LA GREVE RENAULT D' AVRIL - MAI 1947 (extraits)
par Pierre Bois (alias "Vic").../...
Fin 1946, la CGT, devant le mécontentement grandissant des ouvriers et son impuissance à obtenir quelques revendications pour compenser quelque peu la hausse des prix, essaie de trouver un biais pour réclamer des augmentations de salaires. Elle lance l'idée d'une "prime progressive de production" (PPP).
Au début de l'année 1947, elle annonce un "premier succès". Elle a obtenu une prime progressive de production de 2 francs de l'heure au coefficient 100 avec effet rétroactif en 1946.
Cette prime, loin de satisfaire les travailleurs, les révolte.
Dans le secteur Collas (Départements 6 et 18) à l'initiative d'un militant de la tendance trotskyste Lutte de Classe (Union Communiste) s'est constitué un petit groupe révolutionnaire.
Les ouvriers qui composent ce groupe ne se réclament pas tous du trotskysme. Ce sont des ouvriers qui veulent lutter pour que ça change. Ils sont contre le capitalisme, mais ils ne se disent pas communistes, au contraire, car pour eux le communisme, c'est le PCF qui leur fait retrousser les manches et dont les militants responsables se conduisent en gardes-chiourmes.
L'ACTION SE PREPARE
Ils déclenchent une campagne d'agitation contre la prime progressive de production (PPP qui étant hiérarchisée, accorde davantage aux improductifs qu'aux productifs). Au Département 6 qui comprend 1200 travailleurs, ils lancent une pétition qui recueille 850 signatures, malgré l'hostilité et l'obstruction des dirigeants du syndicat CGT.
Le 15 février 1947, ils publient le premier numéro d'un bulletin intitulé La Voix des Travailleurs de chez Renault.
Ce même 15 février, la section syndicale organise une réunion pour désigner les représentants à une "conférence de production". De la prime et de sa répartition, il n'en est pas question.
Les ouvriers qui sont à l'origine de la pétition invitent les travailleurs à se rendre à la réunion.
Voici le texte de leur convocation:
Camarades des Départements 6 et 18,
Notre section syndicale convoque une réunion pour désigner les délégués à une conférence de production. Mais elle ne nous donne aucune réponse à notre pétition au sujet de la prime.
Nous savons que les représentants syndicaux veulent étouffer notre protestation. Craignant d'avoir à s'expliquer sur la prime devant tout le monde, ils veulent refuser l'entrée de la réunion aux non-syndiqués.
Il ne faut pas nous laisser étouffer par leurs procédés bureaucratiques.
Tous ce soir à la cantine, syndiqués et non-syndiqués, pour imposer l'égalité de la prime.
Des ouvriers du secteur.
Alors que d'ordinaire, les réunions syndicales sont désertées, ce jour-là, c'est plus d'une centaine de travailleurs qui viennent y assister.
Les dirigeants de la CGT ont prévu le coup et ont mis à la porte des militants qui interdisent l'entrée non seulement aux non-syndiqués mais également aux syndiqués qui ne sont pas à jour de leurs cotisations.
Il faut dire qu'à l'époque presque tous les ouvriers étaient "syndiqués" puisque cela était quasiment imposé par l'appareil syndical. Les timbres et les journaux étaient vendus ouvertement dans les ateliers et ceux qui les refusaient étaient vite repérés. Néanmoins depuis quelque temps, certains travailleurs faisaient la grêve du timbre.
Les ouvriers qui étaient à l'origine de la pétition font alors observer que le fait de ne pas être à jour de ses cotisations, surtout pour une période inférieure à trois mois, ne pouvait pas être considéré comme une démission. Et comme ils sont, de loin, les plus nombreux, ils poussent un peu et rentrent dans la cantine qui sert de lieu de réunion.
Après le rapport du délégué sur la fameuse "conférence de production", plusieurs ouvriers interviennent pour s'opposer à la prime de production.
C'est alors que le secrétaire général du syndicat se lève furieux: "Il apparait qu'on veut empêcher la CGT de parler (la CGT, c'est lui, pas les syndiqués) . Il apparait qu'ici on veut faire de la démagogie..."
A ce mot de démagogie, un ouvrier se lève en disant: "On a compris, la séance est levée." Et il sort, suivi de l'assistance, à l'exception de 13 fidèles de l'appareil syndical !
A la suite de cet incident, comme l'a si bien dit notre camarade, on a compris. On a compris que si nous voulions faire quelque chose, il faudrait le faire sans les syndicats et même contre eux.
Les camarades regroupés autour de La Voix des Travailleurs de chez Renault poursuivent leur activité. Ils sortent leur bulletin tous les quinze jours et font des réunions qui regroupent 10, 12, 15 personnes. Leur audience s'accroit. Bientôt des réunions ont lieu avec des membres du MFA (Mouvement Français de l'Abondance), mouvement économiste regroupant surtout de la petite maitrise; avec des anarchistes, des syndicalistes de la CNT, des bordiguistes et des trotskystes du PCI.
Ces assemblées réunissent 50 à 60 personnes mais dans une assez grande confusion, chacun voulant faire prévaloir son point de vue.
- Le MFA critiquent les hausses de salaires qui ne mènent à rien. Mais devant les hausses des prix contre lesquelles ils ne peuvent rien, ils acceptent de rallier la proposition d'une hausse de salaires.
- Le PCI (trotskyste) veut à toute fin baptiser ces réunions "Comité de lutte" pour les plier à une discipline commune tant pour les objectifs que pour l'organisation de l'action.
- Les anarchistes de la CNT discutent sur "l'instinct grégaire des masses". Ils n'ont pas de but. "Ce qu'il faut, c'est la grêve, on verra bien après."
- Quant aux bordiguistes, ils sont divisés en deux tendances. Pour les uns ce qui compte surtout, c'est la "théorie" qu'il faut approfondir en attendant que les ouvriers soient d'eux-mêmes prêts à engager une lutte (sous leur direction évidemment). Les autres sont pour l'action immédiate afin de renverser le pouvoir bourgeois et de le remplacer par un pouvoir ouvrier mais sans la dictature (?) d'un parti. Climat assez peu favorable pour engager une action positive.
Les camarades de La Voix des Travailleurs de chez Renault rétorquent aux camarades du PCI qu'on ne peut pas s'intituler "Comité de lutte" ni agir en tant que tel.
"Nous sommes des camarades de tendances différentes - disent-ils en substance - avec une formation différente, donc avec des idées et des positions différentes. Se mettre d'accord entre nous est une utopie. Ce qu'il faut c'est travailler à organiser les travailleurs. C'est notre droit de chercher à les influencer selon nos convictions, mais c'est notre devoir de se soumettre à leurs décisions collectives.
Les "Comités", ce sont les organes de lutte de la classe ouvrière où les ouvriers élisent les représentants révocables à tout instant pour appliquer les décisions prises à la majorité des travailleurs.
Nous devons aider les travailleurs à constituer leurs comités et non nous désigner nous-mêmes comme "Comité de lutte".
Les camarades de La Voix des Travailleurs de chez Renault proposent donc de cesser les discussions qui ne peuvent qu'être stériles en l'absence du contrôle de la grande masse des travailleurs. Ils proposent que l'on se mette d'accord sur deux objectifs:
1/ face à l'augmentation des prix, de la politique du gouvernement et de la complicité des organisations qui se réclament de la classe ouvrière, proposer aux travailleurs de revendiquer une augmentation de salaires de 10 francs sur le taux de base;
2/ considérant que seule la grêve est capable de faire aboutir une telle revendication, faire de l'agitation pour la grêve.
De fait, seuls les camarades de La Voix des Travailleurs de chez Renault font de l'agitation dans ce sens dans leur bulletin. La CNT, elle, publie des papillons où est inscrit en caractères de plus en plus gros le mot "GREVE" sans autre explication.
Cette agitation se développe dans un climat d'autant plus favorable que depuis quelques jours, en face de la poussée des prix, des réactions spontanées, mais toujours contenues et entravées par l'appareil stalinien de la CGT, se produisent dans différents secteurs de l'usine.
Voici à ce propos, ce qu'écrivait P.Bois, dans un article paru dans La Révolution Prolétarienne et intitulé "La montée de la grêve":
Depuis quelques semaines dans l'usine, se manifestaient divers mouvements qui avaient tous pour origine une revendication de salaire. Tandis que la production a augmenté de 150% en un an (66,5 véhicules en décembre 45 et 166 en novembre 46) notre salaire a été augmenté seulement de 22,5% tandis que l'indice officiel des prix a augmenté de 60 à 80%.
Dans l'Ile, c'est pour une question de boni que les gars ont débrayé; à l'Entretine, c'est pour réclamer un salaire basé sur le rendement. Au Modelage-Fonderie, les ouvriers ont fait une semaine de grêve. Ils n'ont malheureusement rien fait pour faire connaitre leur mouvement parce qu'ils pensaient que "tout seuls, ils avaient plus de chance d'aboutir". Au bout d'une semaine de grêve, ils ont obtenu une augmentation de 4 francs sauf pour les P1.
A l'Artillerie aussi, il y a eu grêve. Ce sont les tourneurs qui ont débrayé les premiers, le jeudi 27 fevrier, à la suite d'une descente des chronos. Les autres ouvriers du secteur se sont solidarisés avec le mouvement et une revendication générale d'augmentation de 10 francs de l'heure ainsi que le réglage à 100% ont été mis en avant. Cela équivalait à la suppression du travail au rendement. Sous la pression de la CGT le travail a repris. Finalement, les ouvriers n'ont rien obtenu, si ce n'est le réajustement du taux de la prime, ce qui leur fait 40 centimes de l'heure.
A l'atelier 5 (Trempe, secteur Collas), un débrayage aboutit à une augmentation de 2 francs.
A l'atelier 17 (Matrices) les ouvriers, qui sont presque tous des professionnels, avaient revendiqué depuis trois mois l'augmentation des salaires. N'ayant aucune réponse, ils cessèrent spontanément le travail.
Dans un autre secteur, les ouvriers lancent une pétition pour demander la réélection des délégués avec les résultats suivants: 121 abstentions, 42 bulletins nuls comportant des inscriptions significatives à l'égard de la direction syndicale, 172 au délégué CGT, 32 au délégué CFTC.
Au secteur Collas, les ouvriers font circuler des listes de pétition contre la mauvaise répartition de la prime de rendement. D'autres secteurs imitent cette manifestation de mécontentement, mais se heurtent à l'opposition systématique des dirigeants syndicaux.
L'atelier 31, secteur Collas, qui avait cessé spontanément le travail par solidarité pour l'atelier 5, n'ayant pu entrainer le reste du Département a été brisé dans son élan par les délégués. On le voit, depuis plusieurs semaines une agitation grandissante se manifestait. Partout volonté d'en sortir, mais partout aussi sabotage systématique des dirigeants syndicaux et manque absolu de direction et de coordination.
UNE TENTATIVE RATEE
Au milieu du mois de mars 1947, les travailleurs de l'atelier 5 (Trempe-Cémentation) débrayent pour réclamer une augmentation de 2 francs de l'heure.
Au Département 6, tout proche, des ouvriers qui publient La Voix des Travailleurs de chez Renault, mais qui ne sont pas officiellement connus en tant que tels, car la moindre "preuve" légale suffirait à les faire licencier, se rendent en délégation auprès des grévistes de l'atelier 5.
Le délégué de cet atelier, stalinien sectaire aussi grand que fort en gueule, les envoie balader. Non seulement il n'a pas besoin d'un coup de main des gars du Département 6, mais de plus il ne veut pas qu'ils compromettent son mouvement en se joignant à eux.
Les camarades du Département 6 n'attendaient rien d'autre de cet individu, mais cela pose un problème. Que devons-nous faire ?
Si on se met en grêve, les staliniens de la CGT vont hurler que l'on sabote "leur grêve". Par ailleurs, il est certain que si nous devons tenter quelque chose nous avons intérêt à le faire pendant que d'autres sont déjà en lutte.
Très rapidement, les ouvriers décident de se mettre en grêve. Cela représente une centaine de personnes sur les 1200 que compte le Département 6 et les 1800 du secteur Collas (6 et 18). Mais il n'est pas question de se mettre en grêve à 100.
Tous les travailleurs en grêve se répandent alors dans les ateliers pour demander aux autres ouvriers de venir se réunir dans le hall de l'atelier afin de décider tous ensemble de la poursuite ou non du mouvement.
A peu près la moitié du Département, soit 5 à 600 travailleurs, rejoignent le lieu de la réunion en arrêtant les moteurs. Mais tandis que se déroule le meeting, les délégués, qui étaient en réunion et qui ont appris la chose, reviennent en hâte, remettent les moteurs en route et engagent leur campagne de dénigrement, de démoralisation et de calomnies.
"Vous n'obtiendrez rien par la grêve" disent-ils en substance. "Les patrons n'attendent que cela pour envoyer la police, et puis une grêve, ça peut durer un mois, peut-être plus - Vous allez crever de faim - Vous vous laissez entrainer par des aventuriers, des anciens collabos", etc., etc.
Les ouvriers ne sont guère sensibles à ces arguments. Seulement ils savent qu'ils ont contre eux la Direction et le gouvernement. Si en plus il faut se battre contre les syndicats, cela leur parait au dessus de leurs moyens.
Le mouvement reflue. Les moteurs retournent, les ouvriers retravaillent. Devant cet effrittement, les camarades qui ont convoqué le meeting le terminent en constatant leur échec et en proposant de mieux s'organiser la prochaine fois.
VERS LA GREVE
Les camarades de La Voix des Travailleurs de chez Renault ne sont nullement découragés et ils continuent leur action.
Au début d'avril, ils font circuler une pétition pour réclamer une augmentation de 10 francs sur le taux de base. Partout où elle peut être présente, cette pétition recueille une grosse majorité de signatures.
Pour faire parvenir les pétitions à la Direction, il faut les faire porter par les délégués. Devant le succès de ces pétitions ceux-ci n'osent refuser mais ils sabotent.
Là, ils font pression sur les ouvriers pour empêcher les listes de circuler, ici ils prennent les feuilles et les font disparaitre.
Personne n'a d'illusions sur la valeur des pétitions, mais les travailleurs les signent d'abord parce que c'est un moyen d'exprimer leur mécontentement et de donner leur accord à une augmentation de salaire qui ne soit pas lié au rendement.
Ensuite parce que c'est un moyen de tester les délégués pour voir jusqu'à quel point ils osent s'opposer à leur volonté.
Enfin pour beaucoup leur signature est un désaveu de l'attitude des délégués voire la marque d'une hostilité qu'ils ne sont pas mécontents de pouvoir manifester.
On parle d'augmentation de 10 francs, on parle de grêve. Il y a bien des bulletins La Voix des Travailleurs de chez Renault qui créent une certaine agitation, il y a bien des pétitions, il y a bien eu la tentative avortée du mois de mars, mais tout cela ne débouche sur rien.
Certains ouvriers sont impatients. "Alors ça vient cette grêve !" Mais d'autres sont sceptiques.
Dans une de leurs réunions, les ouvriers qui font paraitre La Voix des Travailleurs de chez Renault décident d'agir.
Le jeudi 17 avril 1947, ils organisent un meeting à la sortie de la cantine. Evidemment, les ouvriers qui travaillent en équipe ne sont pas là. Mais la grande majorité de ceux qui travaillent en "normale" sont présents.
L'orateur monte sur le rebord d'une fenêtre d'un bâtiment situé juste à la sortie de la cantine.
Il explique la situation aux travailleurs.
"Les prix augmentent, les salaires restent bloqués. Ce qu'il nous faut c'est 10 francs de plus sur le taux de base."
D'ailleurs, ce chiffre, il ne l'invente pas. C'est celui qui a été proposé par le secrétaire général de la CGT, Benoit Frachon, c'est celui qui a été retenu par le Comité confédéral.
"Ce qu'il faut, c'est obtenir cette revendication. Et en fait il n'y a pas d'autres moyens que la grêve. Les dirigeants de la CGT vont contre la grêve, alors il faudra la faire sans eux, peut-être contre eux."
L'orateur réfute les arguments avancés par les délégués lors du débrayage manqué.
"On nous dit que l'on va crever de faim. Mais nous avons crevé de faim pendant cinq ans. On nous dit que le gouvernement va nous faire envoyer des gaz lacrymogènes comme le 30 novembre 1938. Pendant cinq ans il nous a bien fallu résister à autre chose que des gaz lacrymogènes. Les bombes ne nous faisaient pas seulement pleurer les yeux; elles écrasaient nos maisons et nous avec."
"Vraiment, c'est à croire que ceux qui se réclament du "parti des fusillés", qui se disent les "héros de la Résistance" n'ont rien vu pendant les cinq ans qu'a duré cette guerre."
L'orateur montre sans fard les difficultés de la lutte: des privations, peut-être des coups, et en cas d'insuccès des licenciements. Mais parallèlement il rappelle les souffrances cent fois pires que "nous venons d'endurer pour des intérêts qui n'étaient pas les nôtres."
"Malgré des difficultés réelles, nous sommes tout à fait capables de mener une lutte et d'en sortir victorieux."
"Et ceux qui veulent nous décourager en prétendant que nous en sommes incapables nous méprisent ou ont des intérêts différents des nôtres, ou les deux à la fois."
L'orateur termine son exposé en appelant à la lutte.
D'abord il propose le principe de voter une augmentation de 10 francs sur le taux de base. Toutes les mains se lèvent à l'exception d'une trentaine, les irréductibles du PCF.
Ensuite, il propose la formation d'un Comité de grêve et demande des volontaires. Les amis de La Voix des Travailleurs de chez Renault lèvent la main. D'autres suivent.
Les candidats montent sur la tribune improvisée et l'orateur fait ratifier leurs candidatures par un vote.
L'assistance s'attend au déclenchement de la grêve. L'orateur précise alors aux travailleurs que le Comité de grêve qu'ils viennent d'élire va aller déposer la revendication à la Direction. Dorénavant, ce Comité est mandaté pour agir en leur nom. Il le fera. Mais pour l'heure il demande aux travailleurs de regagner leur travail.
Sitôt le meeting terminé, le Comité de grêve se rend à la Direction du Département qui commence par faire des difficultés en prétendant que les membres du Comité de grêve ne sont pas des représentants "légaux".
Les représentants du Comité de grêve lui font observer qu'ils ont été élus non en vertu d'une loi bourgeoise mais par les travailleurs eux-mêmes.
Le refus de discuter avec eux équivaudrait à un camouflet lancé aux travailleurs qui ne manqueraient pas d'en tirer les conclusions.
Le chef du Département change alors sa défense.
Ce n'est pas lui qui peut décider d'une augmentation de 10 francs de l'heure sur le taux de base. Il en référera à la Direction.
Le Comité de grêve lui donne alors 48 heures pour donner la réponse de la Direction en lui rappelant que le principe de la grêve a été voté par les ouvriers.
Manifestement, le chef du Département n'est pas du tout impressionné. Après le meeting il s'attendait à un mouvement de grêve. Dans les circonstances d'alors ce ne pouvait être bien plus grave avec l'hostilité des délégués. Mais c'est toujours ennuyeux pour un chef d'avoir affaire à des conflits sociaux. Or, voilà que tout se termine au mieux par la vantardise de quelques "jeunots". Le travail a repris, pour lui c'est l'essentiel.
Le Comité de grêve se réunit à plusieurs reprises pour essayer de trouver les meilleures conditions du déclenchement de la grêve.
D'abord, il se renseigne sur l'état des stocks. Par des magasiniers, il apprend que les stocks de pignons sont assez faibles. Or c'est le Département 6 qui les fabrique.
Les membres du Comité de grêve sont des O.S. inexpérimentés qui connaissent très peu le fonctionnement de l'usine. Il faut se renseigner sur les moyens de couper le courant à la centrale du Département dans des conditions de sécurité. Mais ils ne connaissent personne.
Les gens qui vont nous renseigner sont-ils avec nous ? "S'ils sont au Parti communiste il y a de fortes chances pour qu'ils vendent la mêche. Par ailleurs donnent-ils de bons renseignements, sont-ils vraiment qualifiés pour les donner ?"
Les membres du Comité de grêve savent tourner des manivelles, appuyer sur des boutons, mais tripoter des lignes de 5 000 volts, manoeuvrer des vannes de distribution de vapeur ou d'air comprimé, cela les effraie un peu. Il faut être prudent. Car ils savent qu'à la moindre erreur les staliniens ne manqueront pas de monter en épingle "l'incapacité de ces aventuriers".
Quand ils retournent voir le chef du Département, celui-ci n'a évidemment aucune réponse de la Direction Générale. Il faut donc agir.
Mais un double problème se pose. Le jeudi, c'est le jour de paye, et de plus, c'est le vote pour élire les administrateurs représentants les ouvriers aux Caisses de Sécurité sociale, organisme nouvellement créé.
Si on veut déclencher une grêve avec le maximum de chances de succès, il est prudent d'attendre que les travailleurs aient la paie en poche. car une paye, c'est un quinzaine d'assurée.
Par ailleurs, déclencher une grêve avant l'élection des administrateurs de la Sécurité sociale, c'est peu souhaitable.
Le Comité de grêve sait que les dirigeants de la CGT et du PCF ne manqueront pas d'exploiter une telle décision en essayant de démontrer que le but des "anarcho-hitléro-trotskystes", puisque c'est ainsi qu'ils les nomment, est de saboter les élections des administrateurs de la Sécurité sociale pour nuire à la CGT.
Attendre le lundi suivant, c'est risquer de voir baisser la température qui est encore chaude.
Il ne reste donc que le vendredi. C'est prendre le risque de voir couper le mouvement par un week-end. Mais d'un autre côté, cela offre l'avantage de vérifier l'ampleur de l'action au cours de la première journée et de permettre un repli sans trop de risques en cas d'insuccès.
Le mercredi 23 avril, le Comité de grêve organise un meeting pour donner le compte rendu négatif de la démarche auprès de la Direction.
Voici le compte rendu de cette réunion fait par un témoin et publié dans La lutte de classe, journal de l'Union Communiste (trotskyste) à laquelle appartient le responsable du Comité de grêve, Pierre Bois:
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A 12h30, lorsque j'arrive, le trottoir (large d'au moins 8 mètres) est encombré d'ouvriers qui sont là par dizaines et discutent, tandis que, par paquets, les ouvriers sortant de la cantine continuent d'affluer. Toutes les conversations roulent sur le même sujet: ce qui va se passer tout à l'heure. Et le mot de grêve circule.
Un tract diffusé dans la matinée, de la main à la main, nous a fait savoir que le Comité de grêve, élu à l'Assemblée générale précédente par 350 ouvriers contre 8, a tenu à nous réunir afin de nous mettre au courant des démarches qu'il a effectuées auprès de la Direction.
Une heure donnée doit être respectée, et, à 12h30 précises, un camarade, qui est déjà sur la fenêtre, commence à parler.
Au premier rang de cet auditoire, bien plus nombreux que la fois précédente, où se retrouvent presque tous les ouvriers des deux Départements faisant la "normale", soit quelque 700 ouvriers, des coups d'oeil significatifs s'échangent; les visages sont plutôt gais, quoique les esprits soient tendus.
Le camarade explique brièvement, en termes clairs, l'échec de la délégation, auquel d'ailleurs on s'attendait. Et, devant l'auditoire ouvrier attentif, il démontre que l'arme gréviste reste le seul moyen permettant d'obtenir satisfaction.
Au milieu des cris d'approbation qui fusent de toutes parts, il explique que la grêve à venir sera une lutte des plus sérieuses qu'il faudra mener avec résolution jusqu'au bout.
"Il ne sera plus question de jouer de l'accordéon ou de rester les bras croisés à attendre que ça tombe, mais il faudra s'organiser pour faire connaitre le mouvement dans toutes les usines, faire des piquets de grêve et défendre les issues de l'usine au besoin."
Répondant d'avance aux objections que pouvaient faire certains sur la perte d'argent que cela occasionnerait, et l'intervention toujours possible de la police, il indique que le paiement des jours de grêve sera éxigé.
"Quant aux lacrymogènes de la police, pendant plus de six ans nous avons reçu des bombes sur la gueule et on n'a rien dit. On s'est continuellement serré la ceinture avec les sacrifices que la bourgeoisie nous a imposés pour défendre ses coffres-forts. Et aujourd'hui, nous n'aurions pas la force et le courage d'en faire une infime partie pour nous ?"
Appuyant ces paroles de cris bruyants, les ouvriers marquaient leur approbation.
Passant au vote, le camarade demande aux ouvriers de se prononcer sur la grêve en tant que moyen à envisager dans les délais les plus courts.
Tandis que quelques voix seulement votent "contre", les ouvriers votent "pour".
C'est alors que le délégué cégétiste, littéralement poussé par ses "copains" qui lui ont frayé un chemin, s'avance pour exposer son point de vue, ainsi que le camarade venait de le demander, invitant les opposants à émettre leur point de vue.
Malgré le calme relatif, les ouvriers étant curieux de connaitre ses objections, il ne put éviter de s'attirer la réplique d'un ouvrier: "Tu vois, ici au moins, il y a de la démocratie."
Grimpant sur la fenêtre, parlant à voix basse et ne sachant pas trop quoi dire, le délégué entreprit d'expliquer aux ouvriers la "situation réelle en ce qui concerne les salaires"; pour son malheur, il se mit à parler d'une délégation qui était allée voir Lefaucheux (avec la demande d'établir une égalité de salaires entre les ouvriers d'ici et ceux de chez Citroën, avec effet rétroactif) que d'ailleurs, ajoute-t-il, elle ne trouva pas.
Manifestement, les ouvriers vomissent les délégations et, à peine le délégué achevait-il ses dernières paroles que sa voix était couverte d'exclamations plus ou moins significatives:
"Les délégations, on en a assez". "Jusqu'où comptez-vous nous mener en bateau ?". "On n'en veut plus de tes délégations, maintenant, ce qu'il faut, ce sont des actes". J'ajoute moi-même: "Egalité avec Citroën, mais là-bas ils crèvent de faim aussi".
Abrégeant son exposé, le délégué lança un "appel au calme", et une mise en garde "contre les démagogues" fut non moins huée que les "délégations".
Après quoi, il dut descendre pour céder la place à un ouvrier d'une trentaine d'années qui, grimpé sur la fenêtre, expliqua en quelques mots ce qu'il pensait des délégués et des délégations:
"Camarades, depuis des mois, on nous fait attendre des augmentations qui doivent toujours arriver demain. On nous a déjà fait l'histoire en février et on nous a dit que l'absence de Lefaucheux, à l'époque, avait empêché les revendications d'aboutir. Cela a recommencé hier, une fois encore, il n'était pas là. Et les délégués sont repartis, comme avant. Cela ne peut plus durer. Jusqu'à quand allons-nous nous laisser mener ? Maintenant, ce n'est pas des paroles qu'il nous faut, ce sont des actes."
Complétant dans le même sens ce que l'ouvrier venait de dire, le premier camarade parla du minimum vital qui fut mis à l'ordre du jour de la CGT, en novembre, et qui devait être appliqué avec effet rétroactif également.
"Mais la CGT, dit-il, capitula sur le minimum vital et l'on ne parla plus ni du minimum vital ni de son effet rétroactif. Comment pouvons-nous croire à présent des personnes qui ont capitulé de la sorte ? Qu'est-ce qui nous prouve qu'ils ne capituleront pas de la sorte demain, avec leurs délégations ?"
Cet incident clos de la bonne manière, le camarade demande alors, pour clore la réunion, que les ouvriers manifestent par un second vote leur confiance au Comité de grêve afin de l'habiliter à déclencher la grêve au moment opportun.
Si la grande majorité qui accorda sa confiance au Comité de grêve fut la même que prédédemment, il n'en fut pas de même des "contre" qui voyaient leur nombre ramené à 8. Lorsque la majorité vota, un ouvrier qui se trouvait près du délégué lui cria à l'oreille: "Tu les vois, ceux qui sont pour l'action: rinces-toi l'oeil !"
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Ainsi les ouvriers ont de nouveau voté pour la revendication des 10 francs sur le taux de base; ils ont de nouveau voté pour la grêve et dans une proportion plus importante, puisque ce jour-là même des "équipes" ont quitté le travail pour assister au meeting et que le nombre des participants a doublé depuis le 17 avril. De nouveau, les ouvriers ont réélu leur Comité de grêve qui s'est accru de quelques membres.
De plus, estimant que la responsabilité de la grêve incombe à la Direction, ils revendiquent le paiement des heures de grêve.
Bois clôt le meeting en demandant de nouveau aux ouvriers de reprendre le travail en attendant les décisions du Comité de grêve. Il leur rappelle que, dès maintenant, la grêve est décidée et qu'elle sera déclenchée au moment qui paraitra le plus opportun au Comité de grêve.
Certains travailleurs commencent à s'impatienter ou à ironiser. "Ils se dégonflent". Les membres du PCF et de la CGT rient sous cape. Pour eux, ils ont affaire à des petits garçons.
Nous sommes mercredi et les membres du Comité de grêve, eux, savent qu'il faut attendre la paye et l'élection des administrateurs de la Sécurité sociale, donc le vendredi.
Ils ne sont pas mécontents que certains ne les prennent pas au sérieux car ils veulent aussi mettre de leur côté l'effet de surprise et, au fond d'eux-mêmes, ils sont assez satisfaits du bon tour qu'ils vont jouer (du moins ils l'espèrent) à ceux qui les prennent pour des petits rigolos.
Mercredi donc, jour de meeting, le Comité de grêve se réunit le soir après le travail, car tous sont des O.S. et aucun n'a un quelconque mandat officiel. Ils se réunissent dans un sous-sol.
Dans une salle au dessus, se réunit une cellule du PCF, ce qui fait dire à un membre du Comité de grêve: "S'ils savaient ce qu'on fait, ils diraient encore qu'on fait du travail "en dessous."
Pierre Bois rappelle aux membres du Comité de grêve les raisons du choix de la date du vendredi et réclame de tous les membres du Comité de grêve l'engagement de garder le plus grand secret sur nos intentions. Toute indiscrétion sera considérée comme une trahison et traitée comme telle.
Mais les membres du Comité de grêve sentent suffisamment l'importance de leur rôle et ont suffisamment conscience de leurs responsabilités pour ne commettre aucune indiscrétion.
Le Comité de grêve décide donc de déclencher la grêve pour le vendredi matin. Le Comité de grêve se compose de 11 membres. Il faut prévoir des piquets à toutes les portes dès 6 heures du matin ainsi qu'aux postes-clés: Centrale électrique, Transformateur, etc.
Il faudrait une cinquantaine d'ouvriers pour les piquets. Mais en plus, il faut garder le secret de l'opération pour bénéficier de l'effet de surprise. Cela est possible à 11 personnes qui, de plus, se sentent responsables pour avoir été élues par leurs camarades. A cinquante, on prend indiscutablement un risque.
Le Comité de grêve prend donc les dispositions suivantes: la grêve est décidée pour le vendredi 25 avril. Mais seuls les membres du Comité de grêve sont au courant et ils ne doivent sous aucun prétexte donner connaissance de cette décision à qui que ce soit.
Chaque membre du Comité de grêve doit recruter 5 ouvriers pour leur demander de venir vendredi matin à 6 heures en leur expliquant qu'il s'agit de faire une répétition pour préparer la grêve. Mais même à ces camarades qui viennent en principe pour une répétition, il est démandé de ne pas faire savoir qu'ils viendront ce jour-là.
La journée du jeudi 24 avril se passe sans histoire. Les ouvriers touchent la paye, on élit les administrateurs de la Sécurité sociale.
La grêve, on en parle bien sûr, mais on n'ose plus tellement y croire.
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