Une page d'Histoire rapportée à la lutte d'aujourd'hui.
Une manif et un hommage au syndicaliste Jules Durand au Havre
La semaine prochaine s’annonce encore animée au Havre. Deux jours après la manif du 23 novembre, l’intersyndicale CGT-CFDT-FSU-Solidaires épaulée par le Syndicat de la magistrature et le Syndicat des avocats de France rendront hommage à Jules Durand dans le cadre du centenaire du verdict immonde qui avait condamné à mort le syndicaliste révolutionnaire en 1910.
Le Havre de Grève n°19 daté du jeudi 18 novembre marque une nouvelle fois la différence qui se creuse entre l’intersyndicale de l’agglomération havraise et l’intersyndicale nationale. Manifester ou pas le 23 novembre ? La question peut légitimement être posée. Le risque d’afficher un essoufflement est grand. Mais ne rien faire serait aussi une preuve de faiblesse, pour ne pas dire de capitulation. Après un débat franc, la majorité des membres de l’assemblée générale relève finalement le défi d’une manif avec des appels à la grève. Un passage obligé pour maintenir les liens qui unissent à présent des militant-e-s syndiqué-e-s CGT-CFDT-FSU-Solidaires ou non-syndiqué-e-s.
On l’a compris, cette décision ne s’aligne pas du tout sur le discours totalement inaudible des directions confédérales. Têtu-e-s, après avoir été déclaré-e-s indésirables à la dernière réunion de l’intersyndicale nationale, les Havrais-es lancent une pétition pour préparer une grande manifestation à Paris. Un appel qui devrait être entendu dans toutes les régions où les mots défaite et résignation n’ont pas cours.
En plus de pas mal de manifs et de blocages (entrées du Havre, Auchan, zone industrielle), les Havrais-es ont à leur actif quelques coups originaux comme le murage du MEDEF, comme ce 11 novembre actif (pour ne pas oublier que ce sont toujours les mêmes qui servent de chair à canon et de chair à patrons), comme cette retraite aux flambeaux qui alimentait la flamme de la mobilisation… Et ce n’est pas terminé. Hasard du calendrier, le 25 novembre qui vient correspond au centenaire du verdict ignoble qui condamna Jules Durand (1880-1926), anarchiste et secrétaire du syndicat des charbonniers du Havre, à la peine capitale après un procès truqué.
Autres temps, mêmes combats… En 1910, les ouvriers charbonniers faisaient grève contre des salaires de misère et pour défendre leurs droits. En 2010, nous devons toujours nous battre contre l’injustice sociale et contre la répression qui menace celles et ceux qui refusent d’être enterré-e-s vivant-e-s. « On espère nous baillonner, étouffer nos cris de colère. C’en est assez ! Contre cet odieux régime, qui ne tend rien moins qu’à nous livrer pieds et poings liés à nos exploiteurs, nous devons réagir », écrivait le comité confédéral de la CGT le 14 décembre 1910 pour exiger la révision du procès Durand.
La vie était dure en 1910. Elle ne l’est pas moins en 2010. Les mêmes vampires sont aux commandes. Les mêmes vautours se nourrissent des richesses que nous leur livrons sur un plateau.
Rendez-vous havrais sur l’air de « On ne lâchera rien ! » :
- Mardi 23 novembre, à 10h30, départ d’une manifestation devant Franklin.
- Mardi 23 novembre, à 12h, rassemblement devant la Chambre de commerce et d’industrie (amenez vos rouleaux de PQ).
- Mardi 23 novembre, à 17h, assemblée générale à Franklin.
- Jeudi 25 novembre, à 9h30, cérémonie devant le monument Jules Durand dans le cimetière Sainte-Marie du Havre. En présence de Christiane Delpech, petite fille de Jules Durand, l’Union locale CGT, le Syndicat des avocats de France (SAF) et le Syndicat de la magistrature prendront la parole ainsi que le bâtonnier de l’ordre des avocats du Havre. La Ligue des droits de l’Homme, le collectif Jules-Durand et le Théâtre de l’Ephémère s’associent à l’initiative.
Plus d’infos sur le site du Havre de Grève : http://www.havredegreve.org
Pour écrire à l’assemblée générale du Havre : havredegreve@gmail.com
Le 25 novembre 1910, Jules Durand, un charbonnier militant syndicaliste et anarchiste havrais, était condamné à mort après une machination politique. Pour commémorer le centième anniversaire de ce que l’on nomma « L’affaire Dreyfus des pauvres », les éditions CNT-RP ont publié une brochure et un roman.
Nous sommes en 1910. Le port du Havre est frappé depuis le 18 août par une grève des charbonniers qui réclament une augmentation de salaire et protestent contre l’arrivée d’un portique électrique capable de faire le travail de 150 ouvriers. Pour casser la grève, la Compagnie générale transatlantique embauche des « renards », des jaunes payés triple.
Dans ce contexte hyper tendu où jours de grève et peines de prison s’accumulent, une dispute d’ivrognes survient sur les quais le 9 septembre. Dongé, un chef d’équipe de la Compagnie générale transatlantique, une brute alcoolique non gréviste, décèdera le lendemain suite aux coups reçus dans la bagarre. Jules Durand, porteur des idées anarchistes de Louise Michel et d’Emile Pouget, responsable syndical, fut accusé d’être à l’origine de la rixe mortelle… On prétendait que le syndicaliste révolutionnaire avait fait voter la mort du jaune lors d’une réunion de grévistes ! La bourgeoisie havraise et la presse réactionnaire montèrent le fait-divers en épingle.
Jules Durand fut transféré à la mal nommée prison Bonne Nouvelle de Rouen le 16 novembre et condamné à la peine de mort par la cour d’assises de la Seine-Inférieure le 25 novembre 1910. Le 28 novembre 1910, les quatre mille travailleurs du port du Havre cessèrent le travail pour une grève générale de 24 heures. Idem chez les ouvriers du bâtiment. Idem dans les tramways, chez les employés, les gaziers, les boulangers… Des milliers de personnes se pressaient aux meetings de solidarité dans la salle Franklin et dans d’autres lieux.
D’innombrables grèves et meetings, en France et à l’étranger (Angleterre, Etats-Unis…), réclamèrent la libération de Durand et la révision de son procès. La Ligue des droits de l’Homme et plusieurs députés firent campagne également pour dénoncer une instruction bâclée et un procès honteux. Le comité confédéral de la CGT n’hésita pas à brandir des menaces non voilées : « En présence du cynique arrêt de la cour de cassation, le prolétariat doit déclarer qu’il est prêt à appliquer aux responsables la peine du talion si le crime gouvernemental était consommé, si Durand était exécuté… Ce qui a été possible pour le capitaine Dreyfus doit l’être pour l’ouvrier Durand. »
Défendu par René Coty, futur président de la République, l’innocent échappa à la peine de mort. La sentence fut commuée en sept années de réclusion. Ce qui restait inacceptable. Hélas, le mal était fait dans l’esprit de Durand. A l’énoncé du verdict, le condamné fit une crise de nerfs. La raison de l’homme intègre, buveur d’eau, s’était brisée devant tant d’injustice. Il décèdera à l’asile d’aliénés de Quatre-Mares, à Rouen, en 1926. Son innocence avait été reconnue le 18 juin 1918…
Dans sa brochure, Patrice Rannou a réuni divers textes historiques (une synthèse du secrétaire de l’Union des syndicats du Havre en 1910, des extraits du Havre Eclair, du Progrès et de La Guerre sociale, des pièces du procès, une lettre de Jules Durand à sa compagne, des poèmes, un extrait de la plaidoirie de René Coty, des informations sur le monument érigé à la mémoire de Durand dans le cimetière Sainte-Marie…).
Les éditions CNT-RP ont aussi publié récemment un roman noir inédit d’Emile Danoën (1920-1999), L’Affaire Quinot, qui retrace les principales étapes de la tragique affaire Durand. Emile Danoën (pseudonyme d’Emile Orvoën) a passé son enfance dans le port du Havre. Son père était gardien pour la Compagnie générale transatlantique. Réfugié à Marseille pendant la seconde guerre mondiale, Danoën fut l’un des collaborateurs des Cahiers du Sud. Il publia plusieurs romans chez Julliard et reçu le Prix Populiste en 1951. Tout comme Armand Salacrou dans son Boulevard Durand paru chez Gallimard en 1960, Danoën n’utilise que des noms d’emprunt. Durant des années, le drame est resté un sujet très sensible au Havre.
Le souvenir de Jules Durand n’est pas effacé au Havre où un grand boulevard porte son nom. En 2006, pour le 80ème anniversaire de la mort de Durant, la CGT et la CNT se sont rendus, séparément, dans le cimetière Sainte-Marie pour rendre hommage au martyr. Bizarrement, sans doute atteint de sarkozite aiguë (délire schizophrène qui avait conduit la droite dure à détrousser les cadavres de ses ennemis : Guy Môquet, Jean Jaurès, Léon Blum…), Antoine Rufenacht, ex-maire UMP du Havre, a cru malin de poser une plaque commémorative sur la maison de Jules Durand, quai de Saône. Sans commentaires…
En 2007, l’Union locale CGT, le collectif Durand et le Théâtre de l’Ephémère ont donné plusieurs représentations de la pièce Boulevard Durand, d’Armand Salacrou, dans des salles combles. Pour 2010, la CNT n’est pas la seule à s’être souvenue du centenaire du procès infâme. C’est dans cet esprit que la CGT et le Syndicat de la Magistrature ont demandé que la salle d’audience du conseil de Prud’hommes du Havre soit baptisée « salle Jules-Durand ». Pour le moment, le Parquet s’y oppose…
Ces jours-ci, pendant les assemblées générales unitaires interprofessionnelles qui se déroulent à Franklin dans le cadre de la lutte contre la réforme des retraites, les travailleurs portuaires ont rappelé ce que Jules Durand représente pour eux. Le portrait du courageux charbonnier orne toujours l’entrée de l’historique Maison des Syndicats. Vivant, nul doute que Jules Durand serait aujourd’hui en grève reconductible contre Sarkozy et présent sur tous les barrages de la zone industrielle et portuaire pour crier la colère ouvrière.
. Patrice Rannou, L’Affaire Durand, 1910-2010 le centenaire de la machination, 74 pages, éditions CNT-RP. 6€.
. Emile Danoën, L’Affaire Quinot - Un forfait judiciaire, 304 pages, éditions CNT-RP. 20€.
Retrouvez le catalogue des éditions CNT-RP sur le site http://www.editions-cnt.org