Poussons en avant les luttes étudiantes
Faisons converger nos combats
Depuis quelques mois, se construit un petit cycle de lutte de la jeunesse, en Suisse et plus fortement en Suisse romande.Citons la mobilisation sur les bourses d’étude dans le canton de Vaud, et celle en Valais, les expériences à Neuchâtel autour de l’ACAP, celle à Fribourg contre la loi universitaire. Il y a encore, à Genève, la manifestation sur Erasmus et sur la situation des étudiant-e-s étrangers/ères. Sans oublier la lutte sur les taxes dans les HES. D’autres expériences significatives se déroulent en Suisse allemande, en particulier à Bâle ou à Zürich ainsi que les tentatives de mobilisation dans les EPF à propos de l’augmentation des taxes d’études.
Ce cycle de lutte a des caractéristiques nouvelles par rapport à la dernière expérience de mobilisation étudiante en Suisse, celle de 2009 contre les accords de Bologne. Cette dernière a été marquée par la très grande difficulté à passer de l’université à l’espace public et par la difficile construction du rapport de force. Cette mobilisation est demeurée très limitée.
Les luttes d’aujourd’hui, bien que limitées face à une forte offensive contre l’enseignement supérieur et les conditions d’études, démontrent une volonté d’agir avec indépendance vis-à-vis des organisations officielles, de concertation et d’encadrement des étudiant-e-s, largement conquises par la social-démocratie.
Faire converger les luttes
Lors des événements récents, une collaboration intercantonale entre diverses organisations et collectifs, politiques, sociaux et syndicaux, a commencé à se construire. Il s’agit de la manifestation sur les bourses à Lausanne, mais aussi de celle de Fribourg du 25 mars 2014. Nous avons aussi le réseau resacte. Une nouvelle expérience est en cours suite à l’assemblée de mobilisation du jeudi 20 mars 2014 appelée par des collectifs de plusieurs cantons.
L’unité d’action commence sur des thèmes précis. Il faut envisager la construction d’une plateforme commune des luttes de la jeunesse, aussi vite que possible. C’est une nécessité que nous impose la violence et la cohérence, à l’échelle nationale et européenne, des politiques auxquelles nous faisons face. Le niveau général de la confrontation reste faible malgré une poussée réjouissante. Il y a urgence à rompre avec la politique d’encadrement des organisations étudiantes officielles. Il nous semble nécessaire de débattre de formes stables de coordination et d’action commune. Il faut en faire un objectif. Ce type de construction n’engendre pas forcemment une forme d’organisation stabilisée mais peut revetir de convergeances, de fédérations de lutte et d’objectif.
Limites et besoins
Les luttes étudiantes font face à des limites qui ne leur sont pas exclusives. Il y a la difficulté à mobiliser qui implique pour chaque processus de lutte un certain volontarisme de la part des organisations et des militant-e-s impliqué-e-s. Il y a aussi la détermination du pouvoir, qui implique, pour le faire reculer, même de quelques pas, que nous déployons un niveau de lutte qui n’est pas impossible à atteindre mais qui n’est pas réalisé pour l’instant.
Toutefois, comme nous le montre, par exemple, l’expérience syndicale de SUD Étudiant-e-s et Précaires, la construction d’organisations de base autogestionnaires, en rupture avec l’UNES est possible. On peut affronter même modestement, le pouvoir sur le terrain de l’action directe de masse et de l’indépendance syndicale. Il y a là un espace politique, social et syndical à conquérir. Cet espace répond à un besoin. L’existence d’organisations de lutte indépendantes permet d’impulser efficacement des processus de mobilisation, d’assurer un suivi et de prendre en charge la défense, y compris individuelle, des étudiant-e-s, dans les conflits qui les opposent aux institutions de formation, à la politique sociale et de bourse, et à leurs employeurs. En effet, nous ne pouvons oublier la condition majoritaire d’étudiant-salarié de la plus part d’entre nous. Organisation, mobilisation et lutte doivent confluer dans la construction d’un contre-pouvoir étudiant.
Accélération des politiques austéritaires et autoritaires.
La victoire de l’initiative de l’UDC, le 9 février 2014, configure une accélération générale des politiques austéritaires et autoritaires. Les classes privilégiées développent une expropriation du salariat et des classes populaires, avec une répartition de plus en plus inégalitaire des richesses. Les attaques contre les droits démocratiques et fondamentaux se multiplient et franchissent des seuils qualitatifs. Nous nous heurtons à la construction d’une politique systématique de type discriminatoire, revitalisant des dominations archaïques (par ex. les femmes, les discriminations de peuple et de race.). La bourgeoisie et le patronat suisses ont combattu cette initiative de manière purement formelle. Ils l’intègrent désormais et l’utilisent comme levier pour durcir leur domination. À ce sujet, voir le Rebellion intitulé « L’égalité est au prix de la lutte » reproduit dans ce numéro.
Cela a aussi des implications chez les étudiant-e-s. L’attaque sur le triplement des taxes d’études pour les étudiant-e-s étrangers/ères dans les EPF est particulièrement emblématique à cet égard. Portée par la social-démocratie en alliance avec l’UDC, elle approfondit la constitution de deux conditions étudiantes, fondées sur le passeport et le permis. On voit aussi la mise en place de contingents pour les étrangers/ères dans les universités.
Objectifs et sens de notre combat
Les attaques et les politiques menées ont une très grande cohérence à l’échelle européenne. La rapidité avec laquelle elles se traduisent à l’échelle nationale, locale, dans les institutions universitaires, progresse et nécessite une réponse à la hauteur de la détermination des centres de pouvoir du système, le tout dans une accélération des temps de ce processus. Les composantes de ces attaques se renforcent l’une l’autre, sont cohérente entre elles, relèvent d’une politique générale que nous pourrions résumer schématiquement ainsi :
1. Une dégradation et une précarisation des conditions d’études, par l’augmentation des frais, la baisse des bourses et l’emprise toujours plus grande des prêts étudiants. Il s’agit de la construction et du renforcement de la politique du «capital humain», d’un «salariat à crédit», où chacun-e est contraint-e à devenir un-e illusoire auto-entrepreneur/euse, dans un marché dégradé de la qualification et de la vente de la force de travail. C’est une atteinte très profonde au service public, au salaire direct et social, qui tend à construire un rapport de subordination de plus en plus profond à la valorisation capitaliste, au condition d’un marché du travail politiquement construit, aux appareils de commandement. On peut et on doit penser qu’il se trace une continuité entre cette subordination, et celle que l’on retrouve dans les stages, dans les formes précarisées et sous-salariés, et plus tard dans les formes salariées plus stabilisées.
2. La construction politique d’un marché du travail européen, avec ses conditions de travail, de statut, de salaire profondément dégradées repose sur la prolétarisation massive des travailleurs/euses intellectuel-le-s, «destituté-e-s», flexibilisé-e-s et précarisé-e-s. Cette prolétarisation des intellectuel-e-s renforce numériquement et socialement le monde du travail. Elle configure un salariat nouveau. Cela passe par la montée en force des statuts précaires et fragilisés, du cumul des stages, du travail assigné, des formes d’emplois discontinus, des sous-salarisations et des déprotections. Cela passe par une durée de plus en plus longue dans l’emploi, après les études, pour trouver un travail stable.
Nous assistons à l’accumulation d’une masse de salarié-e-s frappé-e-s par une précarité de longue durée. Le passage par des périodes de chômage devient un élément structurel des trajectoires professionnelles. La féminisation importante de l’intellectualité de masse renvoi à la condition des femmes, subissant les dominations traditionnelles et s’inscrivant dans le marché du travail comme « précaires parmi les précaires ». Le type d’intégration des femmes dans le marché du travail implique la réactivation des dominations archaïques pour mieux précipiter la précarisation générale.
3. Les politiques fondées sur les accords de Bolgone, avec la marchandisation du savoir, la managérialisation et d’«autonomisation» de l’université, vise à soumettre l’enseignement supérieur à l’immédiateté de la valorisation capitaliste et à la reproduction élargie du pouvoir. Nous affrontons une attaque contre ce que furent des éléments centraux de la massification et la démocratisation relative des études, dans la période historique précédente. Il s’agit aussi de conquérir l’hégémonie pour une conception utilitariste et parcellisée de la formation, avec la construction de parcours étroitement professionnalisant (par ex. masters spécialisés avec stage) répondant immédiatement aux besoins, parfois locaux, de l’organisation du travail et de la domination sur les qualifications et les professionalités. En fait, il y là une entreprise de liquidation des qualifications et certifications fortes, celles qui permettent d’acquérir un certain rapport de force sur le marché du travail, et ce au profit d’un système de compétences limitées qui fragilise et précarise.
4. Des politiques de discrimination, de mise en concurrence des « étrangers/ères » et des « indigènes », avec des droits différenciés, une restriction d’accès à la sécurité sociale, du droit de se mouvoir librement, et avec, naturellement, des attaques au regroupement familial.
5. Des attaques très marquées contre les droits fondamentaux, démocratiques et syndicaux : restriction de la possibilité d’informer, d’afficher, d’avoir accès aux étudiant-e-s et aux précaires, attaques sur le droit de négociation, restriction du droit de grève, répression des manifestations et de la lutte dans l’espace public en général. Les tentatives d’introduire des mesures disciplinaires contre «l’atteinte à l’ordre universitaire», à Fribourg, est particulièrement emblématique. Le commandement ne s’exerce pas que dans le salariat, il se déploie pleinement dans le pré-salariat, à l’université, institution qui marque une étape de la vie au travail, celle de la formation. Cette politique de restriction des espaces démocratiques s’accompagne aujourd’hui d’attaques contre les formes de la représentativité bourgeoise classique au sein des universités, avec la concentration du pouvoir de décision dans les directions. C’est le plein passage de l’université classique à l’université entreprise. Il est couplé avec la présence de plus en plus poussée des firmesdans la prise de décision. Il s’agit de briser tous les éléments superflus de la chaîne de décisions pour assurer la réactivité la plus immédiate possible aux besoins du marché du travail. En somme, la liquidation de ce qu’il fut appelé autrefois culture.
De quoi avons-nous besoin
La seule politique réaliste à mener, c’est celle du développement des organisations de base, indépendantes et autogestionnaires, pour lutter, pour construire un contre-pouvoir capable de porter la bataille au niveau où l’attaque contre nous est menée. Nous en sommes loin, mais tentons toutefois de tracer quelques éléments d’un tel possible.
Ces organisations doivent être en mesure de répondre à ces politiques par des revendications qui correspondent aux désirs et aux aspirations du plus grande nombre. Revendiquer ainsi, face au type de capitalisme que nous affrontons, c’est prendre une position d’une très grande radicalité. Nous devons aussi être capables d’assurer un point d’appui pour les étudiant-e-s/travailleurs-euses autant dans les conflits qui les opposent à leurs employeurs que face à ce qui se joue dans les lieux de formation. Que personne ne se retrouve sans soutien, démuni-e face à des forces qui frappent, souvent très fort.
Mais tout d’autant, nous avons besoin de mener un débat et de porter des propositions d’alternatives, d’offensives qui offrent des débouchés, qui permettent des avancées, même partielles, au fil de nos luttes. Il faut travailler en ce sens autour de la gratuité scolaire, couplée avec la revendication d’un salaire social pour la jeunesse. Ce dernier répond radicalement au processus de précarisation et de flexibilisation, au caractère discontinu du salaire direct traditionnel et aux injonctions de formation tout au long de la vie. La formation, tout comme le chômage, la maladie, etc., est une étape de la vie salariée et doit être rémunérée et protégée de la même manière. Les étudiant-e-s sont des travailleurs/euses en formation. Il nous faut porter une revendication d’égalité de condition pour tous et toutes les étudiant-e-s européen-ne-s, à partir des conditions les plus favorables déjà atteintes. C’est cela qui permettra une véritable libre circulation garantie et protégée. Enfin, la revendication de la culture et de la construction intellectuelle, celle d’une université libre, critique, émancipatrice, implique un financement public suffisant, un statut de service public fondé sur l’utilité sociale, une stratégie de socialisation et d’appropriation sociale de l’enseignement et, en fait, de toute l’école.
De l’audace
Voilà ce qui pourrait être la base d’une plateforme des luttes de la jeunesse en Suisse, fondée sur l’indépendance face au pouvoir séparé, sur l’autogestion, et sur l’action directe de masse. Il nous faut travailler en ce sens en intégrant toutes les organisations politiques, sociales et syndicales qui veulent y participer, en considérant à égalité ces collectifs dans l’oeuvre commune d’émancipation. La convergence se fera dans les luttes, dans la nécessité de rompre avec les appareils d’encadrement du social-libéralisme. Ayons l’audace de construire un trajet ensemble, pour faire monter les luttes, la résistance, vers des objectifs et des possibles communs.