"En Isère, tout va bien ! Circulez, y’a rien à voir !"
1- Le dispositif géré par l’Arépi
2- Promiscuité et insalubrité
3- L’absence d’accueil et d’accompagnement
4- Une vie sociale sous contrôle
5- Défiance envers les partenaires
6- Mépris des hébergés
7- L’hébergement d’urgence : une mise à l’abri ?
8- Toute-puissance des personnels de direction
9- Quelle conception du travail social ?
10- « Petits arrangements » avec les principes fondamentaux de l’hébergement d’urgence
11- Comment l’État et certaines associations œuvrent à l’avènement du travail social discount
12- Les centres d’hébergement, des lieux de répression des migrants
13- Ce n’est pas les pauvres qu’il faut combattre, c’est la pauvreté !
Mesdames, Messieurs,
Nous sommes un collectif grenoblois existant depuis trois ans qui vise à soutenir les personnes roms face à la répression, la coercition, l’indifférence et le racisme. Nous fonctionnons en lien fort avec les personnes concernées et ce qu’elles vivent sur les campements, dans les squats, dans les lieux d’hébergement, dans les écoles, les administrations, etc. Les rencontres que nous faisons nous ont aussi permis de faire connaissance avec des personnes d’autres origines, mais qui partagent le même problème de logement et les difficultés inhérentes.
L’hiver dernier, après l’expulsion du campement de Saint-Martin-le-Vinoux et du hangar face à la MC2 au mois de décembre, nous avons gardé le lien avec les personnes que nous connaissions. Elles nous ont parlé des conditions dans lesquelles elles ont été accueillies dans les différentes structures d’hébergement hivernales.
Si nous vous adressons aujourd’hui cette lettre ouverte, c’est pour vous faire part de nos constats au sujet de ce que nous considérons comme des dysfonctionnements et des positionnements graves, et questionner leurs causes. L’État étant responsable de l’hébergement d’urgence, nous l’avons fait auprès de ses services déconcentrés, direction départementale de la cohésion sociale (DDCS) et Préfecture, mais nous n’avons pas été entendus.
Les conditions dans lesquelles cet accueil a été réalisé ont aussi interpellé les acteurs sociaux et les militants qui y ont été confrontés, et provoqué leurs protestations et leurs interventions au niveau des instances qui en sont responsables. Sans plus de résultat.
Dans cette lettre, il nous semble important de nommer les acteurs impliqués car ces derniers restent encore aujourd’hui des éléments majeurs de la prise en charge des personnes sans-abri sur le territoire de l’agglomération grenobloise voire du département. Nous assumons nos écrits. Certains nous accuseront peut-être de mensonge ou de diffamation, mais nous pouvons apporter les témoignages de tout ce que nous avançons ici.
Vous nous pardonnerez les imprécisions s’il y en a. Nous espérons qu’elles ne serviront pas à allumer des contre-feux aux témoignages et aux constats que nous apportons, éludant ainsi les gravissimes questions de fond qu’ils soulèvent.
1. Le dispositif géré par l’Arépi
Durant l’hiver 2012-2013, l’association l’Arépi-l’Etape a géré environ 450 des 600 places d’hébergement hivernal ouvertes. Ces structures hivernales étaient :
· pour le dispositif de niveau 1 :
- le centre d’hébergement « Mimosa », situé rue Verlaine, à Grenoble,
- le centre « Perce-Neige » à Grenoble,
- les camps d’Algecos de Fontaine, de la Tronche et du tènement dit « ex-Allibert » à Grenoble,
- le centre « Edelweiss » à Domène,
- trois autres structures de moindre capacité situées à Eybens et à Saint Martin d’Hères.
· Pour le dispositif de mise à l’abri : le gymnase du Vieux-Temple à Grenoble.
2. Promiscuité et insalubrité
Les conditions sanitaires, matérielles et humaines dans ces différents centres d’hébergement étaient pour la plupart mauvaises, parfois choquantes.
Ainsi, aux Algecos de Fontaine, le camp n’était pourvu initialement que de deux toilettes et de deux plaques de cuisson pour 56 personnes. Ce n’est qu’un mois et demi après son ouverture que des douches ont enfin été installées. Il n’y avait aucune séparation à l’intérieur des Algecos qui accueillaient en moyenne huit personnes. De fait, aucune intimité individuelle ou familiale n’était possible. Des cloisons ont été installées par la suite.
Au centre « Mimosa », un immeuble qui abritait autrefois des bureaux de la direction départementale de la jeunesse et des sports, la capacité d’accueil était officiellement de 120 places, mais la structure a accueilli jusqu’à 160 personnes. Deux familles devaient parfois cohabiter dans la même chambre. Le centre comptait 8 toilettes, soit environ 1 pour 18 personnes, et 4 douches pour l’ensemble de la structure. La quantité d’eau chaude à disposition des hébergés hommes était dérisoire, obligeant la plupart d’entre eux à se laver à l’eau froide. Il n’y avait pas de machine à laver, comme dans aucune des structures du dispositif. Le linge de lit est passé d’hébergé en hébergé sans jamais être nettoyé. Le nettoyage des locaux n’était pas assuré par la structure. Aucune mesure n’a été mise en place pour assurer la sécurité des personnes en cas d’incendie notamment (alarmes débranchées, absence d’exercice de sécurité), malgré les conditions d’accueil (nombre, promiscuité).
A « Perce-Neige », il n’y avait que deux toilettes de chantier pour une vingtaine de personnes, et pas de douches ni d’eau chaude.
Au gymnase, une centaine de personnes ont cohabité des semaines durant sans aucune intimité. L’appellation de « dispositif de mise à l’abri » peut-elle justifier de telles conditions d’accueil ?
Dans le même temps, le 16 mai dernier, la DIHAL1 organisait son 20ème atelier sur le thème suivant : « l’humanisation des centres d’hébergement »...
3. L’absence d’accueil et d’accompagnement
Le Ministère du Logement et la DIHAL encouragent à « remettre les personnes au cœur des dispositifs d’hébergement »1 et à ce qu’elles soient « convié[e]s aux réflexions stratégiques pour élaborer et évaluer les nouvelles orientations de l’action publique »2. A la lumière de cette déclaration, nous ne pouvons que déplorer, alors que la très grande majorité des personnes accueillies dans ces centres étaient d’origine étrangère, que les documents relatifs au règlement intérieur aient été rédigés exclusivement en français. De même, des interprètes n’ont que très rarement été sollicités pour faciliter l’arrivée et l’accueil des futurs hébergés. La grande majorité d’entre eux a ainsi été victime d’un véritable déni du droit de se faire comprendre dans sa langue.
Une équipe d’une douzaine d’éducateurs tournait sur l’ensemble des structures, avec pour mission d’accompagner environ 450 personnes, toutes en situation de grande précarité en termes de logement, de ressources, de droits.
Au centre « Mimosa », il y avait au maximum deux éducateurs présents en continu, parfois même un seul, pour 120 à 160 hébergés... Dans les camps d’Algecos, des éducateurs passaient de temps en temps seulement, hormis à la Tronche, où ils ne passaient pas du tout.
Comment, dans ces conditions, mener avec les personnes accueillies un travail social sur des aspects tels que l’accès aux droits, la scolarisation, etc. ? Le seul travail social effectué, généralement à l’initiative personnelle des éducateurs, a consisté à orienter les personnes vers des assistantes sociales ou des associations humanitaires sans véritable possibilité de suivi.
Le 7 février 2013 se tenait à Grenoble une réunion du Conseil consultatif régional des personnes accueillies (CCRPA). Si le Préfet de l’Isère et de nombreux responsables de structures d’hébergement ont omis d’informer les personnes hébergées de l’invitation à cette instance3, certaines en ont été averties par leur réseau. Mais elles ne s’y sont pas rendues, que ce soit par peur de représailles ou à cause du gouffre qui existe entre l’existence d’une telle instance et la réalité qu’elles vivent dans leur quotidien. Ces réactions montrent en tout cas un réel malaise lié à leurs conditions d’accueil et d’hébergement.
4. Une vie sociale sous contrôle
Dans ces structures, les visites étaient limitées. Nous comprenons que cette limitation peut permettre de réguler les tensions inévitables au sein de toute structure d’hébergement, voire de protéger les personnes hébergées contre des agressions extérieures. Toutefois, les cas d’interdiction arbitraire de visite ont été légion. Ils donnaient l’impression d’une absence de réflexion de l’équipe de direction sur le sens et l’importance des visites dans l’épanouissement et la vie sociale des personnes hébergées. Par exemple, certaines personnes ont pu passer la fête de Noël en famille ou entre amis, mais pas celle du Nouvel an – alors qu’il n’y avait pas eu d’incident. Que ces décisions viennent des personnels de surveillance ou qu’il s’agisse de consignes données par la direction de l’Arépi-L’Etape, peu importe. Elles n’ont rien à voir avec la sécurité des centres et des hébergés.
5. Défiance envers les partenaires
Par ailleurs, certaines associations membres du dispositif mobile 115 (la maraude), souvent très en lien avec les personnes, et ce depuis l’époque où elles étaient à la rue, n’ont pas pu pénétrer dans les structures durant les premiers mois de leur mise en place.
Sur certains sites, aucun maillage n’avait été prévu avec les associations partenaires potentielles, et certaines se sont même vues refuser la possibilité d’y entrer de manière définitive. Ainsi, cette année, l’Équipe Mobile de Liaison Psychiatrie-Précarité n’a pas pu tenir de permanence hebdomadaire auprès des personnes hébergées dans ces centres comme elle le faisait les années précédentes.
D’une manière générale, les acteurs du travail social ont rencontré de grandes difficultés pour s’informer de ce qui se passait dans les structures, en raison de la gestion opaque de l’association, dont la direction s’est ainsi arrogé une véritable omnipotence sur la destinée de ses usagers.
6. Mépris des hébergés
L’Arépi-L’Etape n’a communiqué que très rarement, voire de manière contradictoire, auprès des personnes hébergées mais aussi des autres partenaires de l’action sociale tant sur la durée de l’hébergement que sur la réorientation des personnes. Ainsi, la manière dont se sont effectués, par exemple, les fermetures des centres d’hébergement et les « transferts » des familles n’ont pas permis aux partenaires de tenir pleinement leur rôle auprès des personnes qu’ils accompagnaient.
Par exemple, « Perce-Neige », structure accueillant une vingtaine de personnes, et prioritairement les personnes avec animaux, a été fermée au 25 mars, alors que la fin du dispositif était prévue au 31 mars. Le 115 n’en a été averti que la veille au soir, et certains acteurs sociaux en lien avec les personnes hébergées ne l’ont appris qu’a posteriori. En conséquence, les personnes hébergées n’ont pas pu être accompagnées dans ce changement d’hébergement.
A Fontaine, les personnes hébergées n’ont su qu’au dernier moment qu’elles seraient transférées vers un nouvel hébergement et non remises à la rue, sans pour autant recevoir d’informations sur ce ré-hébergement. Le jour même, les deux « déménageurs » de l’Arépi-L’Etape et les deux travailleuses sociales de l’association la Relève, munis d’une simple liste de noms, ont eu du mal à mener à bien la mission que leurs directions leur avaient confiée, la plupart des hébergés ayant de fortes réticences à les suivre sans informations. S’il n’y avait pas eu de personnes solidaires sur place pour soutenir les hébergés afin qu’ils sachent ce qui les attendait, les salariés de la Relève et de l’Arépi-L’Etape auraient probablement conclu, comme c’est souvent le cas en l’absence de traduction, de temps, d’informations précises et de lien avec les familles, au refus de la proposition par les hébergés. Ceci entraîne, selon la logique de la Préfecture, une exclusion définitive du dispositif d’hébergement, car les personnes sont alors considérées comme ayant refusé la solution d’hébergement qui leur a été proposée. Rappelons que les familles ont déjà connu de multiples séparations et déscolarisations intempestives.
L’absence de réflexion et l’urgence permanente traduisent un mépris des hébergés aussi bien de la part des associations « hébergeuses » que des services de l’État chargés de cette mise en œuvre : Préfecture et DDCS. Elles ont pour conséquence de dissuader les familles, les couples et les personnes isolées d’avoir recours à l’aide sociale, quand elles ne les en excluent pas purement et simplement. Le plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale met l’accent sur l’importance de lutter contre les différentes formes de non-recours, c’est-à-dire les freins qui empêchent les personnes d’avoir accès à leurs droits et de les faire valoir. Or, la manière dont les instances institutionnelles et certains acteurs de l’urgence sociale ont traité les personnes hébergées dans ce dispositif est un facteur manifeste de non-recours.
7. L’hébergement d’urgence : une mise à l’abri ?
L’article 345-2-2 du code de l’action sociale et des familles (CASF) dispose que l’hébergement d’urgence doit permettre à la personne hébergée, « dans des conditions d’accueil conformes à la dignité de la personne humaine, de bénéficier de prestations assurant le gîte, le couvert et l’hygiène, d’une première évaluation médicale, psychique et sociale, réalisée au sein de la structure d’hébergement ou, par convention, par des professionnels ou des organismes extérieurs et d’être orientée vers tout professionnel ou toute structure susceptible de lui apporter l’aide justifiée par son état ».
Or, comme nous l’avons vu, les mauvaises conditions sanitaires, l’absence d’accompagnement social en interne et de lien avec les autres acteurs sociaux, et l’urgence permanente qui a dicté les changements visant les hébergés, révèlent la nature du dispositif mis en place l’hiver passé : une mise à l’abri dans des conditions indignes. Si la mise à l’abri peut permettre d’éviter des drames humains qui choqueraient l’opinion publique, elle ne constitue pas une politique d’hébergement. Les professionnels du secteur dénoncent depuis longtemps ses effets. En effet, l’insertion est un processus qui ne se limite pas au fait d’avoir un toit. L’Arépi-L’Etape se présente comme un acteur du travail social et une association visant à l’insertion des personnes. Mais concernant ce dispositif, rien n’a été pensé dans cette optique. Nous trouvons déplorable qu’elle accepte de faire son travail dans ces conditions, car ceci participe à la dégradation de l’hébergement d’urgence.
La conséquence d’une telle gestion du dispositif hivernal a été d’insécuriser davantage des personnes en situation déjà difficile au lieu de leur apporter des repères. Elle les a empêchées d’accéder à un quotidien rassurant et prévisible, de pouvoir se projeter dans l’avenir, et les a placées dans un état de dépendance voire de soumission vis-à-vis de l’association gestionnaire.
8. Toute-puissance des personnels de direction
Par ailleurs, il n’est pas possible de taire l’attitude inacceptable de certains membres de la direction de l’Arépi-L’Etape dans diverses circonstances. Il ne s’agit pas seulement de problèmes structurels, mais aussi de dérives individuelles venant de personnes occupant des postes d’importance, qui ont eu lieu dans le cadre de l’exercice de leurs missions de direction :
- mauvais traitements envers les hébergés, exclusions arbitraires en plein hiver, déplacements successifs, déstabilisants et remettant en cause la scolarisation des enfants, propos méprisants et insultants à leur encontre,
- harcèlement et insultes envers des partenaires et des travailleurs sociaux,
- agression de militants solidaires.
Ces attitudes ont créé une ambiance malsaine qui a pesé sur le dispositif hivernal cette année, et que de nombreux travailleurs sociaux dénoncent. Elles sont d’autant plus inacceptables qu’elles sont le fait de personnes qui, par les hautes fonctions qu’elles exercent dans l’association, disposent d’un pouvoir certain sur les personnes qui y travaillent et sur les personnes hébergées.
9. Quelle conception du travail social ?
Plusieurs faits interrogent également sur le respect du devoir d’assistance auquel sont tenus les professionnels du travail social. Au mois de mars, le directeur de l’Arépi-L’Etape et des membres du personnel ont annoncé à plusieurs reprises la fermeture imminente des structures, en incitant les hébergés à les quitter. Or, ces annonces ne s’appuyaient sur aucune décision de la Préfecture. Elles visaient à faire sortir du dispositif hivernal les personnes qui obtempéreraient, par dépit ou sous la pression. Et ayant quitté leurs structures d’hébergement, ces dernières n’étaient de fait plus à ré-héberger à la fin du dispositif.
Cette pression a été renforcée par le fait que des membres de direction de certaines associations hébergeuses aient parfois accompagné la police nationale dans les structures afin que celle-ci y distribue des Obligations de Quitter le Territoire Français (OQTF) aux personnes hébergées. Certes, la loi oblige parfois les professionnels du social à obtempérer devant les forces de l’ordre. Nul professionnel ne peut s’opposer à la consultation du registre indiquant dans chaque centre d’hébergement l’identité et les dates d’entrée et de sortie des personnes accueillies. Mais le responsable du lieu peut refuser l’entrée des policiers dans le centre si ceux-ci interviennent dans le cadre d’un contrôle d’identité. Il peut également conseiller les hébergés afin de faire valoir leur droit de contestation contre l’OQTF. Il est donc choquant de voir un directeur faire entrer les policiers dans un centre qu’il gère et participer ainsi à la répression des hébergés.
Ce type d’attitude nourrit inévitablement la méfiance des hébergés envers l’ensemble du réseau social. Ainsi, certaines personnes nous ont dit ne plus oser appeler le 115, ce qui a contribué à renforcer leur isolement. Or, le travail social nécessite d’établir des liens de confiance entre travailleurs sociaux ou bénévoles et bénéficiaires. Si ce lien est rompu, le sens même de ce travail est remis en question, et les bénéficiaires risquent de s’en écarter.
10. « Petits arrangements » avec les principes fondamentaux de l’hébergement d’urgence
L’ensemble des éléments que nous avons décrits ci-dessus interrogent sur le rôle du travail social et sur les politiques mises en place dans ce secteur. Concernant l’hébergement d’urgence, il est inacceptable de voir ses principes fondamentaux que sont la continuité, l’inconditionnalité et le non-abandon constamment bafoués, malgré leur rappel en 2009 par la bien nommée loi MOLLE. Le principe de continuité oblige les structures à accompagner les personnes jusqu’à une solution d’hébergement ou de logement pérenne, et interdit ainsi les remises à la rue. Le principe d’inconditionnalité impose de ne faire aucune distinction entre les publics quel que soit leur statut administratif, leur origine géographique, leur composition familiale, leur état de santé ou leur âge. Il pose ainsi le « droit universel à l’accompagnement et à l’hébergement » au-dessus de toutes les contraintes de la politique d’immigration. La Fédération Nationale des associations d’Accueil et de Réinsertion Sociale1 a rappelé le droit de toute personne sans-papiers ou en situation administrative particulière à un hébergement et aux services de l’urgence sociale de manière inconditionnelle, sans sélection à l’entrée ni répression au séjour. Or, en Isère comme ailleurs, la réalité est bien loin des principes.
Il est également scandaleux de voir que l’hiver dernier, des centaines, voire des milliers de personnes ont vu leur besoin d’hébergement et de mise à l’abri non satisfait, y compris en cas de forte mise en danger (violences conjugales, réseaux de traite et de prostitution, etc). Parmi les demandes d’hébergement d’urgence formulées au 115 de l’Isère, 98% sur l’année 2012 et 92% lors de l’hiver 2012-2013 ont eu une réponse négative. Les responsables, qu’ils soient élus, techniciens territoriaux, directeurs de services sociaux ou de centres d’hébergement, en ont été informés quotidiennement et ont préféré fermer les yeux, jouant dans la nuance de la langue de bois. Cette situation de saturation qui dure depuis des années encourage l’arbitraire permanent dans la prise de décision et mène à l’explosion.
11. Comment l’État et certaines associations œuvrent à l’avènement du travail social discount
Cette année, le gouvernement a demandé à ce que les capacités d’accueil soient augmentées afin de répondre à la croissance de la demande, en affichant un souci de proposer des conditions d’accueil de qualité et de préparer la sortie du dispositif hivernal par un accompagnement visant à éviter les remises à la rue1. Mais cette demande n’a pas été accompagnée d’une augmentation suffisante des enveloppes dédiées au dispositif par rapport aux objectifs visés.
Dans ce contexte, la DDCS a choisi de répondre d’abord aux objectifs quantitatifs de cette politique d’hébergement, en augmentant le nombre de places. Mais en aucun cas, les questions concernant la qualité de l’accueil et de l’accompagnement social des personnes hébergées n’ont été traitées. Les lignes directrices du projet social qui sous-tendaient la prise en charge du public semblent avoir été : « Sois déjà bien content de ne pas être dehors » et « si ça ne te convient pas tu peux partir ».
Le travail des associations gestionnaires est souvent rendu difficile par le fait que l’État les maintient dans l’incertitude en ce qui concerne les financements, la nature et la durée exacte de leurs missions. Cet hiver, la Préfecture et la DDCS n’ont transmis les informations relatives au dispositif que parcimonieusement et au dernier moment. Cette précarité institutionnelle rend de fait difficile un réel travail social et explique pour partie l’urgence qui prévaut dans ce type de dispositif. Comme nous l’avons expliqué ci-dessus, les places ainsi créées l’hiver dernier ne correspondent pas à ce qu’on est en droit d’attendre d’un centre d’hébergement d’urgence au regard de ses missions et de son rôle dans le parcours d’insertion des personnes.
D’une manière générale, on peut rappeler la responsabilité de l’État dans la refonte du secteur social depuis la révision générale des politiques publiques (RGPP) lancée en 2007, et les conséquences de cette dernière sur la réalité de terrain. La volonté de diminuer les dépenses a entraîné une concurrence entre les associations d’un même territoire et le développement d’un état d’esprit purement gestionnaire et concurrentiel chez certaines. L’objectif de réduire les dépenses publiques a ainsi pris le pas sur la recherche de qualité dans l’accomplissement de missions relevant du service public. En fin de compte ce sont les personnes plus vulnérables qui en font les frais. Ces politiques ont un coût humain et social sur le long terme qui n’est absolument pas pris en compte.
En Isère, le choix des associations gestionnaires du dispositif hivernal et des places ensuite pérennisées est symptomatique de cette politique. Les deux principales associations retenues cette année, L’Arépi-l’Etape et la Relève, sont les structures qui ont proposé les projets les moins coûteux dans le cadre de l’appel à projet lancé par la préfecture et la DDCS. Par exemple, pour la sortie du dispositif hivernal, au moins deux projets ont été déposés : celui co-porté par plusieurs associations, qui proposait de réhabiliter un bâtiment du CROUS et comprenait de ce fait les frais des travaux de réhabilitation, et celui de l’Arépi-l’Etape, qui proposait de maintenir les hébergés dans les locaux situés au 11 rue Verlaine (centre « Mimosa »). C’est ce dernier qui a été retenu, et dont les circonstances constatées sont les suivantes : absence d’intimité (une pièce par famille, pas de serrure aux chambres, pas de fermeture dans les douches), conditions sanitaires déplorables, absence d’accompagnement de fond. Du travail social discount, en somme.
Tout au long de l’hiver, les décideurs politiques et institutionnels ont été avertis des problèmes rencontrés dans le cadre du dispositif par différents acteurs concernés. Si la remontée des informations a bien eu lieu, il n’y a jamais eu de réels retours auprès des associations sur les solutions proposées à ces problèmes, et la situation ne s’est guère arrangée.
Il serait pourtant possible d’envisager d’autres conditions d’accueil et d’accompagnement que celles qui ont prévalu dans les structures hivernales et qui sont aujourd’hui encore le lot de certains hébergés. Mais plutôt que d’interpeller les pouvoirs publics sur le manque de moyens et de refuser de brader le travail social, l’Arépi-l’Etape, en acceptant de gérer un dispositif dans les conditions inacceptables proposées par la Préfecture et la DDCS, a préféré asseoir sa position sur l’échiquier du secteur social. Cette attitude clientéliste ne fait honneur ni à l’association, ni à l’ensemble du secteur de l’action sociale.
12. Les centres d’hébergement, des lieux de répression des migrants
Comble du cynisme : à la mi-juin, la préfecture a annoncé de manière abrupte la fermeture imminente de plus de 700 places d’hébergement d’urgence gérées par l’Arépi-l’Etape, la Relève et l’ADATE2. Pourtant, en janvier 2013, à l’issue du Comité Interministériel de Lutte contre les Exclusions, Jean-Marc Ayrault se targuait d’un « plan pluriannuel complet, réaliste et ambitieux » visant à pérenniser 9000 nouvelles places d’hébergement d’urgence3. En Isère, des contrats d’hébergement garantissaient à certaines personnes un toit jusqu’en avril 2014. Cette annonce de fermeture, bafouant le principe de continuité, était donc illégale à plusieurs égards. L’opposition des personnes hébergées, de plusieurs associations et des militants a finalement contraint l’État à revoir sa copie et à accorder une rallonge budgétaire pour maintenir le dispositif ouvert.
Mais les visites de policiers au petit matin se sont multipliées dans les centres, avec distribution d’OQTF, d’assignations à résidence et parfois placement en centre de rétention, y compris de mineurs. Des agents administratifs de la préfecture et des policiers se sont même installés une matinée durant dans le centre d’hébergement situé rue Vallès, avec l’accord de la direction de la Relève, afin d’accomplir leur « travail ». L’annonce de la fin des colis alimentaires et des accompagnements sociaux, l’enlèvement du mobilier dans les appartements – avec toujours pour leitmotiv la fin des financements – ont achevé de mettre la pression aux hébergés, pour leur signifier qu’ils devaient partir des centres. Une partie d’entre eux a résisté à cette pression, soutenue par leurs avocats, des associations et des militants, mais la majorité des personnes ont quitté progressivement les structures.
Cette politique basée sur le harcèlement, la peur et le découragement des hébergés a permis de vider les centres, alors même qu’il était illégal de le faire et que la majorité des personnes n’était de toute manière pas expulsable du territoire. Elle a conduit des personnels de direction de structures à adopter une attitude ambigüe, en étant tour à tour une protection puis une menace pour les hébergés. Elle a révélé la faiblesse de positionnement de certains, prêts à piétiner les principes du travail social pour obéir à la Préfecture. Elle a surtout aggravé la situation des personnes hébergées, de nouveau à la rue, dans des squats ou des camps, et leur méfiance envers le secteur du travail social. Le discours du préfet de l’Isère sur les reconduites à la frontière, censées concerner « les gens qui sont souvent dans une relation avec les autres hébergés qui n’est pas acceptable, quelques proxénètes », « trafiquants » et les « demandeurs d’asile déboutés »4, s’est avéré être une vitrine sécuritaire destinée à masquer la répression exercée dans les centres d’hébergement envers des hommes, des femmes et des enfants dont le principal tort aux yeux des autorités est d’être migrants.
Il est vrai que certaines personnes restent des mois, voire des années, dans des structures d’hébergement d’urgence dont ce n’est pas la vocation. Il s’agit principalement de cas d’étrangers ne parvenant à obtenir ni de titre de séjour ni de droit de travail, et qui, n’ayant pas de revenus propres, ne peuvent accéder à un logement social ou privé. Leur nombre est en augmentation car le nombre des régularisations d’étrangers chute continuellement. Une solution réaliste à l’engorgement des hébergements d’urgence serait donc de permettre l’accès au droit commun aux étrangers qui le demandent.
13. Ce n’est pas les pauvres qu’il faut combattre, c’est la pauvreté !
L’ensemble des problèmes que nous avons soulevés dans ce courrier pose la question de la place que notre société réserve à ses pauvres et à ses étrangers. La réticence des décideurs politiques à octroyer des financements qui correspondraient aux besoins et à mettre en place des structures et un accueil adaptés aux personnes en difficulté révèle une absence de volonté politique. Cette absence de volonté politique, nous la retrouvons tant du côté de l’État que des collectivités locales (Conseil Général, Métro, communes) qui ne manquent pas de se renvoyer constamment les responsabilités. En ces temps de « crise », la classe politique s’en remet volontiers à des explications faciles qui justifient l’abandon des populations pauvres et étrangères ou à des discours qui les montrent du doigt. Elle masque ainsi sa propre incapacité ou son absence de volonté de s’attaquer à un modèle économique défaillant. Ce dernier est pourtant la cause des problèmes sociaux rencontrés par l’ensemble de la population et dont les premières victimes sont justement les personnes qui ont besoin d’être prises en charge dans le cadre de l’aide sociale.
Les lois et les textes réglementaires existent, les préconisations et les guides de bonnes pratiques sont disponibles. Mesdames, Messieurs les Ministres, vous êtes censés être les garants de leur application, cependant vous faites tout pour que ceux-ci restent dans les cartons. Vous ne pourrez pas dire que vous n’étiez pas au courant. Vous n’êtes pas seulement responsables mais coupables d’avoir laissé des femmes, des hommes et des enfants être maltraités dans le cadre d’une politique publique.
Cette responsabilité n’exonère en rien les associations que vous avez chargées d’appliquer cette politique d’abandon et de répression. Nous soutenons les acteurs du travail social, les bénévoles, les salariés qui prennent position et sortent de leur réserve pour dénoncer des pratiques et des dispositifs inacceptables. Nous continuerons de nous battre à leurs côtés et aux côtés des premiers concernés, contre cette politique irresponsable et humainement scandaleuse, et pour le respect des droits fondamentaux aujourd’hui largement foulés aux pieds.
Le collectif « La Patate Chaude »
A M. REGNIER, Préfet et Délégué interministériel pour l’hébergement et l’accès au logement des personnes sans abri ou mal logées,
Au conseil d’administration de l’Arépi-L’Etape,
Au conseil d’administration de La Relève,
Au conseil d’administration de l’ADATE,
A M. SAMUEL, préfet de l’Isère,
A M. PARODI, directeur régional de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale,
A Mme DUFOURG, directrice départementale de la cohésion sociale,
A Mme CHARVOZ, chef du pôle hébergement et logement social de la direction départementale de la cohésion sociale,
A Mme MORETTI, animatrice réseau du pôle hébergement et logement social de la direction départementale de la cohésion sociale,
A M. VALLINI, président du Conseil Général de l’Isère,
A M. DESTOT, maire de Grenoble,
A M. NOBLECOURT, vice-président de la Métro en charge de l’hébergement et adjoint au maire de Grenoble en charge de l’action sociale,
A M. GALLOIS, président de la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (FNARS),
A M. SILVENTE, président de la FNARS Rhône-Alpes.