Textes inédits traduits

L’élargissement du génome anarchiste

Messagede digger » 26 Jan 2013, 17:55

NDT
Cet article de la fin des années 1990 fait partie d’une série d’articles, à paraître, sur une réflexion sur l’anarchisme, particulièrement vivace dans le monde anglophone, et dont l’origine peut être datée à la fin des années soixante. Aujourd’hui, Uri Gordon, David Graeber et d’autres en sont le prolongement.
Cela ne signifie pas qu’il y aurait eu une période de stagnation, puis une période de renouveau, de la pensée anarchiste. Celle-ci a, de tout temps, été vivante et évolutive, à des degrés différents, selon les époques et les milieux.
L’article paraîtra en plusieurs parties (éditées par la suite en un seul texte)
Dernière mise à jour le 15/06. Dernière partie à paraitre....prochainement.

Source : Site archivé de la Spunk Library http://www.spunk.org/
http://www.spunk.org/library/intro/practice/sp001858.html
Article publié, sous le titre Broadening the anarchist gene pool: two concerns for the future of anarchist practice, à l’origine dans le n° 36 de Kick It Over (hiver 1999), revue anarchiste canadienne aujourd’hui disparue

La Spunk Library (ou Spunk Press) a été fondée en 1992, un précurseur de la présence anarchiste sur internet. Gérée par un collectif, elles servait pour faire connaître les livres, journaux et revues anarchistes. En 1995, c’était la plus importante base de données anarchistes. Elle a disparu au début des années 2000, sa dernière mise à jour datant de mars 2002.

L’élargissement du génome anarchiste :deux questions fondamentales pour l’avenir de la pratique anarchiste - Joseph Heathcott


Courant émergent en fécondation croisée

Des lettres dans le n°35 de Jonathan Simcock et Larry Gambone, le programme de la récente conférence Active Resistance à Chicago (1), tout comme une série d’articles ces dernières années dans des revues comme Kick It Over, Practical Anarchy, Our Generation et Social Anarchism, indiquent une tendance au sein de la pensée et du militantisme anarchiste qui est encourageante. Malgré les vagues sermons et assertions dogmatiques par les anarchistes contemporains sur la question économique, une gamme d’arguments en train d’émerger porte la promesse d’un ensemble d’idées et de stratégies plus utiles - sinon plus complexes – pour transformer les communautés. Enracinés à la fois dans une appréhension du monde historique et anthropologique (plutôt que exclusivement polémique) des anarchistes commencent à prendre conscience de l’importance de réfléchir en termes de stratégies hétérodoxes plutôt qu’à partir de systèmes idéals.

Historiquement, les faiblesses la plus significatives de la critique anarchiste , selon moi, se trouve dans le domaine de l’économie et des stratégies pour le changement. Les marxistes de tous poils ont tiré partie d’une proscription (en grande partie) dogmatique sur ces questions et ont centré les efforts d’organisation autour de la transformation économique et politique des lieux de travail dans leur quête de soutien et d’allégeance. Dégoutés par les mécanismes autoritaires généralement utilisés par les idéologues marxistes pour transformer la société en état post-capitaliste, les anarchistes ont jeté le bébé avec l’eau du bain. Nous nous sommes généralement retiré des questions de politique économique et directement liées au travail pour des critiques sociales aux contours plus flous, mollement défendues sur des estrades ou à travers des journaux et des revues.

Cela a été particulièrement vrai pour les anarchistes anglophones dans les années de l’après seconde guerre mondiale, qui ont déplacé leur attention vers la nature psychologique de la souffrance humaine dans les régimes bureaucratiques et totalitaires. Les anarchistes anglophones ont certainement apportés des additions cruciales et éclairantes au répertoire anarchiste, en ouvrant des recherches et des débats animés dans des domaines aussi diverses que la psychologie, l’éducation, l’architecture et l’urbanisme. George Woodcock, Paul Goodman, Dwight MacDonald, Colin Ward, Louise Bernari et l’école des auteurs affiliés à Freedom Press, étaient tous de parfaits innovateurs en introduisant la cause anarchiste dans de nouveaux territoires. Cependant, le résultat de cette dynamique a été, pendant plusieurs décennies, une stagnation sur les questions de politique économique et de stratégies pour une transformation sociale.

Le plus souvent, lorsque les anarchistes sont revenues sur ces questions, ce fut en général de manière grandement polémique, idéalisée et utopiques, plutôt que stratégique. En les présentant soit sous forme d’arguments comme l’ "Abolition du Travail" de la part d’intellectuels relativement privilégiés du monde occidental, soit à travers des appels au retour à un ordre social primitif mythique de la part de camps anti-technologie, nous, anarchistes, avons réussi à nous isoler davantage de nos concitoyens. Même les idées syndicalistes, attrayantes et pleines de sens autrefois dans certains contextes historiques – l’Espagne ou le Pacific Northwest (2) dans les années1920, par exemple – étaient devenues de vieilles reliques démodées d’une époque à dominante industrielle des années 1940 et 50. A vrai dire, les anarchistes avaient commencé à ressembler à une coterie prétentieuse de l’intelligentsia classe moyenne plutôt qu’à une famille politique offrants des alternatives sensées et réalistes à l’ordre destructeur présent.

Mais le courant de pensée qui est devenue monnaie courante dans les pages de Kick It Over , qui a émergé de décennies d’expérimentations de terrain concernant des modèles économiques alternatifs, et qui a été le plus exposé dans la presse anarchiste par des auteurs comme George Benello, Colin Ward et Murray Bookchin notamment, souligne les aspects interdépendants de la vie communautaire et de l’économie démocratique. Il prend comme point de départ le constat selon lequel les relations économiques ont tendu vers l’hétérodoxie dans presque toutes les sociétés humaines – même lorsque, à grande échelle, des états bureaucratiques et totalitaires ont tenté de faire entrer de force de telles relations dans des régimes sous contrôle et uniformes. Par conséquent, comme anarchistes, notre but ne devrait pas être de rechercher des formules normatives, (comme nos cousins marxistes et libertariens), mais plutôt de travailler avec d’autres dans nos communautés pour trouver le bon dosage des relations économiques –un mélange qui comprend des technologies appropriées, des systèmes de productions respectueux de l’écologie, une variété d’organisation du travail et un contrôle démocratique des ressources naturelles.. Les économies capitalistes sont aussi des économies mixtes mais elles ne servent pas les intérêts d’une majorité. Le défi est de trouver des dosages concernant la propriété, le contrôle, la circulation et la distribution des biens et des ressources qui mettent un maximum en avant l’équité, la participation volontaire, la créativité et les capacités humaines.

Ce courant de pensée présente cinq avantages majeurs. D’abord, il intègre les valeurs anarchistes au cœur de sa réflexion. Deuxièmement, il est plus correctement basé sur la compréhension de l’histoire, sur la connaissance des réussites passées et des écueils des diverses règles et dispositifs économiques. Troisièmement, il est plus anthropologique, dans le sens où il cherche à comprendre à partir d’une recherche non dogmatique en plongeant dans l’éventail déconcertant des relations économiques qui incluent diverses communautés à travers le globe—beaucoup d’entre elles persistant malgré l’emprise du capitalisme mondial. Quatrièmement, ce courant est obstinément pragmatique, trouvant sa subsistance dans des expérimentations actuelles ou récentes, dans des organisations, courants ou tendances qui peuvent être étudiés, validés et appliqués. Enfin, et peut-être le plus important, ce mode de pensée et d’action est traduisible – c’est à dire qu’il peut être facilement compris et apprécié par des non-anarchistes dans nos communautés.

Ce dernier facteur est peut-être le plus crucial pour les anarchistes aujourd’hui, parce que nous nous trouvons au bord du gouffre de la poubelle de l’histoire. Même si les revues, infokiosques, conférences et projets qui traitent exclusivement de l’anarchisme et s’adressent presque exclusivement à des anarchistes peuvent fournir des espaces utiles d’informations et d’échanges, nous avons un grand besoin de davantage d’anarchistes souhaitant s’engager dans l’organisation basée sur la communauté. Et je ne veux pas dire par là "apporter l’anarchisme aux masses." Je veux dire plutôt s’immerger dans diverses organisations et groupes de nos communautés, qui ont pour objectif la mobilisation de la population dans la sphère publique et partager notre temps, notre énergie, nos connaissances et notre vision avec nos amis, voisins et collègues non-anarchistes.

Un article de Tom Knocke dans le n° 21 de Social Anarchism, reproduit largement sous la forme d’un pamphlet, traite de manière judicieuse la question de l’importance de l’engagement anarchiste dans l’organisation des communautés. En pointant les succès (et les défauts) d’institutions anarchistes de formation à l’organisation comme la Midwest Academy (3), Knocke propose que les anarchistes s’engagent sur des questions dans les communautés où ils vivent et dans des luttes que les gens de ces communautés ressentent comme importantes, plutôt que d’imposer à d’autres groupes des notions sur ce qui est important et ce qui ne l’est pas. Selon Knocke (et ma propre expérience), travailler avec cette stratégie du bas vers le haut, bâtir une énergie pour aborder des questions pertinentes, créer des liens et forger des coalitions avec des non-anarchistes dans nos quartiers, rapprochera les anarchistes de leur idéal de transformation sociale "de terrain".

Cela ne veut pas dire que les anarchistes DOIVENT adopter cette stratégie et rejoindre les organisations non-anarchistes, s’engager dans un travail au sein de coalition, parcourir les rues, frapper aux portes, se joindre aux voisins et mobiliser autour de questions jugées importantes à la base. Si, nous, anarchistes, devions mettre quelque chose en valeur dans notre démarche politique, cela devrait être la diversité, l’hétérodoxie et l’engouement pour une large variété d’approches pour la transformation de la société. Mon argument est seulement que nous devons admettre l’ importance de ces approches hétérodoxes et que nous devrions faire de l’organisation basée sur les communautés ou de l’agitation syndicale des priorités au même titre que d’établir des infokiosques ou des sites web.

L’expérimentation et l’agitation en faveur d’une démocratie économique et un contrôle communautaires des ressources de base relient les anarchistes à un réseau plus large d’activisme. Elles nous mettent de plus en plus—notamment les organisations de terrain, basées sur la communauté. Nous avons l’habitude d’être épaule contre épaule avec la Gauche Dure et Modérée dans les manifs et marches. Mais combien d’anarchistes ont travaillé durablement avec les gens dans leur quartier ou leur ville? Des gens qui s’identifient politiquement ou non, mais qui sont , en général, tout aussi frustrés et dégoutés que nous par la tournure des choses. Dans la seconde partie du vingtième siècle, ni les anarchistes, ni la gauche en général n’ont réussi à toucher ces gens. Au lieu de cela, ces deux familles politiques se sont complus dans un auto-développement stérile, pendant que les gestionnaires de notre ordre politico-économique poursuivaient en riant leur chemin vers les banques ou leur bureau .

Les anarchistes ont plus à apprendre des groupes de terrain et des organisations basées sur la communauté que ceux-ci ont probablement à apprendre de nous, particulièrement dans le domaine des relations communautaires et en analyse pertinente du monde réel. Les organisations basées sur la communauté sont souvent en première ligne en ce qui concerne le développement approprié des quartier et de la région, et reflètent souvent les élans et les perspectives des communautés qui les composent. En même temps, les anarchistes ont beaucoup à apporter en ce qui concerne les dynamiques de groupes , l’autoritarisme dans les relations sociales et politiques et entretenir une saine méfiance envers l’état. Par conséquent, nous pouvons exposer des critiques précises vis à vis de solutions proposées par ou dépendantes de l’état aux problèmes sociaux de nos communautés, et proposer des alternatives sous différentes formes d’action directe égalitaires. Enfin, malgré notre volonté de lutter contre les stéréotypes qui ont cours dans les cercles progressistes et de gauche, peu de traditions politiques possède un tel héritage créatif que le notre dans les domaines des actions, des publications et du théâtre.

Ces échanges de perspectives et d’idées peuvent être un terrain fertile pour une nouvelle vague d’activisme et enrichir de façon significative le répertoire anarchiste. Par exemple, les idées syndicalistes ont été revivifiées – transformées en réalité-- en se mélangeant avec l’écologie sociale et les mouvements communautaires de défense de l’environnement. Les Anarcho-punks, qui ont établi des "espaces" à la fin des années 1980 et dans les années 1990 ont découvert combien leur sous-culture était isolée et ont entrepris d’augmenter leur engagement dans la vie communautaire. Et la pollinisation croisée de vieux anars bourrus comme Benello et Ward avec des campagnes contemporaines de squatters, des projets économiques alternatifs et des organisations de terrain alternative, ont fait évoluer radicalement leur prose auparavant polémique vers des appréciations pragmatiques, précises et analytiques en ce qui concerne les stratégies et les cheminements du changement social. (Voir From the Ground Up de Benello et Anarchy in Action de Ward comme exemples les plus parlant.)

Notre isolement vis à vis d’un activisme de terrain plus large et intégré a sérieusement limité notre répertoire d’idées et contribué à un certain immobilisme au sein des réseaux anarchistes. Mais les vieilles polémiques consanguines et éculées sont désormais inutiles si nous voulons atteindre davantage de gens. Cela ne signifie absolument pas que nous devons abandonner nos principes ; en réalité, sans des valeurs de base qui milite pour l’égalité, l’aide mutuelle, l’organisation volontaire et contre l’exercice de l’autorité arbitraire, nous ne serions plus anarchistes. Je suggère plutôt que nous réexaminions nos notions et nos stratégies en ce qui concerne le changement social (comment aller de A à Z), et que réévaluons notre rôle au sein de courants plus larges dans la lutte pour transformer les communautés. En d’autres termes, ce serait bon et bien de garder Z à l’esprit quand nous commençons par A, mais pouvons-nous tout simplement sauter d’un point à l’autre, ou avons-nous besoin de concevoir des manière de nous y rendre, qui sont pertinentes, réalistes et qui mettent nos valeurs en avant? Des valeurs nobles des idéals élevés, même des objectifs précis, n’ont que peu d’intérêt si il n’existe pas de plan stratégique, d’un ensemble pertinent d’approches, pour les réaliser

Pour finir, les anarchistes ne seront capables de contribuer à la transformation sociale que si ils laissent tomber les faux-semblants et commencent à considérer l’anarchisme non pas comme un ordre déterminé à réaliser (une société "sans travail", une utopie pléistocène) mais plutôt comme un ensemble d’outils et de stratégies pour analyser les conditions sociales, identifier les formes illégitimes d’autorité, et concevoir de larges stratégies participatives pour le changement. Avec cette approche, qui gagne déjà du terrain dans les réseaux anarchistes, je suis confiant que nous puissions sortir de l’insignifiance et contribuer (et apprendre de) à des mouvements sociaux plus larges qui nous entourent.

L’Anarchisme et les gens sans histoire

Un autre facteur de notre isolement en tant qu’anarchistes vis à vis de nos communautés a été notre tendance à rejeter, ou à prendre nos distance avec, notre passé et notre histoire. Nous sommes devenus dégoûtés par ce que nous trouvions odieux dans nos familles et nos cultures, mais nous avons, une fois de plus, jeté le bébé avec l’eau du bain,et avons échoué à comprendre notre histoire. Ce qui fait que la "scène" anarchiste, et dans une large mesure, celle de la gauche en général, est peuplée de gens sans passé.

Cette tendance n’a pas toujours prévalu, et peut refléter des changements majeurs dans notre identité politique durant les 20 ou 30 dernières années. Par exemple, dans les années 1920 et 30, il existait un mélange fort et créatif de politique radical et de sionisme culturel au sein des réseaux anarchistes juifs. L’adhésion à la CNT en Espagne en 1936 n’effaçait pas les puissants liens familiaux, ethniques et régionaux. La culture au sein de l’ IWW était cohésive et reproduisait les cultures blanches et populaires –émanant notamment de la région des Appalaches, Tidewater, et Piedmont South. Aujourd’hui encore, beaucoup d’anarchistes ne répudient pas nécessairement leur passé, mais le relativise de manière excessive en adoptant des identités politiques plus exclusives.

Ce n’est pas un appel au le chauvinisme ethnique, mais plutôt à un examen honnête et exact de la diversité parmi les anarchistes, et à une restauration de leur identité politique plus complète Car, en rejetant nos histoires, nous nous enfermons dans des enclaves incestueuses où nous n’avons que la passé radical/anarchiste à exploiter comme histoires utilisables. Mais, même si j’admire Emma Goldman ou Voltarine de Cleyre, je ne me sens pas plus relié à elles qu’a des gens appartenant à mon propre environnement culturel—comme la classe ouvrière catholique ou les classe défavorisées des Appalaches. Il existe des aspects dans ces deux histoires, qui me remplissent de joie et me répugnent, et reconnaître ce qui est bon et mauvais dans les deux procure une identité plus riche et plus solide. L’adoption en bloc de l’anarchisme comme le noyau de l’identité—comme cela est le cas pour toute autre identité politique exclusive—oblige les adhérents à un isolement relatif. Cela nous installe confortablement dans de discrets réseaux fermés, qui deviennent plus incestueux avec le temps et qui limitent la quantité et la diversité des expériences. En nous confinant dans une sous-société, nous somme tous et souvent obligés de renoncer à nos passés, d’adopter une position de culpabilité, de honte et de révulsion vis à vis de notre héritage. Pour finir, la plupart des anarchistes se fondent dans une identité politique qui se résume en une fausse dichotomie : un passé de sale petit blanc contre un présent anarchiste.

Cette dichotomie échoue sur de nombreux points en tant que source saine pour une identité politique. Elle échoue d’abord à reconnaître le terme de "Blanc" comme une construction, et l’endosse, à la place, comme une catégorie historique légitime. En réalité, il existe une grande diversité parmi les blancs –et par extension, parmi les anarchistes blancs. Certains sont originaires des villes industrielles et issus de familles de la classe ouvrière, alors que d’autres viennent de villes plus grandes, élevés (ou non) dans un héritage européen de l’est. Beaucoup sont issue de l’Amérique des banlieues avec néanmoins des milieux divers et variés. Prêcheurs, escrocs, artistes, l voleurs de chevaux, fonctionnaires, agriculteurs, charpentiers, médecins, boulangers, chauffeurs de camion, vendeurs d'assurance, Shérifs et voleurs de bétail, suffragettes et abolitionnistes, racistes, whigs, conservateurs, membres du Klan, colons, immigrants, soldats, marins, domestiques, couturières, tanneurs, manutentionnaires, tonneliers, servantes, ouvriers, tapissiers: c’est un petit aperçu de l’histoire trouble de ce continent fou. Une petite partie d’entre eux possédait probablement des esclaves a dirigé le massacre des américains d’origine, ou a employé des hommes et des femmes dans des usines sinistres et sordides. Une grande partie les a probablement assisté dans ces entreprises. Une plus grande partie encore les a tolérées. Et la plus grande partie du tout était les salariés-esclaves eux-mêmes,les travailleurs immigrés, dans les arrières boutiques ou dans l’industrie, les domestiques, les voleurs, les criminels, les fripouilles, les prostituées et la chair à canon dans les guerres de l’empire américain.

A suivre...

1. Fin aout 1996,se tint à Chicago, la Active Resistance Conference, en protestation contre la Convention National Démocrate , une contre convention organisée par un groupe local de militants anarchistes Autonomous Zone.
Chicago Police Raid Activist Headquarters as President Addresses Convention
http://www.cpsr.cs.uchicago.edu/countermedia/articles/raid.html
"Don't Go in the Pit": Active Resistance and the Territories of Political Identity
Jeffrey Arnold Shantz http://liberalarts.udmercy.edu/pi/PI1.2/PI12_Shantz.pdf (qui sera traduit plus tard)
2. Le Pacific Northwest ou Cascadia est le nom d’une biorégion de la côte pacifique du nord des Etats-Unis , débordant sur le Canada, et d’un mouvement sécessionniste datant du XIX siècle sous le nom de State of Jefferson. Il en reste un vestige aujourd’hui, le Cascadian Independence Project, actif depuis 2006, sous la forme principal d’un réseau sur un modèle horizontal, non hiérarchique
3. Institut national de formation pour militantEs et membres d’associations diverses la Midwest Academy a été fondée en 1973 par Heather Booth et Steve Max
http://www.midwestacademy.com/
Modifié en dernier par digger le 15 Juin 2013, 08:37, modifié 1 fois.
digger
 
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Ce que nous ne voulons pas  

Messagede digger » 09 Juin 2013, 11:11

La première version de ce texte a été écrite en 1967 par le groupe britannique Solidarity , dont un co-fondateur était Maurice Brinton, de son vrai nom Christopher Pallis. (1)
J’en ai trouvé la traduction sur Bataille Socialiste et pour une meilleure compréhension de la seconde version, je la reproduis ici bien que ce ne soit pas une traduction inédite.
Une seconde version a été écrite quelques années plus tard pour "mettre les points sur les i" et "éviter d’autres ambiguités"
La seconde version intitulée "Ce que nous ne voulons pas" n’a pas été traduite à ma connaissance.
Version originale : http://www.af-north.org/solidarity/aswedontseeit.html

(1)Voir Chris Pallis dit Maurice Brinton (1923–2005)
http://bataillesocialiste.wordpress.com/2009/10/30/chris-pallis-dit-maurice-brinton-1923%E2%80%932005/

Ce que nous sommes, ce que nous voulons (Solidarity, 1967)


Le groupe anglais Solidarity, proche des groupes français Socialisme ou Barbarie et ICO (qui traduisirent plusieurs de ses articles), s’était formé à partir du groupe londonien Socialism Reaffirmed en 1960. Ce manifeste lui servait de plateforme. Solidarity défendait la gestion ouvrière de la production, l’autonomie des luttes, dénonçait la bureaucratie et l’exploitation dans les capitalismes d’État à l’Est, avait notamment réédité L’Opposition ouvrière de Kollontaï.

1 – Partout dans le monde, les hommes, dans leur grande majorité, sont privés de tout contrôle sur les décisions qui affectent leur vie de la façon la plus profonde et la plus directe. Ils vendent leur force de travail alors que d’autres, qui possèdent ou contrôlent les moyens de production, accumulent des richesses, font les lois et utilisent l’appareil d’Etat pour perpétuer et pour renforcer leurs privilèges.

2 – Pendant un siècle, le niveau de vie des travailleurs s’est amélioré. Mais ni cette augmentation du niveau de vie, ni la rationalisation des moyens de production, ni l’arrivée au pouvoir de partis qui prétendent représenter la classse ouvrière, n’ont modifié fondamentalement la situation du travailleur en tant que travailleur. Et, en dehors de la production, elles n’ont donné à la grande majorité des hommes qu’une très relative marge de liberté. A l’Est comme à l’Ouest, le capitalisme n’a cessé d’être un type de société inhumain, où la grande majorité est opprimée dans son travail, manipulée dans sa consommation et dans ses loisirs. La propagande et la police, les prisons et les écoles, les valeurs et la morale traditionnelles, contribuent à renforcer le pouvoir d’une minorité et à convaincre ou à obliger la majorité d’accepter un système brutal, dégradant et irrationnel. Le monde "communiste" n’est pas communiste, et le monde "libre" n’est pas libre.

3 – Les syndicats et partis "ouvriers" furent créés à l’origine pour changer cette situation. Mais ils ont tous fini par s’adapter d’une façon ou d’une autre aux formes d’exploitation existantes. Dans les faits, ils sont devenus actuellement un rouage essentiel dans le fonctionnement "normal" de la société d’exploitation: les syndicats servent d’intermédiaires sur le marché du travail, les partis politiques utilisent les luttes et les aspirations de la classe ouvrière pour des fins qui leur sont propres. La dégénérescence des organisations de la classe ouvrière, qui est elle-même un résultat de l’échec du mouvement révolutionnaire, a contribué de façon décisive à plonger dans l’apathie la classe ouvrière, et cette apathie a conduit à son tour à une dégénérescence accrue des partis et des syndicats.

4 – C’est une illusion de croire que les syndicats et les partis politiques peuvent être réformés, "noyautés", ou convertis en instrument de l’émancipation des travailleurs. Nous ne voulons pourtant pas créer de nouveaux syndicats – qui, dans les conditions actuelles, auraient un destin semblable à celui de ceux qui les ont précédés. Nous ne demandons pas non plus aux militants de déchirer leurs cartes syndicales. Ce que nous voulons, c’est tout simplement que les ouvriers eux-mêmes décident des objectifs de leurs luttes, et que la direction et l’organisation de ces luttes ne leur échappent pas. Les formes que peut prendre cette activité autonome des travailleurs peuvent varier considérablement de pays à pays et d’industrie à industrie, mais non leur contenu essentiel.

5 – Le socialisme, ce n’est pas seulement l’appropriation et la direction collectives des moyens de production et de distribution. Le socialisme implique également l’égalité, la liberté réelle, la reconnaissance réciproque et la trasformation radicale de tous les rapports humains. Il est "la conscience de soi positive de l’homme", la compréhension par l’homme de ce qu’est son environnement et de ce qu’il est lui-même, sa domination sur son travail et sur les institutions qu’ilo devra créer. Il ne s’agit pas là d’aspects secondaires, qui suivront automatiquement l’expropriation de l’ancienne classe dominante. Il s’agit, au contraire, déléments essentiels du processus de transformation sociale dans son ensemble, et sans lesquels il ne saurait y avoir de véritable transformation de la société.

6 – Une société socialiste ne peut donc être construite qu’en partant de la base – "par en bas". Les décisions concernant la production et le travail doivent être prises par des Conseils de travailleurs composés de délégués élus et révocables. Les décisions dans d’autres secteurs doivent être prises en partant de la discussion et de la consultation la plus large possible de l’ensemble de la population. Ce que nous entendons par "pouvoir des travailleurs", c’est justement cette démocratisation de la société dans son fondement même.

7 – Les seules actions qui aient un sens, pour des révolutionnaires, sont celles qui permettent d’accroître la confiance, l’initiative, la participation, la solidarité, les tendances égalitaires et l’autonomie des masses et qui contribuent à les démystifier. Doit être considéré comme stérile et nocif tout ce qui renforce la passivité des masses, leur apathie, leur cynisme, leur différenciation hiérarchique, leur aliénation, leur abandon à d’autres des tâches qu’elles devraient exécuter elles-mêmes, et donc le degré auquel elles peuvent être manipulées par d’autres – même par ceux qui prétendent les "servir".

8 – Aucune classe dirigeante dans l’histoire n’a abandonné son pouvoir sans lutte, et il ne semble pas que ceux qui nous gouvernent actuellement doivent être un exception. Le pouvoir ne leur sera arraché qu’à travers l’action autonome de la grande majorité. La construction du socialisme implique la conscience et la participation des masses. Mais la structure hiérarchique rigide, le idées et la pratique et du type social-démocrate, et du type bolchévik, d’organisation, empêchent le développement de cette conscience et interdisent cette participation. L’idée que le socialisme puisse être, d’une façon ou d’une autre, l’oeuvre d’un parti "d’élite", pour "révolutionnaire" qu’il soit, agissant "au nom" de la classe ouvrière, est en même temps absurde et réactionnaire.

9 – Nous rejetons l’idée selon laquelle la classe ouvrière, par ses seules forces, ne peut atteindre qu’une conscience "trade-unioniste". Nous croyons au contraire que ses conditions de vie et son expérience dans la production conduisent constamment la classe ouvrière à adopter des normes et des valeurs, et à créer des formes d’organisation, qui mettent en question l’ordre social établi et le type de pensée qui correspond à cet ordre. Et que ces réponses à sa situation ont donc un contenu implicite. D’un autre côté, il est vrai que la classe ouvrière n’est pas homogène, qu’elle ne dispose pas des moyens de communication, et que, à tel ou tel moment, ses divers secteurs atteignent des degrés différents de lucidité et de conscience. Le rôle de l’organisation révolutionnaire est de contribuer à ce que la conscience prolétarienne ait un contenu explicitement socialiste, de fournir une aide pratique aux ouvriers en lutte et de faciliter l’échange d’expériences et de liaisons entre groupes de travailleurs séparés géographiquement.

10 – Nous ne voulons pas être une "direction". Nous voulons être un instrument de l’action des travailleurs. Le rôle de Solidarity est d’aider tous ceux qui, dans l’industrie et dans la société dans son ensemble, entrent en conflit avec la structure sociale autoritaire actuelle; les aider à généraliser leur expérience, à faire une critique globale de leur condition et de ses causes, et à développer la conscience révolutionnaire des masses indispensable à la transformation totale de la société.

Traduction Stéphane Julien .Bataille Socialiste
http://bataillesocialiste.wordpress.com/2009/05/11/ce-que-nous-sommes-ce-que-nous-voulons-solidarity-1967/

Ce que nous ne voulons pas


1.‘Partout dans le monde’ signifie exactement ce qu’il signifie. Cela ne signifie pas partout sauf dans la Suède sociale-démocrate, dans le Cuba de Castro, dans la Yougoslavie de Tito,dans les kibboutz d’ Israel ou dans la Guiné de Sekou Toure. ‘Partout dans le monde’ inclut la Russie pré-staliniste, staliniste et post-staliniste, l’Algérie de Ben Bella et de Boumedienne’ et les Républiques Populaires d’Ouzbékistan et du Nord Vietnam. Partout inclut aussi l’Albanie (et la Chine).
Nos réflexions sur la société contemporaine s’applique à tous ces pays, tout comme aux USA ou à la Grande Bretagne (sous des gouvernements travaillistes ou conservateurs). Lorsque nous parlons de minorités de privilégiés qui 'contrôlent les moyens de production’ et qui 'utilisent l’appareil d’État’ pour perpétuer leurs privilèges, nous faisons une critique universelle à laquelle, pour le moment, nous ne voyons aucune exception.
IL S’ENSUIT que nous ne considérons aucun de ces pays comme socialiste et que nous n’agissons pas comme si nous avions de vagues soupçons qu’ils pourraient être autre chose que ce qu’ils sont : des sociétés de classe structurées hiérarchiquement basées sur l’esclavage salarié et l’exploitation. Leur identification avec le socialisme – même comme des variantes difformes - est une injure envers le concept même de socialisme (les bébés avortés, après tout, partagent quelques-uns des attributs de leurs parent). C’est, en outre, une source de mystification sans fin et de confusion, Il s’ensuit également qu’à partir de ce constat de base, nous ne soutenons pas la Chine contre la Russie ou la Russie contre la Chine (ou alternativement l’un et puis l’autre), que nous ne brandissons pas des drapeaux du FNL dans les manifestations (les ennemis de nos ennemis ne sont pas obligatoirement nos amis), et que nous nous abstenons de nous joindre aux divers chœurs qui réclament plus d’échanges est-ouest, plus de Conférences au Sommet ou plus de diplomatie du ping-pong.
Dans tous les pays du monde, les gouvernants oppriment les gouvernés et persécutent les révolutionnaires authentiques. Dans tous les pays du monde, le principale ennemi du peuple est sa propre classe dirigeante. C’est cela seul qui peut fournir la base d’un véritable internationalisme des opprimés.
 
2. Le socialisme ne peut pas être assimilée à ‘l’arrivée au pouvoir de partis qui prétendent représenter la classe ouvrière'. Le pouvoir politique est une supercherie si les travailleurs ne s’emparent pas des moyens de production et ne les gardent pas. Si ils s’emparent d’un tel pouvoir, les instruments qui l’exerceront (les Conseils Ouvriers) prendront et appliqueront toutes les décisions politiques nécessaires.

IL S’ENSUIT que nous ne préconisons pas la formation de partis politiques ‘mieux’ ou ‘plus révolutionnaires’ dont la fonction resterait ‘la prise du pouvoir’. Le pouvoir du Parti peut naitre du canon d’un fusil, celui de la classe ouvrière nait de sa gestion de l’économie et de la société dans son ensemble.
Le socialisme ne peut pas être assimilée à des mesures telles que la 'nationalisation des moyens de production'. Cela peut aider les dirigeants de diverses sociétés de classe à rationaliser leurs systèmes d’exploitation et à résoudre leurs propres problèmes. Nous refusons de choisir entre des options définies par nos ennemis de classe. IL S’ENSUIT que nous ne réclamons pas la nationalisation (ou quoi que ce soit d’autre, d’ailleurs) à des gouvernements de 'droite' comme de 'gauche'.

Le paragraphe II implique que le capitalisme moderne peut encore développer davantage les moyens de production. En en payant le prix, il pourrait améliorer les niveaux de vie. Mais rien de tout cela n’a une connotation socialiste. Quiconque veut trois repas par jour et la perspective d'un emploi stable peut le trouver dans une prison bien gérée. IL S’ENSUIT que nous ne dénonçons pas le capitalisme essentiellement sur la base de ses insuffisances dans ces domaines. Le socialisme, pour nous, ne signifie pas des transistors pour les prisonniers. Il implique la destruction de la prison industrielle elle-même. Il ne s’agit pas d’avoir plus de pain mais de savoir qui gère la boulangerie.

Enfin, le paragraphe souligne les multiples méthodes qu’emploient le système pour se perpétuer. En mentionnant la propagande ainsi que la police, les écoles, les prisons, les valeurs et la morale traditionnelles et les méthodes traditionnelles de coercition physique, le paragraphe souligne un obstacle important à la réalisation d'une société libre, à savoir le fait que la grande majorité des exploités et manipulés ont intériorisé et largement adopté les normes et les valeurs du système (par exemple des concepts tels que la hiérarchie, la division de la société entre donneurs et receveurs d'ordre, le travail salarié, et la polarité des rôles sexuels) et les considèrent comme intrinsèquement acceptables. A cause de tout cela, IL S’ENSUIT que nous rejetons comme incomplètes (et par conséquent inadéquates) des notions qui attribuent la perpétuation du système uniquement à la répression policière ou à la ‘trahison’ de différents dirigeants politiques ou syndicaux. Néanmoins, la société contemporaine se caractérise par une crise des valeurs et un questionnement accru quant aux relations d'autorité. Le développement des ces crises est l’une des préconditions à la révolution socialiste. Le socialisme ne sera possible que lorsque la majorité des gens aura compris la nécessité du changement social, sera consciente de sa capacité à transformer la société, décidera d’exercer son pouvoir collectif à cette fin, et saura avec quoi elle veut remplacer le système actuel. IL S’ENSUIT que nous rejetons les analyses (telles que celles de toutes les variétés léniniste ou trotskyste) qui définissent la principale crise des sociétés modernes comme une ‘crise du leadership'. Ils sont tous des généraux à la recherche d'une armée, pour qui les chiffres de recrutement sont le principal critère de réussite. Pour nous, le changement révolutionnaire est une question de conscience : une conscience qui rendra inutiles les généraux.

3. Quand nous faisons référence aux 'partis traditionnels de la gauche' nous ne pensons pas seulement aux partis sociaux-démocrates et ‘communistes’. Des partis de ce type ont administré, administrent et continueront à administrer des sociétés de classe fondées sur l’exploitation. Sous l’appellation 'partis traditionnels de la gauche' nous incluons aussi les révolutionnaires traditionnels, par exemple, les différentes sectes léninistes, trotskistes et maoïstes qui sont les défenseurs de l’idéologie du capitalisme d’état et le noyau embryonnaire du pouvoir répressif de celui-ci..

Ces groupes sont des préfigurations d’autres types d’exploitation. Leurs critiques de la gauche sociale démocrate,’staliniste’ ou ‘révisionniste’ peuvent paraître assez virulentes mais ils n’abordent jamais les fondamentaux (tels que les structures de prise de décision, le centre du pouvoir réel, la primauté du Parti, l’existence d’une hiérarchie, la maximisation de la plus-value, la perpétuation du travail salarié et l’injustice sociale). Ce n'est pas un hasard et vient du fait qu'eux-mêmes acceptent ces principes fondamentaux. L’idéologie bourgeoise est largement plus répandue que le croient beaucoup de révolutionnaires et a, en fait, imprégné profondément leur façon de penser. En ce sens, l’affirmation de Marx selon laquelle 'les idées dominantes d'une époque n'ont toujours été que les idées de la classe dirigeante’ est beaucoup plus vraie que Marx n’aurait pu l’imaginer.

En ce qui concerne la société autoritaire de classe (et l’alternative socialiste libertaire) les révolutionnaires traditionnels font partie du problème, pas de la solution. Ceux qui souscrivent à l'idéologie social-démocrate ou bolchevique sont eux-mêmes, soit les victimes de la mystification dominante (et il faut tenter de les démystifier), ou ils sont les représentants conscients et les futurs bénéficiaires d'une nouvelle forme de domination de classe (et il faut les dénoncer sans pitié). Dans les deux cas, IL S’ENSUIT que il n’y a rien de ‘sectaire’ en affirmant systématiquement notre opposition à leur point de vue. Ne pas le faire reviendrait à étouffer notre critique de la moitié de l'ordre social dominant. Cela signifierait participer à la mystification générale de la politique traditionnelle (où l’on pense une chose et on en dit une autre) et renier la base même de notre existence politique indépendante.

4. Parce que les partis traditionnels ne peuvent pas être ‘réformés’,’noyautés’ ou convertis en instruments pour l’émancipation de la classe ouvrière, et parce que nous sommes réticents à nous adonner au double langage et à la double pensée, IL S’ENSUIT que nous ne nous livrons pas à des exercices tels que le ‘soutien critique’ au parti travailliste au moment des élections, l’appel pour ‘les travaillistes au pouvoir’ entre les élections, et, en règle générale, la diffusion d’illusions, la dernière en date étant de ‘guider les gens dans l’expérience’ pour qu’ils en tirent les enseignements.

Les partis travaillistes et communistes peuvent être supérieurs de manière marginale en transformant le capitalisme privé en capitalisme d’état. Les révolutionnaires traditionnels se révèleront certainement supérieurs aux deux. Mais on ne nous demande pas de faire un choix de ce genre : ce n’est pas le rôle des révolutionnaires de se transformer en accoucheurs de nouvelles formes d’exploitation.. IL S’ENSUIT que nous combattons plutôt pour ce que nous voulons (même si nous ne l’obtenons pas immédiatement) plutôt que de combattre pour ce que nous ne voulons pas ... pour l’obtenir.

La bureaucratie syndicaliste est un composant essentiel des société capitalistes d’état. Leurs dirigeants ne ‘trahissent’pas, ni ne ‘vendent’, lorsqu’ils manipulent les luttes de la classe ouvrière et cherchent à les utiliser pour leurs propres fins. Ce ne sont pas des ‘traîtres’ quand ils cherchent à accroitre leurs récompenses ou à diminuer la fréquence avec laquelle ils doivent se soumettre à de nouvelles élections – ils agissent logiquement et selon leurs propres intérêts, qui se révèlent être différents de ceux de la classe ouvrière. IL S’ENSUIT que nous ne demandons pas aux gens d’élire de ‘meilleurs’ dirigeants , de ‘démocratiser’ les syndicats ou d’en créer de nouveaux, qui, dans les circonstances actuelles, connaitraient le même sort que les anciens. Tout cela sont des ‘fausses questions’ auxquelles seuls ceux qui ont échoué à saisir les sources réels du problème peuvent se laisser prendre.

La vraie nécessité est de se concentrer sur la tâche positive de construire une alternative (à la fois dans l’esprit des gens et dans la réalité) concrètement des organisations autonomes , liées entre elles dans les mêmes industries et ailleurs, et contrôlées par la base. Tôt ou tard, de telles organisations, soit entreront en conflit avec les structures prétendant ‘représenter’ la classe ouvrière (et il serait prématuré à cet instant de définir les formes possibles de ce conflit), soit contourneront toutes les vieilles organisations.

5. Ce paragraphe démarque notre conception du socialisme de la plupart de celles en vigueur aujourd’hui. Le socialisme, pour nous, n’est pas seulement une question de réorganisation économique à partir de laquelle des avantages supplémentaires vont suivre ‘inévitablement’ sans que l’on ne se batte pas sciemment pour cela. Le socialisme est une vision globale d’une société totalement différente. Une telle vision est liée à une critique totale du capitalisme, que nous avons déjà mentionné.

Les sociaux démocrates et les bolchéviques dénoncent l’équité comme ‘utopique’, ‘petit bourgeois’ ou ‘anarchiste’. Ils rejettent la défense de la liberté comme étant ‘abstraite’ et la reconnaissance réciproque comme un ‘humanisme libéral’. Ils concèdent que la transformation radicale de toutes les relations sociales est un objectif ultime valide, mais ne le considèrent pas comme un ingrédient immédiat et essentiel du processus même du changement radical.

Lorsque nous parlons de la ‘conscience positive de soi’ et de la ‘compréhension par l’être humain de son environnement et de lui-même’ , nous entendons l'abandon progressif de tous les mythes et de tous les types de fausse conscience (religion, nationalisme, attitudes patriarcales, croyance dans la rationalité de la hiérarchie, etc.). La précondition de la liberté humaine est la compréhension de tout ce qui l’entrave.

La conscience positive de soi implique la rupture progressive de cet état de schizophrénie chronique dans laquelle - par le conditionnement et autres mécanismes -la plupart des gens arrivent à faire cohabiter des idées mutuellement incompatibles dans leurs formes de pensées. Cela implique d’accepter une cohérence et de percevoir la relation entre fins et moyens. Cela implique de dénoncer celles et ceux qui organisent des conférences au sujet du ‘contrôle ouvrier’ ... organisées par des dirigeants syndicaux élus à vie. Cela implique d’expliquer patiemment l’absurdité de terme comme ‘peuple’, ‘capitalisme', ' socialisme parlementaire', 'communisme chrétien', 'anarcho-sionisme', ‘direction du Parti’’, ‘conseils ouvriers’,et autres sornettes. Cela implique de comprendre qu’une société non manipulatrice ne peut être obtenue par la manipulation , pas plus qu’une société sans classe ne peut pas être obtenue grâce à des structures hiérarchiques. Cette tentative d’assimiler et de transmettre ces idées sera longue et difficile. Elle sera sans aucun doute rejetée comme ‘théorisation intellectuelle’ par toutes les tendances ‘volontaristes’ ou ‘militante’, avides de raccourcis vers la terre promise et plus préoccupées par les mouvements que par leurs directions.

Parce que nous pensons que les gens peuvent et doivent comprendre ce qu’ils font, IL S’ENSUIT que nous rejetons de nombreuses approches si répandues dans le mouvement aujourd’hui. Concrètement, cela signifie d’éviter d’utiliser les mythes révolutionnaires et le recours aux confrontations manipulatrices supposés éveiller les conscience. Ces deux notions sous-tendent l’idée selon laquelle les gens sont incapables d’appréhender les réalités sociales et d’agir rationnellement par eux-mêmes.

De la même façon que nous rejetons les mythes révolutionnaires, nous rejetons les étiquettes politiques toutes-faites. Nous ne voulons pas de dieux , pas même ceux des panthéons marxistes ou anarchistes. Nous ne vivons ni dans le Petrograd de 1917 ni dans le Barcelone de 1936. Nous sommes nous-mêmes : le produit de la désintégration des politiques traditionnelles, dans un pays industriel avancé, dans la seconde moitié du vingtième siècle. C’est aux problèmes et aux conflits de cette société que nous devons nous attaquer.

Bien que nous nous considérions comme une partie de la ‘gauche libertaire’, nous nous distinguons de la plupart des courants ‘culturels’ ou ‘politiques’ underground. Nous n’avons rien en commun, par exemple, avec ces petits entrepreneurs, en plein essor aujourd’hui dans la confusion générale, qui encouragent tout à la fois la diffusion de marchandises telles que le mysticisme oriental, la magie noire, le culte de la drogue, l’exploitation sexuelle, (sous couvert de libération sexuelle) - en assaisonnant tout cela d’une grosse dose de mythologie populiste. Leur propagation de mythes et leur plaidoyer pour une ‘politique non sectaire’ ne les empêchent pas d’adopter, dans la pratique, des positions souvent réactionnaires. En réalité, c’est ce qu’ils veulent. A travers le slogan vide de sens du ‘soutien aux peuples en lutte’ , ces tendances prônent le soutien à divers nationalismes (toujours réactionnaires) tels que ceux de l’ IRA et de tous les Fronts de Libération Nationaux
.
D’autres tendances, autoproclamées ‘marxistes libertaires’ souffrent d’un sentiment de culpabilité propre aux classes moyennes qui les fait sombrer dans l’ouvriérisme. Malgré cela, leurs pratiques sont réformistes. Par exemple, lorsqu’ils soutiennent (à juste titre) des luttes en vue d’objectifs limités, telles que celles des squatteurs ou des Claimants' Unions (1), ils échouent souvent à souligner les implications révolutionnaires de telles actions directes collectives. Historiquement, l’action directe est souvent entrée en conflit avec la nature réformiste des objectifs poursuivis.. Ainsi, de telles tendances soutiennent l’ IRA et les FLN et évitent de critiquer les régimes cubains, nord-vietnamiens ou chinois. Tout en ayant rejeté le parti, ils partagent néanmoins avec le léninisme, un concept bourgeois de la conscience.

Parce que nous pensons que notre politique doit être cohérente, nous rejetons aussi une autre approche dans le milieu libertaire qui met l’accent uniquement sur la libération personnelle et qui ne recherche que des solutions individuelles à ce qui sont des problèmes sociaux. Nous nous désolidarisons de celles et ceux qui mettent sur un même plan la violence des oppresseurs avec celles des opprimés(dans une condamnation de ‘toutes les violences’) , et de ceux qui placent les droits des grévistes sur le même plan que ceux des briseurs de grève (dans une défense abstraite de la ‘liberté comme telle’). De la même façon, l’anarcho-catholicisme et l’anarcho-maoisme sont des visions incohérentes, incompatibles avec une activité révolutionnaire autonome.

Nous pensons qu’il doit exister une relation entre notre vision du socialisme et ce que nous faisons ici et maintenant. IL S’ENSUIT que nous recherchons dès à présent et en commençant par ceux les plus proches de nous, à dégonfler quelques-uns des mythes politiques les plus répandus. Ils ne sont pas uniquement le fait de la ‘droite’ - et de la croyance que la hiérachie et les inégalités sont l’essence de la condition humaine. Nous considérons comme irrationnel (et/ou malhonnête) que celles et ceux qui parlent le plus des masses (et de la capacité de la classe ouvrière à créer une société nouvelle) sont celles te ceux qui ont le moins confiance dans la capacité des gens à se passer de dirigeants. Nous considérons comme tout aussi irrationnel que les défenseurs les plus radicaux d’un ‘réél changement social’ intégrent à leurs idées des programmes et des modes d’organisation calqués sur des valeurs, des priorités et des modèles qu’ils sont supposés combattre.

6. Lorsque nous disons qu’une société socialiste sera construite ‘par en bas’ , cela ne signifie rien d’autre. Cela ne signifie pas ‘initié d’en haut puis soutenu d’en bas’ . Ni ’organisé d’en haut et plus tard contrôlé d’en bas’ . Nous disons qu’il ne doit pas y avoir de séparation entre des organes de décision et des organes d’exécution. C’est pourquoi nous plaidons pour la ‘direction’ de la production par les travailleurs et évitons la demande ambiguë de ‘contrôle’ par les ouvriers (Les différences – à la fois théoriques et historiques – entre les deux sont exposées dans l’introduction de notre livre 'The Bolsheviks and Workers Control: 1917-1921') (2)

Nous dénions à une organisation révolutionnaire toute prérogative spéciale durant la période post-révolutionnaire , ou lors de l’établissement de la nouvelle société. Ses fonctions principales durant cette période seront d’établir la primauté des Conseils Ouvriers (et des instances fondées sur ceux-ci), comme instruments d’autorité décisionnelle, et de lutter contre ceux qui chercheraient à affaiblir ou à contourner cette autorité- ou à la conférer ailleurs. Contrairement à certains au sein de la gauche qui rejettent la réflexion sur la société nouvelle comme ‘une préoccupation envers les cuisines du futur’ nous avons exposé en détail nos idées au sujet d’une structure possible d’une telle société dans notre brochure sur les Conseils Ouvriers.
 
7. Ce paragraphe est peut-être le plus important et le moins compris de tout ce texte. C’est la clé de notre vision quant à notre travail pratique . Il présente des indicateurs avec lesquels nous pouvons aborder la vie politique quotidienne et utiliser rationnellement nos ressources mentales et physiques. Il explique pourquoi nous considérons certaines questions comme importantes alors que d’autres sont rejetées comme ‘faux problèmes’. Dans le cadre des limites de notre propre cohérence, il explique le contenu de notre document.

Parce que nous ne les considérons pas d’un intérêt particulier en ce qui concerne les attitudes et les aptitudes que nous cherchons à développer, nous n’avons pas traité de sujets tels que le parlementarisme, ou les élections syndicales (demander à tous de faire quelque chose pour un), le Marché Commun ou la crise de la convertibilité (l’engagement partisan dans les problèmes des dirigeants n’est d’aucune pour les gouvernés), ou de la lutte en Irlande ou encore des différents coups d’état en Afrique (‘prendre parti’ dans des luttes menées sous la domination d’une fausse conscience totalement réactionnaire). Nous ne pouvons pas ignorer ces faits sans ignorer une partie de la réalité, mais nous pouvons au moins éviter de les doter d’un intérêt pour le socialisme qu’ils ne présentent pas. A l’inverse, nous pensons que le Révolution Hongroise de 1956 et Mai 1968 en France étaient des évènements très importants (parce que c’étaient des luttes contre la bureaucratie et des tentatives d’autogestion à la fois dans des contextes de l’Ouest et de l’Est).

Ces indicateurs aident aussi à clarifier notre attitude face aux différent conflits d’entreprise. Alors que la plupart sont des conflits avec l’employeur, certains ont une connotation socialiste plus marquée que d’autres. Pourquoi par exemple des actions ‘non officielles’ sur les conditions de travail, conduites sous le strict contrôle de la base ont-elles en générale une portée plus grande que des actions ‘officielles’ sur des questions de salaires, conduites à distance par des bureaucrates syndicaux? En termes de développement de la conscience socialiste, la façon dont une lutte est menée et ses buts sont d’une importance fondamentale. Le socialisme, après tout, c’est savoir qui prend les décisions. Nous pensons que cela doit être souligné, mis en pratique, dès maintenant.

Dans nos façons de faire dans les conflits, notre ligne directrice est que l’on ne peut pas falsifier la réalité et que l’on gagne plus en analysant les difficultés réelles qu’en vivant dans un monde mythique, où l’on prend ses désirs pour des réalités. IL S’ENSUIT que nous cherchons à éviter le ‘triomphalisme’ (en réalité, manipulatoire) qui sied si bien à la communication d’entreprises et dans tant de ‘communiqués’ des révolutionnaires traditionnels.

Enfin, l’accent mis dans le paragraphe VII sur l’auto-animation et l’avertissement sur les effets nuisibles de la manipulation, de la substitution ou de la dépendance vis vis des autres pour réaliser quoi que ce soit, est d’une importance capitale pour notre organisation.

8. Nous ne sommes pas pacifistes. Nous n’avons pas d’illusions sur contre quoi nous nous battons. Dans toutes les sociétés de classes, le poids de la violence institutionnelle pèse lourdement et constamment sur les opprimés. En outre, les gouvernants de ces sociétés ont toujours eu recours à une répression physique plus poussée lorsque leur pouvoir et privilèges étaient réellement menacés.. Contre la répression de la classe dirigeante, nous soutenons le droit des gens à l’auto-défense, par tous les moyens appropriés.

Le pouvoir des gouvernants se nourrit de l’indécision et de la confusion des gouvernés. Leur pouvoir ne pourra être renversé que lorsqu’il affrontera le nôtre : le pouvoir d’une majorité consciente et confiante en elle-même, sachant ce qu’elle veut et décidée à l’obtenir. Dans les sociétés industrielles modernes, le pouvoir d’une telle majorité reposera là où se rassemblent quotidiennement des milliers de personnes, pour vendre leur force de travail pour la production de biens et de services.

Le socialisme ne peut pas être le résultat d’un coup d’état, ou la prise d’un quelconque Palace, ou le dynamitage du siège d’un Parti ou du quartier général de la police, conduits ‘au nom du peuple’ ou pour ’galvaniser les masses'. En cas d’échec, tout ce que de telles actions génèrent, ce sont des martyrs et des mythes – outre le fait de provoquer une plus grande répression. En cas de ‘succès’, elles ne remplaceront qu’une minorité dirigeante par une autre,en d’autres termes, génèreront une nouvelle forme de société d’exploitation. Le socialisme ne peut pas naitre on plus d’organisations structurées elles-mêmes selon des modèles paramilitaires, bureaucratiques, hiérarchiques ou autoritaires. Tout ce que de telles organisations ont institué (et continueront d’instituer en cas de ‘succès’) sont des sociétés à leur image.

La révolution sociale n’est pas une affaire de parti. Elle sera l’action de l’immense majorité, agissant dans l’intérêt de l’immense majorité. L’échec de la social-démocratie et du bolchévisme, c’est l’échec de l’ensemble d’un concept de la politique, selon lequel les opprimés pourraient confier leur libération à d’autres qu’eux-mêmes. Cette leçon pénètre peu à peu dans la conscience des masses et prépare le terrain à une révolution réellement libertaire.

9. Parce que nous rejetons le concept de Lénine selon lequel la classe ouvrière ne peut que développer une conscience "trade unioniste" (ou réformiste) IL S’ENSUIT que nous rejetons la prescription léniniste selon laquelle la conscience socialiste ne peut être communiquée au peuple que de l’extérieur, ou injectée dans le mouvement par des spécialistes politiques: les révolutionnaires professionnels. Il s’ensuit en outre que nous ne pouvons nous comporter comme si nous partagions cette opinion.

La conscience des masses, cependant, n’est jamais une conscience théorique,qui découlerait individuellement de l’étude de livres. Dans les sociétés industrielles modernes, la conscience socialiste nait des conditions réelles de la vie sociale. Ces sociétés génèrent les conditions d’une conscience adéquate. D’un autre côté, puisque ce sont des sociétés de classes, elles inhibent généralement l’accès à cette conscience. D’où le dilemme et le défi auxquels sont confrontés les révolutionnaires modernes.

Les révolutionnaires conscients de cela ont un rôle à jouer. Tout d’abord, à travers un engagement personnel, sur leur lieu de vie et, là où cela est possible, sur leur lieu de travail. (ici, le principal danger réside dans une attitude "Plus prolétaire que moi" qui conduit à penser que, soit on ne peut pas grand chose parce qu’on n’est pas travailleur de l’industrie, ou prétendre être ce qu’on n’est pas, en croyant faussement que le seul endroit réel des luttes se trouve dans l’industrie.) En second lieu, en assistant les autres dans leur lutte, en leur apportant l’aide ou les informations qui leur sont interdites. (ici, le danger principal réside dans l’offre d’une ‘aide intéressée’, où le recrutement de militants pour une organisation ‘révolutionnaire’ est davantage l’objectif que la victoire dans la lutte qu’ils mènent.) Enfin, en soulignant et en expliquant les relations étroites (mais souvent cachées) entre les objectifs socialistes et ce que les gens sont amenés à faire, via leurs propres expériences et leurs besoins. (C’est ce que nous voulons dire lorsque nous disons que les révolutionnaires devraient aider à rendre ‘explicite l’implicité’ du contenu socialiste de nombreuses luttes modernes.)

10. Ce paragraphe devra différencier SOLIDARITY du type traditionnel d’organisation politique. Nous ne sommes pas un leadership et n’aspirons pas à l’être. Parce que nous ne voulons pas diriger ou manipuler les autres, nous ne voyons aucune utilité à à la hiérarchie ou aux mécanismes manipulateurs au sein de nos rangs. Parce que nous croyons à l’autonomie – idéologique et organisationnelle – de la classe ouvrière, nous ne pouvons pas refuser à des groupes une telle autonomie au sein même du mouvement Solidarity. Au contraire, nous cherchons à l’encourager.
 
D’un autre côté, nous souhaitons certainement influencer les autres et diffuser les idées de SOLIDARITY (et pas seulement des idées) aussi largement que possible. Cela demande l’activité coordonnée de personnes ou de groupes, capables séparément d’autonomie et de trouver leur propre niveau d’engagement et leurs propres domaines d’interventions. Les instruments d’une telle coordination devront être flexibles et variés selon le but pour lequel la coordination est demandée.

Nous ne rejetons pas l’organisation car impliquant nécessairement une bureaucratie. Si nous pensions ainsi, il n’y aurait aucune perspective socialiste. Au contraire, nous pensons que des organisations dont les mécanismes (et leurs implications) sont compris de tous, peuvent seules fournir un système démocratique de prises de décisions. Il n’existe pas de garanties institutionnelles contre la bureaucratisation des groupes révolutionnaires. La seule garantie réside dans la conscience continuelle et la mobilisation de leurs membres. Nous sommes conscients, cependant, du danger de groupes révolutionnaires devenant des ‘fins en soi’'. Par le passé, des loyautés aux groupes ont souvent supplanté les loyautés aux idées. Notre engagement premier va à la révolution sociale – et non à un groupe politique particulier, pas même SOLIDARITY. Notre structure organisationnelle devrait certainement refléter le besoin d’aide et de soutien mutuels. Mais nous n’avons pas d’autres objectifs,, aspirations ou ambitions. Par conséquent, nous ne nous structurons pas comme si nous en avions.

(1) NDT. Une histoire des Claimants' Unions http://www.jackgrassby.co.uk/unfinished/files/03_claimants.htm
(2) Que l'on peut lire en ligne à http://www.spunk.org/texts/places/russia/sp001861/bolintro.html
Modifié en dernier par digger le 16 Juin 2013, 19:29, modifié 3 fois.
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Technologie Moderne et Anarchisme

Messagede digger » 15 Juin 2013, 15:18

Sam Dolgoff (1902-1990) est un anarchiste et anarcho-syndicaliste américain. Né à Vitebsk, en Russie, ses parents émigrent à New York, où il vivra jusqu’à la fin de ses jours.
Il adhère aux Industrial Workers of the World en 1922 et en reste membre actif toute sa vie. Il est le co-fondateur de la revue Libertarian Labor Review, renommée plus tard Anarcho-Syndicalist Review.
Deux de ses ouvrages sont disponibles sur Libcom :
The anarchist collectives: workers' self-management in the Spanish Revolution 1936-1939 - Sam Dolgoff http://libcom.org/files/25020337-The-Anarchist-Collective-Sam-Dolgoff.pdf
The Cuban revolution: A critical perspective http://libcom.org/history/cuban-revolution-critical-perspective-sam-dolgoff

Source :
“Modern Technology and Anarchism” Sam Dolgoff
publié par Libertarian Labor Review #1, 1986, pp 7–12.
http://radicalarchives.org/2010/12/11/dolgoff-modern-tech-anarchism/

Technologie Moderne et Anarchisme


Dans leurs polémiques avec les marxistes, les anarchistes ont affirmé que l’état soumet l’économie à ses propres fins. Un système économique conçu au départ comme le prérequis pour la réalisation du socialisme sert ensuite à renforcer la domination des classes dirigeantes. La technologie elle-même qui pourraient aujourd’hui ouvrir de nouvelles voies vers la liberté a également équipé les états d’armes terrifiantes pour l’extinction de toute vie sur la planète.

La révolution sociale, seule, peut surmonter les obstacles à l’introduction d’une société libre. Cependant, le mouvement pour l’émancipation est menacé par le pouvoir politique, économique et social bien plus redoutable et par les techniques de lavage de cerveau des classes dirigeantes. Forger un mouvement révolutionnaire inspiré par les idées anarchistes est la tâche principale à laquelle nous devons nous consacrer.
Pour faire la révolution, nous devons stimuler l’esprit révolutionnaire et la confiance des gens en ce que leur révolution va enfin remodeler un monde plus proche de nos aspirations. Les révolutions sont rendues possibles par la convictions que nos idéaux peuvent être et seront réalisés. Un grand pas vers cette direction est d’examiner dans quelle mesure le potentiel émancipateur de la technologie moderne constitue une alternative concrète, réaliste au monopole et à l’abus de pouvoir.  Il ne s'agit pas de laisser entendre que l'anarchisme guérira tous les maux dont est infligé le corps social. L’anarchisme est un guide du vingtième siècle pour une action basée sur des conceptions réalistes de la reconstruction sociale.

L’anarchisme n’est pas une simple fantaisie. Son principe constructeur fondamental – l’aide mutuelle – est basé sur le fait indiscutable que la société est un vaste réseau imbriqué de travail coopératif dont l’existence même dépend de sa cohésion interne. Ce qui est indispensable, c’est l’émancipation vis à vis des institutions autoritaires qui règnent sur la société et de l’autoritarisme au sein des associations de personnes.

Pierre Kropotkine, qui a formulé la sociologie de l’anarchisme a écrit que “L’anarchisme n’est pas une utopie. Les anarchistes élaborent leurs prévisions quant à la société future à partir de l’observation de la vie actuelle…” Si nous voulons construire la société nouvelle, les matériaux sont là.

DECENTRALISATION

Lorsque Kropotkine a écrit en 1899 son classique Champs, usines et ateliers(1) pour démontrer la faisabilité d’une industrie décentralisée pour obtenir une plus grande intégration et un meilleur équilibre entre les milieux urbains et ruraux, ses idées furent rejetées par beaucoup comme prématurées. Cependant, le fait que, rendre disponibles aux plus petites collectivités les immenses avantages de l’industrie moderne a été largement résolu grâce aux technologies modernes, n’est plus discuté aujourd’hui. Même des économistes, des sociologues et des gestionnaires bourgeois comme Peter Drucker, John Kenneth Galbraith, Gunnar Myrdal, Daniel Bell et d’autres privilégient une grande part de décentralisation, non pas parce qu’ils sont devenus subitement anarchistes, mais en premier lieu parce que la technologie a rendu "nécessaires opérationnellement" les formes anarchistes d’organisation – - une organisation plus efficace pour s’assurer de la coopération des masses dans leur propre asservissement.

Peter Drucker écrit, “La décentralisation est devenue extrêmement populaire dans le milieu des affires américain… les décisions doivent être prises au niveau le plus bas plutôt qu’au niveau le plus haut possible… il est important de mettre l’accent sur le concept de décentralisation fonctionnelle.” En ce qui concerne l’émergence de formateurs, d’ingénieurs, de techniciens, de scientifiques,, etc, hautement qualifiés, que Drucker appellent les travailleurs du savoir, il remarque “Nous devons les laisser gérer le personnel de leurs propres usines.” (The New Society, page 256, 357)

John Kenneth Galbraith,par exemple, écrit : “dans les entreprises industrielles géantes, l’autonomie est nécessaire à la fois pour les petites décisions et les grandes questions d’orientation… les avantages comparatifs de l'énergie atomique et moléculaire pour la production d'électricité sont avancés par une variété d’opinions scientifiques, techniques, économiques et de planification. Seul un comité, ou plus exactement un complexe de comités , peuvent réunir la connaissance et l’expérience nécessaires à sa réalisation… La négation de l'autonomie et de l'incapacité de la technostructure [industrie centralisée d'entreprise] pour s'accommoder de tâches évolutives a eu manifestement pour effets des organisations déficientes. Plus les organisations sont importantes et complexes et plus elles doivent être décentralisées…” (The New Industrial State, page 111)

L’expert en ingénierie Robert O’Brian (Life Publications, 1985) explique que “parce que l’électricité … peut être acheminée pratiquement partout… supportée par des lignes à haute tension à travers les montagnes, les déserts et toutes sortes d’obstacles naturels.. les usines n’ont plus besoin d’être localisées près de leurs sources d’énergie. Ainsi, elles ont pu être relocalisées à volonté…”
La citation suivante de Marshall McLuhan tirée de Understanding Media se lit comme un extrait de Champs, usines et ateliers de Kropotkine: “… L’électricité décentralise… elle permet à chaque endroit d’être un centre et ne nécessite pas de grandes agrégations… Avec l’électricité, nous reproduisons partout les relations sociales existant à l’échelle du plus petit village… Dans l’ensemble du domaine de la révolution électrique, ce modèle de décentralisation apparaît sous diverses formes…”

Les villes qui furent à une époque le cœur industriel de l’Amérique, ressemblent aujourd’hui à des villes fantômes abandonnées. L’acier, l’automobile, la machinerie agricole , les mines, les usines d’électronique et autres installations s’empressent de les quitter. Mais le secteur industriel ne se retire pas des affaires. Il construit seulement des usines à l’étranger ou ici, dans des endroits retirés, non industrialisé, non syndiquées, où les salaires sont pauvres et les conditions de travail précaires. Les automobiles, les vêtements, les chaussures, les équipements électroniques et industriels; presque tout ce qui était manufacturé auparavant aux Etats-Unis est maintenant réalisé à l’étranger, même dans des pays du “tiers monde” comme le Mexique, le Brésil, le Nigeria, la Coré – - bien que beaucoup de ces pays manquent de ressources naturelles essentielles. Le Japon, par exemple, qui dispose de très peu de ces ressources n’en est pas moins une puissance industrielle de tout premier ordre qui exporte en qui est en concurrence avec les Etats-Unis et d’autres nations industrialisées en ce qui concerne l’acier, les automobiles, les produits électriques et autres biens de consommation. General Motors avait promis de construire une nouvelle usine à Kansas City mais la construira en Espagne La Bulova Watch Corporation fabrique les mécanismes de montres en Suisse, les assemble à Pogo Pogo et les expédie par bateaux pour les vendre aux Etats-Unis.

EXTIRPER LA BUREAUCRATIE

La bureaucratie est une forme d’organisation où les décisions sont prises par le haut, obéies par le bas et transmises par une chaine de commandement comme dans une armée. Un régime bureaucratique ne constitue pas une réelle communauté, qui implique une association d’égaux , qui prennent les décisions en comun et qui les appliquent ensemble.
Un obstacle majeur à l’établissement d’une société libre est la machine bureaucratique envahissante de l’état et des grandes sociétés industrielles, commerciales et financières exerçant de facto le contrôle sur le fonctionnement social. La bureaucratie est une institution parasite totale.

Des experts scientifiques en technologie, des économistes et autres universitaires qui avaient accepté la bureaucratie comme une nécessité déplaisante mais nécessaire, sont aujourd’hui d’accord sur le fait que l’appareil bureaucratique byzantin peut maintenant être démantelé grâce à la technologie informatique moderne. Leurs points de vue (de manière certainement inconsciente) illustrent l’intérêt pratique des alternatives anarchistes aux formes autoritaires d’organisation.

Dans son important ouvrage Future Shock (2) Alvin Toffler conclut que : “Dans les bureaucraties, la grande masse des employés assurent des tâches et des opérations routinières – - celles précisément que des ordinateurs et des robots effectuent mieux que des êtres humains – - qui peuvent être réalisées par des machines programmées…éliminant ainsi l’organisation bureaucratique …loin d’accélérer le contrôle de l’automation sur la civilisation… cette dernière… conduit à la disparition [de la] puissance des bureaucraties à travers lesquelles l’autorité à alimenté et exercé le pouvoir qui tenait en respect l’individu …”

Le professeur William H. Read de l’université McGill pense que “une des mesures efficaces pour … résoudre le problème de la coordination dans une société en pleine transformation sera de nouvelles conceptions du pouvoir qui rompront radicalement avec la tradition bureaucratique …” William A. Faunce (School of Industrial and Labor  Relations, Michigan State University) prédit que “ l’ intégration du traitement de l’information rendue possible par les ordinateurs éliminera le besoin d’organisations complexes, caractéristiques des bureaucraties.” Faunce prévoit des conflits entre employés et administrateurs bureaucratiques. Les travailleurs n’ont pas besoin de ‘supérieurs hiérarchiques’. Ils sont tout à fait capables de gérer l’industrie par eux-mêmes. Il plaide pour l’autogestion des travailleurs, non pas parce qu’il est radical, mais principalement parce que l’autogestion est plus efficace que le système bureaucrate démodé.

LA MEILLEURE ORGANISATION D’UNE INDUSTRIE ANARCHISTE

Le principe libertaire d’autogestion ne sera pas invalidé par la composition changeante de la force de travail ni par la nature du travail lui-même. Avec ou sans automation, la structure économique d’une société libre doit être fondée sur les personnes directement impliquées dans les rôles économiques respectifs. Avec l’automation, des millions de techniciens, d’ingénieurs de scientifiques, de formateurs, etc. hautement qualifiés, déjà organisés en fédérations locales, régionales, nationales et internationales, feront circuler librement l’ information, en améliorant constamment à la fois la qualité et la disponibilité des biens et des services et en développant de nouveaux produits répondant à de nouveaux besoins. Chaque année, soixante millions de pages d’informations techniques et scientifiques circulent librement à travers le monde! Et ces associations volontaires ne sont pas hiérarchisées.

De nombreux techniciens et ouvriers ne sont pas heureux. Un grand nombre d’entre eux que j’ai interrogé se plaignent que rien n’est plus exaspérant que de rester impuissant à cause de l’ignorance pour qui ne comprend pas même le langage dicté par la direction de la recherche et du développement. Ils sont particulièrement scandalisés par le fait que leur formation et leur créativité sont exploitées pour confectionner et perfectionner des armes de guerre toujours plus destructives et d’autres projets antisociaux. Ils sont souvent contraints, sous peine de licenciement, d’exécuter des tâches monotones et ne sont pas libres de mettre en pratique leurs connaissances. Ces travailleurs qualifiés frustrés surpassent déjà en nombre les ‘cols bleus’ relativement peu qualifiés ou qualifiés, les travailleurs manuels remplacés rapidement par la technologie moderne. Beaucoup d’entre eux seront réceptifs à nos idées, si elles sont présentées de manière intelligente et réaliste. Nous devons aller à leur rencontre. Même des universitaires bourgeois comme Joseph A. Raffaele (Professeur en Economie, Drexel Institute of Technology) écrivent inconsciemment et sans le vouloir comme des anarchistes! Raffaele écrit: “nous allons vers une société d’égaux technologiques où la ligne de démarcation entre le dirigeant et le dirigé deviendra floue .” Le conseiller en gestion Bernard Muller-Thym souligne que : “nous avons à portée de main un genre ou une capacité de production saturée d’intelligence et d’information, qui sera totalement flexible à l’échelle mondiale.”

Les progrès d’une société nouvelle dépendront en grande partie du niveau avec lequel ses unités autonomes seront capables d’accélérer la communication – - pour mieux comprendre leurs problèmes respectifs et donc mieux coordonner leurs activités. Grâce aux technologies modernes de communication, des ordinateurs personnels, des circuits fermés de télévision et de téléphones, la communication par satellites, et une pléthore d’autres dispositifs rendront accessibles à tous la communication directe; même le contact radio et visuel avec la lune! Un automobiliste en panne peut contacter, par communication par satellite, des vendeurs de chez Ford pour l’aider face à une urgence. Marshall McLuhan conclut que les progrès dans les techniques d’imprimerie sont tels que "chacun peut devenir son propre éditeur". Tout cela s’ajoute à un aperçu réaliste d’une société libre basée sur la démocratie directe et la libre association. Les unités autonomes qui composeront la nouvelle société ne seront pas des états miniatures. Dans une démocratie parlementaire, les dirigeants réels sont des politiciens professionnels organisés en parties politiques. Ils sont supposés, en théorie, représenter le peuple. En réalité, ils le gouverne– - libres de décider des destins de millions de personnes. Il y a plus d’un siècle de cela, le théoricien anarchiste Proudhon a défini la démocratie parlementaire comme "un roi à six cent de têtes". Le système démocratique est en réalité une dictature renouvelée périodiquement au moment des élections.

L’organisation de la société nouvelle n’émanera pas, comme dans le cas de gouvernements ou d’associations autoritaires, ‘d’en haut’ ou du ’haut vers le bas’, pour la simple raison qu’il n’y aura pas de haut. Dans ce type d’organisation libre et flexible, le pouvoir circulera naturellement comme le sang dans le corps social renouvelant constamment ses cellules.

L’optimisme suscité par le potentiel libertaire de la technologie moderne ne doit pas nous conduire à sous estimer les formidables forces qui bloquent la route vers la liberté. Une classe en expansion au sein des bureaucraties de l’état, au niveau local, régional et national; des scientifiques, des ingénieurs, des techniciens et autres professions – - tous ceux qui jouissent d’un meilleur niveau de vie que le travailleur moyen. Une classe dont le statut privilégié dépend de son acceptation et de son soutien au système social réactionnaire, renforce considérablement les différentes formes du capitalisme, ‘démocratiques’, ‘d’état-providence’ ou ‘socialiste’.

Ils vantent les avantages miraculeux qui facilitent le travail de la révolution technologique. Mais ils préfèrent ignorer le fait que cette même technologie permet aujourd’hui aux États de mettre en place ce qui est, en réalité, un refuge nationalisé pour sans abris, où des millions de chômeurs exclus technologiques – - parias oubliés, sans visage  – - de l’état ‘providence’ recevront juste assez pour se tenir tranquilles. Ils préfèrent ignorer combien les ordinateurs augmentent considérablement le pouvoir de l’état à enrégimenter chaque individu et à détruire les valeurs réellement humaines.

Tous se font l’écho des slogans d’autogestion et de libre association, mais ils n’osent pas pointer un doigt accusateur vers l’état sacro-saint. Ils ne montrent pas le moindre signe de compréhension envers le fait évident que l’élimination de l’abysse entre les donneurs et les receveurs d’ordre – - pas seulement au niveau de l’état mais à tous les niveaux – -  est la condition indispensable de la réalisation de l’autogestion et de la libre association: le cœur et l’âme même d’une société libre.

(1) NDT : Disponible en ligne à : http://fr.wikisource.org/wiki/Champs,_usines_et_ateliers
(2) NDT : Future Shock Alvin Toffler Random House edition juillet 1970
Disponible en ligne à : http://resource.1st.ir/PortalImageDb/ScientificContent/eae29e30-4f13-4016-8dc4-95f8ff7e1209/Future%20Shock.pdf

Voir aussi sur le sujet Anarchism and the Politics of Technology – Uri Gordon
http://anarchyalive.com/2009/10/302/anarchism-and-the-politics-of-technology/
digger
 
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Anarchisme Social et Anarchisme Lifestyle – Un Gouffre Insur

Messagede digger » 03 Aoû 2013, 16:41

Cette traduction est un (long) travail collectif, en sommeil depuis 2 ans, que j’ai repris et achevé. Il peut être être encore considérablement amélioré.
La traduction est séparée en 4 parties dans sa mise en ligne, le format du forum ne permettant pas les longs textes.

Texte original
Social Anarchism or Lifestyle Anarchism - An Unbridgeable Chasm. Murray Bookchin
http://libcom.org/library/social-anarchism--lifestyle-anarchism-murray-bookchin

Anarchisme Social et Anarchisme Lifestyle – Un Gouffre Insurmontable


1. Anarchisme socialiste ou anarchisme lifestyle

Depuis environ deux siècles, l’anarchisme, un corps très œcuménique d’idées antiautoritaires, s’est développé dans la tension entre deux tendances fondamentalement contradictoires : un engagement personnaliste [1] pour l’autonomie individuelle, et un engagement collectiviste pour la liberté sociale. Ces tendances n’ont, en aucun cas, été réconciliées dans l’histoire de la pensée libertaire. En effet, durant la majeure partie du siècle dernier, elles ont simplement coexisté au sein de l’anarchisme, tel un credo minimal d’opposition à l’État plutôt que comme un credo maximal articulant la forme de la nouvelle société devant être créée à sa place.

Ce qui ne veut pas dire que les différentes écoles de l’anarchisme n’ont pas recommandé des formes spécifiques d’organisation sociale, bien qu’elles soient souvent nettement en désaccord entre elles. Cependant, l’anarchisme a, dans son ensemble, essentiellement avancé ce que Berlin Isaiah appela "la liberté négative", c'est-à-dire, un formel "se libérer de" plutôt que "être libre de" positif, . En effet, l’anarchisme a souvent célébré son engagement dans la liberté négative comme preuve de son propre pluralisme, de sa tolérance idéologique, ou de sa créativité, voire même, comme l’ont avancé plus d’un postmoderniste, de son incohérence.

L’échec de l’anarchisme à résoudre cette tension, à articuler le rapport entre l’individu et le collectif, et à énoncer les circonstances historiques qui rendraient possible une société anarchiste, à a engendré des problèmes dans la pensée anarchiste qui restent non-résolus à ce jour. Pierre-Joseph Proudhon, plus que n’importe quel anarchiste de son époque, essaya de formuler une image relativement concrète d’une société libertaire. Fondée sur les contrats, principalement entre des petits producteurs, des coopératives, et des communes, la vision de Proudhon reflétait l’artisanat provincial dans lequel il naquit. Mais sa tentative de mêler une notion de la liberté patronale, souvent patriarcale, à des arrangements sociaux contractuels manquait de profondeur. Les artisans, les coopératives et les communes liées entre elles par des termes contractuels bourgeois d’équité ou de justice, plutôt que par des termes communistes de capacité et de besoin, reflètent le parti pris de l’artisan pour l’autonomie individuelle, laissant n’importe quel engagement moral à un collectif dont la définition ne dépasse pas les bonnes intentions de ses membres.

En effet, la célèbre déclaration de Proudhon selon laquelle « quiconque met la main sur moi pour me gouverner est un usurpateur et un tyran ; je le déclare mon ennemi » penche fortement vers une liberté personnaliste et négative qui éclipse son opposition à des institutions sociales oppressives ainsi que la vision de la société anarchiste qu’il imaginait. Sa déclaration se mêle facilement à celle, distinctement individualiste, de William Godwin : « il n’y a qu’un pouvoir auquel je puisse obéir sincèrement, celui de la décision de mon propre entendement, ce que me dicte ma propre conscience ». L’appel de Godwin à "l'autorité" de son propre entendement et de sa conscience, tout comme la condamnation par Proudhon de la "main" qui menace de restreindre sa liberté, donna à l’anarchisme une poussée extrêmement individualiste.

Aussi convaincantes que ces déclarations puissent être, (elles ont gagné, aux États-Unis, l’admiration considérable de la droite soi-disant libertaire, plus précisément propriétarienne, et de ses défenseurs de “la libre” entreprise), elles révèlent un anarchisme en désaccord avec lui-même. Au contraire, Michel Bakounine et Pierre Kropotkine défendaient principalement des vues collectivistes (dans le cas de Kropotkine, elles étaient explicitement communistes). Bakounine soulignait la priorité du social sur l’individu. La société, comme il l’écrit lui-même, « précède et survit en même temps à chaque individu, respectant à tout égard la Nature même. Elle est éternelle comme la Nature, ou plutôt, étant née sur notre Terre, elle durera aussi longtemps que la Terre. Une révolte radicale contre la société serait ainsi tout aussi impossible pour l’homme qu’une révolte contre la Nature, la société humaine n’étant rien d’autre que la dernière grande manifestation ou création de la Nature sur Terre. Et un individu qui voudrait se rebeller contre la société […] s’empalerait sur l’existence réelle. » (1)

Bakounine exprima souvent son opposition à la tendance individualiste au sein du libéralisme et de l’anarchisme avec une insistance polémique considérable. Bien que la société “ait une dette vis-à-vis des individus”, a-t-il écrit dans une déclaration relativement légère, la formation de l’individu est sociale :« même l’individu le plus minable de notre présente société ne pourrait exister et se développer sans les efforts sociaux cumulatifs de générations innombrables. Ainsi, l’individu, sa liberté et sa raison sont le produit de la société, et non le contraire : la société n’est pas le produit des individus qu’elle comprend ; plus l’individu est élevé, pleinement développé, plus sa liberté est grande, et plus il est le produit de la société, plus il reçoit de la société et plus sa dette envers elle est grande. » (2)

Kropotkine a, pour sa part, conservé cet accent collectiviste avec une cohérence remarquable. Dans ce qui est probablement son travail le plus lu, son article “Anarchisme” de l’Encyclopaedia Britannica, il place distinctement les conceptions économiques de l’anarchisme à la “gauche” de “tous les socialismes”, appelant à l’abolition radicale de la propriété privée et de l’État dans « l’esprit de l’initiative locale et personnelle, et de la fédération libre allant du simple au composé, au lieu de la hiérarchie actuelle allant du simple vers le composé. » En effet, les travaux de Kropotkine sur l’éthique comportent une critique nourrie des tentatives libérales d’opposer l’individu à la société ; en fait, de subordonner la société à l’individu ou à l’unique. Il suit carrément et volontairement la tradition socialiste. Son communisme libertaire, fondé sur les avancées technologiques et la productivité en plein essor, devient une idéologie libertaire prédominante dans les années 1890, renvoyant fermement à des notions collectivistes de distribution reposant sur l’équité. Les anarchistes, « d’accord en cela avec la plupart des socialistes », souligne Kropotkine, reconnaissent le besoin de « périodes d’évolution accélérée appelées révolutions », produisant finalement une société fondée sur les fédérations de « chaque canton ou commune de groupes locaux de producteurs et de consommateurs. »

Avec l’émergence du syndicalisme anarchiste et du communisme libertaire à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, le besoin de mettre un terme à la tension entre les tendances individualistes et collectivistes devint essentiellement une simple discussion. L’individualisme anarchiste était largement marginalisé par les mouvements de masses des travailleurs socialistes, dont la plupart des anarchistes ne se considéraient eux-mêmes que comme l’aile gauche. À une époque de bouleversement social fulminant, marquée par le soulèvement d’un mouvement massif de la classe ouvrière qui culmina dans les années 1930 et la Révolution d’Espagne, les syndicalistes et les communistes anarchistes, tout comme les marxistes, considéraient l’individualisme anarchiste comme un exotisme petit-bourgeois. Ils le critiquaient souvent directement comme un petit plaisir de classe moyenne, bien plus ancré dans le libéralisme que dans l’anarchisme.

L’époque autorisait à peine les individualistes à ignorer, au nom de leur « qualité d’unique », le besoin de formes d’organisation révolutionnaires énergiques ayant des programmes cohérents et indiscutables. Loin d’être indulgents avec la métaphysique de Max Stirner du moi et de son « unique », les activistes anarchistes avaient besoin d’une littérature théorique, discursive et proposant un programme, besoin comblé par, entre autres," La Conquête du Pain" de Kropotkine (1892)," El organismo económico de la revolución" de Diego Abad de Santillán (Barcelone, 1936 ),(3) et "The Political Philosophy of Bakunin" de G. P. Maximoff (publication anglaise en 1953, trois ans après la mort de Maximoff ; la composition de la compilation originale, non indiquée dans la traduction anglaise, peut avoir eu lieu des années, voire des décennies auparavant). Aucune « Union d’Égoïstes » stirnerienne n’a jamais, à ma connaissance, atteint une telle importance (si tant est qu’une telle union puisse être établie et qu’elle puisse survivre à la « qualité d’unique » de ses participants égocentriques).

2. Anarchisme individualiste et réaction

Evidemment l’individualisme idéologique n’a pas disparu entièrement durant cette période de profonds troubles sociaux. Un important réservoir d’anarchistes individualistes, particulièrement en Amérique du Nord, furent nourris par les idées de John Locke et John Stuart Mill, ainsi que par Stirner. Les individualistes américains ; avec des degrés divers d’adhésion aux idées libertaires ont rejeté l’horizon anarchiste. En pratique, l’anarcho-individualisme attira précisément des individus, de Benjamin Tucker aux Etats-Unis, adhérent d’une étrange version de la libre compétition, à Frederica Montseny en Espagne, qui mettait souvent en pratique souvent ses croyances Stirnerienne sur le terrain. Malgré leurs déclaration d’appartenance à’une idéologie anarcho-communiste, des Nietzschéens tel Emma Goldman restèrent proches en esprit des individualistes.

Presque aucun anarcho-individualiste n’exerçait d’influence sur la classe ouvrière émergeante. Ils exprimèrent leur opposition dans des formes uniquement personnelles, surtout des tracts enflammés, des comportements scandaleux, un style de vie aberrant dans les ghettos culturels de New-York, Paris et Londres. Tel un credo, l’anarchisme individualiste garda en grande partie un style de vie bohémien, plus visible dans ses revendications pour une liberté sexuelle (‘amour libre") et épris d’innovations artistiques, comportementaux et vestimentaires.

Ce fut à une époque de répression sociale sévère et d’inactivité sociale marquée que les individualistes anarchistes vinrent au premier plan de l’activité libertaire (et essentiellement comme terroristes). En France, en Espagne et aux Etats-Unis, les anarchistes individualistes commirent des actes de terrorisme qui donnèrent à l’anarchisme sa réputation de sinistre conspiration violente. Ceux qui devinrent des terroristes étaient moins souvent des socialistes libertaires ou communistes que des hommes et des femmes désespérés qui utilisèrent armes et explosifs pour protester contre les injustices et le philistinisme de leur époque, putativement au nom de la « propagande par le fait ». Plus souvent, cependant, l’anarchisme individualiste s’exprima dans un comportement culturel rebelle.. Il s'est fait connaître dans la mesure l'anarchisme où, précisément, les anarchistes avaient perdu leur lien avec une sphère publique viable.

De nos jours le contexte social réactionnaire explique en grande partie l’émergence d’un phénomène dans l’anarchisme américano-européen qui ne peut être ignoré : la propagation de l’anarchisme individualiste. A une époque où même les formes respectables du socialisme sont en déroute vis à vis de principes qui ne pourraient de toute façon être interprétés comme radicaux, les questions de style de vie supplantent une fois de plus l’action sociale et les politiques révolutionnaires de l’anarchisme. Dans l’individualisme libéral traditionnel des Etats-Unis et d’Angleterre, les années 1990 sont inondées de pseudos anarchistes qui (leur rhétorique radical exubérante mise à part) cultivent un anarcho-individualisme que je qualifierai d’anarchisme lifestyle. Ses préoccupations envers l’ego et son unicité, ainsi que ses concepts polymorphes de résistance érodent progressivement le caractère socialiste de la tradition libertaire. Autant que le marxisme et les autres socialismes, l’anarchisme peut être profondément influencé par l’environnement bourgeois auquel il prétend s’opposer, avec, pour résultat, la marque qu’ont laissés le narcissisme et "l’intériorité’ croissants de la génération yuppie sur beaucoup de radicaux déclarés. Aventurisme ad-hoc, bravoure personnelle, une aversion pour la théorie curieusement proche des penchants antirationnelles du post-modernisme, mises en avant d’incohérences théoriques (pluralisme), un engagement essentiellement apolitique et anti-organisationnel en faveur de l’imagination, du désir, et de l’extase, et un envoûtement intensément auto-orienté envers la vie de tous les jours, reflétent les dégâts que la réaction sociale a fait subir à l’anarchisme américano-européen au cours des deux décennies passées.

Durant les années 70, écrit Katinka Matson, le compilateur d’un recueil de techniques pour le développement psychologique personnel, ‘il s’est produit un changement remarquable dans la façon que nous nous percevons nous-mêmes par rapport au monde ’ . ‘Les années 60’, poursuit elle , ‘virent naitre une préoccupation envers le militantisme politique, leVietnam, l’écologie, les be-in, les communautés, les drogues, etc. Aujourd’hui, nous nous tournons vers nous-mêmes : nous cherchons une définition personnelle, un progrès personnelle, une réussite personnelle et une instruction personnelle.’ [4] Le petit bestiaire nocif de Matson, compilé pour la revue "Psychology Today", couvre toutes les techniques de l’acupuncture jusqu’au I Ching, de l’EST thérapie à la zone thérapie . Rétrospectivement, elle aurait très bien pu inclure l’anarchisme lifestyle dans son recueil de repli sur soi soporifique, dont la majeure partie préconise les idées d’autonomie individuelle plutôt que de liberté sociale. La psychothérapie dans toutes ses mutations cultive un ’moi’ dirigé intérieurement qui cherche l’autonomie dans une condition psychologique passive d’autosuffisance émotionnelle (pas le moi socialement impliqué signifié par la liberté). Dans l’anarchisme lifestyle comme dans la psychothérapie, l’égo est opposé au collectif, le moi à la société, le personnel au collectif.

L’ego (plus précisément ses incarnations dans les différents modes de vie) est devenu une idée capitale, fixe pour beaucoup d’anarchistes des années post 1960, qui ont perdu le contact avec le besoin d’une opposition programmée, organisée, collective, à l’ordre social existant. Leurs protestations invertébrées, leurs frasques sans orientation, leur affirmation de soi, et une ‘réappropriation ‘ très personnelle de la vie de chaque jour sont comparables aux modes de vie psychothérapeutique, New Age, égocentriques des baby boomers qui s’ennuient et des membres de la Génération X. Aujourd’hui, ce qui se passe pour l’anarchisme en Amérique, et de plus en plus en Europe, n’est rien de plus qu’un personnalisme introspectif qui dénigre l’engagement social responsable; un groupe de groupe de rencontres fortuites, diversement renommé ’collectif’ ou ’groupe d’affinités’; un état d’esprit qui tourne en dérision de manière arrogante les structures, les organisations et l’ engagement publique; une cour de récréation pour des bouffonneries juvéniles.

Consciemment ou non, beaucoup d’anarchistes lifestyle se font l’écho de l’approche de Michel Foucault d’une ‘insurrection personnelle’ plutôt que celle d’une révolution sociale, fondée comme elle est sur une critique ambigüe et cosmique du pouvoir comme tel plutôt que sur une revendication d’une prise de pouvoir institutionnelle des opprimés à travers d’assemblées populaires, conseils, et/ou confédérations. Dans la mesure où cette tendance exclue la possibilité réelle d’une révolution sociale (soit comme n’étant qu’ une ‘possibilité’ ou comme ‘fiction’), elle corrompt fondamentalement l’anarchisme socialiste ou communiste. En effet, Foucault favorise une perspective où ‘la résistance n’est jamais dans une position d’extériorité par rapport au pouvoir… Donc, il n’y a aucun seul [lire : universel] lieu du Grand Refus, âme de la Révolte, foyer de toutes les rebellions, loi pure du révolutionnaire.’ Pris comme nous le sommes tous dans l’étreinte d’un pouvoir omniprésent si cosmique, les exagérations et les équivoques de Foucault mises à part, la résistance devient entièrement polymorphe et nous dérivons inutilement entre ‘le solitaire’ et ’l’effréné’ [5]. Ses idées nébuleuses se résument à la notion que la résistance doit nécessairement être une guérilla perpétuelle -- et qui est inévitablement vaincue.

L‘anarchisme lifestyle, comme celui des individualistes, entretient un dédain pour la théorie, avec des filiations mystiques et primitivistes qui sont généralement trop vagues, intuitives et même antirationnelles pour les analyser directement. Ils sont à proprement parler des symptômes plus que des causes de la dérive générale vers une sanctification du moi comme refuge du malaise social actuel. Néanmoins, les anarchismes à dominante ‘personnaliste’ comportent certaines hypothèses théoriques troubles qui se prêtent à un examen critique.

Leur pedigree idéologique est fondamentalement libéral, enraciné dans le mythe d’une pleine autonomie individuelle dont la revendication de la totale souveraineté, sont validés par des ’droits naturels’ axiomatiques, des ‘valeurs intrinsèques’, ou, à un niveau plus sophistiqué, un ego intuitif Kantien transcendantale. Ces conceptions traditionnelles apparaissent dans le ’je’ ou l’ego de Max Stirner , qui partage avec l’existentialisme une tendance à absorber toute la réalité en lui-même, comme si l’univers manipulait les choix de l’individu tourné sur lui-même .

Des travaux plus récents sur l’anarchisme lifestyle ont généralement passé sous silence le ‘je’ souverain, envahissant de Stirner, tout en mentionant son caractère égocentrique, et se sont intéressés ’ à l’existentialisme, au Situationnisme recyclé, au Bouddhisme, au Taoïsme, à l’antirationalisme et au primitivisme – ou, de manière tout à fait oecuménique, à tous avec des permutations diverses. Leurs points communs, comme nous verrons, évoquent sont évocatrices d’un retour édénique à un ego originel, souvent diffus, et même d’un infantilisme irritant qui aurait soi-disant précèdé l’histoire, la civilisation, et la technologie sophistiquée – éventuellement le langage lui-même – et i ont nourris plus d’une idéologie politique réactionnaire à travers le siècle passé.

3. Autonomie ou liberté ?

Sans tomber dans le piège du constructivisme social qui considère chaque catégorie comme un produit d’un ordre social donné, nous somme obligés de nous interroger quant à la définition de “l’individu libre”. Comment l’individualité naît-elle, et dans quelles circonstances devient-elle libre ?

Lorsque les anarchistes lifestyle appellent à l’autonomie plutôt qu’à la liberté, ils renoncent ainsi aux riches connotations sociales de la liberté. En effet, la forte revendication anarchiste de nos jours pour l’autonomie plutôt que pour la liberté sociale ne peut être considérée comme accidentelle, particulièrement en ce qui concerne les différentes formes anglo-saxonnes de la pensée libertaire, où la notion de l’autonomie correspond plus étroitement à celle de la liberté personnelle. Ses racines sont à chercher dans la tradition impériale romaine de libertas, où l’ego sans entrave est “libre” de disposer de lui-même– et de satisfaire ses désirs personnels. Aujourd’hui, l’individu doté de “droits souverains” est considéré par nombre d’anarchistes lifestyle comme antithétique non seulement vis-à-vis de l’État, mais également vis-à-vis de la société en tant que telle.

Au sens propre, le mot grec autonomia signifie “indépendance”, dénotant un ego en autogéré, indépendant de tout clientélisme ou de toute dépendance vis-à-vis des autres pour sa survie. À ma connaissance, il n’était pas largement utilisé par les philosophes grecs ; en effet, il n’est même pas mentionné dans le lexique historique de l’ouvrage Greek Philosophical Terms de F. E. Peters. L’autonomie, comme la liberté, se réfère à un homme (ou une femme) que Platon aurait ironiquement appelé un “maître de soi-même”, une condition « lorsque le meilleur principe de l’âme humaine contrôle le pire ». Même pour Platon, la tentative de parvenir à l’autonomie à travers la maîtrise de soi constitue un paradoxe, car " le maître de lui-même serait alors son propre esclave, et celui qui est esclave de lui-même serait son maître, car c'est toujours à la même personne que se rapportent toutes ces dénominations". [La République, Livre 4, 431]. De façon caractéristique, Paul Goodman, un anarchiste principalement individualiste, a soutenu que « pour moi, le principe majeur de l’anarchisme n’est pas la liberté mais l’autonomie, la capacité d’initier une tâche et de la faire tel qu’on l’entend » – une vision digne d’un esthète, mais pas d’un révolutionnaire social (6).

Alors que l’autonomie est associée à l’individu présumé auto-souverain, la liberté entremêle de façon dialectique l’individu au collectif. Le mot “liberté” possède son analogue dans la langue grecque avec le terme eleutheria , et provient de l’allemand Freiheit, un terme qui conserve une ascendance gemeinschaftliche ou collective dans la vie et la loi tribales teutoniques. Lorsqu’il est appliqué à un individu, le mot “liberté” conserve ainsi une interprétation sociale ou collective de ces origines de l’individu et de son développement en tant que moi. Dans le terme “liberté”, la singularité de l’individu ne s’oppose pas au collectif mais est modelée de manière significative – et serait réalisée dans une société rationnelle, – par sa propre existence sociale. Ainsi, la cette notion sociale de liberté ne subsume pas la liberté de l’individu, mais signifie sa concrétisation.

La confusion entre autonomie et liberté n’est que trop évidente dans l’ouvrage de L. Susan Brown intitulé The Politics of Individualism une tentative récente d’élaborer et de formuler un anarchisme fondamentalement individualiste, en conservant cependant certaines filiations avec l’anarcho- communisme (7). Si l’anarchisme lifestyle a besoin d’un pedigree universitaire, il le trouvera dans cette tentative d’assimiler Bakounine et Kropotkine à John Stuart Mill. Hélas, le problème dépasse le cadre académique. L’ouvrage de Brown expose à quel point selon elle, les concepts d’autonomie personnelle ne concordent pas avec ceux de liberté sociale. En substance, elle interprète, comme Goodman, l’anarchisme comme une philosophie non pas de liberté sociale mais d’autonomie personnelle. Elle propose ensuite une notion d’ “individualisme existentiel” qu’elle oppose radicalement à la fois à “l’individualisme instrumental” (ou “l’individualisme possessif [bourgeois]” de C. B. Macpherson) et au “collectivisme” – qu’elle étaye par de nombreuses citations d’Emma Goldman, qui n’était en aucun cas la plus compétente des théoriciens dans le panthéon libertaire.

“L’individualisme existentiel” de Brown partage "l’engagement du libéralisme en faveur de l’autonomie individuelle et de l’autodétermination ", écrit-elle (POI, p.2). "Alors que la majeure partie de la théorie anarchiste a été considérée comme communiste par les anarchistes ainsi que par les non-anarchistes," observe t’elle, "ce qui distingue l’anarchisme des autres philosophies communistes est sa défense implacable et sans compromis de l’autonomie et de l’autodétermination individuelles. Être anarchiste – communiste, individualiste, mutualiste, syndicaliste, ou féministe – c’est affirmer un engagement envers primauté de la liberté individuelle " (POI, p. 2) – et elle utilise ici le terme “liberté” au sens d’autonomie. Bien que "la critique [anarchiste] de la propriété privée et la défense de relations économiques entre communes libres" situe l’anarchisme de Brown au-delà du libéralisme, il privilégie néanmoins les droits de l’individu sur ceux du collectif – et les y opposent .

"Ce qui distingue [l’individualisme existentiel] du point de vue collectiviste", continue Brown, " c’est que les individualistes – les anarchistes pas moins de moins que les libéraux – " croient en l’existence d’un libre arbitre authentique et motivé intérieurement, là où la plupart des collectivistes estiment que l’individu humain est modelé extérieurement par d’autres – pour eux l’individu est x “construit” par le “collectif” » (POI, p.12). Au fond, Brown rejette le collectivisme – non pas seulement le socialisme d’État, mais le collectivisme en soi – à travers le bobard libéral selon lequel une société collectiviste entraîne la subordination de l’individu au groupe. Son extraordinaire idée que "la plupart des collectivistes" ont considéré les individus comme "de simples débris humains flottants et rejetés sur les rivages du courant de l’histoire" (POI, p.12) en est un bon exemple. Telle était certainement la position de Staline, ainsi que de nombreux bolcheviques, avec leur réification des forces sociales au détriment des désirs et des volontés individuelles. Mais les collectivistes en soi ? Devons-nous ignorer les traditions généreuses du collectivisme qui cherchèrent à élaborer une société harmonieuse, démocratique et rationnelle ? – disons les conceptions de William Morris, ou de Gustave Landauer. Qu’en est-il de Robert Owen, des fouriéristes, des socialistes libertaires et démocratiques, des premiers sociaux-démocrates, même de Karl Marx et de Pierre Kropotkine ? Je ne suis pas sûr que "la plupart des collectivistes", même ceux qui sont anarchistes, accepteraient le déterminisme brut que Brown attribue aux interprétations sociales de Marx. En créant des “collectivistes” caricaturaux, mécanistes intransigeants, Brown oppose de manière rhétorique un mystérieux individu auto génétiquement constitué, d’un côté, à un collectif omnipotent, supposé oppressif, voire totalitaire, de l’autre. Brown, en fait, exagère le contraste entre “l’individualisme existentiel” et "la plupart des collectivistes" – à un point tel que ses arguments semblent au mieux peu judicieux, au pire louches.

Il est évident que, contrairement à ce qu’affirme la tonitruante introduction Contrat Social de Jean-Jacques Rousseau, les gens ne sont pas "nés libre", et encore moins autonomes. En fait, bien au contraire, ils sont nés fortement dépendants et visiblement hétéronomes. La liberté, l’indépendance et l’autonomie dont les individus jouissent les gens à une période historique donnée sont le produit de longues traditions sociales, et, oui, d’un progrès collectif – sans nier pour autant que les individus jouent un rôle important dans ce développement, qu’ils soient obligés de le faire, d’ailleurs, si ils souhaitent être libres.

L’argument de Brown conduit à une conclusion étonnement simpliste. " Ce n’est pas le groupe qui donne forme à l’individu ", nous dit-on, "mais plutôt les individus qui donne forme et contenu au groupe. Un groupe n’est qu’une collection d’individus, rien de plus, rien de moins ; il n’a pas de vie ou de conscience propre" (POI, p.12). Non seulement cette incroyable formulation ressemble à la célèbre déclaration de Margaret Thatcher selon laquelle il n’y a pas de société mais seulement des individus ; cela atteste d’une myopie sociale positiviste, en fait naïve, dans laquelle l’universel est entièrement séparé du concret. On aurait pu penser que Aristote avait résolu le problème lorsqu’il réprimanda Platon pour avoir créé un domaine de “formes” ineffables qui existeraient séparément de leurs copies tangibles et imparfaites.

Il reste vrai que les individus ne forment jamais de simples “collections” (sauf peut-être dans le cyberespace). Tout au contraire justement, même lorsqu’ils semblent atomisés et dissociés , ils sont sont profondément déterminés par les relations qu’ils établissent ou sont obligés d’établir entre eux, en vertu de leur existence même en tant qu’êtres sociaux. L’idée qu’un collectif – et par extrapolation,une société – n’est qu’une "collection d’individus, rien de plus, rien de moins" présente un ‘aperçu’ de la consociation humaine qui est à peine libérale mais, aujourd’hui particulièrement, potentiellement réactionnaire.

En identifiant de manière insistante le collectivisme à un implacable déterminisme social, Brown créé elle-même un “individu” abstrait, quelqu’un qui n’est pas même existentiel au sens strict du terme. L’existence humaine présuppose a minima, les conditions sociales et matérielles nécessaires à l’entretien de la vie, de la raison, de l’intelligence et des échanges ; et les qualités affectives que Brown considère comme essentielles pour sa forme volontariste de communisme : l’attention, le souci, le partage. Manquant de la riche articulation des relations sociales au sein desquelles les gens sont immergés depuis la naissance, en passant par l’âge adulte, jusqu’à la vieillesse, une "collection d’individus" telle que Brown la nomme ne serait, pour le dire abruptement, pas une société du tout. Ce serait littéralement une "collection", au sens thatchérien, de monades égoïstes. Supposés achevés par eux-mêmes, ces individus seraient, par inversion dialectique, extrêmement dépersonnalisés faute d’un but autre que la satisfaction de leurs besoins et de leurs plaisirs – qui sont eux-mêmes, aujourd’hui en tout cas, souvent orchestrés socialement.

Reconnaître que les individus se déterminent par eux-mêmes et qu’ils possèdent un libre arbitre ne nécessite pas pour autant que nous rejetions le collectivisme, étant donné qu’ils sont également capables de développer une conscience des conditions sociales sous lesquelles ces potentialités éminemment humaines sont exercées. Le gain de la liberté repose en partie sur des faits biologiques, comme le sait tout un chacun ayant élevé un enfant ; et en partie sur des faits sociaux, comme le sait tout un chacun qui vit dans une collectivité. L’individualité n’éclot pas dans l’être ex nihilo. Tout comme l’idée de liberté, elle a une longue histoire sociale et psychologique.

Laissé à lui-même, l’individu perd les amarres sociales indispensables, qui sont la raison pour laquelle un anarchiste attache de l’importance à l’individualité : une capacité de penser, n"e en grande partie des échanges ; l’outil émotionnel qui nourrit la rage contre le manque de liberté ; la sociabilité qui motive le désir d’un changement radical ; et le sens des responsabilités qui engendre l’action sociale.

En fait, la thèse de Brown présente des implications dérangeantes pour l’action sociale. Si “l’autonomie” individuelle l’emporte sur un quelconque engagement en faveur d’une “collectivité”, il n’y a aucune base que ce soit pour une institutionnalisation sociale, la prise de décision, ou même une coordination administrative. Chaque individu, indépendant dans son “autonomie”, est libre de faire ce qui lui plaît – vraisemblablement, en suivant la vieille formule libérale, tant qu’il ou elle n’empiète pas sur “l’autonomie” des autres. Même la prise de décisions démocratique est rejetée car autoritaire. "Une règle démocratique est tout de même une règle" nous avertit Brown. "Bien qu’elle permette à plus d’individus de participer au gouvernement qu’une monarchie ou une dictature totalitaire, elle implique néanmoins fondamentalement la répression des volontés de quelques uns. Cela rentre évidemment en contradiction avec l’individu existentiel, qui se doit de maintenir l’intégrité de sa volonté afin d’être libre existentiellement " (POI, p.53). En fait, la volonté individuelle autonome est à ce point transcendantalement sacro-sainte, aux yeux de Brown, qu’elle cite en l’approuvant la déclaration de Peter Marshall qui, selon les principes anarchistes, affirme que « la majorité n’a pas plus le droit de dicter quoi que ce soit à la minorité, même à une minorité d’un seul individu, que la minorité à la majorité » (POI, p.140).

Dénigrer les procédures de démocratie directe discursives et rationnelles de prises de décisions collectives comme ‘dictées’ et 'dirigées’ accorde le droit à une minorité d’ego d’annuler la décision de la majorité. Mais le fait reste qu’une société libre sera démocratique ou ne sera pas. Dans la situation existentielle même, si vous le voulez, d’une société anarchiste – une démocratie directe libertaire – les décisions seront évidemment prises à la suite d’une discussion ouverte. Après cela, la minorité suite au vote – même un seul individu – aura toute opportunité de présenter des arguments contradictoires pour essayer de faire changer cette décision. La prise de décision par le consensus, à l’inverse, rejette le dissensus en cours – le processus primordial pour un dialogue continuel, le désaccord, la mise et la remise en question, sans lesquelles la créativité sociale ou individuelle serait impossible.

Si il y a un fonctionnement qui garantisse qu’une prise de décision importante puisse soit être manipulée par une minorité, soit se voir avortée complètement, c’est celui basé sur le consensus Quoi que ce soit, fonctionnant sur la base du consensus, permet qu’une prise de décisions importante puisse soit être manipulée par une minorité, soit ne s’effondre complètement. Et les décisions prises incarneront le plus petit dénominateur commun des opinions émises, et constitueront le niveau le moins créatif de l’accord. Je parle ici à partir d’une longue et douloureuse expérience d’utilisation du consensus au sein de la Clamshell Alliance [8] dans les années 1970. Au moment précis où ce mouvement antinucléaire quasi-anarchiste était au sommet de sa lutte, avec des milliers d’activistes, il fut détruit par la manipulation d’une minorité du procédé de consensus . La “tyrannie de l’absence de structure” que la prise de décisions par consensus produisit a permis à une poignée de personnes bien organisées de contrôler les nombreux indécis, désinstitutionnalisés, et largement désorganisés au sein du mouvement.

Le consensus demandé à cor et à cri, il n’était pas non plus possible au dissensus d’exister et de stimuler une discussion créative, qui aurait alimenté l’expression créative d’idées susceptibles de déboucher sur de nouvelles perspectives sans cesse élargies. Dans toute collectivité, le dissensus – et les individus dissidents – l’empêche de stagner. Des mots péjoratifs tels que “dicter” et “diriger” s’applique précisément au silence forcé des dissidents, pas à l’exercice de la démocratie ; ironiquement, c’est la “volonté générale” consensuelle qui pourrait bien, dans la phrase mémorable de Rousseau issue du Contrat Social, "forcer les hommes à être libres."

Loin d’être existentiel au sens premier du terme, “l’individualisme existentiel” de Brown traite de l’individu de façon a-historique. Elle réduit l’individu à une catégorie transcendantale, tout comme l’avait fait Robert K. Wolff dans les années 1970, en faisant étalage de ses concepts kantiens de l’individu dans sa douteuse Défense de l’Anarchisme. Les facteurs sociaux qui interagissent avec l’individu pour en faire un être réellement volontaire et créatif sont englobées dans des abstractions morales transcendantales qui, étant donné leur existence purement intellectuelle, “existent” hors de l’histoire et de la praxis.

En alternant le transcendantalisme moral et le positivisme simpliste dans son approche des relations de l’individu au collectif, l’exposé de Brown s’emboîte aussi maladroitement que le créationnisme avec l’évolution. La riche histoire et dialectique qui montrent comment l’individu fut largement formé par, et interagit avec, un développement social sont absentes de son travail. Éparpillée et étroitement analytique dans nombres de ses vues, Brown offre un cadre parfait pour une notion d’autonomie aux antipodes de la liberté sociale. Avec “l’individu existentiel” d’un côté, et une société consistant en “une collection d’individus” et rien de plus de l’autre, le fossé entre autonomie et liberté devient infranchissable.

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[1] The Political Philosophy of Bakunin, G. P. Maximoff editor (Glencoe, Ill.: Free Press, 1953), p. 144
[2] Political Philosophy of Bakunin, p. 158.
[3] Pierre Kropotkine, article “Anarchisme” de l’Encyclopaedia Britannica, in Kropotkin's Revolutionary Pamphlets, ed. Roger N. Baldwin (New York: Dover Publications, 1970), p.285-87.
[4] Katinka Matson, ‘Preface’, The Psychology Today Omnibook of Personal development
[5] Michel Foucault, The History of Sexuality, vol. 1
[6] Paul Goodman, chapitre 'Politics Within Limits,' in Crazy Hope and Finite Experience: Final Essays of Paul Goodman, éd. Taylor Stoehr (San Francisco: Jossey-Bass, 1994), p. 56
[7] : L. Susan Brown, The Politics of Individualism (Montréal: Black Rose Books, 1993). L’engagement flou de Brown en faveur de l’anarcho-communisme du communisme libertaire semble d’avantage dériver d’une préférence viscérale que de son analyse.
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Anarchisme Social et Anarchisme Lifestyle II

Messagede digger » 03 Aoû 2013, 16:45

4. L'anarchisme comme chaos

Quoi que puissent être les propres préférences de Brown, son livre reflète et fournit les prémisses de l’éloignement des anarchistes euro-américains de l'anarchisme social et de leur rapprochement avec l'anarchisme individualiste ou lifestyle. En fait, l'anarchisme lifestyle trouve aujourd'hui sa principale expression dans les graffiti à la bombe de peinture, dans le nihilisme post-moderniste, l'anti-rationalisme, le néo-primitivisme, l'anti-technologisme, le "terrorisme culturel " néo-situationniste, le mysticisme, et une "pratique " de mise en scène d' "l'insurrections personnelles" foucaldiennes.

Ces postures à la mode, dont quasiment toutes suivent les modes yuppies du moment, sont individualistes dans le sens important où elles sont antithétiques avec le développement d’organisations sérieuses, une pratique politique radicale, un mouvement social engagé, et une pertinence programmatique. Plus orienté vers la "réalisation personnelle" de soi que vers la réalisation du changement social radical, ce courant parmi les anarchistes lifestyle est particulièrement nocif du fait que son "orientation introspective" [turning inward] , comme l'a appelé Katinka Matson, prétend être une politique – mais de celle qui ressemble à la "politique de l'expérience" de R.D Laing. Le drapeau noir, que les anarchistes sociaux révolutionnaires levèrent dans les luttes insurrectionnelles en Ukraine et en Espagne, devient maintenant un sarong mondain pour la délectation du petit bourgeois chic.

L'un des exemples les plus répugnants de l'anarchisme lifestyle est la Z A.T.de Hakim Bey (alias Peter Lamborn Wilson) Z .A.T : Zone Autonome Temporaire, Anarchisme Ontologique, Terrorisme Poétique, un joyau dans la Série Nouvelle Autonomie (pas de choix accidentels de mot ici), publié par le groupe très postmoderniste Semiotext(e)/Autono'media à Brooklin. [8] Au milieu des célébrations du  "Chaos ", de  "l'Amour Fou" , de  "l'Enfant Sauvage" , du "paganisme", du "sabotage artistique", des "utopies pirates", de "la magie noire comme action révolutionnaire", du "crime" et de la "sorcellerie"  sans parler des éloges au "Marxisme-Stirnerisme", l'appel à l'autonomie est étendu jusqu’à absurde au point de sembler parodier une idéologie égocentrique et auto-fascinante.

La ZAT..se présente comme un état d'esprit, une disposition passionnément anti-rationnelle et anti-civilisationnelle, dans laquelle la désorganisation est conçue comme une forme d'art et où les graffitis supplantent les programmes. Le Bey (son pseudonyme est le mot turque pour 'chef' ou 'prince') ne mâche pas ses mots quant à son dédain pour la révolution sociale : "Pourquoi prendre la peine d'affronter un 'pouvoir' qui a perdu tout son sens et est devenu pure Simulation ? De telles confrontations n'auront pour résultat que de dangereux et affreux spasmes de violence" (TAZ, p. 128). Pouvoir entre guillemets ? Simple 'Simulation' ? Si ce qui est en train de se passer en Bosnie avec cette puissance de feu n'est que simple 'simulation', nous vivons effectivement dans un monde très sûr et confortable ! Le lecteur inquiet de la multiplication des pathologies sociales de la vie moderne pourra être réconforté par la pensée olympienne de Bey selon laquelle "le réalisme demande non seulement que nous arrêtions d'attendre 'la Révolution', mais aussi que nous arrêtions de la vouloir" (TAZ, p. 101). Est ce que ce passage nous invite à apprécier la sérénité du Nirvana ? Ou une nouvelle 'Simulation' Baudrillardienne ? Ou peut être un nouvel 'imaginaire 'Castoriadisien ?

Ayant éliminé l'objectif révolutionnaire classique de transformation de la société, le Bey se moque avec condescendance de ceux qui risquèrent tout à cette fin: "le démocrate, le socialiste, l'idéologie rationnelle... sont sourds à la musique et manquent de tout sens du rythme » (TAZ, p. 66). Vraiment ? Est-ce que le Bey et ses acolytes ont eux-même saisi les vers et la musique de la Marseillaise et danser de manière extatique aux rythmes de la Danse des Marins Russes de Gliere ? Il y a une arrogance lassante dans le rejet par Bey de la riche culture créée par les révolutionnaires au cours des derniers siècles, en réalité par des travailleurs ordinaires dans l'ère pré-rock-'n'-roll, et pré-Woodstock.

Que quiconque entre dans le monde onirique du Bey abandonne toutes ces absurdités à propos d'engagement social. "Un rêve démocratique ? Un rêve socialiste ? Impossible" entonne ainsi le Bey avec une certitude dominatrice, "Dans le rêve nous ne sommes jamais gouvernés excepté par l'amour et la sorcellerie". (TAZ, p. 64). Ainsi les rêves d'un monde nouveau évoqués par des siècles d'idéalistes dans de grandes révolutions sont magistralement réduits par le Bey à la sagesse de son monde onirique fébrile.

Quant à un anarchisme "couvert de toile d’araignées avec son Humanisme Ethique, sa Libre Pensée, son Athéisme Musclé, et sa Logique Cartésienne Fondamentaliste brute" (TAZ,p. 52) – oubliez-le ! Le Bey ne se débarrasse pas seulement, d'un violent coup de balai, de la tradition des Lumières dans laquelle l'anarchisme, le socialisme et le mouvement révolutionnaire puisèrent leurs racines autrefois, mais ils mélangent aussi encore des pommes comme « la Logique Cartésienne Fondamentaliste » avec des oranges comme « la Pensée Libre », et « l'Humanisme Musclé » [sic] comme si ces notions étaient interchangeables ou comme si les unes présupposaient nécessairement les autres .

Bien que le Bey lui-même n'hésite jamais à faire des déclarations olympiennes et à asséner des polémiques acerbes, il n'a aucune patience avec "les idéologues querelleuses de l'anarchisme et de la pensée libertaire." (TAZ, p. 46). Proclamant que "l'Anarchie ne connaît aucun dogme" (TAZ, p. 52), le Bey immerge néanmoins son lecteur dans un dogme rigoureux s'il en est : « l'Anarchisme implique finalement l'anarchie – et l'anarchie est le chaos » (TAZ, p. 64). Ainsi parlât Le Seigneur : "Je Suis Celui Qui Est" – et Moïse trembla devant la parole divine !

De fait, dans un accès de narcissisme maniaque, le Bey décrète que c'est le soi omni-possessif, l'immense 'Je', le Grand 'moi' , qui est souverain : « chacun de nous [est] le gouvernant de sa propre chair, de ses propres créations – et de toutes autres choses dont nous emparer et garder ". Pour le Bey, les anarchistes et les rois – et les beys – deviennent indifférenciables, dans la mesure où ils sont tous des autarchistes:

"Nos actions sont justifiés par décret et nos relations sont déterminées par des traités avec les autres autarchistes. Nous faisons les lois pour nos propres domaines – et les chaines de la loi ont été brisées. A présent peut-être survivons nous comme simples Imposteurs – mais même ainsi nous pouvons saisir quelques instants, quelques mètres carrés de réalité sur laquelle imposer notre volonté absolue, notre royaume. L'Etat c'est moi … Si nous sommes limités par quelque éthique ou morale, cela doit être celle que nous avons imaginé nous-mêmes " (TAZ, p. 67).

L'Etat, c'est moi ? En plus du Bey, je peux penser à au moins deux autres personnes de ce siècle qui ont joui de ces amples prérogatives : Joseph Staline et Adolf Hitler. Le reste de nous autres mortels, riches comme pauvres, partageons, comme l'a dit Anatole France, l'interdiction de dormir sous les ponts de la Seine. Si le  "Sur l'Autorité" de Friedrich Engels, avec sa défense de la hiérarchie, représente une forme bourgeoise du socialisme, la ZA T et ses rejetons représentent une forme bourgeoise de l'anarchisme. "Il n'y a pas de devenir", nous dit le Bey, "pas de révolution, pas de lutte, pas de chemin; [si] vous êtes déjà le monarque de votre peau – votre liberté inviolable attend d'être complétée uniquement par l'amour d'autres monarques : une politique du rêve, insistante comme le bleu du ciel" – mots qui pourraient être inscrits sur la bourse de New York comme credo de l'égoïsme et de l'indifférence sociale" (TAZ, p. 4).

Cette opinion ne va évidemment pas plus rebuter les boutiques de la 'culture' capitaliste que les cheveux longs, barbes, et jeans n'ont rebuté le monde de la haute couture. Malheureusement, beaucoup trop de gens dans ce monde – aucunes 'simulations' ni 'rêves' – ne possèdent pas même leur propre peau, comme les prisonniers enchainés ensemble et en prisons peuvent en attester dans les termes les plus concrets. Personne ne s'est jamais évadé du royaume terrestre de la misère grâce à une 'politique des rêves' exceptés les petits bourgeois privilégiés, qui pourront trouver agréables les manifestes du Bey surtout dans des moments d'ennui.

Pour le Bey, en fait, même les insurrections révolutionnaires classiques n'offrent pas beaucoup plus qu'un pied personnel, évoquant les «  expérience limites » de Foucault. "Un soulèvement est comme une 'expérience culminante'" nous assure-t-il (TAZ, p. 100). Historiquement, "quelques anarchistes... prirent part à toutes sortes de soulèvements et révolutions, même communistes et socialistes", mais c'était "parce qu'ils trouvèrent dans le moment de l'insurrection même le genre de liberté qu'ils cherchaient. Ainsi, alors que l'utopie a jusqu'ici toujours échoué, les anarchistes individualistes ou existentialistes ont réussi dans la mesure où ils ont atteint (même brièvement) la réalisation de leur volonté de puissance dans la guerre" (TAZ, p. 88). Le soulèvement des travailleurs autrichiens de février 1934 et la guerre civile d'Espagne de 1936, je peux en attester, était plus que des "moments d'insurrections" orgiaques, mais des luttes implacables menées avec une gravité désespérée et un élan magnifique, contrairement à toutes épiphanies esthétiques.

L'insurrection ne devient néanmoins pour le Bey pas beaucoup plus qu'un 'trip' psychédélique, alors que le Surhomme Nietzschéen, que le Bey approuve, est un "esprit libre" qui dédaignerait perdre son temps avec de l'agitation pour des réformes, des actions revendicatives, des rêves visionnaires, et toute sorte de "martyr révolutionnaire". Apparemment les rêves sont o.k tant qu'ils ne sont pas "visionnaires" (lire : socialement engagé); le Bey préférerait plutôt "boire du vin" et connaître une "épiphanie privée" (TAZ, p. 88), ce qui ne suggère pas beaucoup plus que de la masturbation mentale, libérée à coup sûr des contraintes de la logique Cartésienne.

Cela ne devrait pas nous surprendre d'apprendre que le Bey préfère les idées de Max Stirner, qui "ne fait appel à aucune métaphysique mais octroie à l'Unique [c’est à dire, l'Ego] un certain absolu" (TAZ, p. 68). Bien sûr, le Bey trouve que "il manque un ingrédient chez Stirner" : "un concept pertinent d'état de conscience non-ordinaire" (TAZ, p. 68). Apparemment Stirner est un peu trop un rationaliste pour le Bey. « L'orient, l'occulte, les cultures tribales possèdent des techniques mystiques qui peuvent être 'appropriées' d'une manière vraiment anarchistes... Nous avons besoin d'un genre pratique 'd'anarchisme mystique'... une démocratisation du chamanisme, ivre et serein." (TAZ, p. 63). Ainsi le Bey appelle ses disciples à devenir des "sorciers" et suggère qu'ils utilisent le « l’Envoûtement du Djinn Noir Malais ».

Qu'est ce, au final, qu'une « zone autonome temporaire » ? "La TAZ est comme un soulèvement qui n'affronte pas directement l'Etat, une opération de guérilla qui libère une zone (de terre, de temps, d'imagination) et se dissout ensuite elle-même, pour se reformer ailleurs/à un autre moment, avant que l'Etat ne l'écrase » (TAZ, p. 101). Dans une TAZ nous pouvons "réaliser beaucoup de nos vrais Désirs, même si ce n'est que pour une saison, une brève Utopie pirate, une zone libre dans le vieux continuum de l'Espace/Temps" (TAZ, p. 62). "Des ZAT potentielles" incluent  "le regroupement tribal dans le style des sixties, "le conclave de la forêts des éco-saboteurs, La Beltaine idyllique des néo-païens, des conférences anarchistes, et des cercles de fééries gay", sans parler des "nightclubs, des banquets", et du "bon vieux pique-nique libertaire" – rien de moins ! (TAZ, p. 100). Ayant été membre de la Ligue Libertaire dans les années 1960, j'aurais aimé voir le Bey et ses disciples apparaître à un "bon vieux pique-nique libertaire" !

Si éphémère, si évanescente, si ineffable est la ZAT par contraste avec l'Etat et la bourgeoisie formidablement stable que "aussitôt que la ZAT est nommée... elle doit disparaître, elle va disparaître... pour surgir de nouveau ailleurs" (TAZ, p. 101). Une TAZ, en effet, n'est pas une révolte mais précisément une simulation, une insurrection vécue dans l'imagination d'un cerveau juvénile, une retraite sûre dans l'imaginaire. En effet, déclame le Bey: "Nous recommandons [la ZAT] car elle peut procurer la qualité de l'épanouissement sans nécessairement [!] conduire à la violence et au martyr" (TAZ, p. 101). Plus précisément, comme un 'happening' de Andy Warhol, une ZAT est un événement passager, un orgasme momentané, une expression fugace de la "volonté de puissance" qui est, en fait, évidemment impuissante dans sa capacité à laisser une quelconque empreinte sur la personnalité, la subjectivité, et même l’auto-formation de l'individu et encore moins sur le façonnage des évènements et de la réalité.

Etant donné la qualité évanescente d'une ZAT , les disciples du Bey peuvent jouir du privilège éphémère de vivre une "existence nomade", car "le vagabondage peut en un sens être une vertu, une aventure" (TAZ, p. 130). Hélas, le vagabondage peut être une "aventure" quand on a une maison confortable où retourner, alors que le nomadisme est le luxe distinctif de ceux qui peuvent se permettre de vivre sans gagner leur vie. La plupart des hoboes nomades dont je me souviens si bien lors de l’époque de la Grande Dépression enduraient une vie désespérée de faim, de maladies et d'indignité et mourraient souvent prématurément – comme ils le font toujours, aujourd'hui, dans les rues de l'Amérique urbaine. Les quelques-uns de type gitan semblaient apprécié la "vie de la route" étaient au mieux idiosyncrasiques, au pire tragiquement névrotiques. Je ne peux pas ignorer non plus une autre "insurrection" que le Bey propose: nommément, "l'illettrisme volontaire" (TAZ, p. 129). Bien qu'il le propose comme une révolte contre le système éducatif, son effet le plus séduisant pourrait être de rendre les diverses injonctions ex cathedra du Bey inaccessibles à ses lecteurs.

Il n'y a peut être pas de meilleure description du message de la ZATque celle qui est parue dans la Whole Earth Review, dont les critiques ont souligné que le pamphlet du Bey "est en train de devenir rapidement la bible contre-culturelle des années 1990... Alors que beaucoup de concepts de Bey ont une affinité avec les doctrines de l'anarchisme" la revue assure à sa clientèle yuppie qu'il se démarque ostensiblement de la rhétorique habituelle sur le renversement du gouvernement. En lieu et place, il préfère la nature changeante du 'soulèvement', qui, croit Bey, procure "des moments d'intensité [qui peuvent] donner forme et sens à la vie entière. Ces poches de liberté, ou zones autonomes temporaires, permettent à l'individu d'échapper aux grilles schématiques du Grand Gouvernement et de vivre occasionnellement dans des mondes où il ou elle peut faire brièvement l'expérience de la liberté totale ». [9]

Il y a un mot Yiddish intraduisible pour tout cela : nebbich ! [Pitié!] Pendant les années 1960, le groupe affinitaire Up Against The Wall Motherfuckers a propagé une confusion, une désorganisation, et un "terrorisme culturel" similaire, pour disparaître de la scène politique peu après. D’ailleurs, quelques uns de ses membres sont entrés dans le monde commercial, professionnel et des classes moyennes qu'ils avaient précédemment déclaré dédaigner. Ce comportement n'est pas non plus uniquement américain. Comme un 'vétéran' français de Mai-Juin 1968 l'a dit cyniquement : « On s’est amusé en 68, et maintenant il est temps de grandir ». Le même cycle abêtissant, avec des A cerclés, se répéta pendant la révolte grandement individualiste des jeunes à Zurich en 1984, pour se terminer ave la création du Parc des Aiguilles, un lieu de prédilection pour la cocaïne et de crack établi par la municipalité pour autoriser les jeunes toxicomanes à se détruire eux-mêmes légalement.

La bourgeoisie n'a rien à craindre de tels discours lifestyle. Avec son aversion pour les institutions et les organisations de masse, son orientation largement subculturelle, sa décadence morale, sa célébration de la fugacité, et son rejet des programmes, ce genre d'anarchisme narcissique est socialement inoffensif, souvent seulement une soupape de sécurité pour le mécontentement envers l'ordre social établi. Avec le Bey, l'anarchisme lifestyle se détache de tout activisme social sérieux et d'un engagement tenace envers des projets durables et créatifs et se dissout en prise de panards, dans un nihilisme postmoderne, et en une conception vertigineuse nietzschéenne de supériorité élitiste.

Le prix à payer pour l'anarchisme, s'il permet à cette pâtée de remplacer les idéaux libertaires du passé, pourrait être énorme. L'anarchisme égocentrique du Bey, avec son retrait postmoderne dans l'"autonomie » individuelle", les "expériences limites"foucaldiennes, et l' "extase" néo-situationniste, menace de rendre le mot anarchisme politiquement et socialement inoffensif – une simple lubie pour la titillation du petit bourgeois de tous âges.

5. Anarchisme mystique et irrationnel

La ZAT de Bey n’est pas la seule, loin s’en faut, dans son appel à l’incantation, voire au mysticisme. Etant donné leur mentalité datant d’avant Adam et Eve, de nombreux anarchistes se dirigent facilement vers un antirationnalisme sous ses formes les plus ataviques. Examinons 'The Appeal of Anarchy,'qui occupe la totalité de la dernière page d’un numéro récent de Fifth Estate (été 1989). 'L’Anarchie,' lisons-nous, reconnaît l’imminence de la libération totale [rien de moins!] et, comme signe de votre liberté, soyez nu-e-s pendant vos rites.' Nous sommes exhortés à ‘danser, chanter, rire, festoyer, jouer ,' -- et quelqu’un, à l’exception d’un prude momifié, pourrait-il s’élever contre ces plaisirs rabelaisiens ?

Mais malheureusement, il y a un hic. L’Abbaye de Thélème de Rabelais, dont semble s’inspirer Fifth Estate, était emplie de serviteurs, cuisiniers, garçons d’écurie et artisans, sans le dur travail desquels les aristocrates complaisants de cette utopie pour classe supérieure seraient morts de faim, regroupés nus dans les couloirs désormais froids de l’abbaye. Bien sûr, le 'Appeal of Anarchy' de Fifth Estate devait avoir à l’esprit une version sensiblement plus simple de l’Abbaye de Thélème et son ‘festin’ devait davantage faire référence au tofu et au riz qu’au perdreau farci truffé et aux truffes savoureuses. Mais même, -- sans avancées technologiques majeures pour libérer les gens du travail, pour avoir même du tofu et du riz sur la table, comment une société basée sur cette version de l’anarchie espère-t’elle ‘abolir toute autorité’, ‘partager en commun toute chose’ , festoyer, courir nus, danser et chanter?

Cette question est particulièrement pertinente en ce qui concerne Fifth Estate. Ce qui est frappant dans cette revue, c’est le culte primitiviste, pré-rationnel, anti-technologique et anti-civilisationnel au cœur de ses articles. Ainsi, l’"Appel" de Fifth Estate invite t’il les anarchistes à 'former le cercle magique, à entrer dans la transe de l’extasie, à se repaitre de l’incantation qui chasse tous les pouvoirs' – précisément les techniques magiques que les shamans (que glorifie au moins un de ses auteurs) dans les sociétés tribales, pour ne pas citer les prêtres des sociétés plus développées, ont utilisés depuis des siècles pour gagner un statut de hiérarques et contre lesquels la raison a du se battre depuis longtemps pour libérer l’esprit humain de ses mystifications qu’il s’est lui-même créé. 'Chasser tous les pouvoirsr'? D’un autre côté, il y a une touche de Foucault ici, qui a toujours nié la nécessité d’établir des institutions clairement habilitées à s’autogérer face au pouvoir actuel des institutions capitalistes et hiérarchiques-- nécessaires pour la réalisation d’une société dans laquelle le désir et l’extase peuvent s’épanouir pleinement dans un réel communisme libertaire.

L’hymne ‘extatique’ séduisante de Fifth Estate à l’anarchie, si dépourvue de contenu social-- toutes ses floritures rhétoriques à part – pourrait facilement être utilisé comme poster sur les murs d’une boutique chic, ou au dos d’une carte de voeux. Des amis qui se sont rendus récemment à New York City m’ont fait savoir, en fait, qu’un restaurant aux tables recouvertes de lin, aux menus assez chers et accueillant une clientèle yuppie sur St. Mark's Place dans le Lower East Side – un champ de bataille des années 1960 – est nommé Anarchie. Ce parc d’engraissement pour petits bourgeois possède une reproduction de la célèbre fresque italienne, Quarto Stato, qui montre des travailleurs insurgés fin de siècle marchant contre un patron invisible ou peut-être un poste de police. L’ anarchisme lifestyle, semble t’il, peut facilement devenir un mets de choix consumériste. Le restaurant, m’a t’on dit, a aussi des agents de sécurité, sans doute pour empêcher d’entrer la canaille locale qui figure sur la fresque.

Le prudent, "privatistique", hédoniste, et même confortable, anarchisme lifestyle peut aisément offrir un verbiage apte à pimenter les modes de vie rangées bourgeoises de timides rabelaisiens. Comme 'l’art situationniste' que le MIT a présenté il y a quelques années de cela pour la délectation d’une avant-garde petite bourgeoise, il n’offre rien de plus qu’une image affreusement ‘bête et méchante’ de l’anarchisme -- ou devrais-je dire, un simulacre – comme celles qui fleurissent le long de la côte Pacifique et qui s’étendent vers l’Est. L’Industrie de l’Extase, pour sa part ne réussit que trop bien sous le capitalisme contemporain et pourrait aisément absorber les techniques des anarchistes lifestyle pour améliorer une image de méchants commercialisable. La contreculture qui a autrefois choqué la petite bourgeoisie avec ses cheveux longs, ses barbes, ses habits, sa liberté sexuelle et son art, a été depuis longtemps éclipsée par des entrepreneurs bourgeois dont les boutiques, cafés, clubs, et même camps nudistes engendrent des affaires florissantes ; comme en témoignent les nombreuses publicité torrides dans le Village Voice et autres revues semblables.

En fait, les opinions ouvertement irrationnels de Fifth Estate ont des implications très troublantes. Sa célébration viscérale de l’ imagination, de l’extase et de la ‘primitivité' ne remet pas seulement en question ouvertement l’efficience rationnelle mais aussi la raison elle-même. La page de couverture du numéro de l’Automne/Hiver 1993 représente le très incompris Caprice 43 'Il sueno de la razon produce monstros' ('Le sommeil de la raison produit des monstres') de Francisco Goya. Le personnage endormi de Goya est montré affalé sur son bureau devant un ordinateur Apple. La traduction anglaise par Fifth Estate de la citation de Goya déclare, 'L’illusion de la raison produit des monstres,' sous-entendant que les monstres sont un produit de la raison elle-même. En fait, Goya signifiait explicitement, comme ses propres commentaires l’indiquent, que les monstres de la gravure sont produits par le sommeil de la raison et non par l’illusion de celle-ci. Comme il l’écrit dans son propre commentaire : 'L’imagination, désertée par la raison, engendre d’insupportables monstres. Unie à la raison, elle est la mère de tous les arts et la source de leurs émerveillements.(10) En dépréciant la raison, cette revue anarchiste lunatique entre en collusion avec quelques-uns des aspects les plus lugubres de la réaction néo-heideggerienne d’aujourd’hui.

6. Contre la technologie et la civilisation

Encore plus troublants sont les écrits de George Bradford (alias David Watson),l’un des principaux théoriciens de Fifth Estate, sur les horreurs de la technologie – en tant que telle visiblement. La technologie, semblerait-il, détermine les relations sociales plutôt que l’inverse, une notion qui se rapproche plus du marxisme commun que, disons, de l’écologie sociale. "La technologie n’est pas un projet isolé, ni même une accumulation de connaissances techniques,' nous dit Bradford dans 'Stopping the Industrial Hydra' (SIH), ‘qui est déterminée par une sphère séparée et plus fondamentale de ‘relations sociales’. Les techniques de masse sont devenues, dans les mots de Langdon Winner, des 'structures dont les conditions de fonctionnement demandent de restructurer leur environnement’, et donc des relations sociales mêmes qui le détermine. Les techniques de masse – un produit des premières formes archaïques des hiérarchies -- ont aujourd’hui dépassé les conditions qui les ont engendrées, en acquérant une vie autonome. . . . Elles offrent, ou sont devenues, une sorte d’environnement global et de système social,que ce soit dans leurs aspects général, individuel, ou subjectif . . . Dans une telle pyramide mécanique . . .les relations sociales et instrumentales ne font plus qu’une et se confondent.(11)

Ce corpus simpliste de notions contourne commodément les relations capitalistes qui déterminent ouvertement la manière selon laquelle la technologie sera utilisée et ce qu’elle est présumée être. En reléguant les relations sociales à quelque chose de moins fondamentale – au lieu de souligner l’importance proéminente du processus productif dans lequel est utilisée la technologie-- Bradford confère aux machines et aux ‘techniques de masse’ une autonomie mystique , qui comme l’ hypostasisation staliniste de la technologie, a servi à des fins totalement réactionnaires. L’idée que la technologie a une vie propre est profondément enracinée dans le romantisme conservateur allemand du siècle dernier et dans les écrits de Martin Heidegger et de Friedrich Georg Jûnger, qui ont nourri l’idéologie nationale socialiste, peu importe la manière dont les nazis ont mis en pratique cette idéologie anti-technologique.

Vu en termes d’idéologie contemporaine, ce bagage idéologique se caractérise par l’affirmation, si répandue aujourd’hui, que les machines automatisées nouvellement développées entraînent soit la perte des emplois, soit intensifient l’exploitation des personnes-- les deux étant des faits indéniables mais étant ancrés précisément dans les relations sociales de l’exploitation capitaliste, et non dans les avancées technologiques en elles-mêmes. En termes clairs: 'les coupes'aujourd’hui ne sont pas le fait des machines mais de bourgeois avares qui utilisent ces machines pour remplacer le travail et l’exploiter plus intensément. En réalité, les mêmes machines que les bourgeois emploient pour réduire ‘les coûts du travail’ pourraient, dans une société rationnelle, libérer les êtres humains des tâches abrutissantes pour des activités plus créatives et gratifiantes.

Il n’y a pas de preuve que Bradford soit un familier de Heidegger ou Jünger; il semble plutôt tirer son inspiration de Langdon Winner et Jacques Ellul, ce dernier que Bradford cite avec un air approbateur : 'c'est la cohérence technicienne qui fait maintenant la cohérence sociale . . . . la technologie en soi n’est pas seulement un moyen, mais un univers de moyens -- au sens premier de Universum: à la fois exclusif et total' (cité dans SIH, p. 10).

Dans "The Technological Society",son livre le plus célèbre, Ellul a émis la thèse austère que le monde et notre façon de l’appréhender sont modelés par les outils et les machines (la technique). Ignorant toute explication sociale de comment est née cette’société technologique’ le livre de Ellul se termine en n’offrant aucun espoir, sans aucune perspective pour guérir l’humanité de sa totale absorption par la technique. En réalité, même un humanisme qui cherche à maîtriser la technologie pour qu’elle réponde aux besoins humains est réduite, selon lui, à ‘un vœux pieux sans la moindre chance d’influencer l’évolution technologique.' (12) Et à juste titre, une vision si déterministe est suivie de sa conclusion logique.

Heureusement, cependant, Bradford nous fournit une solution: 'commencer à démanteler immédiatement toutes les machines' (SIH, p. 10). Et il ne tolère aucun compromis avec la civilisation, mais répète fondamentalement les clichés anti-civilisationnels et anti-technologiques quasi mystiques qui apparaissent dans certains cultes environnementaux New Age. La civilisation moderne, nous dit-il, est une ‘matrice de forces,' incluant 'des relations matérialistes, des communications de masse, l’urbanisation et des techniques de masse, ainsi que . . . des états nucléaires-cybernétiques imbriqués et rivaux,' tout cela convergeant vers une 'mégamachine globale' (SIH, p. 20). 'Les relations matérialistes,'note t’il dans son essai 'Civilization in Bulk' (CIB), font partie intégrante de cette 'matrice de forces,' au sein de laquelle la civilisation est une 'machine' qui a été un ' camp de travail dès ses origines,' une ' pyramide rigide de hiérarchies empilées,' 'un quadrillage élargissant le territoire du non organique,' et une ' progression linéaire à partir du vol du feu par Prométhée jusque au Fonds Monétaire International.' (13) En conséquence, Bradford réprimande le livre inepte de Monica Sjoo et Barbara Mor, The Great Cosmic Mother: Rediscovering the Religion of the Earth – non pas pour son théisme atavique et régressif, mais parce que les auteures ont mis le mot civilisation entre guillemets – aune pratique qui 'reflète la tendance de ce livre fascinant [!] a proposer une alternative ou une perspective inversée à la civilisation plutôt que de mettre en question ce terme dans sa globalité' (CIB, note de bas de page 23). On peut supposer que c’est Prométhée qui doit être blâmé, et non ces deux Mères-Terres, dont le traité sur les déités chthoniennes, avec tous ses compromis envers la civilisation, est ‘fascinant’.

Aucune référence à la mégamachine ne serait complète, pour sûr, sans citer la complainte de Lewis Mumford sur ses effets sociaux. En réalité, il faut noter que de tels commentaires ont mal interprété en général les intentions de Mumford. Celui-ci n’était pas contre la technologie, comme Bradford et d’autres aimeraient nous le faire croire; ni il n’était en aucun sens du terme un mystique qui aurait trouvé à son goût le primitivisme anti-civilisationnel de Bradford.A ce sujet, je peux parler à partir d’une connaissance personnelle des opinions de Mumford, pour avoir conversé un certain temps avec lui lors d’une conférence à l’université de Pennsylvanie vers 1972.

Mais il suffit d’examiner ses écrits ,comme"Technics and Civilization" (TAC), que cite Bradford lui-même, pour se rendre compte que Mumford peine à décrire ‘les instruments mécaniques' comme 'potentiellement un véhicule pour des objectifs humains rationnels.' (14) De façon répétée, en rappelant à son lecteur que les machines sont une invention humaine, Mumford souligne que la machine est 'la projection d’un aspect particulier de la personnalité humaine' (TAC, p. 317). En effet, l'une de ses fonctions les plus importantes a été de dissiper l'impact de la superstition sur l'esprit humain. ainsi: ‘Par le passé, les aspects irrationnels et démoniaques de la vie ont envahi des sphères auxquelles ils n’appartenaient pas. C’était un peu avant que l’on ne découvre que les bactéries, et non pas les brownies, étaient responsables de la coagulation du lait,et qu’un moteur a refroidissement à air était plus efficace qu’un manche à balai de sorcière pour le transport rapide longue distance. . . . Les sciences et les techniques ont raffermi notre morale: par leur austérité et leur abnégation mêmes, elles. . . jettent le mépris sur les peurs enfantines, les conjonctures et les assertions également puériles. ‘(TAC, p. 324)

Ce thème majeur dans les écrits de Mumford a été manifestement négligé par les primitivistes –en particulier son opinion que la machine a fait une ‘contribution capitale’ en promouvant ‘la technique de pensée et d’action coopérative’. Mumford n’hésite pas non plus à louer 'l’excellence esthétique de la forme de la forme de la machine . . . avant tout, peut-être la personnalité plus objective qui est née d’un rapport plus sensible et compréhensif avec ces nouveaux instruments sociaux et via leur assimilation culturelle mûrement réfléchie' (TAC, p. 324). En fait, 'la technique de création d’un monde neutre de fait, par opposition aux données brutes de l’expérience immédiate a été la grande contribution générale de la science analytique moderne' (TAC, p. 361).

Loin de partager le primitivisme explicite de Bradford, Mumford a critiqué vivement ceux qui rejetait totalement la mécanisation, et il considérait le ‘retour à un primitivisme absolu’ comme une ‘accommodation névrotique’ à la mégamachine elle-même (TAC, p. 302) , en réalité une catastrophe. ‘Plus désastreuse encore que la destruction totale des machines par les barbares, est leur menace d’éteindre ou de détourner la force motrice humaine.', a t’il observé en termes les plus durs, ‘décourageant le processus coopératif de la pensée et la recherche désintéressée à l’origine de nos réalisations techniques majeures' (TAC, p. 302). Et il exhortait: 'Nous devons abandonner nos lamentables et futiles tentatives de résister à la machine par des rechutes abrutissantes dans la sauvagerie' (TAC, p. 319).

Ces derniers travaux ne fournissent aucune preuve qu’il a changé d’opinion. De manière ironique, il désignait dédaigneusement les représentations du Living Theater et les conceptions des bandes de motards du 'Outlaw Territory' de 'Barbarisme,'et il dénigrait Woodstock comme une ' Mobilisation de Masse de la Jeunesse,' de laquelle ‘la culture actuelle uniformisée, sur-régentée, dépersonnalisée, n’avait rien à craindre.' Mumford, pour sa part, ne privilégiait ni la mégamachine, ni le primitivisme (l’ 'organique') mais plutôt la sophistication de la technologie en suivant une ligne démocratique et à l’échelle humaine. 'Notre capacité d’aller au-delà de la machine [pour une nouvelle synthèse] réside dans notre pouvoir d’assimiler celle-ci,' a- t’il observé dans "Technics and Civilization". 'Tant que nous n’avons pas assimilé les leçons de l’objectivité, du caractère impersonnel, de la neutralité, les leçons du domaine de la mécanique, nous ne pouvons pas aller plus loin dans notre développement vers l’organique le plus richement, le plus profondément humain.' (TAC, p. 363).

Dénoncer la technologie et la civilisation comme fondamentalement oppressive de l’humanité ne sert en réalité qu’à dissimuler les relations sociales particulières que privilégient les exploiteurs sur les exploités et les hiérarques sur leurs subordonnés. Plus que tout autre société oppressive du passé, le capitalisme camoufle son exploitation de l’humanité sous un déguisement de ‘fétiches’, pour reprendre la terminologie de Marx dans le Capital, et surtout, le 'fétichisme de la marchandise,' qui a été, de différentes manières -- et de façon superficielle – qui a été dépeint par les situationnistes comme 'spectacle' et par Baudrillard comme 'simulacre.' De la même manière que l’acquisition par la bourgeoisie de la plus-value est cachée par un échange contractuel salarié contre la force de travail qui n’est égal qu’en apparence, le fétichisme de la marchandise et ses mouvements dissimulent la souveraineté des relations économiques et sociales du capitalisme.

Il faut souligner ici un point crucial. Ces écrans de fumée vis à vis du public remplissent le rôle déterminant de la compétition capitaliste en provoquant les crises de notre temps. A ces mystifications, les anti-technologistes et anti-civilisationistes ajoutent les mythes de la technologie et de la civilisation comme fondamentalement oppressives, et obscurcissent ainsi les formes de relations sociales propres au capitalisme – notamment l’utilisation d’objets (marchandises, valeur d’échange, objets – employer les termes que vous voulez) pour servir de médiation aux relations sociales et dessiner le paysage techno-urbain de notre époque. De la même façon que la substitution du terme capitalisme par ‘société industrielle’ dissimule le rôle premier et précis du capital et des relations à la marchandise dans la formation de la société moderne, la substitution des relations sociales par une culture techno-urbaine, pour laquelle se prononce ouvertement Bradford, dissimule le rôle primordial du marché et de la compétition dans la formation de la culture moderne.

L’ anarchisme lifestyle, en grande partie parce qu’il se préoccupe d’un 'style' plus que de la société, glisse rapidement sur l’accumulation capitaliste, avec son enracinement dans la compétition de marché, comme source de dévastation écologique, et se focalise, comme hypnotisé, sur la rupture supposée de l’unité ‘sacrée’ ou ‘extatique’ de l’humanité envers la 'Nature' et sur le ‘désenchantement du monde’ par la science, le matérialisme et le ‘logocentrisme.'

Par conséquent, au lieu de révéler les sources des pathologies sociales et personnelles actuelles, l’anti-technologisme nous autorise de manière spécieuse, à remplacer le terme de capitalisme par celui de technologie, qui facilite fondamentalement l’accumulation du capital et l’exploitation du travail, et qui devient la cause sous-jacente de la croissance et de la destruction écologique. La civilisation, incarnée par la ville comme centre culturel, est privée de ses dimensions rationnelles, comme si la ville était un cancer incurable plutôt qu’un espace potentiel pour universaliser les relations humaines, par contraste frappant avec les limites de clocher de la vie tribale et villageoise. Les relations sociales fondamentales de l’exploitation capitaliste et de la domination sont éclipsées par des généralités métaphysiques au sujet de l’ego et de la technique, semant la confusion dans l’opinion publique quant aux causes premières des crises sociales et écologiques -- les rapports marchands qui engendrent les entremetteurs sociaux de richesse, d’industrie et de pouvoir.

Ce qui ne revient pas à nier que beaucoup de technologies sont fondamentalement autoritaires et écologiquement dangereuses, ni que la civilisation a été un bienfait dans tous les cas. Les réacteurs nucléaires, les gigantesques barrages, les complexes industriels hautement centralisés, le système manufacturier et l’industrie de l’armement-- tout comme la bureaucratie, la dégradation des milieux urbains, et les médias contemporains – ont été néfastes dès leur apparition, pratiquement. Mais les dix-huitième et dix-neuvième siècles n’ont pas eu besoin de la machine à vapeur, de l’industrie manufacturière de masse ou, au demeurant, des villes géantes et de bureaucraties envahissantes, pour déforester d’immenses zones d’Amérique du Nord ,ni pour pratiquement exterminer ses peuples indigènes ou pour éroder le sol de régions entières. Au contraire, avant même que le chemin de fer n’atteigne toutes les régions du pays, la plupart de ces dévastations avaient déjà été commises en utilisant de simples haches, des mousquets à poudre, des chariots tirés par des chevaux et des charrues à versoir.

Ce furent ces technologies primaires que l’entreprise bourgeoise – les dimensions barbares de la civilisation du siècle dernier – utilisèrent pour transformer une grande partie de la vallée de l’Ohio en terrains immobiliers spéculatifs. Dans le sud, les propriétaires de plantations avaient besoin des ‘mains’ des esclaves principalement parce que la machine à planter et à récolter le coton n’existait pas; en fait, le métayage en Amérique a disparu lors des deux dernières générations en grande partie parce que de nouvelles machines ont fait leur apparition pour remplacer le travail des métayers noirs ‘libérés’. Au dix-neuvième siècle, des paysans de l’Europe semi-féodale, en suivant l’itinéraire des rivières et des canaux, ont investi en masse les espaces sauvages américains et, sans employer de méthodes particulièrement anti-écologiques, ont commencé à produire les céréales, qui, plus tard, ont propulsé le capitalisme américain vers l’hégémonie économique mondiale.
Dit abruptement: ce fut le capitalisme – la relation à la marchandise poussée jusqu’à ses pleines dimensions historiques – qui a ^produit la crise environnementale explosive de notre époque, en commençant par les marchandises artisanales transportées par bateaux dans le monde entier, propulsés plus par le vent que par moteur. Sauf dans les villes et villages textiles en Grande-Bretagne, où l’industrie manufacturière de masse a fait sa percée historique, les machines, qui suscitent une si grande opprobre de nos jours, furent créées bien après que le capitalisme gagnent en influence dans de nombreuses parties d’Europe et d’Amérique du Nord.

Malgré le mouvement actuel de balancier entre une glorification de la civilisation européenne et sa dénigration totale , nous ferions bien de nous souvenir cependant de la signification de la montée du sécularisme moderne, de la connaissance scientifique, de l’universalisme, de la raison et des technologies, qui offrent potentiellement l’espoir d’une répartition émancipatrice et rationnelle des réalités sociales en vue d’une pleine réalisation des désirs et de l’extase, sans les nombreux fonctionnaires et artisans qui servaient les appétits de leurs ‘supérieurs’ aristocrates dans l’Abbaye de Thélème de Rabelais. Ironiquement, les anarchistes anti-civilisationnels qui dénoncent la civilisation aujourd’hui sont parmi ceux qui profitent de ses fruits culturels et qui font de grandes déclarations largement individualistes sur la liberté, sans aucun sens de l’évolution laborieuse de l’histoire européenne qui a rendu cela possible. Kropotkine, parmi d’autres, à souligné avec insistance ‘le progrès des techniques modernes, qui simplifie merveilleusement la production de tous les biens nécessaires à la vie .' (15) Pour ceux a qui fait défaut le sens de la contextualité de l’histoire, qui manque du sens contextuel de l’histoire, le recul arrogant ne coûte pas cher.


8. Hakim Bey, T.A.Z.: The Temporary Autonomous Zone, Ontological Anarchism, Poetic Terrorism (Brooklyn, NY: Autonomedia, 1985, 1991). L'individualisme de Bey peut facilement être rapproché de celui du Fredy Perlman tardif et ses acolytes anticivilisationnels et primitivistes du Detroit's Fifth Estate, excepté que T.A.Z appelle confusément à un paléolithisme psychique basé sur la High-Tech (p.44).
9. 'T.A.Z.,' The Whole Earth Review (Printemps 1994), p. 61.
10. Cité par Jose Lopez-Rey, Goya's Capriccios: Beauty, Reason and Caricature, vol. 1 (Princeton, N.J.: Princeton University Press, 1953), pp. 80-81.
11. George Bradford, 'Stopping the Industrial Hydra: Revolution Against the Megamachine,' The Fifth Estate, vol. 24, no. 3 (Hiver 1990), p. 10.
12. Jacques Ellul, The Technological Society (New York: Vintage Books, 1964), p. 430.
13. Bradford,Civilization in Bulk, Fifth Estate (Printemps 1991), p. 12.
14. Lewis Mumford, Technics and Civilization (New York and Burlingame: Harcourt Brace & World, 1963), p. 301
15. Kropotkin, Anarchism,' Revolutionary Pamphlets, p. 285.
Modifié en dernier par digger le 04 Aoû 2013, 09:41, modifié 1 fois.
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AnarchismeSocial et Anarchisme Lifestyle

Messagede digger » 03 Aoû 2013, 17:22

7. Mystifier le Primitif.

Le corollaire de l'anti-technologisme et de l'anti-civilisationnalisme est le primitivisme, une glorification édénique de la préhistoire et le désir de retourner d'une manière ou d'une autre à son innocence supposée. Les anarchistes lifestyle tels que Bradford tirent leur inspiration des peuples indigènes et des mythes d'une préhistoire édénique. Les primitifs, dit-il, "refusèrent la technologie" – ils "réduisirent au minimum le poids relatif des techniques instrumentales et pratiques et amplifièrent l'importance des... techniques extatiques.". Il en fût ainsi parce que les primitifs, avec leurs croyances animistes, furent saturés d' "amour" de la vie animal et de la nature sauvage – pour eux, "animaux, plantes, et objets naturels" étaient "des personnes, et même des parents" (CIB ***, p. 11)

En conséquence, Bradford s'oppose à la perspective "officielle" qui décrit les modes de vie des cultures de quête de nourriture préhistoriques comme "terrible, brutale et nomade, une lutte sanglante pour l'existence". Il préfère glorifier "le monde primitif" comme, selon Marshall Sahlins, "la société d'abondance originelle", abondance, parce que ses besoins sont rares, tous ses désirs sont facilement satisfaits. Sa boîte à outil est élégante et légère, son point de vue est linguistiquement complexe et conceptuellement profond et pourtant simple et accessible à tous. Sa culture est étendue et extatique. Elle est collective, sans propriété, égalitaire et coopérative... elle est anarchique... libre de travail... C'est un société qui danse, une société qui chante, une société qui célèbre, une société qui rêve. (CIB, p. 10 ***)

Les habitants du "monde primitif", selon Bradford, vivaient en harmonie avec le monde naturel et jouissaient de tous les avantages de l’abondance, y compris beaucoup de temps libre. La société primitive, souligne-t-il, était "libre de travail" puisque la chasse et la cueillette demandaient beaucoup moins d'efforts que ce que les gens fournissent aujourd'hui avec la journée de huit heures. Ils concèdent avec compassion que la société primitive était "susceptible de connaître la faim occasionnellement". Cette "faim", cependant, était en réalité symbolique et auto-infligée, voyez vous, parce que les primitifs "[choisissaient] parfois la faim pour accroître l'inter-relation entre les personnes, pour jouer, ou pour avoir des visions" (CIB, p. 10 ***)

Cela demanderaient un essai entier pour faire la part du vrai ou du faux, sans parler pour réfuter, ces sornettes absurdes, parmi lesquelles quelques vérités sont, soit amalgamées avec, soit enrobées, dans de la pure fantaisie. Bradford base son récit, nous dit-il, sur "un meilleur accès aux perspectives des primitifs et leur descendants autochtones" grâce à " une anthropologie plus critique" (CIB, p. 10 ***). En fait, une majeure partie de son "anthropologie critique" semble dérivée du symposium "L'homme chasseur" [Man, The Hunter], tenu en avril 1966 à l'université de Chicago (16). Bien que la plupart des exposés présentés à ce symposium étaient d'une très grande valeur, un certain nombre d'entre eux se conformait à la mystification naïve de la "primitivité" qui était en train de s'infiltrer dans la contre-culture des années 1960 – et qui persiste aujourd'hui. La culture hippie, qui influença un bon nombre d'anthropologues de l'époque, affirmait que les peuples de chasseurs-cueilleurs d'aujourd'hui avaient été ignorées des forces économiques et sociales à l’œuvre dans le reste du monde et vivaient encore dans un état originel, comme vestiges des modes de vie néolithiques et paléolithiques. De plus, en tant que chasseurs-cueilleurs, leurs vies étaient notablement plus saines et pacifiques, en vivant maintenant comme autrefois sur une ample largesse naturelle.

Ainsi, Richard B. Lee, co-éditeur de la compilation d'exposés de la conférence, estima que les apports caloriques des "primitifs" étaient tout à fait élevés et que leurs sources de nourriture étaient abondantes, engendrant l’idée d’une sorte d' "abondance" virginale dans laquelle les gens n'avaient besoin de chasser/cueillir que quelques heures par jour. "La vie dans l'état de nature n'est pas nécessairement désagréable, brutale, et courte" écrit Lee. L'habitat des Bushmen Kung du désert du Kalahari, par exemple, est "abondant en nourritures naturellement disponibles". Les Bushmen de la région de Dobe, qui, écrit Lee, étaient encore au seuil du néolithique, vivent bien aujourd'hui grâce aux plantes sauvages et à la viande, malgré le fait qu'ils sont confinés dans la portion la moins productive des zones dans lesquelles les Bushmen vivaient autrefois. Il est probable qu'une base de subsistance encore plus substantielle fût caractéristique de ces chasseurs-cueilleurs du passé, quand ils avaient le choix parmi les habitats africains. (17)

Pas tout à fait ! – comme nous allons le voir bientôt.

C’est une pratique bien trop courante chez ceux qui se pâment devant la "vie primitive" de d’amalgamer ensemble plusieurs millénaires de préhistoire, comme si des espèces hominidées et humaines significativement différentes vécurent dans un même genre d'organisation sociale. Le mot préhistoire est hautement ambigüe. Étant donné que le genre humain inclut plusieurs espèces différentes, nous pouvons difficilement assimiler le "point de vue" des chasseurs-cueilleurs de l'Aurignacien Magdalénien (Homo sapiens sapiens) d'il y a 30 000 ans, avec celui d'Homo Sapiens neanderthalensis ou d'Homo Erectus, dont les outils, les capacités artistiques, et les capacités de langage étaient remarquablement différentes.

Une autre question est de savoir dans quelle mesure les chasseurs-cueilleurs de différentes époques vécurent dans des sociétés non-hiérarchiques. Si les sépultures de Sungir (dans l'actuelle Europe de l'est) d'il y a 25 000 ans permettent toutes les spéculations (et il n'y a pas personne du Paléolithique pour nous parler de leur vie), la collection extraordinairement riche de bijoux, lances, javelots en ivoire, et de vêtements perlés sur les sites funéraires de deux adolescents suggèrent l'existence de lignées familiales de haut statut social bien avant que les humains ne se sédentarisent avec l'agriculture. La plupart des cultures du Paléolithique étaient probablement relativement égalitaires, mais la hiérarchie semble avoir existé dans le Paléolithique tardif, avec de fortes variations dans le degré, le type, et l’ampleur de la domination qui ne peuvent pas être intégrées dans des hymnes rhétoriques d’un égalitarisme Paléolithique.

Une question supplémentaire qui se pose est la variation – l'absence, dans les premiers temps– des capacités de communication à différentes époques. Dans la mesure où le langage écrit n'est pas apparu avant une période bien avancée de l’époque historiques, les langages des Homo sapiens sapiens anciens n'étaient guère " profonds conceptuellement". Les pictogrammes, glyphes, et, surtout, le matériel mémorisé sur lequel les gens "primitifs" se fiaient pour la connaissance du passé présentent des limites culturelles évidentes. Sans une littérature écrite qui enregistre la sagesse cumulée des générations, la mémoire historique, sans parler de pensées "profondes conceptuellement" sont difficiles à conserver; elles sont plutôt peu à peu perdues ou déplorablement distordues. L'histoire transmise oralement est moins que tout sujette à la critique exigeante, mais, en outre, devient facilement un outil pour une élite de "devins" et les chamans qui, loin d'être des "proto-poètes" ainsi que Bradford les appelle, semblent avoir utilisé leur "savoir" pour servir leurs propres intérêts sociaux. (18)

Ce qui nous amène, inévitablement, à John Zerzan, le primitiviste anti-civilisationnel par excellence. Pour Zerzan, un des piliers de Anarchy: A journal Of Desire Armed (Anarchie : un journal du désir armé), l'absence de parole, de langage, et d'écriture est une bénédiction. Autre hôte de la distorsion temporelle de "L'homme chasseur", Zerzan soutient dans son livre " Future Primitive" [Primitif du Futur] (FP) que "la vie avant la domestication/agriculture était en fait largement une vie de loisir, d'intimité avec la nature, de sagesse sensuelle, d'égalité sexuelle, et de santé" (19) – à la différence que la vision de la "primalité" de Zerzan se rapproche plus de l'animalité quadrupède. En fait, dans la paléoanthropologie Zerzanienne, les distinctions anatomiques entre Homo sapiens, d'un côté, et Homo habilis, Homo erectus, et le "très critiqué" Néanderthal, de l'autre, sont douteuses; toutes les premières espèces du genre Homo, selon lui, possédaient les capacités physiques et mentales de l’Homo Sapiens et vécurent qui plus est dans une félicité primitive pendant plus de deux millions d'années.

Si ces hominidés étaient aussi intelligents que les humains modernes, sommes-nous naïvement tentés de demander, pourquoi n'ont-ils pas initié de changement technologique ? "Il m’apparait comme très plausible", conjecture brillamment Zerzan, "que l'intelligence, inspirée par le succès et la satisfaction d'une existence de chasseurs-cueilleurs, est la raison même de l'absence marquée de 'progrès'. La division du travail, la domestication, la culture symbolique – tout cela fût à l'évidence [!] refusé jusqu'à très récemment." Les espèces du genre Homo "choisirent longtemps la nature plutôt que la culture", et par culture Zerzan entend ici "la manipulation des formes symboliques
fondamentales" – un fardeau aliénant. En effet, continue-t-il, "le temps réifié, le langage (écrit, certainement, et probablement le langage parlé pour toute ou la majeure partie de cette période), les chiffres et l'art n'avait aucune place, malgré une intelligence pleinement capable de les assimiler." (FP, pp. 23, 24).

En bref, les hominidés étaient capables de symboles, de parole, et d'écriture mais les rejetèrent délibérément, puisqu'ils pouvaient se comprendre, eux et leur environnement, instinctivement, sans y recourir. Donc Zerzan s'empresse de tomber d’accord avec un anthropologue qui médite sur le fait que "la communion San/Bushman avec la nature a atteint un niveau d'expérience que nous pourrions presque qualifier de mystique. Par exemple, ils semblent savoir ce que c'est réellement
d'être un éléphant, un lion, une antilope" et même un baobab (FP, pp. 33-34).

La "décision" consciente de refuser le langage, les outils sophistiqués, la temporalité et la division du travail (vraisemblablement, ils essayèrent, puis grognèrent : "Pouah !" ) fut prise, nous dit-il, par Homo abilis, qui, noterais-je, avait à peu près la moitié de la taille du cerveau des humains modernes, et était probablement dépourvu des capacités anatomiques requises pour le langage syllabique. Pourtant nous devons en croire l'autorité souveraine de Zerzan que abilis (et peut-être même Australopithecus afarensis, qui était sans doute dans le coin "il y a quelques deux millions d'année", possédaient "une intelligence pleinement capable – rien de moins ! – pour ces fonctions mais refusèrent de les utiliser. Dans la paléoanthropologie Zerzanienne, les premiers hominidés ou humains pouvaient adopter ou rejeter des traits culturels essentiels comme le langage avec une sagesse sublime, tout comme les moines font vœu de silence.

Mais une fois que le vœu de silence fût brisé, tout parti à vau-l'eau ! Pour des raisons connues seulement de Dieu et de Zerzan.

L'émergence de la culture symbolique, avec sa volonté inhérente de manipulation et de contrôle, ouvrit bientôt la porte à la domestication de la nature. Après deux millions d'années de vie humaine à l'intérieur des frontières de la nature, en adéquation avec les autres espèces sauvages, l'agriculture changea notre style de vie, notre façon de nous adapter, d'une manière sans précédent. Jamais auparavant, une espèce n’avait connu un changement aussi radical et rapide... L'auto-domestication par le langage, le rituel et l'art inspira l'apprivoisement des plantes et des animaux qui suivit. (FP, pp. 27-28)

Il y a une certaine splendeur vraiment saisissante dans ces âneries . Des époques, des espèces hominidés et/où humaines, et des situations écologiques et technologiques profondément différentes sont toutes agrégées sous la forme d'une vie partagée "à l’intérieur des frontières de la nature". La simplification par Zerzan de la dialectique extrêmement complexe entre les natures humaines et non-humaines révèle une mentalité si réductionniste et si simpliste que l'on ne peut que la considérer qu’ avec stupéfaction.

Il y a certainement beaucoup à apprendre des cultures pré-littéraires – les sociétés organiques, comme je les appelle dans  "Écologie de la Liberté" – surtout en ce qui concerne la mutabilité de ce qui est couramment appelé la "nature humaine". Leur esprit de coopération dans le groupe et, dans les meilleurs cas, leur aspect égalitaire, sont non seulement admirables – et socialement nécessaires étant donné le monde précaire dans lequel ils vivent – mais fournissent aussi des preuves convaincantes de la malléabilité du comportement humain, en contraste avec le mythe selon lequel la compétition et la cupidité sont des attributs humains innés. En fait, leurs pratiques d'usufruit et de l'inégalité des égaux sont d’une grande pertinence pour une société écologique.

Mais l'idée que les peuples "primitifs" ou préhistoriques révéraient la nature non-humaine est au mieux spécieuse, et au pire totalement malhonnête. En l'absence d'environnement "artificiels" tels que des villages et des villes, la notion même d'une « Nature » distincte de l'habitat n’était pas encore conceptualisée – une expérience réellement aliénante, selon Zerzan. Il n'est pas plus probable également que nos lointains ancêtres percevaient le monde naturel d'une manière moins instrumentale que ne l'ont fait leurs descendants des cultures historiques. En tenant compte de leurs intérêts matériels – leur survie et leur bien-être – les peuples préhistoriques semblent avoir chasser autant de gibier qu'ils le pouvaient, et si ils peuplaient en imagination le monde animal d'attributs anthropomorphiques, comme ils l'ont sûrement fait, cela aura été pour communiquer avec lui dans le but de le manipuler, et pas simplement de le révérer.

Ainsi, avec en tête des visées tout à fait instrumentales, ils évoquèrent des animaux "parlants", des "tribus" animales (souvent modelées d’après leurs propres structures sociales), et des "esprits" animaux. Logiquement, étant donné leur savoir limité, ils croyaient en la réalité des rêves, où les humains pouvaient voler et les animaux parler – dans un monde onirique incompréhensible et souvent effrayant qu'ils prenaient pour la réalité. Pour contrôler le gibier, pour utiliser l'habitat dans un but de survie, pour faire face aux vicissitudes du climat, etc, les peuples préhistoriques durent personnifier ces phénomènes et leur "parler", que ce soit directement, rituellement, ou métaphoriquement.

En fait, les peuples préhistoriques semblent être intervenu sur leur environnent aussi résolument qu'ils le pouvaient. Dès que Homo erectus, ou les espèces humaines ultérieures, apprirent à utiliser le feu, par exemple, ils semblent l'avoir utilisé pour brûler des forêts, et probablement, acculer des animaux chassés sur des falaises ou dans des voies sans issue naturelles où ils pouvaient être facilement massacrés. La "vénération pour la vie" des peuples préhistoriques révèle un souci très pragmatique de l'amélioration et du contrôle des sources de nourriture, non un amour pour les animaux, les forêts, les montagnes (qu'ils auraient très bien plus craindre comme l’habitat élevé de divinités démoniaques et bienfaisantes) (20)

"L’amour de la nature" que Bradford attribue à la "société primitive" ne dépeint pas non plus de manière adéquate les chasseurs-cueilleurs contemporains, qui traitent assez durement leurs animaux de travail et leur gibier; les Pygmées Ituri de la forêt par exemple, tourmentent assez sadiquement le gibier capturé, et les Inuits maltraitent fréquemment leurs chiens de traineaux.(21) Quant aux Amérindiens, avant leur contact avec les européens, ils avaient profondément transformé une bonne partie du continent en utilisant le feu pour défricher des terres pour l'horticulture et pour une meilleure visibilité de chasse, au point que le "paradis" qu'ont trouvé les européens était "manifestement humanisé". (22)

Inévitablement, beaucoup de tribus indiennes semblent avoir épuisé la nourriture animale locale et ont dû migrer vers de nouveaux territoires pour s’assurer les moyens matériels de survie. Il serait surprenant en réalité qu'elles ne se soient pas engagé dans des guerres afin de déplacer les occupants d’origine. Leurs lointains ancêtres ont probablement causé l’extinction de certains grands mammifères d'Amérique du nord du dernier âge de glace (notamment les mammouths, les éléphants préhistoriques, les bisons latifrons, les chevaux et les chameaux). D’épaisses couches d'os de bisons, suggérant des tueries en masses et de la boucherie "en chaîne"sont encore discernables sur les sites d’un certain nombre d’arroyos américains. (23)

Parmi ces peuples qui maitrisaient l'agriculture, l'usage du sol n'était pas toujours écologiquement sans effets. Autour du lac P'tzcuaro dans les hautes terres du centre du Mexique, avant la conquête espagnol, "l'usage du sol à la préhistoire n'était pas écologique en pratique », écrit Karl W. Butzer, mais était responsable un taux élevé d'érosion des sols. En fait, les pratiques agricoles indigènes "pouvaient être aussi dommageables que n'importe quel usage du sol pré-industriel du Vieux Monde". (24) D'autres études ont montré que la sur-exploitation des forêts et l'échec de l'agriculture de subsistance ont fragilisé la société Maya et ont contribué à son effondrement. (25)

Nous n'aurons jamais aucun moyen de savoir si les modes de vies des cultures de chasse et de cueillette contemporains reflètent fidèlement ceux de notre passé ancestral. Les cultures indigènes contemporaines modernes ne se sont pas seulement développés sur des milliers d'années, mais elles furent également grandement modifiées par la diffusion d'innombrables influences en provenance d'autres cultures avant qu'elles ne soient étudiées par des chercheurs occidentaux. En fait, comme Clifford Geertz l'a noté de manière plutôt acerbe, il y a peu de choses, voire rien du tout de virginal dans les cultures indigènes que les primitivistes modernes associent à l'humanité ancienne . "La prise de conscience, réticente et tardive, que [le primitivisme virginal des indigènes d’alors ] n’a pas existé, même pas chez les Pygmées, ni même chez les Esquimaux," observe Geertz, "et que ces peuples sont en fait les produits de processus à grande échelle de changements sociaux qui les ont modelés et continuent de le faire – a produit une sorte de choc qui a conduit à une quasi crise dans le champ [de l'ethnographie]". (26) Un grand nombre de peuples 'primitifs', comme les forêts qu'ils habitaient, n'était pas plus 'virginaux' au moment du contact avec les européens que ne l'étaient les indiens Lakota au moment de la guerre civil américaine, en dépit d'une Danse avec les Loups soutenant le contraire. Beaucoup des système de croyances des indigènes tant encensés sont clairement identifiables avec des influences chrétiennes. Black Elk , par exemple, était un catholique zélé (27), alors que la Danse Fantôme des Paiute et des Lakota était profondément influencée par le millénarisme des chrétiens évangéliques.

Dans les recherches anthropologiques sérieuses, la notion d'un chasseur ’extatique' à l’âme pur , n'a pas survécu aux trente années écoulées depuis le symposium « L'homme, ce chasseur ». La plupart des sociétés du 'chasseur prospère' citées par les dévots du mythe de 'l'abondance primitive' ont littéralement dégénéré – la probablement du temps, probablement, malgré elles - en des systèmes sociaux horticoles. On sait maintenant que Les San du Kalahari ont été des horticulteurs avant d'être conduits dans le désert. Il y a plusieurs centaines d'années, selon Edwin Wilmsen, les peuples parlant la langue San, pratiquaient l'élevage et l'agriculture, sans parler du commerce avec les chefferies agricoles voisines, au sein d’un réseau qui s'étendait jusqu'à l'océan indien. Vers l'an 1000, les fouilles ont montré que leur région, Dobe, était peuplée par des habitants qui confectionnaient des céramiques, travaillaient l'acier, et élevaient du bétail, les exportant vers l'Europe dans les années 1840 avec des quantités massives d'ivoire – dont une grande quantité provenait d'éléphants chassés par les San eux-mêmes, qui sans aucun doute, massacraient leurs 'frères' pachydermes avec la grande sensibilité que leur attribue Zerzan. Les modes de vie marginaux de chasse et de cueillette des San, qui ont tellement ravi les observateurs des années 1960, étaient en fait le résultat des changements économiques de la fin du dix-neuvième siècle, et l'isolement imaginé par les observateurs extérieurs … n'était pas voulu mais provoqué par l'effondrement du capital mercantile » (28). Ainsi, "le statut actuel des peuples parlant San,comme marginal dans les économies rurales africaines", note Wilmsen, ne peut être expliqué qu’en terme de politiques sociales et économiques de l'époque coloniale et de ses conséquences. Leur condition de chasseurs-cueilleurs est un effet de leur relégation comme sous-classe dans le déroulement des processus historiques qui commencèrent avant le présent millénaire et culminèrent dans les premières décennies de ce siècle [le XXème]. (29)

Les Yuquí de l'Amazonie auraient aussi pu être le parfait exemple de la société virginale de chasse et de cueillette célébrée dans les années 1960. Non étudié par les européens jusque dans les années 1950, ce peuple disposait d’un outillage qui consistait en à peine plus que des défenses de sangliers, des arcs et des flèches. "En plus d'être incapables de produire du feu", écrit Allyn M. Stearman, qui les a étudiés, "ils n'avaient pas de bateaux, pas d'animaux domestiques (même pas de chiens), pas de spécialistes des rites, et seulement une cosmologie rudimentaire. Ils vivaient comme nomades, se déplaçant dans les forêts des basses terres de Bolivie à la recherche de gibier et autres sources de nourriture que leur fournissaient leur talents de chasseurs-cueilleurs." (30) Ils ne cultivaient aucune plante et n'étaient pas habitués à l'utilisation des hameçons et des lignes pour la pêche.

Mais loin d'être égalitaires, les Yuquí maintenaient une institution d'esclavage héréditaire, divisant la société entre une élite privilégiée et une classe laborieuse méprisée d’esclaves . Cette caractéristique est maintenant considérée comme le vestige d'un mode de vie horticole. Il s'avère que les Yuquí descendent d'une société pré-colombienne esclavagiste, et "au fil du temps, suite à une déculturation, perdirent de larges pans de leur héritage culturel alors qu'il devenait nécessaire de rester mobile et de vivre de la terre. Mais alors que de nombreux éléments de leur culture ont pu être perdus, d'autres ne le furent pas. L'esclavage, à l'évidence, étant l'un d'eux. (31)

Le mythe du chasseur-cueilleur 'virginal' n’a pas seulement volé en éclat mais les propres données de Richard Lee sur les apports caloriques des "prospères" chasseurs-cueilleurs aussi ont été largement remises en question par Wilmsen et ses associés (32). Les !Kung avaient une durée de vie moyenne d'à peu près 30 ans. La mortalité infantile était élevée, et selon Wilmsen (n’en déplaise à Bradfort !), ils étaient sujets à des maladies et à la faim pendant la saison creuse. (Lee lui même a revues ses vues sur ce sujet depuis les années 1960).

La vie de nos lointains ancêtres étaient donc loin d’être dorée. En réalité, elle était plutôt dure, généralement courte, et matériellement très astreignante. Les analyses anatomique pour calculer leur longévité montrent qu'environ la moitié d'entre eux mouraient dans l'enfance ou avant d'atteindre vingt ans, et peu vivaient au delà de leur cinquantième année. Ils étaient probablement davantage charognards que chasseurs-cueilleurs et servaient sans doute de proies pour les léopards et les hyènes. (33)

Vis à vis des membres de leur propre bande, tribus, ou clans, les chasseurs-cueilleurs des époques plus tardives de la préhistoire étaient, en temps normal, coopératifs et pacifiques; mais vis à vis des membres d'autres bandes, tribus ou clans, ils étaient souvent belliqueux, et même parfois génocidaires dans leurs efforts pour les déposséder de leurs terres et se les approprier. Le plus heureux de nos ancêtres humains (si l'on en croit les primitivistes), Homo Erectus, a laissé derrière lui une sombre trace de massacres, d'après les données rassemblées par Paul Janssens. (34) L’hypothèse a été avancée, selon laquelle beaucoup d'individus en Chine et à Java furent tué par des éruptions volcaniques, mais cette explication perd une bonne partie de sa crédibilité à la lumière de l’exhumation des restes de quarante individus décapités dont les têtes portaient des traces de blessures mortelles – "Pas vraiment l'action d'un volcan" observe d’un ton pince-sans-rire Corinne Shear Wood. (35). Quant aux chasseurs-cueilleurs modernes, les conflits entre les tribus d'amérindiens sont trop nombreuses pour être citées en détail – comme en sont l’illustration les Anasazi et leurs voisins au sud-ouest, les tribus qui constituèrent au final la Confédération Iroquoise (la Confédération elle-même était une question de survie s'ils ne voulaient pas tous s'exterminer mutuellement), et le conflit continuel entre les Mohawks et les Hurons, qui entraina la quasi extermination et la fuite des communautés Huron survivantes.

Si les "désirs" des peuples préhistoriques étaient "facilement assouvis", comme le prétend Bradford, c'est précisément parce que leurs conditions matérielles de vie – et donc leurs désirs – étaient en réalité très rudimentaires. C'est ce qu'on peut attendre de n'importe quelle forme de vie qui s'adapte plutôt que d'innover, qui se conforme à un habitat naturel plutôt que de le transformer pour en faire un habitat conforme à ses volontés. Sûr, les peuples primitifs avaient une conception merveilleuse de leur habitat; ils étaient, après tout, des être hautement intelligents et imaginatifs. Cependant, leur culture "extatique" n’était pas seulement emplie naturellement de joie 'de chant... de célébration … de rêve', mais aussi de superstitions et de peurs aisément manipulables.

Ni nos lointains ancêtres ni les indigènes actuel n'auraient pu survivre si ils avaient eu les idées 'enchantées' à la Dysneyland que leur ont imputées les primitivistes d'aujourd'hui. Les Européens n'ont certes pas offert aux peuples indigènes un progrès social formidable. Bien au contraire : les impérialistes les ont soumis à une exploitation sans scrupules, au génocide pur et simple, à des maladies contre lesquelles ils n'avaient aucune immunité, et au pillage éhonté. Aucune conjuration animiste n'a, ou n'aurait, pu empêcher cette agression, comme lors de la tragédie de Wounded Knee en 1890, où le mythe des tuniques fantômes résistantes aux balles fut si douloureusement démenti.

Le sujet crucial est que la régression vers le primitivisme parmi les anarchistes lifestyle renie les attributs les plus marquants de l'humanité comme espèce et les aspects potentiellement émancipateurs de la civilisation euro-américaine. Les humains sont infiniment différents des autres animaux parce qu’ils font plus que simplement s'adapter au monde autour d'eux; ils innovent et créent un monde nouveau, non seulement pour découvrir leurs propres pouvoirs comme êtres humains mais aussi pour rendre le monde qui les entoure plus approprié à leur développement, à la fois en tant qu'individus et en tant qu'espèce. Aussi distordue soit elle par la société irrationnelle actuelle, la capacité à changer le monde est un don naturel, le produit de l'évolution biologique humaine – pas seulement celui de la technologie, de la rationalité, et de la civilisation. Que des gens qui se nomment anarchistes défendent un primitivisme qui s'approche de l'animalisme, avec son message à peine masqué d'adaptabilité et de passivité, souille des siècles de pensée, d'idéaux et de pratiques révolutionnaires, et diffame les mémorables efforts de l'humanité pour se libérer de l'esprit de clocher, du mysticisme, de la superstition, et pour changer le monde.

Pour les anarchistes lifestyle, particulièrement pour le genre anti-civilisationnel et primitiviste, l'histoire elle-même devient un monolithe dégradant qui engloutit toute distinctions, médiations, phases de développement, et spécificités sociales. Le capitalisme et ses contradictions sont réduits à un épiphénomène d'une civilisation dévorante et ses 'impératifs' technologiques, sans nuance et en bloc. L'histoire, dans la mesure où nous le concevons comme le déroulement de la composante rationnelle de l'humanité – sa capacité à développer la liberté, la conscience de soi, et la coopération – est un exposé complexe du défrichage des sensibilités, des institutions, de l'intellectualité, et du savoir humain, ou ce qui fut autrefois appelé "l'éducation de l'humanité". Traiter de l'histoire comme d’une "chute" en partant d’une "authenticité" animale, comme Zerzan, Bradford, et leurs compères à des degrés divers d'une manière très similaire à celle de Martin Heidegger, c’est ignorer les idéaux toujours plus forts de liberté, d'individualité, et de conscience de soi qui ont marqué les époques du développement humain – sans parler de l’étendue grandissante des luttes révolutionnaires pour atteindre ces buts.

L'anarchisme lifestyle anti-civilisationnel est simplement un aspect de la régression sociale qui marque les dernières décennies du vingtième siècle. De même que le capitalisme menace de défaire l'histoire naturelle en la réduisant à une ère géologique et zoologique plus simple, moins différenciée, l'anarchisme lifestyle anti-civilisationnel s’en rend complice en ramenant l'esprit humain et son histoire à un monde moins développé, moins défini, édénique, – la supposée 'innocente' société pré-technologique et pré-civilisatrice qui existait avant la  "disgrâce" de l'humanité. Comme les Lotophages dans l'Odyssée d'Homère, les humains sont 'authentiques' quand ils vivent dans un présent éternel, sans passé ni futur – sans être dérangés par la mémoire ou l’idéation, libres de toute tradition, et sans se soucier de l’avenir.

Ironiquement, le monde idéalisé par les primitivistes exclurait en fait l'individualisme radical célébré par les héritiers de Max Stirner. Bien que les communautés 'primitives' contemporaines ont produit des individus à la forte personnalité, le pouvoir de la coutume et le haut degré de solidarité imposé par des conditions contraignantes permettent peu de marge de manœuvre pour des comportements individualistes extravertis, du genre de ceux revendiqués par les anarchistes Stirneriens qui glorifient la suprématie de l'ego. Aujourd'hui, tâter du primitivisme est précisément le privilège d'urbains aisés qui peuvent se permettre de jouer avec des fantaisies interdites non seulement aux affamés et aux pauvres ainsi qu'aux 'nomades' qui habitent les rues des villes par nécessité mais aussi aux travailleurs surmenés . Les travailleuses modernes avec des enfants pourraient difficilement s'en sortir sans des machine à laver pour les soulager, si peu que ce soit, de leurs travaux domestiques quotidiens – avant d'aller travailler pour gagner ce qui constitue souvent la plus grande part des revenues du foyer. Ironiquement, même le collectif qui publie Fifth Estate a décidé qu’il ne pouvait pas se passer d’un ordinateur et a été 'obligé' d'en acheter un – en publiant la mention mensongère "Nous le détestons !" (36) Dénonçant une technologie de pointe tout en l'utilisant pour générer une littérature anti-technologique n'est pas seulement malhonnête mais comporte aussi une dimension moralisatrice : une telle 'haine' des ordinateurs ressemble bien plutôt au rot du privilégié, qui, s'étant gaver de mets délicats, glorifie les vertus de la pauvreté pendant les prières dominicales.

8. Évaluation de l'anarchisme lifestyle

Ce qui ressort de la manière la plus saisissante de l'anarchisme lifestyle d'aujourd'hui, c'est son goût pour l'immédiateté, pour la spontanéité, plutôt que pour la réflexion; pour une relation naïve en aparté entre esprit et réalité. Cette immédiateté n'interdit pas seulement à la pensée libertaire les exigences de la réflexion nuancée et par le biais de la méditation ; elle exclue aussi une analyse rationnelle, et, au demeurant, la rationalité elle-même. En reléguant l'humanité à l'intemporel, au non-spatial, et au non-historique -- une notion "primitive" de la temporalité basée sur les cycles "éternels" de la "nature" -- elle prive ainsi l'esprit de son unicité créative et de sa liberté d'intervenir dans le monde naturel.

Du point de vue de l'anarchisme lifestyle primitiviste, les êtres humains sont à leur avantage lorsqu'ils s'adaptent à la nature non-humaine plutôt que lorsque' ils interviennent pour la modifier, ou quand, débarrassés de la raison, de la technologie, de la civilisation, voir même du langage, ils vivent en "harmonie" avec la réalité, dotés peut-être de "droits naturels", dans une condition ‘extatique’ viscérale et essentiellement abrutissante. La ZAT. , Fifth Estate, Anarchy : A Journal of Desire Armed et des ‘zines’ , comme le Stirnerien "Demolition Derby", de Michael William - se concentrent tous sur un "primitivisme" sans médiation, a-historique, et anti-civilisationnel duquel nous sommes ‘tombés’, un état de perfection et ‘d'authenticité’ dans lequel nous avons été guidés au choix par les "limites de la nature", "les lois naturelles", ou notre ego dévorant. L’histoire et la civilisation ne sont rien d'autre qu'une descente dans le manque d’authenticité de la "société industrielle".

Comme je l'ai déjà suggéré, ce mythe d'une "chute", d'un "déclin" de l'authenticité, trouve ses racines dans le romantisme réactionnaire, et, plus récemment, dans la philosophie de Martin Heidegger, avec le "spiritualisme" völkisch latent dans" Être et Temps", qui apparaîtra plus tard dans ses travaux explicitement fascistes. Cette vision nourrit désormais le mysticisme introverti qui abonde dans les écrits antidémocratiques de Rudolf Bahro, avec son appel à peine déguisé au "salut" grâce à un "Adolf Vert", et dans la quête apolitique de spiritualité écologique et d' "accomplissement personnel" proposée par des écologiste radicaux.

A la fin, l'ego individuel devient le temple suprême de la réalité, excluant l'histoire et le devenir, la démocratie et la responsabilité. En effet, le contact vécu avec la société en tant que telle est rendu ténu par un narcissisme si envahissant qu’il réduit la consociation à un ego infantilisé qui n'est guère plus que le braillement d’exigences et de réclamations pour ses propres satisfactions. La civilisation fait seulement obstruction à l’épanouissement des désirs de cet ego, réifié en l'accomplissement ultime de l'émancipation, comme si l'extase et le désir n'étaient pas des produits de la culture et de l’évolution historique, mais seulement des pulsions innées qui apparaissent ex nihilo dans un monde désocialisé.

Comme l'ego petit-bourgeois stirnerien, l'anarchisme lifestyle primitiviste ne laisse pas de place aux institutions sociales, ni aux organisations politiques, ni aux programmes radicaux; moins encore à une sphère publique, que tous les auteurs que nous avons examiné assimilent automatiquement à un "gouvernement politique". L’intermittent, le non-méthodique, l'incohérent, l’interrompu et l'intuitif supplantent le consistant, le téléologique, l'organisé, en réalité toute forme prolongée et ciblée d'activité en dehors de la publication d'un "zine" ou d'une brochure -- ou encore de mettre le feu à une poubelle. L'imagination est opposée à la raison et le désir à la cohérence théorique, comme si l'un et l'autre étaient en contradiction radicale. L'affirmation de Goya, comme quoi l'imagination sans la raison produit des monstres, est modifiée de façon à laisser l'impression que l'imagination prospère sur l’expérience sans médiateur, avec une "unicité" sans nuance. La nature sociale est donc fondamentalement dissoute dans la nature biologique, l'humanité innovante dans l'animalité adaptative, la temporalité dans l'éternité pré-civilisationnelle, l'histoire dans une nature cyclique archaïque.

Une réalité bourgeoise, dont la rigueur économique devient de plus en plus dure et impitoyable chaque jour, est transformée astucieusement par les anarchiste lifestyle en constellations d'auto-complaisance, d’inachevé, d'indiscipline et d'incohérence. Dans les années 60, les situationnistes, au nom d'une "théorie du spectacle", ont en réalité produit un spectacle réifié de la théorie, mais ils ont au moins offert des mesures correctives organisationnelles, telles que les conseils ouvriers, qui ont donné du poids à leur esthétisme. L'anarchisme lifestyle, en s'en prenant à l'organisation, à l'engagement sur un programme, et à l'analyse sociale sérieuse, singe le pire aspect de l'esthétisme situationniste sans adhérer au projet de construction d'un mouvement. Comme les détritus des années 60, il erre sans but entre les limites de son ego (rebaptisées par Zerzan les "limites de la nature" et érige en vertu l'incohérence bohémienne.

Ce qui est le plus troublant, les caprices esthétiques auto-complaisants de l'anarchisme lifestyle érodent singulièrement l’essence socialiste d'une idéologie libertaire qui a pu autrefois affirmer la pertinence et le poids de son engagement indéfectible pour l'émancipation -- non pas en dehors de l'Histoire, dans le domaine du subjectif, mais à l'intérieur de l'Histoire, dans le domaine de l'objectif. Le grand slogan de la Première Internationale -- que l'anarcho-syndicalisme et l'anarcho-communisme ont conservé après que Marx et ses partisans l'aient abandonné, était : "Pas de droits sans devoirs, pas de devoirs sans droits". Pendant des générations, ce slogan a orné les titres des unes que nous devons maintenant appeler rétrospectivement les revues sociales de l'anarchisme. Aujourd'hui, il est radicalement incompatible avec la revendication essentiellement égocentrique de "désirs armés", la contemplation taoïste et le nirvana bouddhiste. Là où l'anarchisme social a appelé le peuple à la révolution et à rechercher la reconstruction de la société, les petits bourgeois furieux qui peuplent le monde sous-culturel de l'anarchisme lifestyle appellent à la rébellion épisodique et à la satisfaction de leurs "machines désirantes", pour employer la phraséologie de Deleuze et Guattari.

Le constant retrait de l'engagement historique de l'anarchisme classique vis à vis de la lutte des classes (sans laquelle l’épanouissement et l'accomplissement du désir dans toutes ses dimensions, pas seulement l'instinctif, ne peuvent être atteints) s’accompagne systématiquement d'une mystification désastreuse de l'expérience et de la réalité. L'ego, identifié de façon presque fétichiste comme le siège de l'émancipation, s’avère identique à "l'individu souverain" du "laissez faire" individualiste. Coupé de ses amarres sociales, il réalise non pas l'autonomie, "l'ipséité" hétéronome de l'entreprise petite-bourgeoise.

En réalité, loin d'être libre, l'ego, dans son ipséité souveraine, est pieds et poings liés aux lois apparemment anonymes du marché -- les lois de la concurrence et de l'exploitation -- qui font du mythe de la liberté individuelle un autre fétiche camouflant les lois implacables de l'accumulation du capital.

L'anarchisme lifestyle, en effet, se révèle être un aveuglement bourgeoise et mystificateur de plus. Ses acolytes ne sont pas plus "autonomes" que les mouvements du marché boursier, les fluctuations des prix et les évènements sans intérêt du commerce bourgeois. Malgré toutes ses prétentions à l'autonomie, cette classe moyenne "rebelle", avec ou sans brique à la main, est entièrement captive des forces souterraines du marché qui occupent tous les terrains soi-disant "libres" de la vie sociale moderne, des coopératives d'alimentation aux communautés rurales.

Le capitalisme tourbillonne autour de nous -- non seulement sur le plan matériel, mais aussi culturel. Comme John Zerzan l'a déclaré si mémorablement à un journaliste perplexe qui l'interrogeait à propos de la télévision installée dans la maison de cet ennemi de la technologie : "comme tous les autres, je dois être sous narcotiques" (37).

Que l'anarchisme lifestyle soit lui-même un auto-aveuglement ‘sous narcotiques’ s’illustre le mieux dans "L’unique Et Sa Propriété" de Max Stirner, dans lequel la revendication du caractère "unique" de l'ego dans le temple du sacro-saint "soi" dépasse de loin les piétés libérales d'un John Stuart Mill. Avec Stirner, l'égoïsme devient une question d'épistémologie. En parcourant le labyrinthe de contradictions et d’affirmations pauvrement étayées qui abondent dans "L'Unique Et Sa Propriété" , on se rend compte que l’ego "unique"de Stirner 'est un mythe, parce qu'il puise ses racines dans son ‘autre’ apparent -- la société elle-même. En effet : "la Vérité ne peut se manifester comme tu te manifestes ; elle ne peut se mouvoir, ni changer ni se développer ; la vérité attend et reçoit tout de toi et n’est même que par toi, car elle n’existe que dans ta tête" (dit Stirner à l'égoïste), (38). L'égoïste Stirnerien, en effet, dit adieu à la réalité objective, à celle de la vie sociale, et donc au changement social fondamental, à tous critères éthiques et d'idéaux au delà de la satisfaction personnelle, parmi les démons cachés du marché bourgeois. Cette absence de médiation bouleverse l'existence même du concret, sans parler de l'autorité de l'ego Stirnerien lui-même -- une revendication si universelle au point d’exclure les racines sociales du soi et sa formation dans l'histoire.

Nietzsche, indépendamment de Stirner, a poussé cette idée de vérité jusqu’à sa conclusion logique en effaçant la facticité et la réalité de la vérité en tant que telle : "Qu'est ce donc que la vérité ?" demandait-il. "Une armée mobile de métaphores, de métonymies, d'anthropomorphisme, bref une somme de corrélations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement amplifiées, enjolivées" . (39) Avec plus de franchise que Stirner, Nietzsche soutenait que les faits ne sont que des interprétations, en effet, il demandait : "Est-ce finalement nécessaire de poser en plus l'interprète derrière l'interprétation?" Apparemment non, car "même cela est une invention, une hypothèse. (40) En suivant la logique implacable de Nietzsche, on se retrouve avec un soi qui ne crée pas seulement sa propre réalité, mais qui doit aussi justifier de sa propre réalité comme plus qu'une simple interprétation. Un tel égoïsme anéantit donc l'ego lui-même, qui se perd dans la brume des postulats tacites de Stirner.

Privé pareillement de l'histoire, de la société et de la réalité au delà de ses propres "métaphores", l'anarchisme lifestyle vit dans un domaine asocial dans lequel l'ego, avec ses énigmatiques désirs , doit s'évaporer dans des abstractions logiques. Mais réduire l'ego à l'immédiateté intuitive -- l'ancrer dans l'animalité simple, dans les "limites de la nature", ou dans les "lois naturelles" -- reviendrait à ignorer le fait que l'ego est le produit d'une formation historique perpétuelle, une histoire qui, si elle n’est pas composée de simples épisodes, doit utiliser la raison comme guide en ce qui concerne les normes de progrès et de régression, de nécessité et de liberté, de bien et de mal, et -- oui ! -- de civilisation et de barbarie. En effet, un anarchisme qui cherche à éviter les écueils du solipsisme pur d'une part, et de la perte du "soi" en tant que simple "interprétation" d’autre part, autre doit devenir explicitement socialiste ou collectiviste. C'est à dire qu'il doit être un anarchisme social qui cherche la liberté à travers la structure et la responsabilité mutuelle, et non à travers un ego nomade vaporeux qui fuit les pré-conditions de la vie sociale.

Pour être franc: entre le pedigree socialiste de l'anarcho-syndicalisme et de l'anarcho-communisme (qui n'ont jamais nié l'importance de l’épanouissement et de l'accomplissement du désir), et le pedigree fondamentalement libérale et individualiste de l'anarchisme lifestyle (qui insiste sur l'inefficacité sociale, si ce n’est purement et simplement la négation sociale), il existe un fossé qui ne peut être comblé à moins d’ignorer totalement les objectifs, les méthodes et la philosophie sous-jacente profondément différents qui les distinguent. Le projet de Stirner a en effet vu le jour à l’occasion d’un débat sur le socialisme de Wilhelm Weitling et Moses Hess, au cours duquel il a invoqué l'égoïsme précisément pour s'y opposer. "L'insurrection personnelle plutôt que la révolution générale fut son (Stirner) message", observe fort justement James J. Martin (41) -- Une position antinomique qui s’incarne aujourd'hui dans l'anarchisme lifestyle et ses filiations yuppies, comme distinct de l'anarchisme social, qui a ses racines dans l'historicisme, la matrice sociale de l'individualité, et dans son engagement pour une société rationnelle.

L'incongruité même de ces messages pour l’essentiel confus, qui coexistent dans chaque page des 'zines’ lifestyle, trahissent le ton fébrile du petit bourgeois qui se tortille. Si l'anarchisme perd sa base socialiste et son objectif collectiviste, si il dérive dans l'esthétisme, l'extase, le désir, et, de manière incongrue, dans le quiétisme Taoïste et la modestie du "soi" bouddhiste, comme substitut à un programme, une politique,et une organisation libertaires, il en viendra à ne plus représenter la régénération sociale et une vision révolutionnaire, mais la décomposition sociale et une rébellion inconséquente et égoïste. Pire encore, il nourrira la vague de mysticisme qui déferle déjà sur les membres aisés de la génération adolescente actuelle ou aux alentours de la vingtaine. L'exaltation de l'extase par l'anarchisme lifestyle, certainement louable dans une matrice sociale radicale, mais amalgamée sans vergogne ici à la "sorcellerie", entraine une assimilation onirique avec des esprits, des fantômes et des archétypes Jungiens plutôt qu'une connaissance rationnelle et dialectique du monde.

De façon caractéristique, la couverture d'un récent numéro d'Alternative Press Review (Automne 1994), une revue anarchiste américaine largement lue, est ornée d'une divinité bouddhiste à trois têtes dans un repos nirvanique serein, vraisemblablement sur un fond cosmique de galaxies tourbillonnantes et de babioles New-Age -- une image qui pourrait facilement rejoindre les poster 'Anarchy' de Fifth Estate dans une boutique New Age. A l'intérieur de la couverture, un graphisme proclame : "La vie peut être magique quand on commence à se libérer" (le "A" de "magique" est cerclé) – ce à quoi on est obligé de demander : Comment ? Avec quoi ? Le magazine lui-même contient un essai d'écologie profonde de Glenn Parton (tiré de la revue "Wild Earth " de David Foreman) intitulé : "Le soi sauvage : pourquoi je suis un primitiviste" , chantant les louanges des "peuples primitifs" dont le "mode de vie s'adapte dans le monde pré-donné naturel", déplorant la révolution néolithique, et identifiant notre "tâche première" comme de "déconstruire notre civilisation, et de rétablir la vie sauvage". Les illustration de la revue célèbrent la vulgarité -- des crânes humains et des images de ruines sont bien en évidence. Sa plus longue contribution, "Décadence", tirée de Black Eye, mêle le romanesque au sous-prolétariat, concluant triomphalement : "C’est le moment pour de vraies vacances romaines, alors amenez les barbares !".

Hélas, les barbares sont déjà là -- et les "vacances romaines" prospèrent aujourd'hui dans les villes américaines avec le crack, la violence, l'insensibilité, la stupidité, le primitivisme, l'anti-civilisationnisme, l'anti-rationnalisme, et une assez grosse dose d'"anarchie", conçue comme chaos. L'anarchisme lifestyle doit être considéré dans le contexte social actuel des ghettos noirs démoralisés et des banlieues réactionnaires blanches, et aussi des réserves indiennes, ces centres visibles de "primitivisme", dans lesquels des bandes de jeunes indiens se tirent dessus, où le trafic de drogue est endémique et où les "graffitis des bandes accueillent les visiteurs, même au monument sacré de Window Rock", comme le rapporte Seth Mydans dans le New York Times (3 Mars 1995).

Ainsi, une décomposition culturelle généralisée a suivi la dégénérescence de la Nouvelle Gauche des années 1960 dans le post-modernisme, et de sa contre-culture dans le spiritualisme New Age. Pour les timides anarchistes lifestyle, les illustrations et les articles incendiaires d'Halloween repoussent l'espoir et à la compréhension de la réalité toujours plus loin. Déchirés entre les leurres du "terrorisme culturel" et les ashrams bouddhistes, ils se trouvent en fait pris dans un feu-croisé, entre les barbares de Wall Street et de la City en haut de l’échelle sociale, et ceux du bas, dans les lugubres ghettos urbains de l'Euro-Amérique. Hélas, le conflit dans lequel ils se trouvent, suite à tous leurs hymnes aux mode de vie du sous-prolétariat (auxquels les entreprises barbares ne sont pas étrangères ces jours ci), a moins à voir avec le besoin de créer une société libre qu'avec une guerre brutale contre ceux qui se partagent le butin de la vente de drogue, des corps humains, de prêts exorbitants – sans oublier les junk bonds et les devises internationales.

Un retour à une complète l'animalité -- ou devrions-nous appeler cela "décivilisation" ? -- est un retour non à la liberté, mais à l'instinct, au domaine de l'"authenticité", davantage guidés par les gènes que par le cerveau. Rien ne pourrait être plus éloigné des idéaux de liberté énoncés dans des formes toujours plus bouillonnantes par les grandes révolutions du passé. Ni être plus obstiné dans son obéissance aveugle aux impératifs biochimiques tels que l'ADN ou plus contraire à la créativité, à l'éthique, à la réciprocité offerts par la culture et les luttes pour une civilisation plus rationnelle. Il n'y a pas de liberté dans la "sauvagerie" si par ‘état sauvage’ nous entendons les types de modèles de comportement innés qui font l'animalité pure. Calomnier la civilisation sans reconnaître ses énormes potentialités en matière de liberté acceptée-- une liberté que confère la raison autant que l'émotion, la perspicacité autant que le désir, la prose autant que la poésie -- c'est se retirer dans le monde ténébreux d’absence de civilisation, où la pensée était brumeuse, et où l'intellectualisation n'était qu'une espérance d'évolution.

16. Le rapport de cette conférence ont été publiés dans Man the Hunter (Chicago: Aldine Publishing Co., 1968). Richard B. Lee and Irven DeVore, eds.,
17. What Hunters Do for a Living, ou How to Make Out in Scarce Resources, dans Lee et Devore, Man the Hunter, p. 43.
18. Voir particulièrement Paul Radin The World of Primitive Man (New York: Grove Press, 1953), pp. 139-150.
19. John Zerzan, Future Primitive and Other Essays (Brooklyn, NY: Autonomedia, 1994), p. 16. Le lecteur qui a foi dans les recherches de Zerzan peut essayer de chercher des sources reconnues comme Cohen (1974) et Clark (1979) (cité dans les pages 24 et 29, respectivement) de sa bibliographie -- Eux et d'autres sont entièrement absents.
20. La littérature sur ces aspects de la vie préhistorique est prolifique. Anthony Legge et Peter A. Rowly's Gazelle Killing in Stone Age Syria, Scientific American, vol. 257 (Août. 1987), pp. 88-95, montre que les animaux migrateurs ont pu être massacrés avec une efficacité dévastatrice par l’utilisation de corrals. L’étude classique des aspects pragmatiques de l’animisme est dans Myth, Science and Religion de Bronislaw Malinowski (Garden City, N.Y.: Doubleday, 1954). L’anthropomorphisme manipulateur est mis en évidence dans de nombreux écrits traitant des transmigrations du domaine humain au non humain soutenues par des shamans, comme dans les mythes des Makuna décrits par Kaj 'rhem, dans Dance of the Water People, Natural History (Jan. 1992).
21. Sur les pygmées, voir Colin M. Turnbull, The Forest People: A Study of the Pygmies of the Congo (New York: Clarion/Simon and Schuster, 1961), pp. 101-102. Sur les esquimaux, voir Gontran de Montaigne Poncins Kabloona: A White Man in the Arctic Among the Eskimos (New York: Reynal & Hitchcock, 1941), pp. 208-9, ainsi que de nombreux autres travaux sur la culture traditionnelle esquimau.
22. Que de nombreuses prairies à travers le monde furent créées par le feu , datant probablement de l’ Homo erectus, est une hypothèse que l’on retrouve disséminée dans la littérature anthropologique . Une excellent étude sur le sujet : Stephen J. Pyne Fire in America (Princeton, N.J.: Princeton University Press, 1982). Voir aussi William M. Denevan, dans Annals of the American Association of Geographers (Sept. 1992), cité dans William K. Stevens, An Eden in Ancient America? Not Really, The New York Times (30 Mars 1993), p. C1.
23. Sur la question âprement débattue de la ‘sur-chasse’ voir Pleistocene Extinctions: The Search for a Cause, ed. P. S. Martin et H. E. Wright, Jr. . Les arguments pour déterminer si ce sont les facteurs climatiques et/ou une ‘sur-chasse" qui a conduit à l’extinction massive de quelques trente cinq genres de mammifères du Pleistocène sont trop complexes pour être traités ici. Voir Paul S. Martin, 'Prehistoric Overkill,' in Pleistocene Extinctions: The Search for a Cause, ed. P. S. Martin et H. E. Wright, Jr. (New Haven: Yale University Press, 1967). J’ai étudié quelques-uns des arguments dans mon introduction à la réédition de Le débat est encore en cours. Les éléphants préhistoriques, qui furent considérés un moment comme des animaux aux capacités d’adaptation environnementale limitées, sont maintenant reconnus comme plus flexibles écologiquement et auraient pu être tués par les chasseurs Paleoindiens, probablement avec moins de compassion que ne voudraient le croire les environmentalistes romantiques. Je ne prétends pas que la chasse seule a causé l’extermination de ces grands mammifères – en tuer un nombre considérable aurait été suffisant.. On peut trouver un résumé de piéges de bisons dans les arroyos dans le livre de Brian Fagan, Bison Hunters of the Northern Plains, Archaeology (Mai-Juin 1994), p. 38.
24. Karl W. Butzer, No Eden in the New World, Nature, vol. 82 (4 Mars 1993), pp. 15-17.
25. T. Patrick Cuthbert, The Collapse of Classic Maya Civilization dans The Collapse of Ancient States and Civilizations, ed. Norman Yoffee and George L. Cowgill (Tucson, Ariz.: University of Arizona Press, 1988); et Joseph A. Tainter, The Collapse of Complex Societies (Cambridge: Cambridge University Press, 1988), esp. chapter 5.
26. Clifford Geertz, Life on the Edge The New York Review of Books, 7 Avril,1994, p. 3.
27. Comme l’ observe William Powers, le livre Black Elk Speaks a été publié en 1932. ‘Il n’y a aucune trace de la vie chrétienne de Black Elk dedans.' Pour un déboulonnage rigoureux de la fascination actuelle pour l’histoire de Black Elk, voir William Powers, When Black Elk Speaks, Everybody ListensSocial Text, vol. 8, no. 2 (1991), pp. 43-56.
28. Edwin N. Wilmsen, Land Filled With Flies (Chicago: University of Chicago Press, 1989), p. 127.
29. Wilmsen, Land Filled with Flies, p. 3.
30. Allyn Maclean Stearman, Yuqui: Forest Nomads in a Changing World (Fort Worth and Chicago: Holt, Rinehart and Winston, 1989), p. 23.
31. Stearman, Yuqui, pp. 80-81.
32. Wilmsen, Land Filled with Flies, pp. 235-39 and 303-15.
33. Voir, par exemple,, Robert J. Blumenschine et John A. Cavallo, Scavenging and Human Evolution,' Scientific American (Octobre 1992), pp. 90-96.
34. Paul A. Janssens, Paleopathology: Diseases and Injuries of Prehistoric Man (London: John Baker, 1970).
35. Wood, Human Sickness, p. 20.
36. E. B. Maple, 'The Fifth Estate Enters the 20th Century. We Get a Computer and Hate It!' The Fifth Estate, vol. 28, no. 2 (Eté 1993), pp. 6-7.
37. Tiré du New York Times, 7 Mai 1995. Des gens moins moralisateurs que Zerzan ont essayé d'échapper à l'emprise de la TV et prennent du plaisir avec de la musique décente, des pièces, des livres, etc.
38. Max Stirner, The Ego and His Own ,ed. James J. Martin, trad. Steven T. Byington (New York: Libertarian Book Club, 1963), part 2, chap. 4, sec. C, 'My Self-Engagement,' p. 352,
39. Friedrich Nietzsche, 'On Truth and Lie in an Extra-Moral Sense (1873; Extraits), dans The Portable Nietzsche, édité et traduit par Walter Kaufmann (New York: Viking Portable Library, 1959), pp. 46-47.
40. Friedrich Nietzsche, fragment 481 (1883-1888), The Will to Power, traduit par Walter Kaufmann et R. J. Hollingdale (New York: Random House, 1967), p. 267.
41. James J. Martin, Introduction de l'éditeur à Stirner, The Ego and His Own , p. xviii.
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Anarchisme Social et Anarchisme Lifestyle - IV

Messagede digger » 03 Aoû 2013, 17:24

9. Vers un communalisme démocratique

Ma description de l'anarchisme lifestyle est loin d'être complète; l'idée personnaliste de cette glaise idéologique lui permet d'être modelée sous de nombreuses formes à condition que que des termes comme "imagination", "sacré", "intuitif", "extase", ou "primal" en embellissent la surface.

L'anarchisme social, selon moi, est fait de choses complètement différentes, héritées de la tradition des Lumières, en tenant compte de ses limites et de ses lacunes. Selon la façon dont il définit la raison, l'anarchisme social célèbre l'esprit humain pensant sans nier d'aucune sorte la passion, l'extase, l'imagination, le jeu et l'art. Pourtant, plutôt que de les réifier en vagues catégories, il tente de les intégrer dans la vie quotidienne. Ce faisant, il s'engage en faveur de la rationalité tout en s'opposant à la rationalisation de l'expérience ; en faveur de la technologie en s'opposant à la "mégamachine" ; en faveur de l'institutionnalisation sociale, en s'opposant à la domination de classe et à la hiérarchie ; en faveur d’une véritable politique basée sur une coordination confédérale de
municipalités ou de communautés par le peuple en démocratie directe, face à face, en s'opposant au parlementarisme et de l’État.

Cette "communauté de communes" [Commune of communes], pour employer une vieille formule des révolutions d'antan, peut être désignée de manière appropriée "communalisme". Contrairement aux opposants à la démocratie comme ‘règle’, elle traduit, au contraire, la dimension démocratique de l'anarchisme comme une administration majoritaire de la sphère publique. En conséquence, le communalisme recherche la liberté plutôt que l'autonomie au sens où j'ai opposé ces deux termes. Il rompt nettement avec l’ego psycho-personnel stirnerien, libéral et bohémien, comme souverain indépendant, en affirmant que l'individualité ne nait pas ex nihilo, revêtue dès la naissance de "droits naturels", mais la voit comme le travail en constante évolution du développement historique et social : un processus d'auto-formation qui ne peut être ni pétrifié par le biologisme, ni arrêté par des dogmes limités dans le temps.

L'individu souverain, autonome, a toujours été une base précaire sur laquelle ancrer une perspective de gauche libertaire. Comme Max Horkheimer l'a observé autrefois : "l'individualité se trouve affaiblie lorsque chaque Homme décide de se débrouiller tout seul. (...) L'individu totalement isolé a toujours été une illusion. Les qualités personnelles les plus estimées, telles que l'indépendance, la volonté de liberté, la sympathie et le sens de la justice, sont des vertus d'ordre social autant qu'individuel. L'individu pleinement abouti est le couronnement d'une société pleinement aboutie" (42).

Si une vision de société future de gauche libertaire ne veut pas se condamner à disparaître dans un demi-monde bohémien et sous-prolétaire, elle doit offrir une solution aux problèmes sociaux, et non pas voleter orgueilleusement de slogan en slogan, en se protégeant de la rationalité avec de la mauvaise poésie et des images vulgaires. La démocratie n'est pas antithétique de l'anarchisme, ni la règle de la majorité et les décisions non-consensuelles incompatibles avec une société libertaire.

Le fait qu'aucune société ne peut exister sans structures institutionnelles est clair pour quiconque n'a pas été abruti par Stirner et ceux de son espèce. En s’opposant aux institutions et à la démocratie, l'anarchisme lifestyle s'isole de la réalité sociale et peut donc, d'autant plus, écumer de rage inutile, en restant une virée sous-culturelle pour une jeunesse crédules et des consommateurs désœuvrés d’habits noirs et de posters extatiques. Soutenir que démocratie et anarchisme sont incompatibles parce tout obstacle aux volontés d'une minorité ne serait-ce d’un seul, constitue une violation de l'autonomie personnelle, c’est prôner, non pas une société libre, mais la "collection d'individus"de Brown -- bref, d'un troupeau. "L’imagination" ne viendrait plus au "pouvoir". Le pouvoir, qui existe toujours, appartiendra soit à la collectivité dans une démocratie directe clairement institutionnalisée, soit à l'ego de quelques oligarques qui établiront une "tyrannie de l'absence de structures".

Kropotkine, dans son article de l'Encyclopaedia Britannica, a considéré de façon pertinente l'ego Stirnerien comme élitiste et l’a désapprouvé comme hiérarchique. Il cite, en l’approuvant, la critique de V. Basch de l'anarchisme individualiste de Stirner, comme une forme d'élitisme, en soutenant que "le but de toute civilisation supérieure est, non pas de permettre à tous les membres d'une communauté de se développer normalement, mais de permettre à certains individus mieux nantis de "se développer pleinement", même au prix du bonheur et de l'existence même de la masse de l'humanité". En anarchisme, cela entraine, en effet, une régression vers l'individualisme le plus ordinaire, prôné par toutes les minorités soi-disant supérieures, à qui, l’homme doit, d’ailleurs, dans son histoire, l’État et le reste, que ces individualistes combattent. Leur individualisme va si loin qu'il débouche sur une négation de leur propre point de départ -- pour ne pas parler de l'impossibilité pour l'individu d'atteindre un développement réellement complet dans des conditions d'oppression des masses par les "Belles Aristocraties" (43). Dans son amoralisme, cet élitisme se prête facilement à la domination des ‘masses’, en les emprisonnant en fin de compte dans la notion de "ceux qui sont uniques", une logique qui peut générer un principe de leadership caractéristique de l'idéologie fasciste. (44).

Aux États-Unis et dans une grande partie de l'Europe, au moment précis où la désillusion de masse vis à vis de l’État a atteint des proportions sans précédent, l'anarchisme est en recul. L'insatisfaction à l'égard du gouvernement culmine des deux côtés de l'Atlantique, et rarement de mémoire récente, il y a eu un sentiment populaire plus imposant pour nouvelle politique, voire un nouvel ordre social qui puisse indiquer au peuple une direction qui permette à la fois sécurité et éthique. Si l'échec de l'anarchisme pour remédier à cette situation peut être attribué à une seule cause, il faudrait privilégier l'insularité de l'anarchisme lifestyle et ses fondements individualistes, qui empêche l’apparition d’un possible mouvement de gauche libertaire dans la sphère publique qui se réduit sans cesse.

A son crédit, l'anarcho-syndicalisme à son apogée a essayé de s'engager dans une pratique vivante et de créer un mouvement organisé -- si étranger à l'anarchisme lifestyle -- au sein de la classe ouvrière. Ses problèmes majeurs ne résident pas dans son désir de structure et de participation, de programme et de mobilisation sociale, mais dans le déclin de la classe ouvrière comme sujet révolutionnaire, en particulier après la Révolution Espagnole. Prétendre cependant qu’il a manqué à l'anarchisme une politique, au sens original grec du terme, l'auto-gestion de la collectivité -- l'historique "Communauté de Communes" -- , revient à répudier une pratique historique et transformative qui cherche à radicaliser la démocratie inhérente à toute république et à créer un pouvoir municipaliste confédéral pour contrer l’État.

La caractéristique la plus créative de l'anarchisme traditionnel est son engagement en faveur de quatre principes fondamentaux : la confédération de communes décentralisée, l'opposition inébranlable à l'étatisme, la croyance en la démocratie directe, et la vision d'une société communiste libertaire. La question la plus importante à laquelle la gauche libertaire -- le socialisme libertaire pas moins que l'anarchisme -- fait face aujourd'hui est la suivante : que faut-il faire de ces quatre grands principes ? Comment leur donner une forme et un contenu social ? De quelle façon et par quels moyens allons-nous les rendre pertinents pour notre époque et les mettre au service d'un mouvement populaire organisé visant à l'émancipation et la liberté ?

L'anarchisme ne doit pas se dissoudre dans des comportements complaisants comme ceux des Adamites primitivistes du XVIe siècle, qui "erraient nus dans les bois, en chantant et en dansant", comme l'observe avec mépris Kenneth Rexroth, "passant leur temps dans une continuelle orgie sexuelle, jusqu'à ce qu'ils soient chassés par Jan Zizka et exterminés -- au grand soulagement d'une paysannerie dégoûtée dont ils avaient pillé les terres. (45). Il ne doit pas se retirer dans le demi-monde primitiviste des John Zerzan et George Bradford. Je serais le dernier à prétendre que les anarchistes ne doivent pas vivre autant que faire se peut leurs idéaux au quotidien -- personnellement autant que socialement, de manière esthétique autant que pragmatique. Mais ils ne doivent pas vivre un anarchisme qui amoindrit, voire efface, les caractéristiques les plus importantes qui ont distingué l'anarchisme du socialisme étatiste, comme un mouvement, une pratique et un programme,. L'anarchisme d'aujourd'hui doit conserver résolument son caractère de mouvement social -- mouvement social aussi bien programmatique que militant -- un mouvement qui combine sa vision combattive d'une société communiste libertaire avec sa critique franche du capitalisme, sans le camoufler sous des termes tel que "société industrielle".

En clair, l'anarchisme social doit résolument affirmer sa différence vis à vis de l'anarchisme lifestyle. Si un mouvement social anarchiste est impuissant à traduire ces quatre principes -- fédéralisme municipal, opposition à l'étatisme, démocratie directe et communisme libertaire -- dans une pratique vivante au sein de la sphère publique, si ces principes croupissent comme les souvenirs des luttes passées dans des déclarations et réunions cérémonieuses, pire encore, si ils sont pervertis par l’Industrie de l’Extase "libertaires" et les théismes quiétistes asiatiques, alors le noyau révolutionnaire socialiste du mouvement devra être restauré sous un nouveau nom.

Il n'est déjà plus possible, à mon avis, de se prétendre anarchiste sans y adjoindre un adjectif qualificatif pour se distinguer des anarchistes lifestyle. L'anarchisme social est, au minimum, radicalement incompatible avec l'anarchisme lifestyle, cet hymne néo-situationniste à l'extase et à la souveraineté de l'ego petit-bourgeois qui se dessèche sans cesse. Les deux divergent totalement dans leurs principes fondamentaux -- socialisme ou individualisme. Entre un ensemble d’idées et de pratiques révolutionnaires d'une part, et, d’autre part une aspiration inconstante à l'extase et à la réalisation de soi personnelle, il ne peut rien y avoir de commun. La seule opposition à l'Etat pourrait très bien unir les sous-prolétariats fascistes et Stirnerien, un phénomène qui n'est pas sans précédents historiques.

41. James J. Martin, Introduction de l'éditeur à Stirner, The Ego and His Own , p. xviii.
42. Max Horkheimer, The Eclipse of Reason (New York: Oxford University Press, 1947), p. 135.
43. Kropotkine, Anarchism, Revolutionary Pamphlets , pp. 287, 293.
44. Kropotkine, Anarchism, Revolutionary Pamphlets , pp. 292-93.
45. Kenneth Rexroth, Communalism (New York: Seabury Press, 1974), p. 89.
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La sociologie anarchiste du fédéralisme

Messagede digger » 05 Nov 2013, 15:14

La sociologie anarchiste du fédéralisme

Texte original : The Anarchist Sociology of Federalism - Colin Ward
Freedom, Juin-Juillet 1992
http://theanarchistlibrary.org/library/colin-ward-the-anarchist-sociology-of-federalism

Le contexte

La minorité des enfants de tous les pays européens qui ont eu l’opportunité d’étudier l’histoire de l’Europe ainsi que celle de leur propre pays ont appris qu’il y avait eu deux grands évènements durant le siècle dernier ; l’unification de l’Allemagne, réalisée par Bismarck et l'empereur Wilhelm I, et celle de l’Italie, réalisée par Cavour, Mazzini, Garibaldi et Victor Emmanuel II.

Le monde entier, ce qui signifiait à l’époque le monde européen, a accueilli favorablement ces victoires. L’Allemagne et l’Italie avait abandonné toutes ces petites principautés, républiques, cités-états et provinces papales, pour devenir des états-nations, des empires et des conquérants. Elles ressemblaient à la France, dont les petits despotes locaux avaient finalement été unifiés par la force d’abord par Louis XIV avec son slogan majestueux ‘L’État c’est moi’, puis par Napoléon, héritier de la Grande Révolution, tout comme Staline au vingtième siècle qui a construit la machinerie administrative pour se mettre en conformité. Ou elles ressemblaient à l’Angleterre dont les rois (et un gouvernant républicain, Oliver Cromwell) avait réussi à soumettre les gallois, les écossais et les irlandais, et ensuite dominé le reste du monde en dehors de l’ Europe. La même chose était arrivé à l’autre extrémité du continent. Ivan IV, nommé à juste titre ‘Le Terrible’, avait conquis l’Asie Centrale jusqu’au Pacifique et Pierre Ier, connu comme ‘Le Grand’, avait mis la main sur la Baltique, la plus grande partie de la Pologne et l’ouest de l’ Ukraine, en utilisant les techniques qu’il avait apprise de la France et de la Grande Bretagne .

L’opinion éclairée à travers l’Europe a salué le fait que l’Allemagne et l’Italie avaient rejoint le club des gentlemen des puissances nationales et impérialistes. Le résultat final lors de ce siècle fut des aventures consternantes de conquêtes, la perte dévastatrice de jeunes vies dans tous les villages d’Europe lors de deux guerres mondiales, la montée des démagogues populistes comme Hitler et Mussolini, ainsi que de leurs imitateurs , jusqu’à ce jour, qui prétendent que ‘L’État c’est moi’.

Par la suite, chaque nation a eu sa moisson de politiciens de toutes tendances qui ont plaidé pour l’unité européenne, dans tous les domaines: économique, social, administratif et, bien sûr, politique.
Inutile de dire que, dans les efforts pour promouvoir l’unification prônée par les politiciens, nous avons une multitude de technocrates à Bruxelles formulant des édits sur quelles variétés de graines potagères ou quels constituants de steaks hachés ou de glaces peuvent être vendus dans les magasins des états membres. Les journaux se font joyeusement l’écho de ces bagatelles. La presse porte beaucoup moins d’attention à un autre courant d’opinion pan-européen, qui se manifeste dans des positions exprimées à Strasbourg et venant de personnes de diverses tendances du spectre politique, qui osent affirmer que les États-Nations sont un phénomène du seizième au dix-neuvième siècle, qui n’aura aucun avenir utile dans le vingt-et-unième siècle. L’histoire à venir de l’administration d’une Europe fédérée qu’elles s’efforcent de découvrir est un lien entre, disons, la Calabre, le Pays de Galles,l’Aquitaine, l’Andalousie, la Galice ou la Saxe, comme régions plutôt que comme nations,à la recherche de leur identité régionale, économique et culturelle, perdue lors de leur intégration dans les états-nations, où le centre de gravité est ailleurs.

Lors de la grande vague des nationalismes du dix-neuvième siècle, il y eut une poignée de voix prophétiques et dissidentes, appelant à un type différent de fédéralisme. Il est intéressant, pour le moins, de noter que ceux dont les noms survivent furent les trois théoriciens les plus connus de l’anarchisme de ce siècle : Pierre-Joseph Proudhon, Michel Bakounine et Pierre Kropotkine. L’évolution de la gauche politique durant le vingtième siècle a rejeté leur héritage comme infondé. Tant pis pour la gauche, puisque la route a été laissée libre pour la droite qui a pu mettre en place son propre programme de fédéralisme et de régionalisme. Écoutons, juste quelques minutes,ces précurseurs anarchistes.

Proudhon

D’abord, il y eut Proudhon, qui a consacré deux de ses volumineux travaux à l’idée de fédération opposée à celle d’état-nation. Il y eut La Fédération et l’Unité en Italie en 1862, et l’année suivante, Du Principe Fédératif. 1

Proudhon était citoyen d’un état-nation unifié et centralisé, dont il fut obligé de fuir pour la Belgique. Et il craignait l’unification de l’Italie pour plusieurs raisons. Dans De la Justice en 1858, il affirmait que la création de l’Empire allemand n’apporterait que des problèmes aux allemands et au reste de l’Europe et a poursuivi son argumentation à travers l’histoire politique de l’Italie .

Au premier plan, l’histoire, à travers laquelle des facteurs naturels comme le climat et la géologie avaient modelé des coutumes et attitudes locales “L’Italie” affirmait-il , “est fédérale par la composition de son territoire; elle l’est par la diversité de ses habitants; elle l’est par son génie ; elle l’est par ses mœurs ; elle l’est encore par son histoire ; elle est fédérale dans tout son être et de toute éternité. ... par la fédération vous la rendrez autant de fois libre qu’elle formera d’États indépendants” 2. Il ne s’agit pas pour moi de défendre l’hyperbole du langage de Proudhon, mais il avait d’autres objections. Il avait compris comment Cavour et Napoléon III s’étaient mis d’accord pour transformer l’Italie en une fédération d’états, mais il avait aussi compris que la Maison de Savoie ne se contenterait de rien de moins qu’une monarchie constitutionnelle centralisée. Et en plus de cela, il se méfiait énormément de l’anticléricalisme libéral de Mazzini, non pas par amour de la papauté mais parce qu’il avait conscience que le slogan de ce dernier, ‘Dio e popolo’, pouvait être exploité par n’importe quel démagogue qui se saisirait de la machinerie de l’état centralisé. Il affirmait que l’existence de cet appareil administratif constituait une menace absolue pour la liberté local et personnelle. Proudhon était pratiquemen le seul théoricien politique du dix-neuvième siècle à percevoir cela :

“Libérale aujourd’hui avec un gouvernement libéral, elle deviendra demain un instrument formidable d’usurpation pour un pouvoir usurpateur, et après l’usurpation, un instrument formidable de despotisme ; sans compter que par cela même elle est une tentation perpétuelle pour le pouvoir, une menace perpétuelle pour les libertés des citoyens. Sous le coup d’une force pareille, il n’y a point de droits individuels ou collectifs qui soient sûrs d’un lendemain. Dans ces conditions, la centralisation pourrait s’appeler le désarmement d’une nation au profit de son gouvernement ...” 3

Tout ce que nous savons de l’histoire du vingtième siècle en Europe, en Asie, en Amérique du Sud ou en Afrique, justifie cette perception. Pas plus que le style de fédéralisme nord-américain, si amoureusement conçu par Thomas Jefferson, ne garantit la disparition de cette menace. Un des biographes anglais de Proudhon, Edward Hyams, commente: “Il est devenu évident depuis la seconde guerre mondiale que les présidents des Etats-Unis peuvent utiliser et utilisent l’appareil administratif fédéral d’une manière qui se moque de la démocratie”. Et son traducteur canadien cite la conclusion de Proudhon :
“Sollicitez l’opinion des hommes de la masse et ils vous renverront des réponses stupides, volages et violentes ; Sollicitez leur opinion en tant que membres d’un groupe défini avec une réelle solidarité et un caractère distinctif et leurs réponses seront responsables et avisées. Exposez-les au ‘langage’ politique de la démocratie de masse, qui représente ‘le peuple’ comme uni et les minorités comme traitres et ils donneront naissance à la tyrannie ; exposez-les au langage politique du fédéralisme, par lequel le peuple est présenté comme un agrégat diversifié d’associations réelles et ils résisteront à la tyrannie jusqu’au bout.”

Cette observation révèle une compréhension profonde de la psychologie politique. Proudhon extrapolait à partir de l’évolution de la Confédération Suisse mais il existe d’autres exemples en Europe . Les Pays-Bas avait la réputation d’une politique pénale clémente ou tolérante. L’explication officielle en était le remplacement du Code Napoléon en 1886 par un “ code criminel spécifiquement hollandais” basé sur des traditions culturelles comme la "fameuse ‘tolérance’ hollandaise et la tendance à accepter les minorités déviantes". Je cite le criminologue hollandais, le Dr Willem de Haan, qui avance l’explication selon laquelle la société hollandaise "a été basée traditionnellement sur des fondements religieux, politiques et idéologiques plutôt que de classes. Les grands groupes confessionnels ont créé leurs propres institutions sociales dans toutes les grandes sphères publiques. Ce processus …a véhiculé une attitude générale tolérante et pragmatique comme règle sociale absolue”.

Autrement dit, c’est la diversité et non l’unité qui crée le type de société dans laquelle nous pouvons vivre vous et moi de manière confortable. Et les attitudes modernes aux Pays Bas sont enracinées dans la diversités des cités-états de Hollande et de Zélande, ce qui explique, aussi bien que le régionalisme de Proudhon, qu’un futur souhaitable pour toute l’Europe est dans la combinaison des différences locales.
Proudhon a assisté dans les années 1860, à une conférence sur une confédération européenne ou des Etats Unis d’Europe. Son commentaire fut :

“Par cela ils ne semblent envisager rien d’autre qu’une alliance de tous les états qui existent actuellement en Europe, petits et grands, présidés par un congrès permanent. Il est considéré comme allant de soi que chaque état gardera la forme de gouvernement qui lui conviendra le mieux. Mais, puisque chaque état disposera de voix au sein du congrès en proportion de sa population et de son territoire, les petits états de cette soi-disant confédération seront bientôt intégrés dans les plus grands ...”

Bakounine

Le second de mes mentors du dix-neuvième siècle, Michel Bakounine, attire notre attention pour diverses raisons. Il fut pratiquement le seul parmi les théoriciens politique de ce siècle à prévoir les horreurs de l’affrontement des états-nations modernes du vingtième siècle lors de la première et seconde guerre mondiale, ainsi qu’à prédire le destin du marxisme centralisateur dans l’empire russe. En 1867 la Prusse et la France semblaient prêtes pour une guerre qui déciderait quel empire contrôlerait le Luxembourg et ceci, à travers le réseau d’intérêts et d’alliances, “menaçait d’engloutir toute l’ Europe”. Une Ligue pour la Paix et la Liberté tint son congrès à Genève, sponsorisé par des personnalités en vue de différents pays comme Giuseppe Garibaldi, Victor Hugo et John Stuart Mill. Bakounine saisit l’occasion de s’adresser à cette audience, et publia ces positions sous le titre Fédéralisme, Socialisme et Anti-Théologisme 4. Ce document présentait treize points sur lesquels, selon Bakounine, le congrès était d’accord.

Le premier proclamait : “Que pour faire triompher la liberté, la justice et la paix dans les rapports internationaux de l’Europe, pour rendre impossible la guerre civile entre les différents peuples qui composent la famille européenne, il n’est qu’un seul moyen : c’est de constituer les États-Unis de l’Europe.”. Son second point affirmait que cet objectif impliquait que les états soient remplacés par des régions car, observait-il : “les États de l’Europe ne pourront jamais se former avec les États tels qu’ils sont aujourd’hui constitués, vu l’inégalité monstrueuse qui existe entre leurs forces respectives.” Son quatrième point affirmait : “Qu’aucun État centralisé, bureaucratique et par là même militaire, s’appela-t-il même république, ne pourra entrer sérieusement et sincèrement dans une confédération internationale. Par sa constitution, qui sera toujours une négation ouverte ou masquée de la liberté à l’intérieur, il serait nécessairement une déclaration de guerre permanente, une menace contre l’existence des pays voisins.” Par conséquent son cinquième point demandait : “Que tous les adhérents de la Ligue devront par conséquent tendre par tous leurs efforts à reconstituer leurs patries respectives, afin d’y remplacer l’ancienne organisation fondée, de haut en bas, sur la violence et sur le principe d’autorité, par une organisation nouvelle n’ayant d’autre base que les intérêts, les besoins et les attractions naturelles des populations, ni d’autre principe que la fédération libre des individus dans les communes, des communes dans les provinces, des provinces dans les nations, enfin de celles-ci dans les États-Unis de l’Europe d’abord et plus tard du monde entier."

Cette vision devenait donc de plus en plus étendue mais Bakounine eut la prudence d’inclure l’acceptation de la sécession. Son huitième point déclarait que : “De ce qu’un pays a fait partie d’un État, s’y fût-il même adjoint librement, il ne s’ensuit nullement pour lui l’obligation d’y rester toujours attaché. Aucune obligation perpétuelle ne saurait être acceptée par la justice humaine ... Le droit de la libre réunion et de la sécession également libre est le premier, le plus important de tous les droits politiques ; celui sans lequel la confédération ne serait jamais qu’une centralisation masquée."

Bakounine fait référence avec admiration à la Confédération Suisse qui "pratique la fédération avec tant de succès aujourd’hui ”, tout comme Proudhon, qui lui aussi, prit explicitement comme modèle la suprématie suisse des communes comme unités de l’organisation sociale liées entre elles au sein des cantons, avec un conseil fédéral purement administratif. Mais tous les deux se souviennent des évènements de 1848, lorsque le Sonderbund des cantons sécessionnistes fut obligé par la guerre d’accepter la nouvelle constitution de la majorité. C’est pourquoi Proudhon et Bakounine étaient d’accord pour condamner la subversion du fédéralisme par des principes unitaires. En d’autres termes, il doit exister un droit à la sécession.

Kropotkine

La Suisse, précisément du fait de sa constitution décentralisée, a été un refuge continuel pour des réfugiés politiques venus des empires austro-hongrois, allemand et russe. Un anarchiste russe fut même expulsé de Suisse. Il allait trop loin, même pour le conseil fédéral suisse. C’était pierre Kropotkine, qui a fait le lien entre le fédéralisme du dix-neuvième siècle et la géographie régionale du vingtième.

Il a passé sa jeunesse comme officier de l’armée dans des expéditions géologiques dans les provinces de l’est de l’empire russe, et son autobiographie nous apprend l’indignation qu’il a ressenti en voyant comme l’ administration centrale et le système de financement empêchaient toute amélioration des conditions locales, par ignorance, incompétence et corruption généralisée, ainsi que par la destruction d’anciennes institutions collectives qui auraient pu permettre aux gens d’améliorer leurs vies. Les riches devenaient plus riches, les pauvres plus pauvres et l’appareil administratif était paralysé par l’ennui et les détournements de fonds.

Il existe une littérature similaire dans chaque empire ou état-nation: l’empire britannique, austro-hongrois, et on peut lire des conclusions similaires dans les écrits de Carlo Levi ou Danilo Dolci. En 1872, Kropotkine s’est rendu pour la première fois en Europe de l’ouest et, en Suisse, il fut contaminé par l’air de la démocratie, même bourgeoise. Il résida dans les collines du Jura avec les horlogers. Son biographe Martin Miller explique comment ce fut le moment charnière de sa vie :

“Les rencontres et les discussions de Kropotkine avec les ouvriers durant leur travail ont fait apparaître une sorte de liberté spontanée sans autorité ou consignes venant d’en haut à laquelle il rêvait. Isolés et auto-suffisants, les horlogers impressionnaient Kropotkine qui y voyait un exemple pour transformer la société si une telle collectivité pouvait se développer sur une large échelle. Il ne faisait aucun doute dans son esprit que cette collectivité travaillerait parce qu’il n’était pas question d’imposer un ‘système’ artificiel, comme Muraviev avait essayé de le faire en Sibérie, mais de permettre l’activité naturelle des ouvriers de fonctionner selon leurs propres intérêts.”

Ce fut le moment-clé de sa vie. Le reste fut, en un sens, consacré à rassembler les preuves du bien-fondé de l’anarchisme, du fédéralisme et du régionalisme.
Ce serait une erreur de croire que l’approche qu’il a développé n’est qu’une question d’histoire théorique. Pour le démontrer, il suffit de se référer à l’étude que Camillo Berneri a publié en 1922 ‘Un federaliste Russo, Pietro Kropotkine’. Berneri cite la ‘Lettre aux ouvriers d’Europe de l’ouest’ que Kropotkine a écrit à Margaret Bondfield, membre du Parti Travailliste britannique en juin 1920, dans laquelle il déclarait:

“La Russie impériale est morte et ne revivra jamais. L’avenir de ses différentes qui composaient l’empire ira vers une large fédération. Les territoires naturels de ses différentes parties ne seront en rien distinctes de celles que nous connaissons de l’histoire de la Russie, de son ethnographie et de son économie. Toutes les tentatives pour réunir les parties qui constituaient l’empire russe, comme la Finlande, les provinces baltes, la Lithuanie, l’Ukraine, la Géorgie, l’Arménie la Sibérie et autres, sous une autorité centrale, sont vouées à un échec certain. L’avenir de ce qui fut l’empire russe va vers un fédéralisme d’unités indépendantes.”

Vous et moi pouvons voir aujourd’hui le bien-fondé de cette opinion, même si elle fut ignorée comme totalement non pertinente pendant soixante-dix ans. Comme exilé en Europe de l’Ouest, il fut en contact permanent avec toute une variété de pionniers de la pensée régionaliste. La relation entre régionalisme et anarchisme a été établie élégamment, somptueusement même, par Peter Hall, le géographe qui est le directeur du Institute of Urban and Regional Development à Berkeley, Californie, dans son livre Cities of Tomorrow (1988). Il y eut le collègue géographe anarchiste de Kropotkine, Élisée Reclus, plaidant pour des sociétés humaines à petite échelle basées sur l’écologie de leurs régions 5. Il y eut Paul Vidal de la Blache, un autre fondateur de la géographie française, qui soutenait que “la région était plus qu’un objet de survie; elle servait à fournir la base d’une totale reconstruction de la vie politique et sociale.” Pour Vidal, comme l’explique le professeur Hall, la région, et non la nation, qui “en tant que force motrice du développement humain, la réciprocité presque sensuelle entre hommes et femmes et leur environnement, a été le siège d’une liberté concrète et le ressort de l’évolution culturelle, et a été attaquée et érodée par l’état-nation centralisé et par l’appareil industriel à grande échelle.”

Patrick Geddes

Enfin, il y eut l’extraordinaire biologiste écossais Patrick Geddes, qui a essayé de résumer toutes ces idées régionalistes, sur le plan géographique, social, historique politique ou économique, dans une idéologie rationnelle pour les régions, connu pour la plupart d’entre nous à travers les travaux de son disciple, Lewis Mumford. Le professeur Hall a soutenu que :

“Beaucoup, si ce n’est toutes, les premières visions du mouvement d’urbanisme proviennent du mouvement anarchiste, qui a prospéré dans la dernière décennie du dix-neuvième siècle et les premières années du vingtième ... La vision de ces pionniers anarchistes n’était pas seulement une forme alternative de construction, mais une société alternative, ni capitaliste, ni socialiste bureaucratique : une société fondée sur la coopération volontaire parmi les femmes et les hommes, travaillant et vivant dans de petites collectivités auto-gouvernées.” 6

Aujourd’hui

Aujourd’hui, dans les dernières années du vingtième siècle, je veux partager cette vision. Ces théoriciens anarchistes du dix-neuvième siècle étaient un siècle en avance sur leurs contemporains en avertissant les peuples d’Europe des conséquences en n’adoptant pas une approche régionaliste et fédéraliste. Parmi les survivants de chaque sorte d’expériences désastreuses du vingtième siècle, les gouvernants des états-nations d’Europe ont conduit des politiques allant vers plusieurs types d’existence supranationale. La question cruciale à laquelle il sont confrontés est de concevoir soit une Europe des états ou une Europe des régions.

Proudhon, il y a 130 ans, a lié cette question à l’idée d’un équilibre des pouvoirs européen, le but des hommes d’état et théoriciens politiques, et a soutenu qu’il était “impossible de le réaliser avec de grandes puissances dotées de constitutions unitaires”. Il a affirmé dans La Fédération et l’Unité en Italie que “la première étape vers une réforme du droit public en Europe” était “la restauration des confédérations d’Italie, de Grèce, des Pays-Bas de Scandinavie et du Danube, comme prélude à la décentralisation des grands états et par conséquent, du désarmement”. Et dans Du Principe Fédératif, il a noté que “Parmi les démocrates français, il y a eu beaucoup de discussions sur Confédération Européenne ou États Unis d’Europe. Par cela ils ne semblent envisager rien d’autre qu’une alliance de tous les états qui existent actuellement en Europe, petits et grands, présidés par un congrès permanent.” Il affirmait qu’une telle fédération serait soit un piège, soit n’aurait aucune signification pour la raison évidente que les grands états domineraient les petits.

Un siècle plus tard, l’économiste Leopold Kohr (Autrichien de naissance, de nationalité britannique, gallois par choix), qui se présente aussi comme anarchiste, a publié un livre The Breakdown of Nations, glorifiant les vertus de sociétés à petite échelle et soutenant, une fois de plus, que les problèmes de l’Europe proviennent de l’existence des états-nations. Faisant l’éloge, une fois de plus, de la Confédération Suisse, il a affirmé, cartes à l’appui, que "le problème de l’Europe — comme de toute fédération — est la division, pas l’union.”

Maintenant, pour leur rendre justice, les avocats des États Unis d’Europe ont élaboré une doctrine de ‘subsidiarité’, avançant que les décisions gouvernementales ne seraient pas prises par les institutions supranationales de la Communauté Européenne, mais de préférence, par des niveaux locaux ou régionaux d’administration,plutôt que par des gouvernements nationaux. Ce principe particulier a été adopté par le Conseil de l’ Europe, appelant les gouvernements nationaux a adopté sa Charte Européenne de l'Autonomie Locale 7 “pour formaliser l’engagement sur le principe que les fonctions gouvernementales seront effectuées au plus bas niveau possible et seulement transférées à un plus haut niveau uniquement par consentement.”

Ce principe est un extraordinaire hommage à Proudhon, Bakounine et Kropotkine, et aux opinions qu’ils étaient les seuls à exprimer (à part quelques théoriciens espagnols captivants comme Pi y Margall ou Joaquin Costa), mais, bien sûr, c’est l’un des premiers aspects de l’idéologie pan-européenne que les gouvernements choisiront d’ignorer. Ils existe des différences manifestes entre les différentes états-nations à ce sujet. Dans beaucoup d’entre eux — L’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et même la France — l’appareil d’état est beaucoup plus décentralisé qu’il ne l’était il y a cinquante ans. Cela sera bientôt vrai pour l’Union Soviétique. Cette décentralisation a pu ne pas s’effectuer à la vitesse où vous et moi l’aurions voulu et je serais heureux de convenir que les fondateurs de la Communauté Européenne ont atteint leur but premier de mettre fin aux anciens antagonismes nationaux et qu’ils ont rendu inconcevables de futures guerres en Europe de l’ouest. Mais nous sommes encore très loin de l’Europe des Régions.

Je vis dans ce qui est maintenant l’état le plus centralisé d’Europe de l’ouest et la domination de l’état central ici s’est infiniment accrue, au lieu de diminuer, ors de ces dix dernières années. Certaines personnes ici se rappelleront les paroles du Premier Ministre d’alors en 1988:

“Nous n’avons pas fait reculer avec succès les frontières de l’Etat en Grande Bretagne pour les voir réimposer à un niveau européen, avec un super-état européen exerçant un nouveau pouvoir de Bruxelles ”.
C’est de l’aveuglement. Ce n’est pas un langage lié à la réalité Vous n’avez pas à être un partisan de la Commission Européenne pour vous en rendre compte Mais cela illustre combien certains d’entre nous sommes loin de concevoir la vérité du commentaire de Proudhon que: “Même l’Europe serait trop grande pour former une seule confédération; elle ne formerait qu’une confédération de confédérations.”

L’avertissement anarchiste est précisément que l’obstacle à une Europe des régions est l’état-nation. Si vous ou moi avons une quelconque influence sur la pensée du prochain siècle, nous devrions plaider pour les régions. ‘Penser globalement — agir localement “ est un des slogans utiles du mouvement international Vert. L’état-nation a occupé une petite portion de l’histoire européenne. Nous devons nous libérer des idéologies nationales afin d’agir localement et de penser régionalement. Les deux nous permettront de devenir des citoyens du monde, et non de nations ou de super-états nationaux.
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NDT
1 Du principe Fédératif
http://fr.wikisource.org/wiki/Proudhon_-_Du_Principe_f%C3%A9d%C3%A9ratif
2 Du principe Fédératif op citée
3 Du principe Fédératif op citée
4 Fédéralisme, socialisme et antithéologisme
http://fr.wikisource.org/wiki/F%C3%A9d%C3%A9ralisme,_socialisme_et_antith%C3%A9ologisme
5 Idée reprise par Peter Berg aux Etats-Unis à travers les biorégions
6 Ward a travaillé comme architecte et a écrit de nombreux ouvrages sur le sujet, dont Housing: An Anarchist Approach (1976) When We Build Again: Let's Have Housing that Works! (1985) ou encore Sociable Cities: The Legacy of Ebenezer Howard (avec Peter Hall) (1999) parmi d’autres.
7 Charte Européenne de l'Autonomie Locale http://conventions.coe.int/treaty/fr/treaties/html/122.htm

Voir aussi le topic
Fédéralisme, régionalisme et anarchisme http://forum.anarchiste-revolutionnaire.org/viewtopic.php?f=69&t=8351#p126975
digger
 
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Déserter l’utopie numérique

Messagede digger » 05 Jan 2014, 19:09

Déserter l’utopie numérique
Ordinateurs contre informatique

Crimethinc.

“Il existe un monde invisible connecté à la poignée de chaque outil—utilisez l’outil pour quoi il a été conçu et il vous coule dans le moule de tous ceux qui font la même chose ; déconnectez l’outil de ce monde et vous pourrez commencer à en dessiner d’autres.”

Le produit capitaliste idéal tirerait sa valeur du constant travail non rémunéré de tout le genre humain. Nous serions disponibles; il serait indispensable. Il intégrerait l’activité humaine dans son ensemble sur un seul terrain, accessible seulement via des produits marchands ajoutés les uns aux autres, pour la production desquels fusionneraient les marchés et une main d’œuvre exploitée. Cela s’accomplirait au nom de l’autonomie et de la décentralisation, peut-être même de la "démocratie directe".

A coup sûr, si un tel produit était inventé , quelques anticapitalistes bien-pensants proclameraient que le paradis est proche — il ne resterait plus qu’à soustraire le capitalisme de l’équation. La rengaine des mangeurs de lotus.

Ce ne serait pas la première fois que des dissidents extrapolent leur utopie à partir de l’infrastructure de la classe dominante. Souvenez-vous de l’enthousiasme commun de Karl Marx et de Ayn Rand pour le chemin de fer ! Nous croyons, au contraire, que la technologie produite par la compétition capitaliste tend à incarner et à imposer sa logique; si nous voulons échapper à cet ordre, nous ne devrions jamais considérer ces outils comme inoffensifs. Lorsque nous utilisons des outils, ils se servent de nous en retour.
Ci-dessous, une tentative pour identifier l’idéologie induite par la technologie numérique et pour esquisser quelques hypothèses face à la manière de les utiliser.

Le Réseau Enferme

A notre époque, la domination n’est pas seulement imposée par des ordres issus de gouvernants à des gouvernés mais par des algorithmes qui produisent systématiquement et recalibrent constamment les différentiels du pouvoir. L’algorithme est le mécanisme fondamental qui perpétue les hiérarchies d’aujourd’hui; il détermine par avance les possibilités tout en offrant l’illusion d’une liberté de choix. Le numérique réduit les possibilités infinies de vie à un treillage d’algorithmes interconnectés — pour choisir entre des zéros et des uns. Le monde est réduit à une représentation et la représentation s’étend pour emplir le monde; l’irréductible disparait. Ce qui ne numérise pas n’existe pas. Le numérique peut présenter un formidable éventail de choix— de combinaisons possibles de zéros et de uns —mais les issues de chaque choix sont prédéterminés à l’avance.

Un ordinateur est une machine qui exécute des algorithmes. Le terme désignait à l’origine un être humain qui suivait des ordre de manière aussi rigide qu’une machine (1). Alan Turing, le père de la science informatique a nommé l’ordinateur numérique comme extension métaphorique de la forme de travail humaine la plus impersonnelle: “L’idée derrière les ordinateurs numériques peut être expliquée en disant que ces machines sont prévues pour réaliser toutes les opérations qui pourraient l’être par un calculateur humain” Depuis les cinquante dernières années, nous avons vu la métaphore s’inverser, et s’inverser encore, en même temps que l’humain et la machine devenaient de plus en plus indissociables. “Le calculateur humain est supposé suivre des règles immuables, poursuivait Turing, il n’a pas autorité pour en dévier dans le moindre détail.”

Tout comme les technologies qui font gagner du temps nous ont rendu plus occupés, confier le moulinage de chiffres fastidieux à des ordinateurs ne nous a pas libéré du travail fastidieux—il a fait des ordinateur une partie intégrale de toutes les facettes de notre vie. Dans la Russie post-soviétique, ce sont les nombres qui vous moulinent.

Depuis le début, le but du développement du numérique à été la convergence du potentiel humain et du contrôle algorithmique. Il existe des cas où ce projet est déjà réalisé. Le iPhone “Retina display” est si dense qu’à l’œil nu, on ne peut pas voir qu’il est composé de pixels. Il existe encore des vides entre les écrans mais ils s’amenuisent toujours plus.
Le réseau qui ferme les espace entre nous ferme les espaces à l’intérieur de nous. Il enferme l’espace commun qui résistait auparavant à la marchandisation, des espaces communs comme les réseaux sociaux, que nous ne ne pouvons plus reconnaître en tant que tels maintenant qu’ils ont été cartographiés pour être clôturés. En même temps qu’il s’élargit pour englober nos vies entières, nous devons rapetisser suffisamment pour rentrer dans ses équations . Immersion totale.

On nous a dit autrefois que l’avion avait "aboli les frontières"; en réalité, c’est seulement depuis que l’avion est devenu une arme redoutable que les frontières sont devenues définitivement infranchissables.”
–George Orwell, “You and the Atomic Bomb”

Le clivage numérique

Des libéraux bien intentionnés se préoccupent du fait que des collectivités entières ne soient pas encore intégrées dans le réseau numérique mondial. D’où des ordinateurs portables gratuits pour le "monde en développement" et des tablettes à cent dollars pour les écolier-es. Ils ne sont capables de concevoir que le un de l’accès numérique ou le zéro de l’exclusion. Selon cette vision binaire, l’accès numérique est préférable — mais elle est un produit du processus qui produit l’exclusion, elle n’en est pas la solution .

Le projet d’équiper numériquement les masses résume et élargit l’ unification de l’humanité sous le capitalisme. Aucun projet d’intégration ne s’est autant développé, ni incrusté autant que le capitalisme, et le numérique emplira bientôt la totalité de son espace. “Les pauvres ne disposent pas encore de nos produits!”— était le cri de ralliement de Henry Ford. Amazon.com vend aussi ses tablettes en dessous de leur prix de revient, mais ils considèrent cela comme un investissement. Les travailleurs individuels se déprécient sans accès numérique; mais être disponible d’un simple click, être obligé d’entrer en compétition intercontinentalement en temps réel, ne fera pas s’apprécier la valeur totale du marché de la classe ouvrière. La mondialisation capitaliste l’a déjà démontrée. Plus de mobilité des individus ne garantit pas une plus grande parité sur le terrain.

Pour intégrer il n’est pas nécessaire d’égaliser: la laisse, les rênes, le fouet, sont aussi connecteurs. Même lorsqu’il connecte, le numérique divise.

Comme le capitalisme, le numérique divise entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas. Mais l’ordinateur n’est pas ce dont manque ceux qui n’ont pas. Ceux qui n’ont pas manquent de pouvoir, ce qui n’est pas réparti de manière égale par le numérisation. A la place d’un système binaire entre capitalistes et prolétaires, un marché universel est en train d’émerger, où chaque personne sera continuellement évalue et classée. La technologie numérique peut imposer des différentiels de pouvoir plus sûrement et plus efficacement que n’importe quel système de caste dans l’histoire.

Déjà, votre capacité à vous impliquer dans des relations sociales et économiques de tous genres est déterminée par la qualité de votre processeur. Au bas du spectre économique, la personne au chômage part avec le billet le moins cher acheté sur Craigslist (2) (alors que l’autostop assurait l’égalité des chances). A l’autre bout de ce spectre, le trader sur très haut débit profite directement de la puissance du processeur de sa machine (rendant le vieux courtage en valeur mobilière presque sympathique), comme le fait le chasseur de Bitcoin.

Il est impensable que l’égalité numérique puisse être construite sur un terrain aussi inégal. Le fossé entre riches et pauvres ne s’est pas comblé dans les nations à la pointe du numérique. Plus l’accès numérique deviendra répandu, plus nous verrons s’accélérer la polarisation sociale et économique. Le capitalisme produit et met en circulation de nouvelles innovations plus vite qu’aucun système précédemment, mais à côté de cela, il produit des disparités toujours plus grandes: là où des cavaliers ont repoussé autrefois les piétons, les bombardiers furtifs volent au-dessus des têtes des automobilistes. Et le problème n’est pas seulement que le capitalisme est une compétition injuste mais qu’il impose cette compétition à chaque sphère de notre vie. La numérisation rend possible d’intégrer dans sa logique les aspects les plus intimes de nos relations.

Le clivage numérique ne sépare pas seulement des individus d’une partie de la population; il traverse chacun de nous. Dans une époque de précarité,alors que tous occupons simultanément de multiples positions économiques et sociales mouvantes, les technologies numériques nous valorisent sélectivement selon la manière dont nous sommes nantis tout en dissimulant les manières dont nous sommes marginalisés. L’étudiant qui doit cinquante mille dollars communique avec d’autres endettés via les réseaux sociaux mais il est probable qu’ils partagent davantage leur CV ou les tarifs des restaurants qu’ils n’organisent une grève de la dette.

Ce n’est que lorsque nous comprenons les protagonistes de notre société comme réseaux plutôt que comme individus indépendants que nous prenons conscience de la gravité de tout cela : la collectivité numérique est fondée sur le succès du marché, alors que nous connaissons tous l’expérience négative de l’isolement. Dans les réseaux sociaux du futurs —que les publicitaires, agences de crédit, employeurs, propriétaires terriens et la police surveilleront via une seule matrice de contrôle—nous ne pourrons nous rencontrer que dans la mesure où nous acceptons le marché et et la valeur que nous y attachons

Les mises à jour du système

La compétition et l’élargissement du marché ont de tout temps stabilisé le capitalisme en offrant une nouvelle mobilité sociale, en donnant aux pauvres un intérêt pour le jeu lorsqu’ils n’avaient plus aucune raison de le jouer. Mais maintenant que le monde entier est intégré dans un marché unique et que le capital est concentré entre les mains d’une élite rétrécie, qu’est ce qui pourrait désamorcer une nouvelle vague de révolte ?

Henry Ford, déjà mentionné, fut l’un des innovateurs qui a réagi à la dernière grande crise qui menaçait le capitalisme. En augmentant les salaires , en développant la production de masse et le crédit, il a développé le marché pour ses produits—sapant ainsi les revendications révolutionnaires du mouvement syndical en transformant les producteurs en consommateurs. Cela a encouragé les travailleurs, y compris les plus précaires, à aspirer à l’intégration plutôt qu’à la révolution.

Les luttes des générations suivantes jaillirent sur un nouveau terrain, alors que les consommateurs reprenaient les revendications de producteurs pour l’autodétermination sur le marché : d’abord comme une revendication comme individu, et puis, lorsque ce fut acquis, pour l’autonomie. Cela a culminé avec l’impératif classique de la contre culture du do-it-yourself —“Devenez les médias”—alors que l’infrastructure mondiale de télécommunications était miniaturisée pour rendre les travailleurs aussi flexibles individuellement que les économies nationales.

Nous sommes devenus les médias et notre revendication d’autonomie a été acquise—mais cela ne nous a pas rendu libres. Tout comme les luttes des producteurs ont été désamorcées en les transformant en consommateurs, celles des consommateurs l’ont été en les transformant en producteurs : La où les médias anciens étaient hiérarchisés horizontalement et unidirectionnelles, les nouveaux médias tirent leur valeur du contenu créé par leurs utilisateurs. En même temps, la mondialisation et l’automatisation ont érodé le compromis que Ford avait négocié entre les capitalistes et une partie privilégiée de la classe ouvrière, produisant une population inutile et précaire.

Dans ce contexte volatile, de nouvelles sociétés comme Google remettent au goût du jour le compromis fordiste via le travail et la distribution gratuits. Ford a offert aux ouvriers une plus grande participation dans le capitalisme via la consommation de masse; Google offre tout gratuitement en transformant tout en travail non salarié. En offrant le crédit, Ford a permis aux ouvriers de devenir consommateurs en leur vendant leur travail futur aussi bien que présent ; Google a effacé la distinction entre production, consommation et surveillance, rendant possible de capitaliser sur ceux qui pourraient jamais avoir rien du tout à dépenser.

L’attention elle-même vient renforcer le capital financier comme monnaie déterminante dans notre société. C’est un nouveau prix de consolation pour lequel les précaires peuvent concourir—ceux qui ne seront jamais millionnaires peuvent encore rêver d’attirer un million de visiteurs sur youtube—et une nouvelle incitation à impulser l’innovation constante que le capitalisme nécessite. Tout comme sur les marchés financiers, les sociétés et les individus peuvent aussi bien tenter leur chance, mais ceux qui contrôlent la structure à travers laquelle circule l’attention détiennent le plus grand pouvoir. L’ascendance de Google ne provient pas de ses revenus publicitaires ou de ses produits mais de la façon dont il manipule le flux d’information .

Si l’on regarde l’avenir , il est possible d’imaginer un féodalisme numérique au sein duquel le capital financier et l’attention se sont cimentés entre les mains d’une élite et une dictature bienveillante de calculateurs (humains et autres) gérant internet comme un parc de loisir pour une population superflue. Les programmes et les programmeurs seront remplaçables—plus une structure hiérarchique offre une mobilité interne et plus elle est solide et résistante —mais la structure elle même sera non négociable. Il est même possible d’imaginer le reste de la population participant à l’amélioration des programmes sur une base horizontale et volontaire en apparence—à l’intérieur de certains paramètres, bien sûr, comme pour tous les algorithmes.

Le féodalisme numérique peut survenir sous la bannière de la démocratie directe, en affirmant que chacun à le droit à la citoyenneté et à la participation, et en se présentant lui-même comme solution aux excès du capitalisme. Ceux qui rêvent d’un revenu de base garanti, ou qui souhaitent être couverts pour l’hébergement en ligne de leurs "données personnelles" doivent comprendre que ces demandes ne peuvent être satisfaites que par un état dont rien n’échappe à la surveillance —et qu’elles légitiment le pouvoir d’état et la surveillance même si elles ne sont jamais satisfaites. Les étatistes utiliseront la rhétorique de citoyenneté numérique pour justifier le repérage de tous à l’aide de nouvelles cartographies de contrôle, enfermant chacun de nous dans une seule identité en ligne afin de satisfaire leur vision d’une société sujette à une régulation totale et au maintien de l’ordre. “Les villes intelligentes” imposeront un ordre algorithmique au monde non connecté, remplaçant l’impératif insoutenable de croissance du capitalisme contemporain par de nouveaux impératifs : la surveillance, la souplesse et la gestion.

Dans cette projection dystopique, le projet numérique de réduire le monde à une représentation converge avec le programme de démocratie électorale dans lequel, seuls, des représentants agissant via les canaux prescrits peuvent exercer le pouvoir. Les deux sont opposés à ce qui est incompressible et irréductible, faisant entrer l’humanité dans le lit de Procuste (3). Fusionnés dans une démocratie électronique, ils offriraient la possibilité de voter sur un large éventail de sujets, tout en rendant l’infrastructure elle-même incontestable —plus un système est participatif et plus il est "légitime" .Cependant, toute notion de citoyenneté implique une partie exclue; toute notion de légitimité politique induit une zone d’illégitimité.

La liberté réelle signifie être capables de décider de nos vies et de nos relations d’un bout à l’autre. Nous devons être capables de défini nous-mêmes nos propres schémas conceptuels, de formuler les questions aussi bien que les réponses. Ce n’est pas la même chose que d’obtenir une meilleure représentation ou une participation plus grande au sein d’un ordre pré-établi. Défendre l’inclusion numérique et l’administration "démocratique" d’état sert ceux qui détiennent le pouvoir et qui légitiment les structures à travers lesquelles ils l’exercent.
C’est une erreur que de penser que les outils construits pour nous diriger pouraient nous servir si nous destituions nos maîtres. Toutes les précédentes révolutions ont commis la même erreur au sujet de la police, des tribunaux et des prisons. Les outils de la libérations doivent être forgés dans la lutte pour la mener à bien.

Les Réseaux Sociaux

Nous envisageons un futur où les systèmes numériques satisferont chacun de nos besoins, aussi longtemps que nous ne demandions seulement à l’ordre établi de le satisfaire instantanément . En suivant la trajectoire de notre imaginaire numérique, nous voterons toujours, nous travaillerons toujours, nous achèterons toujours, nous irons toujours en prison. Même les rêves qui séparent l’esprit du corps pour voyager à l’intérieur de l’ordinateur laissera l’individu libre intact : chaque post-humanisme que l’on nous a offert a été un néo-libéralisme.

Les libéraux réformistes qui combattent pour le respect de la vie privée en ligne et la neutralité du réseau pensent aux subalternes qu’ils défendent comme à des individus. Mais aussi longtemps que nous agirons selon le paradigme des "droits de l’homme", nos tentatives pour s’organiser contre les systèmes de contrôle numérique ne feront que reproduire leur logique. Le régime de constitutions et de charte qui arrive actuellement à son terme ne protégeait pas seulement l’individu libre, l’individualité—il l’inventait. Chacun des droits de l’individu libre implique un treillage de violence institutionnelle pour garantir son atomisation fonctionnelle —le cloisonnement de la propriété privée, le secret de l’isoloir et les cellules de prison.

A défaut d’autre chose, la mise en ligne ostentatoire de la vie quotidienne souligne la fragilité de l’individualité libre. Où commence et où finit "je", lorsque mes connaissances proviennent de moteurs de recherche et mes pensées provoquées et dirigées par des mises à jour en ligne ? Pour lutter contre cela, nous sommes encouragés à consolider notre fragile individualisme en construisant et en disséminant de la propagande autobiographique. Le profil en ligne est une forme réactionnaire qui tente de préserver la dernière petite flamme vacillante de notre libre subjectivité en la vendant. Disons une "économie de l’identité".

Mais l’objet de l’exploitation est un réseau et le sujet en révolte l’est aussi. Et personne n’a jamais ressemblé à un individu libre très longtemps. La galère et le soulèvement des esclaves sont tous deux des réseaux composés de quelques aspects de nombreuses personnes. Leurs différences ne consistent pas en différents types de personnes, mais par différents principes de mises en réseau. Chaque corps contient de multiples cœurs. La perspective que la représentation numérique nous offre sur notre propre activité nous permet de mettre en évidence que nous sommes à la recherche d’un conflit entre principes organisationnels rivaux, pas entre des réseaux ou individus spécifiques.

Les réseaux conçus et bâtis par le libéralisme sont inévitablement hiérarchiques. Le libéralisme cherche à stabiliser la pyramide des inégalités en élargissant toujours plus sa base .Notre désir est de niveler les pyramides, d’abolir les indignités de domination et de soumission. Nous ne demandons pas que le riche donne au pauvre; nous voulons abattre les barrières. On ne peut pas dire que le numérique soit hiérarchique par essence parce que nous ne savons rien des "essences"; nous savons seulement que le numérique est fondamentalement hiérarchique, parce qu’il est construit sur le même fondement que le libéralisme. Si un numérique différent est possible, il n’émergera qu’à partir de fondations différentes.

Nous n’avons pas besoin de meilleures itérations de la technologie actuelle; ce dont nous avons besoin, c’est de meilleurs postulats pour nos relations. De nouvelles technologies sont inutiles à nous pourrons laisser de côté la question des droits individuels moins qu’elles ne nous aident à établir et à défendre de nouvelles relations.

Les réseaux sociaux ont existé avant internet; des pratiques sociales différentes nous reliant selon différentes logiques. En concevant nos relations en terme de circulation plutôt que comme identité statique — en termes de trajectoires plutôt que de lieux, de forces plutôt que d’objets— nous pourrons laisser de côté les questions de droits individuels et commencer à créer de nouvelles collectivités en dehors de la logique qui a produit le numérique et ses clivages .

La Force démissionne

Pour chaque action, il y a une réaction égale et opposée. L’intégration crée de nouvelles exclusions ; les atomisés se cherchent les uns les autres. Chaque nouvelle forme de contrôle crée un autre site de rébellion. L’infrastructure policière et sécuritaire s’est développée de manière exponentielle ces deux dernières décennies mais n’a pas produit un monde plus pacifié—au contraire, plus la coercition est grande, plus il y a d’instabilité et d’agitation. Le projet de contrôler les populations en numérisant leurs interactions et leurs environnements est lui-même une stratégie d’adaptation pour anticiper les soulèvements probables qui suivront la polarisation économique, la dégradation de la situation sociale et les dégâts écologiques provoqués par le capitalisme.

La vague de soulèvements qui a balayé le globe depuis 2010 — de la Tunisie à l’ Égypte en passant par l’Espagne et la Grèce, jusqu’au mouvement mondial d’Occupy, et plus récemment la Turquie et le Brésil — ont largement été interprétés comme des produits des nouveaux réseaux numériques. Mais elle est aussi une réaction contre la numérisation et les disparités qu’elle renforce. Des informations provenant des campements de Occupy ont été véhiculées via Internet,mais ceux qui peuplaient ces campements étaient là parce qu’ils ne se satisfaisaient pas du virtuel seul —ou parce que, étant sans abri ou pauvres, ils n’y avaient pas accès du tout. Avant 2011, qui aurait pu imaginer que Internet produirait un mouvement mondial fondé sur une présence permanente dans un espace physique partagé ?

C’est seulement un avant-goût de la réaction qui s’ensuivra au fur et à mesure que chaque aspect de la vie sera davantage accaparé par l’avidité numérique. Les résultats ne sont pas écrits d’avance mais nous pouvons être sûr que de nouvelles opportunités se présenteront pour sortir, et aller à l’encontre, de la logique de contrôle du capitalisme et de l’état. Alors que nous sommes les témoins de l’émergence d’une citoyenneté numérique et d’un marché de l’identité, commençons par nous demander de quelles technologies auront besoin les non-citoyens exclus du numérique. Les outils employés durant les affrontements de la place Gezi à Istanbul pendant l’été 2013 pourrait être un modeste point de départ (4). Comment extrapoler à partir d’une cartographie de manifestations jusqu’aux outils nécessaires à l’insurrection et à la survie, notamment lorsque les deux ne font plus qu’un ? Si l’on considère l’Égypte, nous pouvons voir la nécessité d’outils capables de coordonner le partage de vivres — ou de déstabiliser l’armée.

Comprendre le développement du numérique comme enfermement de notre potentiel ne signifie pas cesser d’utiliser les technologies numériques. Cela signifie plutôt changer la logique avec laquelle nous les approchons. Toute vision positive d’un avenir numérique sera utilisée pour perpétuer et encourager l’ordre établi; La raison de s’engager sur le terrain du numérique est de déstabiliser les disparités qu’il impose. Au lieu d’établir des projets numériques destinés à préfigurer le monde que nous souhaitons voir, nous pouvons appliquer des pratiques numériques qui perturbent le contrôle. Plutôt que de commencer à défendre les droits d’une nouvelle classe numérique—ou d’intégrer tout le monde dans une telle classe via une citoyenneté universelle — nous pouvons suivre l’exemple des exclus, en commençant par les soulèvements contemporains qui redistribuent radicalement le pouvoir.

Considérés comme une classe, les programmeurs occupent la même position aujourd’hui que la bourgeoisie en 1848, en détenant un pouvoir social et économique disproportionné avec leur représentativité politique. Lors des révolutions de 1848, la bourgeoisie a condamné l’humanité à deux siècles supplémentaires de malheur en se rangeant en fin de compte du côté de la loi et de l’ordre contre les travailleurs pauvres. Les programmeurs captivés par la révolution Internet pourraient même faire pire aujourd’hui : ils pourraient devenir les bolchéviques numériques dont la tentative pour créer une utopie démocratique engendrerait le totalitarisme.

Au contraire, si une masse critique de programmeurs se range du côté des luttes réelles des exclus, l’avenir sera à saisir une fois de plus. Mais cela signifirait abolir le numérique tel que nous le connaissons — et eux-mêmes en tant que classe. Désertez l’utopie numérique.

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NDT

(1) Compute, en français calculer. Le terme computer a été utilisé à partir du début du dix-septième siècle pour désigner une personne qui faisait des calculs longs et compliqués. Ces personnes travaillaient généralement en équipe, mais en parallèle et indépendamment les unes des autres, souvent dans le domaine de l’astronomie.

(2) Craigslist est un site web américain d’annonces diverses (offres et recherches d’emplois, logements, objets/services …) avec des forums de discussion sur différents sujets.

(3) Dans la mythologie grecque, Procuste avait pour habitude de capturer des voyageurs, de les attacher sur un de ses deux lits, les grands sur le petit lit, et inversement.
Il coupait les membres qui dépassaient pour les gens trop grands, ou bien il étirait ceux des trop petits, pour les ajuster à la dimension du lit.
L’expression Le lit de Procuste signifie l’ uniformisation au prix d'une déformation ou dégradation, ou bien d'une élimination de ce qui ne rentre pas dans le moule, ou encore, la mutilation d'un ouvrage ou d'un projet pour le rendre conforme à un modèle

(4)Voir The Revolution Will Be Live-Mapped: A Brief History of Protest Maptivism
http://motherboard.vice.com/blog/the-revolution-will-be-live-mapped-a-brief-history-of-protest-maptivism
digger
 
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Re: Textes inédits traduits

Messagede digger » 07 Jan 2014, 19:40

Un groupe de militant-es anarchistes reviennent sur Occupy Oakland

The Rise and Fall of the Oakland Commune
http://www.bayofrage.com/further-reading/the-rise-and-fall-of-the-oakland-commune/


L’essor et le déclin de la Commune de Oakland


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La Commune sur la place Oscar Grant le cinquième jour — 15 Octobre 2011


L’ascension Rapide

En nous lançant dans la difficile tâche de raconter le déclin de Occupy Oakland, nous sommes au moins tombés d’accord sans débat sur ce qui fut l’apogée du mouvement. Il y a pu y avoir des désaccords pour savoir si la "grève générale" du 2 novembre 2011 méritait ce nom, mais personne n’a contesté que ce fut la plus grande réussite du mouvement local et un moment charnière dans le processus d’esaimage de Occupy à travers le pays.

A ce moment, décrire Occupy Oakland comme la Commune de Oakland n’était pas une exagération. Pendant une courte période, nous avons été réellement une force collective avec l’ambition et la capacité de transformer la ville entière et de radicaliser le mouvement national. L’expérience de cette journée est restée présente chez nombre d’entre nous, un aperçu bref et chaotique d’horizons insurrectionnels qui se sont refermés aussi vite qu’ils s’étaient ouverts. Se souvenir de cela alors que nous vaquons à nos occupations quotidiennes sous le capitalisme a été énormément douloureux; pour beaucoup d’entre nous dans la région de la baie, la dernière année et demie a été un processus de deuil pour la perte de ce moment. Cette douleur a été présente durant toutes les étapes successives de cette séquence politique. Même si le mouvement a continué pendant des mois, faisant sortir des milliers de personnes dans la rue pour des journées d’action explosives, aucun de ces moments suivants —le 12 décembre, le 28 janvier, le 1er mai— ne peut être comparé même de loin au 2 novembre.

Avant d’analyser le déclin de la Commune d’Oakland, nous devons comprendre son essor et les différents projets dans la baie qui ont aidé à le construire. Ce qui suit n’est pas un compte-rendu exhaustif de tous les éléments qui se sont combinés pour former la Commune d’Oakland mais plutôt ceux que nous avons vécu en personne.

Au printemps 2011, avec pour toile de fond le Printemps Arabe, le Mouvement des Places européen et son faible écho lors de l’occupation du Capitole du Wisconsin, des camarades de la région de la baie ont commencé un lent processus pour se reconstituer comme force dans les rues. Cela faisait suite à une longue période de décomposition et d’errements sans but. Beaucoup d’entre nous s’attendaient à ce que la vague d’agitation qui balayait la planète atteigne à un moment les États-Unis et nous voulions être prêts. Cet été-là, la région de la baie a été le témoin d’une série de petites mais vivantes et créatives manifestations. Du camp indien protégeant le site de Glen Cove (1) contre l’expansion suburbaine de Vallejo jusqu’aux émeutes de San Francisco après que la police eût abattu Kenneth Harding alors qu’il essayait d’échapper à un contrôle de billet (2), l’été avait fourni plusieurs occasions pour les radicaux de collectifs différents de travailler ensemble.

Pendant les mois de juin et juillet, un mélange de communistes libertaires et d’anarchistes insurrectionalistes ont organisé une série d’actions contre l’austérité sous le nom d’ Anticuts (3) qui a fait sortir les gens dans la rue et expérimenter de nouvelles formes et tactiques d’interventions sociales. Cela avait pour but de recenser les terrains locaux de luttes et les différentes constellations sociales antagonistes susceptibles de participer à de futures rébellions. Grâce à ces petites et parfois frustrantes escapades, de nouvelles feuilles de routes et manières de comprendre la géographie du centre d’Oakland ont vu le jour. Par exemple, la troisième et dernière action d’Anticut — organisée en solidarité avec une grève de la faim dans les prisons californiennes — a marché du futur QG de Occupy Oakland sur la Place Frank Ogawa Plaza, a descendu Broadway, passé devant le commissariat de police central, le tribunal et la prison, dans une manifestation bruyante avant de revenir à la place et de se disperser. Cette petite manifestation était la première fois où cette boucle était réalisée. Des mois plus tard, durant les moments forts de Occupy Oakland, ce parcours de manifestation est devenu intimement familier pour des milliers de personnes, parfois répété plusieurs fois par jour.

Le rythme des manifestations petites et de taille moyenne, comme celles des Anonymous Contre la Police du BART (4) et la journée d’occupation de Tolman Hall à l’Université de Berkeley (5) s’est poursuivi tout l’été et au début de l’automne. Mais ce n’est qu’au moment où l’élan a commencé à se construire nationalement après l’installation du campement de Zucotti Park à Wall Street—le 17 septembre 2011—que le plein potentiel des relations établies durant l’été a pu s’épanouir. Oakland a rejoint tardivement le mouvement national, le 10 octobre, en installant immédiatement un vaste campement sur la place devant l’Hôtel de Ville — renommée Oscar Grant Plaza,d’après le nom du jeune homme noir tué par la police du BART en 2009. Elle devint une zone libérée, hors de portée de la police et des politiciens et s’est organisée selon des principes d’autogestion, avec accès libre et gratuit à la nourriture et aux équipements participation ouverte à tous-tes pour tous les aspects de la vie du camp et autonomie d’actions.

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La cuisine durant la première semaine de Occupy Oakland


Rétrospectivement il est frappant de voir avec quel vitesse Occupy Oakland a émergé, a mûri et a atteint son apogée. Deux semaines seulement séparent l’installation du campement de la première intervention de la police aux premières heures du 25 octobre (6). Après que la Commune ait résisté de manière répétée aux tentatives de la municipalité de prendre le contrôle du camp, — en mettant en scène des autodafés publics de lettres d’avertissement pendant les assemblées générales de l’amphithéâtre des marches de l’Hôtel de Ville — le maire Jean Quan a autorisé l’opération de police militarisée qui a laissé le camp en ruine et conduit plus d’une centaine d’entre nous en prison.

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Le camp en ruines après l’intervention policière du octobre 25 au matin


Plus tard, le même jour, des milliers de personnes enragées se sont déversées dans le centre ville , chargeant les barrières de la police autour de la place et bravant d’innombrables tirs de barrages de grenades lacrymogènes et de projectiles jusqu’aux premières heures de la matinée.(7). En partie à cause du meurtre récent de l’ancien combattant en Irak Scott Olsen par un projectile tiré par la police cette nuit-là et des images spectaculaires de tout le centre ville noyé dans un nuage de gaz lacrymogènes, la police s’est retirée le lendemain dans un flot de controverses. Des foules exultantes ont réoccupé la place, organisé une assemblée de 2 000 personnes — la plus grande de tout le mouvement — et s’est mise d’accord pour passer à l’offensive avec la grève du 2 novembre. Le fait qu’il semblait possible d’organiser une grève générale en une seule semaine indique combien le temps normal du calendrier s’était transformé et allongé ces trois premières semaines. Durant la Commune de Oakland incroyablement rapide et néanmoins brève, il a semblé qu’il n’y avait aucune limite à ce qui pouvait se passer en une semaine, un jour, une heure.

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Les gaz lacrymogènes noient les rues du centre ville pendant les affrontements du 25 octobre lorsque des milliers de personnes essaient de reprendre la place


L’apogée eut lieu le 2 novembre. (8) En regardant en arrière, la portée de cette journée est toujours impressionnante. En moins de 24 heures, la grève a mis en œuvre toute les tactiques explorées durant le mouvement entier de Occupy Oakland. Des piquets de grève volants, des actions sur les lieux de travail, des marches, des blocages, des occupations et des moments d’émeutes destructrices conduits par pas moins de 50 000 personnes dans le centre ville, beaucoup d’entre elles participant à des actions illégales pour la première fois sans doute.

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La place Oscar Grant transformée en carnaval anticapitaliste pendant la grève du 2 novembre


La foule s’est rassemblée tôt le matin sous une banderole géante, tendue à travers le carrefour central du centre ville, proclamant "Mort au Capitalisme". De là, elle s’est rapidement déployée à travers le centre ville, faisant fermer les magasins qui avaient refuser de le faire ce jour-là. Le campement sur la place noire de monde est devenu un carnaval anticapitaliste, avec de la musique et des prises de parole sur trois scènes différentes . En début d’après-midi, alors que des dizaines de milliers de personnes occupaient les rues, une marche anticapitaliste conduite par un black bloc, se frayait son chemin à travers le centre, laissant derrière elle des vitrines brisées et des graffitis sur les murs des banques et des sociétés. En quelques heures, des dizaines de milliers de personnes se dirigèrent vers le port de Oakland, interrompant toute activité sur ses différents terminaux. Enfin, alors que la nuit tombait, des centaines de personnes ont occupé joyeusement les bureaux du bien-nommé Traveler’s Aid, situé à quelques blocks de la place (9) ; inoccupé pendant longtemps, ils avaient alors hébergé une association d’aide aux sans abris. Au bout d’une heure à peine, cependant, la police anti-émeute a attaqué et évincé les nouveaux occupants, provoquant une nuit d’émeute durant laquelle les gens détruisirent la plupart des commerces et des bureaux de la municipalité autour de la place, y compris un commissariat de quartier. (10)

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Une banderole suspendu au travers de la 14ème et Broadway, la carrefour central du centre ville de Oakland le 2 novembre


Nous étions au milieu de quelque chose sans précédent récent dans l’histoire américaine. Et néanmoins la journée n’était qu’une journée. Il n’y avait pas de perspective, aucune idée de ce qui pourrait se passer ensuitet. Le matin suivant, après trois semaines de beau temps, les premières pluies de la saison arrivèrent et le camp resta tranquille, présageant l’atmosphère démoralisée des mois à venir. La réaction négative suite à la marche anticapitaliste et aux émeutes spontanées de la nuit fut intense, différents milieux libéraux saisissant l’opportunité de diaboliser les anarchistes et le black bloc, appelant à des patrouilles d’auto-défense et initiant une réponse réactionnaire qui obligea de nombreux anarchistes et radicaux à rester à l’écart du camp pendant quelques jours. L’atmosphère passa de l’euphorie à la démoralisation très rapidement, notamment suite à l’échec de l’occupation des locaux de Traveler’s Aid, qui aurait pu ouvrir de nouveaux horizons pour la Commune de Oakland.Il était difficile d’en prendre conscience sur le moment , mais nous avions déjà atteint les limites fondamentales de cet épisode de la lutte. Le lent déclin avait commencé.

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Des dizaines de milliers de manifestants marchent vers le port de Oakland le 2 novembre


Jours d’Action, Horizons de Luttes

Le déclin s’est probablement mis en route dans les jours précédant immédiatement la grève. Jusqu’à l’intervention de la police le 25 octobre, la puissance de la Commune de Oakland a reposé sur le camp lui-même : dans des activités collectives qui reliait chaque journée sur la place libérée à la suivante, construisant un élan à travers des interactions concrètes autour de questions de survie plutôt que de militantisme. Lorsque plus de 600 policiers anti-émeutes ont tiré des grenades lacrymogènes et aveuglantes en même temps qu’ils franchissaient les barricades protégeant la place Oscar Grant dans le petit matin sombre du 25 octobre, ils n’essayaient pas seulement d’expulser les occupant-es mais de briser la routine de la petite communauté que nous avions formé.

La première expulsion leur est revenue à la figure de manière spectaculaire. La foule est revenue encore plus nombreuse et a appelé à la grève le 2 novembre — une décision opportune et efficace. Mais cela marque aussi le moment où l’énergie de la Commune s’est déplacée du processus quotidien de tenir un espace libéré vers une stratégie de "journées d’actions" éclatées séparées. La journée en question n’était qu’à une semaine de là et sa préparation fut menée conjointement avec la reconstruction du camp. Mais dans le décision historique de lancer la grève, il y avait un changement par rapport à la reproduction et à l’expansion de la zone d’opposition originelle. Quelque chose a été perdu en route.

La routine concrète de manger, dormir, s’organiser avec beaucoup d’autres dans une zone libérée au cœur de la lutte nord-américaine, s’est révélée être un défi pour lequel peu étaient préparés. A des moments, la Commune fut un véritable enfer — un endroit de batailles à coups de poings, d’urgences constantes, de blessures, de maladies, d’incompréhension et de tension. A d’autres moments, elle offrait une sorte de liberté et de beauté à nulle autre pareille. Il y eut des moment ou chacun-e semblait empli-e de créativité sans limite, de compassion et de dévouement, tous réunis par la haine du capitalisme et de l’état. Nous pouvions voir l’expérience transformer les gens jour après jour, heure par heure et nous la sentions nous transformer. Le camp était un endroit empli de joie, de rires et d’attentions, presque psychédélique par la confusion qu’il communiquait aux sens. Mais la plupart du temps, c’était un endroit qui chancelait au bord de la rupture, un endroit où aucun des tampons et des médiations qui masquent la violence quotidienne de l’Amérique contemporaine n’étaient présents. Toute la misogynie,l’homophobie, le racisme et autres dynamiques empoisonnées qui forment les fondations de la société capitaliste, revenaient à la surface dans cette zone libérée, remettant en cause la capacité de survie de la Commune. Nous étions mal préparés face aux problèmes que soulevait le camp, malgré les efforts héroïques de certain-es pour répondre à chaque nouvelle urgence.

Pour cette raison, de nombreux camarades accueillirent favorablement la première intervention policière, dans l’espoir qu’un conflit direct avec l’état réanimerait une vie nouvelle dans une lutte dépérissant lentement pour des causes internes. Après l’intervention, les gens tourneraient leur attention vers l’extérieur, dans des actions offensives comme la grève générale, loin des difficultés pesantes du camp.
La décision d’appeler à la journée de grève ne fut pas une erreur. Au contraire, ce fut l’une des meilleures décisions prises durant tout le mouvement. Mais elle inaugurait une période de six mois caractérisée par des appels toujours plus nombreux à des journées d’action de la part de l’assemblée générale plutôt que par les rythmes des partages d’expériences. Ce processus s’est accéléré après la seconde expulsion du camp le 14 novembre (11) et a atteint son apogée fin janvier avec l’appel à une autre grève générale le 1er mai (12) — une grève qui ne s’est jamais concrétisée. Le 1er mai 2012 s’est terminé en se révélant avoir été une journée d’action passionnante mais faisait pâle figure en comparaison de la grève du 2 novembre, qui avait été organisée en seulement une semaine. Plus la Commune de Oakland perdait ses fondements, son élan et son sens de l’orientation et plus elle reposait sur des choix arbitraires de journées d’action, de moins en moins nombreuses et de plus en plus espacées.

Par l’abandon du camp pour des offensives spectaculaires, les actions du 2 novembre ont ouvert trois horizons de lutte, chacun d’entre eux se révélant être des impasses durant les mois suivant. Sous de nombreux aspects, les limites de ces approches apparaissaient déjà durant la grève.

D’abord, il y eut les dizaines de milliers de personnes qui firent le siège du port. Beaucoup seront d’accord sur le fait que le point culminant de la journée — l’action qui a eu le plus d’impact sur le capitalisme et la structure local du pouvoir — fut ce blocus du port de Oakland. Cependant, le succès de cette action renforça une tendance au sein du mouvement pour éloigner la lutte de sa réclamation d’espaces et de perturbation des flux du capital pour la diriger vers une sorte de super-activisme syndical qui s’est révélé être une impasse par la suite.

Ensuite, il y eut la tentative, tard dans la soirée, d’occuper les locaux de Traveler’s Aid. Mais lorsque la police anti-émeute a attaqué le bâtiment, les participant-es à l’occupation ont échoué à opposer une quelconque défense significative. C’est une chose que d’occuper des parcs publics et des places— mais cela en est une autre que de franchir la barrière sacrée de la propriété privée. Des camarades avaient discuté de cette progression depuis le début, mais l’échec de la tentative de Traveler’s Aid a démontré que cela restait un horizon indépassable.

Enfin, il y eut les combats de rues et le black bloc. Ils représentaient le rêve d’une escalade continue, dans lequel une offensive dynamique des émeutiers tout de noir vêtus ouvrirait une nouvelle phase de rébellion militante de plus en plus vaste, culminant dans un soulèvement total. Le 2 novembre a certainement vu quelques-uns des confrontations de rue les plus intenses à ce jour, illustré par l’apparition d’un imposant black bloc durant la marche anticapitaliste de l’après-midi (13). Pourtant, cette nuit-là, lorsque la police anti-émeute a finalement reçu l’ordre de reprendre le contrôle du centre ville de Oakland et d’expulser le bâtiment nouvellement occupé, ce militantisme de rue accru n’a pas pesé lourd. La police a dispersé les participants comme une boule renversant un jeu de quilles.

Peu de personnes étaient organisés au sein de groupes d’affinité capables d’agir intelligemment et de manière décisive face à la police de Oakland sur-entraînée et intimidante physiquement. Les émeutiers inexpérimentés ont eu tendance à attaquer faiblement et prématurément, puis à se disperser lorsque la police attaquait. En outre, la présence de services d’ordre pacifistes,membres de Occupy — dont l’affirmation violente de leur non-violence soulignait la contradiction de leur position — et de journalistes amateurs trop occupés à photographier les affrontements pour aider leurs prétendus camarades, ajouta à la confusion et à la dissension. Comme cela est souvent le cas aux États-Unis, des camarades sont capables relativement facilement de mener des attaques contre des biens, en adoptant une stratégie efficace de hit-and-run . Mais lorsqu’il s’agit de tenir un terrain ou d’attaquer la police, les combattants de rue sont rarement efficaces.

La Nouvelle Année

Après que le camp ait été expulsé suite à la seconde intervention policière sur la place, le 14 novembre, de nombreux camarades continuèrent à suivre ces trois orientations, s’éloignant toujours plus loin du camp qui les avait rassemblés au tout début.

L’aile du mouvement favorable à la solidarité avec les travailleurs, apparue à l’occasion du blocus du port du 2 novembre, a considéré de plus en plus Occupy comme un véhicule pour soutenir les syndicats et intervenir dans les conflits sociaux en cours. Le 12 décembre, cette faction amené une journée d’action pour fermer les ports de la côte ouest (et d’autres endroits ici et là, comme le centre de gros de Walmart dans le Colorado). Cet appel faisait écho à la vague de répression et d’expulsions à travers le pays de fin novembre et de début décembre ainsi qu’en signe de solidarité avec la lutte des dockers de Longview, dans l’état de Washington, contre les tentatives de la multinationale EGT pour briser leur syndicat ILWU. Même si elle ne fut pas entièrement couronnée de succès, cette journée fut néanmoins impressionnante, démontrant la puissance encore réelle de Occupy. Alors que débutait 2012, cette tendance du mouvement était occupée à organiser une mobilisation régionale pour perturber l’arrivée du premier navire briseur de grève qui devait jeter l’ancre dans les installations portuaires de EGT à Longview. De nombreux camarades de la baie prévoyaient d’y converger pour ce qui apparaissait comme un important blocus.
Ailleurs, une alliance d’insurrectionnalistes et de camarades d’un large éventail de groupes qui avaient soutenu le camp était en train d’organiser une autre action offensive. En se restructurant après l’échec de l’occupation des locaux de Traveler’s Aid, ils avaient appelé à une journée d’action massive pour le 28 janvier 2012 afin d’occuper un grand bâtiment tenu secret. Cela allait devenir la nouvelle plateforme de la Commune de Oakland.

Enfin, il y avait un assortiment de radicaux et de rebelles qui continuaient à se battre pour reprendre la place Oscar Grant. Certains d’entre eux avaient dormi sur des bancs de la place bien avant Occupy; d’autres étaient des jeunes politisés lors des mois précédents; le reste couvrait une variété de groupes excentriques de la région de la baie incluant un contingent de juggalos (14). La place était encore un territoire contesté avec des assemblées générales régulières, des manifestations et une "vigile" 24 heures sur 24 qui tenait l’espace, distribuait des repas et faisait office de centre social. Le parc et un parking vide à quelques blocks de là, dans le quartier résidentiel en voie de gentrification entre la 19ème rue et Telegraph étaient devenus aussi un second front, après une courte occupation le 19 novembre qui avait enlevé les barrières et établi un camp avant d’être raidement expulsée.

Tel était le climat politique de Oakland le jour de l’an,alors qu’une marche pleine d’entrain quittait la place pour une manifestation bruyante (15). La foule suivit la boucle devenue familière, de la place aux commissariats de police, en passant par le tribunal et la prison, où fut tiré un torrent de feux d’artifice avant que de revenir à la place pour une nuit tapageuse de danses. Avec quelques centaines de participant-es, ce fut une manifestation puissante, qui pouvait se considérer encore chez elle sur la place malgré la disparition du camp de la Commune. Ce fut également une célébration des luttes à venir et de la prochaine grande vague du mouvement Occupy, que beaucoup croyait être proche. Durant ces premières heures de célébration de 2012, il était pratiquement impossible d’imaginer avec quelle rapidité toutes ces orientations possibles se révéleraient être des impasses. Mais en janvier, les limites apparues dès le 2 novembre devinrent manifestes, annonçant la phase terminale du mouvement.

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La dernière nuit de vigile sur la place quelques heures avant l’intervention de la police du 4 janvier


La place Oscar Grant fut la première à disparaitre. Les courses poursuites et les bagarres entre les rebelles disparates de la place et les flics cherchant à les mettre en fuite s’étaient multipliées courant décembre et devenues quotidiennes la dernière semaine de l’année. Des douzaines d’occupants furent arrêtés. Au contraire des précédentes arrestations de masse, les flics cherchaient clairement à faire des exemples de ces arrestations, en fixant des cautions élevées, prononçant des motifs graves d’inculpation et instituant une nouvelle tactique favorite de répression : des ordonnances d’interdiction qui menaçaient les personnes poursuivies de peines de prison supplémentaires si elles revenaient dans le centre ville de Oakland. Même si cela ne fut pas aussi spectaculaire que le gazage et le tir de projectiles de manière indiscriminée sur la foule, la répression la plus brutale et la plus efficace du mouvement Occupy Oakland eut lieu probablement durant la guerre de territoire sur la place à la fin de l’année. Du fait que de nombreux camarades se consacraient à l’organisation des prochaines journées d’actions , ceux qui, sur la place, se confrontaient aux flics et aux tribunaux se trouvaient isolés, privés du soutien dont ils avaient besoin.

Inspiré par le succès de la manifestation bruyante du nouvel an et espérant répondre ainsi à la répression croissante, le Tactical Action Committee (TAC) — un groupe militant composé principalement de jeunes gens noirs de Oakland qui s’était consacré à défendre la place et à organiser d’autres actions — appela à la première marche FTP (Fuck the Police) une semaine plus tard, le 7 janvier. Le 4 janvier, à la fin d’une assemblée générale et alors que la majorité des gens rentrait chez elle, une intervention militarisée, impliquant des douzaines de policiers anti-émeutes, expulsa les vigiles. Ce fut la troisième et dernière intervention sur la place Oscar Grant. Un membre du TAC se trouvait parmi les personnes arrêtées dans l’opération. La présence rebelle sur la place avait été expulsée avec succès et la future marche FTP prenait toute sa signification.

Environ trois cent personnes se rassemblèrent sur la place au coin de la 14ème rue et Broadwayle matin du 7 janvier. Beaucoup étaient masqués et prêts à se battre, ressentant que c’était le moment pour une réponse militante coordonnée aux expulsions consécutives de la Commune.Conduite par une gigantesque banderole “Fuck the Police”, la marche descendit de nouveau Broadway sur la boucle passant par le commissariat central de la police et la prison. Des affrontements éclatèrent prêt du commissariat ou une voiture de patrouille de la police fut attaqué, des bouteilles jetées, un petit feu allumé dans la rue, alors que la police anti-émeute chargeait régulièrement la foule. Une fois encore, la démonstration militante ne fut que cela, une posture—inefficace lorsqu’il s’agissait de défendre des camarades. Les combattants purent porter quelques coups à la police mais se retirèrent rapidement et s’enfuirent du centre devant l’offensive policière. La polémique naquit parmi les camarades, en même temps qu’il devenait évident que l’enthousiasme avec lequel beaucoup passaient à l’attaque n’était pas proportionnel à une quelconque forme organisée de défense ou à un mouvement de foule coordonné. Alors que les camarades s’éparpillaient, laissant une fois de plus la place abandonnée, une autre vague d’arrestations s’ensuivit, avec des unités de la police raflant des manifestants isolés qui avaient été identifiés par des flics en civil dans la foule. Comme lors de la vague d’arrestations des semaines précédentes sur la place, les personnes arrêtées lors de cette première marche FTP écopèrent des plus fortes peines de l’histoire du mouvement, quelques camarades étant condamnés plus tard à des peines de prison significatives.

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Des camarades s’enfuient devant la charge de la police anti-émeute pendant la première marche FTP du 7 janvier


La première marche FTP échoua dans sa tentative d’inverser le déclin rapide de la Commune ou de réimposer la présence du mouvement en centre ville. Au contraire, elle a accéléré ce déclin, indiquant à l’état qu’il était clairement en train de prendre l’avantage. Ce n’était pas la faute du TAC, qui a continué à organiser chaque semaine des marches FTP dans les mois qui suivirent,avec moins de confrontations que lors de la première marches. Elle avait plutôt démontré les limites de conduites non coordonnées et inefficaces tactiquement d’un militantisme de rue composés des black blocs de l’époque. A ce moment, cette série de défaites douloureuses ne fut pas comprise par de nombreux camarades comme un coup sérieux au mouvement, même si les autorités avaient nettoyé la place avec succès et neutralisé les tentatives pour organiser une réponse. Nombreux étaient ceux dont l’attention était détournée, les yeux fixés sur les journées d’action à venir. Rétrospectivement, la nouvelle année partait clairement sur de mauvaises bases.

La préparation continuait pour la convergence à Longview et la journée d’action du 28 janvier. Les assemblées générales diminuaient en taille et s’espaçaient, mais continuaient à se réunir, se retirant de plus en plus vers le parc au coin de la 19ème rue et de Telegraph puisque un nombre de plus en plus grand de camarades étaient interdits de séjour sur la place à des condamnations. La source de l’origine du pouvoir de la Commune, l’occupation provocatrice de l’espace public, mourait rapidement, bien que les offensives prévues donnaient l’illusion à de nombreux camarades qu’un nouveau souffle était imminent.

Cette illusion fut ébranlée lorsque les bureaucrates à la tête de l’ILWU déjouèrent les plans du blocus du navire briseur de grève à Longview, et tous ceux de la convergence implosèrent. Des caravanes de Occupy avaient été organisées à partir de Oakland, Portland, Seattle, et ailleurs, en même temps que le gouvernement fédéral annonçait qu’il protégerait le navire avec une vedette des gardes-côtes. Les camarades le long de la côte ouest n’attendaient qu’un mot de ceux qui travaillaient directement avec les dockers de Longview pour commencer le blocus. Mais dans leur détermination à réorienter Occupy vers des actions syndicales, la tendance qu’ils avaient réunie lors du blocus du port du 2 novembre avaient accouché d’un cadre totalement déconnecté des rues et des places d'où ils étaient issus. A chaque étape, à partir de la grève du 2 novembre en passant par le blocus des ports de la côte ouest de décembre, jusqu’à Longview, ces actions cessèrent d’être des perturbations pour les flux internationaux du capital comme projection du pouvoir de l’occupation au-delà de la place. Au lieu de cela, elles devinrent des actions de solidarité, organisées seulement dans l’idée de soutenir le syndicat. Il existait un discours naïf sur des actions qui déclencheraient une grève sauvage dans les ports, ou arracheraient le syndicat d’entre les mains des bureaucrates, impatients de diviser le mouvement et de collaborer avec EGT. Mais rien de tout cela ne connut un début de concrétisation.

Pour finir, la tendance de solidarité ouvrière au sein de Occupy Oakland et la poignée de dockers radicaux alliés ne firent pas le poids face aux machinations politiques de ceux, qui, à la tête du syndicat ILWU, avaient contraint la base de Longview à accepter un compromis avec EGT qui préservait leur travail tout en les privant de nombreux avantages et de leur sécurité d’emploi. Ce fut suffisant pour apaiser les tensions et éviter le blocus. Le 27 janvier, alors que les plans de dernière minute étaient finalisés pour occuper un bâtiment le lendemain, une déclaration confuse fut diffusée par les organisateurs de la caravane, annonçant que les dockers de Longview avaient accepté un accord et que cela était — pour une quelconque raison non spécifiée — une victoire. Ce fut ainsi que la campagne du port se termina : non pas par un feu d’artifice mais par un pétard mouillé.

Le lendemain, eut lieu la dernière action offensive de janvier. Même si , par de nombreux aspects, ce fut la journée la plus marquante depuis la grève générale, l’occupation prévue du 28 janvier (J28) fut avant tout une journée d’action choisie arbitrairement, avec les limites que cela comporte. Néanmoins, contrairement aux actions du port, ce fut une tentative massive de revenir à ce qui avait fait la puissance de la Commune de Oakland aux premières heures: libérer un espace du capitalisme et de l’état, le transformer en une occupation collective où règnerait l’entraide seraient organisées de prochaines actions. Même si beaucoup se souviennent de cette journée spectaculaire comme de l’une des expériences les plus importantes au sein de la Commune de Oakland, ce fut un désastre par rapport à son objectif affiché.

En réponse aux critiques sur l’organisation clandestinement organisée des locaux de Traveler's Aid le 2 novembre, J28 fut organisée via une structure totalement ouverte. Des assemblées régulières d’Aménagement de plus d’une centaine de personnes se réunissaient publiquement sur la place pour préparer l’occupation,tout en donnant à un plus prit groupe restreint le mandat de choisir un bâtiment dans un secret relatif. Cette assemblée a passé d’innombrables heures à organiser l’ infrastructure de la nouvelle occupation, définissant des règles de responsabilités dans le bâtiment et prévoyant un festival de musique, des orateurs et des projections de films. Le jour de l’action arrivé, ce projet ambitieux fut anéanti par les premiers affrontements spectaculaires devant le bâtiment ciblé —le massif Kaiser Center Auditorium— dans ce qui devint connu sous le nom de la Bataille de Oak Street.


Occupy Oakland: La Bataille de Oak Street


Ce fut probablement parce que les gens croyaient si fort dans leur rêve qu’ un nouvel espace libéré pourrait naitre du Kaiser Center et ressuciter la Commune qu’ils se sont battus si fort et avec un tel esprit collectif ce jour-là. Mais la police de Oakland n’avait aucun scrupule à transformer le centre ville en zone de guerre pour s’assurer que la propriété privée resterait inviolable.

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La police ouvre le feu sur la foule durant la bataille de Oak Street, le 28 janvier


Un plan de secours plus tard dans la journée échoua à saisir un bâtiment. Alors que la nuit tombait, la police de Oakland appela en renfort d’autres forces de police de la région de la baie. Après que sa première tentative de d’encercler une manifestation de près d’un millier de personnes au coin de la 19ème rue et de Telegraph eut été déjouée — la foule s’échappant de manière spectaculaire en renversant les barrières que la municipalité avait récemment remis en place— la police réussit finalement à isoler plus de 400 camarades devant l’auberge de jeunesse du centre ville. Les personnes arrêtées passèrent les jours suivants dans des cellules immondes et sur peuplées à la prison de Santa Rita.

Étonnamment, ceux encore dans les rues restèrent courageux. Ils firent irruption dans l’Hôtel de Ville, brûlèrent de drapeau américain et vandalisèrent l’intérieur du bâtiment en représailles de la répression policière. Même après que la police anti-émeute les ait chassés avec des tirs à armes à feu, la nuit n’était pas terminée. Une marche FTP fut rapidement organisée. En respectant la tradition,les participants empruntèrent la boucle habituelle à travers le centre ville, en jetant des pierres, des bouteilles et autres projectiles en passant devant le commissariat et la prison. La Commune n’allait pas se rendre sans combattre.

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Des camarades répondent à l’attaque de la police en jetant des chaises et autres objets durant la Bataille de Oak Street, le 28 janvier.


C’était la fin, néanmoins. Les limites étaient apparues les unes après les autres dans le courant de janvier, et il n’y avait pas de nouvelle occupation ou vague de mobilisation en vue. Le 29 janvier, alors que des camarades se réunissaient pour soutenir les centaines de personnes en prison, alors que des milliers d’autres organisaient des manifestations de solidarité avec Oakland à travers le pays, plus de 300 manifestants se rassemblaient sur la place pour ce qui s’est avéré être la dernière grande assemblée générale. Elles votèrent avec enthousiasme en faveur du soutien aux appels provenant de New York et d’ailleurs pour une grève générale mondiale le 1er mai — une grève qui ne s’est jamais concrétisée. Beaucoup espéraient encore que Occupy renaitrait avec une offensive de printemps. Mais étant donné l’amère défaite dans la guerre de territoire sur la place, l’implosion de la campagne du blocus du port et l’échec pour assurer une nouvelle base pour la Commune, cela semblait improbable. Janvier marquait la fin. La fenêtre d’opportunités radicales pour Occupy allait se fermer bientôt, à Oakland et partout ailleurs.

Les mois suivants, la population organisa de nombreux projets radicaux surprenants et créatifs . Occupy Oakland organisa une série de grands barbecues de quartiers à travers la ville. Le Comité Anti-Répression (16) mit en place un mode d’emploi impressionnant sur comment venir en aide aux camarades arrêtés et emprisonnés. La Commune de San Fransisco a tenu temporairement un bâtiment au 88 sur Turk (17). Des féministes radicales et des des camarades lesbiennes qui s’étaient assemblées durant les mois précédents continuèrent une campagne d’actions et d’interventions tout en écrivant et diffusant des textes et de la propagande (18). Des affrontements et des attaques éclatèrent sporadiquement à travers la région de la baie aux alentour du 1er mai (19), en même temps qu’une lutte autour d’une ferme occupée apparaissait près de Albany (20).Des campagnes de défense contre les hypothèques (21) évitèrent avec succès une série d’expulsions. Pendant une semaine, des personnes occupèrent une école publique qui avait été fermée.
Mais les chances de retrouver l’élan étaient nulles en janvier. Tous ces efforts étaient encore portés par un enthousiasme émanant de l’automne précédent.Dans leur détachement toujours plus grands les uns des autres,ils incarnaient le long processus de dispersion et de décomposition qui avait débuté avec la grève du 2 novembre.

Camp et Commune

Par essence, Occupy était un mouvement d’occupation. A oakland comme ailleurs, il avait pour vocation de réaliser une forme de vie caractérisée par l’aide mutuelle, l’autogestion et l’action autonome. Il avait pour vocation de défendre les espaces libérés de la police, des politiciens, des patrons, et de mener le conflit obligatoirement violent entre ces zones et le monde capitaliste qui les entourait mais dont les camps dépendaient néanmoins. Oakland a fait tout cela aussi loin que possible au sein du cadre de Occupy, établissant une zone qui a nourri et abrité des centaines de personnes quotidiennement — parfois des milliers — dans une attitude de défi effrontée face aux élus municipaux à une centaine de mètre de l’Hôtel de Ville et aux flics qui regardaient cela l’œil mauvais à sa périphérie. Face à tout le battage publicitaire sur les médias sociaux, les reportages en direct en streaming, et autres technologies de l’information permettant cette nouvelle vague de révolte, le fondement de la lutte dans la relation en face à face qui s’est instaurée pour former l’occupation est clairement ce qui a offert à Occupy son potentiel unique et créé les fondations matérielles pour toutes les possibilités politiques du mouvement. Les autorités ont compris cela. C’est pour cette raison qu’elles ont nettoyé les camps à Oakland et partout ailleurs, utilisant pour cela autant de forces que nécessaire pour éviter une réoccupation.

Une fois le camp expulsé, la Commune de Oakland est devenue une coquille vide priée de son centre tactique et, sans doute, de sa raison d’être. C’est la raison pour laquelle la vigile s’accrocha désespérément à la place malgré les coups répétés de la police. C’est la raison pour laquelle la décision fut prise de prendre un nouveau bâtiment pour le mouvement le 28 janvier. C’est la raison pour laquelle le projet d’une occupation autonome a fourni l’élan initial pour la convergence des camarades féministes et lesbiennes dans ce qui deviendra plus tard Occupy Patriarchy (22). Sans rien pour remplacer ce qui avait été perdu avec le camp, il y avait peu de chances que nous retrouvions les vastes perspectives de l’automne.

La force de la "forme du camp" (23) était sa capacité à bâtir des zones matérielles d’antagonisme politique qui n’étaient pas organisées autour de revendications auprès des autorités pour des concessions à travers des manifestations symboliques mais de répondre directement aux besoins de nos vies quotidiennes à travers la redéfinition et la réclamation de l’espace urbain. C’était l’un des aspects les plus intéressants du camp : il offrait l’opportunité d’explorer des modes de relations et de survie qui ne dépendaient pas des mécanismes habituels — argent, état, police, hiérarchies et catégories sociales prédéfinies — bien que leur bannissement fut toujours au mieux partiel et temporaire. Cela permettait aux participants de contourner les méthodes les plus fastidieuses avec lesquelles les militants développent leurs projets politiques, en préparant les gens à s’organiser pour leur propre survie, dans leur propre ville, en partant de leur expérience personnelle d’oppression et de besoins, plutôt que de lier telle ou telle injustice à des objections essentiellement morales. Dans le contexte de cette forme contagieuse de révolte se répandant à travers la libération collective de l’espace, le rejet du mouvement d’un besoin de formuler des revendications précises aux autorités prend tout son sens. La force de Occupy provenait de la prolifération et la reproduction de ces zones d’opposition, et non de son influence politique.

Mais si le camp était la source de notre force, ce fut aussi la source des limites que nous avons atteintes, et non seulement parce que, sans lui, Occupy n’avait pas de réel avenir. A l’origine, le camp était inapproprié pour le projet de trouver des façons de vivre en dehors des formes spécieuses de collectivités que propose le capitalisme. En réalité, la campement de Oakland était déjà en état de dégénérescence lorsqu’il fut expulsé et se serait probablement décomposé de lui-même plus tard.

Il n’était pas plus violent ou misérable que ne l’est quotidiennement la ville de Oakland. Néanmoins, le niveau de misère, d’aliénation et de maltraitance qui constituent la réalité quotidienne d’une société capitaliste, est proprement ahurissant, tout spécialement lorsqu’il est concentré sur une parcelle d’herbe au cœur d’une ville pauvre. Lorsque nous libérons un espace urbain dans l’Amérique du vingt-et-unième siècle, nous n’avons pas d’autres choix que de faire face aux dégâts produits par des siècles de capitalisme, de conquête et de domination.

A l’intérieur de l’espace reconquis ouvert par la Commune, des conflits interpersonnels incontrôlés et des formes de violence structurelles ne peuvent être enrayés ou gérés de la manière dont le fait généralement le capitalisme à travers de la violence de la police, les institutions étatiques ou les hiérarchies prêtes à l’emploi fournis par l’argent. Nous devons faire face à ces problèmes collectivement et directement. Mais faire cela correctement aurait demandé l’expropriation de moyens et d’espace bien au-delà de ce qui était du pouvoir du mouvement naissant. Cela aurait également demandé la volonté audacieuse des participants de transcender leurs vies atomisées et des identités fabriquées sous le capitalisme, franchissant ainsi le point de non-retour. L’échec pour surmonter ces obstacles fondamentaux à permis à des relations de pouvoir fondés sur le patriarcat, la suprématie blanche et l’hétéro normativité de réaffirmer leur domination au sein du mouvement tout en sapant et réprimant les nouvelles formes de relations essentielles qui avaient émergé à travers le processus de lutte. Ce furent les vraies limites qui ont éloigné la Commune de la revendication d’espace qui avait fourni la base pour son rapide essor initial, et qui ont conduit en six mois à son déclin rapide, passant le point de non-retour comme horizons de lutte, conduisant le camp à l’impasse en janvier 2012.

C’est la contradiction à laquelle nous étions confrontés : le camp était à la fois inadéquat et essentiel. Une solution possible pour la dépasser est contenue dans le concept de la Commune,par lequel nous entendons l’extension projeté des principes du camp dans de nouvelles bases plus grandes. Occupy Oakland est devenue la Commune de Oakland (24) lorsque le camp a été conçu comme le modèle d’un nouveau projet (rarement réalisé) de récupération, d’autonomie et de perturbation du capital sur des bases plus larges : assemblées de quartiers pour réclamer pour leurs besoins des bâtiments abandonnés ; centres sociaux qui pourraient servir de plaques tournantes pour l'organisation d’actions offensives et pour soutenir toutes sortes d’initiatives autogérées et d’entraide ; occupations d’établissements scolaires et de lieux de travail. Ce furent les horizons que la Commune de Oakland a mis en lumière, dans un sens positif, malgré ses limites. Nous pensons qu’il est probable que les futures luttes aux États-Unis empruntent cette trajectoire d’une manière ou d’une autre, en s’inspirant des tentatives d’action offensives et de revendication d’espaces de Occupy comme fondation sur laquelle quelque chose de plus grand, plus beau et plus intense peut prendre forme.

Mais les questions n’en restent pas moins : qu’est ce que signifierait réellement s’entraider les uns les autres et soutenir et nourrir collectivement une lutte insurrectionnelle inarrêtable ? Comment peut-on réfuter et démanteler les relations oppressives de pouvoir et les dynamiques interpersonnelles toxiques que nous apportons avec nous dans le espaces libérés ? Comment pouvons-nous faire place aux myriades de révoltes, qui sont nécessaires pour vaincre toutes les formes de domination, au sein de la révolte ? L’efficacité de tout projet futur d’opposition aux États-Unis sera déterminée par notre capacité à répondre à ces questions et donc à transcender les limites qui se montrèrent si handicapantes sur la place Oscar Grant, obligeant la Commune à s’éloigner de sa source réelle de puissance.

Une autre vague de lutte et d’agitation explosera sans aucun doute dans nos rues et sur nos places tôt ou tard. En attendant, notre travail consiste à cultiver des formes de coopération vivantes et créatives , à s’entraider, à lutter ensemble , ce qui pourra nous aider à dépasser les limites fondamentales de la révolte contemporaine lorsque le temps sera venu. Si nous pouvons faire faire des avancées significatives au-delà de ces obstacles, les attaques de la police et les peines de prison ne feront pas le poids face à l’élan incontrôlable de notre force collective.

Quelques protagonistes de Oakland
Août 2013


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Banderole lors de la grève du 2 novembre


That's all,folks

1. NDT Glen Cove, au sud deVallejo, en Californie, est un endroit sacré utilisé comme cimetierre par de nombreuses tribus indiennes depuis 1 500 av. J.C . Depuis 1988, le Greater Vallejo Recreation District et la municipalité de Vallejo ont entrepris d’installer un parc dont les travaux de terrassement détruiraient les tombes millénaires.
http://protectglencove.org/

2. NDT.Manifestation du 19 juillet à San Fransisco, suite aux meurtres de Charles Hill et Kenneth Harding par la police du BART et de S.F
http://www.bayofrage.com/featured-articles/notes-concerning-recent-actions-against-the-police/

3. NDT. Voir par exemple,
Reflections on the Anticut actions, looking towards the future…
http://www.bayofrage.com/from-the-bay/anticonclusion-three-acts/

4. #OpBART has started
http://www.bayofrage.com/further-reading/opbart-has-started/

5. Day 1, September 22: Berkeley Book Bloc + Some Links
http://reclaimuc.blogspot.fr/2011/09/september-22nd-day-of-action-some-links.html

6. #OccupyOakland – One Week Strong at Oscar Grant Plaza
http://www.bayofrage.com/from-the-bay/occupyoakland-one-week-strong-at-oscar-grant-plaza/

7 Oakland Takes Out The Trash.
http://www.bayofrage.com/from-the-bay/on-the-previous-few-days-and-what-is-to-come/

8. Oakland General Strike Footage
Une vidéo de 15 mns de cette journée
http://www.crimethinc.com/blog/2011/11/06/oakland-general-strike-footage/

9. Statement on the Occupation of the former Traveler’s Aid Society at 520 16th Street
http://www.bayofrage.com/from-the-bay/statement-on-the-occupation-of-the-former-travelers-aid-society-at-520-16th-street/

10. NDT. Voir une critique de cette nuit sur R&B, le témoignage d’une toubib de rue d’Oakland sur la stratégie, ou le manque de stratégie, de certains Black Blocs.
http://racinesetbranches.wordpress.com/concepts-2/concepts/

11 A brief account of this last week in Occupy Oakland
http://www.bayofrage.com/uncategorized/updates-and-thoughts-from-the-oakland-commune/

12. NDT. C’était en réalité fin février
Occupy Wall Street calls for May Day general strike
http://wagingnonviolence.org/feature/occupy-wall-street-calls-for-may-day-general-strike/

13. The ANTI-CAPITALIST MARCH and the BLACK BLOC
http://www.bayofrage.com/from-the-bay/the-anti-capitalist-march-and-the-black-bloc/

14. NDT. Nom d’un groupe de fans de Posse le Clown Fou et d’autres groupes de hip hop du label Psychopathic Records. Si vous y tenez vraiment...
http://www.juggalosfightback.com/

15. NYE Prison Noise Demo & Party with the Oakland Commune
http://www.bayofrage.com/from-the-bay/nye-prison-noise-demo-party-with-the-oakland-commune/

16. http://occupyoakland.org/generalassembly/committees/antirepression-committee/

17."Empty Buildings Are the Crime": Occupy SF Commune Evicted After One Day
http://truth-out.org/news/item/8294-occupy-sf-commune

18. http://oaklandoccupypatriarchy.wordpress.com/

19. May Day A strike is a Blow
http://www.crimethinc.com/blog/2012/05/10/may-day-a-strike-is-a-blow/

20. http://occupythefarm.org/

21. http://foreclosuredefensegroup.wordpress.com/

22. NDT. http://www.occupypatriarchy.org/

23. Square and Circle: The Logic of Occupy
http://thenewinquiry.com/essays/square-and-circle-the-logic-of-occupy/

24. The Oakland Commune
http://www.possible-futures.org/2011/12/05/oakland-commune/
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Anarchisme - Socialisme

Messagede digger » 13 Jan 2014, 13:46

Anarchisme - Socialisme

Gustav Landauer


Texte original : Anarchism — Socialism Gustav Landauer 1895
Extrait de Revolution and Other Writings: A Political Reader (Gabriel Kuhn, traduction et édition), Oakland: PM Press, 2010): p. 70–74

Journal pour l’Anarchisme et le Sociialisme — c’est ce qu’il dit.

L’anarchisme est le but que nous poursuivons : l’abolition de domination et de l’état; la liberté de l’individu. Le socialisme est le moyen par lequel nous voulons atteindre et préserver cette liberté: solidarité, partage et travail coopératif.

Certains disent que nous avons inversé le cours de choses en faisant de l’anarchisme notre but et du socialisme nos moyens. Ils considèrent l’anarchie comme négative, en l’absence d’institutions, alors que le socialisme est le signe d’un ordre social positif. Il pense que l’aspect positif devrait constituer le but et le négatif les moyens, qui peuvent nous aider à détruire tout ce qui nous empêche d’atteindre le but. Ces personnes ne parviennent pas à comprendre que l’anarchie n’est pas seulement un concept abstrait de la liberté mais que les notions d’une vie libre et d’une activité libre incluent beaucoup de réalités concrètes et positives. Le travail sera présent —un travail enrichissant et équitablement distribué ; mais ce travail ne sera qu’un des moyens de développer et de renforcer nos fortes capacités naturelles, de servir nos camarades humains, la culture et la nature, et de profiter au maximum des richesses de la société.

Quiconque n’est pas aveuglé par les dogmes des partis politiques reconnaitra que l’anarchisme et le socialisme ne sont pas opposés mais inter-dépendants. Le travail réellement coopératif et une collectivité réelle ne peuvent exister que là où les individus sont libres, et les individus libres ne peuvent exister que là où leurs besoins sont satisfaits à travers la solidarité fraternelle.
Il est absolument nécessaire de combattre le mensonge social démocrate selon lequel l’anarchisme et le socialisme sont aussi à l’opposé que "l’eau et le feu". Ceux qui profèrent de tels mensonges prétendent habituellement que : Socialisme signifie “socialisation.” . Ce qui entraine que à son tour, la société — un terme vague englobant tous les êtres humains qui habitent la planète — seront amalgamés, unifiés et centralisés. Les prétendus "intérêts de l’humanité" deviennent la loi suprême et les intérêts spécifiques de certains groupes sociaux et d’individus deviennent secondaires. D’un autre côté, l’anarchisme signifie l’individualisme, par exemple,le désir des individus d’exercer un pouvoir sans limites; il sous-rend l’atomisation et l’égoïsme. Par conséquent, nous nous trouvons devant des oppositions incompatibles: socialisation et sacrifice individuel d’un côté; individualisation et égocentrisme de l’autre.

Je pense qu’il est possible d’illustrer les défauts de telles affirmations à travers une simple allégorie. Imaginons une ville qui connait à la fois le soleil et la pluie. Si quelqu’un suggère que la seule façon de se protéger de la pluie est de construire un toit immense qui couvrira la ville entière et qui sera toujours présent, qu’il pleuve ou non, alors cela serait une solution "socialiste" selon les sociaux démocrates. D’un autre côté, si quelqu’un suggère que, par temps de pluie, chaque individu pourrait prendre un des parapluies mis à disposition par la ville et que ceux qui arriveraient trop tard serait simplement malchanceux, alors il s’agirait d’une solution "anarchiste". Pour nous anarchistes socialistes ces deux solutions nous apparaissent comme ridicules. Nous ne voulons ni obliger tous les individus à vivre sous un même toit, ni voir tout finir dans des bagarres pour des parapluies. Lorsque c’est utile, nous pouvons partager un même toit — à condition qu’il puisse être enlevé lorsqu’il devient inutile. De la même façon, tous les individus peuvent posséder leur propres parapluies, du moment où ils savent comment s’en servir. Et en ce qui concerne ceux qui veulent se faire mouiller — et bien nous ne les obligerons pas à rester secs.
Mais laissons les allégories de côté. Voici ce dont nous avons besoin :des associations humaines dans des domaines qui concerne les intérêts de l’humanité; des associations de personnes précises dans des domaines qui concernent les intérêts des personnes précises; des associations de deux individus dans des affaires qui concernent les deux individus; l’ individualisation des affaires qui concernent un individu.
A la place de l’état national et de l’état mondial dont rêvent à la fois les sociaux démocrates, nous anarchistes voulons un système libre d’associations et de sociétés multiples, imbriquées et originales. Ce système sera basé sur le principe que tous les individus sont les plus proches de leurs propres intérêts et que leurs chemises sont plus proches de leur peau que leurs vestes. Il sera rarement nécessaire de s’adresser à l’humanité entière pour résoudre un problème spécifique. Par conséquent, il n’y a nul besoin d’un parlement, ou de toute autre institution à l’échelle mondiale.
Il existe des questions qui concernent l’humanité dans son ensemble, mais dans ce cas, les différents groupes trouverons des manières d’atteindre des solutions communes. Prenons l’exemple du transport international et de ses réseaux ferroviaires imbriqués comme exemple. Dans ce cas, les représentants de chaque pays trouvent des solutions malgré l’absence d’une structure plus haute de coordination. La raison en est simple: la nécessité l’exige. Il n’est donc pas surprenant que je considère le Reichskursbuch comme la seule publication bureaucratique valant la peine d’être lue (1). Je suis convaincu que cet ouvrage recevra plus d’honneur à l’avenir que tous les ouvrages de droits de tous les pays réunis!

D’autres questions qui nécessiteront une attention à l’échelle mondiale seront les mesures, les termes scientifiques et techniques et les statistiques, qui sont importantes pour la planification économiques et autres raisons (Tout en étant beaucoup moins importantes que ne le pensent les sociaux-démocrates qui veulent en faire le trône sur lequel bâtir la domination mondiale des peuples). Ceux qui ne sont pas condamnés à l’ignorance par les conditions que leur imposent des forces puissantes utiliseront bientôt les statistiques à bon escient sans aucune institution à l’échelle mondiale. Il existera probablement une quelconque organisation mondiale pour compiler et comparer les différentes données statistiques mais elle ne jouera pas un rôle significatif et ne constituera jamais une force politique puissante.
Existe t’il de semblables intérêts au sein d’une nation? Oui, quelques-uns: la langue, la littérature, les arts, les traditions, et les rituels possèdent tous quelques caractéristiques nationales. Cependant, dans un monde sans domination, sans "territoires annexés" et sans concept de "territoire national" (territoire qui a été défendu et agrandi), de tels intérêts ne signifieront pas la même chose qu’aujourd’hui. Le concept de “main d’œuvre nationale”, par exemple, disparaitra entièrement. Le travail sera structuré de manière indépendante de toute langue ou ethnographie. Pour ce qui est des conditions de travail dans les collectivités locales, le géographie et la géologie sont toutes les deux très importantes. Mais qu’est-ce que nos états-nations ont à voir avec ces réalités ? (les différences de langues, aussi importantes fussent-elles,posent beaucoup moins de problèmes qu’on ne l’imagine habituellement .)

A propos du travail, il existe différents courants au sein du camp anarchiste. Certains anarchistes propage le droit à la libre consommation. Ils pensent que tous les individus devront produire selon leurs possibilités et consommer selon leurs besoins. Ils affirment que personne d’autre que l’individu lui-même n’est en mesure d’évaluer ses capacités et ses besoins. L’idée est d’avoir des magasins remplis par le travail volontaire qui répond aux besoins des populations. Le travail sera réalisé parce que chaque individu comprendra que la satisfaction de chacun-e demande un effort collectif. Les statistiques et les informations sur les conditions de travail de chaque collectivité précise indiqueront quelles quantités produire et quelle quantité de travail sera nécessaire, en prenant en compte à la fois la technologie et la force de travail dans son ensemble. Le besoin de travailleurs sera annoncé publiquement à tous ceux qui sont éligibles. Ceux qui refuseront de travailler — totalement ou partiellement — même si ils sont en capacité de le faire, seront exclus socialement.

Je pense qu’il s’agit là d’un résumé précis et sans ambiguïté des idées communistes. Je veux maintenant expliquer pourquoi je considère ces notions d’organisation du travail insuffisantes et injustes.
Je ne les considère pas comme impossibles. Je pense que le communisme et le droit à la libre consommation peuvent exister. Néanmoins, je crois que beaucoup de personnes refuseront de travailler. L’ostracisme social leur importera peu — elles peuvent être assurées du soutien mutuel et du respect de la part de leurs pairs.

Ce n’est cependant pas le problème le plus important. Ce qui pose le plus de problème, c’est la création d’une nouvelle autorité morale; une autorité morale qui qui fait "les meilleurs êtres humains" de ceux qui travaillent le plus, qui sont prêts aux tâches les plus difficiles et les plus sales, et qui font des sacrifices au profit des lâches, des paresseux et des profiteurs. Les contraintes d’une telle moralité, et les valorisations sociales qu’elle promet, seront bien pire et dangereuses que la plus acceptable contrainte que nous connaissons : l’égoïsme. Je suis parvenu à cette opinion après une longue réflexion. Une société basée sur la contrainte de la moralité sera de loin plus uni-dimensionnelle et injuste qu’une société basée sur la contrainte de l’égoïsme.

Les anarchistes qui partagent cette opinion voient le rapport entre le travail des individus et leur consommation. Ils veulent organiser le travail sur la base de l’égoïsme naturel. Cela signifie que ceux qui travaillent travailleront avant tout pour eux-mêmes. En d’autres termes, ceux qui se joindront à des domaines de travail précis le feront parce qu’ils en attendent des bénéfices personnels précis ;ceux qui travailleront plus que d’autres le feront parce qu’ils ont davantage de besoins à satisfaire; ceux qui effectueront les tâches les plus difficiles et sales (travail qui devra toujours être fait, même dans des conditions moins horribles qu’aujourd’hui) le feront parce que — contrairement à aujourd’hui — ce travail sera le plus valorisé et le mieux rétribué.

La critique de ce genre d’organisation du travail comporte trois volets:d’abord, on le voit comme une injustice envers les faibles intellectuellement et physiquement; ensuite, on craint que des richesses individuelles soient accumulées et qu’apparaissent de nouvelles formes d’exploitation; enfin, on s’inquiète de voir une classe exclusive de producteurs gagner et défendre des privilèges.
Je considère toutes ces inquiétudes comme infondées. Il est exact qu’il y aura une différenciation du travail. Néanmoins, si les individus sont bien formés et leurs talents bien exploités, alors chacun trouvera un travail qui corresponde à ses qualifications. Certain-es trouveront adapté un travail intellectuel, d’autres un travail manuel, etc. Ceux incapables de travailler — les malades, les personnes âgées — seront assistés de différentes manières, comme le sont les enfants. Le principe d’aide mutuelle sera central.

Il sera impossible pour des individus des richesses conduisant à l’exploitation, puisque chacun, dans une société anarchiste, comprendra que l’usage commun des terres et des moyens de production répondent à leur intérêt individuel. Par conséquent, ceux qui travailleront le plus pourront obtenir des bénéfices en termes de possession personnelle mais pas en termes d’exploitation.
Enfin, aucun groupe ne gagnera quoi que ce soit en devenant exclusif. Il serait instantanément boycotté. Si un groupe quelconque parvenait à prendre l’avantage dans un domaine précis de production, de nouveaux producteurs apparaitraient et cela ne prendrait pas beaucoup de temps avant qu’un équilibre juste ne soit rétabli. Lorsque les travailleurs vont et viennent librement, et lorsqu’il existe une réelle compétition libre entre égaux, alors les inégalités permanentes deviennent impossibles.

Il n’est pas inconcevable que l’organisation du travail, comme je l’ai esquissé ci-dessus, puissent prendre simultanément deux formes différentes dans des région ou dans des domaines d’activités différents. L’expérience pratique déterminera vite la forme la plus viable. Dans tous les cas, le but de ces formes est le même : la liberté de l’individu sur la base de la solidarité économique. Il n’y a pas de raison de polémiquer sur les détails organisationnels de la société future. Il est plus important d’unir nos forces pour créer les conditions sociales permettant les expériences pratiques qui trancheront ces questions.
L’anarchie n’est pas un système sans vie de pensées toute faites. L’anarchie, c’est la vie; une vie qui nous attend après nous être libérés du joug.

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1. Reichskursbuch: Ancien horaire de train allemand .
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"Séparées et égales" ?

Messagede digger » 11 Mai 2014, 08:28

"Séparées et égales" ? Mujeres Libres et la stratégie anarchiste pour l’émancipation des femmes

Martha A. Ackelsberg

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Texte original : [url]“Separate and equal”?: Mujeres Libres and anarchist strategy for women’s emancipation[/url] Martha A. Ackelsberg Feminist studies Vol. 11, No. 1 (Printemps 1985), pp. 63-83

L’insistance anarchiste à prétendre que les mouvements révolutionnaires ne peuvent se développer efficacement seulement si ils s’adressent aux réalités préçises de la vie des gens conduit logiquement à la conclusion qu’un mouvement réellement révolutionnaire doit s’accommoder de la diversité. Il doit être le reflet de la prise en compte des expériences de vie de celles et ceux qui y participent comme premier pas pour les engager dans un processus révolutionnaire. Le besoin est particulièrement capital, et les questions stratégiques particulièrement complexes, dans le cas des femmes dont les expériences de vie quotidienne dans de nombreuses sociétés ont été, et continuent d’être, différentes de celles des hommes.

Durant les premières années de ce siècle, les anarchistes espagnols – hommes et femmes – ont exprimé une vision d’une société non-hiérarchique, communautaire, dans laquelle les femmes et les hommes participeraient sur un pied d’égalité. Et cependant, dans l’Espagne pré-guerre civile, la plupart des femmes étaient loin d’être "prêtes" à une telle participation avec les hommes dans la lutte pour concrétiser cette vision. Même si le mouvement anarcho-syndicaliste organisé (la Confederación National del Trabajo -CNT) s’était orientée en priorité dans les luttes sur les lieux de travail, la majorité des femmes espagnoles n’étaient pas employées en usine. Beaucoup de celles qui occupaient un emploi salarié – la plupart dans l’industrie textile – travaillaient à domicile, payées à la pièce, et n’étaient pas syndiquées. Les femmes qui travaillaient et avaient des familles continuaient à exercer un "double emploi" comme femmes au foyer et mères. Les formes particulières de l’oppression des femmes en Espagne les maintenaient concrètement subordonnées aux hommes même au sein du mouvement révolutionnaire anarchiste.

Si les femmes voulaient participer activement à la lutte sociale révolutionnaire, cela demandait une "préparation" spéciale, une attention particulière aux réalités de leur subordination et de leurs expériences de vie particulières. En mai 1936,un groupe de femmes anarchistes fondèrent Mujeres Libres, la première organisation féministe autonome prolétarienne en Espagne, pour remplir précisément ce rôle. Son but était de mettre au fin au "triple esclavage des femmes, l’ignorance, le capital et les hommes.” Si quelques-unes des fondatrices exerçaient des professions libérales, la vaste majorité de ses membres (20 000 environ en juillet 1937) étaient issues des classes ouvrières. Les femmes de Mujeres Libres visaient à la fois à surmonter les obstacles de l’ignorance et de l’inexpérience qui les empêchaient de participer en tant que égales à la lutte pour une société meilleure, et à combattre la domination des hommes au sein même du mouvement anarchiste.

La majorité des anarchistes organisés étaient opposés à la lutte et à l’organisation séparés des femmes au nom d’un engagement dans l’action directe et à l’égalité. Mujeres Libres plaidait pour une lutte séparée sur la base d’une interprétation différente de ce même engagement. Les difficultés qu’elles rencontrèrent au sein du mouvement anarchiste illustrent à la fois le rôle problématique des femmes dans les mouvements révolutionnaires et la complexité de la prise en compte des expériences des femmes dans l’élaboration et la création d’une société nouvelle.

Les anarchistes promettent l’égalité. Cela signifie que les expériences d’un groupe ne peuvent pas être considérées comme normatives pour tous, et que, dans une société pleinement égalitaire, il ne peut pas exister d’institutions par le biais desquelles quelques individus exercent un pouvoir politique, social ou économique sur d’autres. Une telle société atteint une coordination à travers ce qu’un écrivain récent (*) appelé "l’ordre spontané" : les gens se rassemblent volontairement pour satisfaire des besoins mutuellement définis et coordonnent des activités à grande échelle par la fédération. [1]

Cette perspective anti-hiérarchique est lourde de conséquences pour la stratégie révolutionnaire.Les anarchistes soutiennent que l’action révolutionnaire et l’organisation doivent partir de réalités concrètes quotidiennes des gens et que le processus lui-même doit être transformatif . Un engagement envers l’égalité dans ce contexte implique que les expériences de divers groupes sont tous des points de départ valides pour l’action révolutionnaire et l’organisation.

En outre, les anarchistes insistent sur le fait que les moyens sont inséparables des fins. Les gens ne peuvent établir, et apprendre à vivre dans, une société non-hiérarchique seulement en s’engageant dans des formes d’actions révolutionnaires non-hiérarchiques et égalitaires. En s’opposant aux affirmations que la hiérarchie est indispensable à l’ordre, particulièrement dans une situation révolutionnaire, les anarchistes soutiennent que la coordination peut être accomplie soit à travers "la propagande par le fait", une action exemplaire qui suscite l’adhésion par le pouvoir de son exemple positif [2], ou à travers "l’organisation spontanée", qui implique que, à la fois, la forme et les objectifs d’une organisation sont décidés par les gens, dont ils expriment les besoins. [3]

Enfin, les anarchistes reconnaissent qu’il est difficile pour les gens dont les circonstances de vie leur ont refusé l’autonomie et les ont maintenus dans des situations de subordination, de se transformer en personnes indépendantes et ayant confiance en elles. Une "préparation" intensive pour une telle participation constitue une partie essentielle du processus de transformation personnelle, qui, elle-même, est un aspect du projet social révolutionnaire. Mais une telle préparation, si elle ne veut pas prendre une forme hiérarchique, ne peut se dérouler qu’à travers les expériences individuelles de formes nouvelles et variées d’organisation sociales. Le mouvement anarchiste espagnol a essayé de fournir l’opportunité de telles expériences. A travers la participation directe à des actions et des grèves, et à travers les connaissances enseignées dans des actions d’éducation informelles, les gens se "prépareraient" à des changements révolutionnaires plus profonds. Pour être efficaces, cependant, une telle préparation doit correspondre aux différentes expériences de vie des gens dont elle tente de répondre aux besoins.

Dans la guerre civile espagnole, les femmes constituaient un groupe spécial, avec des besoins spécifiques. Leur subordination – à la fois économique et culturelle – était beaucoup plus marquée que celle des hommes. Les taux d’illetrisme étaient plus élevés parmi les femmes que chez les hommes. Les femmes salariées étaient reléguées aux emplois les moins bien payés dans les conditions les plus difficiles. Les femmes et les hommes vivaient de manière très différentes. Comme un des ces femmes le raconte, “Je me souviens très précisément de comment cela se passait lorsque j’étais enfant: les hommes avaient honte d’être vus dans la rue avec des femmes!… Les hommes et les femmes vivaient des vies totalement séparées. Chacun était confiné dans une société presque exclusivement composée de son propre sexe.” [4]

Néanmoins, bien que ces différences auraient apporté la preuve glagrante de la nécessité pour l’organisation révolutionnaire de traiter la question de la subordination spécifique des femmes, une majorité du mouvement anarchiste a refusé de prendre en compte soit la spécificité de l’oppression des femmes ou la légitimité d‘une lutte séparée pour la surmonter. Seul Mujeres Libres a exprimé une perspective qui reconnaissait, et traitait, la particularité des expériences féminines.

Tout en étant engagés dans la création d’une société égalitaire, les anarchiste espagnols démontraient une attitude complexe envers la subordination des femmes. Certains prétendaient que celle-ci découlait de la division sexuelle du travail, de la “domestication” des femmes et de leur exclusion du salariat qui en résultait. [5] Pour surmonter cela, les femmes devraient rejoindre la main d’œuvre salariée comme ouvrières, parmi les hommes, et la lutte syndicale pour améliorer la condition de tous les ouvriers. D’autres insistaient sur le fait que la subordination des femmes était le résultat d’un vaste phénomène culturel, et reflétait la dévaluation des femmes et de leurs activités véhiculée par des institutions telles que la famille et l’église. Cette dévaluation prendrait fin en même temps que ces institutions, avec l’établissement d’une société anarchiste.

Mais la subordination des femmes restait, au mieux, une préoccupation périphérique du mouvement anarchiste dans son ensemble. La plupart des anarchistes refusaient de la reconnaître et peu d’hommes souhaitaient abandonner le pouvoir sur les femmes dont ils jouissaient depuis si longtemps. Comme le secrétaire national de la CNT l’écrivait en 1935, en réponse à une série d’ articles sur la question féminine : “Nous savons tous qu’il est plus agréable de commander que d’obéir…. Il se passe la même chose entre la femme et l’homme.L’homme est plus satisfait d’avoir une servante pour lui faire la cuisine et la lessive …. Voilà la réalité. Et, face à cela, c’est rêver que de demander aux hommes d’abandonner leurs privilèges” [6]

Certains, probablement représentatifs de la majorité au sein du mouvement, niaient que les femmes étaient opprimées d’une manière qui demandait une attention particulière. Federico Montseny, par exemple, l’anarchiste intellectuelle, qui servit plus tard comme ministre de la santé dans le gouvernement républicain pendant la guerre, admettait que "l’émancipation des femmes" était "un problème crucial du moment”. Elle insistait sur le fait que l’objectif approprié n’était pas l’accession des femmes à des positions actuellement détenues par des hommes mais la restructuration de la société qui libérerait tout le monde. “Féminisme? Jamais! Humanisme toujours!” [7]. Dans la mesure où elle reconnaissait une oppression spécifique des femmes, elle la concevait essentiellement en termes individualistes et soutenaient que tous les problèmes spécifiques qui existaient entre les hommes et les femmes avaient autant leur source dans leur "sous-développement" que dans la résistance aux changements des hommes et qu’ils ne pouvaient pas être résolus dans ou par une "lutte organisationnelle". [8]

Une petite minorité au sein du mouvement admettait que les femmes subissaient des formes spécifiques de subordination liées à leur sexe et demandant une attention particulière. Mais beaucoup d’entre eux insistaient sur le fait que la lutte pour surmonter cette subordination, que ce soit dans la société en général ou au sein du mouvement anarchiste, ne devait pas se dérouler dans des organisations séparées . Comme le déclarait une militante: “ Nous sommes engagés dans un travail de création d’une société nouvelle et ce travail doit être réalisé dans l’union. Nous devrions nous engager dans des luttes unitaires, avec les hommes, en luttant pour notre place, en demandant à être prises au sérieux” [9] Elles trouvaient une argumentation à leur position dans la perspective anarchiste de transformation sociale, particulièrement dans l’accent mis sur l’unité entre fins et moyens.

Ceux qui s’opposaient à des organisations autonomes de femmes soutenaient que l’anarchisme était incompatible non seulement avec des formes hiérarchiques d’organisation mais aussi avec une organisation indépendante qui pourrait nuire à l’unité du mouvement. Dans ce cas, puisque le but du mouvement anarchiste était la création d’une société égalitaire dans laquelle les femmes et les hommes agiraient en tant qu’égaux, la lutte pour la réaliser devrait impliquer les femmes et les hommes ensemble, comme partenaires sur un pied d’égalité. Ces anarchistes craignaient qu’une organisation consacrée spécifiquement à mettre un terme à la subordination des femmes mettrait plus l’accent sur les différences entre hommes et femmes que leurs ressemblances et rendrait plus difficile la réalisation de l’objectif égalitaire révolutionnaire. La stratégie consistant à baser l’organisation sur l’expérience vécue n’allait pas jusqu’au point de justifier une organisation indépendante centrée sur les besoins des femmes.

Pour résumer, bien que quelques groupes au sein du mouvement anarchiste organisé admettaient l oppression spécifique des femmes et le sexisme des hommes au sein du mouvement, les principales organisations anarchistes consacraient peu d’attention aux questions féminines, et niaient la légitimité d’organisations séparées pour traiter de ces questions. Ces femmes qui insistaient sur la spécificité de l’oppression des femmes et la nécessité d’une lutte séparée pour la surmonter, créèrent une organisation : Mujeres Libres.

On peut déceler les antécédents directs de Mujeres Libres aussi loin que 1934, lorsque des petits groupes de femmes anarchistes à Madrid et Barcelone (indépendamment les uns des autres) commencèrent à se préoccuper du nombre relativement peu élevé des femmes impliquées activement dans la CNT. Elles avaient remarqué, comme l’une l’a raconté, que :

"…les femmes venaient une fois à une réunion – elles pouvaient même adhérer – ou venait par exemple à une sortie du dimanche ou à un groupe de discussion – elles venaient une fois et puis on ne les voyait plus…. Même dans des industries où il y avait beaucoup d’ouvrières – le textile par exemple – peu de femmes prenaient la parole dans les réunions syndicales. Nous étions préoccupées par les femmes que nous perdions, alors nous avons réfléchi à la création d‘un groupe de femmes pour traiter de ces questions…. En 1935, nous avons lancé un appel à toutes les femmes du mouvement libertaire… tout en nous concentrant principalement sur les plus jeunes compañeras. Nous avons appelé notre groupe “Grupo cultural femenino, CNT.” [10]

A l’origine, ces groupes de femmes existaient plus ou moins au sein , ou ou moins sous les auspices, de la CNT. Leur but était de d’amener plus de femmes au militantisme à l’intérieur du mouvement anarchiste.
Mais peu de temps après, les femmes à Barcelone comme à Madrid (qui, fin 1935, étaient en contact les unes avec les autres) réalisèrent que développer le militantisme féminin était un processus complexe et qu’elles avaient besoin d’autonomie si elles voulaient atteindre les femmes qu’elles désiraient et de la manière dont elles le désiraient. En mai 1936, elles mirent en place Mujeres Libres.

Ses fondatrices soutenaient que les femmes devaient s’organiser indépendamment des hommes, à la fois pour surmonter leur subordination et pour lutter contre la résistance masculine à l’émancipation des femmes. Elles fondèrent leur programme sur les mêmes engagements d’action directe et de préparation qui caractérisaient le mouvement anarchiste espagnol dans son ensemble, et insistaient sur le fait que la préparation des femmes pour s’engager dans l’action révolutionnaire devait s’effectuer à partir de leurs expériences de vie spécifiques. Le processus exigeait à la fois que les femmes surmontent leurs subordination spécifique en tant que femmes et qu’elles acquièrent le savoir et la confiance en elles nécessaires à leur participation à la lutte révolutionnaire et à la remise en cause de la domination masculine de ces organisations qui ne prenaient pas leurs expériences au sérieux .

Emma Goldman avait affirmé, auparavant, que "la vraie émancipation ne commence ni dans les urnes ni dans les tribunaux. Elle commence dans l’esprit des femmes…. Son épanouissement, sa liberté, son indépendance doivent venir d’elle et à travers elle.” [11] Des commentateurs sur d’autres mouvements d’émancipation des femmes ont fait des déclarations similaires. Sheila Rowbotham, par exemple, a mis l’accent sur les manières avec lesquelles les mouvements socialistes et communistes ont continuellement subordonné les revendications des femmes. [12] Ellen DuBois considère la formation d’un mouvement indépendant des femmes pour le droit de vote comme un signe de "l’arrivée de l’âge" du féminisme aux États-Unis, marquant le point à partir duquel les femmes ont pris assez au sérieux la question de leur propre subordination pour lutter pour leurs droits. [13] Les femmes de Mujeres Libres ont agi dans une même idée d’évolution de la conscience. Selon une de ses membres, “Le secrétaire national de la CNT nous soutenait . Il nous a offert une fois tout l’argent et le soutien nécessaire – si nous étions d’accord pour fonctionner dans le cadre de la CNT. Mais nous avons refusé. Nous voulions que les femmes trouvent leur propre liberté.” [14]

Le souci d’indépendance des femme était si fort qu’il a même affecté le nom de l’organisation. Malgré le fait que la plupart de ses fondatrices avaient éveillé leur conscience politique à travers le mouvement anarcho-syndicaliste et se considéraient “libertaires,” elles ne prirent pas le nom de Mujeres Libertarias (Femmes Libertaires). A la place, elles choisirent Mujeres Libres (femmes libres), pour dire clairement qu’elles étaient libres vis à vis de toute participation institutionnel ou organisationnel, y compris avec la CNT.

A la fois la forme et le programme de l’organisation reflétait leur analyse de la subordination des femmes et de ce qu’il serait nécessaire pour la surmonter. En premier lieu, Mujeres Libres consacra la plus grande attention sur les problèmes intéressant les femmes au premier chef: l’illettrisme, la dépendance économique et l’exploitation, l’ignorance sur les questions de santé, le soin aux enfants et la sexualité. Ensuite, elles insistèrent sur le fait que l’engagement dans la lutte exigeait une transformation de l’idée de soi. Les femmes ne pouvaient développer et garder une telle évolution de la conscience que si elles agissaient indépendamment des hommes, dans une organisation destinée à protéger ces nouvelles conceptions de soi-même. Mujeres Libres a essayé d’être l’environnement pour le développement d’une telle transformation de la conscience. Enfin, elle croyaient qu’une organisation séparée et indépendante était essentielle pour remettre en cause le sexisme et la hiérarchie masculiniste de la CNT et du mouvement anarchiste dans son ensemble. En tant qu’organisation, Mujeres Libres releva ce défi.

L’organisation reconnaissaient trois sources différentes à la subordination des femmes: l’ignorance (illettrisme), l’exploitation économique,et la subordination aux hommes à l’intérieur de la famille. Bien que les déclarations officielles ne présentaient pas ces facteurs comme prioritaires, la plupart des activités de l’organisation se focalisait sur l’ignorance et l’exploitation économique. Dans un résumé révélateur de ses articles sur la "question féminine" dans Solidaridad Obrera en 1935, Lucía Sanchez Saornil, une fondatrice de Mujeres Libres, expliquait: “Très certainement, je crois que la seule solution aux problèmes sexuelles des femmes se trouve dans la solution des problèmes économiques. Dans la révolution. Rien d’autre. Tout autre chose perpétuerait le même esclavage sous un autre nom.” [15]

Dans son programme, l’organisation portait la plupart de son attention sur l’ “ignorance,” qui, croyait elle, contribuait à la subordination des femme dans toutes les sphères de leur vie. Mujeres Libres organisa une campagne d’alphabétisation massive pour fournir les fondations nécessaires à l’ “inculturation” des femmes. Cette alphabétisation permettrait aux femmes de mieux comprendre leur société et la place qu’elles y occupaient,et de lutter pour l’améliorer. [16] Elles organisèrent trois niveaux de cours: pour les illettrées , pour celles qui savaient lire un peu et pour celles qui savaient bien lire mais qui souhaitaient "s’immerger dans des questions plus complexes.” Elles ne confondaient pas l’illétrisme avec le manque de compréhension des réalités sociales; elles insistaient plutôt sur le fait que leur embarras concernant leur "sous-développement culturel"était une barrière pour l’engagement de nombreuses femmes dans la lutte pour le changement révolutionnaire. L’alphabétisation devint un outil pour acquérir la confiance en soi aussi bien que pour faciliter leur pleine participation à la société et au changement social.

L’attention portée à la vie des femmes

Pour s’attaquer aux racines de la subordination due à la dépendance économique, Mujeres Libres avait mis en place un programme complet pour l’emploi avec une forte attention portée sur l’éducation. Les organisatrices insistaient sur le fait que la dépendance des femmes résultait d’une division sexuelle extrême du travail qui les reléguaient aux tâches les moins bien rémunérées, dans les conditions les plus difficiles. Mujeres Libres a salué le mouvement lié à la guerre qui a poussé les femmes hors de la maison et dans le salariat, non pas comme une disposition temporaire, mais comme un espoir d’une intégration permanente des femmes et une contribution à leur indépendance économique. [17]

Le programme pour l’emploi de Mujeres Libres traitait des problèmes spécifiques auxquels les femmes étaient confrontées et essayait de les préparer à prendre leur place dans la production comme égales. Elles travaillèrent étroitement avec les syndicats CNT, et co-organisaient des programmes de soutien, formation et apprentissage pour les femmes entrant dans la vie active. Dans les zones rurales, elles organisèrent des programme de formation à l’agriculture. En outre, elle plaisaient pour, mettaient en place et soutenaient des équipements de gardes d’ enfants, à la fois dans les quartiers et les usines, pour offrir aux femmes la possibilité de travailler. Et elles se battirent pour un salaire égal entre hommes et femmes.

Néanmoins, elles ne portaient que peu d’attention à la division sexuelle du travail elle-même. Ni elles n’exploraient les implications pour l’égalité sexuelle des stéréotypes de certaines tâches réservées aux hommes et aux femmes. Des analyses féministes plus récentes ont examiné la relation entre monogamie, accouchement, éducation des enfants et participation différentielle aux tâches salariées, et ont souligné les implications de ces relations pour la subordination des femmes. [18] Ni Mujeres Libres, ni aucune autre organisation féministe ou anarchiste en Espagne à l’époque , cependant,n’avait remis en cause le fait que la responsabilité de l’éducation des enfants et des activités domestiques resteraient aux femmes.

En fait, l’approche de Mujeres Libres de la subordination "culturelle" des femmes dans une société dominée par les mâles était ambiguë. Quelques-unes de ses membres soutenaient que la morale bourgeoise traitait les femmes comme une propriété. Amparo Poch y Gascón, qui devint une fondatrice de Mujeres Libres, critiquait à la fois la monogamie et l’affirmation que le mariage pouvait être "contracté, en pratique, pour toujours". Elle insistait sur le fait que ni le mariage ni la famille ne doivent nier la possibilité de "cultiver en dehors d’autres… amours.” [19] La majorité des femmes de Mujeres Libres étaient probablement en désaccord avec son rejet du mariage et de la monogamie. Mais l’organisation critiquait les formes extrêmes de la domination masculine au sein de la famille. Lucía Sanchez Saornil, par exemple, rejetait la définition des femmes dans la société comme étant seulement des mères et soutenait que cette définition contribuait à pérenniser la subordination des femmes: “Le concept de mère absorbe celui de femme, la fonction annihile l’individu.” [20]

Les membres de l’organisation se mettaient d’accord plus facilement sur d’autres manifestations de le subordination "culturelle" des femmes. Selon elles, la prostitution exprimait le plus clairement les rapports entre subordination économique et sexuelle, contribuant à la fois à la dégradation de l’image de la femme qui la pratiquait et de la sexualité en général. Dans l’absolu, le sexe ne devait pas être considéré comme une marchandise; Les femmes comme les hommes devaient être capables d’expérimenter pleinement et librement leur sexualité. Cette analyse les a conduit à l’une de leurs idées les plus innovantes : un plan (jamais réellement appliqué à cause des contraintes du temps de guerre) pour mettre en place liberatorios de prostitución, des centres où d’anciennes prostituées pourraient être aidées pendant qu’elles se "recycleraient" en vue d’une vie meilleure. [Leur espoir de voir la révolution sociale changer radicalement la nature du travail salarié – y compris le travail en usine – renforçait l’affirmation que le travail "productif" était, en fait, moins dégradant que le sexe commercial.] L’organisation avait également publié des appels aux hommes anarchistes pour qu’ils n’utilisent pas les services des prostituées et soulignait qu’ en faisant cela, ils pérennisaient des modèles d’exploitation qu’ils étaient supposés engagés à éliminer. [21]

Mujeres Libres s’intéressa aussi à la santé. L’organisation forma des infirmières pour travailler dans les hôpitaux et remplacer les religieuses qui en avaient auparavant le monopole. Elle mit en place de vastes programmes d’éducation et d’hygiène dans les maternité, notamment à Barcelone, et essaya de surmonter l’ignorance des femmes au sujet de leur propre corps ainsi que des soins et du développement de leurs enfants. Plus généralement, elle essaya de combattre l’ignorance des femmes au sujet de leur sexualité, ignorance perçue comme une autre source de la subordination sexuelle des femmes. Amparo Poch y Gascón, par exemple, a souligné l’ignorance au sujet des fonctions du corps et de la contraception comme facteur de la difficulté supposée des femmes à expérimenter le plaisir sexuel. Elle a doublé son plaidoyer pour une plus grande ouverture dans ce domaine avec l’affirmation selon laquelle la répression sexuelle des femmes servait aussi à maintenir la domination des hommes. [22]

Les programmes d’éducation pour surmonter la subordination culturelle s’étendaient aussi bien aux enfants qu’aux femmes adultes. Mujeres Libres organisa des cours d’éducation à destination des mères, pour qu’elles soient en mesure de préparer leurs enfants à la vie dans une société libertaire. Elle développa de nouvelles formes d’éducation, destinées à remettre en cause les valeurs bourgeoises et patriarcales et à préparer les enfants à développer par eux-mêmes, une conscience critique. Enfin, elle contribua au développement d’un nouveau noyau dur d’enseignantes ainsi que des structures nouvelles, non-hiérarchiques d’enseignement et d’apprentissage .

Bien que l’idée générale de ces programme est claire, ils n’en reflètent pas moins l’ambivalence de Mujeres Libres quant au rôle de la femme dans la lutte et la société révolutionnaires. Malgré l’insistance sur le fait que la subordination des femmes était un problème qui pourra être traité plus efficacement par les femmes et qui méritait une reconnaissance et une légitimité au sein du mouvement anarchiste dans son ensemble, Mujeres Libres à l’époque se présentait comme une organisation de soutien glorifiée. [23] Il existait aussi une ambivalence, même dans la remise en cause du rôle de la famille traditionnelle. Cependant, quelques appels à destination des femmes pour qu’elles aillent travailler et qu’elles profitent des facilités de garde mises en place dans les usines suggérent que ce “sacrifice”était seulement temporaire. [24]

Néanmoins, la propagande de Mujeres Libres était différente de celle des autres organisations de femmes de l’époque en Espagne. La plupart d’entre elles n’étaient, en fait que des "auxiliaires féminines" de différentes organisations de partis, encourageant les femmes à assurer leur rôle de soutien traditionnel , et les appelant à s’occuper des usines jusqu’à ce que leurs hommes reviennent. [25] Par contraste, le journal Mujeres Libres rappelait à ses lectrices, “Au milieu de tous ces sacrifices, avec une volonté et une persévérance extrêmes, nous travaillons pour nous découvrir et pour nous situer dans un milieu qui , jusqu’à ce jour, nous a été refusé : l’ action sociale.” [26] Mujeres Libres a continué à soutenir que l’émancipation des femmes ne devait pas attendre la conclusion de la guerre, et qu’elles pouvaient s’aider elle même, et aider l’effort de guerre de la meilleure des manières en insistant sur leurs demandes d’égalité et de participation aussi totale que possible à la lutte en cours. [27]

Sous tous ses aspects, à travers ses attaques contre l’illétrisme, la dépendance économique, et l’exploitation sexuelle-culturelle, et cela même dans le contexte particulier de la guerre, le programme de Mujeres Libres traitait des sources spécifiques de la subordination des femmes dans la société espagnole. De son point de vue, seule la dénonciation directe de ces problèmes permettrait aux femmes de le surmonter et de participer pleinement au mouvement social révolutionnaire. Et seule, une organisation de femmes, pour les femmes, avait un intérêt, la préoccupation et la capacité de le mener à bien.

Modifier la conscience de soi des femmes

Surmonter la subordination des femmes et rendre possible sa pleine participation à la lutte révolutionnaire demandait plus qu’une dénonciation des sources de cette subordination. La conscience de soi des femmes devait être changée, afin qu’elles puissent commencer à se considérer comme indépendantes, comme actrices agissantes dans l’arène sociale .

Le programme de Mujeres Libres reflétait la croyance selon laquelle, du fait de leur longue subordination, la plupart des femmes n’étaient pas préparées à occuper un rôle dans la révolution sociale en cours, sur un pied complet d’égalité . Leur “préparation” demandait qu’elles participent à une organisation libertaire, mais exclusivement féminine, qui avait, pour fonction première le développement des capacités.[28] Une telle participation enrichirait les capacités des femmes de deux façons : d’abord, en comblant les déficits essentiels d’informations qui leur interdisait une participation active; et, en second lieu, en surmontant leur manque de confiance en soi qui accompagnait leur subordination. Une fois préparée , les femmes pourraient se confronter au problème spécifique de leur subordination au sein de la société ainsi qu’à l’intérieur du mouvement anarchiste, et pourraient se battre pour la reconnaissance de la légitimité de ces questions au sein du mouvement dans son ensemble.

A l’origine, comme une militante le raconte, “nous voulions seulement faire des anarchistes.” Mais elles réalisèrent bientôt que, si les femmes devaient devenir des militantes anarchistes, elles devaient "gérer leurs propres affaires". Elles devaient "sortie de la maison" et se prendre suffisamment au sérieux pour s’engager dans le militantisme syndical."L’éveil de la conscience" était, par conséquent, un aspect essentiel du programme de Mujeres Libres; et les organisatrices ne laissaient passer que peu d’occasions pour engager les femmes dans le processus. Elles mirent en place des groupes de parole et de discussion à travers lesquels elles habituèrent les femmes à entendre le son de leur propre voix en public, et les encouragèrent à surmonter leur réticence à parler et à participer. Mais la preparación sociale devint un élément de chaque projet qu’elles entreprenaient. Des groupes de femmes de Mujeres Libres, par exemple, visitaient des usines, pour soutenir ostensiblement la syndicalisation et encourager les femmes à devenir actives –et donnaient en même temps des "petites leçons", soit au sujet de l’anarcho-syndicalisme ou la nécessité pour les femmes de participer davantage. A Barcelone, le “Grupo Cultural Femenino” mit en place des guarderías volantes, (gardes d’enfants volantes): des femmes venaient dans d’autres maisons pour garder les enfants, afin que les mères puissent assister à des réunions syndicales. Et quand les mères revenaient à la maison, elles étaient souvent accueillies par une courte conversation informelle au sujet du communisme libertaire, de l’anarcho-syndicalisme ou quelque chose de semblable.

Disposer d’une organisation séparée offrit à ces femmes la liberté de développer des programmes indépendants qui répondaient à leurs besoins spécifiques, et permit de traiter directement la question de leur subordination. L’organisation insista sur le fait que les femmes étaient confrontées à une "double lutte" lorsqu’elles essayaient de s’engager dans le militantisme révolutionnaire, et que, seule, une organisation indépendante et séparée (bien qu’en même temps elle travaillait étroitement avec d’autres organes du mouvement anarcho-syndicaliste) pouvait offrir le cadre et le soutien nécessaires pour traiter la question de la confiance en soi. Selon les mots d’une adhérente:

“Les révolutionnaires hommes qui luttent pour leur liberté combattent uniquement contre le monde extérieur, contre un monde opposé aux désirs de liberté, d’égalité et de justice sociale. Les femmes révolutionnaires , d’un autre côté, doivent se battre sur deux plans. D’abord elles doivent se battre pour leur liberté extérieure .Les hommes sont leurs alliés avec le même idéal dans une cause identique. Mais les femmes doivent aussi se battre pour leur liberté intérieure , dont les hommes ont joui pendant des siècles. Et, dans cette lutte, les femmes sont seules.” [29]

De nos jours, certaines ont soutenu que des organisations séparées ne sont pas nécessaires pour l’éveil de la conscience. Wini Breines a suggéré, par exemple, qu’une leçon des mouvements pour les droits civiques et contre la guerre aux Etats-Unis est que la conscience des femmes peut commencer à changer même au sein d’organisations mixtes qui perpétuent la subordination des femmes [30]. De nombreuses études attestent de la justesse de ce point de vue .[31] D’un autre côté, Estelle Freedman a soutenu que sans "la mise en place d’institution féminine” une conscience transformée peut aisément disparaitre.[32] Bien que les femmes de Mujeres Libres ne présentaient pas d’arguments aussi directs quant à la nécessité de "construire des institutions féminines", ces débats contemporains se font l’écho de beaucoup de leurs préoccupations. Il est évident qu’elles pensaient que un changement de la conscience de la part des femme – essentielle pour toute participation à l’action sociale révolutionnaire – ne pouvait se développer et se maintenir seulement dans le cadre d’une organisation mise en place par et pour les femmes et qui traitait de ces questions.

Un défi pour le mouvement anarchiste

Enfin, en plus de s’intéresser aux expériences spécifiques de la vie des femmes et de fournir un cadre pour l’éveil d’une nouvelle conscience de soi, Mujeres Libres questionna le sexisme des organisations du mouvement anarchiste. Mujeres Libres avait vu le jour en réponse à ce que ses fondatrices percevaient comme une insensibilité de beaucoup d’hommes au sein du mouvement anarchiste envers les problèmes spécifiques des femmes.[33] De plus, Mujeres Libres interpella les organisations pour qu’elles prennent plus au sérieux ses membres féminines. Comme une militante le rappelle: “Les hommes aussi avaient remarqué qu’il n’y avait pas beaucoup de femmes militantes. Mais cela ne les dérangeait pas. En fait, beaucoup étaient heureux d’avoir une compañerita [34] qui n’en savait pas aussi long qu’eux. Cela me dérangeait beaucoup – ils me rendaient furieuse. Ils m’ont pratiquement transformé en féministe enragée!” D’autres ont dénoncé le sexisme des membres de la CNT en des termes encore plus forts. “Ces troglodytes déguisés en anarchistes, ces lâches qui – bien-armés – attaquent par derrière, ces ‘courageux’ qui élèvent la voix et gesticulent devant les femmes, ceux-là révèlent leur vraie nature fasciste et ils doivent être démasqués.” [35]

Bien que de nombreux anarchistes hommes étaient partisans, en théorie, d’un mouvement égalitaire sur le plan sexuel (et plus généralement d’une société égalitaire), pour un trop grand nombre d’entre eux, les convictions prenaient fin au seuil de la maison ou à l’entrée du local syndical. Comme une femme, née et élevée dans une famille anarchiste, le regrette : “Pour ce qui se passait à la maison, nous n’étions pas meilleurs que les autres…. Il y avait beaucoup de discussions au sujet de la libération de la femmes, de l’amour libre et de tout cela. Les hommes parlaient de cela du haut d’une estrade. Mais il y en avait très très peu qui s’engageaient réellement d’eux-mêmes dans la lutte des femmes en pratique …. Chez eux, ils l’oubliaient.” [36]

Une des fondatrices de Mujeres Libres se souvient que, en 1933, on lui avait demandé de participer à une réunion dans un des locaux syndicaux de la CNT. Des militantes locales voulaient qu’elle leur donne un mini-cours et les aide à la préparation des ouvrières. “Mais ce fut impossible, du fait des attitudes de quelques compañeros. Ils ne prenaient pas les femmes au sérieux. Ils pensaient que tout ce que les femmes avaient besoin de faire, c’était la couture et la cuisine …. Non, c’était impossible. Les femmes osaient à peine parler dans ce contexte.” [37] Jusqu’à ce que ces pratiques ne prennent fin – et que les anarchistes homme ne commencent à prendre au sérieux les femmes et leurs problèmes – aucune stratégie ou programme anarchiste ne peut espérer réussir, et surtout pas attirer des femmes. Ce fut un domaine dans lequel la pratique du mouvement semblait "hors syndicat" dans sa théorie .

Le mouvement anarcho-syndicaliste espagnol était sensible, par exemple, au besoin de "préparer" les gens à participer à l’action révolutionnaire. Mais, dans le cas des femmes, cette perspective était souvent oubliée. Les femmes qui assistaient à des discussions et à des sessions de formation étaient souvent ignorées ou ridiculisées. (En fait, ce fut précisément l’expérience du fait d’être tournées en dérision qui poussa un certain nombre de femmes à créer Mujeres Libres.) L’éducation informelle peut être un outil puissant pour le développement de la confiance en soi mais seulement si ceux qui s’engagent dans un tel processus traitent les autres avec respect. Si ils ne le font pas, alors les réunions informelles d’éducation peuvent devenir un domaine de plus pour la subordination des femmes.

Mujeres Libres a été créé par des femmes dont l’expérience leur avait appris qu’elles ne pouvaient pas attendre une telle sensibilité de la part du mouvement anarchiste organisé. La seule façon de s’assurer que les femmes seraient prises au sérieux était de créer une organisation indépendante qui pourrait remettre en cause ces attitudes et comportements, à partir d’une position de force. Leurs expériences avaient été répétées et rapportées par des femmes d’organisations révolutionnaires jusqu’à nos jours. Le problème n’est certainement pas limité à la société espagnole. Et il est certainement plus aigu dans ces organisations affirmant une "ligne de parti" cohérente. Dans ce cas, la supériorité de l’homme envers la femme est aggravée par une prétendue hiérarchie du "savoir" idéologique.” [38]

Le défi de Mujeres Libres pour le mouvement anarchiste était organisationnel dans un autre sens également. En octobre 1938, elle demanda sa reconnaissance comme branche autonome du mouvement libertaire au même titre que la FAI ou la FIJL.[39] La réponse du mouvement fut complexe. Comme le dit Mary Nash, la proposition des femmes fut rejetée, sous le prétexte que " une organisation spécifique de femmes injecterait un élément de désunion et d’inégalité au sein du mouvement libertaire et aurait des conséquences négatives pour la défense des intérêts de la classe ouvrière.” [40] Les parallèles avec les expériences du mouvement pour le droit de vote des femmes au dix-neuvième siècle aux Etats-Unis est évident. Il est important aussi de souligner les inquiétantes similitudes avec la manière dont les femmes noires et du tiers-monde – et les membres d’autres groupes aux demandes et perspectives spécifiques –ont été trop souvent traitées au sein du mouvement des femmes contemporains.[41]

Les femmes de Mujeres Libres furent déconcertées par cette réponse. Elles se considéraient comme semblables à la Jeunesse Libertaire (FIJL), et s’attendaient à être accueillies à bras ouverts. Elles ne comprenaient pas pourquoi le mouvement acceptait une organisation autonome dans un cas et pas dans un autre. Le refus de reconnaitre Mujeres Libres – qui avait pour effet de refuser à ses membres l’accès au prochain congrès national en tant que déléguées de l’organisation, même si certaines y assistèrent comme représentantes des syndicats CNT – confirma l’idée de la nécessité d’une organisation séparée pour soulever ces questions de manière permanente.[42]

Notre analyse nous permet d’offrir une interprétation supplémentaire. L’affirmation selon laquelle une organisation spécialement consacrée aux besoins des femmes est inadapté au mouvement anarchiste contredit l’engagement explicite du mouvement envers l’action directe. Il nie, en particulier, l’idée que l’organisation est fondée sur les expériences de vie des individus et de leurs perceptions de leurs besoins. Si l’organisation est basée sur de tels principes, alors nous pouvons penser que différentes expériences conduisent à des organisations séparées. Les dirigeants du mouvement ont semblé accepter cette conclusion dans le cas des jeunes, et ils ont soutenu une organisation autonome de la jeunesse. Mais ils ne souhaitaient pas le faire dans le cas des femmes. Pourquoi ?

La différence cruciale entre les deux cas semble être l’épicentre de l’organisation, plutôt que la nature de ses membres. Bien que la FIJL ne s’adressait qu’aux jeunes, son projet était un projet anarchiste, à court comme à long terme. Mujeres Libres, en tant que organisation autonome de femmes, était différente. Non seulement elle ne s’adressait qu’aux femmes mais avait aussi mis en place un ensemble séparé et indépendant d’objectifs. Sa remise en cause de la domination masculine au sein du mouvement anarchiste menaçait, au moins à court terme, d’affecter la structure et les pratiques des organisations anarchistes existantes.[43]

En 1937, par exemple, Mercedes Comaposada, une dirigeante alors de Mujeres Libres, vint rencontrer avec Lucía Sanchez Saornil (secrétaire nationale de l’organisation ) “Marianet” (Mariano Vazquez, secrétaire national de la CNT, et dirigeant implicite du mouvement libertaire) pour discuter de la reconnaissance de Mujeres Libres comme organisation autonome au sein du mouvement. Selon ses termes, “Nous avons expliqué encore et encore ce que nous faisions: que nous ne tentions pas de détourner les femmes de la CNT mais, en fait, tentions de créer une situation dans laquelle elle pourrait aborder les questions spécifiques de femmes afin de devenir des militantes efficaces dans le mouvement libertaire .” Mais, finalement, le projet était de toute évidence trop menaçant. Elle se souvient ainsi de la conversation:

"A la fin il a dit , “O.K.,vous pouvez avoir tout ce que vous voulez – même des millions de pesetas [pour l’organisation, l’éducation, etc.] parce que nos caisses – à la condition que vous travaillez aussi sur les questions qui ont de l’intérêt pour nous, et pas seulement sur celles des femmes.” A ces mots, Lucía sauta en l’air et dit “Non. Cela nous ramènerait exactement à notre point de départ!” Et j’étais d’accord avec elle – et je le suis encore. L’autonomie était essentielle. Si ils ne nous la permettaient pas alors nous aurions perdu l’objectif principal de l’organisation ” [44]

Conclusions

Les femmes de Mujeres Libres étaient d’accord avec les autres anarchistes qu’un engagement envers l’action directe entrainait une opposition à des formes hiérarchiques d’organisation. Mais elles avaient choisi de se focaliser sur un autre élément de la stratégie d’action directe : que nous avons appelé ordre spontané. Les gens s’organisent, et s’organiseront, autour des questions qui constituent un intérêt immédiat leur vie quotidienne. Lorsqu’ils commencent à réaliser des changement dans ces domaines, et à prendre conscience de leur pouvoirs et capacités, ils seront plus "préparés" à s’engager dans d’autres actions pour le changement social. Les femmes de Mujeres Libres insistaient sur le fait que, au moins dans le cas des femmes, des organisations séparées seraient essentielles à cette fin.

Cette perspective semble particulièrement appropriée à la situation espagnole. Une large proportion de femmes espagnoles ne se seraient senties concernées en aucune manière par la stratégie syndicale de la CNT. Elles ne travaillaient pas en usine ; ou, lorsque cela était le cas, elles avaient peu ou pas de temps pour s’engager dans des luttes syndicales du fait de leurs responsabilités à la maison. Nous devons remarquer que beaucoup d’hommes aussi – ceux engagés dans des occupations non syndicales– auraient été exclus d’une participation active dans le mouvement anarchiste pour des raisons semblables. Mujeres Libres mettait le doigt, par le biais du cas des femmes, sur un problème qui avait des ramifications beaucoup plus larges pour la stratégie de l’organisation révolutionnaire.

Les femmes argumentaient leur point de vue en s’appuyant sur la tradition anarchiste.Mais leur plaidoyer pour une lutte séparée ne découlait pas seulement d’un engagement envers l’action directe et la satisfaction de besoins tels que exprimés par les intéressées. Il se développait à partir d’une analyse de la nature particulière de la société espagnole et son impact sur le mouvement anarchiste. Mujeres Libres insistait sur le fait que, dans ce contexte, l’action commune entre hommes et femmes ne ferait que perpétuer les modèles existant de domination masculine. Une lutte séparée était particulièrement nécessaire dans ce cas parce qu’elle était la seule manière à la fois de rendre possible la préparation efficace des femmes et de remettre en cause le sexisme des hommes.

Mujeres Libres n’essayait pas seulement de donner du pouvoir aux femmes [empower] mais aussi de lancer un défi permanent aux anarchistes hommes. Son existence nous rappelle le besoin de surmonter la domination masculine au sein du mouvement. La plupart des activités de Mujeres Libres s’adressait aux femmes. Mais elles défiaient les anarchistes hommes en tant qu’individus et le mouvement anarchiste organisé, en de nombreuses occasions. Mujeres Libres tenta d’obliger les hommes (et les femmes?) à reconnaître à la fois la légitimité et l’importance des question d’intérêt spécifique pour les femmes. L’existence même de l’organisation est la preuve du pouvoir autonome potentiel des femmes. Le degré d opposition que souleva Mujeres Libres au sein du mouvement suggère que au moins quelques membres de la CNT prirent au sérieux ce potentiel.[45] Le programme et l’expérience de Mujeres Libres permettent d’affirmer que la logique et la pratique de l’action directe demandent un "rassemblement des forces" (temporairement) séparé. Comme nous l’avons vu, les femmes de Mujeres Libres se sont définies, non pas comme un groupe de femmes qui luttaient contre les hommes, mais comme un des nombreux groupes potentiels participant à une large coalition pour le changement social.[46]

Le changement révolutionnaire exige l’alliance des femmes et des hommes. Mais à moins que l’égalité ne règne au sein de cette coalition, il n’existe pas de garantie pour un processus révolutionnaire égalitaire ou pour l’établissement d’une société égalitaire. L’engagement envers l’action directe et l’égalité ne signifie rien d’autre. Comme les féministes américaines contemporaines ont commencé à le reconnaître dans le cas des différences de classe, d’ethnie, et de culture, on ne peut pas "agir pour" les autres même dans le cadre d’une organisation révolutionnaire. L’action révolutionnaire doit reconnaître la spécificité des expériences de vie. Mujeres Libres espérait rendre possible. Fidèles à leur interprétation de la tradition anarchiste, elles insistaient sur le fait que la stratégie pour atteindre une telle unité exigeait la reconnaissance de la diversité.

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Messagede digger » 11 Mai 2014, 08:31

NDT * Friedrich Hayek, sans doute.

1. Voir Colin Ward, Anarchy in Action (New York: Harper & Row, 1973), chaps. 2 et 4; également Daniel Guérin, Anarchism: From Theory to Practice, [L'anarchisme , De la doctrine à la pratique ] Introduction par Noam Chomsky, traduit par Mary Klopper (New York: Monthly Review Press, 1970); et Peter Kropotkin, The Conquest of Bread [la Conquête du Pain] (London: Chapman & Hall, 1913).

2. Pour un exemple parlant contemporain sur l’impact d’une telle action, Wini Breines sur l’évolution de la conscience dans le mouvement pour les droits civiques aux Etats-Unis, “Personal Politics: The Roots of Women’s Liberation in the Civil Rights Movement and the New Left, by Sara Evans: A Review Essay,” Feminist Studies 5 (automne 1979): 496-506.

3. Une version légèrement différente du résumé et de l’analyse qui suit a été développée dans “Anarchism and Feminism,” MS, 1978, Smith College, Northampton, Mass. par Kathryn Pyne Parsons et Martha A. Ackelsberg,

4. Matilde, interview avec l’auteure, Barcelone, 16 février 1979.

5. Voir, par exemple, la déclaration du Congrès de Saragosse de 1870 du mouvement espagnol citée dans El proletariado militante, 2 vols. (Toulouse: Editorial del Movimiento Libertario Español, CNT en Francia, 1947), 2: 17-18. de Anselmo Lorenzo,

6. Mariano R. Vazquez, “Avance: Por la elevacibn de la mujer,” Solidaridad Obrera, 10 Oct. 1935, 4; voir également Jose Alvarez Junco, La ideologia politica del anarquismo español, 1868-1910 (Madrid: Siglo Veintiuno Editores, 1976), 302 n. 73; et Kahos, “Mujeres, Emancipaos!” Acracia 2 (26 Nov. 1937): 4.

7. Federica Montseny, “Feminismo y humanismo,” La revista blanca 2 (1 Oct. 1924): 18-21; voir aussi “Las mujeres y las elecciones inglesas,” ibid. 2 (15 Feb. 1924): 10-12.

8. Carmen Alcalde, La mujer en la Guerra civil española (Madrid: Editorial Cambio 16, n.d.), 176. également Federica Montseny, “La mujer: problema del hombre,” dans La revista blanca, 2, núm 89, February 1927; et Mary Nash, “Dos intelectuales anarquistas frente al problema de la mujer: Federica Montseny y Lucía Sanchez Saornil,” Convivium (Barcelona: Universidad de Barcelona, 1975), 74-86.

9. Igualdad Ocaña, interview avec l’auteure Hospitalet (Barcelone), 14 février 1979.

10. Soledad Estorach, interview avec l’auteure, Paris, 4 Janvier 1982.

11. Emma Goldman, “Woman Suffrage” (224) et “The Tragedy of Woman’s Emancipation” (211), tous les deux dans Anarchism and Other Essays (New York: Dover Press, 1969).

12. Sheila Rowbotham, Women, Resistance, and Revolution (New York: Vintage Books, 1972), et Woman’s Consciousness, Man’s World (Hammondsworth, Middlesex, England: Pelican Books, 1973).

13. Ellen Carol DuBois, Feminism and Suffrage: The Emergence of an Independent Women’s Movement in America (Ithaca: Cornell University Press, 1978), 78-81, 164, 190-92, 201.

14. Suceso Portales, interview avec l’auteure, Móstoles (Madrid), 29 juin 1979. Une histoire semblable a été racontée avec des petites variantes par Mercedes Comaposada, Soledad Estorach, et d’autres lors d’interviews à Paris, en janvier 1982. L’analyse qui suit repose principalement sur les interviews et conversations que j’ai eu avec des femmes anarchistes espagnoles qui avaient participé aux débats et aux actions au moment de la guerre civile. Les interviews ont été conduites en Espagne et en France durant le printemps 1979, l’été 1981, et l’hiver 1981-82.

15. Lucía Sanchez Saornil, “La cuestión femenina en nuestros medios, 5,” Solidaridad Obrera, 30 Oct. 1935, 2.

16. “‘Mujeres Libres’: La mujer ante el presente y futuro social,” dans Sídero-metalurgía (Revista del sindicato de la Industria Sídero-metalúrgica de Barcelona) 5 (Novembre 1937): 9.

17. Mary Nash, ed., “Mujeres Libres” España, 1936-39, Serie los libertarios (Barcelona: Tusquets editor, 1976), 21.

18. Voir, entre autres, Verena Stolcke, “Women’s Labours,” dans Of Marriage and the Market, ed. Kate Young, Carol Wolkowitz, and Roslyn McCullagh (London: CSE Books, 1981); Jean Gardiner, “Political Economy of Domestic Labour in Capitalist Society,” dans Dependence and Exploitation in Work and Marriage, ed. D.L. Barker and S. Allen (New York: Longman, 1976), 109-20; Sherry Ortner, “Is Female to Male as Nature is to Culture?” (67-88) et Michelle Zimbalist Rosaldo, “Women, Culture, and Society: A Theoretical Overview” (17-42), dans Woman, Culture, and Society, ed. Michelle Zimbalist Rosaldo and Louise Lamphere (Stanford: Stanford University Press, 1974). Sur la question précise de l’éducation des enfants par la femme seule, voir Isaac Balbus, Marxism and Domination (Princeton: Princeton University Press, 1981); Nancy Chodorow, The Reproduction of Mothering: Psychoanalysis and the Sociology of Gender (Berkeley: University of California Press, 1978); Dorothy Dinnerstein, The Mermaid and the Minotaur: Sexual Arrangements and Human Malaise (New York: Harper & Row, 1976); et Adrienne Rich, Of Woman Born: Motherhood as Experience and Institution (New York: W.W. Norton, 1976).

19. Amparo Poch y Gascón, “La autoridad en el amor y en la sociedad,” Solidaridad Obrera, 27 Sept. 1935, 1; voir aussi sa La vida sexual de la mujer, Cuadernos de cultura: Fisiologia e higiene, no. 4 (Valencia: 1932): 32.

20. Lucía Sanchez Saornil, “La cuestión femenina en nuestros medios, 4,” Solidaridad Obrera, 15 Oct. 1935, 2; pour un parallèle contemporain, voir Rich.

21. Pour l’exemple d’un appel, voir Nash, “Mujeres Libres,” 186-87.

22. Poch y Gascón, La vida sexual, 10-26.

23. Voir Alcalde, 122-40; and Nash, “Mujeres Libres,” 76-78.

24. Nash, “Mujeres Libres,” 86, 96, 205-6.

25. Voir Alcalde, 142-43; “Estatutos de la Agrupación Mujeres Antifascistas,” Bernacalep, 26 Mai 1938 (document de Archivo de Servicios Documentales, Salamanca, Spain, Sección político-social de Madrid, Carpeta 159, Legajo 1520); et Mary Nash, “La mujer en las organisaciones de izquierda en España, 1931-1939” (Ph.D. diss., Universidad de Barcelona, 1977); chap. 9. Des parallèles avec l’expérience de femmes aux Etats-Unis et ailleurs en occident, durant la première et seconde guerre mondiale sont, bien sûr, évidents. Des expériences semblables dans la période contemporaine ont convaincu beaucoup de femmes de la nécessité d’organisations séparées consacrées à l’émancipation des femmes, qui ne subordonneront pas les besoins des femmes à ceux des hommes avec lesquels elles sont probablement engagées dans une lutte commune. Voir, par exemple, Margaret Cerrullo, “Autonomy and the Limits of Organisation: A Socialist-Feminist Response to Harry Boyte,” Socialist Review 9 (janvier-février 1979): 91-101; Sara Evans, Personal Politics: The Roots of Women’s Liberation in the Civil Rights Movement and the New Left (New York: Alfred A. Knopf, 1979); et Ellen Kay Trimberger, “Women in the Old and New Left: The Evolution of a Politics of Personal Life,” Feminist Studies 5 (automne 1979): 432-50.

26. Cité dans Alcalde, 154.

27. A cet égard, la position de Mujeres Libres semble se faire l’exact écho de celle du mouvement anarchiste sur la révolution sociale et la guerre en général : Les anarchistes étaient en désaccord avec le parti communiste, par exemple, en insistant sur le fait que les avantages sociaux révolutionnaires ne devaient pas attendre la fin de la guerre civile pour être appliqués.

28. NDT capacitación traduit en anglais ici par “Capacitation” qui selon la note de l’auteure :"n’est de toute évidence pas un terme anglais courant. Il prend le sens de développement d’un potentiel traduit par le mot espagnol. Empowerment est une autre traduction possible."

29. Ilse, “La doble lucha de la mujer,” Mujeres Libres, 8 mes de la Revolución, cité dans Nash, “The Debate over Feminism in the Spanish Anarchist Movement,” MS, Universidad de Barcelona, 1980.

30. Breines, 496-97, 504.

31. Voir, par exemple, Evans, dont s’inspire Breines; également William Chafe, Women and Equality (New York: Oxford University Press, 1977); et Frances Fox Piven and Richard A. Cloward, Poor People’s Movements (New York: Vintage Books, 1979).

32. Estelle Freedman, Separatism as Strategy: Female Institution Building and American Feminism, 1870-1930,” Feminist Studies 5 (automne 1979): 514-15, 524-26.

33. Pour des détails sur l’évolution dans les premiers temps de Mujeres Libres voir Nash, “Mujeres Libres,” 12-16; Temma Kaplan, “Spanish Anarchism and Women’s Liberation,” Journal of Contemporary History 6 (1971): 101-10; et Kaplan, “Other Scenarios: Women and Spanish Anarchism,” dans Becoming Visible: Women in European History, ed. Claudia R. Koonz and Renate Bridenthal (New York: Houghton Mifflin, 1977), 400-422.

34. Soledad Estorach, interview, Paris, 6 Jan. 1982. Le terme compañerita est le diminutif de compañera, signifiant “camarade,” ou “compagne.” Dans ce contexte, il démontre une attitude condescendante de la part de l’homme.

35. Cité dans Nash, “Mujeres Libres,” 101.

36. Azucena (Fernandez Saavedra) Barba, interview, Perpignan, France, 27 Dec. 1981.

37. Mercedes Comaposada, interview, Paris, 5 Jan. 1982.

38. Kathryn Pyne (Parsons) Addelson a trouvé des modèles semblables dans son étude, par exemple, sur une organisation "marxiste-léniniste" de Chicago , Rising Up Angry. Voir également Evans; Trimberger; and Jane Alpert, Growing Up Underground (New York: Morrow, 1981).

39. Le “mouvement libertaire” était un autre nom, plus général, du mouvement anarcho-syndicaliste . Le terme devint d’usage courant en 1937 et 38 seulement. Le mouvement plus large comprenait en son sein la CNT (confédération syndicale anarcho-syndicaliste ), la FAI (Fédération Anarchiste Ibérique), et la FIJL (Federación Ibérica de Juventudes Libertarias – Fédération Ibérique de la Jeunesse Libertaire)

40. Nash, “Mujeres Libres,” 19.

41. Sur la question de la diversité au sein du mouvement des femmes contemporains, voir particulièrement Audre Lorde, “Age, Race, Class, and Sex: Women Redefining Difference,” et “The Uses of Anger: Women Responding to Racism,” dans Sister Outsider (Trumansburg, N.Y.: Crossing Press, 1984).

42. Voir Nash, Mujer y movimiento obrero en España, 1931-1939 (Barcelona: Editorial Fontamara, 1981), particulièrement les pages 99-106; et les interviews avec des membres de Mujeres Libres.

43. Il faut remarquer que le mouvement anarchiste espagnol ne s’est jamais libéré de ce qu’on pourrait appeler le "fétichisme organisationnel" . Le mouvement a souvent été écartelé par des controverses ces derniers temps et continue à l’être aujourd’hui. La préoccupation de la "loyauté organisationnelle" ne s’exprimait pas uniquement dans l’opposition à Mujeres Libres. Je voudrais remercier Paul Mattick, Molly Nolan, et les autres participant-es au Study Group on Women in Advanced Industrial Societies du Centre for European Studies, Harvard University, avec qui j’ai discuté de ces questions lors d’un séminaire le 9 Mai 1980.

44. interview Comaposada.

45. Je suis reconnaissante à Donna Divine pour m’avoir permis de clarifier ce point.

46. Comparez avec les débats au sujet du black power aux Etats-Unis,particulièrement Stokely Carmichael et Charles V. Hamilton, Black Power (New York: Random House, 1967); et Bayard Rustin, “Black Power and Coalition Politics,” Commentary 42 (Septembre 1966): 35-40.
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Mollie Steimer: Une vie Anarchiste

Messagede digger » 11 Mai 2014, 18:03

Mollie Steimer: Une vie Anarchiste

Paul Avrich


Extrait de Anarchist Portraits, Paul Avrich, Princeton University, New Jersey, 1988

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Le 23 juillet 1980, Mollie Steimer est morte d’une crise cardiaque dans la ville mexicaine de Cuernavaca, mettant fin à une vie d’activité ininterrompue au service de la cause anarchiste. Au moment de sa mort, Steimer était une des dernières figures connues étroitement liée avec Emma Goldman et Alexander Berkman. Elle était aussi une des dernières anarchistes d’une époque révolue avec une réputation internationale, la survivante d’un groupe remarquable d’exilés politiques russes au Mexique qui comprenaient des personnalités aussi différentes que Jacob Abrams, Victor Serge et Léon Trotsky.

Lorsque son cœur a lâché, Steimer avait quatre-vingt deux ans. Née le 21 novembre 1897, dans le village de Dunaevtsy au sud-ouest de la Russie, elle a émigré aux États-Unis en 1913 avec ses parents et cinq frères et sœurs. Âgée seulement de quinze ans à son arrivée, elle a commencé immédiatement à travailler dans une usine de confection pour aider financièrement sa famille. Elle a commencé aussi à lire de la littérature radicale , commençant avec Women and Socialism de Bebel (1) et Underground Russia de Stepniak (2) avant de découvrir les œuvres de Bakounine, Kropotkine et Goldman. En 1917, Mollie était devenue une anarchiste. Avec le déclenchement de la révolution russe, elle a plongé dans l’agitprop, en rejoignant un groupe de jeunes anarchistes réuni autour d’un journal clandestin yiddish intitulé Der Shturm (La Tempête). Déchiré par des dissensions internes, le groupe Shturm s’est réorganisé vers la fin de l’année, adoptant le nom de Frayhayt (Liberté) et lançant un nouveau journal du même nom, dont cinq numéros parurent entre janvier et mai1918, avec des dessins de Robert Minor (3) et des articles de Maria Goldsmith (4) et Georg Brandes (5), entre autres. Pour devise, les éditeurs avaient choisi la célèbre maxime de Henry David Thoreau, "Le gouvernement le meilleur est celui qui ne gouverne pas du tout" (en yiddish: "Yene regirung iz dibeste, velkhe regirt in gantsn nit"), une prolongation du "Le gouvernement le meilleur est celui qui gouverne le moins" de Jefferson

Le groupe Frayhayt était constitué d’environ une douzaine de jeunes hommes et femmes, ouvrier-es juifs originaires de l’Europe de l’est, qui se réunissaient régulièrement au 5 East 104th Street dans Harlem, ou plusieurs d’entre eux, dont Steimer, partageaient un appartement de six pièces. La figure la plus active de groupe, mise à part Mollie elle-même, était Jacob Abrams, 32 ans, qui avait immigré de Russie en 1906. En 1917, comme secrétaire du syndicat des relieurs, Abrams s’était efforcé d’empêcher l’ extradition de Alexander Berkman à San Francisco, où les autorités cherchaient à l’impliquer dans la célèbre affaire du dynamitage Mooney-Billings (6). Une autre membre du groupe était Mary, la femme de Abrams, une survivante de l’incendie tragique du Triangle Shirtwaist de 1911 (7) , dont elle réussit à s’échapper avec des blessures mineures en sautant par une fenêtre. Le reste du groupe comprenait Hyman Lachowsky, un imprimeur, Samuel Lipman, 22 ans et plus marxiste qu’anarchiste, Ethel Bernstein la compagne de Lipman, sa sœur Rose Bernstein, Jacob Schwartz, Sam Hartman, Bernard Sernaker (dont les filles, Germinal et Harmony, étaient à la Ferrer School de Stelton), Clara Larsen, Sam et Hilda Adel (oncle et tante de l’écrivain Léon Edel), et Zalman et Sonya Deanin.

Le groupe, comme collectif, éditait et distribuait clandestinement ses journaux. Par nécessité car il avait été déclaré illégal par le gouvernement fédéral pour son opposition à l’effort de guerre américain, pour ne pas parler de ses orientations anti-capitaliste, pro-révolutionnaire et pro-soviet (Son en-tête proclamait "la seule guerre juste est la révolution sociale"). Imprimant le journal sur une presse à main, le groupe le pliait serré et le glissait de nuit dans les boîtes aux lettres à travers la ville. Les autorités locales et fédérales eurent bientôt vent de leurs activités mais étaient incapables de remonter jusqu’à ses membres jusqu’à ce que survienne un incident qui catapulta Abrams, Steimer et leurs camarades dans les unes des journaux – et les fit atterrir en prison.

Ce fut le débarquement des troupes américaines en Russie durant le printemps et l’été 1918 qui provoqua cet incident. Considérant cette intervention comme une manœuvre contre-révolutionnaire, les membres du groupe Frayhayt décidèrent de l’arrêter. Pour cela, ils rédigèrent deux tracts , un en anglais, l’autre en yiddish, appelant les ouvriers américains à déclencher une grève général. "Permettrez-vous que la révolution russe soit écrasée?" demandait le tract en anglais. "Oui ; vous, c’est à vous que l’on s’adresse, le peuple d’Amérique! LA REVOLUTION RUSSE APPELLE A L’AIDE LES OUVRIERS DU MONDE. La révolution russe crie : ‘OUVRIERS DU MONDE ! REVEILLEZ-VOUS! LEVEZ-VOUS! ABATTEZ VOTRE ENNEMI ET LE MIEN!’ Oui, les amis, les travailleurs à travers le monde n’ont qu’un ennemi et c’est le CAPITALISME" Le tract en yiddish contenait un message semblable: "Ouvriers, notre réponse à l’intervention barbare doit être une grève générale ! Une contestation publique fera savoir au gouvernement qu’il n’y a pas que les ouvriers russes qui combattent pour la liberté , mais que l’esprit de la révolution vit aussi ici, en Amérique. Ne laissez pas le gouvernement vous effrayer avec ses peines de prison démentes, ses pendaisons et ses fusillades. Nous ne devons pas trahir, et ne trahirons pas, les magnifiques combattants de Russie. Ouvriers, battons-nous!"

Chaque version du tract fut tiré à cinq mille exemplaires. Steimer en distribua la majeure partie à travers. Puis, le 23 août 1918, elle emmena le restant à l’usine dans lower Manhattan où elle travaillait, en distribua un certain nombre et jeta le reste d’une fenêtre des toilettes à l’étage. En atterrissant dans la rue en dessous, ils furent ramassés par un groupe d’ouvriers qui prévinrent immédiatement la police. Celle-ci, à son tour, alerta les services de renseignements de l’armée qui envoyèrent deux sergents à l’usine. En se déplaçant d’un étage à l’autre, ils rencontrèrent un jeune ouvrier, Hyman Rosansky, une récente recrue du groupe Frayhayt, qui avait aidé à la distribution des tracts. Rosansky avoua sa participation, se transforma en indic et impliqua le reste de ses camarades .

Steimer fut rapidement placée en détention préventive, avec Lachowsky et Lipman. Le même jour, la police fit une descente au quartier général du groupe au East 104th Street, saccageant l’appartement et arrêtant Jacob Abrams et Jacob Schwartz, frappés à coups de poings et de matraques sur le chemin du commissariat. Lorsqu’ils arrivèrent, ils furent frappés à nouveau. Schwartz crachait du sang. Peu après, Lachowsky fut amené, couvert de contusions et en sang, avec des poignées de cheveux arrachés. Durant les jours suivants, le reste du groupe fut arrêté et questionné. Quelques-uns furent relâchés, mais Abrams, Steimer, Lachowsky, Lipman et Schwartz, avec un ami du nom de Gabriel Prober, furent accusés de conspiration ayant pour but de violer le Sedition Act (8), voté par le Congrès plus tôt dans l’année. Rosansky, qui avait coopéré avec les autorités, eut droit à l’ajournement de son procès.

La cas Abrams, nom sous lequel il allait être connu, constitue un fait marquant dans la répression des libertés civiles aux États-Unis. Comme la plus importante poursuite judiciaire sous le Sedition Act, il est cité par toutes les sources historiques sur le sujet, comme l’une des violations les plus flagrantes du droit constitutionnel durant l’hystérie de la Peur Rouge qui suivit la première guerre mondiale.

Le procès, qui dura deux semaines, s’ouvrit le 10 octobre 1918, au Tribunal Fédéral de New York. Les accusés étaient Abrams, Steimer, Schwartz, Lachowsky, Lipman et Prober. Schwartz, cependant, n’apparut jamais lors du procès. Sévèrement battu par la police, il avait été transféré à l’hôpital de Bellevue, où il est mort le 14 octobre, pendant le déroulement du procès. Les compte-rendus officiels attribuent son décès à la grippe espagnole, une épidémie qui faisait alors rage. Pour ses camarades, néanmoins, Schwartz avait été brutalement assassiné. Ses funérailles se transformèrent en manifestation politique; et le 25 octobre, une manifestation à sa mémoire, présidée par Alexander Berkman, fut organisée en son honneur au Parkview Palace. Mille deux cents personnes en deuil y assistèrent et entendirent des discours par John Reed (9), qui avait été lui-même arrêté pour avoir condamné l’intervention américaine en Russie , et Harry Weinberger, l’avocat de la défense dans le cas Abrams, qui avait précédemment représenté Berkman et Goldman dans leur procès de 1917 pour leur opposition au service militaire (10). Il servira peu après de conseiller juridique à Ricardo Flores Magon (11) dans sa tentative pour sa libération de prison.

Le cas Abrams a été jugé par Henry DeLamar Clayton, qui avait été député de l’Alabama pendant dix-huit ans au Congrès. Clayton a démontré être un autre Gary ou Thayer, les juges dans les cas Haymarket et Sacco-Vanzetti. Il a posé des questions sur "l’amour libre" des accusés et s’est moqué d’eux et les a humilié à chaque occasion. "Vous parlez sans cesse de producteurs," avait-il dit à Abrams. "Alors puis-je vous demander pourquoi vous ne partez pas pour produire ? Il y a un tas de terres non cultivées qui ont besoin d’attention dans ce pays." Lorsque Abrams, à un autre moment, s’est qualifié d’anarchiste et a ajouté que le Christ était aussi un anarchiste, Clayton l’a interrompu : "Notre Seigneur n’est pas en procès ici . Vous, si." Abrams a commencé à répondre : "Lorsque nos ancêtres de la révolution américaine"- mais il ne put aller plus loin. Clayton : "Vos quoi ?" Abrams : "Mes ancêtres." Clayton : "Voulez-vous dire que vous faites référence aux pères de cette nation comme étant vos ancêtres ? Je pense que vous pouvez laisser tomber aussi parce que Washington et les autres ne sont pas en procès ici." Abrams expliqua qu’il y avait fait référence parce que "J’ai du respect pour eux. Nous sommes une grande famille humaine et j’ai dit ‘nos ancêtres’. Ceux qui se rangent du côté du peuple, je les appelle pères."

Weinberger, l’avocat de la défense, s’efforça de démontrer que le Sedition Act avait pour but de pénaliser les activités qui entravaient la conduite de la guerre et que, puisque l’intervention américaine n’était pas dirigée contre les allemands et leurs alliés, alors l’opposition des accusés ne pouvait pas être interprétée comme une interférence avec l’effort de guerre. Cet argument fut cependant rejeté par le juge Clayton avec la remarque que "les fleurs qui s’épanouissent au printemps, tra la, n’ont rien à voir avec le cas." Le New York Times, louant les "méthodes à demi humoristiques" du juge, écrivit qu’il méritait "les remerciements de la ville et du pays pour la façon dont il avait conduit le procès." Upton Sinclair (12), au contraire, affirma que Clayton avait été importé d’Alabama pour protéger la démocratie contre Hester Street.(13)

Avant la conclusion du procès, Mollie Steimer prononça un vibrant discours où elle expliqua ses opinions politiques. "Par anarchisme," déclara t’elle "j’entends un nouvel ordre social, ou aucun groupe humain ne sera gouverné par aucun autre humain. La liberté individuelle, dans tous les sens du terme, prévaudra. La propriété privée sera abolie. Chaque personne se verra offerte l’opportunité de se construire, aussi bien intellectuellement que physiquement. Nous n’aurons plus à lutter pour notre vie quotidienne comme nous le faisons maintenant. Personne ne vivra sur le travail des autres. Chacun produira du mieux qu’il le peut et en profitera selon ses besoins. Au lieu de nous échiner à gagner de l’argent, nos efforts porteront sur l’éducation, la connaissance. Alors que actuellement les peuples du monde sont divisés en différents groupes, qui se nomment nations, et que les nations se défient les unes les autres – se considérant comme concurrentes – les travailleurs à travers le monde se tendront les mains avec un amour fraternel. Je consacrerai toute mon énergie et, si nécessaire, donnerai ma vie pour l’accomplissement de cette idée."

Avec Clayton aux manettes, la conclusion du procès était prévisible. Le jury déclara tous les accusés coupables, sauf un (Prober fut acquitté de toutes les charges). Le jour de la sentence, le 25 octobre, Samuel Lipman s’avança et commença à s’adresser à la cour au sujet de la démocratie. "Vous ne savez rien de la démocratie," l’interrompit le juge Clayton, "et la seule chose que vous comprenez c’est le cauchemar de l’anarchie." Clayton condamna les trois hommes, Lipman, Lachowsky et Abrams, à la peine maximale de vingt ans de prison et à 1 000 $ d’amende ; Steimer fut condamnée à quinze ans et à 500$ d’amende. (Rosansky, dans un procès séparé, s’en sortit avec trois ans.)

La barbarie des sentences pour une distribution de tracts choqua à la fois les libéraux et les radicaux. Un groupe de membres de la faculté de droit de Harvard, conduit par Zechariah Chafee (14), protestèrent contre le fait que les accusées avaient été condamnés uniquement parce qu’ils plaidaient pour une non-intervention dans les affaires d’une autre nation, en clair, pour avoir exercé leur droit à la liberté d’expression. "Après s’être enorgueillis depuis plus d’un siècle d’être un asile pour tous les opprimés du monde," déclara le professeur Chafee, "nous ne devons pas soudainement adopter l’idée que nous ne sommes qu’un asile pour les hommes moins radicaux que nous. Supposons que l’Angleterre monarchiste ait adopté une telle position envers le républicain Mazzini ou l’anarchiste Kropotkine !"

"Tous les membres de la faculté de droit" se joignirent à Chafee pour rédiger une pétition demandant l’amnistie, y compris de distingués juristes comme Roscoe Pound et Felix Frankfurter. Des pétitions semblables furent signées par Norman Thomas, Hutchins Hapgood, Neith Boyce, Leonard Abbott, Alice Stone Blackwell, Henry Wadsworth Longfellow Dana, et Bolton Hall. A Detroit, Agnes Inglis, la future conservatrice de la Labadie Collection à l’Université du Michigan (15), prit la défense des accusés. Un anarchiste italien de la même ville écrivit une pièce de théâtre et la joua avec ses camarades.

En outre, deux organisations de New York vinrent à l’aide des prisonniers, qui firent appel devant la Court Suprême des États-Unis. La première était la League for the Amnesty of Political Prisoners (16), présidée par Pryns Hopkins, avec M. Eleanor Fitzgerald pour secrétaire et Leonard Abbott, Roger Baldwin, Lucy Robins, Margaret Sanger et Lincoln Steffens comme membres du conseil consultatif, publia un tract sur le cas Is Opinion a Crime ? Le second groupe, le Political Prisoners Defense and Relief Committee, fut organisé par Sam et Hilda Adel, avec d’autres anciens membres du groupe Frayhayt, soutenu par le Fraye Arbeter Shtime, (17) le Workmen’s Circle (18), et la Bookbinders’ Union, dont Abrams avait été secrétaire. En 1919, il publia un pamphlet de vingt-deux pages intitulé Sentenced to Twenty Years Prison, qui constitue une source d’information précieuse sur le cas. (Une traduction russe a été publié par la Union of Russian Workers aux Etats-Unis et au Canada.)

Pendant ce temps, les quatre anarchistes avaient été libérés sous caution en attendant le résultat de leur appel. Steimer avait repris immédiatement ses activités militantes. Pendant les onze mois suivants, elle fut arrêtée pas moins de huit fois, placée en garde à vue au commissariat pendant de courtes périodes, libérée puis arrêtée de nouveau, parfois sans aucun prétexte. Le 11 mars 1919, elle est arrêtée à la Russian People’s House au East 15th Street lors d’une descente de la police locale et fédérale qui prit 164 militants dans ses filets, certains d’entre eux étant emprisonnés sur le Buford avec Goldman et Berkman. Accusée d’incitation à l’émeute, Steimer fut détenue pendant huit jours dans les célèbres Tombs (19) avant d’être libéré avec une caution de 1 000$, seulement pour être arrêtée de nouveau et déportée sur Ellis Island. Enfermée vingt quatre heures sur vingt quatre, privée d’exercices et de plein air et du droit de rencontrer les autres prisonniers, elle commença une grève de la faim jusqu’à ce que les autorités changent ses conditions d’emprisonnement. Emma Goldman se désola que "Tout l’appareil du gouvernement américain a été utilisé pour écraser cette femme pesant moins de 37 kilos".

Le gouvernement, cependant, n’était pas prêt à déporter la prisonnière de vingt et un an, dont le cas était encore examiné par la justice. Libérée de Ellis Island, Mollie fut gardée sous surveillance constante. A l’automne 1919, Lorsque Goldman revint à New York après avoir accompli une peine de deux ans au pénitencier fédéral de Jefferson City, Missouri, Mollie saisit l’occasion de faire appel à elle. Ce fut le début d’une amitié durable. Mollie rappelait à Emma les femmes russes révolutionnaires, sous le tsar, solides, ascétiques et idéalistes, qui "sacrifiaient leur vie presque avant même d’avoir commencé à vivre." Selon la description de Emma, Mollie était "minuscule et d’un aspect étrange, japonais par sa stature et son apparence." C’était une femme merveilleuse, ajoutait Emma, "avec une volonté de fer et un cœur tendre," mais " aux idées terriblement ancrées." "Une sorte de Alexander Berkman en jupe," disait elle en plaisantant à sa nièce Stella Ballantine.

Peu après sa rencontre avec Goldman, Steimer fut de nouveau arrêtée. Elle fut emprisonnée sur Blackwell’s Island, où elle resta six mois, du 30 octobre 1919 au 29 avril 1920. Confinée dans une cellule immonde, isolée une fois de plus de ses camarades prisonniers et privée de tout contact avec le monde extérieur, elle protestait en chantant à tue-tête "The Anarchist March" et autres chants révolutionnaires et en commençant une autre grève de la faim.

Pendant ce temps, la Cour Suprême avait confirmé le jugement de Mollie et de ses camarades. Deux de ses membres néanmoins, Louis Brandeis et Oliver Wendell Holmes, avaient émis fortement une opinion différente, en convenant avec les accusés que leur but avait été d’aider la Russie et non de gêner l’effort de guerre. "Dans ce cas," écrivit Holmes, "les peines de vingt années d’emprisonnement ont été prononcées pour la publications de deux tracts que les accusés avaient autant le droit de publier que le gouvernement ne l’avait pour la Constitution des Etats-Unis qu’ils invoquent aujourd’hui en vain."

Lorsque la Cour Suprême annonça sa décision, Abrams, Lipman et Lachowsky essayèrent de s’enfuir et de gagner le Mexique via New Orleans. Repérés par des agents fédéraux, leur bateau fut arraisonné en mer, les hommes capturés et conduits à la prison fédérale de Atlanta, d’où Berkman venait juste d’être libéré, en attente de son extradition en Russie. Comme lui, Abrams et ses camarades passèrent deux années dans la prison de Atlanta prison, de décembre 1919 à novembre 1921. Steimer, qui avait été informée de leurs plans d’évasion, avait refusé de coopérer parce que cela signifiait perdre les 40 000$ de caution réunie par des ouvriers ordinaires. Elle pensait que ce serait peu honnête de décevoir des femmes et des hommes qui leur étaient venus en aide. En avril 1920, elle fut transférée de Blackwell’s Island à Jefferson City, Missouri, où Goldman avait été emprisonnée avant sa déportation avec Berkman en décembre 1919.

Mollie resta à Jefferson City pendant dix huit mois. Depuis son procès, sa vie était pleine d’événements tragiques. En plus de ses incarcérations répétées, un de ses frères était mort de la grippe et son père était mort à la suite du choc provoqué par sa condamnation. Elle refusait néanmoins de sombrer dans le désespoir. Dans une lettre à Weinberger, elle citait un poème de Edmund V. Cooke :

"You cannot salt the eagle’s tail, Nor limit thought’s dominion ; You cannot put ideas in jail, You can’t deport opinion." (20)

Pendant ce temps, Weinberger, avec le soutien du Political Prisoners Defense and Relief Committee, avait essayé d’obtenir la libération de ses clients en échange de leur expulsion vers la Russie. Abrams et Lipman étaient en faveur d’un tel arrangement, mais Lachowsky et Steimer étaient opposés au principe. Mollie était particulièrement inflexible. "Je pense,"dit elle à Weinberger, "que chaque personne devrait pouvoir vivre là où elle le choisit. Aucun groupe ou individu n’a le droit de m’expulser de ce pays ou de tout autre !" En outre, elle était préoccupée au sujet des autres prisonniers politiques qui restaient derrière les barreaux, en Amérique. "Ce sont aussi mes camarades et je pense qu’il est profondément égoïste et contraire à mes principes d’anarchiste communiste de demander ma libération et celles de trois autres alors que des milliers d’autres prisonniers politiques croupissent dans les prisons américaines."

Abrams, exaspéré par l’attachement entêté de Steimer à ses principes, donna un conseil à Weinberger . "Elle doit être approchée comme une Bonne Chrétienne," écrit il, "avec une bible de Kropotkine ou Bakounine. Sinon, vous échouerez." Finalement, un accord fut trouvé et Weinberger obtint la libération des quatre prisonniers, avec la condition qu’ils partent pour la Russie à leurs propres frais, et ne reviennent jamais aux Etats-Unis. Le Political Prisoners Defense and Relief Committee entreprit une souscription pour payer leur voyage et le 21 novembre, Steimer et les autres arrivèrent à Ellis Island pour attendre leur expulsion. Ils étaient loin d’être fâchés de quitter l’Amérique. Au contraire, ils étaient impatients de retourner dans leur pays natal et de travailler à la révolution. Comme l’a écrit leur camarade Marcus Graham : "Leur énergie est encore plus utile en Russie. Car là-bas, un gouvernement fait sa loi en se cachant derrière le nom de ’prolétariat’ tout en faisant tout ce qui est imaginable pour le réduire à l’esclavage."

Bien que tous ses amis et sa famille entière restaient aux Etats-Unis, Mollie avait le cœur léger à l’idée de retourner en Russie. "Je défendrai mon idéal, l’anarchisme communiste, quel que soit le pays où je me trouverai" dit elle à Harry Weinberger cinq jours avant son expulsion. Deux jours après, le 21 novembre 1921 un dîner d’adieu fut organisé au restaurant Allaire au East 17th Street en honneur des quatre jeunes anarchistes, avec des prises de parole de Weinberger, Leonard Abbott, Harry Kelly, Elizabeth Gurley Flynn, Norman Thomas, parmi d’autres. De sa cellule sur Ellis Island Mollie envoya un appel à tous "les amoureux de la liberté américains" pour qu’ils se joignent à la révolution sociale.

Le 24 novembre 1921, Mollie Steimer, Samuel Lipman, Hyman Lachowsky et Jacob Abrams, accompagné de sa femme, Mary, partirent pour la Russie sur le SS Estonia. Le Fraye Arbeter Shtime publia un avertissement. Malgré leur opposition à l’intervention américaine et leur soutien au régime bolchevique, prédisait le journal, ils pouvaient bien ne pas recevoir l’accueil qu’ils attendaient, car la Russie n’était plus un havre pour les révolutionnaires sincères mais plutôt un pays autoritaire et répressif. La prédiction devait se réaliser bientôt. Victimes de la Peur Rouge en Amérique, ils devinrent les victimes de la Terreur Rouge en Russie. Arrivés à Moscou le 15 décembre 1921, ils apprirent que Goldman et Berkman étaient déjà partis pour l’occident , ayant perdu leurs illusions suite à la tournure prise par la révolution. (La déception de Steimer de les avoir ratés fut "extrême", écrivit-elle à Weinberger). Kropotkine était mort en février et la révolte de Kronstadt avait été réprimée en mars. L’armée insurgée de Makhno avait été dispersée, des centaines d’anarchistes croupissaient en prison et les soviets des ouvriers et paysans étaient devenus les instruments de la dictature du parti, cache-sexe d’une nouvelle bureaucratie.

Il y avait cependant quelques rayons de lumière à travers cette obscurité. Abrams créa la première blanchisserie à vapeur de Moscou, dans le sous-sol du ministère des affaires étrangères soviétique. En même temps, il put travailler avec ses camarades anarcho-syndicalistes à la maison d’édition Golos Truda (21), qui n’avait pas encore été interdit. Lipman retrouva sa compagne Ethel Bernstein, qui avait été expulsée avec Berkman et Goldman sur le Buford. Toujours plus proche du marxisme que de l’anarchisme, il suivit une formation en agronomie et rejoignit le Parti Communiste en 1927. Lachowsky, malheureux à Moscou, repartit dans sa ville natale de Minsk et trouva un travail d’imprimeur. Et Steimer rencontra Senya Fleshin, qui devint son compagnon à vie.

De trois ans plus âgé que Mollie, Senya était né à Kiev le 19 décembre 1894 et avait émigré aux États-Unis à seize ans, où il avait travaillé pour Mother Earth de Goldman, jusqu’à ce qu’il retourne en Russie en 1917 pour participer à la révolution. Il a été membre du groupe Golos Truda à Petrograd, puis dans la Confédération Nabat en Ukraine. Écrivant dans le journal de la confédération en mars 1919, il y fustige les bolcheviques pour avoir ériger une "muraille de Chine" entre eux et le peuple. En novembre 1920, la confédération est dissoute et Senya, avec Voline, Mark Mratchny, Aaron et Fanny Baron, furent arrêtés et transférés dans une prison de Moscou. Libéré peu après, il retourne à Petrograd où il travaille au Musée de la Révolution. C’est là qu’il a rencontré Steimer peu après son arrivée d’Amérique, et ce fut le coup de foudre.

Profondément perturbés par l’interdiction de leur mouvement, Senya et Mollie organisèrent une Société Pour Aider Les Prisonniers Anarchistes, voyageant à travers le pays pour assister leurs camarades incarcérés. Le 1er novembre 1922, ils furent eux-mêmes arrêtés, accusés d’avoir aidé des éléments criminels en Russie et de garder des liens avec des anarchistes à l’étranger (ils avaient correspondu avec Berkman et Goldman, alors à Berlin). Condamnés à deux d’exil en Sibérie, ils commencèrent une grève de la faim le 17 novembre dans leur prison de Petrograd et furent libérés le lendemain. On leur interdit cependant de quitter la ville et ils furent obligés de se présenter devant les autorités toutes les quarante huit heures.

Senya et Mollie ne tardèrent pas à reprendre leur activité envers leurs camarades emprisonnés. Le 9 juillet 1923, leur appartement fut perquisitionné et ils furent à nouveau arrêtés, accusés de propagation des idées anarchistes, en violation de l’Article 60-63 du Code Criminel. Isolés de leurs camarades prisonniers, ils commencèrent une nouvelle grève de la faim. Des protestations auprès de Trotsky de la part de délégués anarcho-syndicalistes étrangers présents à un congrès de l’Internationale Syndicale Rouge (ISR ou Profintern) entraina bientôt leur libération. Cependant, cette fois, on leur notifia leur prochaine expulsion du pays. Jack et Mary Abrams ainsi que Ethel Bernstein vinrent de Moscou pour leur dire adieu. Le 27 septembre 1923, ils furent placés à bord d’un navire à destination de l’Allemagne.

Aussitôt à terre, Senya et Mollie se rendirent tout droit à Berlin, où les attendaient Alexander Berkman et Emma Goldman. Ils arrivèrent à moitié morts de faim, sans un sou et sans passeport permanent. Durant les prochaines vingt cinq années, ils vivront comme des citoyens "Nansen" (22), anarchistes sans pays, jusqu’à ce qu’ils acquièrent la nationalité mexicaine en 1948. De Berlin, Mollie envoya deux articles à Freedom à Londres, "On Leaving Russia" (Janvier 1924) et "The Communists as jailers" (Mai 1924), dans lesquelles elle décrit son expérience récente.(23) Lorsqu’elle fut expulsée d’Amérique, son "cœur était léger," dit elle, mais elle avait été "profondément peinée" d’être expulsée de Russie, même si "l’hypocrisie, l’intolérance et la trahison" des bolcheviques "avaient éveillé en moi un sentiment d’indignation et de révolte.". Dans son pays natal, déclare t’elle, une grande révolution populaire a été usurpée par une élite politique impitoyable "Non, Je ne suis PAS heureuse d’être hors de Russie. Je préférerais y être pour aider les ouvriers à combattre les actes tyranniques des communistes hypocrites."

A Berlin, et ensuite à Paris, Senya et Mollie reprirent le travail humanitaire qui les avaient conduit à la déportation. Avec Berkman, Goldman, Alexander Schapiro, Voline et Mratchny,ils participent au Comité de défense des révolutionnaires emprisonnés en Russie (1923-1926) et au Fonds d’aide de l’Association internationale des travailleurs anarchistes et anarcho-syndicaliste emprisonnés en Russie (1926-1932), n’épargnant aucun effort pour maintenir un flux continu de colis et de messages d’encouragement pour leurs camarades exilés et emprisonnés. Leurs archives, conservées à l’Institut International d’Histoire Sociale à Amsterdam (24), débordent de lettres arrivées de Sibérie, de la Mer Blanche et d’Asie Centrale et d’endroits aux noms exotiques comme Pinega, Minusinsk, Ust-Kulom, Narym et Yeniseisk, qui constituèrent l’Archipel du Goulag. Certaines de ces lettres provenaient d’anarchistes qu’ils avaient connu en Amérique.

A Paris, où déménagèrent Senya et Mollie en 1924, ils vécurent dans un appartement avec Voline et sa famille, avant de partir vivre avec un autre exilé anarchiste russe, Jacques Doubinsky. En 1927, ils se joignent à Voline, Doubinsky et Berkman pour former le Comité d’entraide de Paris, qui aide des camarades anarchistes exilés, non seulement de Russie mais aussi d’Italie, d’Espagne, du Portugal et de Bulgarie, sans le sou ni aucun document légal, et en danger constant d’expulsion, synonyme dans certains cas de mort.

Au même moment, ils s’associant avec Voline, Berkman et d’autres pour dénoncer la Plateforme Organisationelle rédigée par un autre exilé russe, Piotr Arshinov, avec le soutien de Nestor Makhno (25). Pour Senya et Mollie, celle-ci, avec son appel à un comité central exécutif, contenait les germes d’un autoritarisme et était incompatible avec le principe anarchiste fondamental d’autonomie locale. "Hélas," écrivait Mollie en novembre 1927, "l’esprit entier de la ’plateforme’ est imprégné de l’idée que les masses DOIVENT ETRE POLITIQUEMENT DIRIGEES pendant la révolution. C’est la racine du mal, tout le reste … en découle principalement. Elle se prononce pour un Parti Anarchiste Communiste des Travailleurs, pour une armée … pour un système de défense de la révolution qui conduiront inévitablement à la création d’un système d’espionnage, d’investigations, de prisons et de juges, une TCHEKA par conséquent."

Pour gagner leur vie, Senya était devenu entre temps photographe, en démontrant un talent remarquable ; il devint le Nadar (26) du mouvement anarchiste avec ses portraits de Berkman, Voline et de nombreux autres camarades, connus ou inconnus, ainsi que avec la reproduction de collages dans la presse anarchiste internationale. En 1929, Senya fut invité à travailler dans le studio de Sasha Stone à Berlin. Il y resta, assisté de Mollie, jusqu’en 1933, lorsque l’accession au pouvoir de Hitler les obligèrent à regagner Paris, où ils continuèrent à vivre jusqu’au déclenchement de la seconde guerre mondiale.

Lors de cette période d’exil dans les années 1920 et 1930, Senya et Mollie reçurent un flot continu de visiteurs -Harry Kelly, Rose Pesotta, Rudolf et Milly Rocker, entre autres – dont certains écrivirent leurs impressions sur leurs vieux amis. Kelly, par exemple, trouva Mollie "d’apparence plus que jamais enfantine et tout autant idéaliste aussi". Goldman, cependant, la jugeait "rigide et fanatique," alors que Senya était toujours "malade et fauché". Emma comparait encore Mollie à Berkman lorsque il était un jeune militant et "un fanatique au plus haut point. Mollie est son reflet en jupe. Elle est terriblement sectaire, ancrée dans ses idées, avec une volonté de fer. Dix chevaux ne la feraient pas bouger de ce qu’elle croit. Mais cela dit, elle est un des esprits les plus sincèrement dévoués qui vit avec la flamme de notre idéal."

La réunion la plus émouvante de ces années eut lieu en 1926, lorsque Jack et Mary Abrams arrivèrent de Russie, ayant perdu leurs illusions quant au système soviétique. Pendant plusieurs semaines, les quatre vieux camarades partagèrent la chambre de Senya et Mollie dans l’appartement de Voline, parlant du passé et se demandant ce que l’avenir avait en magasin, jusqu’à ce que les Abrams partent pour le Mexique, où ils vécurent le reste de leur vie. En ce qui concerne les autres accusés du procès de 1918, Lachowsky s’était installé à Minsk et l’on entendit plus parler de lui, alors que Lipman travailla comme agronome jusqu’à la grande purge stalinienne, où il fut arrêté et fusillé. Sa femme Ethel fut envoyée dans un camps en Sibérie pendant dix ans et réside maintenant à Moscou, seul et pauvre. Leur enfant unique, un garçon, est mort sur le front durant la guerre contre Hitler.

Le déclenchement de la guerre en 1939 surprit Senya et Mollie à Paris. Au début, ils ne furent pas inquiétés , mais leurs origines juives et leurs convictions anarchistes ne tardèrent pas à les rattraper. Le 18 mai 1940, Mollie fut placé dans un camp d’internement alors que Senya, aidé par des camarades français, réussit à s’échapper pour gagner la zone non occupée. Mollie réussit à se faire libérer et les deux se retrouvèrent à Marseille où ils virent pour la dernière fois leur vieil ami Voline à l’automne 1941. Peu après, ils traversèrent l’Atlantique et s’installèrent à Mexico. "Comme mon cœur souffre pour nos bien-aimés abandonnés," écrit Mollie à Rudolf et Milly Rocker en décembre 1942. "Qui sait ce qu’il va advenir de Voline, de tous nos amis espagnols, de notre famille juive ! C’est frustrant !"

Image

Photo Triangle Fire Open Archive


Pendant les vingt années suivantes, Senya travailla dans son studio de photographe à Mexico, sous le nom de SEMO – pour Senya et Mollie. A cette époque, ils établirent des liens étroits avec leurs camarades espagnols de Tierra y Libertad, tout en restant en bons termes avec Jack et Mary Abrams, malgré l’amitié de Jack avec Trotski, qui avait rejoint la colonie d’exilés au Mexique. Peu avant sa mort en 1953, Abrams fut autorisé à retourner aux États-Unis pour y être opéré d’un cancer de la gorge. "C’était un homme mourant qui pouvait à peine bouger," se souvient son amie Clara Larsen , "et cependant, il était gardé par un agent du FBI vingt quatre heures sur vingt quatre !"

Mollie ne retourna jamais aux États-Unis. Ses amis et sa famille devaient traverser la frontière pour lui rendre visite à Mexico ou à Cuernavaca, où elle et Senya se retirèrent en 1963. Lorsqu’elle avait été expulsée des États-Unis, Mollie avait juré de "défendre mon idéal, l’anarchisme communiste, quel que soit le pays où je serai ."En Russie, en Allemagne, en France, et maintenant au Mexique, elle a tenu sa promesse. Parlant couramment le russe, le yiddish, l’anglais, l’allemand, le français et l’espagnol, elle correspondait avec des camarades et lisait la presse anarchiste à travers le monde. Elle recevait aussi beaucoup de visiteurs, comme Rose Pesotta et Clara Larsen de New York.

En 1976, Mollie fut filmée par la télévision hollandaise qui travaillait sur un documentaire sur Emma Goldman, et au début des années 1980, par le Pacific Street Collective de New York, à qui elle parla de son anarchisme bien-aimé en termes élogieux. Durant ses dernières années, Mollie se sentait usée et fatiguée. Elle fut profondément attristée par la mort de Mary Abrams en janvier 1978. Deux ans après, peut après son interview avec Pacific Street, elle s’effondra et mourut d’une crise cardiaque dans sa maison de Cuernavaca. Jusqu’à la fin, sa passion révolutionnaire avait brûlé d’une flamme intacte. Senya, faible et souffrant, fut anéanti par son décès soudain. Lui survivant moins d’une année, il décéda à l’hôpital espagnol de Mexico le 19 juin 1981.
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Notes Mollie Steimer

Messagede digger » 11 Mai 2014, 18:10

NDT

1. August Bebel (1840 – 1913)[url]La femme et le socialisme[/url] 1891

2. Sergueï Mikhaïlovitch Stepniak-Kravtchinski 1851 -1895 La Russie Souterraine 1885

3. Robert Berkeley Minor (1884 – 1952) caricaturiste politique, membre du parti socialiste américain, puis du parti communiste américain à partir de 1920.

4. Maria Goldsmith 1873 -1933 (Pseudos Maria Korn, Isidine Corn) a collaboré à de nombreux journaux et revues La Libre Fédération , les Temps Nouveaux , la revue Plus Loin

5. Georg Brandes (1842 – 1927) Critique et universitaire danois

6. Thomas Joseph "Tom" Mooney (1882– 1942) et Warren K. Billings (1893 – 1972) étaient deux militants politiques et syndicalistes. Lors de la Preparedness Day (Journée de Préparation) du 22 juillet 1916, une parade célébrant la prochaine entrée en guerre des Etats-Unis, eut lieu un attentat à la bombe qui tua dix personnes.

Billings fut condamné à la prison à perpétuité et Mooney à la pendaison. Sa peine fut commuée par la suite, à la prison à vie. Il n’y a jamais eu de preuves évidentes contre eux. Alexandre Berkman fut soupçonné mais le doute subsiste encore aujurd’hui sur l’(les) auteur-s de l’attentat

7. L’incendie de l’usine Triangle Shirtwaist le 25 mars 1911 à New York a causé la mort de 146 ouvrières de l’usine de confection. Les gérants avaient fermé les portes de la cage d’escalier et les sorties

8. Le Sedition Act, voté par le Congrès et entré en vigueur le 16 mai 1918 était une loi qui étendait le Espionage Act de 1917, pour couvrir un plus large éventail d’activités, notamment l’expression d’opinions qui nuiraient à l’effort de guerre

9. John Silas Reed (1887 – 1920) journaliste et militant communiste américain, connu surtout pour son ouvrage sur la révolution bolchévique, Ten days that shook the world (1920) Dix jours qui ébranlèrent le monde. (Éditions sociales, 1986) Voir aussi Le Mexique insurgé (1914)

10. Voir R&B Prise de paroles devant les jurés Emma Goldman

11. Ricardo Flores Magón (1874 -1922) Révolutionnaire mexicain, fondateur du Parti libéral mexicain qui utilisera le slogan "Tierra y Libertad" En 1918 , il est condamné à 20 ans de prison pour sabotage à l’effort de guerre des États-Unis. Il meurt à la prison de Leavenworth le 21 novembre 1922

12. Upton Beall Sinclair, (1878 – 1968), écrivain américain, proche des idées socialistes

13. Hester Street Rue dans le Lower East Side à Manhattan qui fut un centre de la culture juive ashkénaze

14. Zechariah Chafee, Jr. (1885 – 1957) Professeur de droit, défenseur des droits de l’homme et de la liberté d’expression. En 1921, il évita de peu la révocation suite à la défense des accusés du procès Abrams .

15. Joseph A. Labadie Collection. Le plus vieux centre de documentation des Etats-Unis réunissant des documents sur les mouvements sociaux et les groupes politiques marginalisés, du dix-neuvième siècle à nos jour.

16. Voir The League for the Amnesty of Political Prisoners Its Purpose and Programme. Emma Goldman

17. Fraye Arbeter (Arbeyter) Shtime (FAS) – Le journal de langue yiddish le plus important et à la plus longue parution (1890-1977) des Etats-Unis, publié à New York et Philadelphie.

18. The Workmen’s Circle ou Arbeter Ring est une organisation sociale juive américaine qui fournit une aide et des services sociaux à la communauté juive et ashkénaze.

19. The Tombs, surnom donné au Manhattan Detention Complex

20. Vous ne pouvez pas mettre du sel sur la queue de l’aigle, ni brider la domination de la pensée ; Vous ne pouvez pas mettre les idées en prison, vous ne pouvez pas déporter une opinion.

21. Golos Truda. Journal fondé à New York en 1911 et poursuivit à Petrograd à partir de 1917. Il fut interdit en août 1918 par les bolchéviques, mais survécut tant bien que mal sous le nom de Volny Golos Truda jusqu’en 1929.

22. Le passeport Nansen, crée en juillet 1922 à l’initiative de Fridtjof Nansen, Haut-commissaire pour les réfugiés de la Société des Nations, permet à des exilés apatrides de voyager

23. On leaving Russia

24. Site de l’IISH Les documents sur Mollie Steiner ne sont pas accessibles en ligne, à cette date, contrairement à ceux de Alexander Berkman ou Max Nettlau, par exemple
.
25. Voir sur R&B À propos de la Plateforme

26. Alias Gaspard-Félix Tournachon (1820 – 1910), caricaturiste et photographe.
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