclectique. Néanmoins, on ne peut pas sous-estimer l’importance de l’analyse sociale et politique qu’apportait Goldman à chaque question sociale. Les discours qui ont modelé son approche de la sexualité reflétaient à la fois le discours médical et psychologique spécialisé et les courants de pensées politiques plus larges dans lesquels elle évoluait. Elle était attiré par les sexologues dont le travail correspondait le mieux avec ses idées politiques de base. Elle avait l’habitude de penser en termes de groupes opprimés: la classe ouvrière, les femmes, les minorités ethniques. Hutchins Hapgood disait de Goldman qu’elle "percevait toujours quiconque mal vu par la classe moyenne, que cela soit à tort ou à raison, comme des victimes d’un ordre social injuste."
31 Goldman, qui ne se sentait jamais aussi vivante que lorsqu’elle défendait les opprimés, était prédisposée à considérer les homosexuels comme un groupe social opprimé. Ils formait un autre groupe de "parias" qui avait besoin d’un champion
32Comme Tucker, Goldman et ses camarades ont contribué à faire circuler aux États-Unis la littérature sur la sexologie qu’ils admiraient. Les propres écrits et conférences de Goldman sur l’amour et la sexualité faisaient de fréquentes références aux travaux de Edward Carpenter, Havelock Ellis et Magnus Hirschfeld, contribuant à les faire connaître dans ses auditoires. Carpenter, Ellis, et d’autres livres de sexologues étaient vendus lors de ses tournées de conférences et étaient offert en bonus à ceux qui s’abonnaient à Mother Earth. En 1912, par exemple, les abonnés qui envoyaient 5,00$ recevaient
Prison Memoirs de Berkman;
What is Property de Proudhon ;
The Bomb de Frank Harris ;
Russian Literature de Kropotkine et de
Love's Coming of Age de Edward Carpenter"
33 Le livre de Carpenter et les Mémoires de Berkman incluaient tous les deux un contenu substantiel d’érotisme entre même sexe. Ceux qui s’abonnaient à
Mother Earth se voyaient donc offrir une bibliothèque relativement riche en littérature traitant de l’homosexualité. En outre, de nombreux numéros de
Mother Earth contenaient des publicités qui présentaient à la vente " des ouvrages importants sur la sexualité" et "une littérature sur l’anarchisme et la sexualité". Les lecteurs du numéro de novembre 1915 de
Mother Earth pouvaient commander le livre de August Forel The Sexual Question: A Scientific, Psychological, Hygienic and Sociological Study of the Sex Question,, un ouvrage qui, selon la publicité, traitait de "l’homosexualité ... et autres pratiques sexuelles importantes."34 Le journal de Goldman et ses tournées de conférences constituaient des canaux importants pour la dissémination de la littérature sur la sexologie.
En plus de faire de la publicité pour leurs ouvrages,
Mother Earth publiaient des articles de sexologues ou écrits par des non-anarchistes radicaux en matière de sexualité. En 1907, le journal contenait un article écrit par le Dr. Helene Stocker intitulé "
The Newer Ethics." Stocker était une féministe allemande qui soutenait la réforme de la loi sur le divorce, la libre circulation de l’ information sur la contraception et l’accès légal à l’avortement, et était également membre du Scientific-Humanitarian Committee de Magnus Hirschfeld, le groupe allemand pour les droits des gays. "
The Newer Ethics" est une étude de la "question sexuelle" à la lumière des travaux du philosophe Friedrich Nietzsche. Même si Stocker ne traite pas directement de la question de l’homosexualité dans son essai, elle soutenait – de manière remarquablement semblable à Carpenter – qu’en matière d’amour, les gens ne devraient pas "se plier servilement aux coutumes." Selon Stocker, les travaux de Nietzsche "enseignent la beauté et la pureté de l’amour, qui, pendant des centaines d’années, a été stigmatisé comme vicieux par l’imagination malsaine de l’église." Les gens, soutenait Stocker, devaient poursuivre leur passion sans culpabilités. La nouvelle éthique, écrivait-elle "s’attaque à la racine des vieilles et confuses notions, qui assimilent la 'moralité' avec la crainte des normes conventionnelles et la 'vertu' avec l’abstinence de relations sexuelles."
35 Même si elle ne se qualifie pas d’anarchiste, les vues qu’elle exprimait dans "
The Newer Ethics" étaient en accord avec celles des anarchistes radicaux en matière de sexualité.
Plusieurs des camarades de Goldman partageaient son intérêts pour la sexologie, l’homosexualité et son approche politique. Ben Reitman, son amant durant les années où elle s’est intéressé le plus à ces sujets, a été particulièrement important à cet égard. Selon Candace Falk, "Ben avait toujours été fasciné par et compréhensif envers l’homosexualité."
36 Il y fut confronté très jeune. Lorsqu’il avait douze ans, il a commencé à parcourir le réseau ferroviaire, fréquentant des hommes et des garçons qui voyageaient de ville en ville pour chercher du travail. Ce milieu très largement masculin était caractérisé par une culture sexuelle rustique, où les comportements homosexuels n’étaient pas rares.
37 Cette expérience précoce de la sous-culture sexuelle des travailleurs saisonniers, clodos et hobos semble avoir marqué Reitman; il a gardé, tout au long de sa vie, un intérêt pour la vie qu’il avait mené dans sa jeunesse. A la fin des années 1930, par exemple, Reitman publia un livre,
Sister of the Road: The Autobiography of Box-Car Bertha as Told to Ben Reitman, qui recensaient des "homosexualistes marquées" comme une des catégories de femmes qui prenaient la route.
38 Lorsque Reitman devint médecin, il continua à évoluer dans des milieux sociaux où l’homosexualité était courante. Il a vécu à la marge de la société respectable. Son biographe écrit que "des types de la pègre et des sans-bris fréquentaient le cabinet de Ben, tout comme des prostituées, des maquereaux, des accrocs à la drogue et pervers sexuels."
39 Étant donné leur intérêt mutuel pour l’homosexualité et la sexologie, il est probable que Reitman partageait ses observations personnelles et son savoir avec Goldman.
Les interventions les plus notables de Goldman concernant les questions homosexuelles étaient ses conférences.Celles-ci étaient un outil clé utilisé à la fois par les anarchistes et les sexologues dans leurs tentatives de propager leurs idées. Goldman était une oratrice convaincante dont la présence sur l’estrade, selon Christine Stansell, était "aux dires de tous, hypnotique."
40 Bien qu’elle fut décrite comme une démagogue par la presse populaire, ses qualités d’oratrice résultaient de sa volonté de traiter des sujets controversés – comme la sexualité – de manière dépassionnée. Cela ne signifie pas qu’elle n’était drôle. Lorsqu’elle a donné une conférence sur la "sexualité" au collège de Harry Kemp à Kansas City, "la salle était bondée d’une foule attirée par la curiosité". Ceux qui était venus pour assister à un spectacle furent sans doute déçus, puisqu’elle ne traita pas le sujet de manière sensationnaliste. Selon Kemp, Goldman "commença en partant du principe qu’elle ne parlait pas à des idiots et des crétins,mais à des hommes et des femmes à l’esprit mûr," mais lorsque un des professeurs sauta sur ses pieds pour dénoncer son langage trop cru, elle répondit en se moquant du gardien de la morale scandalisé. Dans un accès de colère, le professeur hurla"Honte à toi, femme, n’as tu pas honte?" Les cris du professeur indigné réveillèrent les étudiants qui, écrit Kemp, "se mirent à hurler avec une joie indescriptible. " Goldman participa à leur hilarité et "rit jusqu’à ce que les larmes lui montent aux yeux." Selon Kemp, "les quatre jours où elle resta [sur le campus], ses conférences étaient pleines à craquer."
41Goldman donna la plupart des ses conférences sur l’homosexualité en 1915 et en 1916. Il n’y a pas de raison claire sur le fait que ces années marquent l’apogée de son intérêt envers cette question, mais il est possible que le radicalisme accru de ces années de guerre créait un contexte dans lequel elle pensait pouvoir parler de sujets controversés. Bien avant que l’Amérique n’entre en guerre en 1917, le climat politique aux États-Unis était envenimé par la conflagration qui consumait l’ Europe. Le pays était déchiré par les débats concernant l’intervention, le pacifisme et la politique de l’empire. Dans cette atmosphère surchauffée, Goldman traitait un large éventail de sujets, incluant l’homosexualité. On pourrait faire une comparaison avec la fin des années 1960 et le début des années 1970, lorsque la guerre du Vietnam, la montée de la Nouvelle Gauche, le virage vers le
Black Power et les variantes radicales du féminisme, reliés entre eux de manière complexe, créèrent un contexte politique et culturel dans lequel les gays et lesbiennes se radicalisèrent.
42Ce fut le moment fort de ses conférence sur l’amour entre même sexe, mais elle avait évidemment traité le sujet dans des conférences avant 1915 . En 1901, par exemple, le journal
Free Society avait publié un compte-rendu d’une conférence qu’elle avait donné à Chicago concernant l’aspect moral et éthique de l’amour entre même sexe. Lors de celle-ci, Goldman "a soutenu que tout acte auquel prennent part deux individus consentants n’est pas du vice. Ce qui est habituellement condamné hâtivement comme du vice par des individus irréfléchis, comme l’homosexualité, la masturbation, etc., devrait être considéré d’un point de vue scientifiques, et non pas de manière moralisatrice."
43 L’ argument de Goldman en 1901 – selon lequel des relations et des comportements consensuels qui ne causent aucun tort à d’autres ne devraient pas être réglementés – constituait le message de base de toutes ses interventions sur le sujet de l’homosexualité. Elle considérait cette analyse – basée sur ses lectures sur la sexologie - comme un point de vue scientifique et non moraliste. Lors de la seconde décennie du vingtième siècle, les conférences de Goldman étaient plus qu’une simple défense de l’homosexualité. Elle commença à parler comme une autorité sur le sujet; Ses conférences étaient des cours d’éducation sexuelles. Ses points de vues sociologiques et psychologiques sur l’homosexualité transparaissaient dans le contenu de ses thèmes et c’était à partir de ceux-ci qu’elle traitait le sujet lors de ses conférences dans les années juste avant la guerre.
Comme les sexologues qu’elle admirait, Goldman tirait la plupart de ses informations sur l’attirance entre même sexe de ses propres observations et analyses sociales. Elle reconnaissait qu’elle avait appris beaucoup de ce qu’elle savait au sujet de l’homosexualité par ses amis et relations. En 1915, elle avait écrit à une amie, l’encourageant à assister à sa conférence sur "le sexe intermédiaire... parce que j’en parle sous un angle totalement différent de celui de Ellis, Forel, Carpenter et autres, et cela principalement à cause de la documentation que j’ai rassemblé durant la dernière demie douzaine d’années à travers mes contacts personnels avec les types intermédiaires, ce qui m’a conduit à collecter une documentation des plus intéressante."
44 Les relations personnelles de Goldman avec les "types intermédiaires" – un terme que Carpenter utilisait pour décrire les homosexuels – enrichissaient sa compréhension de la sexualité et pourraient bien lui avoir donné l’élan pour développer ce thème, qui n’était auparavant qu’un sujet parmi de nombreux autres traités lors de ses conférences.
Les conférences de Goldman étaient souvent le moyen de rencontrer des "types intermédiaires" avec lesquels elle se liait d’amitié. En 1914, Goldman rencontra Margaret Anderson qui était venue l’écouter. Le radicalisme sexuel fut l’élément clé de l’attirance de Goldman pour Anderson. Selon cette dernière, Goldman, "dont le nom suffisait, en ces temps-là à provoquer un frisson" était "considérée comme un monstre, une défenseuse de l’amour libre et des bombes."
45 Pour Anderson, qui avait elle-même emprunté la voie de la rébellion bohème, une aura de danger entourait Goldman qui participait à sa fascination pour elle. Anderson la présentait à son amante, Harriet Dean, avec qui elle publiait
The Little Review, un journal d’art et de culture. Goldman décrivit les deux comme un couple classique de lesbiennes, bien qu’elle n’ait pas utilisé le terme. Selon elle, Dean "était athlétique, d’apparence masculine, réservé et complexée. Margaret, au contraire, était féminine à l’extrême, débordante constamment d’enthousiasme."
46Dean et Anderson s’impliquèrent dans le militantisme politique de Goldman et les controverses qu’il suscitait. Les deux femmes aidèrent à organiser les conférences à Chicago, en vendant des places devant les locaux de
The Little Review. La famille de Dean, qui vivaient dans cette ville, étaient mortifiés. Ils proposèrent de payer les frais d’imprimerie associés aux conférences de Goldman, si celle-ci acceptait de ne pas parler d’amour libre. L’anarchisme, semble t-il, était un sujet acceptable de conversation, mais l’amour libre dépassait les bornes. La famille Dean semblait ne pas avoir assimilé le fait que l’amour libre et l’anarchisme était, pour beaucoup , la même chose. De manière surprenante, ils n’avaient pas fait d’objection envers l’intention de Goldman de parler sur le sujet du "sexe intermédiaire". Il est possible qu’ils ignoraient la tenue de la conférence ou qu’ils n’avaient pas compris son sujet à partir de son intitulé. Ou peut-être ne percevaient-ils pas la relation entre Dean et Anderson comme étant de nature sexuelle, ou encore, la voyait-il comme une variante du Mariage de Boston
* qui était chose courante parmi les femmes actives de l’époque. Il est aussi possible, bien que improbable, étant donné l’horreur avec laquelle ils avaient réagi à l’idée de voir le nom de la famille associé à l’amour libre, qu’ils avaient compris que Dean et Anderson étaient amantes, mais que cela leur était égal. Quoi qu’il en soit, Goldman refusa de modifier le sujet de sa conférence et Dean et Anderson se rangèrent de son côté.
Anderson et Dean étaient attirées par l’anarchisme parce qu’il promettait une liberté psychologique, sociale et sexuelle. "L’anarchisme," proclamait Anderson, "était expression l’ idéale pour mes idées sur la liberté et la justice." En peu de temps, les pages de
The Little Review se remplirent déloges sur l’anarchisme et Goldman fut invitée à y contribuer. Elle rendit la pareille, encourageant les lecteurs de
Mother Earth, "à s’abonner à la revue de Margaret C. Anderson." Elle considérait Dean et Anderson comme des camarades radicales qui associaient l’art et le militantisme dans une tentative pour créer de nouvelles relations sociales . Elle faisait l’éloge de
The Little Review, comme étant "une revue dédiée à l’art, la musique, la poésie, la littérature et le théâtre", qui avait une approche de ces sujets "non pas d’un point de vue de l’art pour l’art mais dans un souci de faire retentir le thème majeur de la rébellion dans la démarche créative."
47 La vie sexuelle non conventionnelle de Anderson et Dean faisait partie de leur rébellion. "Avec une forte personnalité," observait Goldman, "elles ont brisé les chaînes de leur milieu classe-moyenne pour se libérer de l’esclavage familial et des traditions bourgeoises."
48Il est impossible de savoir combien d’admirateurs de Goldman étaient gays ou lesbiennes, mais Dean et Anderson n’étaient certainement pas les seules homosexuelles à avoir été attiré par elle. Emma Goldman recevait aussi l’appui d’un homme du New Jersey, nommé Alden Freeman, un homme fortuné qui vivait à East Orange. En 1909, il avait choqué ses voisins en offrant sa propriété à Goldman alors que les autres lieux lui étaient fermés. Goldman donna sa conférence devant un large auditoire enthousiaste. Pour Freeman, c’était un acte d’une profonde résonance personnelle. Selon Will Durant, ami à l’époque à la fois de Freeman et de Goldman, "Freeman ... montrait sa liberté envers la tradition en accueillant une conférence de Goldman sur le théâtre moderne dans la grange de sa propriété." D’après lui, la raison de l’hospitalité surprenante de Freeman était que c’était un "homosexuel, mal à l’aise dans la société hétérosexuelle autour de lui". En tant qu’homosexuel, Freeman se sentait aliéné alors "il sympathisait ... avec des rebelles et les aidait dans leurs projets."
49 Il existait une relation étroite, suggère Durant, entre ses sentiments de différence sexuelle et son intérêt et son soutien à l’anarchisme. Après la conférence dans la grange, Freeman soutint financièrement et resta en contact avec elle même après son exil hors des États-Unis.
D’autres semblent avoir pensé comme Freeman. Il existe une histoire fascinante sur l’influence qu’ont eu les conférences de Goldman sur Alberta Lucille Hart. Bien que née femme en 1892, Hart avait choisi de vivre comme un homme. L’anarchisme a joué un rôle dans ce processus spectaculaire de transformation personnelle. Hart a connu des difficultés avec son identité et son entourage. En 1916, "[Hart] avait assisté à de nombreuses conférences de Emma Goldman et devint très intéressé par l’anarchisme."
50 Les conférences et des recherches plus approfondies sur l’anarchisme ont donné un élan supplémentaire à sa décision de vivre sa vie comme il l’entendait. Il déménagea plus tard dans une nouvelle ville où il se maria avec une femme et poursuivit une carrière de médecin. C’était à ce genre de décision individuelle que parlaient les idées de Goldman. Sa défense intransigeante du droit de l‘individu avait plu à Hart à un moment crucial de sa vie. Du fait de sa volonté de parler au nom des homosexuels et d’ autres considérés comme déviants, elle semblait attirer spécialement ces hommes et ces femmes dont les désirs ou l’identité sexuels les faisaient se sentir "mal à l’aise" dans la société où ils/elles vivaient.
La relation la plus intéressante entre Goldman et l’une de ses admiratrices est le cas de Almeda Sperry. Les deux femmes se sont rencontrées après une conférence de Goldman sur la prostitution. Une femme de la classe ouvrière, qui vivait dans la ville industrielle de New Kensington, en Pennsylvanie, Sperry avait à la fois des amants masculins et féminins et des opinions politiques aussi non conventionnelles que sa vie sexuelle. Inspirée par Goldman, Sperry se lança dans le mouvement anarchiste. Elle y milita sans relâche pendant de nombreuses années, aidant Goldman dans ses efforts pour propager les idées anarchistes. En 1912, par exemple, elle aida à trouver une salle pour une conférence de Goldman à New Kensington et écrivit à une amie, "Tu devrais venir, Emmy, parce que les gens ont affreusement besoin de toi."
51 Sperry distribuait avec enthousiasme de la littérature anarchiste :"Je vais établir une liste de toutes les personnes radicales de cette vallée," écrivit Sperry à Goldman, "et j’ai l’intention de leur rendre visite à tous! Je veux faire de mon endroit le quartier général de la littérature anarchiste dans la Alleghen Valley et je réussirai."
52 En même temps que l’intérêt de Sperry pour l’anarchisme grandissait, il en était de même de ses sentiments pour Goldman. Cela se révéla être une source de conflit entre les deux femmes - Sperry voulait une relation plus profonde alors que Goldman résistait. Sperry était aussi enthousiaste dans sa quête de Goldman qu’elle l’avait été dans la distribution de littérature anarchiste. Dans une lettre particulièrement parlante, elle écrivait que Goldman lui était apparue en rêve. L’imagerie en était profondément érotique:
"Tu étais une rose, une grande rose jaune, rose au milieu, mais les pétales étaient rabattus les uns sur les autres, si serrés. Je les ai suppliés de me céder le passage et j’ai porté la rose à mes lèvres pour que mon souffle chaud les persuade de s’ouvrir. Doucement, doucement, ils se sont ouverts, révélant une grande beauté – mais le centre rose virginal de la fleur ne s’est pas ouvert jusqu’à ce que les larmes jaillissent de mes yeux et il s’ouvrit soudainement dévoilant en son centre une goutte de rosée. J’ai bu la rosée et mordu le cœur de la fleur. Les pétales sont tombés sur le sol un à un. Je les ai écrasés avec mon talon et leur odeur m’a suivie lorsque je suis partie."
L’érotisme violent du rêve de Sperry – un mélange de désir et d’hostilité -est caractéristique de ses échanges avec Goldman. Sperry semble fâchée que celle-ci ne partage pas son désir passionné. Cela ne veut pas dire qu’elle était totalement indifférente Sperry – elle l’étreignait et l’embrassait, mais le sens de ses attitudes n’est pas clair. Même si il existe quelques indications pour que, selon le terme de Blanche Wiesen Cook, Goldman aurait pu "faire une expérience" avec Sperry, il est plus probable qu’elle ne donnait pas à ces gestes le même sens qu’elle.
53 Comme l’écrit Jonathan Ned Katz, "les lettres montrent que Goldman répondait à l’affection de Sperry, quoique avec moins de passion et de besoin désespéré."
54 Le ton des dernières lettres de Sperry – leur caractère baroque, insistant – témoigne d’une grande frustration érotique. Sperry voulait approfondir son contact physique avec Goldman, mais celle-ci résistait. L’imagerie torturée du rêve de Sperry révèle comment elle a vécu le fait que Goldman refuse ses avances.
Malgré l’ambivalence de ses sentiments envers elle, Sperry fascinait Goldman. Elle l’avait présentée à ses amis, y compris à Hutchins Hapgood et Ben Reitman (qui interprétait certainement l’intérêt de Goldman pour Sperry comme étant de nature sexuelle). Celui-ci, dont l’aventurisme sexuel était célèbre, proposa à Sperry de se joindre à lui et à Hapgood pour faire l’amour à trois. Sperry, dégoûtée par la proposition de Reitman refusa. Alice Wexler affirme que Reitman était motivé, au moins en partie, par son attrait pour Hapgood, remarquablement bel homme.
55 Qu’il était aussi intéressé pour coucher avec Hapgood que avec Sperry. Goldman niait avoir une attirance sexuelle pour elle, mais elle était clairement enthousiaste envers sa nouvelle amie, la décrivant à Nunia Seldes comme "la femme américaine la plus intéressante que j’ai jamais rencontré." Elle a même considéré publier ses lettres, qu’elle trouvait "merveilleusement intéressantes" et "de grands documents humains."
56 Sperry était tout à fait consciente de la nature sociologique de l’intérêt que lui portait Goldman. Dans une lettre, elle lui écrivait, en utilisant une construction à la troisième personne – qui faisait coïncider le fond et la forme -"Peut-être qu’elle m’étudie seulement -- toutes les facettes de ma personnalité, pour le bien de sa cause – étudiant ce produit étrange de notre civilisation."
57 Sperry était très perspicace. Goldman; elle faisait partie de ces "types intermédiaires" qui lui fournissaient "un matériel intéressant" pour ses conférences.
5823. Emma Goldman à Ben Reitman, 13 juillet 1912, Emma Goldman Papers, reel 6.
24. Goldman,
Living My Life, p 575.
25. Vern Bullough,
Science in the Bedroom: A History of Sex Research (New York: Basic Books,1994), p81 .
26. Emma Goldman à Havelock Ellis, 27 décembre 1924, Emma Goldman Papers, reel 14.
27. Havelock Ellis,
My Life, p 300
28. Sur la Legitimation League et Ellis voir Jeffrey Weeks,
Sex, Politics and Society: The Regulation of Sexuality Since 1800, seconde édition (London: Longman, 1989), pp 180-181 .
29. Emma Goldman à Joseph Ishill, 23 juillet 1928, Emma Goldman Papers, reel 20.
30. Goldman,
Living My Life, p 173.
31. Hapgood,
A Victorian in the Modern World, p 466.
32. Bonnie Haaland est d’accord avec l’idée que la sexologie a influencé la formation des opinions de Goldman sur la sexualité, mais elle considère que cette influence a été pernicieuse. Cela a pour conséquence une fausse conscience. "Alors que Goldman pensait manifestement avoir été libérée par les sexologues, comme en témoigne sa volonté de parler ouvertement de sujets sexuels, elle contribuait, en même temps, à la pathologisation de la sexualité par les sexologues, qui classifiaient les comportements sexuels en tant que perversions, inversions, etc." En d’autres termes, Goldman ne faisait que reproduire les déformations des sexologues. (Haaland,
Emma Goldman, p 165.)
33. Emma Goldman à Joseph Ishill, 31 décembre 1912, Emma Goldman Papers, reel 6.
34. Voir la publicité, "
The Sexual Question by August Forel," Mother Earth, novembre 1915 .
35. Helene Stocker, "
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46. Goldman,
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*
NDT L'expression "mariage de Boston" décrivait aux États-Unis aux XIXe et début du XXe siècle deux femmes qui vivaient ensemble. Leurs relations n’étaient pas obligatoirement sexuelles.
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