Voici un long texte de Christian Lagant, ancien militant de Fédération anarchiste puis de la Fédération communiste libertaire, il créera les GAAR en 1955 et la revue Noir et Rouge en 1956 dont le texte ci-dessous est extrait. il dénonce ici la participation de la FCL aux élections législatives de 1956 et explique le cheminement qui a mené la FCL dans une dérive politicienne et léniniste :
La F.C.L. et les élections du 2 janvier 1956
Par Christian Lagant in Noir et rouge # 9 Hiver 1957-1958
L’article ci-contre n’est pas une « analyse » aux conclusions définitives, pas plus qu’une polémique destinée à rallumer de vieilles querelles. Depuis le premier numéro de « Noir & Rouge », nous avons toujours dit que les anarchistes devaient, pour se libérer d’un certain complexe « histoire de famille », résolument abandonner dans leurs écrits tout état d’esprit ou ton propres à prolonger indéfiniment des conflits au caractère personnel par trop marqué. Cela ne doit toutefois pas nous empêcher, comme nous l’avons également déclaré au début de notre travail, de revenir sans hésitation sur certains problèmes théoriques ou tactiques de l’anarchisme ayant parfois engendré des erreurs, des déviations et aussi, pourquoi ne pas le dire, des trahisons.
Nous avons pensé que le rappel de l’expérience d’une organisation s’étant réclamée, malgré tout, du communisme libertaire comme l’ex F.C.L. (l’ancienne Fédération anarchiste avait en effet changé son appellation en décembre 1953 pour celle de Fédération communiste libertaire) pourrait contribuer, par son aspect concret et relativement récent, à illustrer d’éloquente façon la pensée parfois contradictoire des anarchistes sur un problème toujours actuel.
Essayons d’y voir clair
Comment l’idée de présenter une liste de « candidats » aux élections législatives du 2 janvier 1956 a-t-elle pu être acceptée par une organisation dont l’organe s’appelait « Le Libertaire » et dont le but officiel, résultat logique de sa position théorique anti-étatique, était le triomphe du communisme, libertaire ? En réalité l’affaire n’est pas si simple, et une étude rapide des faits nous montrera que l’opération « participation » fut l’aboutissement d’un long processus que le congrès F.C.L. De 1955 marquera définitivement de son empreinte en adoptant les thèses « participationnistes-révolutionnaires » développées auparavant dans le bulletin intérieur de l’organisation, après une préparation psychologique des militants que nous suivrons dans ses différentes phases. Les thèses adoptées prévoyaient une participation « conditionnelle » dont les détails sont exposés au cours de cet article. N’importe, le principe était accepté, et de la théorie aux réalités il n’y ’avait qu’un pas, vite franchi avec la tenue des élections anticipées du Jour de l’An 56.
Pour bien comprendre, ou du moins essayer de comprendre les évènements passée, il est nécessaire d’écarter au maximum les éléments subjectifs de notre jugement sur les hommes responsables de l’aventure électorale de la F.C.L. Il n’importe pas en effet de savoir si tel ou tel militant avait certaines arrière-pensées en préconisant la participation, si tel ou tel « candidat » placé sur la liste F.C.L. obéissait plus à un réflexe d’orgueil personnel qu’à ce qu’il croyait être son devoir (tant pis pour l’expression) de militant révolutionnaire. Là-dessus, chacun de nous ne peut que supposer. De la pensée profonde des individus, aucune certitude. Aussi la simple objectivité oblige-t-elle à ne juger que sur pièces, c’est ce que nous tenterons de faire en présentant les arguments politiques avancés par les partisans de la participation. Un peu d’histoire, ou plutôt de petite histoire, auparavant, nous aidera toutefois à y voir un peu plus clair.
Cheminement de l’idée au sein de l’organisation
Depuis déjà plusieurs semaines, les discussions sur le problème circulaient de bouche à oreille, si l’on peut dire, au sein des groupes de la F.C.L. en ce début d’année 1955. À l’origine, le prétexte invoqué fut un rappel de notre [1] prise de position aux élections municipales du 26 avril 1953. À cette époque, la Fédération anarchiste déclarait sur une page affiche (« Lib » 23/4/53, n°357) :
« Ces élections sont une imposture (…) C’est vrai, travailleurs, comme vous le disent tous les partis, tous les partis ayant eu en main une municipalité ont réalisé quelque chose : terrain de sport, salle des fêtes, améliorations des cantines scolaires, etc (…) Mais le chômage, le fascisme, la guerre sont là (…) L’État poursuivant sa politique de guerre a détruit les possibilités réalisatrices des communes (… ) Nous ne marchons pas (…) Aux travailleurs qui malgré cela voudront voter en pensant choisir un moindre mal, nous rappelons que la droite c’est la réaction et la gauche, la trahison. Nous disons : « Votez donc, mais ce ne sera qu’une expérience de plus » (…) Abstention massive ! Non parce que nous nous désintéressons des questions communales, mais au contraire parce que tout le régime est en cause, et que ces élections ne seront qu’une imposture (…) etc. »
Et la F.A. appelait en conclusion à l’action révolutionnaire pour balayer le régime. Certains militants se rappelleront peut-être encore l’opposition acharnée des partis politiques (les staliniens entre autres) dans des secteurs aussi divers que Maisons-Alfort et Ménilmontant-Belleville, à notre campagne anti-électorale. Or, alors que les augures prévoyaient un abstentionnisme encore accru, le pourcentage des non-votants fut au contraire très faible ! Sur le moment, nous fumes assez surpris et certains camarades émirent l’idée qu’il serait bon de réviser notre tactique « anti », en fonction des derniers résultats. Les choses en restèrent toutefois là, sans changer la position officielle de la fédération sur le problème.
C’est en janvier-février 1955 que cette vieille question revient sur la sellette. Rappelant les élections 1953, des camarades disent qu’il serait peut-être préférable de supprimer carrément toute propagande abstentionniste à 100%, que là est la faiblesse des libertaires, qu’on peut nous le reprocher, etc. Et le dialogue s’amorce. Mais les discussions prennent un tour plus particulier très rapidement et certains expriment déjà le vœu que la F.C.L. adopte une position-tactique plus « souple » en participant à d’éventuelles élections sur le seul plan communal. On n’allait pas en rester là et en mars 1955 l’attaque était officiellement déclenchée dans le « Lien », bulletin intérieur de l’organisation, par une motion du groupe F.C.L. de Maisons-Alfortville (nous précisons, le groupe F.C.L., c’est qu’à cette époque existaient 2 groupes libertaires à Maisons-Alfort. Celui de la F.C.L. et celui de la nouvelle Fédération Anarchiste, reconstituée à Noël 1953). Voici l’intégralité de cette motion :
« Le groupe de M.A.A. demande s’il ne serait pas opportun, à l’occasion du prochain congrès national, d’ouvrir un débat sur les moyens d’amplifier la propagande communiste-libertaire. Nous constatons que nous sommes présents dans la rue, dans les syndicats, pourquoi n’envisagerions-nous pas de faire porter notre action sur le terrain politique proprement dit ? Dans l’éventualité d’une campagne électorale, qu’elle serait l’attitude de la fédération ? Devrons-nous nous contenter de nous réclamer du principe traditionnel et formel de l’abstentionnisme ? Ne conviendrait-il pas, au contraire, de reconsidérer cette notion d’abstentionnisme pour voir dans quelle mesure elle est susceptible de déterminer notre comportement sans nous mettre en contradiction avec les idées-forces qui sont à l’origine de la création de la F.C.L. : lutte de classe à outrance, action directe ? En nous abstenant systématiquement, ne risquerons nous pas de perdre notre influence parmi la classe ouvrière ? Au contraire, la bataille électorale étant devenue une forme de la lutte de classe, ne pourrions-nous pas envisager cette question comme une question de tactique liée aux circonstances et aux faits du combat social ? Dans la crainte de heurter des idées préconçues, devrons-nous nous en tenir à un révolutionnarisme de mauvais aloi qui équivaudrait à une démission pure et simple ? Faudra-t-il, par manque de cohésion, de directive, et par peur des mots, comme par le passé, compromettre la révolution communiste-libertaire ?
Motion votée à l’unanimité le 25/2/55 à M.A »
Nous avons tenu à publier cette motion entièrement, car elle est extrêmement significative sur l’état d’esprit de certains camarades à l’époque, en pleine confusion idéologique.
Dans le même « Lien », le comité national F.C.L. Soumettait une synthèse des propositions d’ordre du jour envoyées par quelques groupes pour le congrès de mai. À l’alinéa 4 de cette proposition de synthèse (orientation et tactique), le point « b » mentionnait : le problème de la participation électorale. D’où la preuve que cette question avait été soigneusement préparée et qu’elle était maintenant lancée en avant. En avril, le « Lien » publiait 1) L’ ordre du jour du congrès, définitif, avec l’adoption du point « B ». 2) Un très long article en 9 pages du camarade F [2], intitulé : « Pour le praticisme révolutionnaire ». Citer l’article en entier serait trop long et quelque peu fastidieux pour le lecteur, voyons-en seulement la conclusion en quatre points :
a) antiparlementarisme et praticisme révolutionnaire.
b) participation électorale lorsque existent des conditions réelles pour l’élection de représentants ouvriers révolutionnaires, donc détermination de notre position suivant chaque situation concrète.
c) contrôle sévère des élus par l’organisation.
d) la participation électorale ne peut être qu’une des formes d’agitation de l’organisation et ne doit en aucun cas prévaloir sur d’autres formes.
Pour édification des camarades, précisons que par « praticisme révolutionnaire » le rédacteur de l’article entendait répondre à la question : en quoi la participation aux élections n’est-elle pas à confondre avec le parlementarisme, le réformisme ? Après une rapide explication justifiant la lutte des révolutionnaires en faveur des revendications sans que pour cela ceux-ci sombrassent dans le syndicalisme réformiste, il concluait :
« (…) De même, nous pouvons participer aux luttes électorales, avoir des représentants dans les municipalités ou les assemblées en considérant que nous occuperons alors non des postes de législateurs, mais d’agitateurs. Nous voyons là une forme d’agitation qu’on ne peut négliger. On peut dire qu’une telle position n’est nullement du réformisme, mais du praticisme révolutionnaire (…) ».
Enfin, dans ce même « Lien » d’avril, si quelques groupes affirmaient déjà leur accord à une éventuelle participation électorale de la F.C.L. « lorsque existent des conditions réelles » les futurs « oppositionnels », au congrès, manifestaient par contre leur vive hostilité à la motion d’Alfortville, ainsi le groupe de Lyon, celui de Mâcon qui déclarait notamment :
« (…) Le groupe tient à affirmer avec force que le texte M.A.A. (la bataille électorale étant devenue. une forme de la lutte de classes !) est à ses yeux une atteinte à la Déclaration de Principes de la F.C.L. qui déclare : “l’organisation spécifique communiste-libertaire est attachée aux luttes présentes des masses exploitées et opprimées, mais toujours dans le sens de l’action directe”. En conséquence, le groupe demande que le problème de la participation électorale soit retirée de l’ordre du jour du congrès. »
Et ainsi la discussion allait-elle se poursuivre croissant au sein de la F.C.L.. jusqu’au congrès national, sans que le « Lib » aie fait une quelconque publicité à la controverse intérieure au mouvement. Il convient toutefois de rappeler qu’en juin 1953, un article du « Lib » intitulé : « La défaite des démo-chrétiens est un signe de maturité du prolétariat italien. » avait causé quelque inquiétude et surprise aux lecteurs, renforcées les 10 et 24 septembre de la même année par deux articles sur le même thème — Votes ouvriers pour partis de gauche = maturité politique (« Lib » du 10 sept. 1953 — n°372 — article de A.V. correspondant des Groupes Anarchistes d’Action Prolétarienne (Italie) ; « la situation politique actuelle en. Italie » — « Lib » du 24 sep. 1953, n°375, « Halte au fascisme », de P.P.). Quand nous disions au début, qu’après les élections d’avril 1953 et certains reproches exprimés sur notre tactique les choses en étaient restées là au sein du mouvement, avions-nous ainsi négligé de mentionner ces quelques signes inquiétants, mea culpa ! Mais revenons à l’année 1955. Le « LIB » est donc discret sur la question électorale, à part peut-être un articulet (« Lib » du 28 avril 1955 — n°448 — « les élections cantonales » de R.J.) consacré aux élections cantonales et dont la conclusion semblera curieuse :
« (…) le fait qu’il y ait un glissement à gauche, au cours d’élections aussi stériles et après trahisons systématiques auxquelles se sont sont livrés tous les partis qui représentaient la gauche, montre une volonté accrue de lutte des travailleurs, un renouveau de combativité de la classe ouvrière. À nous de savoir permettre à cette volonté de lutte de s’affirmer et de se traduire dans les faits. »
Très curieux était en effet cette « volonté de lutte accrue » des travailleurs, parce que ceux-ci votaient ! Et qui plus est, pour des partis ayant systématiquement trahis !
Le congrès national accepte la participation
Les 28, 29, 30 mai 1955, le congrès F.C.L. se tenait à Paris. Au cours de celui-ci, les thèses de la participation « conditionnelle » (les conditions sont celles déjà mentionnées dans l’article « Praticisme révolutionnaire ») de notre organisation à de futures élections étaient adoptées à une assez forte majorité, malgré le « baroud d’honneur » des opposants à la nouvelle tactique électorale, soit les groupes de Lyon, Mâcon et quelques militants parisiens.
Certains efforts de conciliation avaient pourtant été tentés et nous étions prêts à abandonner la position abstentionniste à tout prix, certains d’entre-nous acceptant même à la rigueur la participation aux élections municipales, ce qui représentait une énorme concession déjà de notre part. L’affaire ayant été soigneusement « épluchée » dans les groupes, nous avions systématiquement amassé tous les arguments « pour » et « contre » et en faisions le décompte : rien à faire, la somme des « contre » était toujours la plus forte ! Le maximum de cas avait été également envisagé, et puisque nous étions sur le question électorale, autant y aller jusqu’au bout ! Pour commencer le principe même de l’antiparlementarisme était examiné : le Congrès fut d’accord dans son ensemble pour conserver celui-ci, encore qu’une certaine contradiction se révélât avec l’adoption des mesures qui allaient suivre. Un autre cas présenté fut la participation aux élections municipales : disons que cet argument était celui ayant le plus de force sur nous, ses partisans exposant le rôle utile aile pourraient avoir des élus F.C.L. sur le plan communal par exemple, l’avantage d’être plus étroitement en contact avec les électeurs qu’au cours d’élections législatives, la propagande pouvant résulter pour les idées communistes-libertaires d’une action énergiquement menée pour certaines réalisations. On nous montrait également la possibilité que nous aurions d’utiliser affiches et panneaux afin de faire mieux connaître nos idées et programmes, enfin et surtout le vieil appel, en définitive, à notre attachement libertaire à l’idée même de commune fut assez habilement utilisé, par des camarades se refusant précisément à tout « sentimentalisme ». Nous devons reconnaître que certains arguments invoqués ne manquaient pas de valeur mais nous ne pouvions nous empêcher de poser ces questions : même sur le plan strict de la commune ou de la municipalité, comment un élu (ou deux à la rigueur) se réclamant du principe anti-étatique aurait-il pu accomplir un travail utile sans être bientôt isolé au milieu de ses « collègues » politiciens, puis bientôt gêné et combattu, voire annihilé ? À cela les partisans répondaient que l’élu F.C.L. ainsi traité pourrait attaquer publiquement ses adversaires du Conseil municipal, en protestant contre leurs méthodes et le régime qui les favorise, et ainsi accroître notre. propagande au sein de la population. Il est toutefois permis de se demander si l’électeur, voyant la déconfiture de son élu « révolutionnaire » n’aurait pas tout bonnement pensé « N’avait qu’à pas y aller, puisqu’il savait ce qui l’attendait ! » d’où une propagande accrue pour l’électeur brutalement conscient d’’être le dindon de la farce (une fois de plus) ? Rien n’est moins sûr.
Un cas assez effarant fut également avancé : participation indirecte par soutien au parti « ouvrier » le plus proche des positions F.C.L. Nous pensons qu’il est inutile de trop s’étendre sur la question, ce que nous fîmes également à l’époque. En effet, demander quel parti « ouvrier » ? équivalait pour certains à répondre par « le plus à gauche » évidement, soit le P.C., le P.S., voire, les trotsystes, pourquoi pas ? Il est vrai que maintenant il y aurait l’Union de la Gauche Socialiste( !) mais encore une fois il s’agit de savoir si des militants anti-étatiques par principe sont prêts à s’engluer au milieu des rouages quelque peu crasseux de la machine d ’État afin de mieux démolit celle-ci de l’intérieur. Là est la seule question, et l’on peut après tout se suicider politiquement de plusieurs manières. Et puisque nous parlons suicide, la participation aux élections législatives proprement dites était enfin abordée. En clair, la possibilité pour un militant F.C.L. d’être présenté sur une liste patronnée par l’organisation, et s’il était d’aventure élu aller ainsi s’asseoir au Parlement au milieu des quelque 600 députés composant l’Assemblée nationale. On voit par là le chemin énorme déjà parcouru par certains camarades qui, quelques semaines auparavant prônaient la seule participation municipale !
Nous pensons qu’il est toutefois inutile de se récrier ou d’ironiser comme quelques anarchistes ont cru devoir le faire. Il est facile d’accuser des camarades qui se trompent de toutes les turpitudes (car cela existe aussi de se tromper) plus difficile déjà d’essayer de comprendre leurs mobiles. Il est permis de dire que beaucoup, parmi ces camarades, pensaient sincèrement (avec quelque peu de naïveté pour certains et un manque évident de formation politique pour d’autres, ce dont nous sommes tous responsables par ailleurs) qu’un ou des militants décidés et honnêtes pourraient sérieusement influer sur le destin des travailleurs en jouant au sein de l’Assemblée le rôle de « commandos de la révolution », ce mot qui allait être repris fréquemment par le « Libertaire » au cours de sa campagne électorale de fin d’année 1955. Ces camarades oubliaient tout simplement que le seul geste que puissent accomplir des révolutionnaires au sein de l’Assemblée, c’est d’y jeter des bombes, et que si l’on n’est pas, ou plus, partisan de cette vieille méthode par principe ou par peur, on n’a rien à y faire d’autre ! Et même en acceptant le côté purement « technique » de l’opération, qu’auraient pu faire quelques députés F.C.L. (et en disant quelques…) en se livrant à des scandales au Parlement ? Est-ce que l’agitation de Marty, avec sa ceinture de cuir, a pu changer quelque chose au sort des exploités, quand aux premières années de son mandat il se faisait « sortir » régulièrement par les huissiers de la Vénérable enceinte ? Et le risque de l’absorption du néodéputé par le système ? À cela on nous répondait que « l’organisation contrôlerait sévèrement ses élus ». De quelle manière ? et pour combien de temps ? Il n’est que de rappeler l’exemple, pénible pour nous tous anarchistes, des « camarades-ministres » pendant la révolution espagnole. Ceux-ci avaient pourtant derrière eux, théoriquement, une organisation autrement puissante que la F.C.L. pour les « contrôler » et on peut se poser cette question : quel a été le plus beau travail accompli à cette époque, celui de nos camarades de la « base » C.N.T.—F.A.I. ou celui des « camarades-ministres » ? On pourra nous répondre qu’il s’agit là d’un cas différent, qu’il y avait la guerre et qu’il est facile de critiquer après coup, c’est vrai. Mais cela ne nous a-t-il pas laissé à nous, libertaires, le même malaise ?
Pour en revenir au congrès, les avantages matériels furent également invoqués : remboursement des frais de propagande pendant la campagne, remboursement des cautionnements pour toute candidature recueillant plus de 5% des voix (c’est nous qui soulignons), indemnités perçues par les élus, etc. À ce dernier argument, l’expérience du 2 janvier 1956 allait répondre par des faits, justifiant les mises en garde les plus passionnées, voire les plus désespérées.
C’est ainsi que repoussant tout effort de conciliation, négligeant d’élémentaires appels à la prudence, le congrès de la F.C.L . acceptait le principe de la participation et courait à son destin.
La campagne électorale de la F.C.L.
C’est le 27 octobre 1955 que la position F.C.L. sur le problème électoral passa du stade intérieur au plan public, par l’entremise du Libertaire. Ce fut d’abord quelque chose d’anodin, bien sûr, un article qui se terminait ainsi :
« Un député ouvrier ne doit pas rentrer dans le jeu parlementariste de la classe bourgeoise. Il sait que ses interlocuteurs sont de mauvaise foi, qu’il n’y a pas de compromis parlementaires, qu’il doit s’appuyer sur l’action directe des travailleurs. » (« Lib » n°450, « Explications de vote et pantomime parlementaire. » M.H.)
En plus d’une incontestable contradiction dans tous les termes de cet épilogue, l’idée du « député ouvrier » était donc avancée. Les « Lib » suivants allaient étoffer tout ça, pour commencer par une suite d’articles « La F.C.L. et le Front Populaire » (« Lib » n° 451, 452, 453 – G.F.) et surtout par les éditoriaux, beaucoup plus directs. Celui du 17 novembre devenait encore plus précis et la future participation électorale de la F.C.L. s’y devinait avec transparence. Après le numéro de 8 décembre où une convocation extraordinaire du Conseil national F.C.L. en raison « de la gravité des circonstances et de la proximité de la campagne électorale » était annoncée, c’était la confirmation officielle du 15 décembre où la « Lib » déclarait : « La F.C.L. entre dans la lutte. » avec présentation d’une liste de 10 candidats et ouverture d’une souscription spéciale pour la campagne qui s’ouvrait ainsi. À partir de ce moment il est évident qu’un processus irréversible allait s’accomplir et la F.C.L. se trouver prise dans le système classique, avec son « programme », ses « réunions », etc. Ajoutons que, par divers camarades, nous apprîmes que la participation à ces élections n’avait pas été décidée sans tiraillements, certains « pour » au congrès brutalement mis au pied du mur par les évènements et commençant à réaliser les difficultés de l’entreprise.
Cependant Le Libertaire, organisait sa campagne. Le 24 novembre Camillo Berneri était appelé en renfort idéologique, et la publication d’un morceau de son article sur la question électorale (Adunata dei Refrattari, 25/4/1936) tendait à justifier la participation. Le 22 décembre les travailleurs algériens du 1er secteur de la Seine étaient appelés à voter pour la liste du « Lib »… par le « Lib » bien entendu. Sur les panneaux électoraux du Boul’ Mich’ ou de la porte de Versailles, l’affiche jaune de la liste, « Le Libertaire » reproduisait, outre les photographies des candidats F.C.L. (dont l’un est présentement membre du Comité de direction de l’U.G.S.) le programme de celle-ci : Lutte pour le niveau de vie, lutte contre la guerre et le colonialisme, lutte pour l’école laïque et les jeunes, lutte pour la femme « pour sa liberté et sa dignité », lutte pour les vieux. Certes, ce programme électoral, comme bien d’autres, paraissait séduisant à première vue et certaines préoccupations étaient même d’excellente facture (entre autres, la préconisation de l’avortement libre dans le cadre médical ainsi que la liberté des moyens anticonceptionnels ne pouvaient qu’avoir la sympathie de tous les gens un peu évolués, sans qu’on soit même « révolutionnaire » pour cela) mais on ne pouvait toutefois s’empêcher d’y relever la démagogie, obligatoire dans ces cas-là. Bien entendu, le « Lib » s’étendait longuement sur le rôle des « élus » à l’assemblée, leur action de « commandos révolutionnaires » etc. Quant aux réunions publiques organisées par la F.C.L., le « Lib » écrit par exemple le 29 décembre :
« (…) Il suffit de voir les réactions de la salle, d’entendre les applaudissements (…) » mais parle assez peu du nombre des assistants ! Comment ces réunions se passent-elles donc, qu’elle ambiance y règne-il ? C’est ce que nous allons voir au cours de deux meetings tenus dans la même soirée du 30 décembre.
Il est 21 heures. Nous sommes dans une petite salle-préau de l’école 36 bis rue Violet (15e). Comptons : il y a exactement treize personnes, dont cinq militants F.C.L. que nous connaissons de vue (il est vrai que nous sommes dans un quartier semi-bourgeois et cela peut expliquer le quasi désert de la salle, et de plus il fait froid). Un orateur, le camarade F., finit de parler avant de foncer à la seconde réunion tenue, elle, 18 rue du Moulin-des-Prés, en plein secteur prolétarien du 13e arrondissement cette fois. Afin de mieux nous rendre compte de la différence, suivons l’orateur itinérant pour nous retrouver peu après lui et vers les 22 heures dans cette modeste salle de gymnastique où nous dénombrons cette fois quinze personnes, dont six militants au minimum. La salle est amorphe, malgré le ton « popu » employé par l’orateur (dans le 15e en effet, les arguments étaient plus subtils, l’expression plus raffinée) et c’est peut-être là que l’on mesure le comique triste d’une telle situation. Les discours terminée, les contradicteurs sont priés d’expliquer leur position. Une fois, deux fois : pas de contradiction. L’électrophone déverse alors une « vibrante » « Internationale » pendant que les auditeurs, suivant l’exemple impérieux des militants, se dressent sur leur siège. Pour réchauffer l’enthousiasme, on aura, au cours d’autres réunions diffusé des chants et marches de guerre soviétiques…
C’était le 30 décembre, dernier jour de la campagne électorale. Le 2 janvier : 1956 la F.C.L. recueillait dans le 1er secteur de la Seine (13e, 14e, 15e, 5e, 6e, 7e arrondissements) 960 voix selon le premier résultat (« France Soir »), 1200 suivant un autre, 1600, 1800 selon le journal. On ne saura jamais au juste combien exactement, et à quelques dizaines près, voire centaines de voix près cela n’a pas une telle importance. Le Libertaire du 5 janvier annonçait, lui, très imprécisément : « Des milliers de travailleurs du 1er secteur de Paris ont manifesté leur accord à notre politique (….) ». Il nous semble logique de remarquer que la F.C.L. aurait dû être la première, elle, à donner un chiffre précis. Pourquoi cette ambiguïté ? Comme il faut toutefois donner un chiffre, et que les lecteurs s’étonnent, le « Lib » du 12 janvier annonce « près de 3000 voix ». En bref, on peut évaluer le nombre des votants F.C.L. à environ 2000 personnes. « VOTEZ EN MASSE » avait dit le Libertaire.
La conclusion
La conclusion ? Elle est assez simple à établir. Des militants se réclamant du communisme libertaire ont tenté l’aventure électoraliste. Quelle propagande anti-étatiste a pu se faire jour au cours de ces quelques semaines ? Et comment l’électeur éberlués, avisant la liste du Libertaire (alors que pour lui, Le Libertaire, c’était des anarchistes, quoi qu’on y fasse !) a-t-il pû faire une quelconque différence avec ladite liste et celles présentées de temps à autres par de petits partis comme les trotskystes et autres, dont le premier soin est de recommander en cas de second tour à leurs électeurs de voter pour le P.C.F. ? Les avantages matériels ? Nous croyons savoir qu’un certains nombre de camarades imprudemment fourvoyés en cette aventure ont eu pendant longtemps à payer, sur leurs économies, les différents frais occasionnés. Ainsi le cautionnement (les 5% n’ayant pas été atteint, et de loin), l’affichage, les multiples dépenses inhérentes à l’organisation d’une telle entreprise (Le « Lib » du 19 janvier mentionnait : la F.C.L. doit plus d’un million pour les frais de la campagne électorale — article de B.D. : « Les élections et la démocratie bourgeoise ») Et qu’ont pu penser ces camarades dont l’enthousiasme et la bonne foi étaient le principal capital ?
Le Libertaire lui-même, devant les résultats disproportionnés aux efforts déployés confessait le 12 janvier :
« (…) Nous ne sommes pas un parti où le bluff est roi, et nous croyons qu’une des conditions essentielles du Progrès est de voir les faits en face, même s’ils ne sont pas toujours de nature à créer l’enthousiasme. Nous ne nous dissimulons pas que le résultat obtenu par la F.C.L. est modeste (…) »
Il est évidemment difficile de se dissimuler ce qui sauté aux yeux, encore que pour les résultat nominaux le « Lib » cherche par une savante dialectique à prouver que les 3000 (mettons !) votants représentent en réalité 20 à 30000 travailleurs de la Région Parisienne influencés par sa propagande ! (« Lib » 461, « les leçons de notre participation »). Aussi les électeurs F.C.L. sont-ils convoqués à une réunion de discussion pour le 25 janvier, afin d’envisager la situation au lendemain des élections. C’était évidemment le moment de voir qui étaient, ce que pensaient les électeurs. Malheureusement, le compte-rendu qui aurait du suivre logiquement une telle réunion ne parut jamais dans le Lib et c’est sur ce dernier signe peu encourageant pour d’éventuels néo-paticipationnistes que nous terminerons la relation d’une expérience dont les anarchistes devraient au moins tirer parti.
Christian Lagant
Notes
[1] Le signataire a appartenu à la F.C.L. Jusqu’au congrès de juin 1955, démissionnant de cette organisation après le vote approuvant la participation électorale. D’autres camarades isolés, ainsi que les groupes de Lyon et Mâcon démissionnaient également vers cette époque.
[2] Nous ne pensons pas que le nom, en entier, des camarades mentionnés ait une grande importance, seuls les faits ayant ici leur intérêt.