Le texte ci-dessous est la traduction intégrale du chapitre du livre The anarchists in the Spanish war Janus Publishing Company Limited 1999, pp 1098 – 1133 de l’édition électronique
https://libcom.org/files/Alexander%20R.J.%20The%20anarchists%20in%20the%20Spanish%20Civil%20War.%20V.2.pdf
La caricature traditionnelle d’un anarchiste est celle d’un barbu tenant une bombe d’une main et de l’autre, un fusil. Dans l’imagination populaire, le terme ‘anarchiste’ a été synonyme, depuis plus d’un siècle, de celui de ‘terroriste’.
Même des universitaires sérieux ont eu fréquemment tendance à souligner les aspects violents et terroristes de l’anarchisme. Ainsi, Barbara Tuchman, dans son livre The Proud Tower commence t-elle un chapitre de 50 pages au sujet des anarchistes européens dans le quart de siècle qui a précédé la première guerre mondiale en disant : "La vision d’une société sans état, sans gouvernement, sans loi, sans propriété, au sein de laquelle les institution corrompues ayant été balayées, l’homme aurait été libre d’être bon comme cela était l’intention de Dieu, était si enchanteresse que six chefs d’états furent assassinés en son nom, au cours des vingt années avant 1914."1 Le sujet de ce chapitre traite principalement de la violence des anarchistes et de la contre-violence exercée contre eux.
J’espère que le présent ouvrage a démontré qu’il ne s’agit pas d’une caractéristique justifiée des anarchistes espagnols. Néanmoins, la question se pose quant à savoir dans quelle mesure les anarchistes espagnols, en plus d’être des partisans d’une transformation sociale économique et politique radicale, ont utilisé la terrorisme, notamment durant la guerre civile.
La tradition violente de l’anarchisme espagnole
Il ne fait certainement aucun doute qu’il a existé une tradition de violence, et même de terrorisme, au sein du mouvement anarchiste espagnol. Elle provient peut-être de deux origines, l’une traditionnellement espagnole, l’autre venant du mouvement anarchiste international qui est apparu dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle.
Franz Borkenau, qui écrivait ceci pendant la guerre civile, affirmait que :
" La révolte des serfs andalous du dix-huitième siècle a pris la forme d’un vaste brigandage incontrôlable, qui incluait les éléments les plus actifs de la paysannerie et qui n’était pas considéré par les masses comme criminel, mais, au contraire, comme une profession enviable, honorable et même admirable ... En Espagne, ces éléments n’étaient pas couvert d’opprobre comme cela aurait été le cas dans des pays civilisés au sens occidental du terme, pas plus que les brigands révolutionnaires ne suscitaient une telle opprobre en Chine ou en Russie tsariste. Il existe une profonde différence aux yeux de la paysannerie primitive, entre celui qui rompt la solidarité de la communauté paysanne par des actes criminels et celui qui, en défendant son droit contre les riches et les puissants, par le brigandage et le meurtre, contribue à la cause commune des opprimés. Le premier, le meurtrier ou le voleur, qui a tué ou volé un paysan, sera livré sans hésitation à la police ou verra son compte rapidement réglé par ceux a qui il a causé du tort. Le second sera protégé par les pauvres dans toute sa région d’origine."2
Cependant, il y avait un autre élément dans la violence historique du mouvement anarchiste espagnol. C’était l’adoption, durant les dernières décennies du dix-neuvième siècle, de l’idée de "propagande par le fait" par un segment du mouvement anarchiste international. C’était l’idée qu’à travers des attaques physiques contre des éléments clés du système capitaliste, comme des banques et autres institutions puissantes, et en assassinant des figures clés du régime existant, la cause de la révolution progresserait.
L’usage de la violence, et spécialement de la violence terroriste était un sujet de fréquents débats parmi les dirigeants de l’anarchisme international durant le demi siècle précédant la guerre civile espagnole. L’anarchiste italien Luigi Fabbri, écrivant aux alentours du changement de siècle, a pris part à ce débat. Ses idées représentaient l’opinion d’une partie substantielle de l’anarchisme international:
"Est-ce à dire que les anarchistes désapprouvent toujours la violence, sauf pour se défendre, dans le cas d’une attaque individuelle ou collective ? Non, et quiconque souhaiterait nous attribuer une telle idée stupide serait à la fois idiot et malintentionné. Mais celui qui, à l’opposé, soutiendrait que nous sommes toujours partisans de la violence à n’importe quel prix serait aussi idiot et malintentionné. La violence, même si elle est en contradiction avec la philosophie anarchiste, parce qu’elle implique toujours des larmes et de la souffrance et qu’elle nous désole, peut s’imposer par nécessité, mais si la condamner lorsque elle est nécessaire serait une faiblesse impardonnable, son utilisation serait malfaisante si elle était irrationnelle, inutile ou utilisée de manière contraire à ce que nous plaidons."
Fabbri continuait en indiquant les limites de l’usage de la violence terroriste:
‘… en Russie, toutes les attaques contre le gouvernement et ses représentants et partisans sont justifiés, même par nos adversaires ou nos partisans les plus modérés, et même lorsqu’elles blessent quelquefois des personnes innocentes; mais les mêmes révolutionnaires les désapprouveraient certainement si elles étaient conduites aveuglément contre les passants dans la rue ou des personnes assises de manière inoffensive dans un café ou un théâtres"3
L’usage de la violence terroriste avait ses partisans au sein du mouvement anarchiste espagnol. Le groupe peut-être le plus célèbre qui appliquait cette stratégie dans les années 1920 était Nosotros (d’abord appelé Los Solidarios), qui comprenait des personnages en vue comme Buenaventura Durruti, Juan Garcia Oliver, Ricardo Sanz, Francisco et Domingo Ascaso, Gregorio Jover, Miguel Garcia Vivancos et Aurelio Hernández. La plupart de ceux-ci allaient devenir des acteurs clés pendant la guerre civile.
Pendant les années 1920, le groupe Nosotros a exécuté un certain nombre d’actes terroristes. L’un d’entre eux était l’attaque de la Banco de Bilbao, menée par Buenaventura Durruti et Gregorio Jover, pour financer le mouvement anarchiste clandestin. Un second fut l’assassinat de l’archevêque de Saragosse, Juan Soldevila. L’un des exploits les plus spectaculaires des anarchistes espagnols durant ces années fut l’assassinat du premier ministre Eduardo Dato en avril 1922. Ce dernier avait été un partisan convaincu des tentatives du gouvernement pour écraser le mouvement syndical anarchiste, la CNT.
Les actions de ces éléments anarchistes étaient clairement ‘politiques’, et non personnelles. Lorsqu’ils tuaient un policier ou un haut représentant du gouvernement ou de l’église, ce n’était pas par vengeance personnelle mais plutôt pour faire un ‘exemple’ contre des individus considérés jouer un rôle particulièrement brutal dans l’exploitation des ouvriers. Lorsqu’ils volaient des banques, ce n’était pas pour eux-mêmes mais pour le mouvement. Un observateur espagnol, qui a longtemps fréquenté les milieux anarchistes, y compris des militants qui avaient participé à ce genre d’actions et qui ne les approuvait pas, remarquait que ceux qui volaient un demi million de pesetas à une banque continuaient à vivre humblement et pauvrement dans leur quartier ouvrier.4
Avec la fin de la monarchie et l’instauration de la seconde république espagnole, les éléments anarchistes les plus radicaux qui s’étaient engagées auparavant dans de telles actions comme les assassinats politiques et les attaques de banques, s’orientèrent vers d’autres types d’actions. Pendant le premières années, les anarchistes déclenchèrent plusieurs insurrections destinées à établir le communisme libertaire dans différentes régions, notamment en Catalogne. Ils n’utilisaient plus la stratégie de ‘propagande par le fait’ comme moyen d’attaquer le régime en place.
De toute façon, ceux qui se sont engagés, au sein du mouvement anarchiste et anarcho-syndicaliste espagnol, même à l’apogée de telles actions, dans la préparation et l’exécution d’attaques de banques, d’assassinats politiques et autres entreprises de ce type, ne représentaient qu’une petite minorité, même si celle-ci comprenait certains des dirigeants les plus en vue du mouvement. Les pratiquants de la ‘propagande par le fait’ ne furent probablement à aucun moment plus que quelques centaines. La grande majorité des libertaires en Catalogne et au Levant, à Madrid et dans les Asturies étaient des ouvriers qui menaient souvent des luttes plus obscures pour améliorer leurs conditions de travail et de vie. Ils s’inspiraient de la vision de la réalisation ultime de la Révolution, qui conduirait à une société sans institutions répressives étatiques, sans classe dirigeante, une société dans laquelle la coopération remplacerait la coercition. La réalisation d’une telle société nouvelle était sans aucun doute considérée par les anarchistes beaucoup plus proche que ne l’était la transformation sociale envisagée par les socialistes fondamentalement réformistes.
Dans les parties de l’Espagne où l’influence libertaire se faisait davantage sentir dans les milieux ruraux que urbains, comme l’Andalousie, l’Estrémadure et des parties de l’Aragon, la situation était quelque peu différente. Les paysans pauvres brutalement exploités et les ouvriers agricoles, comme leurs camarades urbains, menaient un combat incessant contre leurs exploiteurs, les prêteurs sur gages et les dirigeants politiques locaux, les caciques. Ils n’étaient certainement pas opposés à l’usage de la violence, si l’opportunité s’en présentait, mais le genre de violence qu’ils préconisaient, et qu’ils pratiquaient de temps à autre, consistait dans la saisie du contrôle de la terre et des villages. Même si ce procédé impliquerait sans doute – et a impliqué – l’assassinat des propriétaires terriens et de leurs hommes de mains, de telles actions n’étaient pas – comme dans le cas de la ‘propagande par le fait’ - des exemples soigneusement préparés destinés à inciter la classe ouvrière à la résistance ou à la rébellion. Ils répondait à l’objectif fondamental de prendre le contrôle de leur environnement.
Ceux qui prônaient et pratiquaient la ‘propagande par le fait’ , même au sein des groupes d’affinité d’anarchistes ‘purs’, n’étaient qu’une petite minorité. Ce fait a été reconnu même par Jésus Hernandez qui, alors qu’il était encore un dirigeant du parti communiste, avait écrit un livre violemment polémique contre les libertaires. "On rencontrait dans ces groupes des dynamiteurs jusqu’à des gandhiens, incluant des nudistes, des végétariens, des individualistes, des ‘communistes’, des syndicalistes, des anti-syndicalistes, des péripatéticiennes, des orthodoxes, des libertaires, des collaborateurs, etc."5
Ce n’est certainement pas une inclinaison innée des anarchistes envers l’usage de la violence, de la terreur et même du meurtre qui explique la terrible effusion de sang qui a eu lieu derrières les lignes pendant la guerre civile.
La nature de la violence et de la terreur dans les zones républicaines et rebelles
Il y eut indiscutablement un grand nombre d’incendies criminels, de meurtres et autres types d’actions terroristes des deux côtés, particulièrement durant les premiers mois de la guerre civile. Néanmoins, il existe une différence significative entre entre ce qui s’est passé dans la zone républicaine et dans les régions d’Espagne tenues par les rebelles.
La situation était radicalement différente entre les régions d’Espagne qui étaient restées loyales à la république et celles où les rebelles l’avaient emporté durant les premières semaines de la guerre. Du côté républicain, (à l’exception de la province basque de Biscaye) l’autorité publique avait presque complètement disparu; les forces de police régulières soit n’existaient plus, soit étaient démoralisées et avaient perdu pratiquement toute autorité.
Du côté rebelle, au contraire, l’armée était restée intacte et sous contrôle, renforcée par les unités paramilitaires de la phalange et des carlistes, qui y avaient été soit intégrées, soit placées sous commandement militaire. Dans presque toutes les régions contrôlées par les rebelles, la Garde Civile et même les Gardes d’Assaut - étaient aussi restés intacts.
Ces situations différentes entre les deux parties de l’Espagne signifient que la nature de la violence initiale était également différentes dans les deux zones. Du côté républicain,elle était spontanée et individuelle et, en aucun cas, organisée d’en haut. Au contraire, du côté rebelle, la violence et le terrorisme l’était et reflétait la politique délibérée de ceux au pouvoir.
Cette différence a été attestée par Francisco Portalea, qui était, au début de la guerre, procureur général à la Haute Cour de Madrid. Il a été démis de ses fonctions par le gouvernement, suspecté de déloyauté, et s’est réfugié en France, avec l’aide du ministre de la justice, puis de là s’est rendu à Gibraltar, regagnant l’Espagne dans la zone tenue par les rebelles. Il a passé le reste de la guerre dans la zone franquiste. Portalea a déclaré à Ronald Fraser,
"Disons-le clairement. J’ai eu l’occasion d’être le témoin de la répression dans les deux zones. Dans la zone nationaliste, elle était planifiée, méthodique, froide. Les autorités n’avaient pas confiance dans le peuple et et imposaient sa volonté par la terreur. Pour ce faire, elles commettaient des atrocités. Dans les zones tenues par le Front Populaires, des atrocités furent aussi commises. C’est le point commun entre les deux; mais la différence entre les deux, c’était que dans la zone républicaine, les crimes étaient commis par des personnes passionnées, pas par les autorités. Celles-ci ont toujours essayé d’empêcher les crimes; mon propre exemple, l’aide que j’ai reçu pour m’échapper, n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Il n’en allait pas de même dans la zone nationaliste. Là, davantage de monde a été fusillé. C’était organisé scientifiquement."6
Frank Jellinek a reformulé les ‘instructions précises’ aux officiers rebelles du général Queipo de Llano:
"Le principal facteur pour s’assurer de la victoire , disaient ces instructions, était la destruction du moral de l’ennemi. Pour cela, la chose à faire en occupant une ville était d’exécuter tous les notables que l’on pouvait trouver, ou leurs familles, si ils s’étaient enfuis. Les exécutions devaient être publiques et aussi impressionnantes que possible. Le meilleur moyens pour trouver ces personnes était d’interroger le prêtre local. Toute hésitation à obéir à ces ordres serait sévèrement punie et ‘un excès de zèle était préférable à une mollesse humaniste’. Les membres de la Phalange Espagnole devaient être engagés comme officiers pour s’assurer que les troupes ne rechignaient pas à mener à bien ces exécutions et pour dénoncer de telles hésitations ..." 7
Le 18 août, Queipo de Llano déclarait, ‘Quatre-vingt pour cent des familles d’Andalousie sont en deuil et nous n’hésiterons pas à avoir recours à des mesures plus sévères." 8
Broué et Temime ont souligné ce point, concernant ce qui se passait en territoire rebelle:
"L'envoyé spécial de Havas câble qu'il y a des cadavres dans la cathédrale, au pied même de l'autel et que « sur la grand-place gisent les corps des partisans du gouvernement exécutés en série, alignés devant la cathédrale ». Les correspondants du New York Herald, du Temps ont décrit cette boucherie, que les officiers nationalistes tentent de justifier par l'impossibilité ou ils sont de faire garder les prisonniers. Une colonne de fugitifs est refoulée à la frontière portugaise, ramenée en ville et massacrée sur place. Le correspondant du Temps parle de 1 200 exécutions, de trottoirs recouverts de sang dans lesquels baignent encore des casquettes », au moment où l'on fusille encore sur la grand-place. .. La terreur est le moyen de venir à bout de la résistance des masses. C'est bien ainsi que l'entendent en tout cas les chefs de la rébellion." 9
Le général Franco lui-même croyait en l’usage de la terreur, incluant le meurtre, comme moyen d’asseoir l’autorité de son régime et d’écraser ses opposants. Roland Fraser raconte une interview avec Eugenio Vegas Latapie, éditeur du journal monarchiste Acción Española pendant la guerre civile, qui avait été suffisamment choqué par les exécutions sans procès dont il avait été témoin pour décider d’aborder le sujet avec Franco lui-même. Il plaida pour que les accusés aient droit à un procès et qu’ils puissent se défendre, arguant que la situation actuelle constituait un "grave discrédit à la cause". Mais raconte Vegas Latapie :
"Franco ne m’a prêté aucune attention. Concernant la répression, il était parfaitement au courant de ce qui se passait et s’en moquait. A partir d’informations que je lui ai communiqué plus tard, Peman a parlé avec Franco du nombre de personnes condamnées à mort et emprisonnées depuis un an ou plus. Franco lui a expliqué que s’était nécessaire afin de pouvoir les échanger contre des prisonniers dans la même situation en zone rouge. Telle était son explication. Mais pratiquement aucun échange n’a été autorisé par le régime de Franco pendant la guerre; et, en outre, lorsque la guerre a pris fin et que ce prétexte n’était plus valable, les choses ont continué exactement comme avant, avec des personnes condamnées à mort, emprisonnées pendant un an ou plus. Franco faisait preuve de sa cruauté froide pour laquelle il était célèbre dans la Légion Étrangère ." 10
Ce type de terreur ne se limitait pas aux villes conquises lors de l’avancée des troupes rebelles. Elle était aussi appliquée dans les endroits dont les rebelles avaient pris le contrôle immédiatement. A Córdoba, par exemple, des ouvriers furent rassemblés sur leurs lieux de travail et fusillés, sans qu’aucune raison ne soit fournie, simplement parce qu’ils étaient ouvriers. Des dirigeants politiques locaux loyaux à la républiques furent aussi assassinés sur ordres des autorités rebelles .11
Un ancien combattant de l’armée franquiste a également témoigné sur les rafles permanentes, presque quotidiennes, de ‘suspects’ politiques dans la région de Córdoba bien après le commencement de la guerre, par son unité de l’armée régulière. Il a qualifié beaucoup de ces arrestations et exécutions comme ‘extrêmement arbitraires’ .12
Le même type de terreur organisée par les autorités existait aussi dans la province à dominante rurale de Zamorra dans la Vieille Castille, qui était tombée immédiatement aux mains des rebelles. Pratiquement tous les dirigeants de partis et d’organisations soutenant la république furent rassemblés et exécutés.13 De tels faits sont survenus sans aucun doute à travers toute l’Espagne tenue par les rebelles.
Gabriel Jackson a commenté le terrorisme dans les zones tenues par les rebelles
"...il ne faut pas expliquer la virulence de la purge dans l’Espagne insurgée par les lois de la guerre ... Les insurgés espagnols se battaient pour préserver les privilèges traditionnels de l’Armée, de l’Église et des propriétaires terriens... Le soulèvement militaire du 18 juillet apparaissait comme leur dernière chance de préserver une Espagne où leurs privilèges seraient sauvegardés… Les exécutions dans l’Espagne nationaliste n’étaient pas l’œuvre de foules révolutionnaires profitant de l’effondrement de l’état républicain. Elles étaient ordonnées et approuvées par les plus hautes autorités militaires." Le même auteur, qui a réalisé une étude approfondie sur le sujet, concluait qu’il y eut environ 200 000 victimes de ‘paseos et de représailles politiques nationalistes pendant la guerre’ à comparer avec les 20 000 ‘paseos et représailles politiques en zone républicaine’.14
Terreur initiale en Catalogne et au Levant
Avec la suppression de la rébellion en Catalogne, les anarchistes y contrôlaient presque entièrement la situation. Au Levant, au sud, ils partageaient le pouvoir avec les socialistes de Largo Caballero. Donc, ce qui s’est passé dans ces deux zones est particulièrement révélateur quant au rôle des anarchistes dans la violence et la terreur dans ces deux régions.
Il n’y a aucun doute sur le fait que de nombreux meurtres ont eu lieu durant les premiers jours et les premières semaines de la guerre civile en Catalogne. Nous avons signalé la ‘disparition’ des propriétaires des industries les plus importantes à Barcelone et celle des grands propriétaires terriens. Même si de nombreux disparus ont fui en France, il est néanmoins également certains que beaucoup furent tués, par leurs ouvriers ou quelqu’un d’autre. Il y eut des recherches systématiques de phalangistes et d’autres partisans des rebelles et beaucoup d’entre eux furent aussi tués. Il y eut certainement beaucoup de cas de vengeances personnelles.
Après le 19 Juillet, les prisons étaient emplies de prisonniers politiques, et de nombreux prisonniers de droit commun furent relâchés. On peut supposer que quelques uns de ceux-ci retournèrent à leur ancienne occupation, aidés en cela par l’effondrement de la loi et de l’ordre après le déclenchement de la guerre civile. Les paseos étaient choses courantes dans les premiers moments de la guerre. Ce terme, dont la traduction est "marche" ou "promenade" étaient utilisé pour décrire les actions de petits groupes qui raflaient des victimes de leur propre initiative durant la nuit, et les emmenaient en "promenade" vers leur mort.
John Langdon-Davies,un journaliste anglais sympathisant de la cause républicaine, écrivait en 1937 : "La vérité, c’est que durant les mois de juillet et août et selon ce que je sais depuis, une moyenne de cinq ou six personnes était tirée de leur lit chaque nuit , poussées dans des voitures et conduites sur cette petite route isolée parmi les pins après Tidibaldo, et y étaient exécutées." 15 En visitant la morgue municipale de Barcelone, il a déterminé le nombre moyen de corps qui y avait été apporté avant le 19 juillet et avait conclu que "la terreur à Barcelone avait entraîné peut-être 200 meurtres en un mois..."16
Aucun de ces faits ne se déroulèrent sous la direction ou à l’instigation des dirigeants anarchistes. Et même si des militants anarchistes de base y participèrent, ils n’étaient pas seuls. César Lorenzo a cité un étudiant phalangiste sur la guerre en Catalogne à ce sujet : "En réalité, les actes criminels étaient équivalents entre les deux partis et proportionnels au nombre de leurs membres."17
Franz Borkcnau, après un séjour dans l’Espagne révolutionnaire en août 1936 et en janvier-février 1937, écrivait au sujet du terrorisme dans les premières semaines de la guerre civile en Catalogne :
"J’ai appris que le terrorisme était de loin le principal levier de la révolution sociale dans les villes et les villages. Les exécutions découlaient des expropriations et la crainte des exécutions contraignaient les autres riches à la soumission au régime révolutionnaire. La suggestion selon laquelle les anarchistes en Catalogne ne devait leur prépondérance qu’à leurs méthodes terroristes était fausse; ils auraient obtenu l’allégeance d’une large majorité de la classe ouvrière sans avoir recours au terrorisme. Mais l’autre allégation selon laquelle seul le terrorisme leur permettait d’entreprendre les premières étapes vers la révolution sociale était vraie. Le terrorisme anarchiste, durant ces premiers jours, était le type de terrorisme le plus impitoyable que toutes les organisations de la classe ouvrière ont exercé contre les ennemis du régime à travers toute l’Espagne..."18
Terreur initiale en Catalogne et au Levant
Borkenau a développé le sujet, "Le terrorisme révolutionnaire de juillet, août et septembre en Espagne était ce qu’on appelle un ‘terrorisme de masse’, le terme ayant la double signification de terrorisme exercé par les masses , et non par des forces de police organisées et contre un très grand nombre, une ‘masse’ de victimes". Il a comparé la situation avec celle de la France en 1792et de la Russie en 1918: " La masse s’en prend seulement, pas tant au gens qui ont perpétré ou essayé de le faire, des actes contre le régime, qu’au gens qui, du fait de leur condition sociale, sont supposés être les ennemis naturels du régime que défendent ces masses. En Russie, comme en Espagne et en France, les aristocrates ont été tués en tant que aristocrates, les prêtres en tant que prêtres, et en Russie et en Espagne, les bourgeois en tant que bourgeois; dans tous les cas, ces individus étaient connus en outre pour appartenir à des organisations hostiles au régime..."19 Borkenau notait aussi : "Je me risque à suggérer que, peut-être ce n’est pas tant une habitude anarchiste que de massacrer ses ennemis en masse qu’une habitude espagnole."20 Cependant, il a observé, durant son second séjour dans l’Espagne révolutionnaire en janvier-février 1937, que l’usage de la force par les anarchistes durant la première période de la guerre avait sapé leur influence en Catalogne: "Les expropriations et les exécutions de masse ont terrorisé les petits propriétaires qui sont un élément très important à Barcelone."21
Le dirigeant anarchiste catalan, Diego Abad de Santillán, écrivant alors que la guerre n’était pas terminée, notait que, aussitôt après le 19 juillet 1936, à Barcelone, nombreux étaient ceux qui vivaient sans lois et de pillage. Mais il disait que le Comité Central de la Milice, parmi d’autres mesures contre cet état de fait, avait organisé la réquisition méthodique des richesses provenant des églises et des maisons des habitants qui avaient fui, et les déposait en lieux sûrs.22 Santillán écrivait: " il est possible que notre victoire entraîne la mort violente de quatre ou cinq mille citoyens de Catalogne, catalogués comme hommes de droite, liés à la réaction politique et cléricale. Mais une révolution a des conséquences... Lorsque ces événements survenaient, nous étions ceux qui faisaient le plus pour freiner les instincts de vengeance du peuple libéré."23
Aussitôt que fut créé le Comité Central des Milices en Catalogne, il chercha à rétablir la loi et l’ordre. C’était la tâche du secteur de la sécurité au sein du comité, dirigé par l’anarchiste Aurelio Fernández, et les patrouilles de contrôle dans lesquelles la CNT fournissait environ la moitié des membres.
Néanmoins, César Lorenzo a noté que, en plus de ces patrouilles officielles, "existaient des forces de police organisées par chaque parti et organisation syndicale, qui dépendaient de leurs dirigeants respectifs ; il y avait les célèbres tchékas, qui disposaient de leurs propres agents secret, leurs prisons privées et leurs commandos. Celle de la CNT, sous les ordres de Manuel Escorza, était la plus importante et la mieux organisée."24
Selon Diego Abad de Santillán, "Nous faisions de sérieux efforts pour réprimer tous les excès, et si nous pensions que ces efforts n’étaient pas appliqués par tous, nous avons fusillé quelques camarades et amis qui avait abusé de leur autorité". Ainsi est tombé J. Gardenes, qui ne fut pas sauvé en se repentant des actes qu’il avait loyalement avoué avoir commis, sachant que nous avions déclaré que nous ne nous laisserions pas émouvoir; ainsi est également tombé le président de l’un des plus grand syndicats de Barcelone, celui des ouvriers de l’alimentation, qui était accusé d’avoir exercé une vengeance personnelle et qui ne fut pas sauvé par son long passé de militant."25 Les dirigeant anarchistes, comme une grande partie des militants de base, cherchaient tout particulièrement à s’opposer aux tentatives d’individus d’exploiter la situation pour leur bénéfice personnel. Franz Borkenau développait ce point lors de son premier séjour dans l’Espagne révolutionnaire, moins de trois semaines après le début de la guerre civile:
"Il est intéressant d’écouter ce que ces marxistes disent au sujet des anarchistes. Aussitôt après la défaite des militaires, expliquent-ils, il y a eu de nombreux pillages sur les Ramblas, sous prétexte d’actions anarchistes. Puis la CNT s’en est mêlée, niant toute responsabilité dans ces actes; maintenant, ce qui attire l’œil en premier sur les murs des maisons, ce sont de grandes affiches anarchistes menaçant les pillards d’exécution sur le champ. Mais un autre mensonge circule, de nature plus surprenante. En mettant à sac et en brûlant les églises, la milice a naturellement entassé un considérable butin, en argent et objets de valeur. Ce butin aurait dû revenir à la CNT. Il n’en fut rien cependant ; les militants anarchistes de la base préféraient brûler le tout, y compris les billets de banque, pour ne pas éveiller les suspicions de vols..."26
Le même rejet de l’idée que la révolution serait exploitée pour le bénéfice des individus plutôt que celui de la classe ouvrière dans son ensemble est apparue à travers un autre exemple que Borkenau a raconté lors de son premier séjour : "Les communistes ... dès le lendemain de la victoire, établirent une liste de revendications économiques, telles que des allocations pour les veuves de combattants tués lors de la défense de la république. Les anarchistes ne dirent rien au sujet d’allocations, de salaires ou d’heures de travail. Ils prétendent seulement que chaque sacrifice doit être fait pour soutenir la révolution, sans récompense..."27
Dès le 30 juillet, les anarchistes prirent des mesures énergiques contre les paseos. Le journal de Barcelone, La Vanguardia du 31 juillet, publia deux proclamations en première page, toutes les deux datées de la veille. L’une était signée par la Federación Local de Sindicatos Unicos de Barcelone et la Confederación Regional de Cataluña de la CNT, et l’autre par la CNT-FAI sans autre précision :
"Une série de perquisitions, suivies d’arrestations arbitraires et d’exécutions, la plupart sans qu’aucune raison ne justifie de telles mesures, ont eu lieu à Barcelone... Les perquisitions, de nature privées, doivent cesser et ne peuvent s’effectuer que sous l’autorité de la Commission d’Enquête du Comité de la Milice Anti-fasciste, de la Fédération Locale, ou du Comité Régional de la FAI. Les informations, nous parvenant à ce sujet, qui indiquent que ces abus sont commis au nom de l’organisation sans que les Comités responsables n’en aient connaissance, est le facteur qui nous incitent à prendre cette décision afin de faire respecter le sens des responsabilités et mettre fin aux actes ignobles par des personnes sans scrupules, que nous supprimerons énergiquement"
La seconde proclamation, commune de la CNT-FAI , qui fut largement distribuée, y compris au moyen d’avions survolant la ville, était encore plus explicite: "NOUS DEVONS PRENDRE DES MESURES CONTRE TOUS LES INDIVIDUS convaincus d’avoir commis des actes allant à l’encontre des droits de l’homme et contre tous ceux qui se sont conférés des attributions au nom de l’organisation confédérale ... Nous disons comment nous agirons et nous agirons comme nous l’avons dit."28
Les juges et la police anarchistes
Le Comité Centrale des Milices, dominé par les anarchiste, essaya très tôt de rétablir un système légitime pour rendre la justice. Diego Abad de Santillán a noté: " Le Palais de Justice a été ouvert et a commencé à organiser la justice dite révolutionnaire. Des tribunaux populaires ont été formés pour juger les crimes de rébellion et de complot contre la république et les nouvelles lois en vigueur. Dès que ce rôle fut reconnu, aussitôt que possibles, des juges populaires remplacèrent les anciens juges professionnels, plus experts dans la fonction, mais qui auraient été au service de la contre-révolution..."29
Juan García Oliver, dans ses mémoires a remarqué : " Nous avons laissé le contrôle de l’administration de la Justice au comité révolutionnaire qui fut crée tribunal de Barcelone, auquel étaient associés des juristes éminents comme Eduardo Barriobero, Angel Samblancat, Juan Rosinyol et d’autres, aidés par des représentants de la CNT et de l’UGT."
Cependant, les procès des militaires qui étaient impliqués dans le complot pour renverser la république furent laissés à d’autres militaires, loyaux au régime. Des cours martiales furent constituées, pour juger leurs collègues militaires.30
Diego Abad de Santillan a souligné le cas de conscience des anarchistes impliqués dans la constitution de forces de police et de tribunaux plus ou moins réguliers:
"Les juges, y compris ceux qui appartenaient à la FAI, les policiers, même membres de la CNT, ne nous plaisaient pas; ce sont des fonctions qui nous répugnent un peu. Nous ne considérions pas non plus avec sympathie la création des Patrouilles de Contrôle. Nous voulions liquider toutes les institutions répressives derrière les lignes et les envoyer au front...31Les Patrouilles devinrent l’objet de légendes épouvantables. La majorité des miliciens étaient nos camarades et ils constituaient un obstacle, en tant que tels, pour les projets éventuels de domination. On chercha à les supprimer et la première chose à faire était de les discréditer.Il est possible que parmi les 1 500 hommes à Barcelone, quelques-uns aient pu outrepasser leur fonction et se rendre coupables de transgressions condamnables, mais, même dans ce cas, pas dans des proportions inhabituelles pour d’autres institutions répressives. Nous ne défendions pas l’ institution des patrouilles, comme nous n’avions pas défendu la garde civile ou les gardes d’assaut. Mais ces hommes avaient un sens de l’humanité et des responsabilités qui les rendirent loyaux au nouvel ordre révolutionnaire. Avec le temps, peut-être, ils seraient devenus seulement une autre force de police, mais les diffamations dont ils furent l’objet manquaient de preuve. Elles venaient principalement des communistes.A de nombreuses occasions, nous avons eu à intervenir pour faire libérer ceux dont la neutralité politique offrait des garanties, et nous avons pu observer que ceux qui étaient détenus étaient traités comme nous ne l’avions jamais été : comme des êtres humains. Ils s’agissait de comploteurs sur nos arrières et il était naturel que nous ne leur laissions pas les mains libres pour nous nuire. Mais ceux qui ont vécu les dix premiers mois de la révolution en Catalogne peuvent témoigner de la différence avec les méthodes répressives appliquées par la suite, sous couvert de ‘l’ordre’ établi par Prieto, Negrin et Zugazagoitia, des chambres de torture du parti communiste ou du Directoire Générale à la Sécurité, qui était la même chose, des horreurs du SIM, où étaient perpétués des actes de bestialité que même la garde civile sous la monarchie aurait été incapable d’imaginer."32
Terrorisme anarchiste au Levant
A Valence, comme en Catalogne, le paseo était monnaie courante dans les premières semaines de la guerre civile. Bien que des tribunaux militaires furent institués dans la région du Levant en conformité avec un décret du gouvernement Giral, notamment pour traiter des cas de trahison contre la république, les paseos ne cessèrent pas immédiatement. Un homme, qui était juge à Valence en 1936, se souvient des années après que, tous les matins, il devait établir un certificat de décès pour différentes personnes tuées durant la nuit. Il dit que cette situation a continué pendant trois ou quatre mois.33
Lorsque le dirigeant anarchiste Juan García Oliver a pris son poste de ministre de la justice à Valence au sein du gouvernement de Largo Caballero, en début novembre 1936, il a pensé que l’une des premières tâches était de mettre fin aux paseos. Il découvrit que la principale bande qui commettait des arrestations illégales et des meurtres était connue sous le nom de "Tribunal du Sang", et était composée d’une vingtaine d’individus, issus de "tous les partis et organisations anti-fascistes de la ville."
García Oliver a décrit la façon dont ce ‘tribunal’ fonctionnait : "Chaque nuit, il se fixait la mission d’effectuer certaines arrestations de personnes suspectées de fascisme. Il les jugeait et, si ils étaient condamnés à mort, les exécutaient. Tout était fait en une nuit. Le corps des personnes exécutés étaient retrouvés en dehors de la ville, dans les champs et les jardins."
Dans son discours lors de l’ouverture annuelle des tribunaux, peu après sa prise de fonction, García Oliver a essayé d’expliquer comment sont apparus les paseos. Dans ses mémoires, il a cité cette explication:
"Du fait que le soulèvement militaire avait entraîné la destruction de tous les freins sociaux, parce qu’il avait été réalisé par les classes sociales qui avaient maintenu l’ordre social historiquement, les essais de rétablir un équilibre légal a poussé l’esprit de justice à revenir à ses sources les plus lointaines et les plus pures : le peuple, vox populi, suprema lex. Et le peuple, tenu anormalement à l’écart si longtemps, a créé et appliqué ses lois et procédures, c’est à dire le paseo. Mais la normalité rétablie avec l’ installation de tribunaux populaires, composés de révolutionnaires, ne justifie plus les paseos; les éléments suspects doivent être présentés devant les tribunaux populaires et être jugés, avec impartialité, avec une punition pour les coupables et la liberté immédiate pour les innocents."
García Oliver était déterminé à mettre fin aux paseos. Il lança un appel aux membres du Tribunal du Sang. Il y eut apparemment une discussion assez violente, avec la menace à peine voilée que García Oliver lui-même pourrait être la victime d’un paseo.
García Oliver a prétendu qu’il avait réussi à faire cesser les agissement du Tribunal du Sang et à le faire se dissoudre. Mais une quinzaine de jours plus tard, les meurtres de nuit reprirent et le corps des victimes étaient déposés devant l’École Populaire de Guerre que García Oliver venait juste de créer. Il découvrit peu de temps après que ces nouvelles exécutions étaient l’œuvre des Gardes d’Assaut sur ordre d’un officiel au sein du ministère de l’intérieur. Il obtint peu après la cessation de ceux-ci.34
Au fur et à mesure du déroulement de la guerre, la nature de la terreur du côté républicain se transforma radicalement. En même temps que grandissait l’influence stalinienne au sein des forces de police reconstituées et de l’armée, et cela avec l’aide des experts du GPU soviétique,une police secrète totalement indépendante du gouvernement fut mise sur pieds, et la violence, la coercition et la terreur furent appliquées sur des bases beaucoup plus organisées. Bien sûr, il furent utilisés contre les anarchistes (et autres opposant au stalinisme) et non par eux.
Les anarchistes et la terreur en Aragon
Il est évident que, en même temps que les milices anarchistes avançaient en Aragon, pour regagner environ la moitié de la région, elles ont employé des méthodes musclées dans les zones qu’elles reprenaient au forces rebelles. Les paysans anarchistes participèrent aussi activement à la terreur contre leur ennemis.
Franz Borkenau, lors d’un séjour en Aragon moins d’un mois après le début de la guerre en témoigne. Il a raconté une conversation dans un bar de village à Fraga:
"La plupart d’entre eux sont anarchistes. Un homme, avec le geste parlant d’un doigt à travers la gorge, nous dit qu’ils ont tué trente-huit ‘fascistes’ dans leur village. De toute évidence, cela les réjouit énormément. (Le village a seulement un milliers d’habitants environ.)
Ils n’ont tué aucune femme ni enfant. Seulement le prêtre, ses partisans les plus actifs, l’avocat et son fils, le propriétaire terrien et quelques-uns des paysans les plus riches! Au début, j’ai pensé que le chiffre de trente-huit était une fanfaronnade, mais le lendemain matin, il fut confirmé par d’autres paysans, dont certains n’étaient pas très contents des massacres. J’ai obtenu d’eux des détails sur ce qui s’était passé. Ce ne sont pas les villageois eux-mêmes qui avaient organisé les exécutions, mais la Colonne Durruti dès qu’elle est arrivée dans le village. Ils ont arrêté tous les suspects d’activités réactionnaires, les ont conduits en camion à la prison et les ont fusillés... Suite à ce massacre, les catholiques et les riches du village voisin se sont rebellés ; l’alcalde a servi de médiateur, un colonne de miliciens est entré dans le village, et à de nouveau fusillé vingt-quatre personnes."35
Les exécutions étaient souvent réalisées avec réticences par les paysans d’Aragón. Les faits qui se sont déroulés dans un petit village sont peut-être révélateurs de ce qui s’est passé dans quelques autres. Dans un premier temps, le comité local révolutionnaire n’intenta de procès contre personne, pensant qu’il était odieux d’exécuter uns de ses voisins. Cependant, ce comité, composé de cinq membres de la CNT et cinq de l’UGT, devint convaincu que si quelques-uns des fascistes n’étaient pas exécutés, ils tueraient les républicains à la première occasion. Alors les trois principaux fascistes du village furent jugés et exécutés.36
Les dirigeants de quelques-unes des colonnes qui se rendirent en Aragón essayèrent d’empêcher un tel terrorisme. Ce fut le cas de Saturnino Carod, qui parvint jusqu’aux abords de Belchite.De nombreuses années après, il a raconté à Ronald Fraser qu’il avait rassemblé les habitants du village de Calaceite, après qu’ils eurent incendié leur église, et leur avait dit : "Vous brûlez les églises sans penser à la peine que vous causez à vos mères, vos sœurs, vos filles, vos parents, dans les veines desquels coulent le sang chrétien, catholique. Croyez-vous qu’en brûlant les églises, vous allez changer ce sang et que demain tout le monde se considérera comme athée. Au contraire! Plus vous violez leur conscience et plus ils se rangeront aux côtés de l’église. En outre, l’immense majorité d’entre vous est croyante dans l’âme."
Fraser ajoutait: "Il a demandé que les vies et les propriétés – pas seulement sur le plan religieux – soient respectées. La tâche de la colonne était de combattre l’ennemi en combats ouverts, pas de se charger de la justice."37