Textes inédits traduits

Notes Mollie Steimer

Messagede digger » 11 Mai 2014, 17:18

NDT

1. August Bebel (1840 – 1913) La femme et le socialisme 1891 https://www.marxists.org/francais/bebel/bebel_fs.htm

2. Sergueï Mikhaïlovitch Stepniak-Kravtchinski 1851 -1895 La Russie Souterraine 1885 https://archive.org/details/larussiesouterr00stepgoog

3. Robert Berkeley Minor (1884 – 1952) caricaturiste politique, membre du parti socialiste américain, puis du parti communiste américain à partir de 1920.

4. Maria Goldsmith 1873 -1933 (Pseudos Maria Korn, Isidine Corn) a collaboré à de nombreux journaux et revues La Libre Fédération , les Temps Nouveaux , la revue Plus Loin

5. Georg Brandes (1842 – 1927) Critique et universitaire danois

6. Thomas Joseph "Tom" Mooney (1882– 1942) et Warren K. Billings (1893 – 1972) étaient deux militants politiques et syndicalistes. Lors de la Preparedness Day (Journée de Préparation) du 22 juillet 1916, une parade célébrant la prochaine entrée en guerre des États-Unis, eut lieu un attentat à la bombe qui tua dix personnes.
Billings fut condamné à la prison à perpétuité et Mooney à la pendaison. Sa peine fut commuée par la suite, à la prison à vie. Il n’y a jamais eu de preuves évidentes contre eux. Alexandre Berkman fut soupçonné mais le doute subsiste encore aujourd’hui sur l’(les) auteur-s de l’attentat

7. L’incendie de l’usine Triangle Shirtwaist le 25 mars 1911 à New York a causé la mort de 146 ouvrières de l’usine de confection. Les gérants avaient fermé les portes de la cage d’escalier et les sorties

8. Le Sedition Act, voté par le Congrès et entré en vigueur le 16 mai 1918 était une loi qui étendait le Espionage Act de 1917, pour couvrir un plus large éventail d’activités, notamment l’expression d’opinions qui nuiraient à l’effort de guerre

9. John Silas Reed (1887 – 1920) journaliste et militant communiste américain, connu surtout pour son ouvrage sur la révolution bolchévique, Ten days that shook the world (1920) http://libcom.org/files/Ten%20Days%20That%20Shook%20the%20World%20-%20Reed,%20John.pdf Dix jours qui ébranlèrent le monde. (Éditions sociales, 1986) Voir aussi Le Mexique insurgé (1914) http://classiques.uqac.ca/classiques/reed_john/mexique_insurge/mexique_insurge.pdf

10. Voir Prise de paroles devant les jurés Emma Goldman http://racinesetbranches.wordpress.com/introduction-a/emma-goldman-et-mother-earth/

11. Ricardo Flores Magón (1874 -1922) Révolutionnaire mexicain, fondateur du Parti libéral mexicain qui utilisera le slogan "Tierra y Libertad" En 1918 , il est condamné à 20 ans de prison pour sabotage à l’effort de guerre des États-Unis. Il meurt à la prison de Leavenworth le 21 novembre 1922

12. Upton Beall Sinclair, (1878 – 1968), écrivain américain, proche des idées socialistes

13. Hester Street Rue dans le Lower East Side à Manhattan qui fut un centre de la culture juive ashkénaze

14. Zechariah Chafee, Jr. (1885 – 1957) Professeur de droit, défenseur des droits de l’homme et de la liberté d’expression. En 1921, il évita de peu la révocation suite à la défense des accusés du procès Abrams .

15. Joseph A. Labadie Collection. Le plus vieux centre de documentation des Etats-Unis réunissant des documents sur les mouvements sociaux et les groupes politiques marginalisés, du dix-neuvième siècle à nos jour.

16. Voir The League for the Amnesty of Political Prisoners Its Purpose and Programme. Emma Goldman

17. Fraye Arbeter (Arbeyter) Shtime (FAS) – Le journal de langue yiddish le plus important et à la plus longue parution (1890-1977) des Etats-Unis, publié à New York et Philadelphie.

18. The Workmen’s Circle ou Arbeter Ring est une organisation sociale juive américaine qui fournit une aide et des services sociaux à la communauté juive et ashkénaze.

19. The Tombs, surnom donné au Manhattan Detention Complex

20. Vous ne pouvez pas mettre du sel sur la queue de l’aigle, ni brider la domination de la pensée ; Vous ne pouvez pas mettre les idées en prison, vous ne pouvez pas déporter une opinion.

21. Golos Truda. Journal fondé à New York en 1911 et poursuivit à Petrograd à partir de 1917. Il fut interdit en août 1918 par les bolchéviques, mais survécut tant bien que mal sous le nom de Volny Golos Truda jusqu’en 1929.

22. Le passeport Nansen, crée en juillet 1922 à l’initiative de Fridtjof Nansen, Haut-commissaire pour les réfugiés de la Société des Nations, permet à des exilés apatrides de voyager

23. On leaving Russia http://racinesetbranches.wordpress.com/introduction-a/mollie-steimer/

24. Site de l’IISH Les documents sur Mollie Steiner ne sont pas accessibles en ligne, à cette date, contrairement à ceux de Alexander Berkman ou Max Nettlau, par exemple
.
25. Voir À propos de la Plateforme http://racinesetbranches.wordpress.com/lexique/a-propos-de-la-plateforme/

26. Alias Gaspard-Félix Tournachon (1820 – 1910), caricaturiste et photographe.
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Volin, 1882-1945

Messagede digger » 12 Mai 2014, 06:54

Voline – 1882-1945

par Rudolf Rocker


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Texte original : Volin, 1882-1945 http://libcom.org/library/volin-1882-1945-rudolf-rocker

Vsevolod Mikhailovich Eichenbaum est né le 11 août 1882, dans la région de Voronezh en Russie. Un seul de ses ouvrages, à ma connaissance, un petit livret de poèmes, a été publié sous son vrai nom, alors que tous les autres, ses nombreux articles et essais , l’ont été sous son pseudonyme. Il est plus facile de penser et de parler de lui sous le nom de Voline.

Ses parents étaient tous les deux médecins et vivaient confortablement, ce qui leur permettait d’engager des gouvernantes françaises et allemandes pour débuter l’éducation de leurs enfants. Ainsi, Vsevolod et son frère Boris eurent ils l’opportunité de se familiariser avec ces deux langues dès leur prime jeunesse. Voline était capable de parler et d’écrire le français et l’allemand aussi couramment que le russe, sa langue natale.

Il reçut son enseignement général au collège de Voronezh. Après quoi, il fut envoyé à Saint-Pétersbourg pour étudier la jurisprudence. Mais tous ses plans d’avenir furent contrariés par la situation critique qui se développait en Russie à l’époque. Voline se familiarisa avec les idées révolutionnaires à dix neuf ans, alors qu’il était étudiant et se rendit particulièrement utile au sein du mouvement ouvrier à partir de 1901.

En 1905, alors que tout l’empire russe était sous l’emprise du grand soulèvement révolutionnaire qui faillit renverser l’ordre tyrannique des Romanov, le jeune homme de Voronezh rejoignit le Parti Socialiste Révolutionnaire et prit une part active dans cette révolte. Après la répression sanglante de l’insurrection ; il fut arrêté comme des milliers d’autres. En 1907, un tribunal tsariste le bannit dans un des nombreux endroits de Russie pour les exiles politiques. Mais il fut assez chanceux pour trouver un moyen de s’évader et se rendit en France.

Ce fut à Paris que Voline connut les meilleurs conditions pour étudier et comparer les différentes écoles du mouvement socialiste et les multiples aspects des problèmes sociaux en général. Il fréquenta différents libertaires, dont Sébastien Faure, l’orateur éloquent des anarchistes français. Et il établit des contacts avec le petit cercle des anarchistes russes à Paris, dont A. A. Kareline et son groupe, et autres organisations d’exilés russe. Sous l’influence de ce nouvel environnement, il était inévitable que Voline modifie progressivement ses idées politiques et sociales , et ainsi il se sépara des socialistes révolutionnaires et rejoignit le mouvement anarchiste.

En 1913, lorsque le danger d’un conflit armé fit planer son ombre sur l’ Europe, il devint membre du Comité pour Une Action Internationale Contre la Guerre. Cette adhésion irrita les autorités françaises et, en 1915, alors que le front s’étendait sur tout le continent, le gouvernement Viviani-Millerand décida de l’interner dans un camps pour la durée du conflit. Averti à temps, il put, avec l’aide de camarades français, s’échapper à Bordeaux. De là, il embarqua comme magasinier sur un cargo à destination des États-Unis.

A New York, Voline rejoignit la Union of Russian Workers in the United States and Canada, une organisation remarquable avec 10 000 adhérents environ, aux positions semblables à celles de la Confédération Générale du Travail en France, à l’époque. Il trouva donc un riche terreau pour ses activités. Peu après, il rejoignit l’équipe éditoriale de Golos Truda, un hebdomadaire de la Fédération, dont il était un des rédacteurs les plus doués.

Mais en 1917, lorsque se déclencha la révolution en Russie, l’équipe entière de Golos Truda décida d’y partir et de transférer la revue à Petrograd. Arrivés là-bas, ils obtinrent la coopération spontanée de l’Union Anarcho-Syndicaliste Groupe de Propagande créée récemment . Il fut donc facile d’organiser la publication de Golos Truda sur le sol russe. Voline adhéra à l’Union et fut immédiatement élus comme l’un de ses rédacteurs. Durant les premiers mois, la revue apparut sous forme d’hebdomadaire mais après les événements de octobre 1917, elle devint un quotidien.

Entre temps, le gouvernement bolchevique à Moscou avait signé le traité de paix de Brest-Litovsk qui cédait toute l’Ukraine aux armées d’occupation allemandes et autrichiennes. C’est ainsi que Voline quitta Petrograd et rejoignit une troupe de partisans libertaires qui partaient en Ukraine pour combattre les envahisseurs étrangers et leurs partisans russes. Il put ainsi se rendre à Bobrov et rendre visite à sa famille qu’il n’avait pas vu de 1915, lorsqu’il fut obligé de quitter la France pour l’Amérique.

Durant les mois de relative liberté qui s’ensuivirent en Russie, lorsque d’autres mouvements sociaux autres que bolcheviques jouissaient encore de la possibilité de diffuser leurs idées à travers leurs publications et réunions publiques, Voline fut constamment occupés sur de nombreux fronts. Il participa aux travaux du Commissariat Soviétique pour l’Education Publique et l’Edification du Peuple, d’abord à Voronezh et plus tard à Kharkov. A l’automne 1918, il aida à organiser la Fédération Anarchiste d’Ukraine, une organisation puissante pendant quelques mois, connue sous le nom de Nabat (Tocsin), qui publia une importante littérature. A part son journal principal à Koursk, Nabat publiait des journaux régionaux sous le même nom dans différentes régions d’Ukraine. Voline devint membre du secrétariat de Nabat et de l’équipe éditoriale de ses revues. Le congrès de l’organisation à Koursk lui confia la rédaction d’une Déclaration Synthétique de Principes qui serait acceptable par toutes les tendances du socialisme libertaire en Russie et qui leur permettrait de travailler ensemble.

Mais tous les projets d’avenir de Nabat furent réduits à néant lorsque, au printemps 1919, le gouvernement soviétique commença à persécuter les anarchistes en interdisant leurs journaux et en procédant à des arrestations de masse de ses militants. Voline rejoignit alors l’armée révolutionnaire de Nestor Makhno. Makhno avait aussi créé au sein de cette armée une branche spéciale pour l’éducation du peuple afin de le préparer à un nouvel ordre social, fondé sur la propriété collective de la terre, l’autonomie des collectivités locales et la solidarité fédératives. Voline en prit bientôt la direction, poste qu’il occupa durant toute la campagne contre Denikine.(1)

En décembre 1919, le Comité militaire révolutionnaire l’envoya dans la région de Krivoi-Rog pour contrer la dangereuse propagande de Hetman Petlura ; mais en route, il fut victime de la fièvre typhoïde et dut s’arrêter dans la chaumière d’un paysan. Entre temps, l’armée de Denikine avait été défaite et, peu après, il y eut un nouveau conflit entre le gouvernement soviétique et les partisans de Makhno. Encore extrêmement malade, Voline fut arrêté le 14 janvier par des agents militaires de Moscou et traîné de prison en prison. Trotski avait déjà ordonné son exécution et, selon Voline, il n’a échappé à la mort que par pur accident.

Il fut transféré à Moscou en mars 1920, et y resta jusqu’en octobre, lorsqu’il fut libéré en même temps que de nombreux autres anarchistes , suite à un traité signé entre les bolcheviques et l’armée de Makhno. Voline retourna alors à Kharkov, où il reprit ses anciennes activités et participa aux négociations continues entre le gouvernement de Lénine et une délégation de l’armée de Makhno. Mais l’accord obtenu entre les deux parties fut bientôt rompu par les bolcheviques et, en novembre, à peine un mois après leur libération, Voline et la plupart de ses camarades furent à nouveau arrêtés et confinés à la prison de Taganka à Moscou.

Aucune accusation ne pesait sur eux, sinon leurs opinions libertaires. Néanmoins, il ne faisait aucun que, sauf un concours de circonstances, ils auraient été liquidés d’une manière ou d’une autre, comme tant de milliers d’autres avant eux. Ils n’eurent la vie sauve que grâce à une coïncidence.

A l’été 1921, l’Internationale Syndicale Rouge tint son congrès à Moscou. Les délégués comprenaient des représentants d’organisations anarcho-syndicalistes d’Espagne, de France et d’autres pays, venus pour décider si une alliance avec cette nouvelle International était ou non possible. Ils arrivèrent dans la capitale juste au moment où les anarchistes de la prison de Taganka débutaient une grève de la faim qui dura plus d’une dizaine de jours, et furent amenés à obliger les autorités à expliquer pourquoi ils avaient été emprisonnés.

Lorsque ces délégués apprirent ce qui était arrivé, ils formulèrent de véhémentes protestations, demandant la libération de leurs camarades russes. Mais ce ne fut qu’après que l’affaire soit devenue un scandale publique lors du Congrès que le gouvernement consentit à libérer les grévistes de l faim, à la condition, cependant, qu’ils quittent la Russie. C’était la première fois que des prisonniers politiques étaient expulsés de la Patrie Rouge du Prolétariat, tant vantée.

Et le gouvernement soviétique eut l’audace de pourvoir ces victimes de passeports pris à des prisonniers de guerre tchécoslovaques en route vers leur pays natal. Lorsque les expulsés arrivèrent au port allemand de Stettin, ils donnèrent leur vrai nom aux autorités et leur signalèrent que les passeports que leur avaient fourni les bolchéviques n’étaient pas les leurs. Heureusement pour eux, l’Allemagne connaissait elle -même une situation révolutionnaire et ce qui deviendrait plus tard impossible l’était encore.

Bien que le commissaire du port n’avait pas légalement le droit de laisser ce groupe d’une vingtaine de personnes rester sur le sol allemand, il fut sensible à leur situation désespérée et leur permis d’envoyer deux de leurs camarades à Berlin pourvoir si ils pouvaient trouver une organisation amicale qui pourrait se porter garante de leur entretien et de leur bon comportement. Lorsque les deux délégués firent leur apparition à notre quartier général dans la capitale allemande, Fritz Kater, président de la Freie Arbeiter-Union Deutschlands, se rendit avec eux chez le Préfet de Police et signa tous les documents nécessaires, et donc, au bout de quelques heures, ils obtinrent la permission d’amener tout le groupe à Berlin. Ils arrivèrent à la fin de 1921.

Ce ne fut pas facile de subvenir au besoin d’un tel groupe de personnes mais les camarades allemands firent ce qu’ils purent. Il était particulièrement difficile de trouver un lieu de vie pour les nouveaux arrivants, car la question du logement en Allemagne après la première guerre mondiale était tout simplement abominable et resta un des plus gros problèmes de la nation pendant de nombreuses années. Et notre tâche la plus difficile fut de trouver un lieu où la famille Voline pourrait vivre sous le même toit. Le seul abri que notre comité put trouver pour eux était un grenier qui pouvait être chauffé.

Ce fut ma première rencontre avec Voline et ses camarades. Bien qu’il n’eut que quarante et un ans, il paraissait beaucoup plus âgé, avec ses cheveux et sa barbe presque blancs. Mais ses gestes énergiques et ses mouvements rapides corrigèrent mon impression initiale. C’était un homme cordial et intelligent, aux manières douces, attentionnées et courtoises et presque totalement immunisé contre les événements extérieurs et les coups durs personnels. Avec une faculté de concentration hors du commun, il pouvait poursuivre ses travaux d’écriture, sans difficulté apparente, dans le même grenier où sa famille devait dormir, manger et vivre au quotidien.

En fait, Voline a réalisé de nombreux travaux utiles alors qu’ils se trouvait à Berlin. Il écrivit, en allemand, un pamphlet remarquable de quatre-vingt pages, intitulé The Persecutions of the Anarchists in Soviet Russia. C’était la première information authentique et documentée du monde extérieur au sujet de ce qui se passait en Russie. Il traduisit aussi en allemand le livre de Piotr Arshinov, The History of the Makhnovist Movement, et en même temps, il éditait une revue en revue en russe, L’Ouvrier Anarchiste. A côté de cela, il réalisa un gros travail pour le mouvement libertaire allemand, en faisant des conférences et en écrivant des articles pour notre presse.

Voline resta à Berlin deux ans environ, puis reçut une invitation de Sébastien Faure pour venir s’installer à paris avec sa famille, où les conditions de vie à cette époque étaient bien meilleures qu’en Allemagne. Faure était occupé à la préparation et à la publication de son Encyclopédie Anarchiste et avait besoin d’un homme maîtrisant des langues étrangères comme collaborateur régulier. Voline y trouva donc un domaine exigeant et captivant. Il écrivit différents articles pour la nouvelle Encyclopédie, dont beaucoup d’entre eux furent aussi publiés sous forme de pamphlets en plusieurs langues. Il accepta également une sollicitation de la Confederacion Nacional del Trabajo en Espagne pour devenir l’éditeur de sa revue française à Paris, L’Espagne Anti-Fasciste.

Mais si sa situation économique en France était notablement plus favorable qu’elle ne l’aurait été en Allemagne, il subit une succession de coups durs, dont le pire fut la mort de sa femme dans des circonstances douloureuses. Peu après, il quitta Paris pour Nîmes, puis pour Marseille, où le surprit la seconde guerre mondiale. Après l’invasion de la France par les nazis, sa situation devint de plus en plus dangereuse. Allant d’une cachette à une autre, il était obligé de vivre au milieu d’une tragédie continuelle et dans une misère noire.

Lorsque la guerre prit fin, il retourna à Paris, mais seulement pour entrer à l’hôpital, atteint d’une tuberculose incurable et sachant que ses jours étaient comptés. Il y mourut le 18 septembre 1945. Nombreux furent ses vieux amis à l’accompagner dans son dernier voyage, du crématorium au cimetière du Père-Lachaise. Ils pleuraient la perte d’un camarade déterminé qui avait beaucoup souffert sa vie durant, mais qui était resté jusqu’à la fin un combattant vaillant pour un monde meilleur et pour la grande cause de la liberté et de la justice sociale .

Rudolf Rocker.
Crompond, N.Y.,
Mai 1953.

NDT
1. Anton Ivanovitch Dénikine Chef des armées blanches anti-bolchéviques jusqu’en avril 1920, où il s’exile en Angleterre.
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La Fabrication d’une Anarchiste

Messagede digger » 12 Mai 2014, 06:58

La Fabrication d’une Anarchiste

Voltairine de Cleyre


Texte original The Making of an Anarchist, essai publié dans Selected Writings of Voltairine de Cleyre édité par Alex Berkman et publié par Mother Earth Publishing en 1914.

"Un garde se tenait là et un un autre de ce côté; J’étais en face du portail. Tu connais ces problèmes de géométrie du lièvre et des chiens – ils ne courent jamais tout droit mais en courbes, tu vois? Et le garde n’était pas plus intelligent que les chiens; si il avait couru tout droit, il m’aurait attrapé."

C’était Pierre Kropotkine racontant son évasion de la forteresse de Petro-Paulovsky.(1) Trois petits morceaux de pains sur la table marquaient les positions relatives des gardes peu malins et du prisonnier fugitif ; le narrateur les avait arraché de la tartine dont il déjeunait et les avait lancé sur la table avec un sourire amusé. Le triangle ainsi suggéré avait marqué le point de départ de l’exile d’une vie pour le plus grand homme, mis à part Tolstoï, que la Russie a produit: à partir de ce moment a commencé les nombreuses errances à travers le monde et l’adoption du titre simple et affectueux de "Camarade", pour lequel il a abandonné celui de "Prince," qu’il déteste.

Nous étions trois dans la petite maison simple d’un ouvrier, – Will Wess (2), un ancien cordonnier – Kropotkine, et moi. Nous prenions le "thé" à la manière anglaise ordinaire, avec de minces tartines de pain beurrées; et nous parlions de choses et d’autres qui nous tenaient à cœur c’est à dire, comme à chaque fois que deux ou trois anarchistes se rencontrent, des témoignages de l’essor de la liberté et et de ce que font nos camarades dans tous les pays. Et comme ce qu’ils disent et font les conduit souvent en prison, la discussion nous avait naturellement amené à l’aventure de Kropotkine et à son audacieuse évasion, pour laquelle le gouvernement russe est encore mortifié aujourd’hui

Bientôt le vieil homme jeta un coup d’œil sur l’heure et se leva brusquement : "Je suis en retard. Au revoir, Voltairine; au revoir, Will. c’est par là la cuisine ? Je dois dire au revoir à Mrs.Turner (3) et à Lizzie." Et il se rendit à la cuisine, soucieux, bien que en retard, de ne pas partir sans serrer la main à celles qui faisaient la vaisselle pour lui. Tel est Kropotkine, un homme considéré plus que tout autre dans le mouvement anarchiste – comme à la fois le plus gentil, le plus bienveillant et le plus invincible des hommes. Autant communiste que anarchiste, son cœur bat au rythme du grand pouls collectif du travail et de la vie.

Je ne suis pas communiste, bien que mon père l’était, et son père avant lui, à l’époque agitée de 48, ce qui est probablement la raison enfouie de mon opposition aux choses telles qu’elles sont : à la base, les convictions sont avant tout caractérielles. Et si je cherchais à l’expliquer autrement, je commettrais une monumentale erreur de logique; car d’après mon éducation et mes premières influences, j’aurais du être une nonne et passer ma vie à glorifier l’Autorité dans sa forme la plus affirmée, comme mes camarades d’école le font en ce moment même dans les maisons de la mission du l’Ordre des Saints Noms de Jésus et Marie. Mais le vieil esprit ancestral de rébellion s’est réveillé dès mes quatorze ans lorsque j’étais écolière au Convent of Our Lady de Lake Huron, à Sarnis, Ontario. Comme je me plains maintenant, lorsque je me souviens de cela, pauvre petite âme solitaire, bataillant solitairement dans l’obscurantisme de la superstition religieuse, incapable de croire mais pourtant dans la crainte perpétuelle de la damnation, violente, sauvage et éternelle, si je ne me confessais pas et n’avouais pas immédiatement ! Avec quelle précision je me souviens de l’énergie acharnée avec laquelle je repoussais les injonctions de mon professeur, quand je lui disais que je ne voulais pas m’excuser pour une prétendue faute, parce que je ne voyais pas ce que j’avais fait de mal et que mes excuses n’auraient pas été sincères. "Il n’est pas nécessaire" disait-elle , "que nous soyons sincères, mais il est toujours nécessaire d’obéir à nos supérieurs." "Je ne mentirai pas" répondais-je vivement, en, en même temps, tremblais de peur que ma désobéissance ne m’expédiât définitivement dans le tourment!

Finalement, j’ai lutté à ma manière et j’étais une athée lorsque j’ai quitté l’institution, trois ans plus tard, bien que je n’ai jamais lu un livre ou entendu une voix pour m’aider dans ma solitude. Cela a ressemblé à la Vallée des Ombres de la Mort, et j’ai encore la marque des cicatrices dans mon âme, là où l’Ignorance et la Superstition m’ont brûlé avec leur feu de l’enfer durant ces jours irrespirables. Est-ce blasphématoire? Ce sont leurs mots, pas les miens. A côté de cette lutte durant mes jeunes années, toutes les autres journées ont été faciles, car peu importe l’extérieur, à l’intérieur ma Volonté était suprême. Elle n’avait aucun devoir d’allégeance et n’en aura jamais ; elle était allée obstinément dans une unique direction, la connaissance et l’affirmation de sa propre liberté, avec toute la responsabilité que cela suppose.

Ceci, j’en suis sûre, est la raison ultime de mon adhésion à l’anarchisme, même si l’événement précis qui a transformé le penchant en résolution a eu lieu en 1886-87, lorsque cinq hommes innocents furent pendus à Chicago pour l’acte d’un coupable resté inconnu à ce jour (4). Jusqu’alors, je croyais en la justice immanente de la loi américaine et des jurés populaires. Après cela, je n’ai jamais pu. L’infamie de ce procès est passé à la postérité et la question de la compatibilité de la justice et de la loi qu’il a soulevé s’est répandue en pleurs rageuses à travers le monde. Avec cette question luttant pour se faire entendre, à une époque où, jeune et ardente, toutes les questions étaient urgentes avec une force que la vie future cherchera en vain à entendre à nouveau, j’eus la chance d’assister à une conférence au Paine Memorial Convention dans un coin perdu de la planète parmi les montagnes et les congères de Pennsylvanie. J’étais un maître de conférence libre-penseur à l’époque et j’avais parlé dans l’après-midi de la vie et de l’œuvre de Paine; le soir je me suis assise parmi l’assistance pour écouter Clarence Darrow prononcer un discours sur le socialisme. C’était mon premier contact avec un quelconque plan pour améliorer la condition de la classe ouvrière qui fournissait quelques explications sur le cours du développement économique et j’ai couru vers lui comme quelqu’un qui a été enfermé dans les ténèbres et qui cours vers la lumière. Je souris maintenant au souvenir de combien rapidement j’ai adopté l’étiquette "socialiste" et combien rapidement je l’ai rejetée. Ne laissez personne suivre mon exemple; mais j’étais jeune. Six semaines plus tard, je fus punie de ma précipitation, lorsque j’ai essayé de convertir à ma foi un petit juif russe nommé Mozersky, dans un club de discussion de Pittsburgh. Il était anarchiste, avec un peu de Socrate. Il m’a posé des questions avec toutes sortes de pièges, dont je ne me sortais que maladroitement pour patauger aussitôt dans d’autres qu’il m’avait préparé avec le sourire pendant que je m’extirpais des premières. La nécessité d’une meilleure fondation devenait évidente : alors commença une série d’études sur les principes de la sociologie, du socialisme moderne et de l’anarchisme comme ils étaient présentés dans leurs journaux habituels. Ce fut le Liberty de Benjamin Tucker, l’avocat de l’Anarchisme Individualiste, qui m’a finalement convaincu que "la Liberté n’est pas la Fille mais la Mère de l’Ordre." Et bien que je ne partage plus l’évangile économique particulière prônée par Tucker, la doctrine anarchiste en elle-même, telle qu’il la concevait, n’a fait que s’élargir, s’approfondir et se renforcer avec les années.

Pour ceux qui ne sont pas familiers avec le mouvement, les différents termes prêtent à confusion. L’anarchisme est, en réalité, une sorte de protestantisme dont les adhérents sont unis par la grande croyance fondamentale que toutes les formes extérieures d’autorité doivent disparaître pour être remplacées par la maîtrise de soi, mais diversement répartie dans notre conception de la forme de la société future. L’individualisme suppose que la propriété privée soit la clé de voûte de la liberté individuelle; affirme qu’une telle propriété devra consister en l’absolue possession de ses propres produits et du partage de l’héritage naturel de tous utilisables par tous. L’anarchisme communiste, au contraire, déclare qu’une telle propriété est à la fois irréalisable et indésirable ; que la possession et l’utilisation des ressources naturelles et des moyens de production par tous peuvent seules protéger l’individu contre la récurrence de l’inégalité et des ses conséquences, le gouvernement et l’esclavage. Ma conviction personnelle est que les deux formes de société , ainsi que de nombreuses variantes, seraient expérimentées, en l’absence de gouvernement, dans différents lieux selon les instincts et les conditions matérielles des habitants, mais que ces deux objections fondées devraient être laissées au choix. Seules la liberté et l’expérimentation sont en mesure de déterminer les meilleures formes de la société. Par conséquent, je ne me qualifie plus autrement que comme "anarchiste" tout simplement.

Je ne voudrais pas cependant que le monde pense que je suis une "anarchiste professionnelle". Les gens ont de l’extérieur de curieuses idées à notre sujet, comme par exemple, que les anarchistes ne travaillent jamais. Bien au contraire, les anarchistes sont presque toujours pauvres et il n’y a que les riches qui vivent sans travailler. Et non seulement cela mais nous croyons que chaque être humain sain choisira, par les lois de sa propre énergie, de travailler, mais certainement pas comme maintenant, puisque actuellement il n’existe que peu d’opportunités pour trouver sa vraie vocation. Donc, je suis professeur de langue, moi qui en toute liberté, en aurait choisi autrement. Il y a une douzaine d’années de cela, alors que j’étais à Philadelphie sans travail, j’ai accepté la proposition d’un petit groupe d’ouvriers juifs russes d’une usine pour former une classe du soir d’anglais courant. Je savais que derrière le désir de m’aider à gagner ma vie se cachait celui de participer à la propagande de notre cause commune. Mais l’intérêt secondaire devient encore une fois le principal et je suis restée le professeur de travailleurs et de travailleuses depuis ce temps.Durant cette douzaine d’années où j’ai vécu et aimé et travaillé avec ce millier juifs étrangers auprès desquels j’ai enseigné, j’ai trouvé en eux, en règle général, les étudiants les plus brillants, les plus assidus, les plus prêts au sacrifice, de jeunes rêveurs d’idéaux sociaux. Alors que "l’américain intelligent" l’a traité "d’étranger ignorant" et que l’ouvrier irréfléchi a rendu la vie du "youpin" aussi intolérable que possible, l’homme méprisé s’est frayé silencieusement et patiemment son chemin malgré eux. J’ai vu de mes yeux un tel héroïsme véritable de la part de garçons et de fille, et même d’hommes et de femmes avec des familles, face à l’éducation, qui dépassait les limites de l’imaginable. Le froid, la faim, la solitude, tout cela enduré pendant des années pour se donner les moyens d’étudier; et, pire que tout, et courant, la fatigue du corps jusqu’à l’ émaciation. Et pourtant, malgré tout cela, l’imagination si fervente des jeunes dont la plupart trouvent encore le temps de se rendre dans différents clubs et cercles où est débattue la pensée radicale, et qui, tôt ou tard, rejoignent soit les sections socialistes, soit les ligues libérales, soit les Single Tax Clubs, ou encore les groupes anarchistes. Le plus grand quotidien d’Amérique Vorwaerts est juif, et les travailleurs les plus actifs et les plus compétents professionnellement sont juifs. Alors, ils se trouvent parmi les anarchistes. Je ne suis pas une propagandiste à tout prix, ou j’arrêterai le récit ici ; mais la vérité m’oblige à ajouter que, les années passant, et la filtration et l’intégration progressive de brillants professionnels aidant, la brume doré de l’enthousiasme s’évanouit et la vieille enseignante doit se tourner vers la camaraderie d’une nouvelle jeunesse, qui veut encore aller de l’avant, les yeux brillants, à travers qui elle voit ce qui a été perdu à jamais par ceux que la réussite ordinaire a satisfait et abruti.Cela fait parfois monter les larmes aux yeux mais, comme le dit Kropotkine, "Laisse-les partir; nous en avons tiré le meilleur." Après tout, qui est réellement vieux?

Ceux qui ont abandonné la foi et l’énergie pour des fauteuils confortables et une vie douce; pas Kropotkine, avec ses soixante ans derrière lui, garde les yeux brillants et la curiosité ardente d’un petit enfant ; pas le fougueux John Most (5), "le vieux de la vieille de la révolution,"intact après ses dix années d’emprisonnement en Europe et en Amérique ; ni la grisonnante Louise Michel, avec les aurore du matins qui brillent encore dans son regard vif qui scrutent les souvenirs de derrière les barreaux de Nouvelle-Calédonie ; ni Dyer D. Lum (6), qui sourit encore dans sa tombe, je pense ; ni Tucker, ni Turner (7), ni Theresa Clairmunt (8), ni Jean Grave – pas eux. Je les ai tous rencontrés et j’ai senti la vie jaillissante qui palpitait dans leur cœur et leurs mains , joyeuse, ardente et les jetant dans l’ action. Ce ne sont pas eux les vieux, mais le jeune cœur qui fait faillite dans l’espoir social, pourrissant sur pied dans cette société rassis et sans but. Voulez-vous être toujours jeune ? Alors soyez anarchistes et vivez avec la foi de l’espoir, même vieux. Je doute que tout autre espoir a le pouvoir de garder la flamme en vie, comme je l’ai vu en 1897, lorsque j’ai rencontré des exilés espagnols libérés de la forteresse de Montjuich. Relativement peu de personnes en Amérique connaissent l’histoire de cette torture, bien que nous ayons distribué cinq mille copies des lettres sorties clandestinement de la prison. Et quelques journaux les ont relayé C’étaient des lettres d’hommes incarcérés sur de simples soupçons pour des crimes sur des personnes inconnues et soumis à des tortures dont la simple mention fait frémir. Ils eurent les ongles arrachés, leurs têtes compressées dans des engins métalliques, les parties les plus sensibles du corps serrées par des cordes de guitare, leur chair brûlée au fer rouge; ils ont été nourris de morue salée après des jours de privation de nourriture et se sont vus refuser de l’eau; Juan One, un garçon de dix-neuf ans, est devenu fou; un autre a avoué quelque chose qu’il n’avait jamais fait et au sujet duquel il ne savait rien. Cela ne sort pas d’une imagination horrible. Moi qui écrit ces lignes, j’ai serré quelques-unes de ces mains martyrisées. De manière indiscriminée, quatre cent personnes de toutes opinions – républicains, syndicalistes, socialistes, francs-maçons, aussi bien que anarchistes – ont été jeté dans des donjons et torturés dans le célèbre "zéro." Faut-il s’étonner que la plupart d’entre eux soient des anarchistes? Ils étaient vingt-huit dans le premier groupe que nous avons rencontré à Euston Station cet après-midi d’août, vagabonds sans toit dans le tourbillon londonien, libérés sans procès après des mois d’emprisonnement et sommés de quitter l’Espagne dans les quarante-huit heures! Ils sont partis, en chantant leurs chansons de prisonniers; et on pourrait voir encore, à travers leurs regards sombres et tristes, l’éternelle fleur de Mai. Ils sont partis pour la plupart vers l’Amérique du Sud, ou quatre ou cinq nouveaux journaux anarchistes ont fait leur apparition depuis et ou plusieurs expériences de colonisation ont été essayé sur un modèle anarchiste. Ainsi la tyrannie se condamne d’elle-même et l’exil devient la pépinière de la révolution.

Il n’éveille pas seulement la conscience de ceux qui étaient jusque là à l’écart, mais la nature même du mouvement mondial est modifié par cette circulation en son sein des camarades de toutes les nationalités. A l’origine, le mouvement américain, sa forme indigène apparue avec Josiah Warren en 1829 était purement individualiste; un étudiant en économie en comprendra aisément les causes matérielles et historiques. Mais lors de ces vingt dernières années, l’idée communiste a fait de grands progrès, dus d’abord à la concentration de la production capitaliste qui a conduit les ouvriers américains à se saisir de l’idée de solidarité, et, ensuite, à l’expulsion d’Europe des propagandistes communistes les plus actifs. De nouveau, un autre changement est survenu ces dix dernières années. Jusqu’alors l’application de ces idées était limité principalement aux questions industrielles et les différentes écoles économiques se dénonçaient mutuellement; aujourd’hui une large et réelle tolérance se développe. La jeune génération découvre l’immense étendue de l’idée à travers tous les domaines de l’art, de la science, de la littérature, de l’éducation, des relations sexuelles et de la morale personnelle, aussi bien que de l’économie sociale, et accueille favorablement au sein de ses rangs ceux qui luttent pour une vie libre, peu importe leur domaine. Car c’est cela le sens de l’anarchisme en réalité, la totale libération de la vie après deux mille ans d’ascétisme et d’hypocrisie chrétienne.

Au-delà de la question de l’idéal, il y a la question de la méthode. "Comment proposez-vous d’y arriver?" est la question qui nous est demandé le plus souvent.La même évolution a eu lieu ici. Auparavant, il y avait les "Quakers" et les "révolutionnaires"; et ils sont encore là. Mais alors qu’auparavant ils ne pensaient aucun bien l’un de l’autre, ils ont maintenant appris que chacun d’entre eux avait sa propre utilité dans le grand jeu des forces du monde. Aucun être humain n’est une unité en lui-même et, à l’intérieur de chacun, Jupiter fait encore la guerre au Christ. Néanmoins l’esprit de paix se développe; et même si il serait faux de prétendre que les anarchistes en général pensent que tous les grands problèmes industriels seront résolus sans l’usage de la force , il serait également faux de supposer qu’ils considèrent la force comme désirable, ou qu’elle apporte une solution définitive à tous les problèmes. Une solution définitive ne peut venir que d’une expérimentation pacifique et les partisans de la force le savent et le pensent tout autant que ceux de Tolstoï. Ils pensent seulement que la tyrannie actuelle provoque la résistance. Le succès de "Guerre et Paix" et de "The Slavery of Our Times," et l’essor de nombreux clubs Tolstoï ayant pour but la dissémination de la littérature de non-résistance, sont les preuves que beaucoup accepte l’idée qu’il est plus facile de gagner contre la guerre au moyen de la paix. Je suis l’une d’entre eux. Je ne vois pas la fin des représailles si quelqu’un n’arrête pas à un moment de se venger. Mais ne faites pas l’erreur de considérer cela comme soumission servile ou abnégation docile; j’affirmerai mes droits quel que soit le prix qu’il en coûte et personne ne tranchera dedans sans que je ne proteste.

Des satiristes débonnaires remarquent souvent que "la meilleure manière de soigner un anarchiste est de lui offrir une fortune." Remplacer "soigner" par "corrompre" et je serai d’accord avec cela; et ne prétendant pas être meilleure que les autres, j’espère honnêtement que jusqu’ici, mon destin a été de travailler, de travailler dur, et pas pour faire fortune, de sorte que je puisse continuer jusqu’au bout; laissez-moi préserver l’intensité de l’âme, avec toutes les limites de mes conditions matérielles, plutôt que de devenir la création veule et sans idéal des besoins matériels. Ma récompense, c’est la vie avec les jeunes; Je marche aux pas de mes camarades; Je mourrai dans l’attelage, le visage tourné vers l’est – l’Est et la Lumière.

NDT :

1. Kropotkine y fut emprisonné de 1874 à 1876. Il raconte cet épisode dans "Autour d’une Vie. Mémoires d’un Révolutionnaire"

2. William Wess. Anarchiste anglais membre de la Socialist League de Londres et du groupe Freedom qui a publié un journal du même nom.

3. Femme de John Turner

4. Ils sont quatre en réalité,August Spies , George Engel, Adolph Fischer et Albert Parsons à être pendus le 11 novembre 1887 après avoir été accusés à tort d’avoir posé une bombe au cours de l’émeute de Haymarket Square

5. Johann Most (1846 – 1906) militant anarchiste, partisan de la propagande par le fait et fondateur de plusieurs journaux anarchistes.

6. Dyer Daniel Lum, (1839 -1893) avocat de la violence révolutionnaire. A participé à la publication du journal The Alarm en collaboration avec Lizzie Holmes.

7. John Turner (1865–1934) est un anarcho-syndicaliste, communiste libertaire britannique . Arrêté en 1903 à New-york, il est emprisonné 3 mois à Ellis Island. Il participe comme secrétaire au Congrès anarchiste international d’Amsterdam en 1907

8. Teresa Clairmunt (1862-1931). Déportée d’Espagne pour activités anarchistes de 1896 à 1898

Voltairine de Cleyre est difficile à traduire, du fait d’un anglais/américain d’époque, mais aussi de son style littéraire. C’est à raison que son biographe, Paul Avrich, lui attribuait "un talent littéraire plus grand que celui de n’importe quel autre anarchiste américain ". Il est probable que cette traduction ne lui rende pas l’hommage mérité et ne reflète pas le plaisir de la lire dans le texte.
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Vision du Feu. Emma Goldman sur la Révolution Espagnole

Messagede digger » 12 Mai 2014, 07:06

Vision du Feu. Emma Goldman sur la Révolution Espagnole


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David Porter AK Press, 2006 Seconde Edition


Introduction (p 29 à 31)

Goldman s’est rendue en Espagne à trois occasions durant la révolution et la guerre civile, à chaque fois pour une période de deux ou trois mois. Le premier séjour a eu lieu du 17 septembre à mi-décembre 1936, donc en pleine période de grand enthousiasme révolutionnaire et d’initiatives. Néanmoins, comme ses écrits ci-dessous le reflètent, des contradictions au sein de la révolution commençaient déjà à apparaître clairement. Lors de sa seconde visite un an plus tard, (du 16 septembre au 6 novembre 1937), la plupart de ces contradictions avaient explosé au grand jour épuisant la force de la révolution . Au moment de sa dernière visite, (mi-septembre-début novembre 1938), il y avait peu d’espoir de vaincre les fascistes, sans parler de sauver la révolution.

Avant son premier voyage en 1936, Goldman se trouvait dans le sud de la France, essayant désespérément de recoller les morceaux d’une vie en exile assombrie par la mort de son camarade Berkman. Les premières échos de la révolution et de la guerre civile la sortit de ce sentiment grandissant de futilité. En quelques semaines, son sentiment de perte personnelle avait diminué face à l’étendue et au sérieux de la lutte révolutionnaire en Espagne. En dépit de critiques des camarades espagnols au début, vivant aussi près de ce combat et y étant préparée par une vie de militantisme, il était essentiel pour Goldman de les rejoindre. Un ami de longue date du mouvement anarchiste allemand lui en fournit bientôt les moyens. Augustin Souchy, qui aidait à organiser la propagande internationale de la CNT-FAI à Barcelone, l’invita au nom du mouvement espagnol à venir contribuer à leur lutte dès qu’elle le pourrait. Après quelques retards frustrants, elle se mit en route mi-septembre.

Les réactions de Goldman devant la situation espagnole de l’époque constituent le sujet du reste de cet ouvrage. Lors de chaque visite, la plupart de son temps était consacrée à voyager dans différentes zones de l’Espagne républicaine, observant les efforts sociaux constructifs aussi bien que les lignes de front, discutant avec des anarchistes comme avec des non-anarchistes, et comparant ses notes avec celles d’autres observateurs avec qui elle était en contact, avec des faits nouveaux provenant de tout le pays. Elle fut bien entendu bouleversée par les efforts enthousiastes pour la transformation sociale, les tentatives généralisées pour aller directement vers la société nouvelle malgré les énormes tensions et sacrifices de la guerre. Goldman était aussi très consciente des exigences et du coût énorme de celle-ci . En outre, il y avait de constantes attaques envers les efforts anarchistes et la révolution sociale en générale de la part des alliés étatistes de la coalition du front populaire – républicains libéraux, socialistes et communistes. L’énorme hostilité meurtrière envers les anarchistes de la part de beaucoup de leurs "amis" du camp loyaliste, jusqu’aux insurgés fascistes et aux différentes puissances étrangères, augmenta la sympathie et l’enthousiasme de Goldman pour leur cause. Les mesures de compromis des dirigeants du mouvement lui semblaient moins importantes que la puissance du mouvement à la base et les attaques vicieuses de tous côtés.

Lors de chaque visite, elle était profondément émue au point de vouloir rester avec ses camarades espagnols jusqu’à la fin, pour les aider çà n’importe quel titre et quelle qu’en soit l’issue. En acceptant le fait que son âge l’empêchait de combattre physiquement sur le front, elle proposa d’aider la propagande internationale (ce qu’elle fit lors de sa première visite), de servir comme infirmière, cantinière, garde d’enfants, ou de faire un travail d’éducation par rapport à la contraception ou aux nouvelles méthodes d’hygiène. A chaque fois, cependant, sa méconnaissance de la langue et les arguments des espagnols selon qui sa plus grande contribution serait d’aider la propagande hors des frontières la persuadait à regret de mettre fin à son séjour.

Avec une énergie et un enthousiasme renouvelé, Après son premier départ d’Espagne, et durant les mois suivants, Goldman se lança dans une nouvelle série d’activités en Grande Bretagne, allant de l’organisation de groupes de soutien et de collectes de fonds jusqu’à des conférences et rédactions d’ articles. Dans la période qui suivit immédiatement son premier séjour en Espagne, elle fut en général beaucoup moins critique qu’elle ne le sera quelques mois plus tard envers les anarchistes espagnols et le cours de la révolution. Elle pensait qu’il était important d’expliquer en détail pourquoi la direction du mouvement expliquait, en toute bonne foi, les compromis qu’elle faisait. A la fin, néanmoins, elle finissait chaque fois frissonnante dans le froid climat physique, social et psychologique de la Grande Bretagne (et du Canada durant les dernières années de sa vie du début 1939 jusqu’à sa mort) , dans le même relatif isolement politique qu’auparavant. Dans ce contexte, Goldman avait à nouveau tendance à revenir à une attitude plus critique et plus pessimiste sur les perspectives révolutionnaires à court terme .

Comme ses écrits dans la suite de cet ouvrage l’illustrent bien, Emma Goldman essayaient à travers ces moments de toujours préserver une honnêteté et une dignité personnelle, un acharnement à découvrir la vérité politique autant qu’elle le pouvait, et puis vivait avec ses conclusions. Elle n’était certainement pas la dernière à observer ses propres changements, ses humeurs et ses analyses fluctuantes. Ce qui est louable , c’est sa volonté d’informer les autres de ses doutes, que nous devons finalement tous accepter dans notre vie politique ou personnelles, et puis, malgré cela, de continuer comme avant à en tirer un objectif clair et une grande énergie dont elle fit preuve dans sa lutte permanente pour la libération.

Les sept prochains chapitres ( 2 à 8) sont tous construits à partir des écrits de Goldman (par ordre chronologique) sur les principales grandes questions . L’introduction de chaque chapitre résume ses pensées sur le sujet, et les situe dans les contextes à la fois du mouvement anarchiste et de sa propre vie de militante. Une telle disposition a plusieurs avantages. Elle permet une attention séparée et donc plus concentrée sur les dynamiques clés de la révolution espagnole. Elle permet aussi au lecteur de percevoir clairement comme réagissait émotionnellement et intellectuellement Emma Goldman a ces questions, en même temps qu’elles évoluaient au cours du temps, et de comprendre les raisons de ses réponses à partir de sa vie dans le mouvement anarchiste. Nous pouvons ainsi mieux comprendre, en même temps, la vie de Goldman, la révolution espagnole et le mouvement anarchiste historique. Plus spécialement, au-delà de cette perspective historique, cette disposition encourage les lecteurs à appliquer les principes et les enseignements de cette expérience aux efforts contemporains pour le changement social, en Amérique du Nord, en Espagne ou partout ailleurs.

Chapitre II: Le Mouvement Anarchiste Espagnol (p 41 à 47)

Le mouvement anarchiste organisé en Espagne dans les années 1930 était plus grand et plus fort qu’il ne l’avait jamais été à aucune époque. La singularité de cette force, étonnante pour des observateurs étrangers comme Emma Goldman, soulevait de sérieuses questions. Quelle était la nature et la profondeur de ses racines en Espagne ? Qu’est ce que suggérait l’expérience espagnole quant aux possibilités en général pour un mouvement anarchiste sur une grande échelle ? Plus concrètement, comment des organisations telles que la CNT et la FAI espagnoles exploiteront au maximum la liberté personnel et le plein usage des potentiels individuels tout en assurant, en même temps,une coordination et une solidarité efficaces? Les anarchistes insistent sur le fait de créer la société souhaitée dans le processus même de confrontation avec l’ancienne. Les moyens doivent être semblables aux fins. Pour cette raison, les évaluations telles que celle de Emma Goldman de la nature et de l’organisation du mouvement devenaient en réalité également des évaluations de la nouvelle société possible. De toute évidence, de telles questions sont toutes aussi importantes aujourd’hui qu’il y a soixante-dix ans. Elles sont en ce moment discutées dans une grande variété d’initiatives décentralisées, dans des écoles alternatives, des coopératives et des communautés, et jusque dans des mouvements politiques anti-autoritaires, qu’ils soit explicitement anarchistes ou non. […]

Le point de vue de Emma GoIdman sur ces questions, à la fin des années 1930 découlait clairement et logiquement de ses propres déclarations et expériences d’avant cette période. Pour elle, la plus grande force du mouvement anarchiste provenait de la profondeur et de la clarté de la conscience de ses membres plutôt que, en premier lieu ou uniquement, sur la mise en place de structures décentralisées. Selon elle, préserver l’intégrité personnelle dans les modes de vie et les pratiques politiques était en fin de compte plus important que l’approbation de ses camarades dans le mouvement. Elle-même avait maintenu des relations amoureuses indépendantes et s’était tenue à l’écart d’un engagement total dans les organisations du mouvement anarchiste, malgré le fait que de nombreux anarchistes dont elle se sentait proche par ailleurs s’en étaient senti clairement offensés .

D’un autre côté, elle n’insistait en aucune manière sur une autonomie puriste par rapport au mouvement. Elle souhaitait, et était capable, par exemple de justifier de son propre ‘leadership’ personnel et de celui des autres, dans l’organisation et l’action de propagande. (Des anarchistes l’avaient en effet critiqué à l’époque pour être trop sûr d’elle et, par conséquent, de perpétuer la hiérarchie. Elle était aussi à l’aise pour travailler au sein de petits "groupes d’affinité auto-disciplinés, comme l’ont démontré la préparation de la tentative d’assassinat de Henry Clay Frick en I892, la publication régulière de Mother Earth (1906-1917), et la création de la No-Conscription League avant l’entrée des États-Unis dans la première guerre mondiale.

Concernant l’organisation du mouvement, elle considérait donc avec suspicion les deux pôles du spectre anarchiste. Elle était clairement en désaccord avec les anarchistes puristes isolés qui refusaient tout rôle de leadership ou toute solidarité organisationnelle. Mais elle critiquait aussi ceux qui cherchaient à structurer le mouvement anarchiste par une formule s’approchant du "centralisme démocratique". Elle pensait que, inévitablement, de telles structures privilégieraient tôt ou tard le centralisme au détriment de la liberté. Goldman partageait donc une position modérée avec une vaste majorité du mouvement anarchiste historique. Au sein de cette majorité, sa position particulière qui consistait à éviter tout engagement personnel au-delà du niveau du groupe d’affinité était commun à un petit mais significatif nombre d’anarchistes. Elle était parvenue à cette conviction, comme beaucoup d’autres, à la fois à partir du dédain pour les petites chamailleries entre idéologues rivaux et le soupçon que tout groupement politique – même anarchiste – tend à encourager une mentalité insulaire restrictive.

III
Les deux thèmes fondamentaux de ses conceptions organisationnelles apparaissent dans sa description des anarchistes espagnols durant la révolution. D’un côté, Goldman admirait énormément la taille sans précédent du mouvement, sa conscience passionnée et son auto-discipline constructive. Mais ces traits aussi marqués fussent-ils, elles avaient pleinement conscience que des personnes influentes du mouvement – comme tous dirigeants- pourraient être corrompus.

Dans ce contexte précis, "corruption" signifiait une pratique en contradiction avec l’idéal anarchiste traditionnel. Pour contrer le "réalisme politique" qu’elle avait observé avec douleur parmi certains personnages "influents" de la CNT-FAI, Goldman se tournaient désespérément vers les million de membres de la base. En dépit de ce que pouvaient faire les dirigeants à travers leurs mandats officiels, elle espérait que la profonde conscience anarchiste de la base maintiendrait le mouvement dans ses directions idéalistes constructives. En même temps, cependant, Goldman admettait avec répugnance mais honnêtement une autre contradiction : Apparemment, les mêmes sources culturelles caractérisant le grand courage et l’idéalisme des espagnols nourrissaient aussi l’innocence avec laquelle ils traitaient avec leurs "alliés" politiques manipulateurs anti-fascistes, et leur incapacité, dans certains cas, à concrétiser des efforts d’organisation nécessaires. Enfin, elle était conduite à douter même de la profondeur d’une conscience anarchistes claire parmi les millions de membres du mouvement qui en constituaient la base. Comme toujours, Goldman insistait en se confrontant à ce qui lui semblait la vérité, peu importe combien douloureuse était la blessure infligée à son rêve anarchiste chéri depuis si longtemps.

Observations Générales

Six semaines après sa première arrivée en Espagne révolutionnaire (/28/1036), Goldman exprima à sa nièce Stella Ballantine à la fois son appréhension envers le leadership et son immense admiration pour la profondeur, l’enthousiasme et la créativité du mouvement anarchiste espagnol en général.

"Une chose est certaine: La Révolution n’est en sécurité qu’avec le peuple et les paysans en dehors de Barcelone. Car comme nous l’avons toujours dit avec Sasha : les meilleurs perdent leur jugement et leur courage lorsqu’ils sont au pouvoir .. . .
. . . Nos camarades sont humains comme les autres, donc sujets aux idées fausses lorsqu’ils atteignent le pouvoir. Mais ils ne l’exerceront pas longtemps car leur objectif n’est pas l’état mais l’indépendance et le droit du peuple lui-même. Les espagnols sont un peuple à part, et leur anarchiste n’est pas le résultat de lectures. Ils l’ont reçu avec le lait de leur mère. Il est maintenant dans leur sang même. De tels gens n’exercent pas le pouvoir très longtemps. Mais il est triste qu’ils en soient devenus partie prenante. Ils y ont été obligés par la traîtrise de Madrid. Mais ils n’y ont rien gagné. La plupart de nos camarades, notamment dans les provinces, sont déjà résolument opposés au Comité à Barcelone. Chérie, je m’accroche toujours à ma foi dans l’esprit merveilleux de nos camarades et leurs efforts constructifs fantastiques. Mais les dernières semaines m’ont rendue inquiète et mal à l’aise envers la Révolution, la vie et les merveilleux débuts, partout en Espagne depuis le 19 juillet."


Deux semaines après (14/11/36), Goldman détaille plus avant la nature unique et autonome de mouvement en Espagne.

"Les espagnols, bien que faisant partie de l’Europe, sont le plus non-européen des peuples que je connaisse. Ils ne savent rien du monde extérieur, n’ont pas la moindre idée de l’importance de la propagande à l’étranger, et, pire encore, ils n’apprécient pas la moindre suggestion ou immixtion de camarades étrangers. Peut-être que cette auto-suffisance explique leur capacité à s’organiser comme ils l’ont fait ces dernières années. La CNT-FAI est un modèle de discipline interne. Personne ne penserait même refuser d’exécuter une décision de l’organisation. Durruti, le personnage le plus héroïque de la lutte, en est le parfait exemple. Il a été décidé qu’il emmènerait sa colonne à Madrid. Il déteste se plaindre. Il avait à cœur de prendre Saragosse. Mais il est parti pour Madrid, conscient que c’était le front le plus important du moment.Peut-être que si nos espagnols n’étaient pas aussi sûrs d’eux-mêmes, l’anarchisme ne se serait pas autant enraciné ici. Il faut vraiment une résolution franche pour inculquer à un peuple entier nos idées que le plus simple paysan véhicule dans son sang même ."

Encore à sa nièce ( 8/12/36). Goldman remarque des vices de forme tragiques dans le mouvement, produits par les caractéristiques qui en font la grandeur .

"Ils sont si volontaires, nos camarades espagnols, et ils sont si convaincus de pouvoir accomplir des merveilles. La naïveté est le plus bel aspect des anarchistes espagnols. Mais aussi leur défaut. Ils ne peuvent pas comprendre que quiconque voudrait saboter leur travail alors qu’ils sont si désireux d’offrir à tous la liberté la plus complète. Hélas, ils paient déjà lourdement leur foi enfantine. Et qui sait le prix qu’ils devront encore payer . . .
Je suis désolé d’annoncer que personne n’est venu à l’exposition d’art. L’histoire est compliquée et je ne peux pas écrire sur le sujet maintenant. C’est du en partie au manque total de capacité de prise de décision du caractère catalan. Même si ce sont les camarades catalans, et personne d’autre, qui ont sauvé Barcelone du fascisme . Ils sont merveilleux dans l’action révolutionnaire. Mais ils sont sans espoir pour tout ce qui demande un système, de la célérité et de la rapidité. "


Développant le même thème à sa nièce juste après son départ d’Espagne (16/12/36) , Goldman attribue à la fois la force et la faiblesse du mouvement à un manque de leaders solides.

"Malgré de nombreuses déceptions et des désaccords avec certaines décisions de la CNT-FAI, je me sens malheureuse au-delà des mots de devoir quitter l’Espagne. Mon cœur et tous mes intérêts sont ici avec les simples ouvriers et paysans qui sont de pures idéalistes. Je le sais depuis les pré-révolutionnaires russes. C’est leur pureté et leur idéalisme qui est responsable de certaines de leurs erreurs. Mon explication pour ce décalage dans le caractère espagnol est que la révolution en Espagne est absolument et entièrement une révolution prolétarienne sans aucun leadership d’aucune sorte. D’où sa pureté. D’où ses limites."

A son camarade de longue date Harry Kelly, Goldman affirme (29/6/37) que l’im­mense créativité de la révolution espagnole est due au années d’éveil de la conscience et d’organisation parmi les ouvriers et les paysans.

Plus que la révolution russe, la révolution espagnole est notre Révolution . . . .
[Nos camarades] et personnes d’autres ont souffert et souffre des douleurs du travail. Eux et personnes d’autres ont essayé ce qui n’avait jamais été fait auparavant – un formidable travail constructif. Les anarchistes russes, qui étaient-ils sinon une poignée de réfugiés d’autres pays et d’exilés de prison , inorganisés et prêts à se jeter à la gorge les uns des autres ? Il ne faut pas s’étonner si ils n’ont joué qu’un rôle si insignifiant et qu’ils ont permis à Lénine et son groupe de voler le vent avec lequel naviguait la révolution. Les anarchistes espagnols ne sont pas ainsi. Ils avaient perfectionné une remarquable organisation. Malgré toutes les persécution, la prison et la torture,ils ont martelé depuis 25 ans l’importance de l’anarcho-syndicalisme et du communisme libertaire, jusqu’à faire chair avec les ouvriers militants espagnols, et sans de leur sang, en dépit des erreurs et des compromis des dirigeants de la CNT-FAI.


Répondant aux critiques anarchistes en France et ailleurs, Goldman déclare dans un article pour l’Espagne et le monde (7/2/37) que les dirigeants anarchistes ne cherchent pas le pouvoir pour eux-mêmes et ne peuvent donc pas être considérés comme corrompus ou traitres au mouvement. Néanmoins, elles les considèrent comme faisant des fautes de jugement et méritant donc la critique.

"Je peux comprendre parfaitement l’indignation de nos camarades français et ceux dans les autres pays envers les dirigeants de la CNT-FAl. Ils ont montré tout sauf de la clarté et du jugement en traitant avec leurs alliés. Ma seule objection au manifeste publié par les camarades de la F.A.F en France est l’accusation de trahison et de corruption politique contre les camarades dirigeants de la CNT-FAI (1). Les anarchistes sont des êtres humains , tous "trop humains" et, par conséquent, sont susceptibles de trahir leur cause comme d’autres femmes et hommes, pas plus que je ne crois que leur passé révolutionnaire ne leur évite toujours l’incohérence. Ce ne fut pas le cas avec les révolutionnaires bolchéviques autrefois. Il y a une différence, cependant. Lénine et son parti aspirait à la dictature alors que la CNT-FAI a, depuis ses origines, répudié celle-ci et a brandi haut la bannière du communisme libertaire.
Quels que soient les compromis qu’ont fait les dirigeants de la CNT-FAl, et continuent à faire, personne, pas même leurs pires ennemis, ne peut dire qu’ils le font pour une auto glorification personnelle ni parce qu’ils veulent le pouvoir.

Pour ma part, il m’est impossible de croire que n’importe lequel d’entre eux est devenu un traître ou un politicien corrompu en six mois. Je répète que la nature humaine est vulnérable, mais je ne peux pas concevoir que des révolutionnaires, avec le courage,l’héroïsme et le dévouement dont ils ont fait preuve durant toute ces années de lutte dans le mouvement anarchiste, deviendraient si facilement des proies pour l’attrait du pouvoir .

Je ne défend pas l’idée absurde que les anarchistes pouvaient espérer influer sur le cours de la révolution espagnol en entrant au gouvernement. Ou que, en acceptant les conditions paralysantes de Staline, nos camarades pouvaient précipiter le triomphe de la cause anti-fasciste. Je défend encore moins la position molle prise par les dirigeants de la CNT-FAI dans la tragique bataille de 3, 4, 5 , 6 mai. Je considère comme un extraordinaire renversement de la fière position révolutionnaire toujours défendues par la CNT-FAI le fait de tendre l’autre joue, d’appeler à la retraite et de retenir les sentiments refoulés de la base en appelant à la résistance passive (2). Tout ceci ne veut pas dire que nous devrions rester silencieux et ne pas émettre de critiques. Au contraire, nous devons absolument exprimer notre désaccord et demander franchement et honnêtement à ces camarades de s’expliquer. Cependant, je pense que les anarchistes devraient être plus prudents que les autres groupes sociaux avant de jeter l’anathème sur ceux qui ont servi leur cause durant toute leur vie ou avant de les crucifier au premier signe d’incohérence.

Y a t’il quelqu’un parmi nous qui peut prétendre honnêtement être toujours resté fidèle à ses idées ? Par exemple notre bien-aimé camarade Pierre Kropotkine. Par sa déclaration sur la guerre (3), il a violé un principe. Sa défense des alliés, la déclaration que si il était jeune, il demanderait un fusil, était diamétralement opposée à l’anarchisme et à tout ce que notre grand professeur nous avait enseigné au sujet de la guerre, comme conquête capitaliste et pillage. Nous qui sommes opposés au massacre du monde, avons critiqué notre camarade et condamné sa position mais il n’est jamais venu à l’idée de quiconque d’accuser Pierre Kropotkine de trahison ou de corruption. Qu’en est-il de vous ? Nous étions contre la guerre mondiale et certains d’entre nous sont allés en prison pour cette opposition. Néanmoins, nous nous somme ralliés immédiatement au soutien à la guerre anti-fasciste. Nous l’avons fait parce que nous considérons le fascisme comme la plus grande menace dans le monde, une contagion empoisonnée qui désintègre toute vie politique et sociale. Les pays fascistes, tout comme la dictature russe le prouve de manière certaine. On peut encore respirer dans les pays démocratiques, la petite démocratie qu’ils peuvent encore avoir. On peut encore élever la voix contre les abus politiques et l’inégalité sociale. On peut encore bénéficier d’une certaine sécurité pour sa vie. Tout cela est anéanti par le fascisme. Ne se peut-il pas, par conséquent, que les camarades accusés aujourd’hui de trahison et de toutes autres accusations cruelles, aient agi parce qu’ils pensaient et ressentaient que tout devait être fait pour gagner le combat anti-fasciste ? Car il doit être évident pour toute personne réfléchissant un peu que la révolution et tout le reste sera perdu si les fascistes l’emportaient. Nous, qui somme en dehors de l’Espagne, ne sommes pas confrontés à la faim et au danger, devrions essayer au moins de comprendre, sinon d’excuser, les motivations des concessions et des compromis faits par les dirigeants de la CNT-FAI.

Je souhaite déclarer solennellement que je me positionne de la même manière que je me suis toujours positionnée ma vie durant d’anarchiste.Je crois aussi ardemment que jamais que les alliances avec les gouvernements et les partis vont contre les intérêts de l’anarchisme et sont nuisibles. Mais je ne peux pas rester aveugle devant le fait que la vie est plus contraignante que les théories, que des moments peuvent apparaître dans la lutte révolutionnaire qui demandent une volonté surhumaine et un jugement des plus avisés pour choisir la bonne direction. Et comme moi-même, je n’ai pas la sagesse infuse ni ne peut me vanter d’une volonté surhumaine, je ne peux pas dire honnêtement ce que j’aurais fait si je m’étais trouvée dans la position des camarades à la tête de la CNT-FAI. Pour cette simple raison, je ne suis pas prête à accepter les accusations de trahison et de corruption politique contre eux, même si je suis en désaccord avec leurs méthodes."


1. Emma Goldman se réfère à un manifeste très critique envers la CNT-FAI publié par la Fédération Anarchiste Française dans un numéro spécial de Terre Libre, publié, entre autres, par André Prudhommeaux et Voline à Paris et Nimes.
NDT . Lire, par exemple, à ce sujet 1936-1939 : les anarchistes français face aux errements de la Révolution espagnole Alternative Libertaire 7 décembre 2006http://www.alternativelibertaire.org/?1936-1939-les-anarchistes-francais
2. Les tragiques "journées de Mai" de 1937 à Barcelone furent un moment charnière décisif pour la révolution espagnole. A cette époque, les principaux dirigeants de la CNT-FAI (Montseny, Oliver et Vazquez) exhortèrent les milliers de leurs camarades anarchistes qui résistaient avec succès aux forces gouvernementales d’abandonner leur lutte armée dans les rues contre le contrôle grandissant des étatistes (y compris les communistes)
NDT : Lire entre autre sur le sujet Les journées de mai 1937 à Barcelone Josep Rebull Paul Mattick Andreu Nin
3. Lire Kropotkine sur la Présente Guerre et En réponse à Kropotkine


[….] p 49- 50

Durant son séjour de 1937 en Espagne, Goldman ne recueillit que peu d’information ou n’eut que peu de contacts avec l’opposition anarchiste. Son troisième voyage lui fit découvrir des changements drastiques, comme elle l’exprime dans ses remarques à Rudolf Rocker le 11/11/38.

Aussitôt arrivée, elle fut surprise de découvrir que des camarades influents comme Herrera, Santillan, Montseny, et Esgleas étaient totalement opposés aux concessions sans fin du comité national de la CNT. L’année précédente, il les soutenaient pleinement. Cette fois, ils soumirent à Goldman une critique élaborée des erreurs du comité ainsi que de lourdes accusations contre le gouvernement de Negrin et les communistes . Le même dossier fut présenté devant l’assemblée plénière à Barcelone des délégués anarchistes durant ses deux dernières semaines en Espagne.
Bien qu’elle jugeait les divisions profondes, elle dit aussi que les deux côtés se rassemblaient en un ensemble solide face à des potentiels interférences extérieures. Elle considérait cela comme heureux car une fracture publique aurait détruit la CNT et la FAI, un événement qui aurait réjoui leurs ennemis. En même temps, elle avait confiance dans le fait que l’opposition à la FAI finirait par faire pression moralement sur la CNT pour qu’elle adopte une position plus ferme et plus efficace envers le régime de Negrin et les communistes

Malgré ces différends, Goldman restait impressionnée par l’extraordinaire courage et engagement montrés à l’assemblée plénière, au moment où Barcelone elle-même et le quartier général de la CNT étaient sous les bombardements. Elle raconte que seuls quelques délégués quittèrent le lieu de la réunion pour se mettre à l’abri. Les autres continuèrent leur discussion avec la même intensité qu’auparavant, une attitude que Goldman trouve sans précédent partout ailleurs dans le monde.

Avec le rapide effondrement de l’Espagne républicaine début 1939, les divisions et l’amertume parmi les anarchistes espagnols devinrent de plus en plus évidentes, notamment dans les conditions extrêmement difficiles de l’exil en France. A son propre désespoir, Goldman devint personnellement exposée à ces récriminations lors de sa visite fin mars, comme elle le raconte dans une lettre du 31/3/39 à Milly et Rudolf Rocker.

"Mes chers, mes chers, je pense que l’horrible effondrement de cette grande promesse en Espagne n’est rien comparée à la décomposition écœurante parmi les camarades. Non seulement tout le monde est contre tout le monde au point de menacer leurs vies, mais la haine, les jalousies et l’avidité effrénées empestent jusqu’au ciel ."

Les accusations contre le secrétaire national de la CNT Mariano Vazquez et d’autres du comité national furent particulièrement féroces, mais il les retournait pareillement. Alors, lorsque la haine contre le tendances bureaucratiques et réformistes de Vazquez s’amplifia encore, il retourna à son tour des accusations hargneuses, comme suggérer que Santillan était fou et venait d’un milieu de malades mentaux.
Malgré cela, Goldman s’inquiète avant tout du degré de représailles potentielles. Ironiquement, c’est Santillan lui-même qui demande à Goldman de prévenir Vasquez et son proche associé Roca d’un risque d’assassinat. Elle découvre aussi la même menace envers Garcia Oliver.

[...]

Jusqu’aux derniers mois de sa vie, Goldman continue à exprimer la plus haute admiration pour les qualités d’ensemble de ses camarades d’Espagne dans une lettre (18/11/39 ) à Maximiliano Olay,un anarchiste espagnol à New York.

"Oui, je pense que nos camarades espagnols sont merveilleux. Durant toutes les cinquante années de mon activité, je n’ai pas trouvé dans nos rangs un autre groupe de personnes aussi magnifiquement généreux, aussi désireux de donner et d’aider. Les gens se moquent de moi lorsque je leur dit que quand on demande une cigarette à un espagnol, il vous donne tout le paquet et se sent insulté si vous ne le faites pas. De toute ma vie, je n’ai pas rencontré une hospitalité, une camaraderie, une solidarité aussi chaleureuses. Je sais qu’aucun peuple ne peut les battre ."

Individus Particuliers (p 50 à 55)

Les appréciations de Goldman sur des dirigeants anarchistes espagnols particuliers apportent un éclairage supplémentaire à la fois sur la nature du mouvement lui-même et la dynamique particulière de sa politique durant la révolution et la guerre civile. De tous les dirigeants qu’elle a rencontré, elle n’a admiré personne plus que le militant de longue date Buenaventura Durruti, comme elle l’exprime dans une lettre à sa nièce durant sa première visite en Espagne en temps de guerre (17/10/36) .

". . . La CNT-FAI est composé de gens qui, quelles que soient leurs erreurs face aux effrayants dangers qu’ils côtoient, ne se courberont jamais devant aucune autorité rigide. J’ai l’ai ressentie une fois de plus très fortement sur le front d’Aragon où j’ai passé deux jours avec Durruti, un de nos camarades les plus audacieux, même sous l’ancien régime, et aujourd’hui l’âme de la bataille de ce côté de Saragosse. Il est la personnalité la plus impressionnante que j’ai rencontré ici et l’anarchiste le plus ardent. Ses hommes l’adorent et pourtant il n’emploie pas la force ou la discipline de caserne pour leur faire faire à peu près tout et traverser le feu à sa demande. Il m’a dit, "Ce serait un jour triste pour moi et pour l’anarchisme si je devais agir comme un général et conduire ma colonne avec un main de fer. Je ne pense pas que ce moment arrivera un jour. Les hommes sur le front sont mes camarades. Je vis, mange, dors et travaille avec eux et je partage leurs dangers. C’est mieux que la rigidité militaire. " Ce n’étaient pas de simples mots, chérie, j’ai parlé aux hommes et ils ont confirmé chaque mot."

Un mois plus tard, Durruti était mort (1). Goldman exprime la perte que cela représentait pour le mouvement espagnol, la révolution et la lutte anti-fasciste dans son éloge funèbre publiée en Espagne et à l’étranger (24/11/37) .

"Il m’est impossible d’écrire sur notre camarade Buenaventura Durruti en quelques mots ni même dans un long article. La blessure de sa mort cruelle qui a frappé la révolution espagnole, la lutte anti-fasciste et toutes celles et ceux qui connaissaient et aimaient Durruti, est encore trop à vif pour être capable d’avoir suffisamment de détachement pour donner une idée objective de l’importance de ce grand événement du drame du 19 Juillet et de son travail gigantesque jusqu’à sa fin ultime. Non pas que Durruti était la seule personnalité exceptionnelle dans cette courage bataille qui a tué dans l’œuf le fascisme à Barcelone et dans toute la Catalogne. Les grands héros de la bataille sont les masses espagnoles. Ici repose la grandeur de la révolution espagnole. Elle a surgi des entrailles mêmes de la terre d’Espagne. Elle a été totalement imprégnée de l’esprit collectif des masses espagnoles. Il est par conséquent difficile de parler d’une personne d’une manière séparée et distincte de la force qui a balayé l’Espagne le 19 Juillet.

Alors, si malgré cela je considère néanmoins notre camarade Durruti comme l’âme même de la révolution espagnole, c’est parce qu’il était l’Espagne. Il représentait sa force, sa douceur, aussi bien que sa rudesse si peu comprise par les gens extérieurs à l’Espagne. C’est cela qui m’a impressionnée lorsque j’ai rencontré notre camarade mort sur le front que lui et ses vaillants camarades défendaient de leurs mains nues, mais avec un esprit brûlant. Là, j’ai trouvé Buenaventura Durruti à la veille d’une offensive, entouré par un grand nombre de gens venus à lui avec leurs problèmes et leurs besoins. Il offrait à chacun sa compréhension sympathique, des conseil et des avis amicaux. A aucun moment, il n’a élevé la voix ou montré des signes d’impatience ou de dépit. Buenaventura avait la capacité de se mettre à la place des autres et de rencontrer chacun sur leur propre terrain tout en contenant sa propre personnalité. Je crois que c’est cela qui l’a aidé à établir une discipline interne si extraordinaire parmi les braves miliciens qui étaient les pionniers de la lutte anti-fasciste. Et pas seulement la discipline, mais la confiance dans l’homme et une profonde affection pour lui.

Le dernier hommage rendu à Durruti ne peut pas être une indication de la place qu’il occupait dans l’esprit et le cœur des masses. Ce qui s’avère plus significatif pour moi fut de trouve la même admiration, le même amour pour notre camarade un an après sa mort. Il suffisait de mentionner le nom pour voir les visages se transformer et les gens exprimer le sentiment que la balle traîtresse qui avait percé la tête de Durruti avait aussi porté un coup terrible à la Révolution. J’avais la certitude de plus en plus que si Durruti avait vécu, les forces contre-révolutionnaires au sein de l’Espagne anti-fasciste n’auraient pas relevé leurs têtes hideuses et ne seraient pas parvenues à détruire tant des acquis révolutionnaires de la CNT-FAI. Durruti aurait nettoyé l’Espagne anti-fasciste de tous les éléments parasites et réactionnaires qui essaient aujourd’hui de saper la révolution.

J’ai déjà dit que, dans la tempête et les tensions de la Révolution, les masses prennent la plus grande importance. Cependant, nous ne pouvons ignorer le fait que les individus aussi doivent jouer leur rôle. Et rien ne décide plus de l’importance et du sens de ce rôle que la grandeur de la personnalité de ceux qui ouvrent la route et illuminent le chemin qu’emprunte la masse. C’est seulement en ce sens que l’on peut juger correctement Buenaventura Durruti, son amour passionné pour la liberté, l’ardent révolutionnaire, le combattant intrépide qui a tout donné pour la libération de son peuple."


1. Voir aussi de Emma Goldman : "Durruti n’est pas mort !" http://www.mondialisme.org/spip.php?article1674

Une seconde figure marquante parmi les anarchistes était Federica Montseny, que Goldman avait rencontré pour la première fois en Espagne début 1929. Montseny était une personnalité extrêmement énergique et influente au sein de la FAI, comme le dit clairement Goldman dans une lettre à Rudolf Rocker fin septembre 1936.

"J’ai vu et parlé à Federica Montseny. C’est un "Lénine" en jupon. Elle est idolâtrée ici. Elle est certainement très capable et brillante mais j’ai peur qu’il y a quelque chose de la politicienne en elle. C’est elle qui a aidé à faire adopter la création du nouveau conseil qui remplace la Gener­alidad. (1) C’est en réalité la même chose sous un nom différent. Espérons que la CNT n’aura pas à regretter d’être entrée au Conseil. Néanmoins, je suis très heureuse de voir que Federica est une telle intellectuelle et organisatrice. Elle travaille comme un chien, 18 heures par jour."

1. NDA : Le Conseil dont il est fait mention ici est le Comité de la Milice Anti-fasciste. La Generalidad était le gouvernement régional catalan. La participation anarchiste au premier constitua le premier aval public clair à une collaboration après le 19 juillet. Elle fut débattue et approuvée par un petit groupe de dirigeants "influents" de la CNT et de la FAI à Barcelone. Cette décision cruciale ne fut jamais soumise à la base , en violation flagrante des principes anarchistes. Le collaborationnisme et l’élitisme au sein du mouvement se complétèrent et se réenforcèrent mutuellement dans un cercle toujours plus vicieux durant toute l’année 1939.

Mais quelques semaines plus tard, (3/11/36), elle confie à Rocker que ses craintes quant à l’aspect "politicienne" compromettant de Montseny ne soient des plus justifiées.

"Cher Rudolf, j’aurais espéré être plus enthousiaste. Ce n’est pas que je sois timorée. Mais je ne peux absolument pas avoir confiance dans des politiciens, peu importe qu’ils se donnent le nom de CNT-FAI. Et certains d’entre eux ne sont que cela. Federica par exemple. Elle est passée à droite et a une grande influence ici. Elle est devenue ministre de la santé. Quelle grande prouesse ? Tout cela est trop triste."


Dans une lettre à Mark Mratchny, trois mois plus tard (8/2/37), elle juge Montseny moins sévèrement qu’auparavant, tout en restant consciente des contradictions de celle-ci.

"Le discours de Montseny est très éclairant, bien que je l’ai trouvé un peu trop contente d’elle et trop peu critique. Je ne dis pas cela pour la condamner. Quelqu’un qui a passé toute sa vie dans le même milieu doit être encore plus isolée que la plupart des camarades espagnols qui ont vécu en exil. Bien sûr, elle voit tout en rose. Mais néanmoins, elle est parmi les plus capables de nos gens, et certainement parmi les plus courageuses."

Goldman répète ses critique de Montseny à Milly et Rudolf Rocker. Ironiquement, cette lettre est écrite le jour même (4/5/37) où, au beau milieu des affrontements entre les anarchistes et leurs "alliés" étatistes à Barcelone, Montseny elle-même lançait un appel à la radio pour qu’ils posent leurs armes afin de sauver la coalition .

". . . seul le fanatisme aveugle peut nier que Federica Montseny est la plus partisane du compromis parmi tous les camarades. J’espère que tu comprends, cher Rudolf, que je n’ai pas de raisons personnelles pour affirmer que Federica est plus à droite que tout autre membre dirigeant de la CNT-FAI. En plus de cela, elle est aussi dogmatique envers toute expression critique de la part des camarades dans la FAI comme de quiconque d’autre."

Selon Goldman et d’autres, le poste de responsabilités officielles de Montseny avait faussé son jugement. Elle trouve cela désolant mais non surprenant, étant donné ce que les anarchistes ont toujours affirmé au sujets des effets du pouvoir politique. Néanmoins, elle ne doute pas par ailleurs de la sincérité et de l’honnêteté de Montseny , et espère qu’à un moment, elle fera demi-tour.
Dans cette lettre à Max Nettlau cinq jours plus tard (9/5/37), désormais informée pour l’essentiel de la lutte à Barcelone,, Goldman voit l’attaque contre les anarchistes comme une conséquence naturelle des erreurs commises par Montseny, son camarade militant et ministre Juan Garcia Oliver et d’autres, qui avaient commencé à calculer comme des politiciens au lieu de s’en tenir aux principes anarchistes de base.

"Maintenant, alors que je suis de tout cœur avec la lutte des camarades espagnols et que j’ai fait tout mon possible pour plaider leur cause pour laquelle je donnerais joyeusement ma vie, je dois insister sur le fait qu’ils sont vulnérables : ils ont commis de terribles erreurs qui se font déjà ressentir. Je tiens Federica Montseny, Garda Oliver et plusieurs autres camarades dirigeants pour responsables des avancées faites par les communistes et pour le danger qui menace maintenant la Révolution espagnole et la CNT-FAI. Mon tout premier entretien avec ces camarades m’ont démontré qu’ils frisaient le réformisme. Je n’avais jamais rencontré Oliver auparavant, mais j’avais rencontré Federica en 1929. Le changement chez elle, depuis que la révolution l’a placée aux plus hautes charges comme dirigeante, n’est que trop évident. J’ai été renforcée dans cette impression chaque fois que je lui ai parlé des compromis qu’elle et les autres avaient accepté. Il était trop évident pour moi que ces camarades travaillent entre les mains du gouvernement soviétique. Qu’en démontrant leur gratitude à Staline et à son régime (bien que je n’en vois pas le besoin, en plus de tout l’or (1) que reçoit Staline pour les armes envoyées ), des résultats désastreux étains sûrs de s’ensuivre. Entre parenthèses, cela signifie aussi la trahison de nos camarades dans les camps de concentration et les prisons de Russie. Je n’ai jamais vu une aussi grande violation des principes anarchistes que "la fête de l’amour" conjointe entre la CNT-FAI et les satrapes de Moscou à Barcelone (2). C’était un signe pour les dieux de voir Garcia Oliver et le consul russe, rivalisant entre eux dans leur vibrant hommage au gouvernement soviétique, ou les éloges dithyrambiques publiés quotidiennement dans Solidaridad Obrera. Ni le journal , ni Oliver ou Federica n’ont eu un mot pour le peuple russe, sur le fait que la révolution ruse avait été castrée et que les sbires de Staline étaient responsables de la mort de dizaines de milliers de personnes. Ce fut un événement déshonorant – inutile et humiliant! Je n’ai écrit à personne à ce sujet, cher camarade, bien que je me sentais indignée et aurais crié mon mépris au soi disant dirigeants de la CNT-FAI ….

. .. J’ai peur que nous ne serions probablement pas parvenus à aucune compréhension mutuelle. Tu sembles ressentir au sujet de Federica et de la famille Urales ce qu’une mère ressens envers ses "poussins": personne ne doit les toucher, même un tant soit peu. Je les ai admiré moi-même pendant des années; j’admire ses brillants talents oratoires, mais je peux affirmer qu’elle a des pieds d’argile et je ne vois aucune raison pour ne pas l’admettre. Elle a penché terriblement vers la droite et porter un revolver à sa ceinture ne la rend pas plus à gauche. Cependant, je suis certaine que les camarades se rendront bientôt compte que les politiciens, qu’ils/elles portent une jupe ou un pantalon, qu’ils/elles soient anarchistes ou socialistes, doivent être surveillés. Ils s’éloigneront des principes fondamentaux comme ils l’ont toujours fait par le passé."


Sa critique acharnée de Montseny et de Oliver continue dans sa lettre du 14/5/37 à Rudolf Rocker, révélant pour la première fois la connaissance de Goldman de quelques détails cruciaux sur leur rôle durant les journées de mai à Barcelone.

"Depuis que je t’ai écris la semaine dernière, un évènement effrayant est survenu, que la plupart d’entre nous avait prévu, et que j’avais seulement essayé d’expliquer tant bien que mal plutôt que de la condamner dans un premier temps. Le pacte avec la Russie en échange de quelques armes a entrainé ses résultats désastreux. Il a brisé le dos de Montseny et de Oliver et les a transformé en jouets entre les mains de Caballero. Je ne sais pas si tu reçois ou non Combat Syndicaliste. J’écris à Mollie [Steimer] pour qu’elle t’envoie le dernier numéro. Tu verras que la bande meurtrière de Staline a tué Berneri et un autre camarade et qu’ils ont tenté à nouveau de désarmer les camarades de la CNT-FAI. Plus terrible encore selon moi, Oliver et Montseny ont appelé à se retirer et ont dénoncé comme contre-révolutionnaires les militants anarchistes pour qui la révolution signifie encore quelque chose. En d’autres termes, c’est la répétition de la Russie, avec des méthodes identiques à celles de Lénine contre les anarchistes et les syndicalistes révolutionnaires qui refusaient de troquer la révolution contre la paix de Brest-Litovsk."

1 Les cargaisons d’armes de l’Unoin Soviétique à destination du gouvernement républicain commencèrent à arriver à la mi-octobre 1936 contre environ 600 millions de dollars en or prélevés sur le trésor national.
2 L’anniversaire de la révolution Russe en Novembre


NDT : Sur Fédérica Montsény, écouter par exemple "Témoignage d’une militante libertaire de la Révolution espagnole. Entretien avec Fédérica Montsény" (Audio MP3)http://cnt-ait.info/article.php3?id_article=970%20
Sur les critiques envers Federica Montseny et la participation anarchiste lire par exemple "Lettre ouverte à la camarade Federica Montseny" Camillo Berneri, 14 avril 1937 http://bataillesocialiste.wordpress.com/documents-historiques/1937-04-lettre-ouverte-a-la-camarade-federica-montseny-berneri/
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Vision du Feu - 2ème partie

Messagede digger » 12 Mai 2014, 07:40

La Société Nouvelle

Observations Générales (p 69- 73)

Dès avant son départ pour l’Espagne, Goldman écrit avec enthousiasme à Milly et Rudolf Rocker (26/8/36) au sujet du modèle révolutionnaire créatif des anarchistes espagnols.

". . . Je réalise que la défense armée est impérative contre les attaques des forces noires . Mais je suis surtout intéressée par le travail constructif de nos camarades en Catalogne, la socialisation de la terre et l’organisation des industries. Ils ne pourront peut-être pas le faire pendant longtemps. Mais si ils étaient vaincus, ils auront montré le premier exemple de l’histoire de comment des Révolution doivent être faites."

En Espagne depuis à peine quelques jours, (19/9/36), Goldman décrit à sa nièce l’effet revitalisant d’observer en personne cette transformation sociale massive t .

". . . Je ne peux sans doute pas entre dans les détails au sujet de la situation après seulement trois jours passés à Barcelone. Je peux simplement dire que je suis venue de moi-même près de mes braves et héroïques camarades qui se battent sur de si nombreux fronts contre tant d’ennemis. Leurs réalisations les plus impressionnantes jusqu’à maintenant, c’est l’ordre merveilleux qui règne ici, le travail dans les usines et les commerces que j’ai vu, maintenant aux mains des travailleurs et de leurs organisations. Certains endroits que j’ai visité et les maisons réquisitionnées par nos camarades pour leurs différents bureaux, et qui appartenaient auparavant aux milieux d’affaires les plus aisés, sont restés dans le même parfait état comme si il n’y avait pas eu de combats entre la vie et la mort dans les rues de Barcelone. Je pense que c’est la première fois dans l’histoire qu’un tel accent est mis sur l’importance primordiale de faire fonctionner l’appareil économique et la vie sociale comme cela est le cas ici. Et cela par les anarchistes bordéliques si critiqués, qui n’ont soi disant "pas de programme" et dont la philosophie est fondée sur la destruction et les ruines. Peux tu imaginer ce que cela signifie pour moi de voir la tentative pour réaliser les idées mêmes que j’ai défendu si passionnément depuis la révolution russe ? Comme quoi . . . tout ce travail en valait la peine, toute les souffrances et l’amertume de ma lutte vécues pour voir nos camarades à l’œuvre. Je suis trop heureuse pour trouver les mots pour exprimer mon exaltation et mon admiration pour nos camarades espagnols.

Tu comprends, ma très chère, que l’effort prioritaire de la CNT et de la FAI es d’écraser le fascisme. Mais au-delà et surtout, tous leurs efforts tendent à démontrer la possibilité d’un nouvel ordre social fidèle à nos idées. Peu importe ce que peut dire la presse étrangère, des journaux aussi misérables que la Nation, pour minimiser la contribution des camarades à Barcelone et en Catalogne, la CNT et la FAI sont les forces motrices du changement ici. Ils sont aux manettes et ils déclarent fièrement qu’ils visent bien plus que de gagner la bataille contre l’ennemi noir (1) mais qu’ils vont laisser leurs empreintes dans le sol du pays et dans l’esprit et le cœur de sa population. Tu peux dire cela à tout le monde de ma part, ma chérie et ajouter que je veux de tout mon cœur devenir une part, une part active, de toute les manières qui me sont possibles, de cette grandiose bataille pour le triomphe de nos idées."


1. Noir ici est en référence aux chemises noires et par extension aux fascistes

Les racines de la révolution constructives étaient incrustées dans la conscience profonde des ouvriers espagnols. Ce n’était pas une conception imposée d’en haut. Ce fait, basé sur des semaines d’enquête dans l’Espagne républicaine, validait chez Goldman, plus que toute autre chose, la foi de toute une vie dans la viabilité de l’idéal anarchiste (30/11/36 lettre à Roger Baldwin) .

"Une chose que je peux déjà te dire : la Révolution est en sécurité avec les ouvriers et les paysans de Catalogne, d’Aragon et du Levant. Je sais de quoi de parle. J’ai voyagé dans ces régions, j’ai visité les villes et les villages collectivisés et j’ai vu l’état d’esprit de la population. Elle est imprégnée de l’idéal que tant d’entre nous avons défendu toute notre vie. Je suis certaine qu’elle ne sera jamais vaincue. L’aspect le plus impressionnant de la révolution selon moi, est qu’elle n’a pas de leaders, de grands cerveaux. C’est entièrement une révolution de masse, sortie des profondeurs du sol espagnol, les profondeurs des besoins et des aspirations des travailleurs. Personne n’osera plus dire que l’anarchisme n’est pas concret ou que nous n’avons pas de programme . Le travail créatif réalisé ici réfute cette accusation fausse lancée contre nous par toutes sortes de gens. Oui, mon cher, je pense que tout ce que j’ai donné au mouvement anarchiste valait la peine lorsque je vois ses premières réalisations de mes propres yeux. Je vis mes plus grandes heures."

Un an plus tard (11/11/37) , dans une lettre à un camarade non identifié, Goldman exprime son étonnement de voir l’activité constructive et créative continuer de plus bel, malgré les énormes obstacles et le sabotage ouvert dont il est l’objet.

"Nier les maux que j’ai découvert lors de mon second séjour en Espagne serait trahir tout mon passé et desservirait les camarades espagnols. Leurs pertes sont énormes. Et cependant, elles ne pèsent pas dans la balance face à leurs acquis. I Je ne parle pas seulement de leur influence morale. Je parle du travail constructif commencé le 19 juillet, qui, souvent, s’est poursuivi, amélioré et a été tant perfectionné depuis l’année dernière. Pour moi, il est miraculeux qu’une population continue à construire face à la guerre, au manque de nourriture et à un régime politique mortel qui a rempli les prisons, détruit certaines coopératives et qui élimine ses opposants au beau milieu de la nuit, mettant donc en danger la vie de tous ceux qui ne jurent pas que par le régime de Staline-Negrin.

J’espère écrire au sujet de la marche dévastatrice des brigades Lister et Marx sur quelques-unes des coopératives d’Aragon et la dévastations qu’elles ont laissé derrière elles.(1) Pour le moment, je veux seulement dire que ce siège sauvage n’a pas refroidi les ardeurs et l’esprit de nos camarades. Ils brûlent d’un feu qui leur donne force et détermination pour continuer la construction de l’Espagne nouvelle. Il faut voir leur travail et écouter leurs histoires pour prendre conscience que la révolution est loin d’être morte. Et cela suffit pour me jeter avec une énergie renouvelée dans le travail pour la CNT-FAI à l’étranger.
"

1. Une répression "anti-révolutionnaire" menée par les communistes qui provoqua les journées de mai à Barcelone et le remplacement de Caballero par Juan Negrin, fut suivit quelques semaines après, par une attaque contre les coopératives rurales anarchistes en Aragon et le Conseil de Défense de la région (semblable à celui qui existait en Catalogne à la fin juillet 1936). Sur les fondements de son "autonomie excessive" et les tendances "subversives" d’éléments "extrémistes", le gouvernement national décréta la dissolution du Conseil, son remplacement par un gouverneur républicain pro-communiste et l’envoi de la 11ème Division du communiste Enrique Lister pour réprimer les comités de défense locaux et les organisations anarchistes.
La (27ème) Division Marx et la 30ème Division (séparatistes Catalan) suivirent avec les mêmes objectifs de destruction, les trois unités attaquant les nombreuses coopératives de paysans et rendant la terre et les équipements aux anciens propriétaires terriens. Les accusations calomnieuses utilisées pour justifier cette campagne furent symbolisées par l’emprisonnement du président du Conseil, l’anarchiste Joaquin Ascaso, sous l’accusation de contrebande de pierres précieuses. Il fut relâché au bout d’un mois, faute de preuves .
En même temps, les comités directeurs de la CNT-FAI ordonnaient aux trois divisions anarchiste du front d’Aragon de renoncer à une contre-offensive. Malgré toutes ces destructions, l’esprit créatif anarchiste continua à aller de l’avant, obligeant le gouvernement lui-même à reconnaître à nouveau temporairement les coopératives pour permettre les plantations et les récoltes vitales.


Son intervention au congrès de l’A.I.T à Paris en 1937 reprend le même thème.

"Je suis retournée en Espagne avec appréhension à cause de toutes les rumeurs qui m’étaient parvenues après les évènements de mai, sur la destruction des coopératives. Les Brigades Lister et Karl Marx ont traversé l’Aragon et des endroits en Catalogne à la manière d’un cyclone, dévastant tout sur leur passage; Mais il est également vrai que la plupart des coopératives ont continué à fonctionner comme si de rien n’était. En fait, je les ai retrouvées en septembre et octobre 1937 mieux organisées et en meilleur ordre de travail, et que, après tout, c’est le point le plus important que l’on doit garder à l’esprit dans tout jugement sur les erreurs commises par nos camarades en Espagne. Malheureusement, nos camarades critiques ne semblent pas voir ces aspects si importants de la CNT-FAI. C’est pourtant ce qui les différencie de Lénine et de sa bande qui, loin d’essayer même de construire la révolution russe en termes d’efforts constructifs, ont tout détruit pendant la guerre civile et même des années après."

Une année plus tard, dans les derniers mois de la guerre civile (9/12/38), Goldman écrit dans une ébauche d’article que l’activité constructive est encore aussi vigoureuse qu’auparavant parce qu’elle est dans le sang même des travailleurs. Elle précise également qu’une telle activité est perçue comme les premières étapes vers l’anarchisme et non sa complète réalisation.

"J’étais évidemment intéressée de voir jusqu’à quel point la CNT-FAI constituait encore la force morale dans les rangs des paysans et des travailleurs, et quelle était son influence dans la vie industrielle et agricole de l’Espagne. C’était le plus important parce qu’un certain nombre de camarades en dehors d’Espagne sont si facilement susceptibles envers tout rapport peu flatteur qui leur parvient au sujet de la CNT-FAI. Maintenant, il est exact que les industries de guerre et les chemins de fer ont été nationalisés. Il est aussi tristement vrai que Negrin a restitué à leurs anciens propriétaires les centrales électriques collectivisées par la CNT-FAI aussitôt après le 19 juillet 1936.

Mais cependant, j’ai trouvé que les anarchistes espagnols y étaient encore très influents. D’un autre côté, les coopératives dans le transport, l’industrie du bois, le textile et l’habillement, les coopératives laitières et beaucoup d’autres, continuent d’être tenues par les membres de la CNT. Il en est de même pour les coopératives agricoles. En outre, cela ne s’applique pas seulement à la Catalogne, où j’ai pu me rendre à nouveau, mais aussi à la Castille, au Levant et aux région non occupées de l’Andalousie. Je tiens cela non seulement de notre camarade Augustin Souchy, mais aussi de nombreux délégués de ces régions qui ont participé à l’assemblée plénière. Le camarade Souchy a passé plusieurs mois dans ces régions et a collecté une immense quantité d’informations qu’il est en train de rassembler actuellement pour un livre (1).
Autrement dit, quels que soient les coups qu’a reçu la révolution espagnole, et je sais mieux que n’importe quel autre visiteur de l’Espagne combien les blessures sont profondes, je dois néanmoins insister sur le fait que la collectivisation et la socialisation représentent encore la réalisation révolutionnaire la plus aboutie des anarchistes espagnols, et plus précisément, même si Franco prenait le contrôle de toute l’Espagne, ce que personne dans le camp loyaliste ne considère comme possible, la collectivisation continuera. Et cela non seulement à cause de l’influence de la CNT-FAI mais aussi pour la raison que l’idée de collectivisation est profondément enracinée chez les ouvriers et les paysans. On pourrait même dire qu’elle est le souffle même de leur vie.

Ni la marche dévastatrice de Lister à travers les coopératives d’Aragon ou la destruction toute aussi brutale des autres coopératives par la Brigade Karl Marx , ni les ingérences du gouvernement lui-même n’ont réussi à faire se détourner très longtemps les populations de la collectivisation . J’en ai eu de nombreuses preuves l’année dernière et peut-être encore des preuves plus convaincantes encore lors de ma dernière visite . Par manque de place, les quelques exemples que hje donne devront suffire, mais auparavant, je veux souligner les remarques puériles de quelques camarades en Amérique selon lesquelles la collectivisation n’est pas l’anarchisme et que, par conséquent, nos camarades espagnols avaient tourné le dos à leur idéal. Outre le fait que ceux qui expriment ces critiques n’ont jamais été obligés de démontrer en pratique leur anarchisme, ler capacité d’endurance et de courage face au monde entier, il faut souligner que nos camarades espagnols ne prétendent pas que la collectivisation ou la socialisation, c’est l’anarchisme. Ils insistent cependant sur le fait que ces deux formes de reconstruction représentent les premiers pas vers la réalisation du communisme libertaire. Ils n’ont pas seulement raison, mais ils ont aussi prouvé le truisme du principe de Bakounine, selon lequel la révolution n’est pas seulement une puissance de destruction mais aussi la volonté de reconstruction. Seuls des bigots à l’esprit étroits parmi les rangs anarchistes peuvent ignorer le fait que nos camarades ont été les premiers dans l’histoire des révolutions et luttes sociales a avoir commencé à reconstruire la société au milieu du chaos et de la mort, et face à la conspiration des démocraties tout autant que des nations fascistes. Ils ont ainsi montré un glorieux exemple au prolétariat international. Pour cela, et pour de nombreuses autres raisons, les anarchistes espagnols méritent mieux, de la part de leurs propres camarades, qui se posent en Simon Pure (2 )100% Anarchistes. Tout ce que ces gens ont fait, c’est de poignarder dans le dos leurs frères espagnols."


1. Ce livre sera publié en 1957 sous le titre Nacht Uber Spanien. Plusieurs extraits de ce livre apparaissent dans l’ouvrage de Sam Dolgoff The Anarchist Collectives https://libcom.org/library/anarchist-collectives-workers-self-management-spanish-revolution-1936-1939-sam-dolgoff
2. NDT personnage d’une pièce de théâtre A Bold Stroke for a Wife (1718) par Susannah Centlivre


Sa visite à un vignoble et d’une usine d’embouteillage autogérés par les travailleurs lui fournit l’occasion de souligner les attitudes positives plutôt que négatives du prolétariat espagnol
(18/11/36 lettre à sa nièce) .

"Hier, j’ai visité les plus grands vignobles de champagne (1) de ce pays. Ils furent fondés au 16ème siècle et perpétués par une longue lignée familiale jusqu’à la révolution. C’est la plus moderne et la mieux organisée des installations que je n’ai jamais vu.Et, le croiras-tu, tous son personnel, y compris le directeur, est membre de la CNT. L’exploitation est aujourd’hui collectivisée et autogérée par les travailleurs eux-mêmes. Le directeur, un camarade qui m’est tombé dans les bras lorsqu’il a appris mon nom, a été très surpris quand je lui ai demandé si les ouvriers avaient une chance de boire le champagne. "bien sûr," a t’il répondu. "que serait la révolution si elle ne donnait pas aux ouvriers ce dont qu’ils n’ont jamais eu?" Espérons qu’il en sera vraiment ainsi. En même temps, il y a plusieurs millions de bouteilles de champagne qui seront très probablement utilisées comme monnaie d’échange avec le monde extérieur contre des produits dont l’Espagne a besoin. En échange, je suppose, de ce que la Russie envoie ici. Un échange juste n’est pas du vol. Une chose est certaine, les ouvriers en Russie n’auront pas une goutte de champagne. Ici, ils peuvent déjà en profiter. Une variété , pas si mauvaise, ne coûte que trois pesetas la bouteille. Mais ce n’est pas le plus intéressant. Ce qui l’est, c’est plutôt la compréhension et l’évaluation des ouvriers espagnols de la valeur du travail. Je ne peux pas décrire à quel point. Imagine des gens asservis pendant des siècles et frappés de pauvreté laissant tout intact, en parfait ordre de fonctionnement, sans casser la moindre bouteille ou détruit quoi que ce soit. Les amis (allemands) qui étaient avec moi, ont dit "En Allemagne, les ouvriers auraient bu autant qu’ils auraient pu écluser et auraient détruit le reste " ? Je pense que les ouvriers russes, ou beaucoup d’entre eux, auraient fait la même chose. D’une certaine manière, c’est compréhensible de la part de personnes qui n’ont jamais profité d’’une quelconque forme de luxe. Mais cela est révélateur de la qualité des masses espagnoles et de ses volontés constructives. Ils détestent tout simplement détruire quelque chose qui représente du travail. Je l’ai vérifié dans toutes les usines, ateliers et magasins et tous les autres endroits que j’ai visité. Cela me fait espérer que, lorsque le fascisme sera éradiqué, les ouvriers reconstruiront leur pays en moitié moins de temps que cela n’a pris en Russie. Et ce seront les ouvriers eux-mêmes qui le feront, et non un appareil politique. Si seulement le fascisme était exterminé. C’est le hic. Mais ici aussi, on ne peut qu’espérer de toutes les fibres de son corps."

NDT 1. Peut-être le Cava, qui est un vin effervescent d’appellation d’origine contrôlée produit principalement en Catalogne.

Au milieu de sa seconde visite durant la révolution, son rapport à Ethel Mannin (4/10/37) d’une tournée dans l’industrie du bois collectivisée révèle les méthodes d’enquêtes de Goldman et les sentiments libertaires des ouvriers.

"J’ai passé toute la journée à passer en revue l’industrie collectivisée du bois. On peut difficilement vanter ses mérites, à moins d’avoir vu de ses propres yeux comment les ouvriers poursuivent leur tâche en produisant et perfectionnant leurs efforts collectifs, cernés par le danger omniprésent. Et quel optimisme, quelle foi sublime. On s’oublie complètement soi-même et tout ce qui est de nature personnelle parmi la vie de l’esprit collectif des masses. Il n’existe aucun pouvoir pour détruire cela. C’est incrusté dans la texture même des masses espagnoles. Cette prise de conscience renforce mon espoir que, quelles que soient les erreurs et les compromis de la CNT-FAI, la révolution est loin d’être perdue. Il faut ajouter à cela la dignité innée du peuple espagnol et son absolu courage. Sois sûre, ma chère, que je ne me contente pas de la version que je reçois des camarades qui sont à la tête des différents comités dans les coopératives. Je suis trop expérimentée pour ne pas comprendre que, aussi honnêtes et francs que soient les meilleurs d’entre nous, une position de responsable créé une certaine psychologie dont la plupart des aspects diffèrent de celle de l’homme au travail qui effectuent les tâches les plus difficiles. Pour cette raison,j’essaie naturellement d’obtenir la réaction des ouvriers eux-mêmes. Et j’ai été encouragée de voir qu’ils se fichaient éperdument de qui était présent et qu’ils disaient ce qu’ils avaient sur le cœur. Non seulement ils n’ont pas peur mais ils ressentent trop profondément leur condition d’hommes pour cacher leurs réactions devant les changements qui sont survenus ici dans l’appareil d’état. Ils les considèrent avec dédain parce qu’ils savent que l’appareil politique est éphémère et que le pouvoir économique du peuple est l’ultime facteur de décision. Par conséquent, prétendre que venir ici est aussi futile que de voyager en tant que touriste en Russie est pure ignorance de la fierté et de l’indépendance du caractère espagnol. Je suis sûre que les ouvriers avec qui j’ai parlé aujourd’hui et depuis mon retour se sentent plus libres que les ouvriers dans les usines anglaises et américaines . J’ai été spécialement impressionnée par les réponses à mes questions sur ce qu’avaient réellement gagné les ouvriers avec la collectivisation. Le croiras-tu, la réponse a toujours été, en premier, une plus grande liberté. Et seulement en second, de meilleurs salaires et une durée de travail moindre. Durant les deux années que j’ai passé en Russie, je n’ai entendu aucun ouvrier exprimer l’idée d’une plus grande liberté (1). Cela me semble la clé de la nature intrinsèque des ouvriers espagnols, particulièrement de la CNT-FAI. Et c’est pour moi l’espoir de l’évolution future dans ce pays."

1. NDT A ce sujet, la comparaison avec le texte "Sur le départ de Russie" de Mollie Steimer est éloquente.http://racinesetbranches.wordpress.com/introduction-a/mollie-steimer/

Continuellement impressionnée par l’énergie et l’enthousiasme de ses camarades espagnols envers la reconstruction économique, Goldman commente plus avant leur plan à plus long terme pour le développement économique au milieu de la guerre civile, dans une lettre à Abe Bluestein, (25/1/38)

"Penses-y cher Abe, ici nous sommes confrontés à toutes sortes, avec les positions prises par la d’erreurs, des discussions sur des articles que quelqu’un a écrit aux États-Unis au sujet de l’état et bien d’autres choses encore, et cependant, nos camarades en Espagne peuvent organiser un congrès auquel participe 800 délégués, qui débattent non pas de l’État, ni d’aucun équilibrage politique, mais de reconstruction économique – le besoin pour l’Espagne d’une nouvelle économie, de se débarrasser des entreprises qui ont échoué et de mettre en place d’autres usines industrielles qui tiendront leurs promesses. Huit cent délégués assis et discutant tranquillement de la reconstruction économique de l’Espagne au moment où les villes sont bombardées, comptant les morts et les mutilés par centaines, et où la guerre fait rage sur tous les fronts. Donne moi un autre exemple similaire dans toute l’histoire et je pourrai ne plus me sentir aussi déterminée à rester aux côtés de la CNT-FAI."

[...]

Education et Culture (p 85 -86)

Dans le cadre de leur effort général en vue de la révolution sociale, les anarchistes espagnols étaient soucieux d’élargir les opportunités éducatives sur une base libertaire, un thème que Goldman partage ici dans une lettre du 10/10/36 à sa nièce.

"Tu ne le croiras pas ma chère, mais au milieu du danger tout autour de Madrid et sur le front de Saragosse, un millier de délégués sont venus de toute la Catalogne, rassemblés pour discuter des écoles modernes (1). Ils discutent du matin jusque tard dans la nuit. Et que penses-tu que soient leurs arguments ? Rien de moins que la sauvegarde des principes fédéralistes contre tout empiétement de la centralisation, le communisme libertaire contre la dictature. Comment quelqu’un peut-il espérer écraser un tel peuple, dont l’amour de la liberté n’est pas seulement puisé dans les lectures mais coule dans son sang même ? Non, quoi qu’il arrive, la CNT-FAl ne mourra jamais, peu importe les forces criminelles déployées contre elle."


Dans ce passage d’un article qui lui est consacré, (9/12/38), Goldman cite l’importance de l’anarchiste Juan Puig Elias (2) dans le développement du réseau d’éducation libertaire.

"J’espère bientôt trouver le temps d’écrire un portrait de Juan Puig Elias qui est le vrai cerveau du ministère de l’éducation et de la culture. Je l’ai rencontré un court moment en 1936 à un congrès d’enseignants auquel assistaient des délégués venus de toute l’Espagne, où il présentait son plan de La Es­cuela Nueva Unificada qui fut accepté par l’assemblée entière avec enthousiasme et qui s’est concrétisé depuis. Le camarade Puig Elias est vraiment l’un des pédagogues modernes les plus exceptionnels au monde, un homme à la vaste culture et d’une profonde compréhension de la psychologie de l’enfant. Le C.E.N.U (Centre de l’Ecole Nouvelle Unifiée), est passé depuis sous la juridiction de la Generalidad, mais tous les efforts de sa part pour éliminer les principes libertaires fondamentaux établis par son fondateur ont échoué. Le camarade Puig Elias m’a confié à son secrétaire privé, le professeur Mawa, à l’énergie la plus débordante de toute l’Espagne. C’est un homme capable de s’occuper d’une douzaine de tâches par jour et de trouver encore le temps de répondre à toutes les demandes qui lui sont faites avec la plus grande précision et de la manière la plus amicale. Grâce à ce guide de qualité, j’ai appris davantage en quelques jours sur les écoles et les colonies que je ne l’aurais pu en plusieurs semaines."

Dans ce passage d’un article du 1/5/38, Goldman décrit sa participation dans un film réalisé par un collectif autogéré.

"Nous n’avons pas oublié de rendre une visite à nos camarades du Syndicat du Divertissement Public [à Madrid]. Nous avons eu la chance d’arriver juste au moment où il tournait un film intitulé "Castilla se Libera". Les trois scènes que l’on nous montra étaient splendidement réalisées dans tous les domaines, et d’une grande valeur pour montrer au monde extérieur le travail constructif réalisé par la CNT-FAI partout dans l’Espagne anti-fasciste. On nous a promis des copies pour l’Angleterre et les États-Unis ainsi que pour d’autres pays d’Europe.

J’ai connu ma première expérience de vedette de cinéma de toute ma vie dans les studios de Cine Espanola-Americana. Nous sommes arrivés juste au moment où était filmée la scène d’une fête espagnole avec tous les artistes présents dans leurs différents costumes régionaux. Parmi eux, deux étonnamment belles jeunes danseuses espagnoles se trouvaient – qui soutenaient la comparaison avec les argentines et autres grandes danseuses espagnoles, payées des sommes faramineuses sur les scènes américaines. Le directeur (3), lorsqu’il entendit mon nom, se précipita pour m’embrasser et insista pour que je me joigne au groupe d’artistes. Je n’avais jamais été entourée d’une foule plus colorée et intensément fervente de jeunes gens. En plus de cela, ils voulurent que je salue Madrid en quelques mots pour pouvoir l’enregistrer. Ce fut un moment très émouvant , mon regret étant que je ne pouvais pas faire ces salutations en Castilian, mais le Camarade A.S fit de son mieux pour s’en approcher le plus possible dans son espagnol approximatif.

Nous avons appris que les principaux artistes de la coopérative – car c’était une coopérative – touchait le même salaire qu’avant le 19 juillet. Celui des autres salariés avait été augmenté. Pour autant que l’on puisse obtenir des réponses authentiques en présence d’un directeur, les artistes semblaient satisfaits de leur sort. Je ne veux pas suggérer que le directeur était une personne crainte. Il était une personne parmi les autres, la plupart membres de la CNT, qui étaient responsables du travail, de son début à la réalisation complète du film qu’ils étaient en train de tourner."


Goldman fut profondément émue par l’acharnement continu des anarchistes à enrichir la culture populaire au milieu d’un conflit meurtrier, comme elle le décrit dans cette lettre du 15/7/38 à Harry Kelly.

"Le dernier bulletin allemand publie un article sur la célébration par les anarchistes espagnols de la "Semaine Du Livre" . Cela me fait monter les larmes aux yeux. Voici des gens condamnés à mort, avec toutes les issues fermées et leurs propres camarades les poignardant dans le dos, victimes d’une lente malnutrition, et qui pensent encore à la culture et à la valeur de bons livres. C’est tout simplement stupéfiant."

NDT
1. La Escuela Moderna. Mouvement commencé en Espagne par Francisco Ferrer à Barcelone en octobre 1901, et qui comptait plus d’une centaine d’initiatives en 1907
2. Juan Puig Elias (1898-1972) , influencé par Francisco Ferrer a créé la Escuela Natura . Pendant la guerre civile, il est nommé sous-secrétaire au ministère de l’instruction publique. Forcé à l’exil en France, il intègre après la guerre la CNTE où il occupe le poste de secrétaire à la culture et à la propagande . Il part pour le Brésil en 1952.
3. Adolfo Aznar

Quelques liens sur les écoles modernes et l’éducation libertaire :
"ESPAGNE 36 l’école fait sa révolution" N’Autre école n° 13 http://www.cnt-f.org/nautreecole/?ESPAGNE-36-l-ecole-fait-sa
"L’Éducation libertaire" René Loureau http://1libertaire.free.fr/RLourauEducLibertaire.html
La section Education sur RA Forum http://raforum.info/mot.php3?id_mot=126&lang=en


L’aide Sociale d’Urgence (p 86 -91)

L’aide sociale envers un grand nombre de civils dont les vies avaient été gravement perturbées par la guerre était un domaine crucial dans lequel les anarchistes espagnols pouvaient apporter un réseau de soutien alternatif imprégné des principes libertaires. Dans cet article du 10/12/37, Goldman décrit sa visite de l’une de ces initiatives.

"Lorsque je suis retournée en Espagne fin septembre [1937], je m’étais promis de visiter la colonie pour orphelins et autres enfants qui avait été mise sur pieds par Espada Libre et soutenue par nos camarades à travers le monde. Et parmi ceux-ci les efforts énergiques de Spain and the World (1) pour collecter des fonds. Une femmes anglaise, très active à Londres dans l’aide aux réfugiés et son mari espagnol sont venus me voir à Barcelone et se sont portés volontaires pour m’emmener à Gérone, sur leur route pour Figueras, où ils habitent

Je suis arrivée vers 16 heure à la colonie Durruti-Ascaso, située dans un magnifique parc et dans uns maison spacieuse avec une capacité d’hébergement pour 200 enfants. Parmi eux, vingt d’entre eux sont les orphelins dont s’occupe Spain and the World. Ils viennent, comme tous les autres, de Madrid. Les camarades qui gèrent la colonie sont principalement une jeune femme polonaise juive et un français, soutenus par un personnel composé de camarades français et espagnols. Nous sommes arrivés sans nous annoncer. Aucune préparation n’avait pu être prévue à l’avance. Cela m’a donné l’occasion de découvrir la colonie en situation normale dans sa routine quotidienne. La salle à manger n’étant pas assez grande pour recevoir 200 enfants, les plus petits prennent leurs repas en premier , puis c’est le tour de ceux qui ont entre sept et dix ans, et enfin les plus âgés. J’ai été impressionnée et émue de voir la fierté de ces gamins lorsqu’ils montraient leurs mains propres en passant devant la directrice. La salle à manger est claire et aérée, avec des fleurs sur les tables, des rires émanant de tous les coins, rires plus nécessaires pour les victimes du fascisme que pour des enfants de condition normale. Les cartes de menu, illustrées de petites fleurs, en donnait la description pour chaque jour de la semaine.

La nourriture est copieuse et variée. Les dortoirs m’ont aussi surpris par leur espace, leur aération et leur ensoleillement. Les lits, impeccablement propres – en fait, chaque partie de la maison révèle l’efficacité et le dévouement des camarades en charge des enfants.

Tout aussi importantes étaient les aires de jeux où les enfants s’ébattaient pendant leurs heures de loisir et après l’école. Nos camarades avaient espéré organiser les cours dans la colonie à la fois à l’extérieur et à l’intérieur; mais il était devenu désormais obligatoire de s’inscrire dans les écoles du gouvernement. Heureusement, celles-ci n’avaient pas réussi à changer les splendides programmes éducatifs présentés lors de l’assemblée plénière à laquelle j’avais assisté à Barcelone en 1936. La colonie avait néanmoins trois enseignants, l’une d’entre eux étant une camarade passionnément convaincue par les approches et les méthodes nouvelles de l’éducation moderne. L’impression la plus réjouissante fut que les enfants étaient libres, faciles à vivre et ne montraient aucune crainte envers leurs aînés. Une parfaite camaraderie régnait parmi non camarades à la tête de la colonie, les enseignants et les enfants. Il n’y avait aucune frime ou épate. Personne ne leur imposait la nécessité de croire à des histoires. Somme toute, la colonie me faisait souhaiter que toutes les innocentes victimes de Franco puissent bénéficier de soins, d’attention et d’une alimentation semblables.

Les lecteurs de Spain and the World peuvent se demander justement si tous les enfants sont aussi bien nourris et si magnifiquement pris en charge que ceux de la colonie Durruti-Ascaso. C’est malheureusement loin d’être le cas. Mais il faut garder à l’esprit que la Catalogne seule compte deux millions de réfugiés, hommes, femmes et enfants. En plus de sa propre population, il est nécessaire en plus d’envoyer des vivres à Madrid et d’alimenter les milliers de miliciens sur le front d’Aragon ; mais autant qu’il est en leur pouvoir, nos camarades de la CNT-FAI font tout leur possible pour satisfaire aux soins et aux besoins des enfants."


1. Spain and the World était une publication anarchiste fondée par le Dr Galasso et Vernon Richards pour faire concurrence au News Chronicle et au New Statesman qui soutenaient l’Union Soviétique. Après le premier numéro, Spain and the World devint une publication de Freedom Press. La revue prendra brièvement le nom de Revolt!, puis de War Commentary avant de redevenir une publication de Freedom

L’engagement enthousiaste de Goldam envers l’importance d’un tel travail est démontré dans sa lettre du 14/2/38 à un dirigeant anarchiste Pedro Herrera. Elle lui rappelle qu’elle avait été profondément déçue fin 1937 de trouver les lieux d’accueil pour réfugiés dans de si tristes états et de découvrir le peu d’utilisation de l’argent qu’elle avait collecté à cette fin en Grande-Bretagne . Seule, la mise en place d’une organisation d’aide transparente, la SIA (1) la poussa à renouveler ses initiatives pour l’aide aux réfugiés en Grande Bretagne . Mais l’argent devra être consacrée aux projets annoncés.

"Je ne veux pas être comme les autre organisations qui collectent des formidables sommes d’argent et en utilisent la plus grande partie pour leurs dépenses de personnel, les déplacements de leurs propagandistes, etc., n’en laissant qu’un faible pourcentage pour les souffrances de l’Espagne. Je suis sûre que tu ne m’en voudras pas de souligner ce point. On doit avoir une conscience claire pour éveiller l’intérêt des gens, tout particulièrement lorsque l’on attend de l’argent d’eux."


Dans l’article suivant écrit après son dernier séjour en Espagne (9/12/38), Goldman décrit le programme d’aide social d’urgence anarchiste en plein essor, à travers leur organisation autonome Solidarité Internationale Anti-Fasciste et leur présence au ministère de l’éducation. Elle s’attarde avec enthousiasme sur une colonie d’enfants qu’elle a visité dans les Pyrénées.

"Comme représentante de la section londonienne de la SIA, j’étais bien sûr tenue informée des progrès du travail de nos camarades en Espagne mais ce que j’y ai découvert lors de cette visite dépassait de loin mes attentes. Comme notre Bulletin publie un rapport complet sur les initiatives de la SIA, je ne gaspillerai pas de place pour décrire les résultats extraordinaires obtenus en un an par un petit groupe de personnes dévouées. Il suffit de mentionner ici que des sections de la SIA se sont répandues comme une traînée de poudre à travers l’Espagne loyaliste, s’enracinant dans chaque ville, village et hameau. Partout, le long de la route allant de Barcelone jusqu’à Lerida pour ainsi dire, 250 kilomètres plus loin, des banderoles de la SIA sont déployées de sorte que personne ne peut ignorer son existence. Dix-neuf maisons d’enfants et cantines, où des colonies n’ont pas encore été établies, des restaurants populaires, des logements pour étudiants, des magasins d’approvisionnement en cigarettes, en papier à lettres et en savon pour les différents fronts, des centres de soins pour les miliciens blessés, un hôpital et un dispensaire soignant en moyenne
80 patients quotidiennement, une ambulance avec un équipage de jeunes infirmières qui donnent les premiers soins aux victimes des horribles attaques aériennes quotidiennes, et un tas d’autres choses encore, témoignent des magnifiques réalisations de la SIA. D’autres programmes sont en voie de réalisation, grâce surtout au soutien généreux des sections de la SIA aux États-Unis, en France et en Suède.

Sans vouloir sous-estimer les activités des autres organisations et groupes en Espagne, je dois dire que la SIA se fait remarquer comme une véritable ruche. Notre camarade Lucia Sanchez Saornil, (2) une des écrivaines les plus douées d’Espagne et une organisatrice compétente, avec sa secrétaire que tout le monde appelle par son prénom, Christina, ainsi que Baruta, à la tête du Conseil National de la SIA, entourés d’un personnel composé de jeunes gens actifs, doivent se voir attribuer le mérite de cet énorme travail, financé et réalisé par la SIA. En plus de tout cela, il existe un centre d’aide social, présidé par une camarade très efficace qui a organisé la maternité à Barcelone en 1936 et qui a été son guide spirituel jusqu’à ce printemps.

Et puis il y a les colonies fondées par Segundo Blanco et Juan Puig Elias depuis leur entrée au ministère il y a six mois. Elles sont situées à Sitges, un ancien lieu aristocrate de villégiature sur la côte méditerranéenne. Des colonies hébergeant 2 000 enfants ont déjà été créées et il est prévu d’y installer 20 000 enfants de plus . Il n’y a rien de plus juste que les enfants des classes laborieuses qui ont construit ces logements magnifiques et à qui l’on n’avait jamais permis de les approcher, occupent aujourd’hui les logements, anciens lieux de plaisir des grands d’Espagne et de la bourgeoisie. Les enfants peuvent profiter des lits confortables, prendre leurs repas dans des salles à manger ensoleillées sur des tables couvertes de nappes de lin blanc, apprendre dans des vastes salles de classe claires et aérées, et s’ébattre dans les jardins et sur la promenade qui sépare les logement de la plage. C’était en réalité une fête pour les yeux de voir leurs jeunes et sains appétits rassasiés par une nourriture convenable, consistant en une soupe, légumes, salade et désert, parfois aussi de la viande. La maîtresse de maison, à l’esprit maternel, en charge des enfants, me disait avec une grande jubilation, que quelques miliciens du front avaient envoyé un mouton entier et quelques fruits pour les enfants. C’était loin d’être une exception comme je l’ai appris plus tard. Les miliciens espagnols de différentes divisions, loin d’être sur-alimentés, se débrouillaient néanmoins pour contribuer de toutes les manières possibles aux colonies d’enfants réfugiés.

La visite la plus intéressante à des enfants se déroula au cœur des Pyrénées. Mon excellent guide, le professeur Mawa, m’avait parlé d’une colonie qui se trouvait là, mais il n’avait prudemment rien dit au sujet de la montée abrupte pour y parvenir. Il avait probablement pensé que je n’aurais pas autant souhaité la visiter. En forme de confession, je dois avouer que je fus littéralement tirée au sommet d’une montagne de 1200 mètres au-dessus du niveau de la mer, et cela grâce seulement à l’aide du professeur Mawa d’un côté et du jeune fils du camarade Puig Elias de l’autre (3). Une troupe d’enfants chantant à pleins poumons ouvraient la voie. Une autre suivait, avec un cameraman. J’admets que ce fut un exercice éprouvant, mais je n’aurais pas voulu rater cela pour rien au monde.Au sommet de la montagne, nous avons découvert la petite maison d’un paysan et un lopin de terre. Nous fûmes accueillis par une banderole avec inscrit dessus en lettres grasses, le nom de la colonie – MON NOU (Monde Nouveau). Son credo déclare ce qui suit :

Les enfants sont le monde nouveau. Et tous les rêveurs sont des enfants ; ceux qui sont émus par la gentillesse et la beauté ; ceux chez qui palpite dans la poitrine l’amour de la liberté et de la culture et qui se réjouissent du bonheur des autres ; ceux qui sentent battre leur cœur quand ils sont capables de soulager un chagrin ; ceux qui abhorrent la cruauté et gardent en permanence les bras grands ouverts pour la beauté.
Toi qui arrives : Si tu es sincère et que tu as un cœur si grand que ton amour pour un être ne diminue pas tes réserves d’amour et de tendresse envers les autres ; si tu penses que la liberté est le but ultime et que, pour l’atteindre, tu travailles avec enthousiasme pour transmettre le savoir et la culture parmi les petits, entres, s’il te plaît : tu es un enfant.
Toi qui arrives : Si tu as perdu ta foi dans la bonté humaine et ne parviens pas à considérer ton frère comme ton semblable ; si l’égoïsme et l’arrogance ont fermé et endurcit ton cœur ; si l’ingratitude fait partie de ta personnalité, n’entre pas : tu n’es pas un enfant.

Man Nou est en effet, un monde nouveau, non seulement dans son nom mais dans son esprit également. La vie ici est austère et dure, coupée du monde extérieur, mais un nouveau monde est en train de naître péniblement pour ces victimes innocentes de la sauvagerie de Franco, et la mère qui soigne ces jeunes plantes est la compagne de notre camarade Puig Elias. Son nom est Senora Emilia Roca; elle n’est pas seulement la mère , mais aussi la professeur, l’amie et la conseillères des trente enfants sans parents qu’elle a pris sous son aile protectrice.

Issue elle-même d’un milieu paysan, et héritière de la maison ancestrale, Madame Roca l’a transformée en un sanctuaire pour les enfants. Enseignante de profession, elle a abandonné son poste afin de pouvoir se consacrer aux enfants qui avaient le plus besoin d’elle. Sur ces propres fonds et ceux du camarade Puig Elias, elle se débrouille d’une manière ou d’une autre pour nourrir et vêtir ses pupilles. Il est vrai que le gouvernement donne des rations de pain et d’autres provisions,mais en aucun cas suffisantes pour maintenir la santé et la vigueur des trente enfants . . .

Les enfants ont merveilleusement bien oublié leur passé grâce aux soins attentionnés et à la chaude affection de leur nouvelle mère. Ils sont joueurs et folâtres. Ils se baignent dans la piscine qu’elle leur a trouvés, leurs jeunes corps étincelant sous le soleil. Ils donnent en représentation d’adorables danses et chants populaires catalans et espagnols. Le jeune Puig Elias a démontré une grande sensibilité et un grand talent dramatiques dans un poème épique qu’il a récité. Le plus petit bout de chou ici n’aurait rien à lui envier. Elle doit aussi divertir les visiteurs étrangers.

La plus grande hilarité jaillit lorsque le cinéaste commença son travail. La surprises des surprises lorsque nous déballâmes nos petits cadeaux, chocolats, cahiers, peinture. Ce fut une journée inoubliable. A la fin, escortés par un groupe d’enfants les plus âgés, le fils de notre camarade ouvrant fièrement la voie à dos de cheval, nous avons pris congé de l’ange gardienne de Man Nou. La descente se révéla aussi ardue que la montée, mais qui s’en préoccupait? Pas moi, qui avaient été plus que comblée par cette journée lumineuse, cette source d’amour et de générosité, la gaîté des enfants et cette vue ravissante de la montagne."


1. Solidarité Internationale Anti-fasciste, organisation créée en 1937 par des anarchistes espagnols pour apporter une aide directe aux femmes et aux enfants réfugiés de guerre. Comme l’a souligné Goldman, la collecte de fonds pour l’aide à destination de l’Espagne venant des pays occidentaux, y compris des États-Unis, était généralement dominée par les communistes qui attribuaient ensuite l’argent et les approvisionnements aux secteurs où les anarchistes n‘avaient que peu d’influence. Les anarchistes espagnols considéraient également la SIA comme une nouvelle possibilité importante de publicité, en encourageant la solidarité de vastes segments du prolétariat international auparavant inconscient de la révolution sociale en Espagne et du rôle qu’y jouaient les anarchistes. En suivant l’exemple d’organisation des sections en Espagne et à Paris, Goldman accepta la responsabilité d’en créer une branche à Londres durant son voyage de l’automne 1937 en Espagne. Elle lança cette initiative publiquement au début 1938.
NDT : En France, le "Comité pour l’Espagne Libre" fut créé lors du congrès de l’Union Anarchiste en octobre 1937 par Lecoin, Faucier, Odéon et Le Meillour. Il prendra le nom de "Solidarité Internationale Antifasciste" à la demande de la CNT-FAI espagnole et publiera un hebdomadaire du même nom à partir de novembre 1938 .
Voir "Solidarité Internationale Antifasciste Une organisation « proto-humanitaire » dans la guerre d’Espagne. 1937-1939" http://tuisp.online.fr/2008/2008_cionini.pdf

2. NDT Voir Introduction à Lucia Sanchez Saornil http://racinesetbranches.wordpress.com/introduction-a/lucia-sanchez-saornil/
3. NDT Elle a 68 ans à l’époque.
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Vision du Feu - 3ème partie

Messagede digger » 12 Mai 2014, 07:46

Le Rôle des Femmes dans la Révolution Espagnole (p 251 – 260)

Pendant plusieurs années, Goldman a correspondu avec l’anarchiste Max Nettlau sur la question de la libération des femmes. Dans cet extrait d’une lettre du 8/2/35, Goldman situe ses impressions sur les femmes espagnoles (tirées d’un séjour qu’elle a fait en Espagne et de ses expériences américaines) dans le contexte plus large de ces échanges. Cela fournit une introduction concrète pour ses commentaires ultérieurs à la fin des années 1930.

"J’ai reçu ta lettre du 12 janvier. Je suis terriblement désolée de l’avoir blessé. Crois-moi, je n’en avais pas l’intention. Je comprends parfaitement que en faisant référence au "souhait le plus profond" de la femme espagnole d’avoir des nichées d’enfants, tu me taquinais et tu prenais cela sous le ton de plaisanterie. Ceux qui me connaissent plus intimement que toi, cher camarade, savent parfaitement bien que j’apprécie l’humour et que j’en ai un sens considérablement développé moi-même. Comment penses- tu que j’ai survécu à mes combats si cela n’avait pas été le cas? Mais il y a certaines choses qui ne se prêtent pas bien à la plaisanterie. Et l’une d’entre elle est l’idée masculine que les femmes aiment avoir un tas d’enfants. Ne te sens pas blessé à nouveau s’il te plaît lorsque je te dis cela, comme les autres de ton sexe, tu ne connais rien aux femmes. Tu es trop sûr de toi-même. Il faudrait que je parle avec des femmes espagnoles pour creuser la question de la tradition séculaire qui les a enfermé dans une camisole de force sexuelle. Je suis sûre que j’obtiendrai une toute autre image que celle que tu as dépeint d’elles.

Tu m’accuses d’avoir une opinion hâtive et superficielle sur les mères espagnoles après ma courte visite en Espagne. Tu oublies, cher camarade, que j’ai vécu plus de trente cinq ans avec des hommes et des femmes espagnols en Amérique. Il existait un mouvement purement espagnol lorsque que [Pedro] Esteve était en vie. Je connaissais les camarades non seulement à travers les réunions et les manifestations, mais aussi leur vie privée. J’ai assisté leurs femmes pendant leurs accouchements. Et j’avais des relations particulières avec elles et les camarades hommes. Bien avant de me rendre en Espagne, je connaissais les relations entre hommes et femmes espagnols. Tout comme je connaissais les relations entre hommes et femmes italiens Mon séjour en Espagne n’a fait que confirmer ce que j’avais appris pendant de nombreuses années. Et qu’avais-je appris? Que tous les hommes latins traitent encore leurs femmes, ou leurs filles, comme des inférieures, et les considèrent comme de simples machines reproductrices, comme le faisait l’homme des cavernes. Et pas seulement les hommes latins. Mes relations avec le mouvement allemand m’a laissé la même ferme impression. Autrement dit, à l’exception des scandinaves et des anglo-saxons, le plus contemporain, c’est le Vieil Adam avec ses inhibitions envers la femme. Il ressemble à ce que les Gentils sont aux juifs: quand tu grattes un peu la surface, tu découvres un fond d’antisémitisme caché quelque part. Bien sûr, cher camarade, tu appelles cela de "la terrible rigueur et sévérité russe". En plus du fait que tu sois le seul de mes amis qui ait découvert en moi ce trait de caractère, je souhaite dire qu’il n’en est rien. Lorsque quelqu’un pense sincèrement quelque chose, sa façon de l’exprimer semble "rigoureuse et sévère" Et je ressens très intensément la condition féminine. J’ai assisté à trop de tragédies dans les relations entre sexes; j’ai vu trop de corps brisés et de cerveaux mutilés par l’esclavage sexuelle de la femme pour ne pas avoir ce ressenti ou ne pas exprimer mon indignation envers l’attitude de la plupart d’entre vous, gentlemen.

Malgré toute ton assurance, je dois dire que je n’ai pas réussi à rencontrer la femme qui souhaite beaucoup d’enfants. Cela ne veut pas dire que je nie un instant que la plupart des femmes veulent un enfant, bien que cela a aussi a été exagéré de la part des hommes. J’ai connu un certain nombre de femme, féminines au plus haut point, qui ne possédaient pas ces soi disant traits de caractères innés que sont la maternité ou le désir d’enfant. Elles sont sans doute de exceptions. Mais, comme tu le sait, l’exception confirme la règle. Bon, admettons que chaque femme veut devenir mère. Mais à moins qu’elle ne soit profondément ignorante et de nature exagérément passive, elle ne veut que le nombre d’enfant qu’elle a décidé d’avoir, et, j’en suis sûre, la femme espagnole ne fait pas exception. Certaines habitudes et traditions jouent un rôle déterminant en créant des désirs artificiels qui peuvent devenir une seconde nature. L’église, particulièrement l’église catholique, comme tu le sais, a fait tout ce qu’elle pouvait pour lui faire croire qu’elle devait vivre selon le dicton de Dieu de se multiplier. Mais serais-tu intéressé d’apprendre que parmi les femmes qui se présentent aux consultations pour le contrôle des naissance, les catholiques, malgré l’influence que les prêtres ont sur elles, représentent un très grand pourcentage? Tu peux prétendre qu’en Amérique, elles ont déjà été "infestée par l’horreur des horreurs" de vouloir limiter le nombre des naissances. J’aimerais le vérifier, si il était possible de sensibiliser les femmes espagnoles à travers des conférences sur le contrôle des naissances et ses méthodes. Combien d’entre elles confirmeraient ta conception romantique de ce qu’elles veulent ou la mienne de limitation "artificielle" des naissances? J’ai peur, cher camarade, que tu perdrais ton pari.

Ton interprétation du matriarcat selon laquelle la mère doit garder ses fils accrochés à ses jupes, recevoir leurs salaires, et agir en marraine généreuse en leur donnant de l’argent de poche m’a, pour le moins, beaucoup amusée. Pour moi, cela ne fait que révéler la revanche inconsciente de la femme asservie sur le mâle. Mais cela ne démontre pas la moindre liberté que ce soit de la femme ou de l’homme. Entre outre, le matriarcat représente pour moi plus que ce clivage entre la mère et le fils ou le père et la fille. Dans ces conditions, personne n’est libre . . .

Ces considérations mises à part, c’est la perpétuation du conservatisme de la femme qui a été sans aucun doute un élément important dans la réaction en Espagne, l’effondrement complet de toutes les valeurs en Allemagne et le maintien au pouvoir de Mussolini. On nieras-tu le fait que la première chose que firent les femmes après avoir obtenu le droit de vote fut de voter en faveur de la réaction ?(1) Ou le fait que les femmes allemandes ont été ramenées à leur Kirche et Kinder sans grandes protestations de leur part. Ou encore que les femmes italiennes ont été rejetées au moins cinquante ans en arrière dans leur ancienne condition d’objets sexuels ? Je n’aime pas les femmes américaine. Je sais que la majorité d’entre elles sont encore conservatrices et autant sous l’influence de l’église que dans les pays que j’ai mentionné. Mais j’insiste sur le fait qu’il existe en Amérique une importante minorité de femmes, de femmes évoluées, s’il te plaît, qui combattront jusqu’à la dernière goutte de leur sang pour les acquis qu’elles ont obtenu, matériels et intellectuels, et pour leur droit à l’égalité avec les hommes. Mais bon, cher camarade, il semble inutile de discuter de ce sujet entre nous. Nous ne serons jamais d’accord. Mais c’est un commentaire sur comment les petites théories combattent les inhibitions. Toi, un anarchiste, croyant à la liberté suprême de l’individu et qui persiste néanmoins à glorifier la femme comme cuisinière et reproductrice de familles nombreuses. Ne vois-tu pas la contradiction de tes positions? Mais les inhibitions et les traditions masculines sont trop profondément enracinées. J’ai peur qu’elles ne survivent longtemps après que l’anarchisme ait été établi . . . .

Je sais que tu es trop généreux pour garder de la rancune très longtemps. Tu ne dois pas être en colère contre moi pour t’avoir traité d’antédiluvien Je ne pensais pas à mal, mais je ne te laisserai aucun répit sur le moindre point de la question de la femme et de son grand désir d’avoir un tas d’enfants."


1. Elections législatives de novembre 1933, qui marquèrent un recul des républicains.

Dans cette lettre du 24/4/36 à un camarade, Goldman annonce son premier contact avec le groupe "Mujeres Libres" (1) en Espagne.

"Hier, j’ai reçu une lettre de la camarade Mercedes Comaposada de Madrid me demandant un article pour une revue intitulée Femmes Libres [Mujeres Libres]. Je ne suis pas en mesure d’écrire un article en ce moment mais j’ai répondu par une lettre disant combien j’étais heureuse qu’un tel journal soit publié pour émanciper les femmes espagnoles
de leur état de servitude. Sais-tu quelque chose au sujet de cette camarade ?"


Au lieu de son premier séjour dans l’Espagne révolutionnaire (18/11/36) , Goldman informe sa nièce Stella Ballantine du travail nécessaire à faire parmi les femmes et de la difficulté de le réaliser en pleine guerre civile.

"Je sens que mon énergie, au lieu de faiblir, se renforce. Tout particulièrement depuis que je suis arrivée ici et que j’ai vu tout ce qui doit être fait avec les femmes et les enfants en particulier. Tu n’as pas idée de combien tout est primitif dans ce domaine. L’édification des femmes est désespérément nécessaire. Mais nos camarades sont trop absorbées par la victoire dans la guerre antifasciste pour consacrer suffisamment de temps à cette tâche nécessaire. Elles ont commencé, bien sûr. Mais on ne peut pas balayer l’ignorance, les préjugés et les superstitions d’un peuple en quatre mois. Cependant, je serais d’un grand secours , je le sais, et mon aide serait la bienvenue. Mais c’est un problème de langue, en Catalogne, et pas seulement en espagnol mais aussi en catalan. Tu sais combien je me sens paralysée . Il n’y a pas d’autres solutions, je vais devoir partir."

Elle parle à nouveau de ce travail important à réaliser pour l’émancipation des femmes et de leur relative négligence à ce sujet par le passé, dans une lettre au camarade Harry Kelly le 5/12/36 .

"Tu dois garder à l’esprit que la guerre antifasciste et la reconstruction révolutionnaire ne sont pas les seules tâches colossales auxquelles nos camarades espagnols ont à faire face. Il y a aussi l’éducation et l’émancipation de la femme, une nouvelle approche de l’enfant et des questions courantes de santé ordinaire. Tout cela a été tristement négligé par nos camarades. Peut-être sont-ils obligés de concentrer toutes leurs énergies à la lutte économique et qu’ils ne peuvent pas agir dans tous les domaines. Mais cela ne change rien au statut inférieur de la femme et à l’ignorance déprimante envers les méthodes de soin pour la femme et l’enfant. Ce seul domaine est assez vaste pour s’occuper totalement. Et il en existe d’autres. Oui, je reviendrai en Espagne."

1. Voir aussi "Séparées et égales" ? Mujeres Libres et la stratégie anarchiste pour l’émancipation des femmes"
2. Mercedes Comaposada Guillen (1901 – 1994) Fille de l’écrivain et militant socialiste José Comaposada. Membre de la CNT. Collaboratrice à de nombreuses revues et journaux comme Tierra y Libertad . Une des fondatrices du groupe Mujeres Libres à Madrid.


Quelques jours après, la revue "Mujeres Libres" publiait cet important appel de Goldman aux femmes espagnoles.

"Les progrès humains sont très lents. En fait, on dit que pour chaque pas en avant qu’a fait la race humaine, elle a reculé de deux pas en arrière vers l’état de servitude auquel elle essaie d’échapper. Cela a pris des siècles pour que l’être humain abandonne sa position prostrée – sa croyance aveugle dans les superstitions de l’église, dans le droit divin des rois et le pouvoir de la classe des maîtres. Cette trinité vicieuse maintient encore son emprise sur des millions de personnes à travers toute notre planète. Néanmoins, elle ne peut plus gouverner d’une main de fer ni jouir d’une totale obéissance au point d’utiliser la torture et la mort, même si cela est encore le cas dans les pays fascistes. Cependant, le fascisme n’est, historiquement parlant, que passager. Et même sous cette peste noire, le grondement de la tempête qui s’annonce s’approche et se fait entendre toujours plus. L’ Espagne est le Waterloo du fascisme, sur toute la ligne. D’un autre côté, il y a le volume toujours croissant des manifestations actives contre les institutions diaboliques du capitalisme à travers le monde entier. Assez étrangement, l’homme ordinaire, si prêt à combattre héroïquement pour sa propre émancipation, est loin de faire de même en ce qui concerne le sexe opposé.

Les femmes, dans de nombreux pays, ont provoqué une véritable révolution envers leur statut social, politique et éthique. Elles ont tant fait pour cela à travers des siècles de durs combats – après des défaites déchirantes et de tant de moments de découragement, mais pour une victoire en fin de compte.

Malheureusement, cela n’est pas le cas pour les femmes de tous les pays. En Espagne, par exemple, la femme semble encore être considérée comme bien inférieure à l’homme, un simple objet sexuel destiné à sa gratification et la maternité. Cette attitude ne serait pas surprenante si elle ne se trouvait qu’au sein de la bourgeoisie. Mais il est profondément choquant de trouver cette conception antédiluvienne parmi les ouvriers, y compris même parmi nos camarades.

Nulle part ailleurs dans le monde, les idées libertaires n’ont autant pénétré la vie même des travailleurs comme c’est le cas en Espagne. La victoire magnifique de la révolution, née dans les douleurs du combat du 19 juillet, témoigne de l’endurance supérieure des travailleurs espagnols et catalans. On serait endroit de penser que leur amour passionné de la liberté inclut aussi celle des femmes. Loin d’être le cas, la plupart des hommes en Espagne, soit ne semblent pas comprendre le sens réel de la vraie émancipation, ou soit ils le connaissent mais préfèrent garder les femmes dans l’ignorance de sa signification. Le fait est que de nombreux hommes se convainquent que les femmes aiment être maintenues dans une condition inférieure. On dit que les nègres aussi aiment être la possession du maître de la plantation. La vérité est qu’il ne peut y avoir d’émancipation réelle aussi longtemps qu’existe toute forme de domination d’un individu sur un autre ou d’un groupe sur un autre. L’émancipation de la race humaine n’a aucun sens tant qu’un sexe domine l’autre.

Après tout, la famille humaine présuppose les deux sexes. Des deux, la femme est la plus importante parce qu’elle est la porteuse de la race. Et plus son développement sera parfait, plus la race le sera. Ne serait-ce que pour cette raison, cela prouve l’importance de la femme dans la société et les luttes sociales. Mais il existe d’autres raisons.Avant tout, la prise de conscience par la femme qu’elle est est une personnalité de plein droit. Et que ses besoins et aspirations sont toutes autant vitales et importantes que ceux des hommes.

Ceux qui imaginent encore pouvoir garder la femme dans une camisole de force diront sans doute "oui, mais les besoins et aspirations de la femme sont différents parce qu’elle est inférieure". Cela prouve seulement la limite de l’homme et son arrogance. Sinon, il saurait que ces différences mêmes enrichissent la vie personnelle et sociale. En outre, les réalisations extraordinaires des femmes dans toutes les sphères de la société ont fait taire à jamais les propos calomnieux sur son infériorité. Ceux qui se raccrochent encore à cette idée reçue le font parce qu’ils ne détestent rien de plus que de voir leur autorité remise en question. C’est la caractéristique de toute autorité, que ce soit celle du maître sur l’esclave, ou de l’homme sur la femme. Cependant, partout, la femme échappe à sa cage, partout elle avance à grands pas libérés. Partout, elle prend courageusement sa place dans la lutte pour les transformations économiques, sociales et éthiques. Il est peu probable que les femmes espagnoles échappent encore longtemps à ce courant d’émancipation.

Il en est de la femme comme des ouvriers. Ceux qui veulent se libérer doivent frapper en premier. Les ouvriers de Catalogne, ceux de toute l’Espagne ont porté le premier coup. Ils se sont libérés et ils versent leur sang pour sauver leur liberté.

Maintenant, c’est votre tour, femmes catalanes et espagnoles, de frapper pour briser vos chaînes. C’est votre tour de vous lever, avec votre dignité, votre respect de vous-mêmes, d’assumer fièrement et fermement vos droits en tant que femmes, d’individus libres, d’égales dans la société, de camarades dans la lutte contre le fascisme et pour la révolution sociale. C’est seulement lorsque vous vous serez libérés des superstitions de la religion – l’injustice de la double morale, l’obéissance avilissante et dégradante à un passé mort – que vous deviendrez une force importante dans la lutte antifasciste et la défense de la révolution. Alors, et seulement alors, vous serez capables d’aider utilement à la construction d’une société nouvelle où chaque homme, chaque femme et chaque enfant sera réellement libre."


Dans une interview publiée le 8/1/37 au sujet de son retour d’Espagne, Goldman évalue les progrès, encore loin d’être suffisants, des efforts pour l’émancipation des femmes .

"Jusqu’à maintenant, on n’a pratiquement pas donné aux femmes l’occasion de beaucoup contribuer à la révolution. Elles ne sont pas suffisamment conscientes et éduquées. Néanmoins, j’ai constaté des évolutions chez elles depuis ma visite en Espagne en 1929. Elles sont beaucoup plus vigilantes et commencent à montrer de l’intérêt pour la lutte sociale.
Oui, très certainement, la femme trouvera sa place dans la société nouvelle, mais cela demande de faire une énorme quantité de travail pour son émancipation. Une fois celui-ci réalisé, la femme prendra une part égale au travail constructif."


Dans une lettre du 30/3/37 à Jeanne Levey, une anarchiste et amie de Chicago, Goldman commente le rôle de Mujeres Libres dans la lutte des femmes espagnoles.

". . . Nos camarades femmes à Barcelone publient un journal formidable appelé Mujeres Libre. Elles ont commencé une campagne intensive pour améliorer le statut de leur sexe.Jusqu’en 193, elles avaient un retard de cinquante ans par rapport aux femmes des autres pays d’Europe ou des États-Unis, et dieu sait que ces dernières les femmes ne sont pas encore traitées en égales des hommes. Durant la République qui portait si mal son nom, il y eut quelques avancées mais la majeure partie des femmes restent encore effroyablement plongée dans l’ignorance.
Nos merveilleuses camarades ont été les pionnières de beaucoup de grandes réalisations en Espagne et elles le sont aussi dans leurs efforts pour émanciper et éduquer la grande majorité des femmes espagnoles. Le journal a été lancé par un groupe de femmes universitaires depuis deux ans et qui entreprennent maintenant une campagne intensive. Elles m’ont demandé de les mettre en contact avec des organisations de femmes en Angleterre et aux États-Unis , ce que j’essaie bien sûr de faire."


Goldman écrit à Ethel Mannin, qui préparait alors un nouveau livre, le 1/10/37 au sujet de ses contacts avec une des femmes les plus en vue dans le mouvement anarchiste espagnol

"C’est seulement pour te faire savoir que j’ai eu une discussion avec une des femmes anarchistes les plus compétentes qui est réellement une historienne de mouvement révolutionnaire espagnole (1). Elle est dans le mouvement depuis 55 ans, a maintenant 72 ans et a connu la grande révolutionnaire anarchiste [Teresa] Claramunt qui semble avoir été la Louise Michel espagnole. Elle a promis de préparer quelques documents à ton intention pour la semaine prochaine. Je te les enverrai aussitôt. Ils arriveront peut-être trop tard pour que tu les utilises, mais cela te montrera au moins que je n’ai pas oublié ma promesse."

1. Probablement Soledad Gustavo, la mère de Federica Montseny.

Goldman apporte plus de détails concernant l’origine et les activités de Mujeres Libres dans un article pour publication (4/3/38), lors de son second séjour en Espagne révolutionnaire.

"Madrid est le lieu de naissance de Mujeres Libres. C’est là qu’un groupe de femmes universitaires dont notre camarade Mercedes Comaposada, a commencé la publication d’une revue du même nom, consacrée à l’émancipation des femmes espagnoles. Le siège du journal a été ensuite transféré à Barcelone , mais quelques -unes des fondatrices, aidées par un personnel composé de jeunes femmes, continuent leur travail à Madrid.; Et c’est un formidable travail.

Les Mujeres Libres, parmi d’autres tâches, s’occupent de visiter les blessés dans les hôpitaux, d’inspecter les écoles des enfants et de distribuer une somme considérable de documentation parmi la population civile pour lui faire connaître les objectifs et l’importance de la lutte antifasciste. Elles donnent des cours aux enfants et aux adultes qui englobent toutes sortes de sujets, incluant des cours de conduite. Les camarades nous ont dit fièrement que plusieurs d’entre elles avaient passé avec succès l’examen et avaient le permis. Il y a aussi des cours de langues.

Et puis il a le groupe "Prosperidad" qui a 90 adhérentes et qui est affilié avec M.L. Il comprend des déléguées de différentes fédérations locales ; Maria Teresa est parmi les plus actives d’entre elles , et en même temps directrice de l’école, sans compter tous les autres efforts fait pour la prise de conscience et l’émancipation des femmes espagnoles et l’éducation des enfants , particulièrement ceux qui sont devenus orphelins par la grâce chrétienne de Franco. Elles tiennent un rôle important pour élever le niveau intellectuel et physique des femmes espagnoles, maintenues en esclavage depuis tant de siècles, et particulièrement dans leurs soins attentifs aux enfants. On ne pourrait prêter aucune attention plus chaleureuse à ses propres enfants que celle apportée par les camarades de Mujeres Libres aux innocentes victimes de Franco. J’ai été particulièrement émue par des enfants de deux à dix ans, rassemblées dans une salle transformée en cinéma, et qui étaient fascinés par chaque projection de Mickey Mouse, de contes de fées et des sagas de Grimm et d’Anderson."
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Histoire et actualité de l’anarcha-féminisme: Les leçons de

Messagede digger » 26 Mai 2014, 11:55

Mis en ligne avec l’autorisation de Maria . Comme pour d’autres textes mis en ligne, celui-ci peut renvoyer à des notes d’autres espaces de publication.

Histoire et actualité de l’anarcha-féminisme: Les leçons de l’Espagne
Marta Iniguez de Heredia


Texte original : History and actuality of anarcha-féminisme: lessons from Spain

Anarcha-féminisme est, finalement une tautologie. L’anarchisme cherche la libération de tous les êtres humains de toutes les sortes d’oppression et un monde sans hiérarchie, où les gens s’organisent librement et autogèrent tous les aspects de la vie et de la société sur la base de l’horizontalité, de l’égalité, de la solidarité et de l’aide mutuelle. Par conséquent, une telle lutte implique nécessairement de travailler à changer les relations hiérarchiques entre les sexes, ce qui revient à dire que l’anarchisme est un type spécifique de féminisme.

L’anarcha-féminisme, compris dans ce sens, soulève plusieurs questions : Est-ce que l’anarcha-féminisme existe réellement? Est-ce que ce terme contribue d’une quelconque manière à l’anarchisme? Comment peut-il être utile aujourd’hui ? Que peut-on améliorer?
.
Dans ce qui suit, je soutiendrai qu’il existe depuis longtemps un mouvement anarcha- féministe. En particulier, je traiterai de la contribution du mouvement Mujeres Libres, un groupe anarcha-féministe actif durant la guerre civile espagnole, de 1936 à 1939. Bien que de nombreuses anarchistes, y compris au sein de Mujeres Libres, rejetait ce la bel de féministe, considéré comme une idéologie de la bourgeoisie 1, et bien que je ne me revendique pas moi-même de l’anarcha-féminisme parce que je prétends que l’anarchisme est ce qui décrit le mieux mon féminisme, je pense que l’anarcha-féminisme est utile à la fois comme notion et comme pratique dans les mouvements anarchistes et féministes. En ce qui concerne les premiers, l’anarcha-féminisme peut servir à ‘populariser’ la lutte féministe et des genres, et donc à rendre la pratique anarchiste plus cohérente avec la théorie. En ce qui concerne les derniers, l’anarcha-féminisme peut contribuer à d’autres critiques et luttes féministes contre l’oppression des genres.

L’Espagne offre un bon terrain d’études sur l’histoire et la pertinence de l’anarcha-féminisme. Elle a connu trois périodes de prise de conscience intense quand au genre, à la fois au sein du mouvement anarchiste dominé par les hommes, et dans la société en général. Durant la première période, à la fin du dix-neuvième siècle, les anarchistes ont développé une critique du patriarcat , bien que celle-ci fut souvent reléguée aux périphéries du mouvement anarchiste. La seconde période, qui couvre le début du vingtième siècle, peut être considéré comme la naissance et l’apogée du mouvement anarcha-féministe. Ce fut à ce moment que les Mujeres Libres furent actives. Enfin, la troisième période , post-dictatoriale jusqu’à nos jours, révèle une disposition au sein du mouvement anarchiste de relativiser l’importance de combattre l’oppression de genre ici et maintenant. Cette tendance souligne l’importance permanente de l’anarcha-féminisme.

Durant les deux premières périodes, les anarchistes appelaient cela la ‘question de la femme’ alors qu’aujourd’hui, ils parlent d’oppression de genre et de patriarcat.2 Bien que le langage a changé au cours du temps, ces trois périodes partagent trois thèmes :une critique de la restriction du rôle des femmes dans la société à celui de reproduction; une critique de la position de seconde classe des femmes dans la société en général et au sein du mouvement anarchiste; et, le plus important, une stratégie d’encouragement des femmes à participer pleinement aux luttes anarchistes. Mujeres Libres appelait ce processus capacitación, j’y reviendrai plus tard 3

La Capacitación faisait partie d’un processus que j’appellerai ‘intégration du genre’. L’intégration signifie littéralement incorporer quelque chose ou quelqu’un dans le ‘courant dominant’. Ce courant dominant, dans l’anarchisme, n’ a rien de conventionnel ou de conservateur, mais représente plutôt la lutte contre le capitalisme et l’état. Une lutte destinée à mettre fin à toutes les formes d’oppressions, incluant le racisme, l’homophobie et la patriarcat. Donc, dans ce contexte, intégrer le genre signifie mener la main dans la main, le combat contre l’oppression de genre et contre le capitalisme et l’état. Cela peut paraître maladroit d’utiliser le terme ‘intégration de genre’ dans ce contexte, considérant son utilisation par les libéraux, les réformistes et les conservateurs dans les couloirs des Nations-Unies .4 Le terme, cependant, a été popularisé par les critiques féministes de la politique de l’ONU depuis le milieu des années 1970, demandant que l’oppression de genre soit plus centrale dans les politiques de l’organisation et que les femmes soient encouragées à participer au travail contre les inégalités de genre.5 Si nous comprenons l’intégration de genre en ce sens, le terme est utile pour comprendre les revendications des anarcha-féministes.

Cet article essaie de contribuer à la fois à la somme relativement modeste de la littérature sur l’anarcha-féminisme et à la littérature anarchiste et féministe, plus généralement. Par exemple, le Free Women of Spain de Ackelsberger, une étude novatrice publiée en 1991, ne mentionne pas l’anarcha-féminisme, pas même dans sa tentative d’analyser l’héritage de Mujeres Libres vis à vis de l’anarchisme contemporain.6 Des années plus tard, elle a contribué à une ouvrage sur la pensée politique avec son Anarchism: the Feminist Connection. Cette réticence à parler de l’ anarcha-féminisme ressemble ouvertement à la position anarchiste classique d’identifier le féminisme comme préalablement inclus dans le mot anarchisme. En outre, des ouvrages de référence comme Anarchism de Woodcock et Demanding the Impossible de Marshall, n’essaient même pas de reconnaître l’existence et la contribution de l’anarcha-féminisme. 7 S’ajoutant à de récentes études sur l’anarcha-féminisme de Heighs, et celle plus spécialisée de Maroto, ce document plaide également en faveur de la pertinence de l’anarcha- féminisme aujourd’hui.8 Traiter de l’histoire, du présent et des leçons de l’anarcha-féminisme est une tâche nécessaire qui mettra en valeur nos combats actuels et futurs.

Dans ce qui suit, je présenterai une vue d’ensemble des principes anarchistes et soutiendrai que l’ anarcha-féminisme n’est pas un corpus séparé de théorie mais plutôt intégré à l’anarchisme. Je présenterai alors une brève histoire de l’anarcha-féminisme en Espagne, basée sur ces trois périodes mentionnées ci-dessus. Enfin, à partir de ma propre expérience, je soulignerai pourquoi l’anarcha-féminisme reste pertinent aujourd’hui comme outil critique dans la lutte pour un monde nouveau..

Anarchisme et anarcha-féminisme

L’anarchisme est plus qu’une idéologie. C’est une philosophie et une pratique de vie, illustré par sa tendance à remplir les rues plutôt que les rayons des bibliothèques. Baldelli a déclaré que ‘l’anarchisme a toujours été anti-idéologique, et a insisté sur les priorités de la vie et de l’action sur la théorie et le systèmes’.9 L’anarchisme s’est développé en dehors des milieux académiques, en se forgeant à travers différentes luttes ; d’où l’existence de différentes sortes d’anarchisme.8 Je m’attarderai sur ce qui est communément appelé l’anarchisme collectif qui a été probablement pratiqué par la plupart des anarcha-féministes. 10 L’anarchisme collectif , aussi appelé communiste , social anarchisme ou anarcho-syndicalisme, affirme de manière générale que la libre organisation des individus en collectifs où ils travaillent en coopération et sans hiérarchies n’est pas seulement la clé de la révolution mais également un guide pour l’organisation de la société.

On peut faire remonter beaucoup d’arguments anarchistes centraux aussi loin que le philosophe grec ancien Zénon de Cition, le stoïque, qui a imaginé une société cosmopolite idéale, où l’amour entretiendrait des relations harmonieuses et où les lois étatiques et l’argent ne seraient pas imposés aux individus.11 Certains ont également suggéré que des éléments de la pensée traditionnelle chinoise ont constitué une ‘sorte de vision sociale proto-anarchiste’ bien avant les grecs.12 Au sixième siècle avant Jésus Christ, Lao Tseu contestait la légitimité des gouvernants; deux siècles plus tard, Zhuangzi critiquait la propriété privée, la redistribution inégale des richesses, la hiérarchie de classe et l’existence de gouvernants.13 Certains ont aussi vu des traces de pratiques et d’organisation anarchistes dans des sociétés et cultures traditionnelles africaines.14 Woodcock, dans sa critique de l’étude de Kropotkine sur les organisations libres symbiotiques à travers l’histoire et les espèces, soutient que ces affirmations ne sont basées que sur de faibles fondations historiques et ne sont qu’une "simple mythologie destinée à asseoir l’autorité du mouvement".15 Néanmoins, il faut reconnaître que les idées anti-autoritaires présentent un important héritage historique, même si ces idées n’ont pas été développées par des individus, organisations ou mouvements qui se revendiquaient de l’anarchisme ou n’avaient, en aucune manière, créé, per se, des organisations anarchistes comme nous les connaissons aujourd’hui.

Il faut attendre le début du dix-neuvième siècle pour voir l’anarchisme commencer à élaborer un ensemble d’idées cohérentes qui engendrèrent un mouvement anarchiste conscient de sa propre existence, et ce n’est qu’alors que nous retrouvons des traces de l’anarcha-féminisme. Les idées anarchistes s’épanouirent à cette époque en réponse à l’évolution de l’état industriel moderne et comme une expression du désir d’une société libre et égalitaire, une aspiration toujours pertinente aujourd’hui. Woodcock affirme pareillement que "les anarchistes du dix-neuvième siècle ont développé des conceptions particulières d’égalité économique et de liberté sans classe en réaction à un état capitaliste toujours plus centralisé et mécanisés".16

Des auteurs comme Godwin, Proudhon (en dépit de controverses 17), Kropotkine et Bakounine, tous autour du dix-neuvième siècle, sont considérés par beaucoup comme étant les fondateurs de l’anarchisme.18 Ce sont eux, avec Goldman, Malatesta, Rocker et Berkman, entre autres, qui ont contribué à forger une tradition collectiviste de l’anarchisme.19 Selon Goldman: "L’anarchisme défend réellement la libération de la pensée humaine vis à vis de la domination de la religion; la libération du corps humain de la domination de la propriété; la libération des chaînes et de la contrainte du gouvernement […] L’anarchisme n’est pas […] une théorie de l’avenir à réaliser grâce à une inspiration divine et ne comprend pas un programme clé en mains devant être appliqué quelque soient les circonstances" .20

De la même façon, Kropotkine a déclaré que l’anarchisme est : "Le nom donné à un principe ou une théorie de la vie et de conduite sociale sous lequel la société est conçue sans gouvernement; l’harmonie dans une telle société étant obtenue non pas par soumission à la loi, ou par l’obéissance à une autorité, mais par l’adhésion libre conclue par les membres des différents groupes territoriaux ou professionnels, librement constitués pour le fonctionnement de la production et de la consommation, ainsi que la satisfaction des besoins variés et infinis, des aspirations des êtres civilisé .21

Alors que Kropotkine et, plus tard, Goldman ont spécialement détaillé le sujet de l’émancipation des femmes, tous les anarchistes n’étaient pas concernés de la même manière par la libération des femmes. 22 L’histoire de Proudhon mérite d’être commentée brièvement ici. Son anarchisme a été remis en question par ses contemporains, comme Déjacque et Léo , pour avoir nié la nécessité de la libération des femmes et avoir affirmé que le rôle de la femme était d’être l’esclave de son mari. 23 Déjacque et Léo affirmèrent que "on ne peut pas être anarchiste si l’on n’est pas féministe".24

L’anarchisme peut être interprété à travers un ensemble de principes communs à tous ces théoriciens. Ils comprennent l’anti-autoritarisme, l’action directe, la solidarité, l’aide mutuelle, la liberté et la cohérence entre les fins et les moyens. Il n’est malheureusement pas possible de développer ici une analyse complète de ces principes, mais une brève discussion est nécessaire pour comprendre l’anarchisme et l’ anarcha-féminisme.25

L’anti-autoritarisme anarchiste est habituellement assimilé avec le rejet de l’état et des gouvernements en tant que institutions autoritaires. Cependant, l’anarchisme est plus vaste dans le sens où il rejette l’organisation de la société sur la base de toute hiérarchie et, donc, de toutes institutions hiérarchiques. L’action directe est le principe d’agir par soi-même. Il s’agit d’une stratégie, une "méthode de lutte immédiate pour les travailleurs" 26 et une pratique d’émancipation. 27 Il comprend également une composante idéologique en ce que l’action directe affirme que les individus sont capables d’agir par eux-mêmes sans l’intervention d’intermédiaire, que ce soient des institutions ou d’autres individus . Ce principe a été largement utilisé pour permettre aux gens de lutter par eux-mêmes et de rejeter les figures de l’autorité qui leur ôtent des mains leur capacité à faire et à dire.

La solidarité ne se réfère pas seulement à l’empathie avec l’oppression des autres mais également à la volonté d’agir en conséquence pour répondre à leur besoin et soutenir leur lutte .28 L’anarchisme rejette la charité et même le terme "aide" ; il promeut la solidarité sur la base que le bien-être des autres est en fin de compte notre propre bien-être. L’aide mutuelle a été un principe développé en détail par Kropotkine.29 Alors que les théories dominantes sur l’évolution plaident pour un processus d’évolution fondé sur la compétition, Kropotkine soutient que l’évolution a été un processus de coopération et, particulièrement en ce qui concerne les humains, de socialisation. Les anarchistes sont donc également opposés aux conceptions libérales de la liberté qui postulent que la liberté d’une personne s’arrête là où commence celle d’une autre.30 Au lieu de cela, ils affirment que la liberté d’un individu est renforcée et étendue par la liberté des autres.31 La conception anarchiste de la liberté diffèrent de celles des libéraux sur d’autres plans. La liberté est la libération de toutes les formes d’oppression , la capacité à s’épanouir pleinement et à établir des relations équitables avec les autres, et non l’accès à la propriété privée et la possibilité de vendre sa force de travail. La liberté, considérée d’un point de vue collectiviste, incorpore aussi l’idée que l’individu et la collectivité sont complémentaires.

Enfin, le principe selon lequel les moyens doivent être cohérents avec les fins poursuivies a guidé en permanence les luttes anarchistes. Par conséquent, dans le but d’une société collaborative non hiérarchique, les anarchistes s’efforcent de s’organiser eux-mêmes horizontalement et sur la base des principes mentionnés ci-dessus. La ‘révolution’, pour les anarchistes, commencent ici et maintenant, et en particulier, par soi-même. L’anarchisme n’indique pas une voie étroite à suivre mais aspire à l’avènement d’une époque où les individus feront les choix par eux-mêmes et travailleront en collaboration les uns avec les autres.

L’anarchisme, contrairement aux autres formes de féminismes ou à d’autres luttes spécifiques, encourage une lutte globale qui comprend la transformation politique, économique et sociale. Malheureusement, au sein du mouvement anarchiste, même si les normes de genre ont été remises en question, elles n’ont pas été éliminées. Malgré une évolution politique, les individus, au sein du mouvement anarchiste, ont tendance à reproduire les mêmes comportements que ceux que la société en général nous imposent. C’est pourquoi un des premiers leitmotivs pour l’émergence de l’anarcha-féminisme, particulièrement en Espagne, fut le rejet des attitudes patriarcales qui décourageaient les femmes à participer à la lutte. La cause en était tout autant le mouvement anarchiste dominé par les hommes que la société dominante. L’anarcha-féminisme, s’est élaboré en réponse à l’incohérence entre la théorie et la pratique anarchistes, puisque les moyens et les fins doivent être compatibles, et que le patriarcat doit être combattu ici et maintenant . L’anarcha-féminisme demandait la solidarité des anarchistes. Tout aussi important, l’anarcha-féminisme, contrairement aux autres formes de féminisme, apportait ce que Brown appelle ‘une critique intrinsèque du pouvoir et de la domination per se’, en liant les luttes contre le patriarcat et celles contre toutes les autres institutions oppressives.32

Une brève histoire de l’anarcha-féminisme en Espagne

L’histoire de l’anarcha-féminisme fait partie de l’histoire de l’anarchisme. En ce qui concerne l’Espagne, l’anarchisme semble avoir eu un précédent avec le mouvement millénariste contre l’empire romain et l’église catholique. 33 Une fois encore, cela ne signifie pas qu’il existait un mouvement anarchiste à cette époque mais que l’idée anarchiste est enracinée dans un sol fertile de générations de luttes contre le pouvoir arbitraire et l’injustice sociale. C’est durant le dix-neuvième siècle que l’on voit l’émergence d’un mouvement anarchiste en tant que tel.

Garcia-Maroto soutient que le mouvement féministe a une origine bourgeoise et suffragiste mais que ces idées ont amené les anarchistes à la fin du dix-neuvième siècle à s’intéresser à la "question de la femme".34 Cependant, le féminisme qui a apparu au sein du mouvement anarchiste ne suit pas la voie tracée par les féministes libérales des décennies précédentes; à la place, il a gardé les récusations anarchistes des conceptions libérales de la liberté, des relations collectives et entre individus ainsi que les principes anarchistes de solidarité, d’action directe et de cohérence entre les fins et les moyens. En outre, comme Granel le souligne, ‘l’anarchisme a contribué au développement d’une conscience féministe’.35 Granel affirme que l’anarchisme a été capable d’identifier de multiples relations de domination. Suite à quoi les anarchistes ont postulé que l’émancipation humaine n’exigeait pas seulement des réformes économiques mais une transformation sociale Les analyses anarchistes de la société incluaient une analyse des relations inter-personnelles,créant un espace pour porter une attention sur la subordination des femmes en leur sein. Le résultat fut double: Le développement d’une critique anarchiste des politiques sexuelles et le rôle important de la famille et de la vie sexuelle dans la (re)création de l’ordre social; et la conviction que réforme sexuelle et émancipation des femmes étaient essentielles dans le processus de révolution social.36 Les principes de maternité choisie et de libre choix dans l’établissement de relations personnelles ont été des points centraux de l’anarchisme depuis ses débuts. Cela a permis aux anarchistes, plus qu’aux marxistes et aux socialistes, d’identifier le lien entre genre et reproduction d’institutions oppressives telles que l’état et le capitalisme. Marsh et Golden soutiennent que la critique anarchiste des normes sexuées permettent aussi aux anarchistes d’agir solidairement avec ce qui deviendra plus tard les luttes "homos".37

Par conséquent, le mouvement anarchiste qui a émergé de la révolution industrielle et le mouvement ouvrier en Espagne ainsi que en Amérique et dans le reste de l’Europe 38 possédait une forte conscience des genres. Aux États-Unis, des femmes comme Helena Born [*], Marie Ganz,[**] Mollie Steimer, Voltairine de Cleyre et plus tard Emma Goldman ‘ont embrassé l’anarchisme […] pour restructurer la société dans son ensemble , mais elles voulaient aussi, en tant qu’individus, transcender les préceptes conventionnels sociaux et moraux afin de créer pour elles-mêmes une vie indépendante, riche et ayant un sens" 39. En Argentin, en Uruguay, au Brésil et au Mexique, les anarchistes ont aussi développé très tôt l’anarcha-féminisme.40 En France, Flora Tristan, considérée comme l’une des mères du soi disant socialisme "utopique", a consacré sa vie à promouvoir un mouvement ouvrier international dans lequel les deux sexes et toutes les races s’uniraient. 41 En France également, Déjacque et Kropotkine, dans le troisième quart du dix-neuvième siècle, ont appelé les anarchistes à inclure les femmes dans la lutte pour l’émancipation de l’humanité. Ils condamnèrent l’assujettissement des femmes envers les hommes, la famille en tant qu’institution qui opprimait les femmes aussi bien que les hommes et la morale sexuelle répressive.42

En Espagne, quelques circonstances facilitèrent l’introduction et le développement des idées anarchistes. La création de l’Ateneo Catalán en 1861 fut très importante ainsi que l’introduction des travaux de Bakounine par Fanelli.43 En 1898, Teresa Mañé et Juan Montseny fondèrent la revue Revista Blanca, qui devint l’un des espaces les plus progressistes pour le débat sur des sujet allant de la politique à l’environnement, et qui s’attachait particulièrement aux questions de genres et de sexualité.44 Comme l’écrit Cleminson, "la Revista Blanca peut être utilisée comme une jauge quant au débat sur de tels sujets au sein du mouvement anarchiste espagnol et particulièrement comme un indicateur de la pénétration des idées venues de l’étranger, soit à travers le mouvement anarchiste, soit de manière extérieur à lui".45 Avec le changement de siècle de nombreux autres revues, périodiques et organisations anarchistes ont fleuri, tels que le journal Estudios, les espaces culturels et éducatifs appelés Ateneos Libertarios et la Fédération Régionale des Travailleurs.46 Malheureusement, les femmes restaient une minorité au sein d’un mouvement anarchiste patriarcal.47

Malgré leur rejet du terme féminisme, les anarchistes espagnols essayèrent de traiter de la question de la subordination spécifique des femmes, économique, sociale et culturelle. Ils mirent l’accent sur le contrôle des naissance, la libération sexuelle et illettrisme . Leurs efforts apparaissaient aussi à travers la création de deux organisations anarcho-syndicalistes, la Fédération Régionale des Travailleurs et son successeur, la Confederación Nacional del Trabajo (CNT). Les deux organisations, fondées respectivement en 1908 et 1910, étaient destinées à être des outils de la classe ouvrière pour combattre le capitalisme et l’état et de créer les fondations d’une société anarchiste future. Les deux déclaraient fermement leur intention d’organiser les femmes au sein du syndicat afin de faciliter leur émancipation, d’obtenir l’égalité des salaires et de les inclure dans la marche des organisations elles-mêmes. 48 Le degré de réussite fut limité par la prévalence des normes de genre qui inhibait la capacité des hommes comme des femmes de surmonter la subordination des femmes.

Dans les années 1930, les anarchistes s’organisèrent à la fois pour combattre le soulèvement fasciste et réaliser leur rêve d’émancipation sociale.49 Dans le cadre de ce travail d’organisation, quelques femmes dont Lucía Sánchez Saornil, Mercedes Camposada et Amparo Poch, créèrent le groupe Mujeres Libres.50

Cette seconde période se révéla être un moment clé dans ce que l’on peut appeler l’histoire anarcha-féministe, même si le terme anarcha-féminisme n’était pas utilisé. Dans les années 1930 en Espagne, il existait déjà une fracture implicite entre différentes perspectives féministes. Le féminisme libéral était considéré par Mujeres Libres comme issu des classes moyennes et supérieures et centré sur l’obtention par les femmes des mêmes droits que les hommes, tout en ignorant le système capitaliste, responsable de la subordination des hommes envers d’autres hommes. Un autre courant du féminisme développait une critique anarchiste d’oppression de classe, sociale et politique, prônant une révolution sociale et non des réformes politiques seulement. Les femmes de Mujeres Libres participaient au groupe, non pas parce qu’elles voyaient des imperfections dans la théorie anarchiste, mais parce qu’elles les constataient dans les pratiques des groupes anarchistes dominés par les hommes, pratiques qui excluaient les femmes et ignoraient l’oppression de genre. C’était visible au sein de la CNT. Malgré leurs efforts pour traiter de la "question des femmes", les membres du syndicat restaient majoritairement des hommes et la question de genre marginale.51 L’anarcha-féminisme de Mujeres Libres ne fut donc pas une tentative d’élaborer de nouvelles théories contre le patriarcat mais de mettre en pratique les nombreuses idées qu’avaient élaboré les militants au cours des années précédentes et de souligner la nécessité de la capacitación des femmes dans la révolution sociale en cours.
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Mujeres Libres utilisait le terme ‘capacitación’ pour décrire le processus d’émancipation des femmes. Capacitación est plus que ‘empowerment’ [***] et ne devra pas être confondu avec les appels du courant dominant féministe à la "prise de pouvoir".52 La capacitación des femmes signifie un processus de développement des outils et de la confiance qui les rendent capable de se battre pour leur émancipation. Elle incluait (et inclut toujours) l’éducation et le développement d’un jugement indépendant et d’une pensée critique.53 Mujeres Libres a été conçue comme ‘une force féminine consciente pour agir comme l’avant-garde de la révolution et du progrès, ayant pour but l’émancipation des femmes vis à vis d’un triple esclavage: esclavage de l’ignorance, esclavage des femmes et esclavage de la production’.54 Pour combattre "l’esclavage de l’ignorance", elles publièrent des revues et des journaux, créèrent des écoles et des forums publics.55 Pour combattre "l’esclavage des femmes", elles encouragèrent la libération sexuelle, religieuse et morale, fondèrent des centres de soins, ouvrirent des débats politiques au sujet de la sexualité et de l’amour libre, et critiquèrent violemment les valeurs du catholicisme, la famille et la chasteté féminine.56 Pour mettre fin à "l’esclavage du travail", elles encouragèrent la participation critique et assumée des femmes au sein de la CNT et à la lutte contre le capitalisme.57 Avant tout, comme le déclarait Mujeres Libres, leur intention était : "de rendre capables (capacitar) les femmes de faire d’elles-mêmes des individus capables de contribuer à la construction de la société future, des individus qui ont appris à penser par elles-mêmes et non pas à suivre aveuglément les diktats d’une organisation quelconque.58

Mujeres Libres, en fin de compte, prenait au pied de la lettre le principe anarchiste selon lequel les fins et les moyens doivent être cohérents, pour signifier que le patriarcat, en même temps que le capitalisme et l’état, devait être combattu de manière non sexuée, autogérée et horizontale, ‘ici et maintenant’ .

Malgré que le mouvement anarchiste eut connu un développement jamais atteint jusqu’alors, l’Espagne a du endurer quarante ans de dictature sous le général Francisco Franco. La répression brutale imposée par ce régime n’a pas seulement plongé l’Espagne dans une économie industrielle retardée, mais plus grave encore, a provoqué un mouvement culturel régressif. L’Espagne ne connut donc une autre vague de féminisme que lorsque le régime fut épuisé, dans les années 1960 et 1970.

A partir des années 1960, le militantisme politique espagnol était nourri par l’affaiblissement de Franco, comme le furent la seconde vague de féminisme radical, les événements de mai 1968 et les mouvements contre la guerre et anti-colonialistes. Le féminisme radical des années 1960 et 1970 venu des États-Unis influença de toute évidence les féministes espagnoles. Les femmes de Mujeres Libres qui étaient encore en vie, tout comme de nombreuses jeunes femmes, s’identifièrent avec Robin Morgan lorsqu’elle se plaignait, à la fin des années 1960, des "pratiques révolutionnaires" qui reproduisaient encore des attitudes patriarcales et condescendantes envers les femmes, et encourageait la création d’un mouvement autonome des femmes non-mixte, non seulement aux États-Unis mais en Europe et donc, en Espagne.59 . Le message féministe ‘le personnel est le politique’ et la promotion par les féministes d’une organisation horizontale et égalitaire parmi les membres des groupes furent chaleureusement accueillis dans les milieux anarchistes.60

L’anarchisme, qui était réapparu après des années de clandestinité,fut au début convaincant en plaidant pour l’égalité des sexes et la libération sexuelle. Après la dictature de Franco, l’Espagne était devenu, de façon décevante mais non surprenante, une démocratie libérale fondée sur les trois piliers oppressifs du capitalisme, de l’état et de la famille normative. Dans un livre éloquent au sujet de la transition démocratique espagnole, analysée à partir de la perspective du mouvement radical anti-autoritaire, Jose Ribas traite de ‘l’ascension et la chute du mouvement anarchiste entre 1976 et 1978 .61 Ribas affirme que ‘l’annihilation de l’anarchisme constitue le grand mystère de la transition".62 En effet, les années 1980 virent le début d’un déclin d’une vingtaine d’années des adhésions à la CNT, tout comme à Mujeres Libres nouvellement reconstitué et aux Ateneos Libertarios, ainsi que, en règle générale, de la participation au vif débat politique qui eut lieu lors de la dernière décennie.63

Il existe encore aujourd’hui une réticence à utiliser le terme anarcha-féminisme. En réalité, au cours de toutes mes années militantes, je n’ai entendu qu’une femme, Maria Angeles Garcia Maroto, une écrivaine anarcha-féministe, se revendiquer ouvertement anarcha-féministe et défendre la pertinence de l’anarcha-féminisme.64 Tous mes pairs, hommes et femmes, que j’ai côtoyé dans les organisations anarchistes, prétendent toujours qu’il n’est pas nécessaire d’inclure le mot "féminisme" dans le terme "anarchisme" parce que l’anarchisme défend déjà l’abolition du patriarcat.

Dans l’ensemble, ces trois périodes de débats et de militantisme politiques, l’intensité et la diversité de ce que ce document n’a fait que survoler, illustrent comment l’anarcha-féminisme, sans être un courant différent ou d’opposition au sein de l’anarchisme, essaie de rendre la pratique anarchiste cohérente avec ses principes, à travers une sorte de popularisation de ces questions qui furent trop souvent considérées comme secondaires. Si le succès de ces premières anarcha-féministes est indéniable, il ne fut pas total, et il est encore nécessaire d’élaborer une analyse critique de l’anarchisme et de l’anarcha-féminisme de nos jours.

Evaluation critique de l’anarcha-féminisme d’une et pour une perspective militante, mon expérience

Ce chapitre essaie d’esquisser quelques recommandations pour un militantisme anarcha-féministe plus efficace ou un anarchisme plus cohérent. A partir de ma propre expérience, j’insiste sur la nécessité de développer des stratégies rationnelles pour contester les attitudes patriarcales, racistes et homophobes, à la fois au sein du mouvement anarchistes et dans la société en général. Nous avons besoin, de manière cruciale, de créer des espaces où débattre du sens et des méthodes de lutte contre le patriarcat. Ce débat serait enrichi, en premier lieu, par la transmission générationnelle de l’expérience et des connaissances, ainsi que par un dialogue avec d’autres formes de féminisme, afin que nous puissions nous stimuler mutuellement et progresser politiquement .

J’ai été active dans le mouvement anarchiste pendant une dizaine d’années. Pendant cette période, je me suis aperçue que les femmes anarchistes étaient confrontées aux mêmes obstacles dans leur tentative de combattre le patriarcat que leurs prédécesseures deux générations auparavant. Le patriarcat, tout comme le racisme, l’homophobie et la destruction environnementale, fait partie intégrante de notre monde capitaliste et hiérarchique formaté. Souvent cependant, ces questions ne sont pas considérées comme aussi importantes que de revendiquer de meilleures conditions de travail ou de créer des organisations anarcho-syndicalistes. Ce faisant, le militantisme quotidien dans les organisation anarchiste nie le fait que repousser la résolution de ces questions aux lendemains de la révolution, c’est condamner la société à laquelle nous rêvons à souffrir des mêmes maux que ceux auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui.

J’ai d’abord rejoint le ateneo anarchiste de Madrid et suis devenue plus tard adhérente de la CNT. Cela m’a mis en contact avec d’autres organisations anarchistes comme Mujeres Libres. Le temps passé avec elles m’a ouvert les yeux en ce qui concerne l’oppression des femmes. A travers l’engagement à leurs côtés, l’anarchisme m’a offert les outils pour critiquer le genre et les relations sexuées. J’ai commencé à m’interroger sur l’accent unitaire souvent mis sur la lutte des travailleurs contre l’état et ai pris conscience d’un certain nombres d’attitudes et de comportements patriarcaux autour de moi. Ce n’était pas que les hommes étaient sexistes dans le syndicat, mais plutôt que les hommes et les femmes y reproduisaient spontanément des rôles sexués normatifs. Bien que ces comportement étaient contestées de temps à autres, ces contestations restaient au stade d’auto-discipline par contraste à une stratégie explicite de l’organisation.

Malgré la cinquantaine d’années qui me séparaient de Mujeres Libres, je me suis identifiée avec les expériences des femmes qui y furent actives. Bien que la CNT, en tant que organisation anarcho-syndicaliste, soulignait l’importance de la participation égalitaire, beaucoup d’adhérents masculins restaient tous les jours jusque tard dans les locaux du syndicat, déléguant donc les responsabilités domestiques à leurs partenaires qui ne pouvaient pas, par conséquent, participer pleinement aux activités de l’organisation.71 Je me suis ainsi sentie obligée de rappeler à ces compañeros que la révolution se déroule autant à la maison que sur le lieu de travail. Je me suis sentie obligée aussi de remettre en cause certains postulats au sujet de la signification de la liberté sexuelle. Souvent, les hommes pensaient que, puisque les femmes anarchistes était sexuellement libérées, elles étaient par conséquent disponibles pour eux. Les femmes qui refusaient cette définition de la libération étaient accusées d’être "frigides". En remarquant la nature sexuée de la participation, je me suis interrogée sur la répartition du travail qui consistait à laisser la préparation des repas aux femmes et les tâches plus techniques et visibles aux hommes, et j’ai consacré une attention particulière à encourager mes compañeras à prendre la parole dans les réunions, à s’informer, à se faire leurs propres opinions et à entreprendre des formations.

Cette approche de critiques et de confrontations ne fut pas toujours facile. A un moment, avec une autre compañera, nous avons envisagé de créer une section syndicale de travailleuse du sexe au sein de la CNT. Nous avons été choquées par ce que nous avons soulevé. Nous avons obtenu trois réponses à notre proposition : la prostitution n’était pas un travail et par conséquent ne pouvait pas être syndicalisée ; la prostitution devait être abolie parce qu’elle était une forme d’oppression sexuelle mais ce n’était pas la priorité du syndicat; et, exprimée exclusivement par les hommes et non la moins inattendue, la présence de travailleuses du sexe au sein du syndicat ferait perdre leur concentration aux hommes et le syndicat dégénèrerait dans son entier.

En tant que jeunes femmes, développant encore notre féminisme, nous pensions que, quelle que soit notre avis personnel sur la prostitution, les travailleuses du sexe étaient un secteur négligé de la classe ouvrière et que nous, en tant que organisation anarcho-syndicaliste nous pourrions leur fournir une tribune à partir de laquelle elles pourraient faire entendre et satisfaire leurs revendications. En tant que anarchistes, nous pensions aussi que l’abolition de la prostitution devait être obtenue par les travailleuses du sexe elles-mêmes et ne pas leur être imposée. Bien sûr, les arguments qui dépeignaient les prostituées comme des menaces pour la stabilité du syndicat méritaient des réponses critiques. En fin de compte, après plusieurs mois de discussions avec des prostituées, nous sommes parvenues à la conclusion qu’elles ne voulaient pas former un syndicat et ce fut, pour nous, la fin de l’histoire. Les arguments sexistes qu’avaient soulevé la question restaient en l’état.

Notre échec à populariser la question de genre dans le mouvement anarchiste a rendu difficile de répondre de manière constructive aux questions posées par les féministes non anarchistes, avec qui néanmoins nous voulions agir solidairement. Pour illustrer cela, la CNT-Madrid participe habituellement aux manifestations à l’occasion de la Journée Internationale des femmes organisées par des féministes radicales. Lors d’un rassemblement, auquel je participais avec des membres hommes et femmes de la CNT, une bagarre faillit presque se déclencher. Des femmes d’une autre organisation commencèrent à cracher sur mes compañeros et à les frapper avec leurs banderoles et les manches de leurs drapeaux. Elles prétendaient que c’était une journée pour les femmes et que les hommes n’y avaient pas leur place. Quelques hommes et femmes de la CNT répondirent que les hommes et les femmes devaient lutter ensemble pour mettre fin à l’oppression des femmes, alors que d’autres étaient d’accord pour dire que ce jour était la journée des femmes et que, sans décourager les hommes de se joindre à leur lutte, le rassemblement devait être non-mixte. Malheureusement, cette question n’avait jamais été débattue sérieusement au sein du syndicat, pas plus qu’il n’existait à ce sujet une position commune des femmes. Les années suivantes, de plus en plus d’hommes de la CNT décidèrent de ne plus participer à la manifestation pour ne pas être agressés et cela découragea certaines femmes de la CNT de soutenir l’initiative. Je pense que cette confrontation a résulté d’un manque de débat entre les organisations et en leur sein.

Après plus de dix ans de militantisme dans des organisations anarchistes et non anarchistes, je pense qu’une forme d’anarcha-féminisme ou d’intégration de perspective de genre est fondamentale dans la recherche d’une société libre. J’en suis venue à comprendre aussi qu’il en allait de même pour les questions du racisme, de l’homophobie et de la dégradation de l’environnement. Nous ne pouvons pas prétendre que ces problèmes vont s’évaporer d’eux-mêmes avec ‘l’avènement’ du nouveau monde .

J’ai aussi appris que les anarchistes actifs aujourd’hui devaient connaître l’histoire de la pensée et des luttes anarchistes pour comprendre que l’anarchisme est une lutte globale contre toutes les oppressions. L’anarchisme, étant fondamentalement une pratique d’idées, n’a pas nécessairement besoin d’être étudiée dans les livres ni embrassé comme une philosophie de vie ou comme une stratégie politique. Néanmoins, en tant que mouvement avec une telle richesse d’expériences, il est nécessaire que nous partagions nos savoirs et ces expériences pour servir la stratégie de la lutte. Ce partage doit, en particulier, être inter-générationnel. Si des gens comme moi avions plus d’occasion d’apprendre cette histoire, nous commettrions peut-être moins d’erreurs. C’est le moment de revoir les tactiques utilisées par Mujeres Libres et d’autres anarcha-féministes et de remettre en pratique ce qui reste utile. Enfin, je pense que plus de dialogue est nécessaire entre l’anarcha-féminisme et les autres formes de féminisme pour approfondir à la fois notre pensée politique et notre pratique.

Conclusion

Historiquement, les anarchistes ont toujours accordé une importance spéciale à l’analyse et à la lutte contre le patriarcat. Alors que l’anarcha-féminisme est une tautologie, ils se sont sentis obligés d’intégrer la question de genre au sein du mouvement. Mujeres Libres et d’autres anarcha-féministes ont contribué à l’émancipation des femmes davantage que ne l’ont fait, par exemple, le marxisme, le socialisme et la démocratie libérale. Le marxisme et le socialisme n’ont pas été élaborés sur les relations spécifiques de pouvoir entre sexes et se réduisent trop souvent aux rapports économiques basée sur la classe. La démocratie libérale n’a mis en place qu’une étroite ouverture pour des réformes, une stratégie que les élites capitalistes pourraient juger utile en terme d’accession au soi disant positions de responsabilité ou de pouvoir, mais qui laisse de côté une majorité de femmes et d’hommes qui souffrent des multiples autres formes d’oppression. En outre, ces théories ont échoué à offrir des moyens participatifs de lutte cohérents avec leurs idées d’égalité. En tant qu’anarchiste, je n’accepte pas que la libération puise être obtenue à travers des structures oppressives et hiérarchiques telles que des partis politiques, des politiques basées sur la représentation et l’appareil d’état.

Les femmes et les hommes sont opprimés. Puisque l’anarchisme offre une analyse critique du pouvoir, l’anarcha-féminisme nous fournit les outils pour traiter toutes les formes d’oppression et pour agir solidairement avec les opprimés, en évitant ainsi toute conception réductionniste du pouvoir basé sur la classe ou le genre. Il nous permet aussi de travailler solidairement en en s’aidant mutuellement malgré nos différences, car, même si nos expériences face au pouvoir peuvent être différentes, le pouvoir illégitime est notre ennemi commun.

L’anarcha-féminisme a été, et est encore, un outil pour faire de nos vies et de nos luttes un endroit ou nous ne combattons pas seulement la face publique de la violence et de l’oppression, mais aussi leur face privée, chez soi et dans la famille. Ce processus d’intégration de la question de genre peut se révéler être un modèle pour la lutte contre le racisme, l’homophobie et la destruction environnementale. La ‘révolution’ implique la création de nouvelles structures pour organiser la société et la production aussi bien que différentes manières d’entretenir des relations aux autres et au monde. L’anarcha-féminisme, tout en luttant pour rendre la pratique et la pensée anarchiste plus cohérente, appelle aussi les féministes à combattre partout, non seulement le patriarcat mais contre toutes les oppressions, et prendre conscience que tant qu’il existera des opprimés dans le monde, nous ne serons pas libres.

Marta Iñiguez de Heredia

1. Martha Ackelsberg, Free Women of Spain: Anarchism and the Struggle for the Emancipation of Women (Indianapolis: Indiana University Press, 1991), 75.
2. Ibid, 97-98. Voir aussi Margaret Marsh, ‘The Anarchist-Feminist Response to the “Woman Question” in Late Nineteenth-Century America’, American Quarterly, vol. 30, no. 4 (Automne 1978): 533-547.
3. Ackelsberg, Free Women, 115.
4. Ackelsberg, Free Women.
5. George Woodcock, Anarchism: a history of Libertarian ideas and Movement (New York: Penguin Books, 1962); Peter Marshall, Demanding the Impossible: A History of Anarchism (London: Fontana Press, 1992).
6. Howard J. Ehrlich, (ed.) Reinventing anarchy, again (Edinburgh: AK Press, 1996); Maria Angeles García-Maroto, La Mujer en la Prensa Anarquista (Madrid: Fundación Anselmo Lorenzo, 1996); Maria Angeles Garcia-Maroto, ‘Razones para un anarcofeminismo’, Tierra y Libertad, no. 176, Mars 2003; Maria Angeles Garcia-Maroto, ‘Feminismo y Anarquismo’, Tierra y Libertad, no. 189, Avril 2004.
7. Giovani Baldelli, Social Anarchism (Melbourne: Penguin Books, 1972), 10
8. On peut trouver une description concise des différents courants dans Marshall, 6-11. Pour une discussion sur les différentes méthodes et approches au sein de l’anarchisme, et pour des arguments plus nuancés sur le développement de l’anarchisme à partir d’une pratique plutôt que d’une théorie, voir David Graeber, Fragments of an Anarchist Anthropology (Chicago: Prickly Paradigm Press, 2004), 15-20.
9. Goldman, Mujeres Libres et d’autres groupes anarcha-féministes contemporains ont démontré cette affirmation .
10. Voir Marshall, 6; Baldelli; Alexander Berkman, The ABC of Communist Anarchism (Chicago: The Vanguard Press Inc., 1929). L’ anarcho-syndicalisme défend la même idée, soulignant la nécessité de s’organiser fédérativement à travers des syndicats ouvriers afin de lutter pour la société future et en jeter les bases. Voir Rudolf Rocker, Anarchism and Anarcho-Syndicalism, 1938 (Melbourne: Anarcho-Syndicalist Federation ASF-IWA, 2001); Michel Bakounine, ‘The Policy of the International, 1869’ dans Sam Dolgoff, Bakunin on Anarchy: Selected Works par The Activist-Founder of World Anarchism (London: George Allen and Unwin Ltd, 1973), 160-175; Juan Gómez Casas, Historia del Anarcosindicalismo Español (Madrid: LaMalatesta Editorial, 2006), 44-57 et 85-113.
11. A. C. Pearson, The fragments of Zeno and Cleanthes (London: C.J. Clay and Sons-Cambridge University Press, 1891), 198-210.
12. Peter Zarrow, Anarchism and Chinese Political Culture (Oxford: Columbia University Press, 1990), 7.
13. Ibid, 7-8.
14. Sam Mbah et I.E. Igariwey, African Anarchism: the history of a movement (Tucson: See Sharp Press, 1997), 27-54.
15. Pierre Kropotkine, Mutual Aid: a factor of evolution, 1914 (New York: University Press, 1972). Woodcock, 36.
16. Ibid, 37
17. L’individualisme de Godwin penche vers un type de libéralisme puisqu’il était prêt à tolérer une forme minimum de gouvernement temporaire. Voir William Godwin, An enquiry concerning political justice, 1793 (Oxford and New York: Woodstock Books, 1992). La mysoginie de Proudhon ébranlait de toute évidence son anarchisme, comme il sera notifié plus loin dans ce document.
18. Pierre-Joseph Proudhon, What is property? An enquiry into the principle of right and of government, 1840 (New York: H. Fertig, 1966). Robert Alexander, The anarchists in the Spanish Civil War, vol 1 (London: Janus Publising Company, 1999), 6 -7. Anthony Masters, Bakunin: the father of anarchism (London: Sidgwick & Jackson, 1974).
19. Martha Ackelsberg, ‘Rethinking anarchism/ rethinking power: a contemporary feminist perspective’ dans Mary Shanley et Uma Narayan (éditrices.) Reconstructing political theory: feminist perspectives (Pennsylvania: The Pennsylvania State University Press, 1997), 158.
20. Emma Goldman, ‘Anarchism: what it really stands for’ dans Anarchism and Other Essays (New York: Dover Publications Inc, 1970), 63.
21. The Encyclopædia Britannica: a dictionary of arts, sciences, literature and general information (New York : Encyclopedia Britannica Co., 1910-11), ‘Anarchism’ vol.1.
22. Pierre Kropotkine, The conquest of bread, édité par Paul Avrich (London: Allen Lane The Penguin Press, 1972), 139-144; Emma Goldman, Living my Life, vol. 2, 1931, (New York: Dover Publications Inc., 1970), 552-557; Emma Goldman, ‘The Tragedy of Woman’s Emancipation’, dans Anarchism and Other Essays (Dover Publications: New York, 1969), 213-225.
23. Caroline Granier, ‘Peut-on être anarchiste sans être féministe?’, Le Monde Libertaire, no. 1344, Janvier- Février 2004 http://www.monde-libertaire.fr/antisexisme/11553-peut-on-etre-anarchiste-sans-etre-feministe
24. Ibid.
25. Il existe une abondante littérature sur le sujet, si l’on considère les ouvrages sur les pensées politiques en général et les mouvements idéologies contemporains, en plus de la littérature spécifique sur l’anarchisme . En plus des livres de référence sur le sujet, déjà cités, (Woodcock et Marshall), on peut trouver un aperçu d’ensemble de l’anarchisme et d’une bibliographie dans Anarchism’ in Political ideologies: A reader and Guide (Oxford: Oxford University Press, 2005), 353-79 de Matthew Festenstein et Kenny Michael ; Jeremy Jennings, ‘Anarchism’ dans Roger Eatwell et Anthony Wright, Contemporary Political Ideologies, 2nd edition (London and New York: Continuum, 1999), 131-51.
26. Rocker, 25
27. Bakounine, 167.
28. Voir aussi une chapitre sur le concept de solidarité dans Herbert Marcuse, An Essay on Liberation (Melbourne: Pelican Books, 1972), 82-93.
29. Kropotkin, Mutual Aid.
30. Isaiah Berlin, ‘Two concepts of liberty’ dans Isaiah Berlin, Four Essays on Liberty (London, Oxford and New York: Oxford University Press, 1969), 122 -123.
31. Bakounine, cité dans Dolgoff, 5.
32. L. Susan Brown, ‘Beyond Feminism: Anarchism and Human Freedom’ dans Ehrlich, 149. 
33. Xabier Paniagua, ‘Milenarismo y Anarquismo’, document présenté au congrès historique à l’occasion du 75ème anniversaire de la fondation de la Federación Anarquista Ibérica – FAI (Guadalajara, Federación Anarquista Ibérica, 2002). Ce mouvement, qui ne s’est pas limité à la péninsule ibérique était venu d’Europe et s’est étendu à travers tout le continent et le Moyen-Orient et fut encouragé par un grand nombre de femmes et de de groupes de femmes. Pour un très bon compte-rendu sur ce sujet, voir Norman Cohn, En Pos del Milenio: Revolucionarios Milenaristas y Anarquistas Místicos en la Edad Media (Madrid: Alianza,1993). Pour des lectures intéressantes sur comment les femmes s’auto-analysaient, résistaient et survivaient aux premiers temps de l’Espagne moderne, voir Lisa Vollendorf, The lives of Women: a New History of Inquisitional Spain (Nashville: Vandelbilt University Press, 2005).
34. Garcia-Maroto, ‘Femininismo y Anarquismo’.
35. Helena Andrés Granel, ‘Mujeres Libres, Una Lectura Feminista’ (Zaragoza: X Feminist Research Prize Concepción Gimeno de Flaquer, Universidad de Zaragoza, 2007): 3
36. Ibid, 2.
37. Margaret Marsh, Anarchist Women: 1870-1920 (Philadelphia: Temple University Press, 1981), 22 and 75. Voir aussi Golberg.
38. Notez que je me réfère ici aux continents physiques et non pas aux frontières politiques.
39. Marsh, Anarchist Women, 4.
40. Nelson Méndez, Mujeres Libres de España 1936-1939: Cuando florecieron las rosas de fuego (Caracas: Universidad Central de Venezuela, 2002).
41. Voir, par exemple, Flora Tristan, Peregrinations of a pariah, 1833-1834 (London: Virago, 1986); Flora Tristan, The worker’s union (Illinois: University of Illinois Press, 1983). Pour un guide sur les travaux de Flora Tristan voir Máire Cross, The letter in Flora Tristan’s politics, 1835-1844 (New York: Palgrave Macmillan, 2004).
42. Granier.
43.Gómez Casas, 25-26.
44. Equipe de Recherche Associée au Centre National de la Recherche Scientifique, Els anarquistes educadors del poble: “La Revista Blanca” (1898-1905) (Barcelona : Curial, 1977); Revista Blanca, archivé à la Bibliothèque Nationale d’Espagne
45. Richard Cleminson, ‘Male Inverts and Homosexuals: Sex discourse in the Anarchist Revista Blanca’ dans Gert Hekma, Harry Oosterhuis, et James Steakley (éditeurs.) Gay Men and the Sexual History of the Political Left (London: The Haworth Press, 1995), 262.
45. Cleminson, 260; Gomez Casas, 25-57.
46. Andrés Granel, 10; Ackelsberg, Free Women, 48.
47. Ackelsberg, Free Women, 52-55; Garcia-Maroto, ‘Feminismo y Anarquismo’.
48. La Seconde République Espagnole, proclamée en 1931, fut l’objet d’agitations entretenues par les crises politiques, sociales et économiques su régime précédent. En outre, contrairement aux états monarchistes traditionnels, la république n’obtint pas le soutien de la bourgeoisie de droite , ni des militaires, ni des propriétaires terriens féodaux encore puisssants. Le 18 juillet 1936, le général Francisco Franco, qui s’était arrangé pour organiser une partie de l’armée et obtenir le soutien de soldats marocains (le Maroc était encore un protectorat espagnol à l’époque), se révolta contre le gouvernement républicain. Le 19 juillet, le peuple prit les armes pour affronter ce soulèvement et réaliser son désir de liberté, s’alignant sous la bannières de différents groupes politiques, les comunistes et les socialistes avec le parti communiste, la Unión General de Trabajadores et les anarchistes principalement avec la CNT. A une époque de montée du fascisme en Europe, Franco gagna le soutien de Hitler et Mussolini, alors que la France, l’Angleterre et la Russie, offrirent le leur avec retard. Pour des détails sur cette période, voir Alexander; et George Orwell, Homage to Catalonia (Harmondsworth: Penguin en association avec Secker & Warburg, 1966).
49. Bien que les anarchistes diront toujours qu’aucun individu n’est important mais que chaque individu l’est, de manière à souligner qu’il n’y a pas de leaders dans le mouvement anarchiste, il est néanmoins nécessaire de souligner le travail étonnant que ces femmes ont entrepris et réalisé.
50. La CNT et Mujeres Libres ont fonctionné en tant qu’organisations sœurs. Elles se sont soutenues mutuellement, même si Mujeres Libres a toujours mis en avant la nécessité d’autonomie et sa détermination à décider par elle-même. Tout le monde n’a pas considéré d’un bon œil la création de Mujeres Libres. Une des critiques les plus courantes était la nécessité de traiter de la subordination des femmes au sein de groupes déjà existant. D’autres critiques, notamment Federica Montseny, affirmaient que la subordination des femmes ne pouvaient pas être traitée par un travail d’organisation mais seulement par la transformation de la culture dominante, en commençant par l’estime de soi des femmes. Voir Ackelsberg, Free Women, 87-114. .
51. Voir Miller Gearheart, cité dans Brown, 151.
52. Ackelsberg, Free Women, 115-42.
53. Mujeres Libres, Estatutos (Madrid, Mujeres Libres: 1937), 2.
54. Ackelsberg, Free Women, 118-22.
55. Ibid, 128-40.
56. Ibid, 122 -28.
57. Ibid, 116
58. Ana De Miguel, Los feminismos a través de la historia (Mexico D.F: Creatividad Feminista, 2002);
59. Pour un débat plus détaillé au sujet de la relation entre cette forme d’organisation radicale et l’anarchisme, voir Peggy Kornegger, ‘Anarchism: The Feminist Connection dans Ehrlich, 160-161.
60. Jose Ribas, critique de Los 70 a Destajo: Ajoblanco y Libertad (Barcelona: RBA, 2007)
61. Jose Ribas cité dans Luis Alemany, ‘La aniquilación del anarquismo es el gran secreto de la Transición’ El Mundo, 12 Mai 2007
62. Voir Gómez Casas, 368-93, pour un récit de la reconstruction de la CNT et la crise traversée à la fin des années 1970 et au début des années 1980. J’ai été la témoin de cette baisse d’adhésions durant les années 1990, suivie d’une augmentation dans les années 2000.
63. Garcia-Maroto, ‘Razones’.
64. Pour des détail à ce sujet voir Brown.

NDT
* Helena Born (1860-1901), anarchiste, syndicaliste et écrivaine anglaise, qui a émigré aux Etats-Unis en 1890. Auteure de Whitman’s Ideal Democracy, and Other Writings (1902) https://ia700307.us.archive.org/25/items/whitmansidealdem00bornuoft/whitmansidealdem00bornuoft.pdf

** Marie Ganz (1891 – 1968) anarchiste, syndicaliste et écrivaine. En 1914, elle menaça d’assassiner John D. Rockefeller . Après avoir pénétré dans les bureaux avec un pistolet, elle a déclaré “Dites à Rockefeller que je viens au nom des travailleurs et que si il n’arrête pas les meurtres dans le Colorado…je l’abattrai comme un chien." Ce qui lui valut un séjour en prison
Son autobiographie Rebels: Into Anarchy–And Out Again. https://ia700307.us.archive.org/25/items/whitmansidealdem00bornuoft/whitmansidealdem00bornuoft.pdf

*** empowerment : Ce terme anglais recouvre de nombreuses notions différentes selon les contextes et il n’existe pas de terme français qui en traduit exactement le sens. Une enseignante québécoise a inventé le terme EMPUISSANCEMENT qui, dit-elle, faisait sourire au début et puis "les gens se l’approprient facilement et en ressentent l’effet en le disant…Cà gronde de l’intérieur"
digger
 
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Anarchisme : La Connexion Féministe

Messagede digger » 27 Mai 2014, 08:48

Anarchisme : La Connexion Féministe
Peggy Kornegger


Extraits – Ne sont pas traduits ici les deux premiers chapitres What Does Anarchism Really Mean? et Beyond Theory—Spain 1936-39, France 1968
Texte original : Anarchism: The Feminist Connection http://www.anarcha.org/sallydarity/PeggyKornegger.htm
Première publication dans la revue Second Wave. Printemps 1975

L’anarchisme et le mouvement des femmes

Le développement de la sororité est une menace unique, car elle est dirigée contre le modèle social et psychique fondamentale de la hiérarchie et de la domination...1
Mary Daly


A travers tout le pays, des groupes autonomes de femmes ont commencé à fonctionner sans la structure, les dirigeants et autres hommes à tout faire de la gauche masculine, créant indépendamment et simultanément des organisations semblables à celles des anarchistes de tous temps et de tous lieux. Aucun accident, non plus.2
Cathy Levine


Je n’ai pas traité du sujet du rôle des femmes en Espagne et en France, car il peut se résumer en un mot – inchangé. Les anarchistes hommes ne se sont guère comportés mieux que les autres mâles ailleurs en ce qui concerne l’assujettissement des femmes .3 D’où l’absolue nécessité d’une révolution anarchiste féministe. Sinon, les principes mêmes sur lesquels est basé l’anarchisme deviennent une parfaite hypocrisie.

Le mouvement des femmes actuel et une analyse féministe radicale ont beaucoup contribué à la pensée libertaire. En fait, je suis convaincue que les féministes ont été des anarchistes de manière inconscientes, aussi bien en théorie qu’en pratique, durant des années. Nous devons maintenant devenir pleinement conscientes des connexions entre l’anarchisme et le féminisme et utiliser ce cadre pour nos réflexions et nos actions. Nous devons être capables de voir clairement où nous voulons aller et comment y aller. Afin d’être plus efficaces, de créer l’avenir qui nous semble possible, nous devons prendre conscience que ce que nous voulons n’est pas le changement mais la transformation totale.

La perspective féministe radicale est pratiquement du pur anarchisme. La théorie de base postule que la famille nucléaire constitue le fondement de tous les systèmes autoritaires. La leçon qu’apprennent les enfants, venant du père, du professeur, du patron, de Dieu, est OBÉIR à la puissante voix anonyme de l’Autorité. Passer de l’enfance à l’âge adulte signifie devenir un parfait automate, incapable de s’interroger ou même de penser clairement. Nous entrons dans la classe moyenne américaine, croyant tout ce qu’on nous dit et acceptant dans un état d’hébétude la destruction de la vie autour de nous.

Ce à quoi les féministes sont confrontées est un lavage de cerveau – l’attitude du mâle dominant envers le monde extérieur, ne permettant qu’une relation sujet/objet. Le comportement politique traditionnel du mâle réduit les humains au statut d’objets puis les domine et les manipule dans des "buts" abstraits. Les femmes, d’un autre côté, essaient de développer une conscience de "l’Autre" dans tous les domaines. Nous considérons la relation de sujet à sujet non seulement comme souhaitable mais comme nécessaire. (Beaucoup d’entre nous ont choisi de travailler avec ou d’aimer uniquement des femmes pour cette seule raison – ces types de relations sont rendues beaucoup plus possibles.) Ensemble, nous travaillons à étendre notre empathie et notre compréhension envers les autres formes de vie et à nous identifier avec ces entités extérieures, plutôt que de les réifier et de les manipuler. A ce stade, une respect pour toutes les formes de vie constitue un pré-requis pour notre propre survie.

La théorie radicale féministe critique également les modèles de pensée hiérarchiques masculins – dans lesquels la rationalité domine la sensualité, l’esprit domine l’intuition, et les oppositions et polarités permanentes (actif/passif, enfant/adulte, sain d’esprit/fou, travail/jeu, spontanéité/organisation) nous éloigne de l’expérience corps-esprit comme un tout et du Continuum de l’expérience humaine. Les femmes essaient de se débarrasser de ces oppositions, de vivre en harmonie avec l’univers comme un tout, êtres humains intégrés visant à la guérison collective de nos blessures personnelles et de nos schismes.

Dans la pratique actuelle au sein du Mouvement des Femmes, les féministes ont connu des succès et des échecs en abolissant la hiérarchie et la domination. Je pense que les femmes parlent et agissent fréquemment comme des anarchistes "intuitives", c’est à dire que nous approchons ou frôlons un refus total de toute pensée et organisation patriarcale . Cette approche, néanmoins, est bloquée par des formes puissantes et insidieuses que revêt le patriarcat – dans nos esprits et dans nos relations les unes avec les autres. Vivre au sein de et être conditionnées par une société autoritaire nous empêche souvent d’établir cette connexion de la plus grande importance entre féminisme et anarchisme. Lorsque nous disons que nous combattons le patriarcat, il n’est pas toujours clair pour chacune d’entre nous que cela signifie combattre toutes les hiérarchies, tous les leaderships, tous les gouvernements et l’idée même d’autorité. Nos élans vers un travail collectif et des petits groupes sans leader ont été anarchiques, mais dans la plupart des cas, nous ne les avons pas appelés ainsi. Et c’est important, parce que la compréhension du féminisme comme anarchisme pourrait servir de tremplin pour que les femmes se projettent du réformisme et des mesures bouche-trous vers une confrontation révolutionnaire avec la nature fondamentale des politiques autoritaires.

Si nous voulons "abattre le patriarcat", nous devons parler de l’anarchisme, savoir exactement ce qu’il recouvre, et utiliser ce cadre pour nous transformer nous-mêmes et la structure de nos vies quotidiennes. Le féminisme ne signifie pas un pouvoir corporatiste féminin ou une femme-président; il signifie aucun pouvoir corporatiste et aucun président. Le Equal Rights Amendment ne transformera pas la société ; il accorde seulement le "droit" aux femmes de s’intégrer dans une économie hiérarchique. Remettre en cause le sexisme signifie contester toutes les hiérarchies –économiques, politiques et personnelles. Et cela signifie une révolution anarcha-féministe.

Quand, précisément, les féministes ont elles été anarchiques et quand nous sommes-nous arrêtées en chemin? Lorsque la seconde vague du féminisme s’est répandue à travers le pays à la fin des années 60,les formes que prenaient les groupes de femmes reflétaient une conscience libertaire implicite. Dans la rébellion contre les jeux compétitifs du pouvoir, la hiérarchie impersonnelle et les organisations tactiques de masse des conceptions politiques masculines, les femmes se sont divisées en petits groupes de sensibilisation sans leader, qui traitaient des questions personnelles de la vie quotidienne. Face à face, nous essayions d’aller à la racine des causes de notre oppression en partageant nos perceptions et nos perceptions jusqu’alors non valorisées. Nous avons appris les unes des autres que la politique n’est pas quelque chose "d’extérieur" mais dans nos esprits, nos cœurs et entre les individus. Les relations personnelles pouvaient nous opprimer, et nous opprimaient, autant qu’une classe politique. Notre misère et notre dégoût de soi résultaient directement de la domination masculine – à la maison, dans la rue, au travail et dans les organisations politiques.

Alors, dans de nombreuses régions des États-Unis, sans liens entre elles, des groupes de parole se sont formés comme (ré)action spontanée, directe aux formes du patriarcat. L’importance accordée aux petits groupes comme unité de base organisationnelle, au personnel et au politique, à l’anti-autoritarisme, et à l’action directe spontanée était fondamentalement anarchique. Mais où étaient les années et les années de préparation qui avaient déclenché la révolution espagnole? La structure des groupes de femmes affichait une ressemblance frappante avec celle des groupes d'affinité anarchistes au sein des organisations anarcho-syndicalistes en Espagne, en France et dans de nombreux autres pays. Cependant, nous ne nous considérions pas comme anarchistes et ne nous étions pas organisées consciemment selon des principes anarchistes. A l’époque, nous ne disposions même pas d’un réseau de communication alternatif et de partage d’outils et d’idées. Avant que le mouvement des femmes soit autre chose qu’une poignée de groupes isolés tâtonnant dans l’obscurité à la recherche de réponses, l’anarchisme comme idéal innommé existait dans nos esprits.

Je crois que cela place les femmes dans la position unique d’être les porteuses d’une conscience anarchiste souterraine, qui, si elle est articulé et concrétisée, peut nous emmener plus loin que tout autre groupe précédemment vers la réalisation de la révolution totale. L’anarchisme intuitif des femmes, si il est stimulé et clarifié, constitue un incroyable bond en avant (ou au delà) dans la lutte pour la libération humaine. La théorie radicale féministe comme Révolution Ultime. Cela est vrai si, et seulement si, nous prenons conscience de, et que nous revendiquons, nos racines anarchistes. Du moment où nous échouons à voir la connexion féministe avec l’anarchisme, nous n’allons pas au bout de la révolution et sommes prises au piège du "vieux rut politique mâle". Le temps est venu de cesser de tâtonner dans l’obscurité, de voir ce que nous avons réalisé et ce que nous faisons par rapport à où nous voulons aller en dernier lieu.

Les groupes de parole étaient un bon début mais ils se sont souvent si enlisés dans des discussions au sujet de problèmes personnels qu’ils ont échoué à franchir le pas vers l’action directe et la confrontation politique. Les groupes qui s’organisaient autour d’une question ou d’un projet spécifique découvraient que "la tyrannie de l’absence de structure" pouvait être aussi destructive que la "tyrannie de la tyrannie". 4 L’échec pour combiner organisation et spontanéité a provoqué fréquemment l’émergence de celles qui possédaient le plus de compétences ou de charisme personnel comme leaders. Le ressentiment et la frustration éprouvés par celles qui étaient reléguées au suivisme s’exprimèrent à travers le conflit, la culpabilisation et les luttes de pouvoir. Cela se terminait trop souvent soit en inefficacité totale ou à une adhésion réactionnaire au "ce dont nous avons besoin, c’est de davantage de structure" (dans le vieux sens mâle du terme du haut vers le bas).

Une fois encore, je pense que ce qui faisait défaut était une analyse anarchiste verbalisée. L’organisation ne doit pas étouffer la spontanéité ou suivre des modèles hiérarchiques. Les groupes de femmes ou les projets qui ont le mieux réussi sont ceux qui ont expérimenté différentes structures fluides : la rotation des tâches et des responsabilités, le partage de toutes les compétences, l’accès égal aux informations et aux ressources, les prises de décision collégiales et des créneaux horaires réservés à la discussion sur la dynamique de groupe. Ce dernier point structurel est important parce qu’il implique un effort continuel de la part des membres du groupe pour surveiller les "phénomènes rampants du pouvoir". Si les femmes sont explicitement engagées dans un travail collectif, cela demande un vrai effort pour désapprendre la passivité (pour éliminer les "suiveuses") et pour partager les compétences et les savoirs (pour éviter les "leaders"). Cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas nous inspirer des paroles et vies des unes et des autres; des actions fortes par des individues fortes peuvent être contagieuses et donc importantes. Mais nous devons être prudentes de ne pas tomber dans de vieux modèles comportementaux.

Pour l’aspect positif, les structures émergentes du mouvement des femmes durant ces dernières années ont généralement suivi un modèle anarchiste de petits groupes centrés sur un projet, tissant un réseau alternatif de communication et d’actions collectives autour de questions spécifiques. Un succès partiel dans la prévention du phénomène de leader /"star" et la diffusion de petits projets (Centres d’écoutes pour les viols, centres de santé pour les femmes) à travers le pays ont rendu extrêmement difficile pour le mouvement des femmes d’être associé à une personne ou un groupe. Le féminisme est un monstre à multiple têtes qui ne peut pas être détruit par une seule décapitation. Nous nous développons et croissons de manière incompréhensible pour une mentalité hiérarchique.

Il ne s’agit pas cependant de sous-estimer l’énorme puissance de l’Ennemi. La forme la plus sournoise que peut prendre ce pouvoir est la récupération, qui se nourrit de la moindre vision non anarchique du féminisme, comme seul "changement social". Concevoir le sexisme comme un mal qui peut être éradiqué par la participation des femmes au monde tel qu’il est c’est garantir la continuation de la domination et de l’oppression. Le capitalisme "féministe" est une contradiction de termes. Lorsque nous créons des coopératives de crédit, des restaurants, des librairies, etc., nous devons être pleinement conscientes que nous le faisons pour notre survie, dans le but de créer un contre-système dont les fonctionnements réfutent et défient le compétition, la recherche du profit et toutes les formes d’oppressions économiques. Nous devons nous engager "à vivre aux frontières",5 pour des valeurs anti-capitalistes et non consuméristes. Ce que nous voulons n’est ni l’intégration ni un coup d’état qui "transfèrerait le pouvoir d’un groupe d’hommes à un autre groupe d’hommes".6 Ce que nous demandons n’est rien d’autre que la révolution totale, une révolution dont les formes inventent un futur débarrassé de l’inégalité, de la domination, de l’irrespect des différences personnelles – en bref, une révolution féministe-anarchiste. Je crois que les femmes ont toujours su comment aller vers la libération humaine; nous avons seulement à nous débarrasser des conceptions et des discours politiques masculins et nous focaliser sur nos propres analystes anarchiques féminines.

Où allons-nous à partir de là ? Rendre réelle l’utopie

Ah, ta vision est une connerie romantique, une religiosité à l’eau de rose, un idéalisme vaporeux." "Tu fais de la poésie parce que tu est incapable d’apporter des détails concrets ." Ainsi parle la petite voix derrière ma (vôtre?) tête. Mais le front, lui, sait que si vous étiez ici, près de moi, nous pourrions parler. Et que dans notre discussion, viendraient des descriptions (détaillées, concrètes) de ce qui pourrait arriver et comment, comment ceci et cela pourrait être résolu. Ce dont manque ma vision , ce sont de corps détaillés et concrets. Alors elle ne serait plus une vision vaporeuse mais une réalité charnelle .7
Sue Negrin


Au lieu de se décourager et de rester isolées nous serions dans nos petits groupes à discuter, préparer, créer et mettre le bazar … nous serions toujours engagées activement dans , et à la création d’ un travail féministe, parce que nous nous en nourrissons toutes; en son absence, les femmes prennent des tranquillisants, deviennent folles et se suicident .8
Cathy Levine


Celles d’entre nous qui avons vécu dans l’excitation des sit-ins, des marches, des grèves étudiantes , des manifestations et de la REVOLUTION MAINTENANT des années 60 peuvent se sentir désillusionnées et totalement cyniques envers ce qui se passe dans les années 70. Renoncer, abandonner (le mariage "libre""open"? Le capitalisme hip? Le gourou Maharaji?) semble plus facile que d’envisager des décennies de luttes et peut-être même un échec pour finir. A ce stade, nous manquons d’une vue d’ensemble pour y voir un processus révolutionnaire. Sans elle, nous sommes condamnées à des luttes isolées, sans issue, ou à des solutions individuelles. Sans ce genre de cadre, ou de point de convergence, ce qu’apporte l’anarcha-féminisme apparaît comme être un pré-requis pour tout effort significatif visant à atteindre des buts utopiques. En nous tournant vers l’Espagne ou la France, nous pouvons constater qu’une vraie révolution "n’est ni un événement accidentel ni un coup d’état artificiellement conçue d’en haut."9 Elle demande des années de préparation: le partage d’idées et d’informations, des changements dans les consciences et les comportements, et la mise en place d’alternatives politiques et économiques aux structures hiérarchiques capitalistes. Elle demande des actions directes spontanées de la part d’individus autonomes à travers une confrontation politique collective. Il est important de "libérer notre esprit" et notre vie personnelle, mais cela n’est pas suffisant. La libération n’est pas une expérience solitaire ; elle s’effectue conjointement avec d’autres êtres humains. Les "femmes libérées" prises individuellement n’existent pas.

Alors, ce dont je parle est un processus à long terme, une série d’actions dans lesquelles nous désapprendrions la passivité et apprendrions à prendre le contrôle de nos propres vies. Je parle d’un "évidage" du système actuel à travers la formation d’alternatives mentales et physiques (concrètes) aux choses telles qu’elles sont. L’Image romantique d’une petite bande de guerrillas armées renversant le gouvernement U.S est obsolète (tout comme dans sa version mâle) et fondamentalement opposée à notre conception de la révolution. Nous serions écrasées si nous essayons.En outre, comme le dit l’affiche, "Ce que nous voulons n’est pas renverser le gouvernement mais une situation dans laquelle il perdra le contrôle." C’est ce qui est arrivé (temporairement) en Espagne et presque arrivé en France. Que la résistance armée soit ou non nécessaire à un moment donné est ouvert au débat. Le principe anarchiste que "les moyens créent la fin" semble impliquer le pacifisme, mais le pouvoir de l’état est si grand qu’il est difficile d’être catégorique au sujet de la non-violence. (La résistance armée a été cruciale en Espagne, et semblait importante en France en 1968 aussi.) La question du pacifisme , néanmoins, nécessiterait une autre réflexion et ce qui m’intéresse ici est la préparation en vue de transformer la société, une préparation qui inclut un cadre anarcha-féministe, une patience révolutionnaire à long terme et une confrontation active continuelle avec les attitudes patriarcales établies.

Nous sommes familiarisées depuis longtemps à ces tactiques de préparation. Nous devons continuer et les développer plus avant. Je les conçois comme fonctionnant à trois niveaux : (1) "éducatif" (partage d’idées, d’expériences), (2) économique/politique, et (3) personnel/politique.

"L’éducation" a une connotation un peu condescendante, mais je ne veux pas dire "apporter la bonne parole aux masses" ou culpabiliser les individus pour les amener à des façons d’être prescrites. Je parle des nombreuses méthodes que nous avons mis au point pour partager nos vies les unes avec les autres – de l’écriture (notre réseau de publications féministes), des groupes d’étude, des émissions de radio et de TV pour les femmes, jusqu’aux manifestations, marches et théâtre de rue. Les médias semblent être un domaine particulièrement important pour la communication et l’influence révolutionnaires – pensons seulement à comment nos vies ont été dé-formées par la radio et la TV 10. Considérées séparément, ces points peuvent sembler inefficaces, mais les individus changent à travers l’écriture, la lecture, la discussion et l’écoute les uns des autres, tout autant qu’en participant activement à des mouvements politiques. Descendre dans les rues ensemble met fin à la passivité et crée un esprit d’effort collectif et apporte l’énergie vitale qui peut nous aider à continuer et à nous transformer. Ma propre métamorphose de jeune-fille- américaine-ordinaire en anarcha-féministe est due à une dizaine d’années de le lectures, de discussions, d’engagements avec toutes sortes de gens et d’opinions politiques différentes – du Midwest aux côtes Est et Ouest. Mon expérience est peut être d’une certaine façon unique, mais je pense qu’elle n’a rien d’extraordinaire. Dans beaucoup, beaucoup d’endroits de ce pays, les gens commencent lentement à s’interroger sur la façon dont ils ont été conditionnés à la docilité et à la passivité. Dieu et le gouvernement ne sont plus les autorités suprêmes qu’ils ont été. Ce n’est pas pour minimiser l’étendue des pouvoirs de l’Église et de l’État, mais seulement pour souligner que des évolutions apparemment bénignes de la pensée et du comportement, lorsqu’elles sont consolidées par l’action collective, constituent une réel défi pour le patriarcat.

Les tactiques économiques/politiques tombent dans le domaine de l’action directe et de "l’illégalité réfléchie" (Terme de Daniel Guérin). L’anarcho-syndicalisme définit trois principaux modes d’action directe: le sabotage, la grève et le boycott. Le sabotage signifie "bloquer par tous les moyens possibles, le processus ordinaire de production" 11. De plus en plus fréquemment, le sabotage est pratiqué par des individus inconsciemment influencés par l’évolution des valeurs sociétales. Par exemple, l’absentéisme systématique est pratiqué par les cols blancs et les cols bleus. Le défi aux employeurs peut prendre une forme subtile comme le "ralentissement" ou aussi explicite que "Va te faire foutre". Effectuer le moins possible de travail le plus lentement possible est une pratique commune chez les employés, comme de mettre le souk dans le processus ordinaire du travail (souvent comme tactique syndicale durant une grève). Par exemple, les erreurs habituelles de classement ou la perte de "documents importants" par des secrétaires, ou l’inversion des panneaux d’affichage de destinations des trains lors de la grève des chemins de fer en Italie en 1967.

Les tactiques de sabotage peuvent être utilisées pour rendre des grèves plus efficaces. La grève, en elle-même, est l’arme la plus importante des travailleurs. Toute grève localisée peut paralyser le système si elle s’étend à d’autres industries et se transforme en grève générale. La révolution sociale totale est alors à portée de la main. Bien sûr, le but ultime de la grève générale doit être le contrôle des outils de production par les travailleurs (dans le sens de prendre le contrôle et de la garder), ou sinon la révolution sera mort-née (comme en France, en 1968).

Le boycott peut aussi être une forme efficace de grève ou de stratégie syndicale (par exemple, le boycott du raisin et des salades produits par des travailleurs non-syndiqués et celui des pantalons Farah *). De plus, il peut être utilisé pour obtenir des évolutions économiques et sociales. Refuser de voter, de payer des impôts pour la guerre, ou de participer à la compétition capitaliste ou à la sur-consommation est tout aussi important lorsque cela est associé avec le soutien à de structures alternatives à but non lucratif (coopératives de production alimentaire, centres de soins ou d’aide juridique, recyclage de vêtements, librairies, écoles alternatives, etc.). Le consumérisme est l’un des principaux bastions du capitalisme. Boycotter l’achat lui-même (notamment les produits inutiles et ceux lancés avec une publicité agressive) est une tactique qui a le pouvoir de changer "la qualité de la vie quotidienne"". Le refus de voter est souvent pratiqué par désespoir ou passivité plutôt que comme position politique consciente contre une pseudo démocratie ou le pouvoir et l’argent élisent une élite politique. L’abstention peut signifier autre chose que le silence consentant si nous nous consacrons en même temps à la mise en place de formes véritablement démocratiques au sein d’un réseau alternatif de groupes d’affinité anarchistes.

Cela nous amène au troisième domaine du personnel/politique, qui est bien sûr étroitement lié aux deux précédents. Le groupe d’affinité anarchiste est depuis longtemps une structure organisationnel révolutionnaire. Dans les organisations anarcho-syndicalistes, ils ont fonctionné comme terrain d’apprentissage pour l’autogestion des travailleurs. Ils peuvent prendre la forme de groupes temporaires d’individus dans un but spécifique à court terme , ou de collectifs de travail plus "permanent" (comme alternative au professionnalisme et au carriérisme élitiste), ou encore de communautés de vie où les individus apprennent à se débarrasser de la domination et de l’esprit de possession dans leurs relations inter-personnelles. Les groupes d’affinité anarchistes sont potentiellement la base sur laquelle nous pouvons construire une société nouvelle, libertaire, non hiérarchique. La façon dont nous vivons et travaillons change la façon dont nous pensons et ressentons (et vice versa), et lorsque les évolutions de la conscience se transposent dans l’action et le comportement, la révolution a commencé.

Rendre réelle l’Utopie suppose beaucoup de niveaux de luttes. En plus de tactiques spécifiques, qui peuvent être constamment développées et transformées, nous avons besoin de ténacité politique: la force et la capacité de voir au-delà du présent, un avenir révolutionnaire joyeux. Passer de l’un à l’autre demande plus qu’un acte de foi. Cela exige de notre part un engagement quotidien, sur le long terme, dans l’action directe.

La Transformation du Futur

La création d’une culture féminine est un processus aussi général que nous pouvons l’imaginer puisqu’elle est la participation à une VISION qui se régénère perpétuellement dans chaque circonstance, de discuter avec des amies à organiser des boycotts, d’occuper des locaux pour en faire des haltes-garderies à faire l’amour avec nos sœurs . Elle est révélatoire, indéfinissable, sauf comme processus de transformation. La culture des femmes, c’est chacune d’entre nous, exorcisant, nommant, créant, en vue d’une vision harmonieuse de nous-mêmes, mutuelle, et de notre sœur la terre. Durant les dix dernières années, le fait que nous n’ayons jamais été aussi proches dans toute l’histoire du patriarcat de renverser son pouvoir … fait naître un espoir exaltant — un fol ESPOIR brut, contagieux, invincible!… L’espoir, la victoire de la vie sur la mort, sur le désespoir et l’insignifiance, se manifeste partout où je porte mon regard aujourd’hui — comme des taliswomen de la foi dans la VISIONFEMME…12
Laurel


J’avais pris l’habitude de penser que si la révolution n’arrivait pas demain, nous serions condamnés à un destin catastrophique (ou au moins catatonique). Je ne pense plus désormais en termes de avant-après la révolution, et que nous nous préparons nous-mêmes à l’échec et au désespoir en pensant dans ces termes. Je crois que ce dont nous avons besoin, absolument besoin, afin de continuer à lutter (malgré l’oppression dans nos vies quotidiennes) est l’ESPOIR, c’est à dire une vision de l’avenir si belle et si puissante qu’elle nous pousse constamment vers l’avant dans une création ascendante d’un monde intérieur et extérieur à la fois habitable et épanouissant pour tous. Je crois que l’espoir existe — que ce soit dans la "visionfemme" de Laurel, dans le "courage existentiel" de Mary Daly 13 ou dans l’anarcha-féminisme. Nos voix différentes décrivent le même rêve, et "seul le rêve peut fracasser la pierre qui bloque notre bouche."14 En même temps que nous parlons, nous changeons, nous nous transformons et transformons simultanément le futur.

Il est vrai qu’il n’existe pas de solution individuelle dans notre société. 15 Mais si nous pouvons contrebalancer cette constatation plutôt déprimante avec une conscience des métamorphoses radicales que nous avons expérimenté – dans nos esprits et dans nos vies – alors peut-être trouverons nous le courage de continuer à créer ce que nous REVONS être possible. Évidemment, il n’est pas facile de faire face à l’oppression quotidienne et de continuer encore à espérer. Mais c’est notre seule chance. Si nous abandonnons l’espoir (la capacité à voir des connexions, à rêver le présent à travers le futur), alors nous avons déjà perdu. L’espoir est l’outil révolutionnaire le plus puissant de la femme; c’est ce que nous nous donnons mutuellement chaque fois que nous partageons un moment de nos vies, notre travail et nos amours. Il nous extrait du dégoût de soi, de l’auto-flagellation et du fatalisme qui nous maintient prisonnières dans des cellules séparées. Si nous nous laissons aller à la dépression et au désespoir maintenant, nous acceptons le caractère inéluctable des politiques autoritaires et de la domination patriarcale ("Le désespoir est la pire trahison, la séduction la plus glaciale : c’est croire qu’en fin de compte, l’ennemi triomphera".16 Marge Piercy). Nous ne devons pas laisser notre souffrance et notre colère s’affaiblir dans le désespoir ou des demies-"solutions" à court terme. Rien de ce que nous faisons est suffisant, mais d’un autre côté, ces "petits changements" effectués dans nos têtes, nos vies, celles des autres, ne sont pas totalement futiles et inefficaces. Cela prend longtemps pour faire la révolution: c’est à la fois quelque chose que l’on prépare et que l’on vit maintenant. La transformation de l’avenir ne sera pas instantanée mais elle peut être totale… un continuum de pensées et d’actions , d’individualité et de collectivité, de spontanéité et d’organisation, se déroulant à partir de ce qui est vers ce qui peut être.

L’anarchisme offre un cadre pour cette transformation. C’est une vision, un rêve, une possibilité qui devient "réel" lorsque nous le vivons. Le féminisme est la connexion qui relie l’anarchisme à l’avenir. Lorsque nous percevons enfin clairement cette connexion, lorsque nous parvenons à cette vision, lorsque nous refusons que l’on nous détruise cet ESPOIR, nous franchirons la barrière du néant qui nous sépare d’un être à peine imaginable aujourd’hui. Nos corps de femmes ont porté pendant des siècles la visionfemme de l’anarcha-féminisme. "Ce sera une lutte continuelle pour chacune de nous de donner naissance à cette vision"17 mais nous devons le faire. Nous devons "chevaucher notre colère comme des éléphants dans une bataille".

We are sleepwalkers troubled by nightmare flashes,
In locked wards we closet our vision, renouncing …
Only when we break the mirror and climb into our vision,
Only when we are the wind together streaming and singing,
Only in the dream we become with our bones for spears,
we are real at last
and wake.18


1. Mary Daly, Beyond God the Father (Beacon Press, 1973), p. 133.
2. Cathy Levine, "The Tyranny of Tyranny", Black Rose 1, p.56. http://theanarchistlibrary.org/library/cathy-levine-the-tyranny-of-tyranny
3. Temma Kaplan du Département d’Histoire de l’UCLA a réalisé une recherche considérable sur les groupes de femmes anarchistes (notamment "Mujeres Libres") durant la révolution espagnole. (NDT Des documents en ligne deTemma Kaplan  sont visibles sur Libcom.http://libcom.org/tags/temma-kaplan Voir Egalement Gender Identities and Popular Protest http://nationalhumanitiescenter.org/publications/hongkong/kaplan.htm Voir aussi Liz Willis, Women in the Spanish Revolution, Solidarity Pamphlet No. 48.
4. Voir "The Tyranny of Structurelessness", de Joreen [Jo Freeman, trad en français http://infokiosques.net/lire.php?id_article=2]  Second Wave,Vol. 2, No. 1, et Cathy Levine "The Tyranny of Tyranny", Black Rose 1. NDT L’article de Cathy Levine sera probablement traduit dans une rubrique "organisation" plus que anarcha-féministe
5. Mary Daly, Beyond God the Father (Beacon Press, 1973) p.55.
6. Robin Morgan, conférence au Boston College, Boston, Mass., Nov. 1973.
7. Sue Negrin,Begin at Start (Times Change Press, 1972) p.171.
8. Levine, p.50.
9. Dolgoff, The Anarchist Collectives (Free Life Editions, 1974) p. 19.
10. Les Cohn-Bendit ont déclaré que l’erreur majeure en 1968 à Paris fut l’échec de prendre le contrôle total des médias, notamment la radio et la TV.
11. Goldman, "Syndicalism: Its Theory and Practice", Red Emma Speaks, p.71.
*NDT. La plus importante marque de confection de pantalons des États-Unis et une des plus rétrogrades socialement . En 1972, des ouvrier-es furent licencié-es pour activités syndicales, et plus de 3 000 employé-es se mirent en grève. La grève fut soutenue par un appel au boycott lancé par d’autres syndicats (Teamsters, UAW, Postal Workers, United Farm Workers, …) qui valut à Farah une perte de 8,3 millions de $ sur une année fiscale, comparée à un profit de 6 millions l’année précédente. En mai 1974, les ouvrier-es obtinrent le droit de se syndiquer
12. Laurel, "Towards a Woman Vision", Amazon Quarterly, Vol. 1, n° 2, p.40.
13. Daly, p.23.
14. Marge Piercy, "Provocation of the Dream".
15. Fran Taylor, "A Depressing Discourse on Romance, the Individual Solution, and Related Misfortunes", Second Wave, Vol. 3, No. 4.
16. Marge Piercy, "Laying Down the Tower", To Be of Use (Doubleday, 1973), p.88.
17. Laurel, p.40.
18. Piercy, "Provocation of the Dream". Nous sommes des somnambules dérangées par des éclairs de cauchemars,/ Dans des salles verrouillées nous enfermons notre vision, renonçant…/ Seulement lorsque nous brisons le miroir et montons à bord de notre vision,/ Seulement lorsque nous sommes le vent ruisselant et chantant à la fois ,/ Seulement lorsque dans nos rêves nos os deviennent des lances,/ Nous sommes enfin réelles/ et nous nous réveillons
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Bakounine et les États-Unis

Messagede digger » 28 Mai 2014, 08:44

Version allégée de la presque totalité des notes de Paul Avrich. Texte original : Bakunin and the United States http://libcom.org/files/BAKUNIN%20AND%20THE%20UNITED%20STATES.pdf

Bakounine et les États-Unis
Paul Avrich


"Mikhaïl Aleksandrovitch Bakounine est à San Fransisco", annonçait la une du Kolokol de Herzen  en novembre 1861. "IL EST LIBRE! Bakounine a quitté la Sibérie via le Japon et est en route pour l’Angleterre. Nous annonçons avec joie cette nouvelle à tous les amis de Bakounine." Arrêté à Chemnitz en mai 1849, Bakounine avait été extradé en Russie en 1851 et, après six années dans les forteresses de Pierre et Paul et de Schlüsselbourg, avait été condamné au bannissement à perpétuité en Sibérie. Le 17 juin 1861, néanmoins, il commençait sa spectaculaire évasion. Parti de Irkoutsk, il descendit le fleuve Amour jusqu’à Nikolaevsk, où il embarqua sur un navire desservant la côte sibérienne. Une fois en mer, il monta à bord d’un navire américain, le Vickery, qui commerçait avec les ports du Japon, qu’il atteignit le 16 août. Un mois plus tard, le 17 septembre, il quitta Yokohama sur un autre navire américain, le Carrington, à destination de San Francisco. Il y arriva quatre semaines plus tard, terminant selon la description de Herzen , "la plus longue évasion au sens géographique".

Bakounine avait quarante-sept ans. Il avait passé les douze dernières années en prison et en exil, et il avait devant lui seulement quatorze année à vivre - une vie extrêmement active a vrai dire. Il était réapparu comme un fantôme surgi du passé , "revenu d’entre les morts" comme il l’écrivit à Herzen et Ogarev de San Francisco.5 Son séjour en Amérique, l’un des derniers épisodes notoires de sa carrière, dura deux mois, du 15 octobre, lorsqu’il débarqua à San Francisco, au 14 décembre, lorsqu’il quitta New York pour Liverpool et Londres. Autant que les sources permettent de l’avancer, le présent article racontera cet interlude — les endroits qu’il a visité, les personnes qu’il a rencontré, l’impression qu’il a fait sur eux. Il examinera aussi son attitude envers les États-Unis, à la fois pendant et après son séjour, et la trace que son influence a laissé sur le mouvement anarchiste américain cette dernière centaine d’années.

I


Lorsque Bakounine arriva à San Francisco, il écrivit immédiatement à Herzen et Ogarev à Londres. D’abord et avant tout, il demanda que 500$ lui soient envoyés à New York pour lui permettre de continuer vers l’Angleterre. Pour sa traversée jusqu’à New York, il avait déjà emprunté 250$ à F. P. Coe, un jeune pasteur anglais qu’il avait rencontré sur le Carrington. Ses fonds propres, écrivait -il étaient épuisés et "il n’avait aucun ami, pas même de relations" à San Francisco, si bien que "si je n’avais pas trouvé une personne compréhensive pour me faire un prêt de 250 dollars pour me rendre à New York, j’aurais été en grande difficulté ". Bakounine demandait à Herzen et Ogarev d’annoncer son évasion à sa famille dans la province de Tver. S’attendant à ce que sa femmes le rejoigne lorsqu’elle apprendrait la nouvelle, il demanda à ses amis de lui trouver un "petit coin pas cher" dans leur quartier.

L’ intention de Bakounine était de revenir à Londres pour reprendre ses activités révolutionnaires. Comme un homme sorti de sa transe, comme l’a fait remarqué E. H. Carr, Bakounine était décidé à reprendre le cours de sa vie là où il l’avait laissé une douzaine d’années auparavant. Comme le dit Herzen, " Il avait préservé intacts les rêves et l’idéal avec lesquels il avait été emprisonné en 1849 à Konigstein et les avait porté à travers le Japon et la Californie en 1861." Par dessus tout, il se consacrerait à la libération du peuple slave. Il écrivit à Herzen et Ogarev :

"Mes amis, il me tarde de tout mon être de vous rejoindre et, dès que j’arriverai, je me mettrai au travail. Je vous aiderai sur la question polonaise et slave, qui a été mon idée fixe depuis 1846 et qui fut mon principal domaine d’activité en 1848 et 1849. La destruction, la totale destruction de l’ empire autrichien, sera mon dernier vœu, pour ne pas dire mon dernier acte — ce qui serait trop ambitieux. Pour servir cette grande cause, je suis prêt à devenir joueur de tambour ou même une fripouille, et si j’arrive à la faire avancer, ne serait-ce que d’un cheveu, je serai satisfait. Et ensuite viendra la glorieuse fédération slave libre, la seule issue pour la Russie, l’Ukraine, la Pologne, et pour les peuples slaves en général".

Le 21 octobre, après six jours à San Francisco, Bakounine partit pour New York via le Panama sur le vapeur Orizaba. Le lendemain,à environ 400 miles de l’isthme, il écrivit de nouveau à Herzen et Ogarev, renouvelant sa demande d’argent (à envoyer à la banque Ballin & Sanders à New York) et demandant des nouvelles de sa famille en Russie. Le Orizaba accosta à Panama le 24 octobre. Le 6 novembre, avec un retard de deux semaines, Bakounine embarqua sur le Champion à destination de New York. Les autres passagers comprenaient le commandant en chef de l’armée de l’Union en Californie, le général Sumner, avec 430 soldats sous les ordres du colonel C. S. Merchant. Il y avait aussi à bord des sympathisants confédérés , l’ex-sénateur de Californie William M. Gwin, Calhoun Benham, un ancien procureur général de San Francisco, et le capitaine J. Brant, un ancien commandant d’une vedette du fisc. Un jour après l’appareillage de Panama, le général Sumner mit les trois hommes aux arrêts comme sécessionnistes commerçant avec le Sud. Pendant ce temps, Bakounine avait lié connaissance avec le sénateur Gwin, qui semble avoir influencé ses vues sur la Confédération.

Bakounine arriva à New York dans la matinée du 15 novembre et élut domicile à la Howard House dans le lower Broadway sur Cortlandt Street. Parmi les gens à qui il fit appel se trouvaient deux vieux camarades allemands, Reinhold Solger et Friedrich Kapp deux quarante-huitards notoires. Solger avait été élevé à Halle et Greifswald, où il obtint son doctorat en 1842, avec l’intention de poursuivre une carrière académique en histoire et philosophie. Hégélien de gauche, il avait pour ami Arnold Ruge, Ludwig Feuerbach et Georg Herwegh. Solger et Bakounine s’étaient rencontrés pour la première fois à Zurich en 1843, après avoir correspondu pendant quelques années et s’étaient rencontrés de nouveau à Paris en 1847, avec Herzen et Herwegh. En 1848, Solger avait rejoint l’armée révolutionnaire à Baden, servant comme adjudant sous les ordres du général Mieroslawski, commandant des forces insurgées. Lorsque l’insurrection fut écrasée, il s’était enfuit en Suisse "sa tête mise à prix" et avait émigré aux États-Unis en 1853, devenant un citoyen américain six ans plus tard.. Orateur et écrivain doué, Solger avait été invité par deux fois à donner des conférences au Lowell Institute de Boston (1857 et 1859) et obtenu deux prix littéraires, en 1859 pour un poème sur le centenaire de Schiller et en 1862 pour une nouvelle sur la vie des américains d’origine allemande.Abolitionniste et républicain radical, il avait exercé ses talents oratoires en faisant campagne pour Abraham Lincoln, qui l’avait récompensé d’un poste au ministère des finances. Il termina sa vie comme directeur de banque et mourut en janvier 1866 à l’âge de quarante-huit ans. Comme Solger, Friedrich Kapp avait connu Bakounine et Herzen en Europe durant les années 1840 (pendant un temps, il avait été le tuteur du fils de Herzen) et avait participé à la révolution de 1848. Contraint de s’enfuir à Genève, il avait émigré en Amérique en 1850 et était devenu un brillant avocat à New York ainsi qu’un historien et journaliste réputé qui mobilisait l’opinion publique contre les mauvais traitements et l’exploitation des immigrés. Kapp, tout comme Solger également, était devenu actif dans la gauche radicale du parti républicain, gagnant le soutien des germano-américains à la cause de l’ Union.

Aux alentours du 21 ou 22 novembre, Bakounine interrompit son séjour à New York pour visiter Boston, où il resta un peu plus d’une semaine. Cela se révéla être le moment fort de son séjour en Amérique. Armé d’une lettre de recommandation de Solger et Kapp, il fit appel à bon nombre de personnalités influentes, parmi lesquelles le gouverneur du Massachusetts, John Andrew, un ami de Solger et un républicain radical, qui s’était prononcé contre l’esclavage et collecté des fonds pour la défense de John Brown. Bakounine possédait également de telles lettres à destination du général B. McClellan, Commandant-en-Chef de l’armée de l’Union, qui s’était rendu en Russie en 1855-56 comme observateur de la guerre de Crimée, et des sénateurs du Massachusetts, Charles Sumner et Henry Wilson, républicains radicaux et abolitionnistes comme le gouverneur Andrew. Quelques années plus tard, Bakounine devait faire l’éloge de Sumner, comme "l’éminent sénateur de Boston ", pour avoir adopté une forme de "socialisme" en favorisant la distribution de terres parmi les esclaves libérés du Sud.

Le collègue de Sumner, Henry Wilson, était un ancien cordonnier qui s’était élevé de la pauvreté au poste de Sénateur et, une décennie plus tard, à celui de vice-président des États-Unis sous Ulysses S. Grant. Réformateur et abolitionniste, ses sympathies allaient toujours aux ouvriers dont il était issu des rangs (en 1858, il adressa au Sénat la question "Est-ce que les ouvriers sont des esclaves'?"). Il était plus connu néanmoins comme le champion de la cause anti-esclavagiste, prenant la parole devant le Sénat pour dénoncer les "Agressions du pouvoir esclavagiste "et pour affirmer que " la mort de l’esclavage est la vie de la nation" ; il a publié, plus tard, un ouvrage en trois volumes History of the Rise and Fall of the Slave Power in America (1872-77). Bakounine fit appel aussi à George H. Snelling, un réformateur de Boston qui, comme lui, était un ardent partisan de l’émancipation de la Pologne et le traducteur de l’histoire de l’insurrection polonaise de 1830-31. Bakounine prit donc un plaisir particulier à faire sa connaissances et "lors de leur première rencontre, il l’embrassa avec beaucoup de chaleur", se souvient un témoin de l’époque.

Bref, Bakounine, frayait avec les lumières éminentes de la société progressiste de Boston. Politiciens et généraux, hommes d’affaires et écrivains, ils étaient tous de tempérament libéral et d’opinions politiques et sociales progressistes qui étaient favorable à la l’essor de la démocratie et de l’indépendance nationale en Europe. Comme abolitionnistes et réformateurs, ils étaient conscients du lien entre la libérations des serfs en Russie et leur propre croisade anti-esclavagiste, et Bakounine rencontra parmi eux une grande sympathie pour le peuple russe dans sa lutte continuelle contre l’autocratie.

Martin P. Kennard était l’un de ces réformistes, abolitionniste et associé dans une bijouterie, pour qui Solger avait donné à Bakounine une lettre d’introduction. Bakounine dîna deux fois chez Kennard à Brookline et lui rendit visite à son bureau à Boston. Kennard discret son invité comme "un homme grand à la charpente imposante mais néanmoins bien proportionné, de plus de 1,80m, de port noble, un personnage cordial et séduisant, presque entièrement enveloppé dans un imperméable Mackintosh". Bakounine, qui se qualifiait avec humour "d’ours russe" trouva en Kennard un auditeur attentif. Comme le note Oscar Handlin, les convictions progressistes de Kennard qui l’avaient conduit dans des sociétés pour protéger les esclaves en fuite, reflétaient un intérêt plus large pour la liberté, en Europe comme en Amérique. Lors de leur première rencontre, Bakounine parla à Kennard "de la lutte pour la vie de la Pologne, de l’unification de l’Allemagne et du mouvement républicain à travers l’Europe, ainsi que de son échec temporaire". Alors que Bakounine parlait, il était évident pour son hôte que "son courage était encore indompté et son ardeur nullement amoindrie".

Un jour, alors que Bakounine rendait visite à Kennard dans sa société à Boston, un officier autrichien, qui se préparait à prendre son service dans une unité de l’armée du Nord du Massachusetts se trouvait être dans une autre pièce. L’associé de Kennard, Mr Bigelow, lui demanda si il avait entendu parler de Bakounine. "'Oui!' fut la réponse concise, selon Kennard :

"Mais que savez-vous de lui? Il est assis là à la comptabilité. "Oh non!' répondit l’officier avec assurance,"C’est impossible. Il a été exilé à vie en Sibérie et il a été dit qu’il est mort depuis longtemps. Quiconque ici prétend être Bakounine est un imposteur." "La porte est ouverte ; il est assis là bien visible; si vous l’avez déjà vu, regardez et voyez si vous pouvez le reconnaître". L’officier se dirigea posément vers la porte et jeta à regard à notre étranger."Effectivement" dit il en revenant, stupéfait, vers son interlocuteur, "c’est Bakounine! De grâce, comment peut-il être ici ? (J’omets ses jurons) Dites-le moi. Une telle chose n’est jamais arrivée auparavant". Il vient juste de s’évader de Sibérie" répliqua mon associé. "Maintenant dites-moi ce que vous savez de lui." "Lorsque Bakounine fut jugé et condamné à mort, j’étais en service et mes ordres étaient de le prendre au tribunal et de l’emmener à la prison avec une escorte à cheval. Je l’ai pris en charge, l’ai vu monter dans la calèche, la porte s’est refermée sur lui, j’étais à cheval à côté et l’ai laissé aux portes de la prison." Il y a dans cette histoire une belle occasion de réfléchir sur la petitesse du monde et de philosopher sur la rencontre étrange de ces deux hommes aux expériences si divergentes et exceptionnelles, après tant d’années et dans des circonstances si spéciales; mais je m’en abstiendrai et laisserai ces réflexions à mes auditeurs".

Comme Kennard et ses autres hôtes, Bakounine était fermement opposé à l’esclavage des noirs , à l’esclavage sous toutes ses formes. Pendant son séjour en Amérique, il a parcourut les milieux abolitionnistes, défendu le mouvement esclavagiste et, au contraire de Proudhon, a soutenu l’Union contre les états du Sud. La guerre civile " m’intéresse au plus haut point" écrit-il à Herzen et Ogarev de San Francisco. "Mes sympathies vont entièrement au Nord". Ses sentiments sur la question de l’esclavage étaient si tranchés que, si les circonstances l’avaient permis, selon Kennard, "il aurait unit son destin aux américains et rejoint la guerre de tout cœur.". Quelques années plus tard, il condamna les chantres de l’esclavage au Nord en même temps que "l’oligarchie féroce" des planteurs du Sud, comme étant des "démagogues soit foi ni conscience, capable de tout sacrifier à leur avidité, à leur ambition malveillante". De tels hommes, dit-il, "avaient largement contribué à la corruption de la mentalité politique en Amérique du Nord".

Non pas que le Sud soit totalement dépourvu de mérite. Bakounine, pas moins que Proudhon,se méfiait de la centralisation croissante du pouvoir de l’ Union et appréciait les vertus agraires déclinantes de la Confédération, dont il considérait les structures politiques de certaines manières plus libre et démocratique que celles du Nord. Parvenu à cette conclusion, nous apprenons de Kennard, que Bakounine fut probablement influencé par le sénateur Gwin, "dont il fit la connaissance lors de son voyage de San Francisco via Panama, et qui a été parfois mentionné dans les journaux sous le nom de 'Duke Gwin'". Le fédéralisme du Sud, comme Bakounine le souligna rapidement, avait été terni par la "tâche noire" de l’esclavage, avec le résultat que les états confédérés "s’étaient attirés la condamnation de tous les amis de la liberté et de l’humanité". En outre, " avec la guerre inique et déshonorante qu’ils avaient fomenté contre les états républicains du Nord, ils avaient presque renversé et détruit l’organisation politique la plus subtile de l’histoire".

Peu après son arrivée à Boston, Bakounine s’est rendu à Cambridge pour rendre visite à son "vieil ami" Louis Agassiz, le célèbre naturaliste suisse, qu’il avait rencontré à Neuchâtel en 1843. Agassiz avait émigré aux États-Unis en 1846 et était maintenant professeur de zoologie à Harvard et ami avec Henry Wadsworth Longfellow, pour qui il donna à Bakounine une lettre d’introduction. Longfellow, un sympathisant des idées abolitionnistes, était célèbre pour ses Poèmes sur l’Esclavage, en plus de ses autres écrits; et lorsque Bakounine dîna à Craigie House, le domicile de Longfellow à Cambridge, George Sumner, un frère du sénateur abolitionniste, était aussi invité. C’était le 27 novembre et selon Van Wyck Brooks, Bakounine arriva à midi et resta jusqu’à presque minuit. Longfellow se souvient de cette rencontre dans son journal:
"George Sumner et Mr. Bakounine à dîner. Mr. B est un gentleman russe, éduqué et intelligent — un géant avec un tempérament ardent et bouillonnant. Il a participé la la révolution de quarante-huit, a connu l’intérieur des prisons — celle de Olmiitz, en particulier, où il a occupé la chambre de Lafayette. Après cela, quatre ans en Sibérie; d’où il s’est échappé en juin dernier, en descendant l’Amour, et puis sur un navire américain, via le Japon et la Californie, puis l’isthme, jusqu’ici. Un homme intéressant."

Bakounine avait lu un peu de littérature américaine, dont les œuvres de James Fenimore Cooper dans leur traduction allemande et avait étudié l’anglais en prison, et pouvait donc le parler, selon Kennard, "avec une assez grande facilité". 1Malgré ses années d’emprisonnement, il faisait preuve encore de sa vieille vitalité et exubérance. Il avait pris de l’âge, bien sûr, avait perdu ses dents à cause du scorbut et avait pris beaucoup de poids. Mais ses yeux gris-bleus avaient conservé tout leur éclat perçant, et sa voix, son éloquence, son physique imposant, se conjuguaient pour en faire le centre de l’attention. Il était, en outre, un aristocrate autant qu’un rebelle, doté, comme l’a noté E. H. Carr, d’une sorte de tempérament aristocratique qui abattait toutes les barrières de classe , lui permettant d’évoluer à son aise parmi des hommes de différentes origines sociales et nationales. "Sans la moindre réserve", écrit Kennard à ce sujet, "nous sommes en bons termes avec ma nouvelle connaissance, qui s’est montrée facilement et sans façon agréable, avec une complaisance cosmopolite qui dénote un gentleman intelligent et affable, et un énergique homme d’affaires."

Où qu’il se rendait, Bakounine exerçait une puissante fascination, faisait une impression favorable sur presque tous ceux qu’il rencontrait. Des années après, dit Kennard, Longfellow "demandait régulièrement les dernières nouvelles de notre invité radical, sur qui il me relatait quelques incidents amusants".La seule exception, semble t’il , fut la plus jeune fille de Longfellow, Annie, la "riante Allegra" de The Children's Hour, qui a gardé un souvenir drôle de la visite de Bakounine. Lorsqu’elle descendit pour dîner, elle vit "un ogre" à sa place habituelle, aux côtés de son père, une "grande créature, avec une grosse tête, des cheveux en broussailles, des grands yeux, une grande bouche, une grosse voix et un plus gros rire encore ". On ne lui avait pas parlé des Contes de Grimm en vain, écrit elle. "Aucune invitation, aucune menace n’auraient pu me faire franchir le seuil de cette porte. Je suis restée pétrifiée et même si je lui en voulais d’avoir pris ma place à table,ce dîner pour moi n’était rien à condition qu’il ne fasse pas de moi son dîner. Alors, je me suis éclipsée sans manger."

Au début décembre, Bakounine retourna à New York. Avec les lettres de recommandation obtenues là et à Boston, il avait l’intention de se rendre à Washington, comme il le dit à Herzen et Ogarev, et éventuellement "d’y apprendre quelque chose ". E. H. Carr écrit qu’on ne sait pas si il a fait ce voyage. Nous apprenons cependant de Kennard qu’il ne l’a pas fait, en raison d’une "constante anxiété et d’une impatience particulière de partir pour Londres, où il s’était arrangé pour donner rendesvous [sic] à sa femme, dont il parlait souvent avec la plus tendre affection". Par conséquent, lorsque l’agent lui parvint de Londres, Bakounine réserva sa traversée sur le premier bateau, le City of Baltimore, qui partait pour Liverpool le 14 décembre. Il y arriva le 27 et se rendit aussitôt à Londres, où, accueillit "comme un frère" par Herzen et Ogarev, il rejoignit le mouvement révolutionnaire.

II


Quelle impression des États-Unis Bakounine avait il emporté avec lui ? Dans l’ensemble une impression favorable, mais avec de sérieuses réserve quant aux caractéristiques sociales et politiques du pays. "J’ai passé plus d’un moins en Amérique et j’ai appris beaucoup" écrit il à un ami russe en février 1862. "J’ai vu comment le pays est arrivé par la démagogie aux mêmes résultats pitoyables que nous par le despotisme. Entre l’Amérique et la Russie, en fait, il existe de nombreux points communs. Mais le plus important pour moi, c’est que j’y ai trouvé une sympathie générale et inconditionnelle et une foi dans l’avenir du peuple russe qui, malgré tout ce que j’ai vu et entendu ici, qui m’ a fait quitté l’Amérique en tant que partisan convaincu des États-Unis ."

Au-delà de la sympathie pour la Russie, ce qui impressionna le plus Bakounine en Amérique fut son histoire de liberté politique et son système fédéral de gouvernement. Louant la révolution américaine comme "la cause de la liberté contre le despotisme" , il était "très soucieux d’obtenir, comme souvenir de son séjour en Amérique, un autographe de Washington", ce que Martin Kennard put lui offrir comme cadeau d’adieu. Dans ses écrits futurs, il définira les États-Unis comme "le pays typique de la liberté politique", le pays le plus libre du monde doté des "institutions les plus démocratiques". Le fédéralisme américain lui a laissé particulièrement une forte impression, enrichissant ses propres idées sur le sujet. Il a recommandé chaudement aux progressistes européens " le grand et salutaire principe du fédéralisme" tel qu’il était incarné aux États-Unis. "Nous devons rejeter la politique de l’état" dit il devant la Ligue pour la Paix et la Liberté en 1868, "et adopter résolument la politique de liberté des américains du nord."

Malgré ses idées anarchistes, qui ont mûri au fur et à mesure des années, Bakounine ne mettait pas tous les gouvernements dans le même panier, comme étant iniques et oppressifs. A partir de son expérience américaine, et après celles en Angleterre et en Suisse, il était convaincu que "la république la plus imparfaite est mille fois préférable à la monarchie la plus éclairée". Les États-Unis et l’Angleterre remarquait-il étaient "les deux seuls grands pays" où le peuple disposait d’une " réelle liberté et d’un réel pouvoir politique" et, où "l’étranger le plus déshérité et misérable" jouissait de droits civiques "tout aussi pleinement que les citoyens les plus riches et influents". Il avait bien sûr trouvé lui-même l’asile politique dans ces deux pays; en outre, le gouvernement américain, durant son séjour, avait refusé de l’extrader, ce qui avait convaincu l’ambassadeur russe, le baron Stoeckel, que la république américaine ne cessera jamais "de protéger les révolutionnaires". Alors qu’il était à Boston, assez curieusement, Bakounine avait fait une première déclaration de citoyenneté américaine, l’équivalent de l’obtention de ses "premiers papiers". "Il n’a probablement jamais envisagé sérieusement de demander la citoyenneté américaine " a remarqué Martin Kennard, "et cependant, avec la vague idée d’une telle éventualité ou d’un tel intérêt à long terme pour lui, il en a fait la demande préalable et l’a dûment enregistrée à Boston." Et durant les dernières années de sa vie, alors qu’il vivait en Suisse, il reparla d’émigrer en Amérique et de se faire naturaliser américain.

Avec le recul sur son séjour américain, Bakounine se souvenait d’une société dans la quelle les travailleurs ne mourraient pas de faim et étaient "mieux payés" que leurs semblables en Europe. "L’antagonisme de classe", écrit il "n’y existe presque pas encore," car "tous les ouvriers sont des citoyens", faisant partie ‘un "seul corps politique", et l’éducation est "largement répandue parmi les masses". Ces avantages, disait il, avaient leur origine dans le "traditionnel esprit de liberté" qu’avaient importé avec eux d’Angleterre les premiers colons, et, en même temps que le principe "d’indépendance individuelle et d’autonomie [self-government] communale et provinciale", l’avait transplanté dans un milieu sauvage délivré "des obsessions du passé". Par conséquent, en moins d’un siècle, l’Amérique avait été capable de "rattraper et même de surpasser la civilisation européenne" et d’offrir "une liberté qui n’existe nulle part ailleurs".

Selon Bakounine, L’Amérique devait ses "progrès extraordinaires" et sa "prospérité enviable" à ses "immenses étendues de terres fertiles" et à sa "grande richesse territoriale". A cause de cette abondance, disait il, des centaines de milliers de pionniers étaient intégrés chaque année et un ouvrier au chômage ou mal payé pouvait toujours , en dernier ressort, "émigrer au far west" (en anglais) et se mettre à défricher un bout de terrain pour le cultiver. La représentation de Bakounine des étendues sauvages américaines avait peut-être été modelée en partie par les histoires de Fenimore Cooper; et il y eut des moments, en prison notamment, où il avait aspiré à mener la vie d’un montagnard de l’Ouest. Sa Confession à Nicolas Ier, écrite dans la forteresse Pierre et Paul en 1851, contient un passage frappant à ce sujet :

"Il y a toujours eu dans ma nature un défaut fondamentale : un amour pour le fantastique, pour l’insolite, pour l’inconnu des aventures, pour les entreprises qui ouvrent de vastes horizons, dont l’issue ne peut être prévisible. [...] La plupart des hommes recherchent la tranquillité qu’ils considèrent comme le plus grand bienfait. Chez moi, au contraire, elle ne m’apporte que le désespoir. Mon esprit est en perpétuelle agitation, avide d’action de mouvement et de vie. J’aurais du naître quelque part dans les forêts américaines, parmi les pionniers de l’Ouest, où la civilisation vient tout juste de commencer à s’épanouir et où la vie est une lutte sans fin contre des peuples indomptés, une nature sauvage, et non sous la forme d’une société civile organisée. Et si le destin m’avait fait marin dans ma jeunesse, Je serai probablement aujourd’hui une personne respectable , sans aucune opinion politique, et ne recherchant pas d’autres aventures et tempêtes que celles de la mer"

Bakounine,cependant, n’était pas sans critiques envers l’Amérique. Le jour de son arrivée à San Francisco, il s’était déjà plaint auprès de Herzen et de Ogarev de la "banalité de la prospérité matérielle sans âme" et de la "vanité nationale infantile " qu’il avait découvert aux États-Unis. La guerre civile, pensait il, pourrait sauver l’Amérique et lui rendre son "âme perdue". "Il avait l’habitude d’affirmer", écrit Martin Kennard, "qu’après la guerre, l’Amérique deviendrait une grande puissance, plus personnalisée, si je puis dire, plus posée dans sa vie sociale, et que cette grande épreuve engendrerait de grands hommes, plus grands qu’elle n’en avait jamais connu." Néanmoins, Bakounine pensait que la situation privilégiée de l’Amérique n’était que temporaire. Car ces dernières années avaient vu le surpeuplement de villes comme New York, Philadelphie et Boston par des "masses d’ouvriers prolétaires", qui commençaient à connaître une situation "analogue à celle des ouvriers des grands pays industriels d’Europe. Et donc, "nous voyons en fait la question sociale défier les États du Nord de la même façon qu’elle nous a défié bien auparavant." D’ici peu, le travailleur américain ne sera pas mieux payé que son semblable européen, victime de la rapacité du capitalisme et du pouvoir politique centralisé. Aucun état, insistait Bakounine, aussi démocratique fut il, ne pouvait aller de l’avant "sans le travail forcé des masses ", qui était "absolument nécessaire aux loisirs, à la liberté et à la civilisation des classes politiques : les citoyens. Sur ce point, pas même les États-Unis d’Amérique du Nord ne peuvent faire exception pour l’instant."

Même si Bakounine continuait à préférer le système démocratique des États-Unis, d’Angleterre et de Suisse au despotisme de la plupart des autres pays, sa critique du gouvernement en général s’est amplifiée avec les années. "Que constatons nous en fait dans tous les états, d’hier et d’aujourd’hui, même parmi ceux dotés des institutions les plus démocratiques tels que les États-Unis d’Amérique du Nord et la Suisse?" demandait il en 1867. "l’auto-gouvernement des masses reste une fiction dans la plupart des cas, malgré l’affirmation que le peuple détient tout le pouvoir." le gouvernement représentative, ajoutait il, ne bénéficie qu’aux classes aisées et le suffrage universel n’est qu’un outil de la bourgeoisie, alors que les masses ne sont "souveraines" qu’en droit, pas dans les faits". Car des "minorités ambitieuses", les "chasseurs de pouvoir politique", sortent des rangs "en courtisant le peuple, en flattant leurs passions capricieuses, qui par moment peuvent se révéler foncièrement mauvaises, et, dans la plupart des cas, en le décevant". Tout en préférant donc une république, "Nous devons reconnaître néanmoins et affirmer que, quelle que soit la forme du gouvernement, aussi longtemps que la société humaine continuera à être divisée en différentes classes, en raison de l’inégalité héréditaire de situation sociale, de richesse, d’éducation et de droits, il existera toujours un gouvernement de classe et l’exploitation inévitable de la majorité par la minorité"

Ces thèmes reviennent souvent dans les écrits ultérieurs de Bakounine. Dans Dieu et l’état en 1871, il souligne que même les régimes parlementaires élus au suffrage universel dégénèrent rapidement en " une sorte d’aristocratie politique ou d’oligarchie. Voyez les États-Unis d’Amérique et la Suisse." Dans L’Empire Knouto-Germanique Empire et la Révolution Sociale, un ouvrage inachevé dont Dieu et l’État est une partie, il souligne de nouveau que même "dans les pays les plus démocratiques, tels que les États-Unis d’Amérique et la Suisse", l’état représente un instrument " des privilèges d’une minorité et l’assujettissement pratique d’une vaste majorité ". Et à nouveau dans Étatisme et Anarchie publié en 1873, il écrit que, aux États-Unis, "une classe particulière, totalement bourgeoise de soi-disant politiciens ou revendeurs politiques, dirige toutes les affaires, alors que la masse des ouvriers vit dans des conditions aussi misérables que dans les états monarchiques".

Durant les dernières années de sa vie, Bakounine désespérait de tout progrès immédiat. Il écrivait en 1875 à Elisée Reclus, le géographe et anarchiste français, que "le mal avait triomphé partout", que ce soit avec la restauration de la monarchie espagnole, Bismarck à la tête d’un état allemand naissant, l’église catholique encore riche et puissante dans une grande partie du monde, l’Angleterre chancelante, la dégénérescence de l’Europe dans son ensemble "et plus loin de nous, la république modèle des États-Unis d’Amérique flirtant déjà avec la dictature militaire. Pauvre humanité!" La seule issue à cet "égout" selon les termes de Bakounine était "une immense révolution sociale", qui ne pourrait jaillir que d’une guerre mondiale. "Tôt ou tard", disait il, "ces énormes états militaires devront se détruire et s’entre-dévorer. Mais quelle perspective!"

III


Durant son bref séjour aux États-Unis, Bakounine ne laissa aucune empreinte visible sur les mouvements révolutionnaires et ouvriers , qui étaient dans une phase embryonnaire de développement. La International Working Men's Association, par exemple, ne fut fondée qu’en 1864, et sa première section américaine en 1867 seulement. Bakounine lui-même ne devint membre de l’Internationale qu’en 1868, après quoi, son influence s’étendit rapidement. Au début des années 1870, au plus fort de son conflit avec Marx,il pouvait compter sur le soutien solide de la branche américaine, qui était loin d’être une organisation exclusivement marxiste, comme les historiens la décrivent souvent.

Entre 1870 et 1872, Des sections fédérales de l’Internationale étaient établies à New York, Boston et d’autres villes américaines. A New York, par exemple, les Sections 9 et 12 avaient été organisées par des libertaires en vue comme William West, Victoria Woodhull, sa sœur Tennessee Claflin, et Stephen Pearl Andrews, qui saluait Bakounine comme un "un théoricien profond, un génie authentique, un érudit et un philosophe". William B. Greene, le principal disciple américain de Proudhon, avait aidé à commencer une section libertaire de l’Internationale à Boston, pendant que son collègue Ezra Heywood prenait la parole dans des réunions internationalistes à New York et dans d’autres villes. En 1872, Heywood créa une revue mensuelle, The Word, à Princeton, Massachusetts, un des premiers journaux américains à publier les écrits de Bakounine. Avec Woodhull & Claflin's Weekly à New York, The Word devint l’organe officieux de l’aile libertaire de l’Internationale aux États-Unis, défendant les principes du socialisme décentralisé et critiquant le Conseil Général pour son orientation autoritaire. "Il n’est pas plaisant de voir le Dr. Marx et d’autres dirigeants de cette grande fraternité en plein essor pencher autant vers des méthodes autoritaires", déclarait The Word en mai 1872. "Soyons gouvernés par les lois de la nature en attendant de pouvoir faire mieux. Si l’Internationale triomphait, cela serait vrai aussi de son idée phare — l’association volontaire au service de notre humanité commune.". En plus de ces groupes américains autochtones, un certain nombre de sections de l’Internationale de langue étrangère (français particulièrement) adhérèrent à son aile bakouniste plutôt que marxiste. C’était le cas de la Section 2 de New York (composée en partie de réfugiés de la Commune de Paris), de la Section 29 de Hoboken, New Jersey, et de la Section 42 de Paterson, New Jersey, une ville qui devait bientôt apparaître comme un bastion anarchiste majeur. Bakounine avaient des partisans supplémentaires au sein de la communauté icarienne 2 de Corning, Iowa, où son portrait ornait la salle commune.

Malgré l’exclusion de Bakounine de l’Internationale en 1872, son influence continua à croître des deux côtés de l’Atlantique. Elle ne déclina pas non plus après sa mort en 1876. Durant les années 1880, au contraire, ses écrits commencèrent à être publiés aux États-Unis, faisant une forte impression sur les mouvements anarchistes et socialistes émergents. Ce fut un jeune anarchiste de la Nouvelle Angleterre, Benjamin R. Tucker, qui fit le plus pour publier les idées de Bakounine en Amérique du Nord. En 1872, Tucker était un jeune étudiant du Massachusetts Institute of Technology de 18 ans lorsqu’il assista à sa première réunion anarchiste à Boston. Là, il rencontra Ezra Heywood, William Greene et Josiah Warren (le "père" de l’anarchisme américain),qui l’impressionnèrent tant qu’il se convertit à leur cause pour sa vie durant. Après avoir travaillé comme éditeur associé de The Word au milieu des années 1870, Tucker fonda son propre journal, Liberty, qu’il dirigea de 1881 à 1908, supplantant The Word comme organe principal de l’anarchisme individualiste aux États-Unis.

Comme les hôtes de Bakounine à Boston vingt ans auparavant, Tucker éprouvait une grande sympathie pour le peuple et le mouvement révolutionnaire russes. Dans le premier numéro de Liberty (8 août 1881) la page une affichait un portrait de Sophia Perovskaya, qui un peu plus tôt cette année là, avait été pendue pour sa participation dans l’assassinat de Alexandre II. Sous ce portrait, un poème émouvant de Joaquin Miller, "Sophie Perovskaya, Héroïne Martyrisée de la Liberté, Pendue le 15 avril 1881, Pour Avoir Aidé Le Monde à Se débarrasser d’un Tyran". Dans le même numéro, Tucker salua l’associé de Perovskaya, Lev Hartmann, qui était venu en Amérique comme envoyé de People's Will, [Narodnaya Volya] comme "un bon écrivain, un travailleur héroïque, un grand homme". Le numéros suivants de Liberty contenaient des nouvelles de révolutionnaires russes exilés en Europe de l’Ouest ou bannis en Sibérie par Alexandre III. En plus de Perovskaya, Tucker louait de "remarquables exemples de femmes nihilistes" comme Vera Zasulich, Vera Figner et Sophia Bardina. En janvier 1882, il publia un appel de la Société de la Croix Rouge de People's Will, signé par Zasulich et Peter Lavrov, qui, disait Tucker, "parle d’autorité des meilleurs aspect de la vie en Russie". Il devint lui même le représentant de la branche américaine de la Société et commença une collecte de fonds dans Liberty, envoyant l’argent recueilli à Nicholas Chaikovsky à Londres.

A part Bakounine, Tucker publia des populistes et révolutionnaires célèbres comme Chernyshevsky et Tolstoï, Kropotkine et Stepniak, Korolenko et Gorki. Ce fut Tucker qui (travaillant à partir d’une édition française puisqu’il n’avait aucune notion de russe) produisit la première traduction anglaise de What Is To Be Done? de Chernyshevky, qualifiant l’auteur de "martyr-héros de la révolution moderne".67 En 1890, Tucker publia The Kreutzer Sonata de Tolstoï ,traduit une fois encore du français, ainsi qu’une critique du livre de N. K. Mikhailovsky, traduite du russe par Victor S. Yarros (Yaroslavsky), un ancien Narodnik de Kiev qui était l’éditeur associé de Liberty En plus de tout cela, Tucker traduisit deux des essais les plus célèbres de Pierre Kropotkine, "Order and Anarchy" et "Law and Authority", à partir du journal suisse Le Révolté. Il publia aussi des informations sur l’expulsion de Suisse de Kropotkine en 1881 et sur son procès à Lyon en 1883 (déplorant le "sort cruel de Kropotkine et des ses camarade", condamnés à de longues peines d’emprisonnement) ainsi que "The Wife of Number 4237" de Sophia Kropotkine (traduit du français par Sarah E. Holmes, une collaboratrice de Liberty), basé sur son expérience avec son mari à la prison de Clairvaux. Tucker, en outre, fit appel à Kropotkine lorsque le prince anarchiste se rendit aux États-Unis pour une tournée de conférences en 1897.

La première mention de Bakounine dans les colonnes de Liberty apparut le 12 novembre 1881, lorsque Tucker annonça qu’il avait obtenu une photographie du "grand révolutionnaire" qu’il mettait en vente au prix de cinquante cents l’exemplaire. Deux semaines après, une photogravure apparaissait sur la première page de Liberty, sous-titrée "Michel Bakounine: Révolutionnaire Russe , Père du Nihilisme et Apôtre de l’Anarchie". Elle était accompagnée d’une ébauche biographique rassemblée par Tucker à partir de sources allemandes et françaises. Tucker écrivait de Bakounine : "Nous sommes prêts à parier que l’histoire à l’avenir l’élèvera aux plus hauts rangs des sauveurs sociaux de l’humanité. Son grand visage et sa tête imposante parle d’eux-mêmes quant à son énergie débordante, son caractère ambitieux et la noblesse innée de l’homme. Nous devrions estimer comme un des plus grands honneurs de notre vie de l’avoir connu personnellement et d’avoir eu la grande chance de parler avec l’un de ceux qui le connaissait intimement, lui et l’essence et la portée de ses pensées et de ses aspirations."

La plus grande contribution de Tucker à la familiarisation des lecteurs américains avec Bakounine fut sa traduction de God and the State, son ouvrage le plus célèbre. L’édition originale française était apparue en 1882, avec une préface de deux de ses disciples les plus fervents, Carlo Cafiero et Elisée Reclus. Tucker commença à le vendre (vingt cents l’exemplaire) dès qu’il reçut la première cargaison arrivant de Genève. A peine un an plus tard, en septembre 1883, il publia sa traduction anglaise, avec la préface de Cafiero et Reclus. Le livre connut un grand succès et fut réédité une dizaine de fois au moins, devenant l’ouvrage de Bakounine le plus lu et fréquemment cité, une distinction dont il jouit encore près d’un siècle plus tard. Au milieu de son travail de traduction de God and the State, Tucker apprit qu’une autre anarchiste de Boston, Marie Le Compte, (d’origine française, elle se présentait comme "Miss Le Compte, Prolétaire") préparait de son côté une traduction à Berne ,en Suisse, où Bakounine est enterré. La traduction de Miss Le Compte fut publiée en feuilleton dans Truth, (mentionné plus bas) en 1883 et 1884, mais ce fut la traduction de Tucker qui devint le critère de la version anglaise, réapparaissant les décennies suivantes en plusieurs éditions aux États-Unis et en Angleterre.Tucker publia, en outre, un autre ouvrage important de Bakounine, The Political Theology of Mazzini and the International, traduit du français par Sarah E. Holmes et publié par épisodes dans Liberty en 1886 et 1887.

Qu’un anarchiste individualiste et "philosophique" comme Tucker ait été le chef de file américain des commentateurs de Bakounine, un apôtre du collectivisme et de la révolution, découle de leur dévouement commun à la liberté et leur rejet de l’autorité coercitive, qu’elle soit religieuse ou séculaire, économique ou politique. Il n’est cependant pas surprenant que Bakounine comptât ses principaux partisans parmi ceux qui, contrairement à l’école tuckerienne, partageaient ses convictions révolutionnaires et communistes. Un exemple en fut le groupe autour de The An-archist, une "revue socialiste révolutionnaire" publiée par Edward Nathan Ganz à Boston en 1881, dont deux numéros seulement parurent, la seconde étant saisie par la police. Un autre exemple était le journal de San Francisco Truth ("Un Journal pour les Pauvres"), organe de la International Workmen's Association, fondé par Burnette G. Haskell. Plus encore, l’esprit de Bakounine pénétra le Chicago Alarm, avec son intérêt particulier pour les chômeurs et déshérités. Édite par Albert R.Parsons, le martyr de Haymarket, The Alarm vendit des exemplaires de God and the State (et de Underground Russia de Stepniak) et publia des extraits du Catechism of a Revolutionary de Bakounine/Nechaev3 Un autre journal avec un fort parfum bakounien était le New York Solidarity, qui parut dans les années 1890. Son éditeur, John H. Edelmann, architecte de profession et hôte de Kropotkine durant son séjour en 1897, était devenu anarchiste après avoir étudié Bakounine "dont il révérait la mémoire".

Avec le flux d’immigrants à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième, le mouvement anarchiste révolutionnaire reçut un nouveau contingent de recrues. A partir des années 1880, les écrits de Bakounine furent traduits en de nombreuses langues européennes – allemand, tchèque, russe, yiddish, italien, espagnol — par des groupes anarchistes nouvellement formés. Une fois encore, God and the State fut l’ouvrage le plus distribué et populaire. Une traduction allemande, par Moritz A. Bachmann, apparut à Philadelphie en 1884, à peine un an après la version anglaise de Tucker,et fut ensuite publié en feuilleton dans le Freiheit de Johann Most, avec un long article biographique sur Bakounine. Ensuite, apparurent des éditions en tchèque, russe et yiddish, en même temps que d’autres écrits de Bakounine dans toute une série de journaux anarchistes en différentes langues et lieux.

Bakounine, il va sans dire, exerçait une influence particulièrement forte sur le mouvement anarchiste russe qui émergeait en Amérique du Nord après le tournant du siècle. Des porte-paroles de la Anarchist Red Cross et de la Union of Russian Workers in the United States and Canada s’activaient pour répandre les idées de Bakounine, dont des extraits d’ouvrages furent publiés dans Gobs Truda, l’organe de la Union of Russian Workers, et de son successeur, Khleb i Volia, dont le bandeau de la une reproduisait sa célèbre maxime "La passion de la destruction est aussi une passion créative." Après la première guerre mondiale, les ouvrages de Bakounine furent rassemblés pour être publiés sous forme de livres, mais durant l’hystérie de la "Chasse aux Rouges" de 1919-20, le mouvement anarchiste russe fut démantelé et ses dirigeants emprisonnés ou déportés, si bien que le premier volume seulement, de toute une série prévue, fut édité.

Les années de guerre et la décennie précédente constituèrent la dernière période durant laquelle Bakounine connut une audience significative en Amérique avant une éclipse de près de cinquante années. A cette époque d’effervescence industrielle, l’idée de Bakounine selon laquelle une fédération libre de syndicats constitueraient "les germes vivants du nouvel ordre social, qui doit remplacer le monde bourgeois", fit une forte impression sur les anarcho-syndicalistes et sur les Industrial Workers of the World, fondés en 1905 à Chicago. Inspiré par des idées similaires, un Institut Bakounine fut créé en 1913 près de Oakland, Californie, par un révolutionnaire indien Har Dayal. Et en mai 1914, le centième anniversaire de la naissance de Bakounine fut célébré au Webster Hall à New York, où une audience de 2 000 personnes écoutèrent des éloges funèbres prononcées par Alexander Berkman, Harry Kelly et Hippolyte Havel en anglais, Bill Shatoff en russe et Saul Yanovsky en Yiddish.

Mais les répressions anti-radicales durant et après la guerre désorganisèrent les anarchistes, leur infligeant un coup dont ils ne devaient jamais se remettre. Croupissant en prison, une victime célèbre de la "Chasse aux Rouges", Bartolomeo Vanzetti,réfléchissait au destin similaire de Bakounine: "Bakounine, un géant vigoureux comme il était, - mourut à 62 ans — tués par les prisons, l’exile et la lutte". Durant la décennie de l’entre-deux guerres, l’influence de Bakounine déclina rapidement. Même si des extraits épars de ses écrits continuaient à apparaître dans des publications anarchistes — par exemple, dans The Road to Freedom et Vanguard à New York, et dans Man! à San Francisco —, ses livres et pamphlets furent épuisés et de plus en plus difficiles à trouver. Gregory Maximoff, un réfugié de la dictature bolchevique, fit plus que quiconque pour garder en vie les idées de Bakounine, notamment dans Delo Truda et Delo Truda — Probuzhdenie, qu’il a publié à Chicago et New York jusqu’à sa mort en 1950.

Avec l’irruption de la Nouvelle Gauche dans les années 1960, Bakounine connut un remarquable renouveau. Auparavant, les lecteurs devaient se contenter de l’abrégé posthume de Maximoff , The Political Philosophy of Bakunin (1953), et de The Doctrine of Anarchism of Michael A. Bakunin (1955) de Eugene Pyziur. Désormais, des anthologies et biographies apparurent, et sur les campus de Berkeley à Columbia, le drapeau noir de l’anarchie se déploya à nouveau, orné de slogans de Bakounine. 4 Pour les jeunes radicaux de l’époque du Vietnam, "l’état providence" semblait donner raison aux prédictions les plus désespérantes de Bakounine, en même temps que ses formules appelant à l’auto-détermination et à l’action directe exerçaient un attrait toujours plus grand.Son message, après les leçons de la Russie, de l’Espagne et de la Chine, selon lequel l’émancipation sociale ne s’obtiendra que par des méthodes libertaires et non autoritaires et que le socialisme sans la liberté était la pire forme de tyrannie, se révélait d’une particulière pertinence. En 1976, l’année du bicentenaire américain, les anarchistes de New York commémorèrent le centième anniversaire de la mort de Bakounine, en proclamant les vertus de l’autogestion ouvrière, de la libération sexuelle, de l’égalité du droit à l’éducation et aux revenus, et la dissolution du pouvoir de l’état. Des rassemblements similaires eurent lieu à Zurich, Vienne et d’autres villes à travers le monde. Pour une nouvelle génération de rebelles, un siècle après la mort de Bakounine, sa vision était aussi vitale que jamais.

1. Handlin, "A Russian Anarchist", p. 107. diffère de Carr, Michael Bakunin, p. 261: "Bakounine n'a jamais acquis la moindre notion d'anglais parlé".
2 NDT Les communautés icariennes ont été fondés par Etienne Cabet (1788 – 1856), auteur d’un récit utopiste Voyages et Aventures de lord William Carisdall en Icarie (1840). Les premiers pionniers partirent du Havre en février 1848 et fondèrent la première communauté icarienne à Nauvoo (Illinois).
3 The Alarm, 23 janvier 1886. Bien que The Alarm attribue Le Catéchisme au seul Bakounine, la plupart des chercheurs modernes considèrent Nechaev comme le principal et peut-être le seul auteur.
4 NDT. Cette analyse est discutable. Si il y eut effectivement un fort esprit libertaire durant les années 60 aux Etats-Unis, peu de radicaux américains se revendiquaient d’un anarchisme historique. Le milieu étudiant, lui, et les Students for a Democratic Society – SDS, en particulier, furent rapidement infiltrés par les éléments marxistes-léninistes, ce qui entraina l’implosion du SDS avec notamment les délires avant-gardistes du Weather Underground.
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Federica Montseny et le féminisme anarchiste espagnol

Messagede digger » 21 Juin 2014, 11:13

Federica Montseny et le féminisme anarchiste espagnol

Shirley F. Fredericks


Texte Original : Federica Montseny and Spanish Anarchist Feminism (1976) Shirley F. Fredericks
http://zinelibrary.info/files/Federica%20Montseny%20and%20Spanish%20Anarchist%20Feminism.pdf

NDT avant propos : Ce document donne la version de Federica Montseny, le plus souvent défendue par l’auteure, concernant certains faits et réalisations,. Une bibliographie sommaire de documents en ligne permet de nuancer cette version, en rappelant que son rôle et celui de son compagnon, Germinal Esgleas, pendant la guerre civile et durant les années d’exil, fut, et est encore, largement controversé. Voir Introduction à Federica Montseny http://racinesetbranches.wordpress.com/introduction-a/federica-montseny/
Sur la participation des anarchistes au gouvernement, on pourra lire notamment, en plus de la biblio sommaire en ligne, le chapitre de Vision on Fire de Emma Goldman "Le Sabotage Communiste de la Révolution Espagnole", en cours de traduction sur R&B.http://racinesetbranches.wordpress.com/introduction-a/emma-goldman-et-mother-earth/emma-goldman-et-la-revolution-espagnole-4eme-partie/
Désolé pour l’auto-pub...

J’ai parcouru les rues de Toulouse un chaud après-midi d’août à la recherche du n°4 de la rue de Belfort, lors d’un pélerinage pour rencontrer une des pionnières du féminisme espagnol. J’ai pénétré dans une cour encombrée et monté l’escalier branlant d’un immeuble décrépit dont quelques signes indiquaient qu’il était le quartier général des anarchistes espagnols en exil. Et nous y voilà, avec un petit signe rouge et noir sans prétention sur la porte. Il était 15 heures exactement, l’heure de mon rendez-vous avec Federica Montseny, la matriarche des anarchistes espagnols. 1

J’ai su par le bruit de ses pas que la femme qui m’apparut devait être Federica Montseny : elle dégageait une énergie irrésistible. Elle est petite et maternellement rondouillarde, les cheveux pourtant, pour la plupart, d’un noir juvénile. Sa poignée de main est ferme et lorsqu’elle prend la parole, je comprends immédiatement comment cette anarchiste espagnole avait du émouvoir les ouvriers avec sa voix puissante et convaincante.

Montseny décrit le zèle missionnaire des pionniers anarchistes du dix-neuvième siècle, y compris de ses deux parents. Elle parle de la "nécessité malheureuse de la "propagande par le fait" , généralement des actions terroristes individuelles utilisées pour répondre à la sévère répression gouvernementale et de son engagement dans l’organisation anarchiste ouvrière des années 1920, condamnée à la clandestinité, déclarée hors-la-loi par le dictateur Miguel Primo de Rivera. Elle décrit aussi le travail de la Fédération Anarchiste Ibérique, composée d’individus librement associés par leur définition "puriste" de l’anarchisme et leur désir de s’opposer à la dérive de la plus importante organisation ouvrière, la Confédération du Travail, vers un compromis avec le gouvernement. Elle me parle de ses efforts pour protéger la révolution qui, dit elle, a commencé en Espagne avec la guerre civile en 1936. La dernière de nos conversation s’est déroulé chez Montseny autour d’un délicieux dîner terminé par des fruits et du café. C’est là qu’elle m’a posé de nombreuses questions sur les États-Unis : le statut des femmes, la condition des noirs et des ouvriers et l’attitude générale face à la guerre du Vietnam. A maintes reprises, mes réponses produisirent une lueur de regret dans ses yeux."Ah," dit elle finalement, "il faudra longtemps pour que la révolution arrive chez les américains".

Même si l’intérêt de Federica Montseny pour les États-Unis est ancien, datant de l’affaire Sacco et Vanzetti jusqu’à nos jours, nous ne connaissons malheureusement que peu de choses à son sujet. Ce qui suit est un essai pour rectifier cette situation en présentant une vue d’ensemble de la vie fascinante de cette femme remarquable qui est un modèle comme féministe et comme anarchiste.

Federica était le seul enfant survivant de Federico Urales et de Soledad Gustavo. La philosophie anarchiste de ses parents et l’environnement rural dans lequel elle passa son enfance eurent un effet durable chez Montseny. Ses parents, tous les deux enseignants, apprirent eux-mêmes à Federica les rudiments de la lecture et de l’écriture. Comme anarchistes, ils pensaient que, suivant les opportunités, un individu devait chercher le savoir et la sagesse ; et que cette instruction concrète encourageait, développait et complétait ses préférences naturelles. L’acharnement à apprendre de Montseny, sa vie durant, a validé la méthodologie de ses parents. Elle a développé une connaissance et une compréhension approfondies de la littérature et des théories sociales et politiques. Elle a étudié les beaux-arts avec un enthousiasme presque égal : les pièces de Eleonora Duse et la danse de Isadora Duncan. Ses principaux centres d’intérêt vont aux travaux des théoriciens du dix-neuvième et vingtième siècle, particulièrement des personnages comme Romain Rolland , le romancier et pacifiste français, renommé pour sa trilogie Jean-Christophe ; Émile Armand et Élisée Reclus, les anarchistes français ; et les américains Henry David Thoreau et Noam Chomsky. 2 Montseny est aussi familière avec les grandes œuvres de l’antiquité – elle apprécie particulièrement les grecs. La grandiloquence dans les arts, la politique et la philosophie, l’a toujours attirée.

En plus de son éducation anarchiste, l’environnement rural de Montseny a profondément influencé ses idées. Elle affirme qu’elle a été élevée par la terre et le soleil en harmonie avec les saisons et en communion avec les animaux de la famille. Son individualisme constant, son indépendance et sa recherche de l’authenticité dans les relations personnelles pourraient bien avoir pour racines l’indépendance et l’autonomie développée dans la liberté de son enfance rurale. Elle est revenue au rythme, à l’ordre et à la paix de la nature alors que, adulte, elle cherchait des alternatives à l’exploitation économique, à l’oppression politique aux injustices du droit et à la discrimination sexuelle qu’elle considérait endémiques dans la société espagnole. L’enfance de Montseny lui donna l’indépendance de jugement nécessaire à une carrière de critique, romancière dirigeante politique radicale et théoricienne.

Pendant ses premières années adultes, Montseny consacra beaucoup de temps à écrire des nouvelles et essais spécialement destinés à enseigner aux gens ordinaires la philosophie anarchiste. Elle voulait canaliser leur mécontentement diffus vers l’anarchisme qu’elle considérait comme un parcours avec des principes. Avant même d’avoir gagné une réputation comme dirigeante anarchiste, elle avait obtenu une petite renommée comme romancière fortement engagée. Sa critique sociale continuelle décrit les profondes injustices qui imprégnaient la société espagnole.

Parmi ces injustices, c’est la discrimination contre les femmes qui la préoccupe le plus. Alors que les ombres de la fin de l’après_midi s’étendaient sur les toits de tuiles rouges sous la fenêtre de son bureau, j’écoutais parler Montseny :

"J’ai connu deux périodes dans ma vie. La première a été ma jeunesse, une époque où l’on est généralement préoccupé par soi-même et par nos problèmes personnels. A l’époque, mon plus grand problème était la liberté des femmes et la possibilité de vivre librement. Ensuite, l’idée m’est venue de joindre cette idée anarchiste [la liberté des femmes] à l’action de propagande à travers le roman et commença alors la seconde période. L’analyse devint des romans qui traitaient de problèmes choquants pour la mentalité espagnole. Je considérais que c’était une tâche révolutionnaire de combattre toutes les injustices qui limitaient la liberté des femmes".

Elle insiste plus tard sur le fait que, tout programme de transformation sociale révolutionnaire qui n’obtient pas le respect et des droits égaux pour les femmes ne représente aucun changement du tout.

Ses idées sur l’égalité des femmes sont inextricablement liées à sa théorie de l’anarchisme. Au cœur de l’anarchisme de Montseny se trouve la notion que toute institution , sociale plus encore, ou opinion public qui inhibent le développement potentiel naturel de l’individu sont nocives. Elle dit sa certitude que la survie et le progrès de l’humanité reposent sur les efforts d’individus créatifs qui briseront les chaînes de la conformité et de la médiocrité et pousseront l’humanité sur un plan plus élevé d’accomplissement spirituel et/ou créatif. Montseny définit l’anarchiste comme un individualiste en constante rébellion contre les masses, dans l’intérêt d’une communauté réellement humaine basée sur des relations directes entre individus.

Federica affirme que nulle par ailleurs l’oppression de ce genre d’individualisme n’est aussi présente que dans la vie des femmes espagnoles. Elle ajoute, comme explication partielle :

"Il ne faut pas oublier que les arabes sont restés plus de 700 ans en Espagne et qu’ils ont laissé un état d’esprit qui influencent beaucoup la conception qu’ont les hommes d’eux-mêmes et des femmes. C’est pourquoi la majorité de mes romans traite de la libération des femmes dans leurs résistances aux hommes et de l’obtention de leur égalité vis à vis d’eux."

En dépit de cet intérêt, il ne faut pas oublier que Montseny ne souhaite pas une extension aveugle des droits des femmes mais plutôt le droit de chaque individu à l’épanouissement. Selon elle, ce droit ne peut être garanti par le suffrage qui induit les femmes en erreur en leur faisant croire qu’elles bénéficient des mêmes droits. Il ne peut être ni légiféré ni statué. L’égalité ne signifie pas obtenir les droits des hommes ni acquérir leurs manières masculines. Montseny veut une réelle révolution sociale, qui produit des gens capables de juger les individus sur leurs seuls mérites, qui crée une société dans laquelle le potentiel de l’individu est le premier objectif.

Pour elle, la répression de l’individualisme féminin dans la société contemporaine est centrée sur l’institution du mariage. Pour cette raison, elle cherche à redéfinir les relations entre sexes.3 Montseny insiste sur le fait qu’une femme a le droit de choisir quand, et si, elle souhaite se marier ; quand, et si, elle souhaite avoir des enfants ; et combien elle en veut et peut se permettre d’avoir. Elle insiste aussi sur le droit des femmes de choisir le père (ou les pères) de ces enfants ? Elle soutient que la grossesse est seulement de la responsabilité de la femme (contrairement à ce que pensent beaucoup de féministes de nos jours) et qu’une femme est dans l’obligation de savoir et de comprendre comment son corps fonctionne afin de la contrôler. Montseny dit que la responsabilité première pou les soins de l’enfant reposent inévitablement et naturellement sur la mère, un modèle qu’elle a observé parmi les animaux durant son enfance. Par conséquent, une femme doit être formée à répondre de manière adéquate aux besoins de ses enfants par l’acquisition une éducation, de compétences ou d’une profession qui lui lui permette de gagner sa vie convenablement. Cependant, si Montseny a des opinions bien arrêtées sur les droits de la maternité, elle croit fermement que le droit à la paternité est également sacré et naturel : elle est contre la vasectomie, par exemple, parce qu’elle élimine la capacité et le droit de l’homme à procréer 4. Le nœud du problème est la connaissance au sujet de la reproduction et l’usage responsable de cette connaissance.

La responsabilité individuelle, et non les sanctions sociétales, est au cœur de la pensée de Montseny concernant la relation entre les sexes. Si l’unicité de l’individu est respectée, et si les institutions artificielles et oppressives sont supprimées, deux personnes faites l’une pour l’autre se trouveront naturellement. Cette union durera probablement pour la vie puisque leur attraction sera fondée sur le respect mutuel, l’égalité, l’admiration et le partage, des personnalités complémentaires et un libre engagement. Avec le temps, l’expérience et les évolution de chacun, les deux individus peuvent souhaiter rompre cet engagement. Si, néanmoins, les deux partenaires jouissaient de la même liberté d’évolution, et si le choix initial était responsable, ces deux personnes évolueraient ensemble et, par conséquent, resteraient ensemble. Montseny croit en l’amour libre, mais elle insiste sur le fait que la liberté, quelle qu’elle soit, est impossible sans responsabilité.

L’anarchisme sans émancipation des femme est donc impossible. Cette dernière est également impossible tant que femmes et hommes n’acceptent pas la responsabilité de leur propre liberté. Enfin, les femmes sont obligées de gagner cette liberté si elle ne leur est pas accordée. Comme le répète inlassablement Montseny : "Le problème des sexes est un problème humain, pas celui des femmes". Comme beaucoup de femmes aujourd’hui, Montseny insiste sur le fait que l’émancipation des femmes entraîne la liberté et l’indépendance pour les deux sexes. C’est seulement lorsque cette liberté sera obtenus que les femmes et les hommes pourront se lier ensemble dans une "communication des âmes et à travers le respect mutuel", seulement possibles entre égaux – jamais entre un maître et un subordonné. "Le vrai féminisme," dit, elle,"devrait s’appeler humanisme." 5

Ses opinion sur l’émancipation des femmes sont illustrées par les "arrangements" qu’elle a conclu avec Germinal Esgleas. Cet engagement a duré une vie entière. De cette "union naturelle" fondée sur l’amour mutuel, le respect, l’indépendance et la responsabilité, sont nés trois enfants – Vida, Germinal et Blanca – tous désirés et aimés chaleureusement.

Il m’apparaît que Montseny est sans aucun doute l’héroïne de son roman principal, La Victoria. Lorsque je lui ai demandée, elle a répondu avec une certaine modestie que "Tout le monde met un peu de lui-même dans ses écrits....A la fin [du roman], je suis avec un ami que je sais maintenant, et que je pensais alors, le plus capable de me respecter et de me laisser libre." Montseny n’a jamais vu un conflit d’intérêt entre sa maternité et sa carrière, ni l’engagement mutuel entre eux n’a limité l’indépendance de Montseny et d’ Esgleas dans leur travail en faveur de l’anarchisme et du peuple espagnol, particulièrement après la proclamation de la Seconde République en 1931.

Celle-ci a légitimé l’organisation anarchiste. Pour Montseny, le nouveau gouvernement représentait la première étape vers la révolution sociale désirée depuis si longtemps. Son enthousiasme réapparut "Nous avons espéré que la République du 14 avril serait une république fédérale, socialiste qui nous apporterait beaucoup plus qu’elle ne l’a fait en réalité". Forte de cet espoir, elle s’était promis de pousser le nouveau gouvernement à effectuer des changements toujours plus grands au bénéfice du peuple. Elle a travaillé inlassablement à organiser des réunions locales, régionales et nationales pour consolider les forces anarchistes et formuler leurs revendications. Elle a pris la parole d’un bout à l’autre de l’Espagne ; de Galice en Andalousie, de Madrid aux Baléares, des Mines de Rio Tinto aux montagne d’Asturie. Elle a parlé de l’injustice sociale, du besoin d’unité des travailleurs, des défauts du gouvernement, et, toujours, des droits des femmes. Elle encourageait les efforts du peuple pour établir une société nouvelle.

Partout où elle allait, elle était reçue chaleureusement, parfois tumultueusement, bien que pas toujours comprise. Son auditoire savait qu’elle vivait en accord avec ce qu’elle pensait, et qu’elle était, autant que faire se peut, la femme nouvelle à laquelle elle aspirait avec tant de ferveur dans l’Espagne nouvelle.

Ses manières peu orthodoxes choquaient souvent, même les anarchistes. Il n’était pas courant pour une femme de ne pas être chaperonnée. Néanmoins, Montseny continuait à voyager seule, à sortir le soir pour des réunions avec des participants masculins et à fréquenter des cafés avec ses amis hommes. Elle affrontait des regards désapprobateurs , mais restait ferme sur ses positions grâce à ses convictions profondes.

Lorsque les forces conservatrices de la seconde république gagnèrent les élections de 1933, Montseny avait craint que la vague montante du fascisme en Europe n’atteigne l’Espagne. (Hitler avait pris récemment le pouvoir en Allemagne et Mussolini était bien installé en Italie). Montseny soutint donc tacitement les éléments libéraux qui s’unissaient au sein du Front Populaire en vue des élections de 1936. Mais, avant que ce dernier n’ait pu consolider ses positions après sa victoire, la révolte des généraux éclata en juillet 1936. L’Espagne fut alors enfermée dans la lutte mortelle, que Montseny avait prédit depuis longtemps, entre les forces de la révolution et celles de la réaction. Elle a alors immédiatement commencé à travailler au soutien du gouvernement républicain du Front Populaire, malgré l’apparente contradiction avec ses convictions anarchistes profondes. Aujourd’hui, elle juge cette position comme nécessaire.

"La polémique à l’époque était que nous avions sacrifié les succès des anarchistes pour un front anti-fasciste uni, que nous avions cédé du terrain, que nous avions accepté de participer au gouvernement et au commandement militaire pour renforcer le front anti-fasciste et que nous considérions plus important l’unité et le combat contre le fascisme que de défendre nos idées. Mais notre opinion était que, si le fascisme triomphait, nos idées ne pourraient pas être sauvées . Le principal, à l’époque, était de se battre contre le fascisme et qu’il ne triomphe pas, car, si cela avait été le cas en Espagne, le résultat aurait été son triomphe universel. Mais nous avons perdu en Espagne et la guerre est survenue aussitôt après et, avec elle, l’occupation de la plupart de l’Europe par le fascisme allemand et italien."

Montseny a incité constamment les différentes factions de la république à s’unir et à travailler ensemble si elles voulaient espérer gagner contre les forces réactionnaires conduites par le général Francisco Franco.

Alors, lorsque les anarchistes se sont décidés à rejoindre le gouvernement du Front Populaire à l’automne 1936, la nomination de Montseny était logique : qui d’autre s’était battu si longtemps contre les éléments qui cherchaient à détruire la révolution ? Qu’elle devienne ministre de la Santé et de l’Assistance Sociale semble également logique : à quel autre poste aurait elle mieux travaillé pour réaliser des changements dans le domaine de ses principales préoccupations ?

La tâche qu’elle a assumé était cependant presque impossible. Les blessés du front mettait une pression quasi insoutenable sur le personnel et les installations hospitalières. La guerre provoquait des déplacements massifs de population. Les réfugiés qui fuyaient les zones de combat au sud de l’Espagne constituaient une charge supplémentaire pour les stocks déjà peu fournis de vivres et de médicaments. Le problème des enfants orphelins était quasi insoluble. Cette situation engorgea rapidement les équipements sanitaires qui, à leur tour, menacèrent de polluer les réserves hydrauliques et de provoquer des épidémies. Les demandes venant du front pour du matériel médical, la crainte des attaques fascistes, les dissensions politiques au sein du Front Populaire, les difficultés incessantes pour obtenir le matériel nécessaire auprès de l’étranger – représentait autant d’obstacles pour les programmes initiés par Montseny alors qu’elle était ministre de la Santé et de l’Assistance Sociale. Pour rendre la situation encore plus difficile, il n’existait absolument aucun précédent ou modèle dans l’histoire de l’Espagne pour ce qu’elle cherchait à réaliser, puisqu’elle était la première ministre à occuper ce poste nouvellement créé.

Un effort nécessaire et important de la révolution, pour Montseny, était de changer, en particulier, la condition des femmes. A cette fin, comme ministre de la Santé et de l’Assistance Sociale, elle a aidé activement l’organisation anarchiste de femmes Mujeres Libres, qui créait des écoles et des garderies pour les enfants des mères qui avaient remplacé les hommes des milices dans les usine, comme ce fut le cas d’un bon nombre de jeunes femmes de l’avant-garde. Montseny encouragea les efforts de l’organisation pour former les femmes à des emplois utiles, qualifiés et honorables, une tâche urgente qui devait être réalisée sans tarder. Elle combattit la prostitution, qu’elle définissait comme la pire forme d’exploitation sociale et économique, un exemple classique d’inégalité sexuelle, un manque de dignité humaine et un obstacle au potentiel humain.

Elle encouragea aussi les efforts de Mujeres Libres pour apprendre aux femmes les mesures de santé et d’hygiène et pour fournir des soins médicaux et un toit pour les orphelins et les mères célibataires. Un de ses amis proches et camarade anarchiste, Juan Garcia Oliver, ministre de la Justice, a travaillé de longues heures durant les premiers mois de la guerre civile sur une législation permettant de légitimer les enfants de ces mères célibataires.

Malgré que les machinations politiques des communistes l’eussent contrainte à démissionner du gouvernement en mai 1937, il faut reconnaître que Montseny s’est chargée cette tâche immense avec une réussite surprenante.

Après avoir quitté son poste, et malgré les critiques de certains camarades anarchistes d’avoir trahit ses principes en entrant au gouvernement, Montseny a continué à travailler à unir les forces d’opposition à Franco. Sa première préoccupation, néanmoins, devint de plus en plus de nourrir sa famille. La situation dans le secteur républicain s’était tant détériorée à l’automne 1938 qu’elle était des plus reconnaissante de recevoir des colis de vivres d’un ami d’Amsterdam. Pour s’ajouter à ses inquiétudes, elle craignait que les forces de Franco ne bombardent son domicile alors que les raids sur Barcelone devenaient de plus en plus fréquents. Au début de 1939, les forces franquistes opérèrent une percée sur le front catalan. Dans les rigueurs de l’hiver, les membres de la famille Montseny, y compris un bébé, s’enfuirent vers la France, emportant avec eux le minimum vital.

Commença alors l’exil en France. Au début, elle vécut près de Paris où elle et son compagnon, Esgleas, travaillèrent activement à reloger les nombreux réfugiés qui fuyaient l’Espagne après la victoire de Franco. Durant cette période, la vie était précaire : la faim, le froid, la maladie ou l’emprisonnement empêchaient tout relogement pour beaucoup. Les Montseny discutèrent de la possibilité de se rendre en Suisse, au Mexique ou en Angleterre ; mais Federica ressentait l’obligation morale de résoudre le problème des réfugiés avec le gouvernement français avant de quitter la France. En même temps qu’ils discutaient des possibilités d’exil, les nazis envahissaient le nord de la France. Ils partirent une nuit vers le sud. Plus tard, ils s’installèrent à Toulouse. Peu de temps après, Franco demanda au gouvernement fasciste français d’extrader Federica. Mais elle était enceinte de Bianca et même le gouvernement de Vichy n’aurait pas envoyé un enfant pas encore né à une mort certaine en satisfaisant la demande de Franco. "En ce sens, on peut dire que Bianca m’a sauvée la vie"

Ils firent un ultime essai pour quitter la France en 1942. Les Montseny se préparèrent à partir pour l Mexique où beaucoup de leurs amis s’étaient rendus, mais ils trouvèrent la route bloquée par la guerre en Afrique du Nord. Hitler et Franco faisaient pression également sur le gouvernement de Vichy pour qu’il empêche toute migration espagnole hors de l’Europe. Les alliés étaient aussi réticents pour accepter les réfugiés européens, particulièrement les radicaux. Et ainsi, les circonstances dues à la guerre obligèrent les Montseny à rester à Toulouse où ils habitent aujourd’hui.

Federica Montseny, aujourd’hui âgée de soixante-et-onze ans, a résidé plus longtemps en France qu’en Espagne, son pays natal. Elle écrit et parle en français avec autant d’aisance qu’en espagnol et en catalan. Bien qu’elle ne connaissait pas le français en quittant l’Espagne, elle écrit maintenant des articles hebdomadaires pour le journal anarchiste, Espoir, et co-édite une revue hebdomadaire, CeNiT, tous les deux publiés à Toulouse.

Il suffit de lire son article dans Espoir pour se rendre compte que Montseny garde beaucoup de sa conviction profonde qui a fait d’elle une éminente théoricienne anarchiste en Espagne et qui fait d’elle aujourd’hui la matriarche de la communauté espagnole :

"La révolution espagnole n’a eu ni un Robespierre, ni un Danton, ni un Lénine. Mais elle possédait cette qualité inestimable : une génération formée dans la lutte, nourrie de projets révolutionnaires. Nous croyions que nous pouvions changer le monde, parce que nous étions jeunes et enthousiastes, et parce que nous avions la force du nombre".

A la fin de la discussion, j’ai posé deux questions à Federica. Pense t’elle qu’elle pourra retourner en Espagne ? "Peut-être", répond elle, "mais seulement si les choses bougent considérablement". Elle n’y retournera pas tant que Franco vivra. Elle n’a pas, et n’acceptera pas l’amnistie "générale" que Franco a finit par étendre à tous les exilés de la guerre civile, car accepter quelque chose de lui lui semble la plus grande trahison de ses convictions.

Quant à Juan Carlos, elle hausse les épaules : On verra....". [NDT. Elle y retournera en 1977] Elle déclare avec tristesse et regret qu’elle n’attend aucun changement rapide en Espagne sous la direction de l’héritier désigné de Franco. En l’écoutant en 1972, j’ai ressenti qu’elle s’était résignée à mourir en exil. Aujourd’hui, cependant, son vieil enthousiasme est revenu. Elle écrit "Nous sommes, comment dire, emplis de grands espoirs" pour le futur de l’Espagne.

Ensuite, je lui demande si elle pense qu’elle a réussi à élever ses deux filles pour être les "nouvelles femmes" et son fils, pour respecter et permettre l’égalité entre le sexes. Après un moment de réflexion, elle répond " Pas mon fils, mais Blanca, la plus jeune, peut-être....". Elle soupire et dit qu’elle a essayé mais que "la tradition est forte et les habitudes meurent lentement. On ne peut rien d’autre que s’en tenir à ses principes en essayant de tirer la société vers un avenir meilleur".

Lorsque j’ai quitté Federica Montseny, j’ai ressentie que l’affinité, si essentielle à l’idée anarchiste de liberté et d’amitié, s’étendait à moi à travers les brazos de départ qui étaient aussi fermes que sa poignée de mains de bienvenue.

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Les notes de l’auteure ont été abrégées (dates des correspondances avec Montseny, en particulier)

1. Le contenu de ce document est largement tiré d’interviews de Federica Montseny avec l’auteure (5 et 7 août 1972) et d’un échange de lettres (juillet 1971 à aujourd’hui). Les archives les plus complètes concernant Montseny se trouve dans les Archives de Max Nettlau à l’Institut Internationale d’Histoire Sociale à Amsterdam.
2. Federica Montseny à Shirley Fredericks Lettre du 27 juillet 1971. L’avenir de las Femmes Espagnoles Women : une interview avec Federica Montseny, ministre de la Santé et de l’Assistance Sociale Die Seite der Frau, 4 avril 1937, p.1, traduit de l’allemand par Karen Albrethsen Blackwell ; et Federica Montseny Spain 1936 : The Acts and the Men Espoir, 21 juillet 1974, pp.1-2, traduit du français par Jeanne P. Leader
3. On peut trouver le développement le plus détaillé des idées de Montseny sur le sujet dans son essai El problema de los sexos (Toulouse, Ediciones Universo) et dans trois de ses nouvelles les plus longues : La Victoria. (Barcelona, Costa 1925) ; El hijo de Clara (Barcelona, Costa 1927) et Heroinas (Barcelona, La Revista Blanca)
4. Federica Montseny Dos palabras sobre la vasectomia La Revista Blanca n°72, 15 mai 1926,pp.24-25.
5. Federica Montseny La tragedia de la emancipacion femina La Revista Blanca n°38 15 décembre 1924
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Visiter des recoins qui me font peur

Messagede digger » 12 Juil 2014, 09:32

Visiter des recoins qui me font peur :Réflexions personnelles sur la remise en cause de la suprématie masculine

Chris Crass Avril 2009


Texte original Going to places that scare me: Personal reflections on challenging male supremacy
http://www.xyonline.net/content/going-places-scare-me-personal-reflections-challenging-male-supremacy

I: “Comment puis-je être sexiste ? Je suis anarchiste!”

“Comment çà je suis sexiste?” J’étais scandalisé, je n’étais pas un dragueur, je ne haïssais pas les femmes, je n’étais pas pas mal intentionné. "Mais comment puis-je être sexiste, je suis anarchiste?” J’étais inquiet, nerveux, et toutes défenses . Je croyais en la libération, en luttant contre le capitalisme et l’état. Il y avait ceux qui défendaient les injustices et en profitaient et nous, non? J’avais 19 ans et on était en 1993, quatre ans après être entré en militantisme.

Nilou, en me tenant la main m’a expliqué patiemment, “Je ne dis pas que tu es mal intentionné. Je dis que tu es sexiste, et le sexisme existe de beaucoup de manière subtiles ou flagrantes. Tu me coupes la parole lorsque je parle. Tu prêtes plus d’attention à ce que les hommes disent. L’autre jour, lorsque nous étions assis dans le coffee shop avec Mike, on aurait dit que vous aviez une conversation tous les deux et que j’étais là juste pour regarder. J’ai essayé d’y participer et de dire quelque chose, mais vous m’avez juste regardé avant que de la reprendre. Les hommes du groupe créent un contact visuel entre eux et agissent comme si les hommes n’étaient pas là. Le groupe d’étude est devenu un forum pour les hommes pour parler sans arrêt de tel livre et tel autre, comme si ils savaient tout et devaient seulement l’enseigner au reste du groupe. Pendant longtemps, j’ai pensé que çà venait de moi, que ce que j’avais à dire n’était pas très utile ni intéressant. Peut-être devais-je changer mon approche, ou que je dramatisais, peut-être que c’était juste une idée et que je devais m’en débarrasser. Mais alors, je me suis aperçue qu’il arrivait sans arrêt la même chose à d’autres femmes du groupe. Je ne t’accuse pas de tout çà, mais tu es quelqu’un d’important dans le groupe et tu participes à cette dynamique.” Cette conversation a changé ma vie et c’est une remise en cause que je continue avec cet essai.

Il s’adresse aux autres mâles blancs des classes moyennes, organisateurs anarchistes de gauche, qui luttent pour créer des mouvements en faveur de la libération. Je souhaite mettre l’accent sur ma propre expérience du traitement de ces questions de sexisme et d’anti-sexisme d’un point de vue psychologique et émotionnel. J’ai choisi cette approche parce qu’elle est est une remise en cause d’ordre personnel, qu’elle s’est révélée efficace lors de travail avec des hommes contre le sexisme et à cause d’un retour cohérent de la part de femmes que j’encourage à ne pas ignorer ces aspects. Rona Fernandez du Youth Empowerment Center à Oakland , “Encouragez les hommes/genres privilégiés à examiner le rôle des émotions (ou leur absence, le cas échéant) dans leur expérience de privilégiés. Je vous dis cela parce que ceux-ci souffrent aussi au sein du système de patriarcat et que l’une des formes la plus déshumanisante de leurs souffrances est leurs difficultés/incapacités à exprimer leurs sentiments.” Clare Bayard du Anti-Racism for Global Justice l’exprime sans détour en s’adressant à des militants hommes du genre privilégié "Cela vous a pris des années d’études et de dur travail pour élaborer vos analyses politiques, pourquoi pensez vous que la compréhension émotionnelle viendra toute seule. Cela demande aussi du travail.”

Cette essai examine le rôle déterminant de femmes, de femmes de couleur en particulier, qui écrivent sur et s’organisent contre le patriarcat dans la société et le sexisme dans le mouvement. Les travaux de Barbara Smith, Gloria Anzaldua, Ella Baker, Patricia Hill Collins, Elizabeth ‘Betita’ Martinez, Bell Hooks et de tant d’autres qui ont élaboré les fondations politiques, les visions et les stratégies sur le travail que doit faire sur lui-même l’homme blanc au genre privilégié. Par ailleurs, il existe de plus en plus d’hommes blancs privilégiés au sein du mouvement qui agissent pour remettre en cause la suprématie masculine. Nous sommes des milliers qui reconnaissons que le patriarcat existe, que nous sommes ainsi privilégiés, que le sexisme affaiblit le mouvement, que les femmes, transgenres, homosexuels et lesbiennes l’ont expliqué encore et encore et ont dit "Nous avons tous besoin de nous parler les un-es aux autres, de nous remettre en cause et de décider de ce que nous allons faire ensemble.” Mais il existe cependant beaucoup plus d’hommes blancs au sein du mouvement qui sont d’accord pour dire que le sexisme existe dans la société, dans le mouvement peut-être, mais qui refusent d’admettre leur implication personnelle.

Lisa Sousa, qui est membre du San Francisco Independent Media Center et de AK Press, m’a dit que, lors de conversations récentes sur le sexisme et le genre qu’elle a eu dans des groupe, elle a entendu les réponses suivantes de la part des hommes “Nous sommes tous opprimés”, “nous devrions parler des classes sociales”, “vous utilisez seulement la notion de genre pour attaquer untel et untel”. Lorsqu’elle a soulevé la question des femmes qui quittent le groupe à majorité masculine peu après leur arrivée, les réponses incluaient: “des hommes quittent aussi le groupe, les femmes ne le quittent pas plus, des gens s’en vont, c’est le propre des organisations de volontaires”, “nous devons seulement recruter plus de femmes, si des femmes quittent le groupe, il y en a davantage susceptibles d’y entrer”.
Ces commentaires sont si courants et, même si il est tentant pour moi de prendre mes distances par rapport aux hommes qui les ont exprimé, il est important que je me souvienne de l’époque où je les faisais. En tant que personne qui croit en la construction d’un mouvement et à la libération collective, il est important pour moi d’être sur la même longueur d’ondes que ceux avec qui je travaille. Comme une personne privilégiée qui travaille avec d’autres personnes privilégiées, je dois apprendre à m’aimer suffisamment pour être capable de me voir dans les gens vis à vis desquels j’aurais tendance à prendre mes distances et à critiquer. Cela implique aussi d’être honnête avec moi-même.

Lorsque je repense à cette conversation avec Nilou et à son explication sur comment opère le sexisme, je me souviens d’avoir essayé de ne pas me renfermer et d’écouter. Le mot “Mais”me revenait sans arrêt à l’esprit, suivi de “c’était un malentendu, je ne pensais pas cela, je ne savais pas que tu le ressentais comme cela, je n’essayais pas de faire cela, j’aimerais que tu participes davantage, je ne comprends pas, personne n’a dit qu’il ne voulait pas écouter ce que tu avais à dire, nous croyons tous en l’égalité, je t’aime et je ne ferais jamais rien qui puisse te blesser, il s’agissait de cas fortuits, pas de sexisme, je ne sais pas quoi faire.” En regardant en arrière dix ans plus tard, le fait que cette même liste de "mais" me revienne si souvent à l’esprit m’étonne . Je ressemble davantage aux "autres" hommes que je suis prêt à l’admettre.

Nilou a passé des heures et des heures à me parler du sexisme . C’était incroyablement difficile. Mes opinions politiques étaient façonnées par un schéma dualiste clairement défini entre le bien et le mal. Si il se révélait que j’étais sexiste, alors ma perception précédente de moi-même était remise en cause et mon schéma devait être transformé. Lorsque je m’en souviens, ce fut un moment extrêmement important de mon évolution, même si sur le moment, je me suis senti merdeux.

Deux semaines après, à la réunion de notre groupe d’études, Nilou a levé la main. “Il y a des manifestations de sexisme dans ce groupe” Elle a énuméré les exemples qu’elle m’avait cité. La réaction de défense que j’avais ressenti était maintenant multipliée par les cinq hommes dans la salle. D’autres femmes commencèrent à prendre la parole. Elles aussi avaient vécu de telles expériences et elles en avaient assez de les supporter. Les hommes étaient choqués et sur la défensive ; nous avons commencé à recenser toutes les raisons pour lesquelles les accusations de sexisme étaient fondées sur des malentendus, de mauvaises interprétations. Nous avons dit avec une profonde sincérité "Mais nous voulons tous la révolution".

Après la réunion, la femme la plus ancienne du groupe m’a pris à part. April était membre du United Anarchist Front depuis plus d’un an et elle aussi m’a donné des exemples de comportements sexistes. Les hommes du groupe ne lui faisaient pas confiance pour lui confier des responsabilités, même si ils étaient plus nouveaux qu’elle dans le groupe. On ne lui communiquait pas les informations concernant le groupe et on ne lui demandait pas son opinion sur des questions politiques. D’autres personnes se joignirent à notre conversation et les hommes continuèrent à contester l’accusation de sexisme. April cita un exemple qu’elle m’avait expliqué clairement auparavant et ils l’expliquèrent comme étant un malentendu. Quelques minutes plus tard, j’ai reformulé exactement le même exemple cité par April et, cette fois -ci, il reçut l’agrément de mauvaise grâce d’autres hommes qui admirent que peut-être, dans ce cas, c’était du sexisme. April le fit remarquer aussitôt. Je n’avais même pas eu conscience de ce qui s’était passé. J’ai regardé April alors qu’elle fondait en larmes. Dans ma bouche, les mots d’April étaient écoutés et pris au sérieux. C’était ainsi.Je ne voulais pas croire que le sexisme existait mais j’en étais maintenant le témoin. Je me sentais affreusement mal, comme après avoir reçu un coup dans l’estomac. Nilou et April essayaient désespérément de nous faire admettre que c’était un problème. Comment cela avait-il pu arriver alors que je n’en avais pas eu l’intention? J’étais pour le moins terrorisé.

Deux mois plus tard, j’assistais en silence à une réunion entre hommes. On ne savait pas de quoi parler. Plus précisément, nous étions effrayés, nerveux, peu enthousiastes et ne mettions aucune bonne volonté pour entamer une discussion sérieuse au sujet du sexisme. Nilou et April avaient suggéré que nous consacrions une journée à discuter du sexisme et nous avions commencé en petits groupes. “De quoi parlent les femmes”, nous demandions-nous. Lorsque le groupe s’est retrouvé dans son ensemble, la discussion s’est rapidement dirigée vers la défense par les femmes de leur interprétation de leurs expériences. Je me sentais mal à l’aise, ayant du mal à croire ce que j’entendais. Je me sentais incapable d’orienter la conversation de manière positive. Plusieurs personnes de tous sexes quittèrent bientôt la pièce en larmes, désabusées et submergées par l’impuissance.Ma mère, qui avait observé une partie de la discussion, a demandé la parole. “Vous êtes en train de discuter de questions extrêmement difficiles. Je suis très heureuse de vous voir à votre âge les prendre aussi au sérieux.Cela prouve que vous croyez réellement à ce pourquoi vous vous battez mais c’est une question qui ne se règle pas en un jour..” Je pouvais sentir l’abattement qui régnait dans la pièce, alors que nous échangions des regards, souvent les larmes aux yeux. Il était évident que la remise en cause du sexisme demandait plus que d’apprendre à établir un contact visuel avec les femmes lors des discussions de groupe, que c’était une remise en cause d’un système de pouvoir qui se manifestait dans les sphères politique, économique, sociale, culturelle et psychologique et que ma supériorité intériorisée n’était que le sommet d’un iceberg fondé sur l’exploitation et l’oppression.

II: “A quelle classe historique appartiens-je?”

“Sais-tu à quelle classe tu appartiens?” Étant un homme blanc, de classe moyenne, suivant des des études féminines et ethniques depuis sept ans, on m’avait souvent posé la question. Dans un cours d’histoire des femmes noires, quelqu’un avait proposé de m’aider à décider où je devais aller.. J’avais compris pourquoi on me demandait cela et que la question n’était pas au sujet d’une classe d’étudiants, mais d’une classe comme catégorie sociale au sein d’une société suprématiste blanche, patriarcale, hétéro-sexiste et capitaliste déterminée à garder le pouvoir. Je savais de quelle classe j’étais issu, que ma relations avec les études féminines et ethniques étaient compliquées . Je savais aussi que certaines personnes ne souhaitaient pas ma présence dans ces cours et que celle-ci en mettait d’autres mal à l’aise. Mais beaucoup de professeurs et quelques étudiant-es m’avaient dit qu’ils/elles étaient heureux-ses que je sois là. Cela m’avait aidé à voir combien ces questions étaient complexes et qu’elles n’avaient pas de réponses faciles.

J’ai suivi des cours dans un community college pendant quatre ans et ensuite à l’Université d’état de San Francisco pendant trois ans. La majorité de mes professeurs était des femmes et des gens de couleur.
J’avais grandi en règle général dans un environnement ségrégué et je n’avais que peu de de modèles, de figures d’autorité, de mentors ou de professeurs de couleur. Ce que j’avais lu et étudié au collège sur le féminisme des femmes de couleur, la lutte de libération des noirs, l’histoire des chicano/as, le colonialisme sous l’angle de l’histoire indienne, l’histoire syndicale, la théorie des identités de genre, l’anti-racisme sous l’angle des femmes immigrées et réfugiées, avait eu un profond impact sur moi. Côtoyer des gens de couleur, et en particulier des femmes de couleur, qui m’évaluaient, m’enseignaient et me guidaient se révéla incroyablement important pour mon évolution sur un plan psychologique, ce dont je n’étais pas nécessairement conscient à l’époque. Que de tels gens, aux opinions politiques de gauche/radicales dirigent mon éducation a entraîné un bouleversement subversif des relations de pouvoir qui n’était pas mentionné dans le programme mais qui fut central dans mes études. Apprendre au milieu de personnes et de femmes en majorité de couleur a eu aussi un impact profond parce que c’était la première fois que je me trouvais en situation minoritaire sur la base de la race et du genre. Soudainement, la race et le genre n’étaient plus seulement des questions parmi d’autres mais l’aspect central concernant la vie, la vision et la compréhension que d’autres avaient du monde La question que je me posais parfois en silence" pourquoi vous sentez-vous toujours obligés de parler de race et de genre”, s’était inversée; “comment peut-on ne pas penser toujours à la race et au genre?”

J’ai développé progressivement une stratégie pour les cours. Je restais plutôt tranquille le premier mois, m’efforçant à écouter attentivement. La première semaine, je disais quelque chose qui m’identifiais clairement comme opposé à la suprématie blanche et u patriarcat (quelquefois au capitalisme) comme systèmes d’oppression, dont j’étais un bénéficiaire, afin que les gens sachent d’où je venais. C’était généralement reçu avec surprise, effervescence et un signe d’encouragement. Je participais davantage aux dialogues pour essayer d’établir la confiance par l’écoute et l’esprit d’ouverture concernant les informations et les histoires. Si cette stratégie comprenait des objectifs anti-sexistes, elle était aussi un moyen de me présenter sous un certain angle.

Une autre partie de la stratégie était de participer et de soulever des questions et d’autres perspectives dans les cours de civilisations occidentales, de sciences politiques ou autres, à majorité masculine blanche. Les gens et les femmes de couleur avec qui j’étudiais attendaient clairement de moi que je prenne cette responsabilité. “Ils attendent cela de nous et nous considèrent comme émotifs, colériques, bloqués en mode victimes. Tu dois utiliser ta position de privilégié pour te faire entendre par les blancs” Le but n’était pas nécessairement de faire changer de point de vue le professeur mais d’ouvrir un espace pour le dialogue critique au sujet de la race, de la classe et du genre avec les autres étudiants principalement masculin. C’était également un apprentissage extrêmement utile parce que je donnais souvent l’impression d’être quelqu’un de froid, colérique et peu sûr de moi, rien de particulièrement utile. Si mon but est de crier après les blancs pour soulager ma propre culpabilité et honte d’être moi-même un homme blanc, alors peut-être que cela était une tactique efficace. Mais si mon but était réellement de travailler avec d’autres pour pratiquer l’anti-racisme et l’anti-sexisme, alors je devais me comporter avec moi-même de façon plus complexe et sincère.

J’ai grandi en croyant que j’étais un individu seul sur une voie linéaire de progression sans passé. L’histoire était un ramassis de dates et d’événements qui, bien que intéressants à apprendre, n’avaient que peu de rapports avec ma vie. J’étais seulement un individu menant sa vie. Puis j’ai commencé à apprendre que être blanc, homme, moyenne classe, valide, principalement hétérosexuel et citoyen des États-Unis ne signifiait pas seulement que je jouissais de privilèges mais que j’avais mes racines dans l’histoire. J’appartenais à des catégories sociales- blanc, mâle, hétéro, classe moyenne. Faire partie de ces groupes signifiait être réputé normal, une norme d’après laquelle tous les autres étaient jugés. Mon sentiment d’être ma "propre personne" était désormais complétée par des images de bateaux négriers,, de tribus indigènes rasées par le feu, familles détruites, de violences contres les femmes, d’une classe dirigeante blanche utilisant les blancs pauvres pour coloniser les femmes blanches , les gens de couleur et la planète.
Je me souviens m’être assis dans un cours d’histoire sur les femmes afro-américaines, un ou deux blancs, un ou deux hommes, la quinzaine d’autres personnes étaient de femmes noires et j’étais le seul homme blanc. Nous étudiions l’histoire de l’esclavage, la campagne contre les lynchages et les viols systématiques des femmes esclaves africaines par leurs propriétaires blancs menée par Ida B. Wells - des millions de viols ratifiés et protégés par la loi. En même temps, des centaines d’hommes noirs furent lynchés par des blancs qui prétendaient protéger les femmes blanches contre les violeurs noirs. J’étais assis là, la tête baissée et les larmes aux yeux et je pouvais sentir l’histoire dans mon estomac nauséeux et mes yeux baignés de larmes. Qui étaient ces hommes blancs et que pensaient ils d’eux-mêmes? J’avais peur de regarder en face les femmes noires dans la salle. “Même si il y a eu un mélange de race par amour,” disait le professeur,"notre peuple est composé d’autant de nuances de noirs à cause du viol institutionnalisé génération après génération” Qui suis-je et qu’est-ce que je pense de moi-même?

III: “Ce combat est mon combat”

“Je n’ai pas la moindre notion de ce que pourrait être le rôle possible d’un homme hétérosexuel révolutionnaire blanc puisqu’il est l’incarnation même du pouvoir réactionnaire en défense d’intérêts particuliers .” - Robin Morgan en introduction à Sisterhood is Powerful

“Confrontes toi à ta peur/ ta peur c’est toi/ tu ne peux pas t’enfuir/ tu ne peux pas te cacher/ta peur c’est toi / finalement qu’as tu fait/ est-ce vrai que le mal que tu as causé est plus grand que le bien que tu as fait/ confrontes toi à ta peur/ étreins ta peur/ta douleur à l’intérieur c’est la vérité /laisse la sortir/ laisse la sortir/ quand la socialisation a disparu/ que reste t‘il/ la peur est plus réelle que l’espoir que tu fabriques/ où vas-tu aller/ que vas-tu faire/ laisse faire parce que tu es déjà toi/est-ce que je peux avancer/ est-ce que je peux avancer / épanouis toi/ tu sais que tout est vrai/ l’espoir c’est toi ” -White Boy Emo-hardcore

J’ai traversé et je traverse des périodes de haine de moi-même, où je me sens coupable, effrayé. Je sais au fond de moi que j’ai joué un rôle dans la lutte pour la libération et je sais par expérience le travail utile que je pourrais y faire, mais la question me hante toujours, “Est-ce que je me raconte des histoires?” Autrement dit, est-ce que je me mens lorsque je pense être plus utile que la cause de problèmes. Pour être clair, je pense qu’il faut se coltiner la citation de Robin Morgan mais pas se bloquer dessus. J’ai grandi en pensant que tout m’était dû.Je pouvais aller partout, faire n’importe quoi et où que j’aille on voulait/avait besoin de moi. Le patriarcat et l’hétéro-sexisme m’avaient aussi enseigné, de manière subtile et flagrante, que j’avais droit aux corps des femmes, à occuper l’espace et y déposer mes idées et pensées comme je le voulais, sans considération pour les autres. C’est un processus de sociabilisation très différent de celui de la plupart des gens dans cette société à qui l’on dit de la fermer, de garder tout pour eux, de cacher qui ils sont vraiment, de dégager du chemin et de ne jamais oublier la chance qu’ils ont d’être autorisés à vivre ici. Je pense qu’il est sain de ne pas croire que l’on a toujours besoin de vous, d’apprendre à partager l’espace et le pouvoir et de travailler avec d’autres pour prendre conscience du rôle qu’en réalité vous pouvez et devez jouer. Ce qui est malsain est de constater combien il est rare que des hommes du genre privilégié de parlent entre eux de ces questions et s’aident mutuellement dans ce cheminement entre eux.

Laura Close, une organisatrice des Students for Unity à Portland, a traité ces question dans un essai, “Men in the Movement”. Elle écrit, “Tous les jours, des hommes jeunes se réveillent et décident de s’engager dans le militantisme. Souvent, ils sont confronté à un langage et à des discussions au sujet de leur privilèges de mâles qui les aliènent et les réduisent au silence sans que quiconque ne les soutiennent réellement pour décoloniser leur esprit. Pensez à ce que cela signifierait si des hommes acquis à notre cause emmenaient les plus jeunes ou plus nouveaux prendre un café et discuter de leurs propres expériences comme mecs dans le mouvement. Parlez de ce que vous avez appris! Pensez à ce que cela représenterait pour des hommes d’encourager d’autres hommes qui font des progrès pour devenir nos alliés.” Elle met au défi des hommes de guider d’autres hommes dans leur travail anti-sexiste.

Je savais qu’elle avait raison mais l’idée de le mettre en pratique me rendait réellement nerveux. Certes, j’avais beaucoup d’amis proches de genre privilégié mais m’engager politiquement en développant une relation avec d’autres hommes et en s’ouvrant à eux concernant mes propres démêlés avec le sexisme m’effrayait. Parce que j’étais capable de dénoncer le patriarcat et de critiquer d’autres hommes de temps en temps, mais pour être honnête vis à vis de mon propre sexisme, étais-je capable de mettre en lien ma pratique/analyse politique avec mon cheminement émotionnel/psychologique, d’être vulnérable?
Pause. Vulnérable par rapport à quoi ? Vous souvenez-vous lorsque j’ai dit que, dans les cours d’études féminines, je me présentais comme opposé au patriarcat, à la suprématie blanche et, quelques fois, au capitalisme? Le niveau de conscience au sujet du féminisme, pour ne pas parler de celui de l’engagement politique, parmi la plupart des hommes de genre privilégié à l’université est si bas que le seul fait de lire un ouvrage féministe et de déclarer "Je reconnais que le sexisme existe" signifiait que j’étais progressiste. Même si le degré de conscience et d’engagement est généralement plus élevé dans les milieux militants, il ne l’est guère plus. J’ai mené deux grandes luttes au cours de ma vie politique – le désir sincère de m’engager et une profonde crainte de ne pas être à la hauteur. Il m’est beaucoup plus facile de faire des déclarations contre le patriarcat dans des salles de cours ou des réunions politiques et d’écrire sur le sujet que de mettre en pratiques mes opinions féministes dans mes relations personnelles avec des amis, des membres de la famille ou des partenaires. C’est particulièrement difficile lorsque des militant-es, comme moi-même, prennent si peu de temps pour échanger avec les autres sur ce sujet.

Qu’est-ce que j’ai peur d’admettre? Que je lutte quotidiennement pour écouter vraiment les voix que je reconnais être comme celles des femmes. Je sais que mon esprit se met à vagabonder plus rapidement. Je sais que ma réaction instinctive est de prendre plus au sérieux l’opinion des hommes. Je sais que lorsque je marche dans une pièce remplie de militant-es, j’examine aussitôt l’endroit et divise les gens en hiérarchies statutaires (depuis combien de temps militent-ils, à quels groupes ont-ils appartenu, qu’ont-ils écrits et où cela a t’il été publié, qui sont leurs amis). Je me positionne contre eux et je me sens le plus en concurrence avec les hommes. J’établis les mêmes statuts hiérarchiques avec celles que j’identifie comme femmes mais la désirabilité sexuelle s’insinue dans ma mentalité hétéro. Qu’est-ce qu’un désir et une attraction sexuelle saine et comment sont ils liés, comment survivent-ils, à mon habitude de sexualiser systématiquement les femmes autour de moi ? Cela est amplifié par la réalité sociale quotidienne qui présente les femmes comme des corps sans voix pour servir les désirs des hétéros mâles, nous le savons. Mais qu’est ce que cela implique dans la façon avec laquelle je communique avec mes partenaires qui sont des femmes et avec qui je travaille? Comment cela se traduit il lorsque je fais l’amour, que je désire de l’amour, que j’exprime de l’amour, que je conceptualise l’amour? Je ne parle pas de comment je fais l’amour ou je parle d’amour à mes partenaires mais de savoir si,oui ou non, j’accorde plus d’importance à l’égalité qu’à prendre mon pied régulièrement. Du fait que mes partenaires m’ont apportées beaucoup plus de soutien affectif et matériel que je ne l’ai fait pour elles. Je parle de n’avoir presque jamais manqué d’attention à ce que disait un homme de genre privilégié parce que je pensais à lui sur un plan sexuel. Je me suis retrouvé maintes fois manquant d’attention, en pensant au sexe, en écoutant parler des femmes, qui sont des organisatrices, des leaders, des visionnaires, mes amies, mes camarades. Je n’ai absolument rien contre les amourettes, le désir sexuel sain et les idées pro-sexe, ce n’est pas de cela que je parle. C’est au sujet du pouvoir, de se croire tout permis, et de la marginalisation du leadership des femmes par le désir masculin hétéro. Je souhaiterais ne pas toujours être sur la défensive à ce sujet, mais je le suis pourtant continuellement. Je me sens frustré et clos les conversations au sujet des relations de pouvoir entre moi et ma partenaire.Je suis sur la défensive quant à la façon dont le monde interagit avec nous et influence nos comportements. Je sais qu’il y a des moments où je dis “ok, je vais y réfléchir davantage” alors que, en réalité, je pense, “fiche-moi la paix”.

Ce n’est pas un confessionnal, donc je serai pardonné. C’est un combat perpétuel pour être honnête contre le fait que je suis profondément modelé par le patriarcat et ces systèmes d’oppression. Le patriarcat me déchire. J’ai de nombreuses craintes quant à savoir si je suis capable ou non d’avoir des relations amoureuses saines. Si je suis capable d’être sincèrement honnête et cohérent avec moi-même afin de pouvoir m’ouvrir aux autres et partager avec eux Les stigmates du patriarcat sont présentes chez chaque personne avec qui je suis en relation, et lorsque je m’oblige à les voir, à les examiner vraiment et à y réfléchir, je suis rempli de tristesse et de rage. Bell Hooks, dans son livre All About Love, écrit que l’amour est impossible là où la volonté de domination existe. Suis-je capable d’aimer réellement. Je veux croire dans des pratiques politiques de la part des hommes de sexe privilégié forgées par opposition au patriarcat. Je pense que lorsque nous luttons contre l’oppression,que nous mettons en pratique nos engagements, nous matérialisons et exprimons notre humanité. Il existe des moments, des expériences et des situations où je vois le patriarcat remis en cause par tous les sexes et qui démontrent que nous pouvons y arriver. Je pense que c’est la tâche de notre vie et , par essence, le combat pour nos vies. Et à travers lui, nous prenons conscience que même face à ces systèmes d’oppression, notre amour, notre beauté, notre créativité, notre passion, notre dignité et notre pouvoir s’accroissent. Nous sommes capables de cela.

Post scriptum: “nous devons parler pour rendre ce combat concret”

Même si il est nécessaire d’aborder les difficiles questions affectives et psychologiques, il existe aussi d’innombrables moyens concrets pour remettre en cause la suprématie masculine.

Une militante qui travaille pour la libération de la Palestine m’écrit, “quelques trucs que des personnes de sexe : proposer de prendre des notes lors des réunions, passer les coups de fil, chercher les locations de salles, garder les enfants, faire les photocopies et autres tâches moins glamours. Encourager les femmes et les personnes de genres opprimés à occuper les rôles qu’occupent souvent les hommes dans les groupes (ex. la réflexion tactique, l’organisation des manifestations, le poste de porte-parole vis à vis des médias) Demander à des femmes précises si elles veulent s’en charger et expliquer pourquoi vous pensez qu’elles rempliraient bien ces tâches (ne mentez pas). Accordez toute votre attention à ceux que vous écoutez et soyez attentif à vos positions de pouvoir.”

Elle est l’une des milliers de femmes et de personnes de genre opprimé qui a proposé des moyens clairs, concrets que celles de sexe privilégié peuvent mettre en place pour combattre le sexisme et agir pour la libération. Il reste un gros travail à faire. La question plus large qui s’est posée à moi est celle-ci "qu’est-ce que cela me coûtera d’entreprendre vraiment ce travail, de lui donner réellement la priorité et de le faire sur la durée?” En plus d’en discuter entre hommes, comme mentionné plus haut, nous devons aussi nous engager les uns envers les autres à aller jusqu’au bout. De nombreuses questions émotionnelles surgissent lorsqu’on fait ce travail et il est essentiel de s’aider mutuellement à ne pas s’y perdre et à prendre les mesures concrètes nécessaires pour avancer. Demandez-vous, “en quoi notre travail favorise t’il le leadership des femmes?” “Comment est-de que j’agis pour partager le pouvoir dans l’organisation?” “Suis-je ouvert pour écouter les retours des personnes de genres opprimés au sujet de mon travail” Chacune de ces questions génère une autre étape . L’examen et la remise en cause du privilège est un aspect indispensable de notre action, mais ils ne sont pas suffisants. Des hommes qui travaillent avec d’autres hommes pour remettre en cause la suprématie masculine est seulement une stratégie parmi beaucoup d’autres, nécessaires pour élaborer des mouvement multiraciaux antiracistes, de libération homo et trans, de lutte de classe, anti-capitalistes, conduits par des femmes. Nous savons que le sexisme agira pour saboter la construction du mouvement. La question est , quel travail ferons-nous pour aider à le construire et, dans cette dynamique, pour accroître notre capacité à aimer les autres et nous-mêmes.

Plein d’affection à l’équipe éditoriale de cet article : Clare Bayard, Rachel Luft, J.C . Callender, Nilou Mostoufi, April Sullivan, Michelle O’Brien, Elizabeth ‘Betita’ Martinez, Sharon Martinas, Roxanne Dunbar-Ortiz, Rahula Janowski et Chris Dixon
Lectures complémentaires - Patricia Hill Collins, Black Feminist Thought: Knowledge, Consciousness and the Politics of Empowerment - Bell Hooks, Feminist Theory from Margin to Center - Paul Kivel, Men’s Work: How to Stop the Violence that Tears Our Lives Apart - Maria Mies, Patriarchy and Accumulation on a World Scale: women in the international division of labour - Barbara Smith, The Truth that Never Hurts: writings on race, gender and freedom
digger
 
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Vision du Feu 4ème partie (I)

Messagede digger » 21 Juil 2014, 17:31

Le Sabotage Communiste de la Révolution Espagnole


Ce chapitre est traduit dans son intégralité. Les pointillés font partie de la version originale.Il est reproduit ici en deux ou trois parties, du fait de la limitation du nombre de caractères :marteau: Les notes, volumineuses, citées dans une autre partie et parfois évidentes pour des lecteurs-trices françaises ont été également reproduites dans leur intégralité. Une renumérotation aurait été trop longue. La citation d’ouvrages en langue française auraient pu remplacer plus utilement les sources principalement anglophones de l’auteur. C'est l’objet, entre autres,d’une annexe à [i]Vision of Fire sur le site de R&B. http://racinesetbranches.wordpress.com/introduction-a/emma-goldman-et-mother-earth/annexes-a-vision-of-fire/

Le point de vue de Goldman sur la coopération est étroitement lié à sa critique du stalinisme en Espagne. Tout en étant préoccupée par la façon dont les anarchistes nuisaient à leur propre cause, elle décrit ici comment la révolution et la lutte anti-fasciste furent perverties par leurs "alliés" – les communistes particulièrement. Comme dans ses écrits précédents sur l’Union Soviétique, la tonalité est bien sûr angoissée mais également fataliste, étant donné son sentiment qu’une telle destruction est inhérente à la nature même du marxisme-léninisme.

L’aspect manipulateur et destructeur de la politique communiste soviétique (nationalement et internationalement) est aujourd’hui un lieu commun, même parmi les communistes. En fait, ce fut admis au plus haut niveau du pouvoir en Union Soviétique même. 1 Mais un large spectre de points de vue se cache derrière de telles critiques. Ceux explicitement anti-révolutionnaires des conservateurs et libéraux mis à part, cet éventail commence avec ceux qui (comme Khrouchtchev) attribue en premier lieu, ou seulement, les erreurs à Staline. Outre ce point de vue, il y a ceux (comme les différentes branches du trotskisme) qui critique Staline et ses successeurs mais non le mouvement et régime léniniste original. D’autre encore (comprenant les maoïstes, les titistes et différents mouvements communistes indépendants) considèrent la "restauration capitaliste" inhérente à l’approche bureaucratique du développement en Union Soviétique. Ces critiques, bien que souvent détaillées et intéressantes, ne prennent pas en compte le fait que les révolutions sont inévitablement corrompues lorsqu’elles sont organisées et encadrées par un mouvement avant-gardiste autoproclamé structuré hiérarchiquement.

La chute d’un régime oppressif est bien évidemment une évolution non négligeable. Tout comme le sont de nouvelles perspectives sociales, à travers une nourriture suffisante, l’accès aux soins, à l’éducation et aux autres exigences de base pour une existence décente. Mais, comme le suggère le chapitre trois, une organisation sociale hiérarchisée n’est pas la seule façon, ni même la plus humaine et efficace, de les concrétiser.2 En quoi une société est elle réellement progressiste lorsque toute remise en cause de la sagesse d’une élite dirigeante peut être interprétée comme une "menace pour la révolution elle-même," et donc justifier de nouvelles contraintes et une répression ouverte? 3 Malgré leur rhétorique progressiste 4, et sans mettre en doute les bonnes intentions d’un grand nombre de leurs partisans, pour les dirigeants marxistes-léninistes, se voir comme les détenteurs d’une vision scientifique du monde et l’incarnation même de la révolution, les amène inévitablement à modeler les mouvement populaires de libérations originels selon leur propre conception et à restreindre, par conséquent, les voies possibles d’évolution une fois que l’ancien régime est renversé. "Sauver la révolution" devient le "Novlangue" [Newspeak]" y compris pour les mesures anti-révolutionnaires les plus manifestes. La révolution de novembre et ses dérives ont conduit pareillement aux camps de travaux forcés et à la "société de consommation" insipide.

Dans cette optique, la description par Goldman de la trahison stalinienne en Espagne dépeint une logique inhérente des mouvements et régimes avant-gardistes – actuels et futurs, tout autant que dans les années 1930. En 1980, beaucoup de militants de bonne foi cherchaient l’inspiration et une orientation dans les réalisations et les objectifs proclamés en Chine, à Cuba, au Vietnam, en Yougoslavie ou dans une variété d’autres mouvements indépendants "communistes révolutionnaires" ou "nationalistes révolutionnaires" au pouvoir ou non. Ce faisant, en acceptant des élites révolutionnaires, nationalement et internationalement, de tels admirateurs ont exposé leur honnêteté et aspirations radicales légitimes à la même corruption, aux mêmes pratiques contradictoires, au cynisme et à la désillusion, expérimentés en Espagne.5 La prolifération de régimes et mouvements marxistes-léninistes antagonistes dans les années 1980 a été la source de critiques mutuelles salutaires, parfois dans des termes les plus crus. Tout en étant une amélioration bienvenue par rapport à l’atmosphère étouffante du Komintern monolithique des années 1930, elle n’a pas pu cacher la logique contradictoire fondamentale qui leur est propre. Les avant-gardes autoproclamées, par leur nature même, doivent essayer de saboter toute transformation potentielle de la société qui échappe à leur leadership et contrôle. C’est cet enseignement, plus actuel que jamais aujourd’hui, que décrit si clairement Emma Goldman à partir du contexte de la révolution espagnole.

Dans l’Espagne des années 1980,le parti communiste a essayé de démontrer sa respectabilité sociale en coopérant avec la monarchie pour élaborer un nouveau cadre de relations avec les syndicats, en présentant un nouveau programme idéologique réformiste sous le nom de "Eurocommunisme," et en rejetant l’appellation même de léniniste. La transparence de tels efforts, plus le rôle stalinien avéré de certains dirigeants des années 1930,6 ont soulevé, bien sûr, des questions parmi les progressistes d’Espagne et d’ailleurs. Cependant, à la gauche du parti communiste, sont apparus d’autres prétendants potentiellement plus crédibles pour la représentativité révolutionnaire. Ils incluaient divers groupes régionaux séparatistes et marxistes-léninistes, émanant de la vague de la nouvelle gauche des années 1960. Mais le même critère établi par Emma Goldman soixante dix ans plus tôt devrait être appliqué ici pour juger de la sincérité de leur engagement pour une réelle libération. Sous cet angle, une fois de plus en Espagne, seuls les anarchistes et les anti-autoritaires hors-partis ont remis en cause sérieusement la société d’exploitation hiérarchisée.

II

L’autobiographie de Emma Goldman et son livre, My Disillusionment In Russia, décrit bien comment sa vision du parti bolchevique et du régime soviétique a évolué durant les deux années passées dans le pays, en 1920-21. Des essais et des lettres, publiés plus tard dans les année 1920 et 1930 7 traitent également de cette question.

En résumé, Goldman a admiré sans réserve et avec enthousiasme le soulèvement spontané en Russie durant le printemps, l’été et l’automne de 1917. Avec la distance et l’isolement dans une prison fédérale, jusqu’à la fin de 1919, Goldman ne fut pas en mesure de se tenir au courant des manœuvres et des conflits parmi les différents groupes politiques de gauche. 8 Pour elle, le formidable soutien des masses au soulèvement et la promesse des bolcheviques de concrétiser immédiatement de nombreux objectifs révolutionnaires sociaux, politiques et économiques, réclamés depuis longtemps par les anarchistes, interdisait toute attaque ouverte du régime, particulièrement alors que ce dernier était assiégé par les forces réactionnaires. Lorsque Goldman et Berkman furent expulsés des États-Unis vers la Russie, ils continuèrent pendant des mois à interpréter le comportement de toute évidence contradictoire des bolcheviques de la manière la plus bienveillante possible à partir d’une perspective anarchiste. Ensuite, cela en fut trop. En reconstruisant douloureusement un nouveau cadre interprétatif, ils conclurent que ce qui arrivait n’était en aucun cas du à des questions de circonstances (personnalité, pressions exercées par des forces réactionnaires intérieures ou extérieures, etc.) mais était inhérent à la conception bolchevique même de l’avant-gardisme et de la révolution.

La récupération bolchevique d’une explosion sociale populaire immensément vigoureuse se révéla tragique en Russie même. Pour Goldman, ses implications internationales étaient plus désastreuses encore .9 Pendant de longues années encore, l’image de la "révolution" serait associé avec les évènements, la politique et le régime de la Russie – tous interprétés par le monde extérieur au bénéfice des seuls dirigeants soviétiques. Il fallait ajouter à cette attirance magnétique à distance compréhensible pour la révolution, la base de la puissance soviétique en elle-même. Les manœuvres diplomatiques, les voyages commerciaux, un budget non négligeable consacré à la formation de cadres internationaux et à la propagande, et une organisation internationale centralisée basée à Moscou, tout cela représentait des moyens considérables. A travers eux et l’image stimulante de la révolution russe, le régime soviétique fut en mesure d’attirer des millions de partisans à travers le monde dans un mouvement dont la préoccupation principale n’était pas la révolution là où cela était possible mais la protection de l’état soviétique.

Comme Goldman l’affirme ci-dessous, la même ultime motivation qui a conduit, depuis le début, les dirigeants bolcheviques à réprimer la dissidence interne existante ou potentielle, devint également, par la suite, leur ligne de conduite sur le plan international.

III

Dans les premiers mois de la lutte armée contre les insurgés fascistes, les communistes d’Espagne représentaient une force insignifiante. Néanmoins, dès septembre, alors que Emma Goldman se préparait à entrer sur la scène révolutionnaire pour la première fois, elle était déjà suffisamment préoccupée par leurs intrigues manipulatrices pour considérer la rédaction d’un "testament politique" destiné à être rendu public après sa mort.10

Comme les déclarations ci-dessous l’indiquent, très tôt après son arrivée en Espagne, elle s’était rapidement rendue compte que l’influence soviétique se répandrait très vite dans le camp anti-fasciste. On le comprend aisément, il n’y avait que peu de différences pour elle entre les différents instruments du communisme - diplomates soviétiques, agents de la police secrète du NKVD, conseillers militaires soviétiques et le Parti Communiste Espagnol. Sur le fond, dans leurs objectifs et leurs allégeances, il n’y en avait aucune. En outre, les dirigeants socialistes espagnols et républicains eux-mêmes était si alléchés par la flagornerie soviétique, l’aide matérielle, leur compétence supposée pour l’organisation centralisée, et les modérés par les objectifs explicitement anti-révolutionnaires des communistes, qu’ils étaient devenus également depuis des mois des apologistes communistes et des co-conspirateurs ouverts en trahissant les anarchistes et la révolution en général.11 Ils furent, pour cela, dénoncés également par Goldman. Elle dirigea néanmoins principalement sa colère contre les communistes, puisqu’ils avaient la plus grande influence internationale et devenaient de plus en plus l’élément dominant de la politique réactionnaire du gouvernement républicain.

L’ayant déjà vécu en Russie même, Goldman ne fut que peu surprise par les manœuvres meurtrières des communistes contre la révolution sociale. Mais cela n’amoindrissait pas pour autant sa frustration lorsque ses camarades espagnols semblaient minimiser naïvement le sérieux de cette menace. En outre, dans son incessant espoir au cœur de la révolution, Goldman souffrait inévitablement des coups portés à celle-ci. C’était une torture qu’elle n’aurait probablement pas choisi d’endurer, si ce n’était le courage et l’état d’esprit admirables des anarchistes espagnols, un mouvement massif d’une détermination et d’une énergie créatrice sans précédent dans toute sa vie.

Pour des lecteurs contemporains qui ne seraient pas aux faits des luttes contre les élites au cours du processus d’une révolution, ou peu familier avec la nature de la fracture au sein même de la société espagnole, les compte-rendus passionnés de Goldman sont une excellente introduction, à la fois par les faits rapportés et émotionnellement.

Arrivée seulement depuis quelques jours en Espagne, (29/9/36), Goldman écrit à son camarade Alexander Schapiro au sujet des ses craintes envers les "alliés" des anarchistes.

"Nos camarades sont confrontés à une tâche plus colossale que les ouvriers en Russie. L’Espagne est trop proche des pays réactionnaires européens et l’influence socialiste en Europe est trop puissante. Il y a aussi la Russie, liguée avec les forces réactionnaires, trop prête déjà à faire cause commune avec le fascisme, si besoin était, plutôt que de permettre à la CNT-FAI de survivre. Tant d’ennemis et tant de différences. Ce serait un miracle si la révolution espagnol triomphait en dépit de tout cela. Mais qu’elle gagne ou non, elle est le premier exemple de la manière dont une révolution doit être menée.Et je savoure ces débuts."

Deux jours plus tard, (1/10/36), elle redit sa même inquiétude à Rudolf Rocker.

"Il apparaît déjà que, une fois que nos camarades auront réussi à écraser le fascisme, ils auront à vaincre un ennemi plus acharné, un ennemi de toujours.Car les socialistes, et les communistes tout autant, mettent déjà des bâtons dans les roues de la CNT-FAI, ils sont déjà en embuscade pour détruire tout ce que nos camarades ont réalisé. Peut-être que cela s’explique par certains aspects négatifs du combat mené par la CNT-FAI. Je suis parfois déconcertée et attristée par certaines décisions et résolutions qui semblent aller à l’encontre de l’esprit formidable de nos camarades et de leur détermination libertaire. Oh, je souhaiterais que tu sois ici pour m’aider à comprendre comme j’aimerais le faire ce formidable soulèvement et imaginer comment il peut être sauvé des dangers qui le menacent."

Trois mois après(4/1/37), alors sortie d’Espagne et hors de portée de la censure du courrier, Goldman écrit à son ami de toujours, Michael Cohn, au sujet des réels motivations et du danger de l’aide soviétique à la républiques espagnole.

"Tu penses probablement qu’il est insignifiant que Staline a attendu quatre mois avant que d’envoyer quoi que ce soit. Et que depuis qu’il a commencé à envoyer des armes, il n’y a jamais rien eu pour la Catalogne. C’est vrai que c’est arrivé à Madrid. Mais souviens toi qu’il existe de nombreux fronts importants en Catalogne. Mais comme la CNT-FAl est la plus forte ici, Staline préférerait la voir prise par Franco plutôt qu’aux mains de nos camarades."

Même si il était applaudi internationalement pour être venu à la rescousse de l’Espagne républicaine, Staline avait en réalité ses propres motifs cachés. La vaste majorité des hommes qu’il avait envoyé en Espagne étaient armés pour établir une dictature communiste et non pas pour combattre sur les lignes de front. Ayant réussi cela, ils mettraient les anarchistes contre un mur. 12

Même si un tel plan était difficile à mettre en œuvre, chaque action répressive devait être motivée par ce t objectif principal. A Madrid déjà, où ils étaient devenus plus influents, ils avaient fermé le journal de la CNT. Le prétexte à chaud en était la mort d’un important représentant communiste tué pour avoir refusé de montrer ses papiers à un poste de contrôle de la CNT à Madrid. 13 Si une telle réponse drastique anarchiste était stupide et inutile, il faut prendre en compte le climat émotionnel dans lequel elle s’est déroulée. Tout en ayant conscience des plans des communistes, les anarchistes espagnols avaient fait preuve d’une patience étonnante. Mais même avec la plus forte volonté de maintenir le front uni, cette patience n’était pas illimitée.

Concernant le soutien de Staline à l’Espagne en général, si les puissances européennes avaient décidé de persister dans leur refus d’en voyer des "volontaires" extérieurs, la Russie avait décidé de faire cavalier seule, même si elle s’était jointe à la politique de non-intervention de Blum durant les trois premiers mois 14.

Dans une lettre un jour plus tard à deux journaux anarchistes de New York (Freie Arbeiter Stimme et Spanish Revolution), Goldman clarifie la relation des anarchistes espagnols avec le POUM marxiste-léniniste.

"Imagine, j’ai vraiment trouvé une volonté de la part des membres du Independent Labour Party [en Angleterre] de coopérer avec moi en faveur de la CNT-FAI. Donc, Fenner Brockway, le Secrétaire Général,a accepté de prendre la parole lors de notre grande manifestation du 18 janvier. Et lui et d’autres membres se sont montrés enthousiastes pour une exposition conjointe des documents que j’ai rapporté d’Espagne. C’est à coup sûr un événement. Il y a dix ans, lorsque j’avais essayé désespérément de défendre la cause des prisonniers politiques en Russie, pas une seule personne dans les rangs du British Labour n’avait aidé .15 Pas même Fenner Brockway qui est parmi les plus révolutionnaire au sein du I.L.P. Cette fois, lui et d’autres sont prêts à aider. Ce qui signifie que la CNT-FAI n’est pas à négliger. Elle est une importante force, en réalité la principale, en Catalogne. On ne peut pas se permettre de l’ignorer, particulièrement quand ses propres camarades, le POUM en Catalogne, a changé d’avis par rapport aux anarchistes. 16 Il est ironique de constater que ceux-ci doivent défendre les marxistes contre leur propre famille. Parce qu’en fin de compte, les trotskistes et les purs staliniens sont les rejetons d’une même trinité: Marx , Engels et Lénine. Mais les conflits familiaux sont toujours les plus violents et les plus implacables. Staline lui même s’est montré sans pitié lorsqu’il a envoyé à la mort ses anciens camarades.17 Ses satrapes en Espagne feraient de même avec les membres du POUM si ils le pouvaient. Quand à ceux de la CNT-FAI, ils auraient été bien avant eux collés contre un mur. Il y a un dicton allemand qui dit que le Seigneur veille à ce que les arbres ne poussent pas jusqu’au ciel. Heureusement, les camarades de Staline n’ont pas ce pouvoir et si la CNT-FAI peut l’éviter, ils ne l’auront jamais. Elle et le POUM sont par conséquent en sécurité pour l’instant. Ce n’est pas que la CNT-FAI ressente un grand amour pour le POUM. Le I.L.P semble en prendre conscience. D’où la volonté de quelques-uns de ses membres à coopérer avec quelque chose en faveur de la CNT-FAI. Quelle que soit sa motivation, le I.L.P est l’organisation la plus révolutionnaire en Angleterre et peut-être aussi la plus intéressée par la perspective révolutionnaire en Espagne. Je suis donc heureuse d’avoir un soutien quel qu’il soit de la part de certains membres du parti. Ce n’est pas un soutien officiel, dieu merci. Pour le reste, on verra ....
Chers camarades, souvenez-vous que la Catalogne est la plus touchée. Des milliers de dollars et de livres ont été collectés en faveur de l’Espagne anti-fasciste. Mais pas un centime n’est parvenu jusqu’à la Catalogne." 18 Et pourtant, elle nourrit Madrid,et trente mille femmes et enfants venus d’autres régions d’Espagne. Enfin, et non le moindre, la Catalogne est le fer de lance de la révolution, la région d’Espagne qui réalise le travail le plus constructif, au milieu des horreurs de la guerre, du froid et de la faim. Et la CNT-FAI joue dans tout cela le rôle principal. Courage à la CNT-FAI.
"

Le même jour, Goldman explique à un ami et camarade de toujours, Ben Capes, en quoi consiste le réel sabotage du front de Madrid par le régime de Caballero qui a contraint les anarchistes à rejoindre le gouvernement .

"[La CNT-FAI] a accepté quatre ministères qu’on leur a imposé. Contraints par le sabotage criminel de Caballero et de ses camarades . . . . Caballero a saboté la défense de Madrid jusqu’à ce qu’il soit presque trop tard. Sa haine envers la CNT-FAI est peut-être plus forte que celle envers Franco, et il a donc fait tout son possible pour miner l’influence de la C.N.T- FAI 19 Tout cela se saura le temps venu. "

Goldman (9/2/37) écrit son inquiétude à Milly Rocker,au sujet de la dangereuse négligence du gouvernement central concernant la défense de la Catalogne.

"J’ai conscience que la concentration des défenses autour de Madrid est impérative, mais, d’un autre côté, la Catalogne est tout autant en danger, notamment venant de la mer. C’est par conséquent rien de moins qu’un crime que de laisser la Catalogne dépourvue de tout ce dont elle a besoin pour se protéger d’une possible attaque des forces de Franco, des allemands et des italiens. D’ailleurs, ces derniers ont déjà bombardé Port Bou;20 ils ont dévoilé ainsi leurs plans concernant Barcelone. Heureusement nos camarades se sont rendus compte qu’ils ne pouvaient pas continuer indéfiniment à envoyer des armes, des hommes et du ravitaillement à Madrid – non seulement parce qu’ils doivent se préparer à affronter eux-mêmes l’ennemi, mais aussi les forces communistes.
Grâce à la générosité de nos camarades, ils sont devenus de plus en plus puissants et contrôlent désormais Madrid. Ils ont interdit le journal de la CNT-FAI (pas pour longtemps, sois-en sûre), et celui du POUM, ce qui est clairement destiné à montrer ce qu’ils se proposent de faire, même si ils ne sont pas capables de l’appliquer à la CNT-FAI
."

Dans une lettre au New Statesman 21 un mois plus tard (2/3/37), Goldman prend la défense du POUM espagnol contre les accusations communistes de "fascisme ."

"Je ne suis pas marxiste et ne suis pas d’accord avec le POUM. Mais par justice envers ce parti dont les hommes se battent héroïquement sur tous les fronts, je ne peux que souligner qu’il est scandaleux de la part des communistes, de l’accuser de fascisme. C’est le problème avec les communistes. Dans leur croyance jésuitique que ‘la fin justifie les moyens’, ils s’abaisseront à toutes les méthodes possibles, peu importe si elles sont répréhensibles, dans leurs relations avec leurs opposants. C’est une vieille et douloureuse histoire que ceux qui jouent avec les communistes ont encore à apprendre."

Dans une lettre du 1/4/37 à l’anarchiste Boris Yelensky de Chicago, Goldman affirme que l’aide soviétique a été livrée à l’Espagne à la seule condition que soit étouffée toute critique envers les communistes.

"Il est bien sûr stupide de qualifier le POUM de 'trotskiste". Trotski lui même l’a répudié. Il est en fait dans l’opposition au régime de Staline. C’est tout.
C’est pourtant suffisant pour être traqué jusqu’à la tombe par Staline, le Torquemada moderne,22 et ses satrapes à travers le monde . . . .
. . . En ce qui concerne la position malheureuse envers la Russie adoptée par nos camarades, je suis complètement d’accord avec toi pour dire que c’est une chose terrible – pas seulement parce qu’il s’agit en quelque sorte d’une trahison envers nos camarades emprisonnés en Russie, mais parce que cela agit aussi de manière néfaste sur nos camarades espagnols eux-mêmes. Qu’on le considère sous n’importe quel angle, et leur décision a bien sûr été motivée par le danger immédiat du fascisme, le fait que Franco tenait et tient toujours le peuple espagnol à la gorge ne minimise pas cette décision malheureuse prise par nos camarades. Je peux seulement te dire que j’ai protesté. Je ne connaissais pas tous les détails lorsque j’étais en Espagne. J’ai appris depuis que la bande maudite en Russie avait offert son aide aux forces espagnoles anti-fascistes sous forme d’armes et de vivres à la seule condition d’un arrêt complet de toute propagande anti-soviétique.23 Si la CNT-FAI avait été la seule organisation engagée dans la lutte, je ne pense pas que nos camarades aurait fait cette concession, mais tu ne dois pas oublier qu’ils ne sont qu’une fraction de partis alliés dans la lutte anti-fasciste. Si nos camarades avaient refusé et la Russie s’était abstenue d‘envoyer des armes, il est raisonnable alors de penser que Franco contrôlerait aujourd’hui la totalité de l’Espagne - ce qui aurait entraîné l’extermination non seulement de la CNT-FAI, mais aussi de la moitié du peuple espagnol. J’imagine que la CNT-FAI a pensé qu’elle ne pouvait pas assumer une telle responsabilité.
Il va sans dire qu’elle aurait été tenu responsable de la victoire de Franco, mais je ne pense pas que cela a constitué le facteur décisif de sa décision. Ce fut davantage le sentiment que si elle refusait, elle mettrait en péril la vie de millions de personnes et leurs réalisations extraordinaires. Cela dit, je n’excuse pas les concessions; j’essaie seulement d’expliquer les possibles motivations qui ont poussé nos camarades à dédire les nôtres en prison et leurs propres traditions
."

Juste après la confrontation armée entre les anarchistes et leurs "alliés" à Barcelone (9/5/37), Goldman partage avec Max Nettlau son analyse quant aux buts soviétiques en Espagne et leur utilisation du terme "démocratique" pour les atteindre.

"En admettant que les armes russes étaient nécessaires pour sauver la situation des anti-fascistes, était-il nécessaire pour autant d’en faire plus qu’une transaction, pour laquelle l’Espagne paie chèrement en or, et la CNT en perdant la plupart de ses positions et de sa force ? Personne, ayant une vision claire de la situation, ne peut être aveuglé par la motivation du soudain ‘intérêt’ russe après trois mois et demi de lutte anti-fasciste en Espagne. Aujourd’hui, les mêmes personnes qui louaient Staline hier commencent à prendre conscience du motif réel; la seule raison était de prendre possession de Madrid et, si possible, de renforcer les forces armées communistes dans le reste de l’Espagne, en prévision de "l’heureux" moment où les anarchistes seraient exterminés comme en Russie. Pour bien faire, j’aurais du dévoilé cela à l’opinion publique. J’aurais du écrire sur ce sujet. Mon silence, dans une certaine mesure, consent à la trahison de nos camarades en Russie . Je l’admet bien volontiers. Je ne l’ai pas fait parce que je ne voulais pas exposer Federica et les autres dans notre presse à l’étranger. Et tu arrives et m’incendie 24 parce que j’ai osé, s’il vous plaît, expliquer quelques gaffes faites par des membres dirigeants de la CNT-FAI. Je considère cela pour le moins désobligeant . . . .
. . . Ce qui est de la plus haute importance, c’est que nos camarades en Espagne ont ouvert les yeux; qu’ils sont conscients maintenant du danger que représentent partout les marxistes, et qu’ils ont donné l’alerte ouvertement dans leurs journaux et bulletins. Les jésuites du type Staline sont durs à la tâche et préparent toute sortes de pièges pour nos camarades; ils travaillent d’arrache-pied dans tous les pays.En Angleterre, ils font circuler la rumeur que la Catalogne sabote la défense de Madrid. Ils ont même réussi à influencer le [i]Manchester Guardian
, comme tu le verras en lisant la lettre de protestation que je leur ai envoyée et qu’ils ont publié le 24 avril. En fait, leur découverte soudaine de la Démocratie comme belle promise n’est rien d’autre que l’intention délibérée du gouvernement soviétique de détruire la révolution en Espagne et il ne perd pas de temps pour cela. Je ne serais pas surprise si Caballero et les communistes s’apprêtaient à une paix séparée avec Franco, sous réserve que ce dernier leur garantisse de sauvegarder leur misérable peau. Tout cela n’aurait jamais du arriver. Mais c’est arrivé, malheureusement, suite aux concessions de nos camarades de la CNT-FAI.[/i]"

Les événements de mai à Barcelone incitèrent Goldman à rédiger son premier article incendiaire sur le rôle communiste en Espagne publié dans le numéro du 4/6/37 de Spain and the World.

"Les événements de ce mois en Espagne démontre de façon éloquente que la broyeuse politique soviétique ne fait pas seulement son travail criminel en Russie mais également dans d’autres pays.
Les événements de Barcelone des deux dernières semaines ont démontré combien certains camarades de la CNT-FAI ont été naïfs de croire que Staline avait commencé à envoyer des armes pour l’Espagne au nom de la solidarité révolutionnaire, ou qu’il puisse jamais y avoir alliance entre l’eau et le feu. Au-delà du fait que Staline a attendu trois mois et demi, la période la plus critique de la révolution et du combat anti-fasciste, avant de commencer à envoyer des armes, qui aurait du prouver à nos camarades et à toutes celles et ceux qui réfléchissent que l’homme attendait la décision de ses alliés – la France – et qu’il ne se souciait que peu des sacrifices quotidiens de la lutte anti-fasciste en Espagne. Cela aurait du aussi leur démontrer que Staline avait envoyé des armes en échange de l’or et qu’il avait imposé des conditions à la CNT-FAI qui avaient malheureusement largement entravées les deux organisations.Une de ces conditions mentionnait qu’aucune critique ou propagande anti-soviétique ne serait publiée dans la presse anarchiste. L’autre était que les émissaires soviétiques aurait le total contrôle du dispositif de défense de Madrid. Il ne se serait jamais parvenu à ce résultat si Durruti n’avait été lâchement assassiné. Je n’avais pas cru les rumeurs, alors que je me trouvais à Barcelone, selon les quelles il avait été liquidé par un communiste. Mais aux vues des événements des deux dernières semaines, je comprend que cette rumeur comporte plus de vérité que de fiction.25 Durruti était un stratège bien trop astucieux et totalement cohérent avec ses idées et n’aurait jamais accepté aucun marchandage politique avec les communistes. Ceux-ci ne mirent pas longtemps avant que de tirer avantages de ces conditions. Ils ne se renforcèrent pas seulement quantitativement, il en arrivait quelquefois 2 000 par semaine en Espagne, mais un grand nombre d’armes envoyées pour la défense de Madrid allaient au quartier général communiste pour armer leurs hommes. L’étape suivante dictée par Staline était de changer le slogan de la défense de la révolution par la défense de la démocratie, le genre de démocratie que les vieux policiers et la classe moyenne réactionnaires voulaient voir restaurer afin de détruire les réalisations de la CNT-FAI et écraser la révolution. Il ne fait aucun doute que ce "grand rêve" de Staline était partagé par les autres puissances qui étaient en faveur d’un quelconque marché avec Franco afin de rétablir la "paix". Il est difficile d’expliquer autrement l’arrivée en hâte des navires de guerre français et britanniques au moment même où était mis en œuvre ce complot bien préparé, à savoir l’attaque du central téléphonique - le point le plus stratégique de Barcelone . Au même moment, d’ailleurs, des attaques similaires eurent lieu à Tarragone et Lérida, à 250 kilomètres de Barcelone. Naturellement, nos camarades ont défendu leurs positions. On ne pouvait pas attendre autre chose d’eux. Ils avaient pris conscience qu’ils avaient déjà fait plus de concessions qu’ils n’auraient du. Autrement dit, les anarchistes ne furent pas à l’origine de l’attaque. Et faire autre chose que se défendre aurait signifier émasculer la révolution.
Les auteurs du complot ne se contentèrent pas d’une simple attaque au grand jour. Ils perquisitionnèrent l’ appartement d’un éminent anarchiste italien qu’il partageait avec un camarade; ils confisquèrent tous leurs documents et matériel, ils les arrêtèrent et les emmenèrent soi disant au quartier général de la police. Le lendemain, on les retrouva tous les deux abattus dans le dos exactement comme les nombreuses victimes de Mussolini et Hitler. L’un d’eux, Camillo Berneri, était l’un des plus éminents anarchistes italiens. Avant l’arrivée de Mussolini au pouvoir, il était professeur de philosophie à l’université de Florence. Il avait été harcelé par Mussolini alors qu’il était encore en Italie puis poursuivi jusqu’en France où on lui rendit la vie impossible. Berneri se précipita en Espagne dès les tous débuts de la révolution, le 19 juillet et mit ses compétences au service de la CNT-FAI.Il organisa la première colonne italienne. Il combattit sur de nombreux fronts et il était l’âme de tous les italiens à l’arrière. J’ai eu l’occasion de rencontrer et de faire connaissance avec Berneri et j’ai découvert en lui une des personnalités les plus gentille et chaleureuse, en plus d’être brillante. Les communistes, avec les forces fascistes, ont assassiné Berneri parce que, comme Durruti, il était en travers de leur chemin. Il était trop franc, trop cohérent et sa vision était claire. Il avait vu ce qui se préparait et prévenait les camarades.
Il est néanmoins certain que Staline et ses associés ont fait leur calcul sans prendre en compte le fait que les ouvriers espagnols, avec leur passé d’une lutte incessante depuis un siècle pour le communisme libertaire et une base fédéraliste pour une nouvelle société économique et culturelle, ne peuvent être soumis par la dictature et le fascisme comme cela fut le cas dans d’autres pays. Depuis la nuit des temps, les seigneurs féodaux espagnols, l’Église, la Monarchie, ont essayé d’écraser l’esprit rayonnant de la liberté des masses espagnoles. Leur succès fut toujours de courte durée. Car les ouvriers espagnols aiment davantage la liberté que leur propre vie et aucun pouvoir sur terre n’éradiquera cet amour.
Certes, la réaction est de nouveau au premier plan en Espagne, nos camarades lâchement assassinés au cœur de la nuit et la CNT-FAI trahie une fois de plus. Mais personne s’étant rendu en Espagne, ayant côtoyé les masses espagnoles dans les villes et les campagnes, ne peut croire un seul moment que les vieux maîtres de de nouveaux habits seront capables d’imposer durablement leur volonté aux ouvriers.
"

Dans une lettre de juin 1937 à l’avocat américain Arthur Ross,26 Goldman exprime son angoisse persistante devant les succès de la propagande soviétique et le formidable choc suite aux événements de mai.

"Il est terrifiant de voir comment un mythe se perpétue. Même les soi disant intellectuels ne sont pas épargnés par ses effets hypnotiques. Jamais au auparavant, le mythe bolchevique n’a autant démontré ses considérables ramifications dévastatrices que lors de la première semaine de mai à Barcelone. Il y a vingt ans, Lénine et ses camarades tenaient la démocratie, telle que incarnée par Kerensky,27 comme méprisable et condamnable pour être l’institution la plus vile du monde.Ils n’auraient de repos avant que d’avoir exterminé tous ceux qui parlaient au nom de cette démocratie. Aujourd’hui, les partisans de Lénine, avec Staline à la barre, célèbrent la fête de la démocratie et essaient d’exterminer tous ceux qui se sont aperçus qu’elle n’était que la perpétuation bourgeoise de la classe capitaliste.Bien que liés à un Front Uni avec les anarchistes et autres composantes politiques dans le but d’exterminer le fascisme, les communistes à Barcelone ont rejoint une conspiration mûrement réfléchie pour détruire les anarchistes et annihiler leurs réalisations révolutionnaires. Ils sont guidés en cela par la poigne de fer de Staline dont la volonté impériale a choisi la démocratie comme camarade de route. Malgré cela, le monde soit disant radical continue la perpétuation du mythe, clamant sur tous les toits la caractère révolutionnaire de Staline et de son régime, déformant les propos et donnant une fausse image de quiconque qui n’est plus dupe.
Je n’ai pas besoin de te dire quel choc a représenté pour moi les récents événements de Barcelone. En fait, il me plongent dans le même état de dépression que celui provoqué par la mort prématurée de A.B. [Berkman]. A l’époque alors, j’avais senti le sol se dérober sous mes pieds, la vie avait perdu tout son sens.
"

Dans un autre article publié le 2/7/37, Goldman poursuit sur le même thème, voyant un accord de facto entre le fascisme et la dictature "révolutionnaire".

"L’avènement de la dictature et du fascisme a conduit à une effroyable indifférence envers les crimes les plus abominables. Il fut un temps où les abus politiques, dans tous les pays, ont entraîne une riposte immédiate de la part des libéraux et des révolutionnaires. Ce fut le cas, en particulier avec les victimes du tsarisme : plus d’un combattant héroïque en Russie a été sauvé de la mort ou de la déportation par l’action conjointe et les protestations émanant du monde entier. Tout ce merveilleux esprit de solidarité et de camaraderie a disparu depuis que le fascisme et la dictature ont infesté tous les bords. C’est tout juste si une voix indignée s’élève, aussi odieux que soient les crimes commis en leur nom. En réalité, ils sont accepté comme allant de soi et inhérents à la dictature comme rédemptrice de la race humaine.
L’accord stupéfiant entre fascisme et dictature est encore apparu au grand jour au travers de deux crimes récents. A savoir le meurtre de deux anarchistes, le professeur Camillo Berneri et son camarade Barbieri, par la police communiste à Barcelone, et le meurtre tout aussi ignoble du professeur Carlo Rosselli 28 et de son frères par les brutes fascistes. Ils utilisent tous les mêmes méthodes pour éliminer leurs opposants politiques. Ils ne prennent pas seulement leur vie, ils salissent aussi leur mémoire. Ainsi, Staline propage l’histoire infâme que le Russie est devenue un bas-fonds pour les "espions et les traîtres trotskistes" déclarés et les escrocs de tous genres. Mussolini, pour sa part, proclame la conversion des anti-Fascistes à sa cause.29 Il les décrit comme de misérables mauviettes et renégats qui se sont rendus compte de leurs erreurs
."

Un mois plus tard, (10/8/37), Goldman informe Milly Rocker de la répression meurtrière continuelle des anarchistes espagnols.

"Les communistes criminels et la réaction la plus noire sont désormais au pouvoir et nos gens ont perdu toute leurs positions . . . . Cela me brise le cœur d’apprendre quotidiennement l’arrestation de centaines de camarades, l’expulsion des camarades étrangers venus aider et les assassinats au grand jour des nôtres. Il est certain qu’il est dangereux de se rendre en Espagne aujourd’hui."

Pleinement consciente des dangers qu’elle courre lors de son nouveau séjour en Espagne, identifiée comme une détractrice déclarée des communistes, Goldman assure son ami Roger Baldwin qu’elle y est préparé soigneusement (12/9/37).

"Oui, cher Roger, je vais en Espagne. Je m’envole de Marseille ce mercredi…. Je suis bien consciente du danger et des risques qui m’attendent. Mais je dois y aller ….
… Cher Roger, J’entre dans la cage aux fauves. Quoiqu’ils me fassent, je veux que toi et mes autres amis sachent que j’espère mourir comme j’ai vécu. Certes, personne ne peut dire comment il réagira sous la contrainte. Je peux seulement espérer être assez forte pour ne pas "confesser" ou "désavouer", ni ramper dans la poussière de ma vie. J’ai préparé une déclaration envoyée à Stella et d’autres camarades, à rendre publique si il m’arrivait quelques chose.30 . Je le fait parce que je ne veux pas que les mêmes misérables mensonges que ceux répandus sur les malheureuses victimes du régime de Moscou soient proférés contre moi par les communistes espagnols. Je sais qu’ils essaieront de ternir mon intégrité révolutionnaire. Mais ils n’y parviendront pas avec ma dernière déclaration pour dénoncer leurs mensonges.
Ne crois pas que je prend au tragique mon voyage en Espagne. Je veux simplement être prête, et que mes amis le soient aussi. C’est tout.
"

Tout juste revenue de l’atmosphère opprimante de l’Espagne républicaine, (18/11/37), Goldman informe Ethel Mannin de sa ferme intention de dénoncer les méthodes communistes.

"Très chère, j’aurais souhaité que tu sois là et que je puisse te parler de la tragédie en Espagne, de la trahison des communistes et de l’équipe de Negrin. Tout cela est trop accablant pour être écrit dans une lettre, surtout en ce moment où je dois me préparer à une réunion de notre groupe pour faire un compte-rendu sur la situation. J’aurais peut-être le temps de t’écrire plus longuement la semaine prochaine. Pour l’instant, sache seulement que les prisons sont emplis d’hommes et de femmes de la CNT-FAI et du POUM, sans qu’aucune accusation ne soit portée contre eux, sinon les plus ignobles mensonges, que Barcelone est lentement condamnée à la soumission et que la révolution est enchaînée et bâillonnée, même si l’esprit révolutionnaire est toujours vivant. Je ne sais pas ce qui va en sortir. Je sais seulement que je dois gueuler contre la bande criminelle dirigée par Moscou qui ne se contente pas seulement d’étouffer la révolution et de la CNT-FAI. Elle a saboté délibérément et continue de le faire, le front anti-fasciste. Je ne connais pas un autre exemple similaire de trahison. . Judas a seulement trahi le Christ, les communistes ont trahi tout un peuple. Ils n’ont rien fait d’autre que les puissances européennes qui sont restées passives alors que le peuple espagnol était livré au couteau de Franco. Et qu’en est-il du prolétariat international? N’a t’il pas joué un double jeu avec ses protestations de solidarité ouvrière? Tous ont joué le rôle de Judas Iscariote en Espagne. Mais aucun d’eux ne l’a fait de façon si délibérée et si éhontée que les hommes de mains de Staline. Oh ma très chère, ma colère déborde. Je dois, je dois gueuler contre toute cette meute. Je sais que j’aurai les plus grandes difficultés à me faire entendre. Mais j’essaierai autant que faire se peut."

Le lendemain, écrivant aux Rocker, Goldman déplore l’emprisonnement des militants anarchistes et appelle à une réaction efficace quelle qu’elle soit. Les lettres de protestation du Comité Nationale de la CNT au régime de Negrin n’ont eu aucun effet. Les prisons restent pleines de soi disant "trotskistes",31 et de nombreuses victimes sont simplement arrêtées dans la rue et disparaissent. Goldman dénonce aussi le prélèvement d’armes dans les tranchées anarchistes sur le front :

"Le front d’Aragon été saboté de manière criminelle à partir du moment où des armes sont arrivées de Russie. Mais ce que ne savent que très peu de personnes, c’est que, dans les tranchées de Madrid, nos divisions sont obligées de mendier chaque munition.32 Je parle en toute connaissance de cause, j’y suis allée. Nos secteurs comprennent 56 000 membres de la CNT-FAI , et j’ai pu faire la comparaison entre l’homme qui les commande et ce charlatan de Miaja".33

En même temps, elle admire les réalisations des Brigades Internationales, tout en déplorant la publicité qui en est faire dans le monde entier au détriment des anarchistes. En effet, bien que ces derniers avaient démontré un courage extraordinaire sur le front, ils s’étaient vus délibérément refuser l’entrée dans les forces aériennes de la république, contrôlées exclusivement par les communistes. La seule façon dont quelques membres de la CNT furent admis fut en reniant leur appartenance.
Modifié en dernier par digger le 27 Juil 2014, 12:19, modifié 3 fois.
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Vision du Feu 4ème partie (II)

Messagede digger » 21 Juil 2014, 18:05

Cet article détaillé sur la répression politique dans l’Espagne républicaine ; publié dans Spain and the World quelques semaines seulement après son retour en Angleterre (10/12/37), rend enfin publique l’angoisse de Goldman sur cette question.

"Lors de mon premier séjour en Espagne en septembre 1936, rien ne m’a autant surpris que la liberté politique visible partout. Certes, elle ne s’étendait pas aux fascistes, mais, à part ces ennemis déclarés de la révolution et de l’émancipation des travailleurs, tout le monde au sein du front anti-fasciste jouissait d’une liberté politique qui n’avait jamais existé dans aucune soi-disant démocratie européenne. Le parti qui en a fait le meilleur usage était le PSUC, [Parti socialiste unifié de Catalogne], le parti stalinien. Leur radio et leurs hauts-parleurs remplissaient l’air. Ils exhibaient quotidiennement aux yeux de tous leurs défilés en formation militaire et leurs drapeaux flottant au vent. Ils semblaient prendre un malin plaisir à défiler devant les bâtiments du Comité Régional comme si ils voulaient démontrer à la CNT-FAI leur détermination à lui porter le coup fatal lorsqu’ils auraient obtenu les pleins pouvoirs. C’était l’évidence pour tous les délégués étrangers et les camarades venus soutenir la lutte anti-fasciste. Ce ne l’était pas pour nos camarades espagnols. Ils prenaient à la légère les provocations communistes. Ils affirmaient que tout ce cirque n’influerait pas la lutte révolutionnaire, et qu’ils avaient des choses plus importantes à faire que de perdre leur temps pour des exhibitions sans intérêt. Il m’avait semblé alors que les camarades espagnols n’avait que peu de compréhension de la psychologie des masses qui a besoin de drapeaux, de discours, de musique et de manifestations. Alors que la CNT-FAI, à l’époque, était concentrée sur des tâches plus constructives et combattait sur différents fronts, ses alliés communistes préparaient les lendemains qui chantent. Ils ont démontré depuis ce quelles étaient leurs intentions.

Durant mon séjour de trois mois, j’ai visité beaucoup de lieux de propriétés et usines collectivisées, des maternités et des hôpitaux à Barcelone, et, enfin et surtout la prison "Modelo". C’est un endroit qui a hébergé quelques uns des révolutionnaires et anarchistes les plus distingués de Catalogne. Nos camarades héroïques Durruti, Ascaso, Garcia Oliver et tant d’autres, ont été les voisins de cellule de Companys,34 le nouveau président de la Generalitat. J’ai visité cette institution en présence d’un camarade,35 un médecin spécialisé en psychologie criminelle. Le directeur m’a laissé libre accès à tous les secteurs de la prison et le droit de parler avec tous les fascistes sans la présence des gardes. Il y avait des officiers et des prêtres parmi les admirateurs de Franco. Ils m’ont assuré d’une seule voix du traitement juste et humain dont ils bénéficiaient de la part du personnel pénitentiaire, dont la plupart était membre de la CNT-FAI.

J’étais loin de penser à l’éventualité que les fascistes seraient bientôt remplacés par de révolutionnaires et anarchistes. Au contraire, l’apogée de la révolution à l’automne 1936 laissait percevoir l’espoir que la salissure que représente la prison serait effacée lorsque Franco et ses hordes seraient vaincus.

La nouvelle du meurtre odieux du plus doux des anarchistes, Camillo Berneri et de son colocataire, Barbieri, fut suivi par des arrestations, des mutilations et des assassinats de masse. Cela semblait trop démesuré, le changement de la situation politique trop incroyable pour y croire. J’ai décidé de retourner en Espagne pour voir de mes propres yeux jusqu’à quel point la liberté nouvellement acquise du peuple espagnol avait été annihilée par les hommes de mains de Staline.

Je suis arrivée le 16 septembre de cette année. Je me suis rendue directement à Valence et j’ai découvert là que 1 500 membres de la CNT, des camarades de la FAI et des Jeunesses Libertaires, des centaines de membres du POUM et même des Brigades Internationales, emplissaient les prisons. Durant mon court séjour ici, j’ai retourné chaque pierre pour obtenir la permission de rendre visite à quelques-uns d’entre eux, parmi lesquels Gustel Dorster que j’avais connu en Allemagne alors qu’il militait principalement dans le mouvement anarcho-syndicaliste avant que Hitler n’accède au pouvoir. J’avais obtenu l’assurance que l’on me le permettrait, mais au dernier moment, avant mon départ pour Barcelone, on m’informa que les étrangers n’étaient pas admis dans la prison. J’ai découvert plus tard la même situation dans chaque ville et village où je me suis rendue. Des milliers de camarades et de révolutionnaires intègres emplissaient les prisons du régime stalinienne de Negrin-Prieto.

Lorsque je suis revenue à Barcelone, au début octobre, j’ai immédiatement cherché à voir nos camarades à la prison Modelo. Après de nombreuses difficultés, le camarade Augustin Souchy a réussi à obtenir la permission d’avoir un entretien avec quelques camarades allemands. A mon arrivée à la prison, j’ai retrouvé, à ma grande surprise, le même directeur encore en fonction. Il m’a reconnu aussi et m’a, à nouveau , donné libre accès. Je n’ai pas eu à parler avec les camarades à travers les horribles barreaux. J’étais dans la grande salle où ils se rassemblent, entourée de camarades allemands, italiens, bulgares, russes et espagnols, essayant tous de parler en même temps et de me raconter leurs conditions de détention. J’ai découvert que les accusations portées contre eux n’auraient tenu devant aucun tribunal, même sous le capitalisme, et qu’on leur avait préféré celle stupide de "trotskisme."

Ces hommes de toutes les régions du globe qui avaient afflué en Espagne, souvent en faisant la manche en chemin, pour aider la révolution espagnole, rejoindre les rangs des anti-fascistes et risquer leur vie dans la lutte contre Franco, étaient maintenant détenus prisonniers. D’autres avaient été arrêtés en pleine rue et avaient disparu sans laisser de traces. Parmi eux, Rein, le fils du menchevique russe internationalement connu, Abramovich.36 La victime la plus récente était Kurt Landau un ancien membre du Comité Directeur du Parti Communiste Australien, et lors de son arrestation, du Comité Directeur du POUM 37 Toutes les tentatives pour le retrouver avaient été vaines. Suite à la disparition de Andrés Nin 38 du POUM et de nombreux autres, il est raisonnable de penser que Kurt Landau a connu le même sort.

Mais revenons à la prison Modelo. Il est impossible de donner tous les noms parce qu’ils sont trop nombreux à être incarcérés ici. Le plus extraordinaire est un camarade qui, en charge de hautes responsabilités avant les événements de mai, avaient remis des millions de pesetas, trouvés dans des églises et des palaces à la Generalitat. Il est détenu sous l’accusation absurde, d’avoir détourné 100 000 pesetas.

Le camarade Helmut Klaus, un membre de la CNT-FAI. Il a été arrêté le 2 juillet. Aucune accusation n’a été prononcée contre lui à ce jour et il n’a pas comparu devant un juge. Il était membre de la FAUD en Allemagne (une organisation anarcho-syndicaliste). Après avoir été arrêté plusieurs fois, il a émigré en Yougoslavie à l’été 1933. Il en a été expulsé en février 1937 à cause de ses activités anti-fascistes et est venu en Espagne en mars. Il a rejoint le service frontalier de la FAI, dans le bataillon "[i]De la Costa
". Après sa dissolution, en juin, il a été démobilisé et est entré au service de la coopérative agricole de San Andres. A la demande de son groupe, il a entrepris plus tard la réorganisation de la coopérative de confection du Comité des Immigrés. L’accusation de la Tchéka, selon laquelle il aurait désarmé un officier alors qu’il était en service sur la frontière à Figueras est sans aucun fondement.

Le camarade Albert Kille. Il a été arrêté le 7 septembre. On ne lui a donné aucune raison. En Allemagne, il était membre du Parti Communiste. Il a émigré en Autriche en 1933. Après les événements de février, il s’est enfui à Prague puis retourna plus tard en Autriche d’où il fut expulsé et partit pour la France. Là, il rejoignit un groupe d’allemands anarcho-syndicalistes. En août 1936, il arriva en Espagne où il fut immédiatement dirigé vers le front. Il fut blessé une fois. Il a appartenu à la colonne Durruti jusqu’au moment de sa militarisation. En juin, il a été démobilisé.

J’ai aussi visité la section du POUM. Beaucoup de prisonniers sont espagnols mais il y a aussi un grand nombre d’étrangers, italiens, français, russes et allemands. Deux membres du POUM m’ont approchée personnellement. Ils ont peu parlé de leurs souffrances personnelles mais m’ont demandé de délivrer un message pour leur femme à Paris. C’était Nicolas Sundelwitch – le fils du célèbre menchevique qui avait passé la plus grande partie de sa vie en Sibérie. Nicolas Sundelwitch ne m’a certainement pas donné l’impression d’être coupable des accusations sérieuses portée contre lui, notamment d’avoir "communiqué des informations aux fascistes", entre autres. Il faut un esprit communiste pervers pour emprisonner un homme parce qu’il a fuit illégalement la Russie en 1922.

Richard Tietz a été arrêté alors qu’il sortait du Consulat d’Argentine à Barcelone où il s’était rendu après l’arrestation de sa femme. Lorsqu’il a demandé le motif de son arrestation, le commissaire lui a nonchalamment répondu "Je la considère justifiée". C’est évidemment suffisant pour garder Richard Tietz en prison depuis juillet.

Pour autant que les conditions carcérales puissent être humaines, la prison Modelo est certainement supérieure à celles de la Tchéka introduites en Espagne par les staliniens d’après les meilleurs modèles en Union Soviétique. La prison Modelo conserve encore ses privilèges politiques traditionnels tels que le droit des détenus de se rassembler librement, d’organiser leurs comités pour les représenter auprès du directeur, de recevoir des colis,du tabac, etc., en plus des maigres rations de la prison. Ils peuvent aussi écrire et recevoir des lettres. En outre, les prisonniers éditent des petits journaux et bulletins qu’ils peuvent distribuer dans les couloirs où ils s’assemblent. J’en ai vu dans les deux sections que j’ai visité, ainsi que des affiches et photos des héros de chaque partie. Le POUM avait même un joli dessin de Andres Nin et une photo de Rosa Luxembourg,39 alors que la section anarchiste avait Ascaso et Durruti sur les murs.

La cellule de Durruti qu’il a occupé jusqu’à sa libération après les élections de 1936 était des plus intéressantes. Elle a été laissée en l’état depuis qu’il en a été le locataire involontaire. Plusieurs grandes affiches de notre courageux camarade la rendent très vivante. Le plus étrange, cependant, est qu’elle est située dans la section fasciste de la prison. En réponse à ma question sur ce point, le garde m’a répondu que c’était comme "exemple de l’esprit vivant de I’esprit de Durruti qui détruira le fascisme. " Je voulais photographier la cellule mais il fallait l’accord du ministère de la justice. J’ai abandonné l’idée. Je n’ai jamais demandé aucune faveur au ministère de la justice et je demanderai encore moins quoi que ce soit au gouvernement contre-révolutionnaire, la Tchéka espagnole.

Ma visite suivante fut pour la prison des femmes, que j’ai trouvé mieux tenue et plus gaie que celle du Modelo. Seules, six prisonnières politiques s’y trouvaient à ce moment. Parmi elles, Katia Landau, la femme de Kurt Landau,qui avait été arrêtée quelques mois avant lui. Elle ressemblait aux révolutionnaires russes d’antan, entièrement dévouée à ses idées. J’étais déjà au courant de la disparition de son mari et de sa possible mort mais je n’ai pas eu le cœur d’aborder le sujet avec elle. C’était en octobre. En novembre, j’ai été informée par quelques-uns de ses camarades à Paris que Mrs. Landau avait commencé une grève de la faim le 11 novembre. Je viens juste de recevoir un mot selon lequel Katia Landau a été libérée suite à deux grèves de la faim.40

Quelques jours avant mon départ d’Espagne, j’ai été informée par les autorités que l’affreuse vieille Bastille, Montjuich, allait être utilisée à nouveau pour loger des prisonniers politiques. L’infâme Montjuich, dont chaque pierre pourrait raconter l’histoire de l’inhumanité de l’homme envers l’homme, celle des milliers de prisonniers conduits à la mort, rendus fous ou poussés au suicide par les méthodes de tortures les plus barbares. Montjuich, où en 1897, l’Inquisition espagnole avait été réintroduite par Canovas del Castillo, alors premier ministre d’Espagne. Ce fut sous ses ordres que 300 ouvriers, parmi lesquels d’éminents anarchistes, ont été gardé pendant des mois dans des cellules humides et sales, régulièrement torturés et privés d’assistance juridique. Ce fut à Montjuich que Francisco Ferrer 41 fut assassiné par le gouvernement espagnol et l’Église catholique. L’année dernière, j’ai visité cette forteresse terrifiante. Il n’y avait alors aucun prisonnier. Les cellules étaient vides. Nous sommes descendus dans les profondeurs sombres avec des torches éclairant notre chemin. Il me semblait entendre les cris d’agonie des milliers de victimes qui avaient poussé leur dernier souffle dans cet épouvantable trou. Ce fut un soulagement que de retrouver la lumière du jour.

L’histoire ne fait que se répéter, après tout. Montjuich remplit à nouveau son effroyable rôle. La prison est surpeuplée d’ardent révolutionnaires qui ont été parmi les premiers à se précipiter sur les différents fronts. Les miliciens de la colonne Durruti, offrant librement leur force et leur vie, mais pas disposés à être transformés en automates militaires ; des membres des Brigades Internationales venus en Espagne de tous les pays pour combattre le fascisme, seulement pour découvrir les différences flagrantes entre eux, leurs officiers et les commissaires politiques, ainsi que le gaspillage criminelle de vies humaines du à l’ignorance du domaine militaire et au nom des objectifs et de la gloire du parti. Ceux-ci, et d’autres encore, sont de plus en plus emprisonnés dans la forteresse de Montjuich.

Depuis la boucherie mondiale et l’horreur perpétuelle sous les dictatures, rouges et brunes, la sensibilité humaine a été atrophiée; mais il doit bien en exister quelques-uns qui ont encore le sens de la justice. Certes, Anatole France, George Brandes et tant autres grands esprits, dont les protestations ont sauvé vingt-deux victimes de l’état soviétique en 1922, ne sont plus parmi nous. Mais il y a encore les Gide, Silone, Aldous Huxley, Havelock Ellis, John Cowper Powys, Rebecca West, Ethel Mannin et d’autres,42 qui protesteraient certainement si ils avaient connaissance des persécutions politiques systématiques sous le régime communiste de Negrin et Prieto.

Je ne peux rester silencieuse d’aucune façon face à de telles persécutions politiques barbares. Par justice envers les milliers de camarades en prison que j’ai laissé derrière moi, je dois et vais dire ce que je pense.[/i]"

Le discours de Goldman à la mi-décembre 1937 au congrès de l’AIT à Paris inclut cette attaque cinglante contre la stratégie des communistes en Espagne.

"La Russie a plus que prouvé la nature de ce monstre [la dictature]. Au bout de vingt ans, elle se nourrit toujours du sang versé par ses créateurs. Son poids écrasant ne se fait pas sentir uniquement en Russie Depuis que Staline a entrepris l’invasion de l’Espagne, l’avancée de ses hommes de mains ne laisse que mort et ruines derrière elle. La destruction de nombreuses coopératives, l’introduction de la Tchéka et de ses "gentilles" méthodes de traitement des opposants politiques, l’arrestation de milliers de révolutionnaires et le meurtre au grand jour de nombreux autres. C’est cela et plus encore que la dictature de Staline a apporté à l’Espagne lorsqu’il a vendu des armes au peuple espagnol en échange de son or. Inconsciente des ruses jésuitiques de "notre bien-aimé camarade" Staline, la CNT-FAl ne pouvait pas imaginer dans ses rêves les plus fous les objectifs sans scrupule des buts cachés derrière le semblant de solidarité de la vente d’armes…

Ma consolation est que, malgré tous ses efforts criminels, le communisme soviétique ne s’est pas enraciné en Espagne. Je sais de quoi je parle. Lors de mon dernier séjour là-bas, j’ai pu me rendre compte que les communistes avait échoué complètement à gagner la sympathie du peuple : bien au contraire, ils n’ont jamais été autant haï par les ouvriers et les paysans que maintenant.
Il est vrai que les communistes sont au gouvernement et détiennent un réel pouvoir politique – qu’ils utilisent au détriment de la révolution, de la lutte anti-fasciste et contre le prestige de la CNT-FAI. Mais aussi étrange que cela puisse paraître, je n’exagère d’aucune façon lorsque j’affirme que, sur un plan moral, la CNT a gagné de loin. En voici quelques preuves.

Depuis les événements de mai, le tirage du journal de la CNT a pratiquement doublé, alors que les deux journaux communistes ne tirent que 26 000 exemplaires. La CNT seule vend 100 000 numéros en Castille. C’est la même chose pour notre journal, [i]Castilla Libre
. En plus, il y a Frente Libertario, avec un tirage de 100 000 exemplaires.

Le fait qu’il y a peu de participation lorsque les communistes organise une réunion est encore plus significatif. Lorsque la CNT-FAI fait la même chose, les salles sont pleines à craquer. J’ai eu l’occasion de m’en rendre compte par moi-même. Je suis allée à Alicante avec la camarade Federica Montseny et bien que le meeting se soit tenu dans la matinée et qu’il se soit mis à pleuvoir abondamment, la salle n’en était pas moins pleine comme un œuf. Le plus surprenant, c’est que les communistes puissent tout contrôler ; mais c’est une des nombreuses contradiction de la situation en Espagne.[/i]"

A Harry Weinberger, son avocat du temps de son procès lors de sa campagne U.S anti-conscription, Goldman insiste sur le fait que les communistes se vendraient aux fascistes plutôt que de voir les anarchistes gagner en Espagne (4/1/38).

"Si le gouvernement Negrin-Prieto et les communistes n’avaient pas saboté le front d’Aragon, Franco en aurait aurait été repoussé depuis longtemps. Cela peut sembler absurde mais il est vrai que Negrin, Prieto et les communistes préféreraient accepter n’importe quel armistice plutôt que de voir la CNT-FAI victorieuse. C’est la plus immonde trahison que le monde a jamais vu. Alors, tu sais pourquoi je continue à crier même si c’est dans le désert."

Le même jour, Goldman rappelle à son ami et associée Ethel Mannin (membre du ILP) la distinction vitale entre les approches anarchistes et marxistes (y compris du ILP et du POUM espagnol).

"Ne vois-tu pas, très chère, que les marxistes ne peuvent tout simplement pas abandonner l’idée du "politique", comme pouvoir de gouvernement. Il n’admettront pas la différence entre le politique et les forces sociales. C’est le fossé qui sépare les marxistes et les anarchistes et qui ne sera probablement jamais comblé. C’est déjà clairement exprimé dans le Manifeste du POUM reproduit dans le bulletin du ILP.
Tu sais ce que je pense des persécutions envers le POUM, et combien j’ai essayé de l’aider; mais cela ne me fait pas oublier le fait que le POUM est à la remorque de la CNT (et pas de la FAI cependant),parce que la CNT représente une force sociale formidable ce qui n’a jamais été le cas du POUM. L’objectif du POUM lors des événements de mai était en réalité de se servir de la CNT pour prendre le pouvoir. Si il avait réussi et si il avait mis en place la dictature qu’il souhaitait, je suis certaine, puisqu’il a fait la même chose avec la CNT-FAI que Trotski avait fait avec les anarchistes russes et les marins de Kronstadt, il aurait exterminé les anarchistes en Espagne. Dans ses rapports avec nous, le POUM n’est pas différent des autres communistes, même si il est opposé à Staline …
Le problème, c’est que ce que Padmore,43 Conze et les autres entendent par "révolutionnaire", c’est en fait la ligne de leur parti, ce qui est tout à fait différent. J’ai déjà dit que leur signification de "révolutionnaire" c’était la prise du pouvoir. Je sais que ce serait un pouvoir ouvrier, la capture de l’appareil politique. C’est précisément ce que Lénine et les premiers bolcheviques idéalistes entendaient par là. Vois ce qu’il en a sorti. Après tout, les trotskistes et les groupes du ILP sont aussi vulnérables. Ils parlent de "Gouvernement Ouvrier Maintenant" et je suis certaine qu’ils le pensent sincèrement. Les problèmes ne commenceront que lorsqu’ils seront pris dans l’engrenage. Ils ne seront pas capables de maîtriser les événements et deviendront des dictateurs,, exactement comme Lénine, Trotski et les autres. Staline n’est que la forme caricaturale de la dictature
."

Quelques jours après, (10/1/38), Goldman informe le philosophe américain John Dewey 44 que Staline surestime son influence en Espagne.

"L’ironie de toutes les tactiques bolcheviques est que, bien qu’elles soient dictées par Staline, les pauvres diables qui exécutent ses ordres doivent, tôt ou tard, lui rendre des comptes. Ainsi, le consul soviétique Antonov-Ovseenko, qui avait négocié les ventes d’armes à l’Espagne, a été rappelé à Moscou et emprisonné, si il n’est pas déjà fusillé.45 Staline présume de ses forces dans sa mégalomanie qui lui fait penser que le peuple espagnol acceptera aussi servilement ses méthodes que ne l’a fait le peuple russe. En réalité, les communistes avec tous leurs pots-de-vin déprimants n’ont pas pris racines dans le peuple espagnol".

Cet extrait d’un discours public prononcé le 14/1/38 analyse les grandes lignes qui influent sur la politique de Staline envers Espagne.

"Le rôle abjecte de l’homme à la tête de la république socialiste est plus abominable que ce crime [la trahison de l’Espagne par les démocraties occidentales]. Sa trahison du peuple espagnol et de la révolution dépasse de loin le crime des autres pays …. Aucun discours ne peut cacher le fait que Staline a saboté la révolution espagnole.
Pendant les premiers trois mois et demi de la lutte contre le fascisme et de la révolution, la presse soviétique n’a prêté que peu d’attention aux événements d’Espagne qui faisaient vibrer le monde entier. Mais même ses fades récits suffisaient à susciter la sympathie du peuple russe. Il y eut des manifestations de masse et d’abondantes collectes de fonds dans les usines, les mines et les magasins pour venir en aide à la révolution. Pour quelques obscures raisons, tout cela prit fin soudainement. Mais la raison n’était pas difficile à trouver.Staline était trop occupé à liquider la vieille garde bolchevique et à convaincre les ouvriers soviétiques de l’infamie de ces vieux révolutionnaires pour permettre la renaissance de la révolution en Russie, inspirée au peuple par celle d’Espagne.
Lorsque la Russie soviétique s’est enfin décidée à envoyer des armes aux anti-fascistes, ce n’était en aucune manière en raison de la solidarité de classe, mais en raison de l’importance d’une forte présence en Espagne pour sa politique étrangère.46 Et, tout aussi important, pour mettre la main sur l’or avec lequel le gouvernement central de Valence offrait de payer en échange des armes russes.47 . . . On ne peut pas attendre des communistes, jeunes et sincères, mais désespérément aveugles, à travers le monde, qu’ils connaissent toutes les combines acrobatiques tordues des coulisses de la diplomatie mondiale … La machine de propagande stalinienne a travaillé jour et nuit pour faire savoir que son maître avait sauvé les espagnols. Le monde devait néanmoins apprendre qu’en plus des armes, jamais très nombreuses, Staline avait envoyé sa "bénédiction" communiste: les méthodes de son Guépéou et sa Tchéka pour extorquer des confessions
."

Dans cette lettre du 28/4/38 au vieil anarchiste américano-italien Carlo Tresca,48 Goldman compare la politique de Staline en Espagne avec sa trahison des communistes chinois dix ans auparavant.

"La notion que la fin justifie les moyens a conduit Staline à non seulement trahir la révolution et le peuple russe, mais aussi le peuple espagnol et chinois. Tu ne sais probablement pas que pendant des années, des millions de roubles ont été déversés en Chine pour bâtir une formidable armée communiste chinoise. Des dizaines de milliers de jeunes chinois enthousiastes ont perdu la vie, massacrés par Chiang Kaï-chek. 49 Lorsque Staline, pour des raisons de politique étrangère, a décidé de frayer avec les gouvernements impérialistes, l’ordre fut donné à la courageuse armée chinoise de se dissoudre et de se soumettre à l’autorité de l’homme même qui avait couvert le sol chinois du sang des victimes de Staline,50 qui fait la même chose en Espagne. Les historiens dans le futur démontreront le fait que,en envoyant des armes à l’Espagne après la période la plus critique de trois mois et demi, Staline a aussi envoyé ses émissaires pour détruire de fond en comble toutes les magnifiques réalisations de la CNT et de la FAI. Qu’ils n’aient pas réussi comme ils l’espéraient est du au fait qu’ils ne sont jamais parvenus à s’implanter parmi le peuple espagnol, mais ils ont fait assez de dégâts pour rendre plus facile que ne l’aurait été autrement la progression de Franco. Plus que cela, leur pouvoir au sein du gouvernement leur a permis de corrompre les milices, d’avantager leurs camarades, seulement parce qu’ils étaient membres du parti communiste et cela même si ils étaient incompétents comme dirigeants ou officiers. Crois moi, je n’exagère pas quand je dis que c’est entièrement de la faute des communistes si de si nombreuses villes importantes comme Belchite, Teruel et autres ont été perdues face aux hordes italiennes et allemandes de Franco.51 Malheureusement la situation en Espagne est si grave et si désastreuse qu’il est impossible aujourd’hui de clouer les maudits communistes et leur maître Staline au pilori qu’ils méritent. Mais l’histoire a sa manière propre de faire connaître la vérité, même si cela prend du temps."

Dans une autre lettre à John Dewey (3/5/38), président d’une commission internationale chargée l’année précédente d’enquêter sur les accusations de Staline contre Trotski, Goldman met à nouveau en évidence le fait que la dictature soviétique a ses origines avec Lénine et Trotski, et avec Staline plus tard. Les attaques continuels de Trotski sur les marins de Kronstadt ainsi que sur les anarchistes espagnols démontrent que ses objectifs dictatoriaux fondamentaux restent inchangés.

"J’ai été très heureuse de recevoir ta lettre et de lire ce que tu dis sur l’évolution des esprits chez beaucoup de membres de l’intelligentsia aux États-Unis concernant le régime soviétique et les activités du P.C en Amérique. Le problème avec la plupart de ces braves gens, c’est qu’ils se sont émancipés vis à vis d’une superstition pour en épouser une autre. Maintenant, ils font porter toute la responsabilité sur Staline, comme si il ne venait de nulle part, comme si il n’était pas simplement le dispensateur de l’héritage de Lénine, de Trotski et de l’infortuné groupe qui a été sauvagement assassiné ces deux dernières années. Rien ne m’étonne autant que l’affirmation que tout allait bien en Russie du temps où Lénine, Zinoviev et Trotski étaient à la tête de l’état. En réalité, le même processus d’élimination, ou pour reprendre le terme du P.C, de "liquidation," commencé par Lénine et son groupe, s’est mis en place dès le début de l’ascendance des communistes vers le pouvoir. Au début de 1918 déjà, c’est Trotski qui a liquidé le quartier général anarchiste à Moscou à coup de mitrailleuses, et c’est la même année que fut liquidé le soviet des paysans, composé de 500 délégués dont Maria Spiridonova,52 , en livrant beaucoup d’entre eux, Maria y compris, à la Tchéka. Ce fut également sous le régime de Lénine et de Trotski que des milliers de personnes de l’intelligentsia, des ouvriers et des paysans, furent liquidés par le feu et l’épée. 53 Autrement dit, c’est l’idéologie communiste qui a répandu les idées empoisonnées à travers le monde: un, que le parti communiste avait été appelé par l’histoire pour guider "la révolution sociale", et, deux, que la fin justifie les moyens. Ces notions sont à l’origine de tous les maux qui ont suivi la mort de Lénine, Staline y compris.

En ce qui concerne Trotski,je ne sais pas si tu a lu le New International de février, mars et avril, particulièrement celui de ce mois-ci. Si tu l’as lu, tu verras que l’histoire du léopard qui change la couleur de ses taches mais non sa nature s’applique parfaitement à Léon Trotski.Il n’a rien appris et n’a rien oublié. Les habituelles calomnies, mensonges et désinformation bolcheviques ont été ressortis du placard familial pour salir la mémoire des marins de Kronstadt. Plus encore, les vivants comme les morts ne sont pas à l’abri de leurs attaques venimeuses et calomnieuses. La nouvelle bête-noire de Trotski sont les anarchistes espagnols de la CNT et de la FAI. Réfléchis , au moment où ils se battent le dos au mur, où ils ont été trahis par le Front Populaire de Blum, par le gouvernement national 54 et par le régime de Staline, Léon Trotski, qui a mobilisé le monde entier pour sa défense, attaque le peuple héroïque d’Espagne. Cela prouve simplement, plus que toute autre chose, que Trotski est de la même trempe que son ennemi juré, Staline et qu’il ne mérite pas la compassion que lui accorde la plupart des gens face à sa situation actuelle.Oui, le P.C , en Russie et en dehors, à fait tant de torts au mouvement ouvrier et révolutionnaire à travers le monde qu’il faudra peut-être des centaines d’années pour les réparer. Quant aux dégâts en Espagne, ils sont simplement incalculables. Une chose est d’ores et déjà évidente : les satrapes de Staline, à travers leurs méthodes de sabotage des réalisations du peuple espagnol et l’établissement d’un système de favoritisme en faveur des officiers et autres responsables militaires communistes, ont fait du bon travail pour Franco.Je n’exagère pas lorsque je dis que les milliers de vies et les ruisseaux de sang versés par les hordes allemandes et italiennes de Franco doivent être déposés aux pieds de la Russie soviétique. J’ai conscience que la vérité sera établie un jour, mais les vingt dernières années ont démontré que cela prend du temps pour dénoncer les mensonges
."

En faisant mention du contexte britannique dans une lettre du 24/5/38 à Margaret de Silver,la compagne de Carlo Tresca et elle-même une militante de longue date, Goldman explique le succès de l’organisation communiste et de ses partisans à travers les campagnes de propagande. En plus de la discipline rigide de parti, il faut prendre en compte les ressources illimitées et le prestige de l’Union Soviétique. Le résultat en est une obéissance docile qui irait jusqu’à accepter une alliance impensable avec les pires ennemis des communistes.

"Le communiste moyen ressemble au catholique moyen. Tu peux lui présenter des faits un milliers de fois, il croira toujours que son église communiste ne peut pas avoir tort. Je suis certaine que si la Russie décidait de s’allier avec Hitler, ce qui n’est pas à exclure,55 les staliniens le justifieraient et l’approuveraient tout comme ils ont justifié la trahison de la Chine et de l’Espagne."

Dans une lettre du 2/6/38 au camarade Helmut Rudiger, Goldman dénonce les nouvelles promesses de modération "honorable"proposées dans son programme en 13 points par le premier ministre espagnol soutenu par les communistes, Juan Negrin. L’intention cachée de Negrin était sans doute d’apaiser les britanniques. Pour cela, il prévoit clairement le retour de l’église sur le devant de la scène, le rétablissement de la propriété privée et tout ce qui ramène à la situation antérieure. Elle ne parvient pas à imaginer comment les camarades espagnols parviendront à contrer Negrin une fois la guerre finie, après une telle érosion de leur position militaire et politique. 56

Juste après son dernier séjour en Espagne,(11/11/38), Goldman présente à Rudolf Rocker des charges supplémentaires contre les communistes .

"Lorsque je t’aurais dit que des milliers de nos camarades en première ligne sur le front ont été éliminés par les communistes, qu’ils ont mis la main sur l’industrie , éliminé les comités de la CNT 57, et qu’ils ont sapé insidieusement la force de la CNT et de la FAI,tu auras une idée de quelques-uns des agissements des sbires de Staline."

Les armes envoyées par la Russie sont, pour la plupart inefficaces, datant d’avant la première guerre mondiale. 58 Ses experts en industrie d’armement étaient si incompétents qu’ils furent rappelés. Pire, l’infiltration par les communistes de ce secteur d’activité réduisit sa production d’un tiers. En plus de cela, ils envahirent le quartier général du secteur autogéré des transports, détruisant le matériel, forçant le coffre-fort et menaçant les dirigeants et militants anarchistes. Ils appliquèrent une discrimination dans les soins médicaux entre les membres du parti et les autres et occupèrent les plus hautes fonctions dans l’armée, obligeant les anarchistes à se soumettre à leurs diktats.

Malgré tout cela, Goldman estime que les communistes n’ont pas réussi à prendre pieds en Espagne et ne peuvent plus agir aussi ouvertement que l’année précédente. Mais le comité national de la CNT n’avait pas pris encore de position claire vis à vis du rôle destructeur des communistes et du gouvernement de Negrin. D’un autre côté, la FAI s’était prononcée pour une dénonciation franche et publique et avait commencé à revitaliser la base syndicale en vue d’une prochaine confrontation directe.

Dans ce bref extrait d’une lettre à Ben (Capes?) quelques jours plus tard, (15/11/38), Goldman tire de son expérience espagnole l’ enseignement clair que l’état et la liberté économique ne peuvent coexister.

"Tu dis qu’une fois que la liberté économique est obtenue par les masses, l’état en tant qu’instrument d’oppression se dissoudra. Le problème, c’est que la liberté économique ne peut pas être obtenue par les masses tant que l’état n’est pas détruit dans le processus, car l’état ne permettra jamais la liberté économique. Cela s’est démontré des milliers de fois et l’est encore en Espagne. Le gouvernement Negrin, réactionnaire par essence, fait tout son possible pour détruire les acquis économiques révolutionnaires des masses espagnoles . . . "

Un mois après son départ d’Espagne (fin novembre 1938), Goldman rédige cet article détaillé (dont une grande partie fut publiée plus tard) sur le procès tronqué de l’état espagnol contre des dirigeants du POUM en octobre, un prolongement de la répression brutale commencée contre ce parti au début de 1937.

"Peu après que le procureur ait terminé son énonciation des accusations portés contre les prisonniers du POUM, [i]L'Humanité 59 a fait ce commentaire: "Emma Goldman, l’anarchiste célèbre dans le monde entier a qualifié le procès des espions du POUM comme étant le plus équitable auquel elle n’a jamais assisté." Je ne sais pas ce que j’ai fait pour "mériter" d’être citée dans un journal qui n’en sais pas assez de ma position dans le mouvement révolutionnaire pour orthographier correctement mon nom. Je veux néanmoins assurer les lecteurs de Vanguard et tous nos camarades que je n’ai jamais fait mention des hommes du POUM comme étant des espions. Loin de les considérer comme tels, bien avant de revenir à Barcelone et l’ouverture du procès, j’étais convaincue que les accusations portées contre eux par les sbires de Staline en Espagne étaient du même tonneau que les preuves falsifiées constamment utilisées en Russie contre tous ceux dont Staline voulait se débarrasser.Si jamais j’avais douté de l’innocence des membres du POUM poursuivis en justice, le déroulement du procès pendant ces onze jours, les témoins à charge et à décharge, m‘auraient convaincus de la complète inanité des accusations retenues par le procureur. En réalité, je n’ai jamais été le témoin d’une falsification aussi évidente et délibérée des faits et de la vérité que celle appliquée aux accusés .

Je veux citer ici quelques unes des méthodes utilisées pour incriminer Gorkin, Andrade, Bonet, Gironella, Arquer, Escuder et Rebull. Joaquin Roca Mir (en procès pour espionnage, (son cas en encore en délibéré) déclare qu’il est entré dans le service d’espionnage de Dalmau-Riera 6o de Perpignan. Il a fait parvenir toutes les informations militaires à Riera. Un jour, on lui a confié une lettre pour Riera et une valise qui devaient être récupérés le lendemain. Trois heures après, la police est intervenue.Il a déclaré qu’on l’avait gardé pendant quarante-huit heures sans nourriture, qu’il avait été contraint de faire des aveux." Il s’est rétracté dans une déclaration faite devant le juge et dans une lettre rectifiant le faux témoignage , en déclarant qu’il n’avait aucune relation avec le POUM, ajoutant qu’il ne connaissait aucun de ses membres.

Ce témoin a poursuivi en déclarant qu’on avait trouvé dans la valise des documents avec des plans de fabrication de bombes. Sur ceux-ci était écrit "Comité Central du POUM." Il y avait également d’autres documents codés, qui révélaient que des groupes clandestins du POUM préparaient un attentat contre la vie de Prieto. Il a déclaré qu’il ne connaissait pas l’homme qui est venu chercher la valise et la lettre.

Il est clair que, connaissant l’homme suspecté d’être un espion, les agents de Staline ont garni la valise afin d’établir une relation entre les inculpés et les espions fascistes. Cela constitue également la plus grande partie des fausses accusations présentées au tribunal, même si un enfant pourrait se rendre compte de leur caractère grossier.Il y eut d’autres prétendues preuves; mais il n’est pas nécessaire de les détailler puisque les juges eux-mêmes, en prononçant des peines contre cinq d’entre eux et en en relaxant deux, ont rejeté totalement les accusations d’espionnage et de lien avec le fascisme ou la Gestapo.61

Le procureur a fait tout son possible pour faire avouer ce témoin qu’ils avaient reçu le soutien de Hitler et de Mussolini pour leur propagande en faveur du POUM en Espagne et à l’étranger; mais cette tentative échoua complètement aussi. En d’autres termes, l’entière conspiration fabriquée de toutes pièces et la propagande mensongère commencées depuis les événements de mai contre le POUM, comme parti et contre ses membres, ne survécurent pas à la lumière apportée par ce procès.

J’admets que des "preuves" semblables en Russie auraient envoyé à la mort les ennemis de Staline, mais bien que je n’ai aucune illusion sur la tolérance du gouvernement Negrin, je dois dire que l’Espagne n’a pas encore atteint le niveau de dictature brutale de la Russie. Cela n’est peut-être pas tant à mettre à l’actif du gouvernement Negrin qu’à la force morale et quantitative de la CNT-FAI et du syndicat socialiste UGT qui a encore gardé les mains propres face au fléau communiste. Il est encore impossible que de telles crimes odieux, comme ceux mis en scène sous la domination de Staline, se déroulent dans la zone anti-fasciste d’Espagne.

J’ai été dans des tribunaux à maintes reprises durant ma vie. Je m’attendais, par conséquent, à trouver la même sévérité, le même désir de vengeance et le même manque d’impartialité au procès du POUM que ceux que j’avais connu en Amérique par le passé. J’ai donc été extrêmement surprise par le ton employé durant ces onze jours. Bien qu’il s’agisse d’un tribunal militaire, il n’y en avait aucun manifestation, personne en uniforme ou arborant la rigidité militaire envers le public qui pouvait y assister librement, ou envers les accusés. Deux gardes avaient introduit ceux-ci dans la salle et deux autres se tenaient discrètement au fond. Le procureur était de toute évidence communiste ou sympathisant. Il était vindicatif, sévère, faisant l’impossible pour incriminer les accusés. Au terme de son réquisitoire, il ne demanda pas moins que quinze et trente ans d’emprisonnement. Le fait même qu’il n’osât pas demander la peine de mort était en soi la preuve que tout le montage de preuves fabriquées s’était effondré.

J’ai été particulièrement frappée par l’objectivité du juge. A aucun moment il n’a permis au procureur de formuler des faits sans rapports avec la culpabilité ou l’innocence des accusés. Durant leur contre interrogatoire, lorsque le procureur essayait de les harceler ou de les inciter à faire des déclarations hostiles à leur parti ou à leurs idées, le juge intervenait immédiatement. D’un autre côté, il écouta patiemment le plaidoyer de quatre heures de l’avocat de la défense. Il s’agissait d’une analyse magistrale des différents partis politiques qui composaient le front anti-fasciste. Il parla dans des termes les plus élogieux de la CNT-FAI, il démontra clairement que l’idéologie du POUM et celle des accusés excluaient toute possibilité de connexion avec le fascisme ou l’espionnage. Il raconta aussi la terreur imposée aux ouvriers de Barcelone durant les événements de mai par les sbires de Staline et l’assassinat de nos camarades qui s’ensuivit, celui de Camillo Berneri et de Barbieri, tout comme d’un grand nombre d’autres victimes dont nous ne connaissons pas les noms. En d’autres termes, le déroulement du procès de son ensemble durant les onze jours m’a donné l’impression d’être exempt de tout esprit partisan, de manipulation politique et de virulence communiste contre les accusés. Je dois donc reconnaître ce que j’ai déclaré devant le ministre de la justice lorsque l’on ma demandé, ainsi qu’à d’autres correspondants, mes impressions sur le procès: que le tribunal avait été en tous points objectif et que cela avait été le procès le plus équitable auquel j’avais jamais assisté.

Les lecteurs de Vanguard sont en droit de se demande comment il se fait que cinq des accusés du POUM se sont vus infligés respectivement onze et quinze ans de prison. N’est ce pas là un signe d’iniquité? A cela je répondrai que une telle sentence dans tout autre pays serait en effet très sévère. En Espagne, cela n’est pas si grave parce qu’ici rien n’est définitif excepté la détermination du peuple à vaincre le fascisme. Tout changement au sein du gouvernement, ou tout autre événement, entraînera probablement une amnistie politique. Il n’ y a donc pas de raisons de croire que les accusés purgeront l’intégralité de leur peine. Le procès comporte deux volets : Le premier, les juges devaient faire quelque chose pour satisfaire les appétits insatiables des représentants de Staline. Le second, prévenir la disparition de Gorkin et des ses camarades comme cela avait été le cas de Nin parmi d’autres. Je ne suis pas la seule à penser cela et c’est aussi l’impression d’un certain nombre d’autres personnes qui ont assisté à ce procès.

Est-il nécessaire d’insister auprès des lecteurs de Vanguard sur le fait que je ne partage pas l’idéologie du POUM. C’est un parti marxiste et j’ai toujours été, suis encore, totalement opposée au marxisme, mais cela ne m’empêche pas de ressentir du respect pour la mentalité et le courage de Gorkin, Andrade et leurs camarades. Leur comportement devant le tribunal fut magnifique. L’exposé de leurs idées sans équivoque. Il n’y eut ni dérobades ni regrets. En fait, les sept hommes dans le box des accusés ont montré, pour la première fois depuis la la démoralisation de tous les idéalistes en Russie, la manière dont devait se comporter des révolutionnaires face à leurs accusateurs. A la fin, lorsque le procureur a poussé leur patience dans ses derniers retranchements, Gorkin, Andrade, Bonet, Gironella, Arquer, Escuder et Rebull se sont fièrement dressés, le point levé, sûrs d’eux mêmes et défiant leurs ennemis. Ce fut vraiment un moment fort dans le tribunal que les gens sans scrupules qui avaient préparé leur perte n’oublieront pas de sitôt.

Compte tenu du fait que beaucoup de rumeurs ont circulé à l’étranger sur l’indifférence de la CNT pour le sort des accusés du POUM et l’issue de leur procès, il n’est pas inutile de préciser que l’avocat de la défense était membre de la CNT et que le témoignage de Federica Montseny quant à la personnalités des accusés, fut parmi les plus élogieux. Le mieux serait peut-être de citer mes notes sur sa déclaration:

"Elle dit qu’elle connaît quelques-uns des accusés à travers leur travail syndical et leurs écrits, et également aussi comme des militants anti-fascistes sincères. Elle déclare qu’elle a été envoyée par le gouvernement pour servir de médiatrice lors des événements de mai et que lorsque la lumière sera faite sur ces troubles, on en comprendra de nombreux aspects encore obscurs. Que ni le POUM ni la CNT-FAI n’étaient responsables de ces événements .
Elle ajoute que toute cette affaire montre tous les signes d’avoir été montée de manière souterraine et secrète pour renverser le gouvernement Largo Caballero et de se débarrasser ainsi de l’influence du prolétariat en son sein. Cela fait naturellement du tort à la cause ouvrière.
En réponse aux questions du procureur,, elle dit que, dès leur arrivée de Valence, ils ont organisé une réunion à la Generalitat pour calmer les esprits excités et garder le contrôle de la situation, afin que les événements ne se déroulent pas de la manière prévue par les provocateurs. Ils étaient convaincus qu’il s’agissait d’une manœuvre contre les intérêts des masses populaires."

Je ne soulignerai jamais assez que c’est la position déterminée et sans équivoque de la CNT-FAI pour assurer un procès équitable aux membres du POUM et pour leur apporter toute l’aide amicale possible qui a empêché sans aucun doute une sentence plus sévère que celle prononcée; mais comme je l’ai déjà dit, je suis certaine qu’une amnistie sera accordée dans un avenir pas si lointain. Je sais de source sûre que la CNT-FAI y travaille déjà. Mais il est tout aussi vrai que tous les travailleurs à travers le monde devraient protester auprès de Negrin contre les sentences prononcées et pour demander une amnistie.[/i]"

Goldman a écrit quelques brefs commentaires développant le texte ci-dessus dans le manuscrit suivant de décembre 1938.

"J’ai déjà écrit un article pour Vanguard et Freie Arbeiter Stimme. Je n’ai donc pas besoin de me répéter sur ce que j’ai dit sur la fabrication ahurissante de prétendues preuves sur la base desquelles on voulait envoyer à la mort les sept membres du POUM. L’aspect le plus frappant pour moi, c’est leur ressemblance frappante avec le genre de preuves utilisées dans presque tous les procès récents en Russie, toutes aussi crapuleuses et totalement dénuées d’originalités ou de faits concrets.

Il existe néanmoins certains aspects qui nécessitent quelques clarifications que je n’ai pas fourni dans l’article . . . .

La sentence prononcée contre les cinq dirigeants du POUM est horrible, mais je dois insister sur le fait qu’elle aurait été beaucoup plus sévère si le mouvement libertaire uni n’avait pas été derrière les accusés. Déjà en juin 1937, la CNT avait adressé une vigoureuse protestation auprès du président de la république, du président des Cortes et de tous les autres membres du gouvernement concernant les persécutions contre le POUM et ses dirigeants, ainsi qu’un avertissement contre toute tentative d’incriminer ses membres sur la base de faux témoignages. On sut très tôt que l’influence de la CNT- FAI et de la Jeunesse Libertaire serait mobilisé pour la défense des droits des accusés. Ce fut aussi la CNT qui fournit un avocat pour leur défense. Après que l’homme eut été menacé par les fidèles de Staline, il fut obligé de prendre la fuite pour sauver sa vie. Après quoi, ce fut de nouveau la CNT qui engagea un autre avocat, adhérent de l’organisation, parce qu’aucun autre n’osait assurer la défense des accusés. Ce furent nos camarades Santillan et Herrera qui négocièrent avec Vicente Rodriguez Revilla, un jeune avocat d’assises brillant, pour prendre l’affaire en mains. Son plaidoyer devant le tribunal, d’une durée de cinq heures, a impressionné tout le monde, par son analyse documentée et approfondie de la conspiration contre les accusés, des objectifs de leur parti, de la signification des événements de mai et de la place et de l’importance de la CNT-FA I dans la vie des ouvriers et paysans espagnols. Il ne fait aucun doute que sa plaidoirie a sapé l’accusation. Ajouté à cela, comme je l’ai déjà dit, il y a avait le soutien moral de la CNT-FAl qui a complètement brouillé le jeu de la Tchéka espagnole. Ces gens ont poursuivi leurs attaques violentes à travers leur presse, faisant tout leur possible pour influencer le tribunal. Il n’y avait que la presse de la CNT, le journal du soir du même nom, et Solidaridad Obrera, pour rester silencieuse durant le procès puis pour publier un article digne condamnant en des termes sans ambiguïtés la pitoyable campagne de presse menée par les communistes.

Je n’aurais pas écrit tout cela si je n’étais pas tombée dernièrement sur un article attaquant la CNT dans le Independent News publié à Paris par le POUM. Je considère ce déchaînement injustifié, injuste et ingrat. Je ne peux pas imaginer que les hommes qui purgent actuellement leur peine approuveraient de telles tactiques de bas étage, employées uniquement pour discréditer la CNT. Je suis certaine que cet article du Independent News cause un tort irréparable à leurs camarades et au parti alors qu’il ne porte en aucune manière atteinte à la force morale de la CNT-FAI. Je vois que quelques journaux qui se prétendent anarchistes ont relayé l’affirmation selon laquelle la CNT, à cause de la présence de ses membres au gouvernement, comme Segundo Blanco, le ministre de la culture, est responsable des lourdes peines prononcées envers les accusés. Tout ce que je peux dire, c’est que ces anarchistes tirent les marrons du feu pour les 150 variétés de marxistes et leur monde. Ils s’y brûleront seulement les doigts, comme des anarchistes l’ont fait auparavant.

En conclusion, Je veux souligner encore une fois que, loin d’être responsable de la peine infligée aux membres du POUM, le fort soutien que leur a accordé la CNT-FAI a évité en Espagne la répétition des terribles méthodes utilisées en Russie contre les vieux bolcheviques."

Peut après la chute de Barcelone, Goldman écrit à Rudolf Rocker (10/2/39) concernant les récits qu’elle a reçu sur le sabotage de la défense de la ville.

"Tu t’apercevras qu’en réalités, les responsables de la reddition de Barcelone et de l’effondrement de la Catalogne sont les Carabiniers, la police contre-révolutionnaire du gouvernement Negrin. Leur lâche retrait du front de l’Ebre 62 a permis aux forces de Franco de pénétrer en Catalogne et d’en prendre le contrôle. "

D’autres raisons en étaient le manque d’armes et autre matériel, ainsi que la faiblesse du gouvernement Negrin et les manipulations des communistes. Il est néanmoins évident que le Comité National de la CNT est aussi à blâmer pour avoir été trop indulgent et confiant envers ses alliés.

Toutes les organisations en Grande Bretagne qui collectaient alors le soutien financier pour les réfugiés espagnols étaient contrôlées par les communistes. De ce fait, aucune aide n’est jamais parvenue jusqu’aux anarchistes. Goldman trouve cela ignoble puisqu’on ne devrait pas refuser de l’aide aux réfugiés sur la base de leur appartenance politique.

Dans une lettre à un "camarade" pendant les dernières semaines de la guerre civile, (21/3/39), Goldman écrit sa plus sévère attaque contre l’héritage de Karl Marx.

"Je suis certaine que tu ne sais pas ce que Marx a permis de faire à ses partisans durant la Commune de Paris et que tu ne connais pas ses méthodes, ainsi que celles de Engels,pour traiter de toutes les grandes questions de leur époque. Marx a toujours insisté sur la nécessité de "manger à tous les râteliers". En d’autres termes, de contrôler l’issue de tous les soulèvements révolutionnaires à partir de son propre point de vue privilégié – que ce soit d’Angleterre, de Suisse ou d’autres pays éloignés de l’action. Mais même si Marx avait utilisé des moyens plus humains pour traiter les questions révolutionnaires de son époque, le fait même qu’il soit partisan de la dictature, et du pouvoir centralisé de l’état a conduit inévitablement par le passé, et aujourd’hui en Espagne, au désastre. Les marxistes ressemblent à ceux qui entourent le pape, bien pires que le pape lui-même, mais le fait reste que l’apparition des thèses marxistes à travers le monde n’a pas causé moins de torts, je dirai même a causé plus de torts, que l’introduction du christianisme - à tous les niveaux en Espagne, elle a aidé à assassiner le révolution espagnol et la lutte anti-fasciste."

Dans une partie de son dernier discours public à Londres, (24/3/39), Goldman fournit des détails sur la trahison lors de la défense de la Catalogne et sur la démoralisation de la division Lister créée par les communistes, dans la même zone.

"Bien entendu, j’ai voulu savoir comment avait été perdu la Catalogne, le berceau même des idées révolutionnaires et la place forte de la Confédération Nationale du Travail espagnole.J’ai devant moi un document 63 qui montre qu’il y a huit mois, huit mois avant que Barcelone ne soit abandonnée, des membres de la Fédération Anarchiste Ibérique s’étaient rendus auprès du gouvernement Negrin après avoir consulté les plus hauts responsables de l’armée, et l’avait averti, à lui ou les intermédiaires communistes de Negrin, que l’ennemi détruirait la Catalogne si des mesures n’étaient pas prises immédiatement pour réorganiser les moyens de défense. Ils démontrèrent qu’une armée de volontaires, mieux entraînés, mieux équipés pour la guerre qu’elle ne l’était le 19 juillet 1936, pourrait être organisée par la F.A.I, que tous les membres de la Jeunesse et de la Fédération Anarchiste Ibérique s’étaient déjà portés volontaires pour défendre la Catalogne et Barcelone à condition d’être débarrassé du commandement communiste. Ils savaient, par expérience personnelle, que combattre sous commandement communiste signifiait perdre la vie. Qu’a fait Negrin ? Negrin et ses amis communistes ont organisé un banquet et invité quelques-uns de nos camarades à venir discuter en toute camaraderie, du meilleur moyen de défendre la Catalogne et Barcelone.C’était un banquet semblable à celui auquel avait assisté Mr. Chamberlain à l’ambassade russe. Il y avait abondance de plats et du champagne dans un pays où les gens mourraient de faim, où la population civile était sous-alimentée depuis un an, parce que Negrin et ses amis communistes pensaient pouvoir soudoyer les représentants de la FAI. Mais ni Negrin, ni Companys, qui était président de Catalogne, ni les communistes n’ont accepté le plan. L’accepter aurait signifié placer la défense de la Catalogne et de Barcelone entre les mains des anarchistes, et Negrin et les communistes préféraient Franco aux anarchistes. C’est une erreur de dire que la Catalogne s’est rendue et que Barcelone est tombé. Il n’y a pas eu combat. La Catalogne et Barcelone ont été trahis.Par les russes, par Staline, par ses méthodes, par ses purges, par tout ce qu’il a fait en Russie pour détruire les éléments et la flamme révolutionnaires et par tout ce qu’il a fait de semblable en Espagne.

J’ai devant moi une lettre d’un homme, un allemand, un scientifique, un anti-fasciste, qui s’est précipité en Espagne aussitôt après le 19 juillet, et qui a combattu sur tous les fronts. Je l’ai rencontré, je le connais, et je sais que tout ce qu’il dit est totalement fiable. Il décrit le moment où il est arrivé dans la division Lister… il y a trouvé une totale démoralisation et désintégration, parce que ses membres, des ouvriers venus de la base, qui s’étaient portés volontaires ou qui avaient été recrutés, étaient commandés par la terreur, par la terreur et non plus dans l’intérêt de la guerre et ils disaient donc "Ce n’est plus notre guerre. Ce n’est plus notre combat. C’est la guerre de Negrin, celle du gouvernement espagnol. C’est la guerre de Staline. C’est la guerre par laquelle il espère bander les yeux des démocraties afin qu’elles ne viennent pas au secours du gouvernement républicain." Il y a trouvé une décomposition et une démoralisation épouvantables, des pots de vin et la partialité. Voilà, mes amis, la cause de l’effondrement de la Catalogne et de Barcelone.
"
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Vision du Feu 4ème partie (Fin et notes)

Messagede digger » 21 Juil 2014, 18:18

Écrivant à Helmet Rudiger quelques mois après l’effondrement de l’Espagne (4/8/39), Goldman met en avant une lettre qu’elle a reçu d’un ex-membre désillusionné des Brigades Internationales. Il affirme que si les brigadistes morts revenaient, leurs accusations de trahison marqueraient Staline et les communistes "en lettres de feu". Pour elle, il est important de savoir que même ceux qui furent d’ardents partisans arrivèrent à une telle prise de conscience.

Au cours de ses efforts permanents pour rendre publiques les enseignements de l’Espagne et la discrimination continuelle envers les réfugiés anarchistes, Goldman apporte de nouveaux détails dans une réunion publique à Toronto (19/9/39).

"Je me souviens très bien avoir déclaré ici même il y a quelques mois que les armes envoyée par la Russie en Espagne étaient fabriquées en Tchécoslovaquie par l’usine d’armements de Skoda, et qu’elles s’étaient révélées avoir été fabriquées pour la dernière guerre – absolument inadéquates pour aider le peuple espagnol à se défendre contre Franco. Ma déclaration avait été contestée par des communistes dans la salle. J’ai reçu depuis des lettres de quatre membres des Brigades Internationales qui confirme mes accusations, qui disent que, par expérience personnelle, ils peuvent témoigner du fait que les armes étaient totalement inutiles pour le combat ...64

Mais les russes ne sabotèrent pas seulement la lutte anti-fasciste en Espagne .Il y a près de 500 000 réfugiés dans les camps de concentration français. Ils ont été traités pire que des criminel par les autorités mais c’est encore le pouvoir de Staline, à travers ses partisans, qui a pratiqué les discriminations les plus abominables contre les malheureux réfugiés dans ces camps épouvantables. Lorsque je vous aurai dit que les bateaux qui ont emmené les réfugiés au Mexique – 1 800, 2 000, et 5 000 – ont embarqué seulement un petit pourcentage des personnes les plus militantes, vous comprendrez la discrimination, la partialité criminelle des communistes sous les ordres de Staline dans les camps.

Aujourd’hui même, j’ai reçu une lettre du Mexique de l’un des militants espagnols qui me dit que, même au Mexique, le bras long de Staline écrase tout sur son passage , qu’il y existe la même partialité, les mêmes discriminations, et la même différenciation brutale entre les différentes composantes de l’ancien front anti-fasciste d’Espagne.
"

Dans une lettre à son amie londonienne Liza Koldofsky du 18/10/39, Goldman considère le récent pacte Soviéto-Nazi cohérent avec la politique générale de Staline et comme une révélation salutaire pour ceux qui, de l’extérieur, sont encore fascinés par le mythe soviétique.

"Je ne pense pas, ma très cher, que j’ai été prophétique en ce qui concerne la Russie.65 J’ai seulement suivi les actes de Staline depuis qu’il a accédé au pouvoir. J’ai vu ce qu’il avait fait en Russie pour étouffer le moindre souffle de vie. Je savais que personne ne pouvait faire cela chez lui sans penser à utiliser les mêmes méthodes à l’extérieur. En outre, je savais que Staline n’avait qu’une seule ambition qui le consumait : de transformer la Russie révolutionnaire en un puissant empire avec lui régnant au pouvoir. Il était tout simplement inévitable qu’il utilise les moyens les plus ignobles pour réaliser ce rêve. Sous cet angle, et bien d’autres, il n’existe aucune différence entre Hitler et lui. Le pacte, et tout ce qu’a déjà fait , ou fera, Staline ne sont que les maillons de la chaîne qu’il a forgé pour le peuple russe, leurs espoirs et ceux du reste du prolétariat. C’est pour cette raison que je suis heureuse que le masque du menteur soit tombé et que tout le monde puisse voir son visage hideux. Malheureusement, il y a encore des fous et des canailles à travers le monde. Ses lécheurs de bottes aveugles lui trouvent encore des excuses. Mais c’est en vain. La traîtrise noire de Staline ne peut plus être effacée ou oubliée par l’histoire."

Le lendemain, elle écrit à Rudolf Rocker que la politique de Staline, Lénine et des autres bolcheviques, n’est que le miroir des mêmes traits négatifs de Marx à son époque.

"Staline,après tout, gère l’héritage du marxisme. Si j’avais besoin de preuves, une récente biographie de Marx par Carr 66 que je suis en train de lire, convaincrait les plus crédules que le gang de Moscou, de Lénine à Staline, a répété comme un perroquet les enseignements de leur maître. Marx était une créature étroite d’esprit, jaloux, orgueilleux et autoritaire, insensible à tout sentiment (excepté envers sa famille et peut-être Engels) .67

Elle est convaincue que Marx aurait commis les mêmes crimes que Staline si il avait accédé lui-même au pouvoir. Cela est démontré par la nature de ses relations avec Proudhon,68 Bakounine et d’autres qui avaient osé s’opposer à ses vues.

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1. Par Khrouchtchev au XXème Congrès du parti en février 1956.
2. Un exemple frappant en est la dépendance de l’Ouest comme de l’Union Soviétique envers l’arme nucléaire, choisie dans les deux cas par des structures gouvernantes hiérarchisées.
3. La plus grande permissivité envers la critique de la part d’un régime communiste fut la révolution culturelle chinoise à la fin des années 1960. Mais même dans ce cas, la "sagesse de Mao" (la plus haute instance du parti) était intouchable, une sphère sacrée fournissant un levier pour de prochaines purges comme cela fut le cas après sa mort lors de la campagne contre "la Bande des Quatre".
4. Il faut se rappeler que le but ultime du marxisme est en réalité similaire à la vision générale de l’anarcho-communisme .
5. Des exemples de la politique étrangères chinoise dans les années 1980 sont le soutien au Shah d’Iran, aux alliés de l’Afrique du Sud en Angola et au régime fasciste du Chili; de même, la guerre ouverte entre la Chine, le Vietnam et le Cambodge, trois états "socialistes" hiérarchisés au début de 1979.
6. Concernant Santiago Carrillo (1915-2012), le secrétaire général du parti jusqu’en novembre 1982, ses manipulations autoritaires alors qu’il était à la tête des Jeunesses Socialistes Unifiées [Juventud Socialista Unificada, JSU], son aide apportée à la prise de contrôle de Madrid par la Tchéka et sa ligne politique fortement anti-révolutionnaire en Espagne à partir de 1937 (en aidant à justifier la persécution et l’arrestation de tous les éléments de la gauche du parti communiste, entre autres choses) sont bien documentés. Voir, par exemple, les ouvrages par Bolloten, Broué et Témime.[NDT La Révolution et la guerre d'Espagne Pierre Broué, Émile Témime, Les Éditions de Minuit, 1961, rééd. 1996 ]. Felix Morrow, dans son Revolution and Counter-Revolution in Spain, p.168, mentionne que Carrillo avait même recommandé que le parti communiste recrute "des sympathisants fascistes" parmi la jeunesse dans ses efforts oportunistes pour élargir sa base. Fidèle à ses habitudes, Carrillo continue à recourir aux calomnies, mensonges et distorsions dans ses mémoires de cette période (voir Fernando Gomez Pelaez, "Santiago Carrillo or History Falsified," dans Cienfuegos Press Anarchist Review, no. 4, pp. 29-39, une traduction du même article, en espagnol à l’origine, dans Interrogations: International Review of Anarchist Research, no.2 (Mars 1975).
7. Voir Part II-"Communism and the Intellectuals," dans Nowhere at Home de Drinnon et Drinnon ed., ainsi que l’essai de Goldman, "There Is No Communism in Russia," American Mercury. vol. 34, Avril 1935 (reproduit dans Red Emma Speaks Shulman ed.,) .
8. Les difficultés pour obtenir de l’étranger des informations fiables sur les évènements confus de Russie étaient énormes. Même Malatesta, le célèbre vétéran italien et anti·collaborationniste convaincu, refusa de juger définitivement les bolcheviques jusqu’en juillet 1919, malgré de fortes suspicions quant aux orientations autoritaires prises par le régime. Dans une lettre au militant italien Luigi Fabbri, Malatesta exprimait encore la possibilité que "ce qui nous semble aller mal est le de cette situation [la défense de la révolution contre les forces réactionnaires] et que dans les circonstances particulières de la Russie, il n’y avait pas moyen d’agir différemment de ce qui a été fait " (Daniel Guérin ed., Ni dieu ni maitre: anthologie de I’anarchisme, III, 55).
9. Goldman 6/11/24 lettre à Roger Baldwin, NYPL
10. Goldman 26/8/36, lettre à Milly et Rudolf Rocker; Goldman 11/9/36 lettre à Stella Ballantine, NYPL. Un an plus tard, les communistes ayant mené une politique si ouvertement répressive, incluant le meurtre de l’anarchiste italien internationalement connu, Camillo Berneri, en mai, elle prépara un "testament politique" au cas où elle serait assassinée ou torturée pour lui faire faire une fausse ‘confession’. (Goldman 12/9/37 lettre à Roger Baldwin, NYPL, Goldman 12/9/37 lettre à Ethel Mannin, NYPL). Le contenu lui-même (Goldman 10/9/37 lettre à Mollie Steimer. NYPL) apparaît dans les chapitres IX et X.
11. L’exemple le plus flagrant de ce genre de politiciens était sans aucun doute Indalecio Prieto (1883-1962). En tant que dirigeant des socialistes "modérés", il était un ennemi juré de Francisco Largo Caballero et collabora avec les communistes comme premier ministre en mai 1937. Quelques mois plus tard, il fut évincé du pouvoir, nommé comme ministre de la Défense, lorsqu’il fut considéré comme un obstacle excessivement indépendant et facilement remplaçable par les communistes. De telles personnes n’étaient pas moins des "alliés" traîtres avant 1936 que après qu’ils aient été écartés par les communistes durant la guerre civile . Ils étaient simplement moins hardis.
12 A cette date, différentes sources soviétiques – y compris le journal Pravda – avaient exprimé ouvertement leur volonté de traiter les "trotskistes" et les anarchistes peu coopératifs en Espagne de la même façon qu’ils auraient été traités en Union Soviétique – en les exécutant ou en les emprisonnant. En fait, ils ne prirent jamais suffisamment le contrôle en Espagne pour parvenir à leur fin, au moins avec les anarchistes qui étaient trop nombreux pour s’en passer face à Franco. Néanmoins les POUMistas et les anarchistes furent durement persécutés, comme le démontrent les commentaires de Goldman dans ce chapitre. Les arrestations arbitraires, les emprisonnements et les tortures avaient déjà commencé en septembre 1936.
13. L’incident mentionné ici est probablement celui décrit dans Peirats, II, 64. La CNT en la Revolución española, trois volumes, éd. Ruedo ibérico, 1971.
14. Léon Blum (1872-1950), le dirigeant du Parti Socialiste et de son gouvernement du Front Populaire (Juin 1936 – Juin 1937, Mars-Avril 1938) avait proposé aux plus grandes puissances européenne une "politique de non-intervention" envers l’Espagne au début août 1936. Une large majorité de l’électorat du Front populaire était en faveur d’un soutien armé, ou, au moins, du maintien d’un libre transfert d’armes, de vivres et d’équipement vers la république espagnole face à l’aide massive allemand et italien aux fascistes. Mais Blum refusa de soutenir toute action qui risquait de remettre en question l’alliance avec la Grande Bretagne, la clé de voûte de la politique étrangère française à l’époque. La France calquait ses décisions sur celles de Londres et l’Angleterre préférait ne pas s’impliquer dans un engagement à l’étranger, qui risquait d’entraîner des provocations supplémentaires de l’Allemagne et de l’Italie, en soutenant leurs adversaires en Espagne. De plus, une dictature militaire conservatrice apparaissait, de toute évidence, de loin préférable pour les intérêts économiques britanniques à un gouvernement socialiste modéré, sans parler d’une expérience révolutionnaire. Par conséquent, la politique de non-intervention avait une consonance idéale et rationnelle pour le refus français et britannique de permettre une aide quelconque à la république espagnole, y compris officieuse. En même temps, elle permit à l’intervention des allemands et des italiens, faute d’un mécanisme de contrôle, de continuer comme auparavant. En outre, cela permit aussi à l’Union Soviétique de devenir de fait le seule source de soutien pour la république (à l’exception du Mexique) et de lui accorder une position de contrôle.
15. On peut trouver des détails concernant ces efforts, y compris les refus de Harold Laski et de Bertrand Russell, dans LL, II, ch. 55.
16. Ayant adopté le discours traditionnel marxiste-léniniste (et trotskiste) contre l’anarchisme nihiliste et petit-bourgeois en Espagne jusqu’en 1936, le POUM a rapidement changé de ligne au moment de la lutte contre le fascisme et le commencement de la révolution. Bien que souhaitant un gouvernement révolutionnaire, à l’opposé de la position traditionnelle anarchiste anti-statiste, les POUMistas voyaient, en pratique, la CNT-FAI soutenir leur approche. (Bientôt, nombre d’entre eux s’inquiéteront de la faculté inépuisable de la CNT-FAI pour compromettre les bénéfices de la révolution au détriment d’autres éléments au sein de la coalition gouvernementale.) Les POUMistas considéraient la force militaire et quantitative de la CNT-FAI comme essentielles, pour garder l’espoir de maintenir l’élan révolutionnaire, sinon de sauvegarder les avancée obtenues. Et comme le souligne Goldman, le soutien des anarchistes était également essentiel pour la survie des POUMistas face à leurs ennemis jurés, le parti communiste et ses maîtres soviétiques.
17. Elle fait référence ici aux verdicts des procès de Moscou d’août 1936 et janvier 1937 des principaux dirigeant bolcheviques comme Zinoviev, Kamenev, Smirnov, Radek et Sokolnikov. La principale charge retenue contre tous était qu’ils étaient au service de l’ennemi juré de Staline, Léon Trotsky, pour éliminer ce dernier et les autres membres du Politburo. Leur plan supposé était de restaurer le capitalisme et de livrer le pays à l’Allemagne et au Japon fascistes. D’autres procès de dirigeants de premier plan se tinrent en juin 1937 et mars 1938.
18. Tout comme les cargaisons d’armes soviétiques, l’aide financière collectée à l’étranger était dirigé vers Valence et Madrid, où les communistes étaient majoritaires dans le gouvernement et les forces armées, en évitant la Catalogne, sa forte présence anarchiste et ses réalisations révolutionnaires.
19. Face à l’avancée des troupes nationalistes sur Madrid, dont elles considéraient la prise comme parachevant leur victoire, le gouvernement de Caballero fit relativement peu de choses pour mobiliser la population pour défendre la ville jusqu’au dernier moment, début novembre, où la situation était désespérée (et qu’il s’enfuyait lui-même à Valence). Il ne négligea pas seulement d’organiser les mesures de défense nécessaires, telles que la constructions de fortifications. Il ne s’engagea pas activement lui-même pour la révolution sociale, par la collectivisation des terres et de l’industrie capitalistes, ni par la reconnaissance du contrôle ouvrier total. A travers de telles mesures, il aurait suscité un enthousiasme révolutionnaire bien plus grand (et la démoralisation de la paysannerie dans l’armée de Franco en même temps). Au lieu de cela, le gouvernement de Caballero voulait avant tout obtenir le soutien de la Grande Bretagne et de la France en affichant sa respectabilité libérale petite-bourgeoise – une stratégie imposée par les agents soviétiques et leurs partisans dont dépendait Caballero pour l’aide soviétique même. Caballero craignait, de toute évidence, de se reposer sur les capacités révolutionnaires et l’enthousiasme de la classe ouvrière anarchiste et socialiste qui avait des aspirations de loin plus radicales que les siennes. Il craignait également une intervention directe britannique et française contre une société résolument révolutionnaire. Dans tous les cas, dès le début, les anarchistes furent exclus du plus haut niveau de prise de décisions politiques. La collaboration avec le gouvernement à ses propres conditions ou l’alternative d’une instance de décision totalement autonome – cette dernière donnant lieu aux accusations de division du front anti-fasciste – tel était le faux choix devant lequel se trouvait les dirigeants anarchistes.
20. Port Bou est à environ 120 kilomètres de Barcelone, sur la côte méditerranéenne et très proche de la frontière française.
21 Le New Statesman était une revue radicale britannique fondée en 1912 par Sidney et Béatrice Webb. En 1931, Kingsley Martin en est devenu l’éditeur et la revue plus pro-soviétique et anti-fasciste. En 1938, le New Statesman refusa de publier les articles de George Orwell envoyés d’Espagne parce qu’il y critiquait les méthodes soviétiques.
22 Tomas de Torquemada (1420-98) était le prêtre du roi Ferdinand et de la reine Isabella d’Espagne. En 1492, il dirigea le mouvement destiné à expulser les juifs et fonda, l’année suivante , l’ Inquisition espagnole – l’initiative terroriste pour éradiquer les "hérétiques" par le biais de simulacres de procès et la torture.
23 Au bout de quelques mois, même la mobilisation "anti-fasciste" des partis communistes avait commencé à s’affaiblir. Staline cherchait désespérément à paraître respectable aux yeux de la France et de la Grande Bretagne pour obtenir leur soutien dans la lutte contre Hitler, ou, plus tard, pour ouvrir la porte à un accord avec ce dernier, comme ce fut le cas en 1939.
24 Dans une lettre de Nettlau à Goldman du 3/8/37. Il y critique sa référence aux erreurs des dirigeants de la CNT- FAI, dans une lettre du 25/1/37 reproduite dans Spain and the World, le 5 février 1937.
25 Abel Paz, le biographe de Durruti, débat de cela et d’autres hypothèses en détail (part IV dans l’édition française de son livre, Durruti: Le Peuple en armes [Paris: Éditions de la Tête de Feuilles,
1972] .
26 Arthur Ross (1886--1975). avocat de New York, qui avait rencontré Goldman à Paris en 1924 et qui était devenu son représentant légal en Amérique. Il a aidé à négocier, avec Alfred Knopf, la publication de Living My Life et faisait partie du groupe qui a aidé à organiser sa visite en Amérique en 1934.
27 Alexander Kerensky était un dirigeant de l’aile droite du Parti Socialiste Révolutionnaire au moment de la révolution. Il fut ministre dans plusieurs gouvernements provisoires après la révolution de février 1917, puis avait dirigé son propre gouvernement à partir du 21 juillet jusqu’au coup d’état mené par les bolcheviques quelques mois plus tard.
28. Carlo Rosselli (1899-1937) était un intellectuel et journaliste libéral italien anti-fasciste en exil en France depuis son évasion des prisons italiennes en 1929. Il participa très activement, avec Berneri, à organiser les exilés italiens en unité combattante contre les fascistes espagnols à l’automne 1936. Il considérait ces combattants comme le noyau dur d’une future armée qui combattrait Mussolini. Rosselli a été assassiné en juin 1937, en même temps que son frère Nello, par des fascistes français sympathisants du régime mussolinien. Roselli était en France pour se soigner des blessures reçues en Espagne alors qu’il combattait au sein de la colonne italienne "Giustizia and Liberta", composée d’anarchistes et de libéraux et indépendante des Brigades Internationales.
29. Pour jeter la confusion parmi ceux qui l’accusait d’avoir commandité l’assassinat de Rosselli, Mussolini a affirmé que celui-ci s’était récemment converti aux idées fascistes et avait été, par conséquent, exécuté par ses ex-camarades.
30. C’est son "testament politique" Voir note 10 ci-dessus.
31. Voir note 17 ci-dessus.
32. On peut trouver de plus amples détails concernant le sabotage communiste criminel délibéré des unités anarchistes dans le ch.23 de Peirats, Anarchists in the Spanish Revolution et dans les chs. 34-35, vol.III de son La CNT…
33. Le général Jose Miaja (1878- 1958), officier de carrière de l’armée d’orientation républicaine modérée, fut nommé par Caballero pour commander la défense de Madrid en novembre 1936. Largement dépendant des armes et des troupes communistes, Miaja a adhéré au parti pour sa protection personnel, après quelques semaines, et a agi sous ses ordres pour le commandement des opérations militaires sur ce front. Il a été nommé président suite au putsch du colonel Casado à Madrid en mars 1939 contre le gouvernement républicain de Negrin.
34. Luis Company a été emprisonné de 1934 à 1936 pour avoir été à la tête de la rébellion séparatiste catalane contre le gouvernement madrilène de droite.
35. La visite de Goldman et de Hanns-Erich Kaminski est décrite dans le livre de ce dernier Ceux de Barcelone, [Denoël, Paris, 1937 (réédition : Éditions Allia, Paris, 2003]
36. Il s’agit ici de Marc Rein, un correspondant à l’époque d’un journal social-démocrate suédois, arrêté au début d’avril 1937. Rafail A. Abramovich, une figure éminente des exilés mencheviques après la consolidation du pouvoir par les bolcheviques en Russie, écrivant encore et toujours en contact avec les clandestins anti-bolcheviques russes, fut une des cibles principales des purges staliniennes lors des procès des années 1930.
37. Kurt I.andau (1905- 1937?) était devenu un dirigeant de la gauche allemande pro-trotskiste opposée aux communistes, en 1923 et secrétaire de la vague organisation internationale rassemblant cette tendance. En 1931, il avait formé son propre groupe politique avant que de fuir le régime nazi deux ans plus tard. Il était arrivé en Espagne en novembre 1936 pour aider le POUM – bien que apparemment il n’était pas membre du Comité Directeur, comme le suggère ici Goldman . Néanmoins, les agents soviétiques et les communistes en général le décrivaient comme un acteur majeur de la "conspiration internationale trotskiste- fasciste". Il a été enlevé le 23 septembre 1937 et assassiné par la suite par la police stalinienne. Pour plus de détails, voir le récit de sa femme Katia Landau, "I.e Stalinisme: Bourreau de la révolution espagnole, 1937- 1938" Spartacus (Paris), n°40 (Mai 1971).
38. Andrés Nin (1892- 1937) fut d’abord un dirigeant de la CNT qu’il représentait lors du congrès fondateur du Komintern en Russie. Après son adhésion au communisme, il forma avec d’autres le Parti Communiste Espagnol et fut le secrétaire de l’Internationale Syndicale Rouge. A ce poste, il se rangea du côté de Trotski contre Staline et retourna en Espagne en 1931 pour organiser la gauche communiste d’opposition. En 1935, son groupe fusionna avec un autre pour former le POUM, avec Nin comme l’un des deux principaux dirigeants. Arrêté le 16 juin 1937, avec d’autres dirigeants du POUM dans une tentative communiste pour briser le parti en prouvant sa "responsabilité" dans les événements de mai et, pire encore, son rôle comme agent de la Gestapo, Nin fut exécuté le 20 juin 1937. Étant donné ses nombreux contacts à travers le monde et son prestige, sa disparition et le crime stalinien causèrent un scandale international.
39. Luxembourg était une dirigeante socialiste révolutionnaire , co-fondatrice du parti communiste en Allemagne. En a été assassinée en 1919 pour son rôle dans le soulèvement spartakiste de Berlin contre le régime socialiste bourgeois modéré établi à la fin de la première guerre mondiale. Proche de Trotski, par son tempérament et ses idées, elle fut dénoncée après sa mort comme trotskiste par Staline en 1932.
40. On peut trouver la description de son arrestation et de son emprisonnement dans son article cité note 37. En fait, la libération que Goldman mentionne ici n’a duré qu’une semaine. Elle fut arrêtée et emprisonnée de nouveau avant d’être expulsée d’Espagne.
41. voir chapitre I section II.
42. Goldman avait, à ma connaissance, des contacts directs très positifs avec tous ces écrivains européens, à l’exception de Gide et Silone .
43. George Padmore, de Trinidad, était une figure intellectuelle clé du début de la revendication de l’indépendance africaine et de l’unité pan-africaine. Avant d’adhérer au ILP, il était un important dirigeant du Komintern pour les affaires africaines.
44. John Dewey (1859 – 1952). Philosophe américain et éducateur progressiste dont les travaux ont eu quelque influence sur la conception de l’Ecole Moderne de Stelton, New Jersey. Il était un ami de Goldman et avait signé la pétition pour son retour en Amérique au début des années 1930. Il s’est battu également contre la menace d’expulsion de France de Berkman et a présidé la commission d’enquête sur les accusations de Staline envers Trotski.
45. Proche assistant de Trotski et chef de l’assaut contre le Palais d’Hiver de novembre 1917 à St. Saint-Pétersbourg, Vladimir Antonov-Ovseenko faisait partie du premier gouvernement de Lénine. En 1923, il s’est rangé du côté de Trotski contre Staline,puis s’est réconcilié avec ce dernier quelques années plus tard. Ironiquement, bien que sciemment sans aucun doute, Staline a envoyé l’ex-trotskiste à Barcelone comme consul soviétique à l’automne 1936, pour déstabiliser les "trotskistes", les anarchistes et les autres gauchistes hérétiques.Plus tard, il fut rappelé à Moscou et fusillé par ordre de Staline, comme Goldman s’y attendait.
46. Voir le chapitre suivant pour plus de commentaires sur comment l’Union Soviétique justifiait son engagement en Espagne dans une perspective internationale plus large. Fondamentalement, Staline souhaitait préserver le prestige et la puissance soviétique à travers un puissant mouvement communiste international.Néanmoins, il avait aussi conscience de la nécessité de s’allier avec l’occident contre les desseins agressifs nazis. La politique soviétique en Espagne était donc destinée à démontrer la solidarité progressiste internationale "anti-fasciste" et de limiter les ambitions allemandes à l’Europe de l’Ouest. En même temps, elle voulait faire pression sur la république espagnole pour qu’elle adopte une position modérée, comme contre-pouvoir relativement équilibré envers Franco, afin de ne pas effrayer la Grande Bretagne et la France. Cette dernière, avec un peu de chance, y serait attirée dans une alliance anti-fasciste qui la lierait avec la Russie contre l’Allemagne nazie sur une plus vaste échelle. D’autres objectifs étaient, comme le suggère Frank Mintz, d’acquérir une expérience militaire, d’entraîner les officiers de l’armée soviétique et de discréditer tout modèle alternatif de révolution susceptible d’affaiblir le monopole russe dans ce domaine. (L’Autogestion dans l’Espagne révolutionnaire Paris: François Maspéro, 1976) .
47. En octobre 1936, des agents soviétiques se sont arrangés avec Juan Negrin pour envoyer presque les deux tiers du trésor espagnol (environ 600 millions de $) en Union Soviétique pour les mettre "en lieu sûr" et assurer le paiement des livraisons soviétique. Mais ce transfert secret laissait en réalité l’Espagne républicaine sans réel pouvoir de négociation; Staline avait déclaré au Politburo que l’Espagne ne reverrait jamais son or (Bolloten, pp. 164-70.)
48. Carlo Tresca (1879-1943). Anarcho-syndicaliste italiano-américain. Il fut un anti-fasciste en vue qui participa à la commission d’enquête en 1937 qui innocenta Trotski des "crimes" contre Staline et l’Union Soviétique. Il collecta des fonds et des armes à New York pour la CNT. Voir ses biographies par Dorothy Gallagher, All the Right Enemies: The Life and Murder of Carlo Tresca (New Brunswick: Rutgers University Press, 1988) et Nunzio Pernicone, Carlo Tresea: Portrait of A Rebel (New York: Palgrave Macmillan, 2005) .
49. Lors du massacre de Shanghai en 1927, le dirigeant nationaliste Chiang Kaï-chek, militaire lui même formé en Russie deux ans plus tôt, autorisa le meurtre de ses "alliés" communistes ouvriers qui s’étaient révoltés contre l’ennemi commun, en théorie, un seigneur de guerre de droite. Ensuite, Chiang a affirmé qu’il avait éliminé la principale menace contre le mouvement nationaliste dans son ensemble. Ce fut vrai temporairement. De ce point de vue, les communistes chinois dans les villes jouèrent un rôle secondaire, surpassés par les efforts non orthodoxes de Mao Tse-Tung et d’autres, qui organisaient des zones libérés dans les campagnes.
50. Pour lutter contre la belligérance japonaise croissante en Extrême-Orient (y compris des attaques contre la Russie même), et pour garantir les intérêts politiques et économiques de l’occident en Chine (toujours à travers la conception d’une alliance anti-fasciste), Staline ordonna en 1935 au Parti Communiste Chinois, et à son Armée Rouge indépendante, de s’allier avec Chiang Kai-shek, son ennemi dans la guerre civile, dans un second front uni politico-militaire contre les japonais. Néanmoins, la subordination de l’Armée Rouge vis à vis des nationalistes fut beaucoup plus théorique que concrète.
51. Voir note 32 ci-dessus
52. Maria Spiridonova (1884- 1941). Révolutionnaire russe et membre dirigeante du Parti Socialiste Révolutionnaire. A 19 ans, elle avait assassiné le général tsariste Loujenowsky et avait été déportée en Sibérie. Elle fut libérée après le renversement du gouvernement tsariste. Bien que nommée par les bolcheviques présidente de l’assemblée constituante en 1918, elle fut arrêtée en juillet de la même année et déportée en raison de son opposition et de son rôle dans l’assassinat de l’ambassadeur allemand en Russie ? Elle fut arrêtée et déportée à maintes reprises jusqu’à ce que Staline ordonne son exécution en 1941.
53.En plus de Living My Life (Vol. II) et de My Disillusionment… de Goldman , pour plus de détails sur cette répression, voir Maximoff, The Guillotine at Work (Cienfuegos Press, 1979) ; Avrich, The Russian Anarchists; et Voline, The Unknown Revolution.
54. Elle fait référence ici au gouvernement britannique.
55. Comme cela s’est passé en effet en août 1939.
56. Le premier mai 1938, le premier ministre Negrin a publié une liste de 13 points énumérant les objectifs de guerre républicains, visant, par leur caractère modéré, à apaiser le France et la Grande Bretagne afin d’obtenir leur éventuelle médiation en vue d’un cessez-le-feu avec Franco. Le programme encourageait la propriété capitaliste (à travers de grosses sociétés) et promettait essentiellement le retour à la situation de l’Espagne républicaine avant la guerre civile. Ce document creusa en fait un fossé significatif et toujours plus grand entre une FAI critique et une direction cénétiste désireuse de soutenir Negrin jusqu’au bout Le débat suscité par les 13 points est examiné en détail dans La CNT...III, 89-99 de Peirats et, dans une moindre mesure, dans son Anarchists in the Spanish Revolution, pp. 291-94.
57. Concernant la première accusation, voir la note 32 ; la seconde est présentée en détail dans La CNT... de Peirats,, ch.3, Voir aussi en ce qui concerne les interférences communistes et gouvernemental dans le secteur industriel autogéré Leval, Espagne libertaire, pp. 247-49, 367-72, 376 ; Semprun - Maura, Revolution et contre-révolution..., ch.4; et Richards, Lessons..., ch.10.
58. Comme déjà mentionné, le meilleur matériel allait aux unités communistes, alors que les troupes d’orientations politiques différentes recevaient le reliquat, y compris des fusils suisses de 1886 et des fusils et munitions provenant de la guerre russo-japonaise de 1904 (Mintz, p.352; Paz, p, 418) ,
59 Journal du Parti Communiste Français.
60 Un fasciste espagnol .
61 Police secrète de l’Allemagne nazie.
62. Le 23 décembre 1938 (Thomas, The Spanish Civil War, p.570) .
63. Vraisemblablement une lettre de Santillan du 14/3/39 à Goldman (RAD) dans laquelle ces détails sont communiqués,
64. Des compte-rendus sur la trahison de Staline en Espagne étaient déjà apparus le printemps précédent dans The American Mercury, "Escape from Loyalist Spain" (Avril 1939) était une courte description personnel d’un ancien combattant des Brigades Internationales, Bill Ryan. La critique la plus détaillée, très proche des nombreuses analyses de Goldman est "Russia's Role in Spain" (Mai 1939) par Irving Ptlaum, un journaliste de United Press qui se trouvait en Espagne jusqu’à mi-1938. Des révélations importantes, du côté communiste, qui validaient les critiques de Goldman dans ce chapitre ont été émises notamment par le général Walter Krivitsky , I Was Stalin's Agent (London: Hamish Hamilton, 1940) et Jesus Hernandez, Yo, ministro de Stalin en Espana (2nd ed., Madrid: NOS, 1954) , Krivitsky était le chef du renseignement militaire en Europe de l’Ouest avant qu’il ne s’y réfugie à la fin de 1937; Hernandez était un dirigeant en vue du Parti Communiste Espagnol jusqu’à sa rupture avec lui après la seconde guerre mondiale. 178 VISION ON FIRE
65. Elle fait référence ici à ses prédictions antérieures selon lesquelles Staline signera un pacte avec Hitler.
66. E.H Carr, Karl Marx: A Study in Fanaticism (London: J. M. Dent and Sons, Ltd.1934).
67. Concernant le comportement personnel de Marx, voir aussi le livre de Jerrold Seigel, Marx's Fate: The Shape of a Life (Princeton : Princeton University Press. 1978) .
68. Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) fut l’écrivain anarchiste le plus en vue du dix-neuvième siècle en Europe. En plus de ses critiques anti-autoritaires de la société ("La propriété, c’est le vol" une phrase célèbre avec laquelle il commence un des ses livres) il a aussi formulé une vision utopique d’une société mutualiste décentralisée basée sur des communes et coopératives fédérées et l’absence d’état. Ses écrits et ses initiatives personnelles ont inspiré le premier développement significatif d’un mouvement anarchiste en Europe, lui-même responsable de la création de la Première Internationale et, plus tard, de la proéminence de Bakounine. Sur les démêlés de Proudhon avec Marx, voir The Poverty oj Philosophy de Marx , George Woodcock, Pierre­Joseph Proudhon : His Life and Work (New York: Schocken Books,1972) ; Carr, Karl Marx... ; et une étude intéressante par Paul Thomas, Karl Marx and the Anarchists (London: Routledge and Kegan Paul, 1980) .
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Dissensions au sein des rangs libertaires

Messagede digger » 08 Oct 2014, 07:09

Le texte ci-dessous est la traduction intégrale d’un chapitre du livre The anarchists in the Spanish war (Janus Publishing Company Limited 1999), vol II chap 34, p 1030 et suivantes de l’édition électronique. https://libcom.org/files/Alexander%20R.J.%20The%20anarchists%20in%20the%20Spanish%20Civil%20War.%20V.2.pdf


A l’évidence, depuis le début de la guerre civile, les anarchistes avaient fait marche arrière sur le plan idéologique. Ce processus a commencé avec la décision fondamentale de la CNT catalane de ne pas assumer le pouvoir officiellement après le 19 juillet, mais de collaborer plutôt avec les autres groupes qui soutenaient la cause de la république. Il fut renforcé par les décisions d’entrer dans les gouvernements de Catalogne et de la république. Néanmoins, aucune fracture importante ne se produisit au sein du mouvement libertaire suite à ces compromis envers l’idéologie et les pratiques traditionnelles.

Ce n’est qu’après les événements de mai et l’expulsion des anarchistes des gouvernements de Catalogne et de la république que de telles divisions commencèrent à apparaître de manière significative. Les pressions extrêmes sur les anarchistes durant la dernière période de la guerre civile eurent un impact sur la vie interne du mouvement. Différents groupes réagirent différemment à ces pressions des staliniens et de leur alliés et quant aux relations des libertaires avec le gouvernement. Ces différences d’appréciations et de jugements conduisirent en dernier lieu à des positions conflictuelles au grand jour sur le rôle de mouvement vis à vis de la république durant la dernière année de la guerre contre Francisco Franco.

Une des stratégies des staliniens était d’essayer d’infiltrer les rangs anarchistes. Diego Abad de Santillan a remarqué ces efforts pour "démembrer" le mouvement libertaire ainsi que le fait que le comité national de la CNT avait dénoncé ces tentatives, même si il affirmait aussi qu’il ne l’avait fait "qu’en paroles" et qu’il s’était trop aligné sur le gouvernement Negrin et les forces politiques qui le soutenaient.1 Rien n’indique que les staliniens ont réussi à ce que leurs partisans prennent pieds au sein des organisations libertaires.

Il est néanmoins évident que les staliniens ont certainement spéculé sur la possibilité de diviser les rangs anarchistes. Ainsi, Palmiro Togliatti avait signalé à ses patrons à Moscou, le 25 novembre 1937:
"La différence s’accentue, au sein de la CNT, entre l’aile légaliste , qui souhaite une collaboration avec nous , et l’aile terroriste. On parle d’une scission... Reste à voir si il est pertinent de signer un pacte entre le PC et la CNT. Mon opinion est favorable... Il est nécessaire d’éviter que la CNT ne se lance, d’un seul bloc, sur une voie aventureuse, et, en même temps, d’établir des liens avec la partie saine de la CNT …" 2

Controverse au sujet de la participation aux gouvernements


Même si des différences marquées d’opinion ont commencé à être plus visibles au sein du mouvement anarchiste durant la dernière années de la guerre civile, elles ne datent pas de là. Malgré que la décision de la CNT catalane de ne pas se saisir du pouvoir officielle après le 19 juillet avait rencontré une unanimité presque totale, (comme nous l’avons noté précédemment dans cet ouvrage), une controverse eut lieu au sein des rangs libertaires lorsque les anarchistes décidèrent de rejoindre les gouvernements catalan et de la république.

L’entrée des libertaires aux gouvernements avaient le soutien d’une grande majorité des adhérents du mouvement, et l’opposition était très limitée. José Peirats, qui lui était lui-même opposé, en témoigne. Après avoir cité les justifications officielles des dirigeants de la CNT pour l’entrée dans le gouvernement de Largo Caballero, il posait la question:

"Est-ce que tous les militants étaient d’accord? Est-ce que cette position nouvelle de la CNT avait le soutien de l’anarchisme et de l’anarcho-syndicalisme international ? A l’exception de courants minoritaires, qui avaient manifesté leurs désaccords dans leurs journaux et à travers des comités , des réunions, des plenums et des assemblées, la triste vérité est que la grande majorité des militants étaient guidés par un fatalisme certain, comme résultat direct des réalités tragiques de la guerre."3

Néanmoins l’opposition à la reddition anarchiste, même temporaire, vis à vis du refus de leur participation ‘à l’état’ existait. Manuel Salas, un ancien combattant de la CNT, faisait remarquer de nombreuses années plus tard que, même si il n’y avait eu que peu de désaccord sur l’entrée des anarchistes dans le gouvernement catalan à la fin septembre 1936, il y eut de nombreuses discussions et désaccords sur le fait de savoir si la CNT-FAI devait entrer dans le gouvernement de Largo Caballero.4

Un dirigeant des Juventudes Libertarias au moment de la guerre, Germinal Gracia, m’a dit de nombreuses années plus tard, qu’il avait édité un journal, El Quijote, qui s’était opposé à cette entrée et que l’hebdomadaire des Juventudes Libertarias avait adopté la même position. Il remarquait que l’entrée de la CNT dans la gouvernement de Largo Caballero avait été prise sans être soumise à la base de l’organisation et affirmait que beaucoup de militants de base s’étaient sentis trahis par cette décision à laquelle ils étaient fortement opposés.

Un des principaux opposants à l’entrée de la CNT dans le gouvernement républicain était José Peirats qui, pendant la guerre, était un dirigeant local des Juventudes Libertarias à Lérida, et qui y éditait un journal anarchiste, Acracia. Il soutenait que les ministres de la CNT n’auraient aucun pouvoir au sein du gouvernement et qu’il serait préférable qu’ils se battent pour la révolution dans les rangs de ses organisations. Après les événements de mai de Barcelone, il fut obligé de renoncé à la direction de Acracia en raison de son opposition.5

Cependant, Fidel Miró, qui avait été à la tête des Juventudes Libertarias durant presque toute la guerre civile, affirmé que la seule publication des Juventudes qui était opposée à l’entrée au gouvernement était celle de Peirats, et que, dans les plenums régionaux catalans de l’organisation, seules les délégations de Lérida, Hospitalet et une autre y étaient opposées.6

Le début de la dissidence au sein de la FAI

Durant la première année de la guerre civile, les gens en général – et même les membres du mouvement libertaire – n’observaient que peu de différence entre les opinions et les pratiques de la Confederación Nacional del Trabajo et la Federación Anarquista Ibérica. Les initiales CNT-FAI apparaissaient partout à Barcelone et dans les autres villes et villages de la république, comme si elles formaient qu’une même et seule organisation. Les délégations de la CNT comme de la FAI dans les gouvernements locaux, régionaux et autres institutions publiques, étaient un moyen d’assurer une plus grande représentation du mouvement libertaire, plus qu’elles ne marquaient une différence de points de vues entre les deux organisations. Il n’y avait apparemment aucune divergence significative entre la CNT et la FAI à cette époque. En fait, Gómez Casas avait remarqué que la FAI "s’était fait tellement oubliée" au début de la guerre civile et de la révolution qu’elle "n’avait pratiquement donné aucun signe de vie en tant qu’organisation jusqu’en septembre pratiquement".7

Néanmoins, après les événements de mai et l’expulsion des anarchistes dus gouvernements républicain et catalan, la situation a commencé à changer. Les avis des dirigeants de la CNT et de la FAI sur comment s’opposer aux menées staliniennes pour obtenir le pouvoir sans partage, et notamment sur les relations avec le gouvernement.

Diego Abad de Santillán, un dirigeant de la FAI, a cité un memorandum de l’organisation de septembre 1938 qui expliquait:

"Le Comité Péninsulaire de la FAI, créé durant l’été de 1937, a commencé à adresser des observations fraternelles au Comité National de la CNT, à sa voir que, puisque nous avions laissé à la confédération l’initiative en matière politique, il était nécessaire de commencer à retrouver notre propre personnalité, afin d’arrêter, autant que faire se pouvait, le déclin de la révolution espagnole. Nous devons dire que nos efforts n’ont pas été couronnés de succès et que les désaccords au sujet de notre entente devenaient plus marqués au cours de nos discussions quotidiennes, au point qu’il était impossible de définir une orientation commune, d’arriver à une même interprétation et à une même solution face aux différents problèmes posés par la guerre, l’économie, la politique internationale, etc".8

Santillán a décrit l’évolution de la fracture entre la direction de la FAI (soutenue dans une certaine mesure par la Federación Juvenil Libertaria - FJL) et le comité national de la CNT. Pour commencer, il y eut le refus catégorique de la CNT de rejoindre le gouvernement Negrin lorsqu’il fut formé et la déclaration publique faite par le comité national de la CNT à cette occasion:

"Les militants de la FAI n’avaient rien à redire à cette position claire et noble. Elle était la bonne...Seulement, ceux d’entre nous qui étions mieux informés lui donnions une signification différente, et nous doutions que ces paroles, qui représentaient la seule ligne acceptable pour la grande majorité dans la Confédération, avaient la même valeur pour les dirigeants improvisés de la grande organisation. Ceux-ci, en conflit avec l’esprit, les intérêts et les aspirations de la masse des travailleurs et des combattants, après avoir soutenu la politique de Largo Caballero, avoir pris contact avec Prieto pour l’informer qu’ils le soutenaient, et lorsque, malgré ce soutien, Prieto fut aussi renvoyé de ce gouvernement, ils s’alignèrent sur la politique de Negrin jusqu’après la défaite."

Santillán fait remarquer que, après la chute de Bilbao, Juventud Libre, l’organe des FJL, avait publié un article avec le titre ‘La chute de Bilbao signifie l’échec du gouvernement Negrin.’ L’ article affirmait: "Parce que dans toute l’Espagne loyaliste, une seule clameur, un seul cri traverse la campagne et les villes: Dehors le gouvernement Negrin! Dehors le Parti Communiste, cause de toutes les défaites!’9
Selon Santillán,

"Les communications du 10 août 1937 du Comité National de la CNT au président du Conseil des Ministres, maintenaient la trajectoire honorable de mai. Peut-être péchaient-elles par prudence excessive, par tolérance et l’absence systématique de réponse aux provocateurs qui cherchaient à anéantir notre travail. Mais ces documents sont encore, dans la forme, emprunts de dignité."10

Plus tard, en 1937, le comité national de la CNT, avec le soutien de la FAI, a présenté au gouvernement une critique des opérations militaires après la chute du gouvernement Largo Caballero. Ce document concluait que l’échec de l’offensive en Estrémadure, préparée par Largo Caballero, qui était dû au refus des russes de permettre aux forces aériennes d’y participer, "porte la responsabilité de la chute de Bilbao". Il critiquait aussi l’inefficacité du commandement des petites offensives républicaines entreprises dans la région du centre et en Aragón, et soutenait que :

"L’opération de Brúñete a été exclusivement un coup politique, qui n’a pas servi la cause de la victoire sur le fascisme, mais qui a essayé de servir les intérêts du Parti Communiste au détriment des autres organisations ...
Un changement radical est nécessaire dans la menée de la guerre pour éviter le désastre vers lequel nous nous dirigerions si nous continuons à procéder comme nous le faisons maintenant ...
Nous avons cherché en vain un quelconque signe de correction dans l’orientation de la guerre, lorsque Prieto était ministre de la défense nationale, ou lorsque Negrin lui a succédé, qui aurait pu justifier le retrait de toutes les réserves, observations et jugements critiques faites par la direction de la CNT."11

Au sujet du comité national de la CNT, Santillán a écrit :

"Ce qui est sûr, c’est qu’il a cessé toutes les critiques, il a offert à Negrin, après de nombreuses concessions et humiliations, un ministre choisi par lui, et il n’est resté, face à l’effondrement durant la presque totalité de l’année 1938, que notre voix individuelle et celle du Comité Péninsulaire de la FAI."12

Au moment où le Comité Péninsulaire de la FAI commença à réagir face à la collaboration toujours plus étroite de la direction de la CNT avec Juan Negrin, la capacité de la FAI à s’adresser aux masses anarchistes était très limitée. Diego Abad de Santillán a écrit par la suite:

"Il n’était pas possible pour nous d’en appeler aux masses afin qu’elles fassent pression sur le gouvernement. La tentative en ce sens qu’avait fait Largo Caballero l’année précédente l’avait conduit à être prisonnier dans sa propre maison. Ce n’est pas que cela, ou quelque chose de pire, nous faisait peur, mais que dans la situation existante, un sacrifice personnel n’aurait rien apporté de positif. A plusieurs reprises, la presse gouvernementale, et la majeure partie d’entre elle l’était, a insinué que, pour des arrières-pensées moindres que les nôtres, de nombreuses personnes étaient en prison ou avaient été tuées. Et elle attribuait à la générosité du gouvernement le fait que nous pouvions circuler dans les rues Il est vrai que beaucoup d’espagnols de valeur ont été emprisonnés ou tués pour des accusations moindres. Nous avions aussi dénoncé cela comme l’une des nombreuses raisons pour lesquelles le pire gouvernement que n’ait connu l’Espagne depuis des siècles soit jugé et renvoyé...
Ce que nous disions dans nos publications, ce que nous communiquions à nos militants, ce que nous discutions entre amis, nous le disions aussi clairement au gouvernement."13

La CNT, la FAI et les treize points de Negrin

La première rupture publique entre la direction de la CNT et celle de la FAI semble être intervenue à l’époque de la publication du"programme en treize points" du premier ministre Juan Negrin sur les objectifs de la guerre. Il fut annoncé à son cabinet le 1er mai 1938 et affirmait que la guerre civile était une lutte pour l’indépendance nationale, les libertés régionales dans l’Espagne d’après-guerre, la liberté de religion, et pour une armée "au service de la nation". Cependant, il y avait trois des 13 Points qui avaient une signification particulière selon un point de vie anarchiste.

Le Point 3 déclarait que la lutte avait pour objectif une "république populaire, représenté par un état fort, basé sur les principes de démocratie pure et exerçant son action à travers un gouvernement disposant d’une pleine autorité conférée par le vote des citoyens et symbole d’un Pouvoir Exécutif ferme, dépendant en permanence des orientations et des intentions du peuple espagnol."

Le Point 7 stipulait:

"L’État garantira la propriété légalement et légitimement acquise, dans les limites de l’intérêt national suprême et la protection des moyens de production. Sans interférer avec l’initiative individuelle, il empêchera l’accumulation des richesses entraînant l’exploitation des citoyens et la domination de la collectivité, en affaiblissant l’action de contrôle de l’État dans la vie sociale et économique. A cette fin, il encouragera le développement de la petite propriété, garantira le patrimoine familial et stimulera tous les moyens ayant pour but l’amélioration économique, morale et raciale des classes productrices. La propriété et les intérêts légitimes des étrangers qui n’ont pas aidé la rébellion seront respectés et les dommages involontairement causés par la guerre seront examinés en vue d’une compensation appropriée. Pour l’étude de ces dommages, le gouvernement de la république a déjà créé la Commission des Requêtes Étrangères."

Le Point 8 traitait de la réforme agraire:

"Une réforme agraire en profondeur supprimera la vieille et aristocratique propriété semi-féodale, qui, en l’absence de tout sentiment humain, national et patriotique, a toujours constitué le principal obstacle au développement des grandes potentialités du pays. L’établissement d’une Espagne nouvelle fondée sur la grande et solide démocratie paysanne, propriétaire de la terre qu’elle travaille."
Enfin, le Point 13, bien qu’il ne soit pas d’un intérêt particulier pour les anarchistes, soulevait de graves doutes parmi eux et chez d’autres éléments soutenant la cause républicaine:
"Une large amnistie pour tous les espagnols qui souhaitent coopérer à l’immense tâche de reconstruction et d’embellissement de l’Espagne. Après une lutte cruelle telle que celle qui ensanglante notre pays, où ont réapparu les vieilles vertus d’héroïsme et d’idéalisme de la race, ce serait commettre un acte de trahison envers la destinée de notre mère patrie de ne pas réprimer et étouffer toutes idées de vengeance et de représailles l’effort commun de sacrifices et de travail, que tous ses fils seront obligés de faire pour l’avenir de l’Espagne "14

La réaction de la direction de la CNT et de la FAI à la rédaction des 13 Points furent totalement différentes. Le 10 mai, la direction de la CNT se joignit à celle de l’UGT via leur comité de liaison pour publier une déclaration stipulant que:

"Notre gouvernement de Front Populaire, dans son récent programme condensé en 13 points, a formulé les exigences fondamentales de notre combat: Indépendance nationale intégrale et absolue, défense devant le monde, et dans une position d’avant-garde, du présent et de l’avenir de l’humanité civilisée, sans limite d’efforts ou de sacrifices, en conquérant pour notre patrie, dans le concert de toutes les nations, la place qui lui revient, en défendant l’intérêt collectif; le droit de disposer des destinées de notre pays et que cela soit la volonté nationale qui accorde à la république les structures juridiques et sociales qu’elle estime humaine et juste.15
Ces objectifs créent les conditions et la force de ne rien céder dans notre effort jusqu’à l’obtention de la victoire de notre cause. Et comme la lutte jusqu’au bout ou jusqu’à la victoire exprime la ferme détermination de tout le prolétariat que nous représentons, ce Comité National de Liaison CNT-UGT se joint au gouvernement du Front Populaire et affirme et considère ces déclarations comme les siennes".16

Le 10 mai 1938, le Comité National de la CNT publia une circulaire dans laquelle elle entreprit de défendre chacun des 13 Points de Negrin. Il le fit, dit-il, pour montrer qu’il il avait "place pour des réalisations significatives" dans ce programme et pour réfuter "les affirmations négatives des défaitistes".

Concernant le Point 3, le comité national affirmait:

"Lors du Plenum de septembre 1937 , nous nous sommes mis d’accord et pour faire nôtre la thèse d’une élection sous les auspices d’une "République Socialiste Fédérale et Démocratique” . Concernant les bases présentées à l’UGT et acceptées par le Plenum National des Organisations Régionales, nous incluons un paragraphe qui exprime l’accord de septembre. La déclaration du gouvernement change les termes et parle d’une République Populaire, ce qui n’est pas opposé à notre thèse."17

La circulaire de la CNT qualifiait le Point 7 comme étant d’une "importance révolutionnaire, puisqu’il traite de l’économie et de la propriété.Nous aurions souhaité une déclaration de socialisation, de collectivisation, etc., etc.’ mais la CNT disait que c’était impossible pour un document gouvernemental adressé principalement à l’étranger. Elle soulignait que la CNT elle-même avait soutenu la petite propriété et avait proposé des meilleures compensations pour les entreprises étrangères. Elle déclarait voir dans le Point 7 "une abondance de points qui coïncident avec nos programmes et synthétisés de manière théorique et pratique dans ‘stimulera tous les moyens ayant pour but l’amélioration économique, morale et raciale des classes productrices.’”

Quant au Point 8, traitant de la réforme agraire, le comité national de la CNT considérait que l’engagement de ce point en faveur du"paysan, propriétaire de la terre qu’il travaille" était tout à fait satisfaisant. La raison en était qu’il ne précisait pas "si le paysan allait être propriétaire, individuellement ou collectivement, et que, par conséquent, il pouvait exister des systèmes collectifs dans les campagnes, considérant que les paysans qui les formeraient seraient propriétaires de la terre qu’ils travailleraient."

Enfin, le comité national de la CNT défendait le Point 13, qui promettait une amnistie totale pour ceux impliqués dans la rébellion contre la république. Il le décrivait comme "important pour l’extérieur ... et pour les zones rebelles en suscitant l’espoir parmi ceux qui étaient confrontés quotidiennement à l’invasion italo-allemande..."18

La direction de la FAI considéraient les 13 Points de manière totalement différente de celle du comité national de la CNT. Une circulaire envoyé par le Comité Péninsulaire de la FAI à tous les groupes régionaux déclarait:

"...la note rendue publique par le gouvernement concernant les objectifs visés par la république dans cette guerre est irrationnelle en ce qu’elle établit une ligne de conduite qui signifie concrètement un retour au régime existant avant le 19 juillet, avec toutes les conséquences que cela suppose pour le prolétariat..."19

Une autre circulaire, datée du 6 mai, du même Comité, déclarait:

"A partir du troisième point, qui établit un régime parlementaire, jusqu’au treizième, qui promet l’amnistie aux partisans de Franco, son contenu est en complète contradiction non seulement avec nos idées (que l’on ne peut pas s’attendre à voir reproduites dans un document gouvernemental) mais aussi avec la réalité de l’Espagne antifasciste depuis le 19 juillet. Ce qui est le plus significatif, dans ce document, c’est ce qui en est absent. Nous n’y trouvons nulle part la moindre allusion au 19 juillet, aux forces contre-révolutionnaires, qui ont pris alors les armes contre le peuple et furent éliminées radicalement de la vie publique; ni aucune formule garantissant les conquêtes de la classe ouvrière et paysanne; le droit à l’exploitation collective et au contrôle de la production. Au contraire, l’État promet de garantir la propriété et l’initiative privées, le libre exercice des pratiques religieuses, de stimuler le développement de la petite propriété, l’indemnisation du capitalisme étranger, etc., etc."20

Le désaccord entre les points de vue des directions de la CNT et de la FAI culmina lors d’une controverse, pour décider si la FAI signerait ou non une déclaration du Front Populaire soutenant les 13 Points. L’organisation régionale catalane de la FAI, qui faisait partie du comité exécutif de Mouvement Libertaire dans cette région de la république, fit fortement pression sur le Comité Péninsulaire pour qu’il signe le document, soutenu en cela par le comité régional de la FAI des Asturies, bien que celui d’Aragón soutenait les réserves du Comité Péninsulaire. Finalement, le Comité Péninsulaire accepta de signer,"de mauvais gré".21

Le second conflit sérieux entre le Comité Péninsulaire de la FAI et le comité national de la CNT est apparemment survenu à l’époque de gouvernement de crise de août 1938, causé par la démission des ministres nationalistes catalans et basques, suite à la publication par le gouvernement Negrin de trois décrets avec lesquels ils étaient en désaccord, y compris l’un d’eux qui nationalisait l’industrie de guerre nationale. Diego Abad de Santillán a expliqué ce qui est arrivé alors:

"Les efforts que nous avons fait durant les jours où la crise a duré, pour essayer d’influencer les comités supérieurs du mouvement libertaire, qui s’entêtaient à conserver un ministère stérile dans le gouvernement Negrin, un ministre choisi par Negrin lui-même, qui n’avait accès à aucune information d’intérêt vital, sont impossibles à décrire.
Les innombrables arguments, rapports, informations, que nous avons présenté pour faire comprendre combien était préjudiciable notre collaboration avec un tel gouvernement, et combien elle était néfaste pour une issue favorable de la guerre, auraient fait réfléchir un peu plus même ceux qui y étaient opposés. Néanmoins nous n’avons rien obtenu. On nous avait annoncé depuis le début que, quels que soient nos arguments, rien ne pouvait être changé. La CNT, ou ses soi-disant représentants, restaient inflexibles sur leurs positions, malgré toutes les humiliations qu’ils avaient subi, même pendant la crise elle-même, et les autres partis et organisations se sentaient intimidés par l’appareil de répression en place…" 22

José Peirats a décrit les réactions différentes des directions de la CNT et de la FAI devant la crise d’août 1938 :

"La CNT ne renonça pas à sa position. La FAI, pour sa part, avait précisé la sienne dans un document, qui peut se résumer en deux points... 1. Les décrets approuvés par le Conseil des Ministres du 11 de ce mois représentent une attaque pour les libertés et les droits du peuple espagnol. 2. Nous exhortons tous les partis et organisations pour lesquelles l’intérêt général est plus important que leurs ambitions particulières , à manifester leur refus de la politique qu’impliquent ces décrets."23

Le Mémorandum de la FAI de août 1938 concernant la conduite de la guerre


Le désaccord profond suivant entre le Comité Péninsulaire de la FAI et la direction de la CNT concernait le soutien total et sans réserve de cette dernière à Juan Negrin, et à tous les aspects de la conduite de la guerre - militaire, économique et politique, - et se présentait sous forme d’un mémorandum sur la situation militaire. Ce document avait été soumis au gouvernement, et également aux "ex-ministres de la guerre, aux commandants militaires, aux partis et organisations qui soutiennent le gouvernement". Santillán a souligné que que : "malgré le silence de la majorité, nos arguments et critiques étaient si indiscutables que de nombreuses personnes pensaient que les changements que nous suggérions allaient être acceptés." Parmi ceux qui manifestèrent leur approbation du mémorandum (tout ou partie) au Comité Péninsulaire, étaient Largo Caballero, Indalecio Prieto, le général Vicente Rojo (chef de l’état-major), Luis Araquistáin, le colonel Diaz Sandino, le colonel Jiménez de la Veraza, le colonel Emilio Torres et le général José Asensio.24

Dans ce document, il était noté que, durant les deux années de la guerre, les forces loyalistes avaient été la plupart du temps sur la défensive, il ne fait aucun doute que l’orientation que nous avons donné à la campagne souffre de nombreux défauts de notre côté, et que notre armée populaire et ses chefs, peu compétents et déstabilisés par des politiques partisanes, présentent également des défauts"25
La première cause d’une telle "situation militaire difficile" citée dans le mémorandum était "l’influence absurde et pernicieuse de la politique dans la guerre". Au début, toutes les factions républicaines pensaient que la guerre serait gagnée rapidement. En conséquence de quoi,

"la politique hégémonique de parti à l’arrière du front encourageait ceux qui combattaient à défendre les prétendues conquêtes de la révolution, ignorant l’essentiel, c’est à dire la guerre, nécessairement une guerre révolutionnaire. Les partis et les organisations se sont consacrés à accumuler des armes à l’arrière, afin de dominer la période d’après-guerre, qu’ils pensaient prochaine, conservant ces armes au détriment des fronts faibles, peu organisés et manquant de l’équipement dont on les privait."

Une fois que cette première période fut achevée, selon la FAI,

"apparaît sur le front, un parti politique au faible soutien populaire, soutenu par la politique d’un pays étranger, après une intense propagande parmi les rangs de l’armée et l’établissement d’un ordre public, offrant l’appât de promotions et de situations à des néophytes aux antécédents antifascistes douteux et à la moralité discutable, leur attribuant dans ne nombreux cas des cartes d’adhérents datées de 1933, distribuées sans limite afin de transformer l’armée populaire en une créature du parti"26

La seconde faiblesse de l’armée populaire citée par le Comité Péninsulaire était le système des commissaires à la guerre :

"Lorsque a commencé la rébellion militaire et que nous nous nous sommes retrouvés de manière inattendue avec, entre nos mains, l’organisation de la guerre et des moyens militaires, sans savoir qui étaient les éléments professionnels à qui confier nos colonnes, nous nous sommes résolus à nommer des chefs politiques, ou commissaires, qui, accompagnés par des militaires plus ou mois sympathisants dans lesquels nous avions confiance, pour diriger les opérations.
C’était la seule procédure dont nous disposions dans ces circonstances. Nous ne pouvions pas laisser le commandement entre les mains de personnes que nous ne connaissions pas et devions réserver ces postes à celles qui s’étaient déclarées en faveur de l’armement du peuple. C’était une mesure temporaire en attendant que la situation ne s’éclaircisse. Puis des officiers d’origine populaire et révolutionnaire furent formés dans nos écoles de guerre et, sur le front lui-même, émergèrent d’excellents commandants, comme Durruti en Catalogne, Cipriano Mera dans le centre, Higinio Carrocera dans les Asturies, etc. L’intervention d’un double système, politique et militaire, devint inutile, sinon préjudiciable, indépendamment du venin du prosélytisme qu’il représentait et encourageait."27

Un troisième problème, selon le Comité Péninsulaire, était "les conseillers militaires de l’URSS et l’utilisation de l’aviation". Il accusait les conseillers militaires soviétiques d’outrepasser fréquemment leur rôle et d’occuper des positions de commandement et de contrôle. C’était le cas particulièrement dans le domaine de l’aviation qui :

"est entièrement aux mains des officiers soviétiques, ce qui est extrêmement facile à comprendre du fait de la situation particulière de nos forces aériennes, différente de celle de l’armée de terre, même si nous avons commencé à former de nombreux contingents de magnifiques pilotes espagnols et à construire différents types d’avions dans nos usines. Néanmoins, l’aviation dont nous disposons n’est pas utilisée de manière efficace, car une unité de coordination entre l’aviation et les corps d’armées n’a pas été établie, peut-être faute de moyens suffisants. Nous pouvons affirmer que notre infanterie ne se sent jamais suffisamment soutenue par l’aviation, qui ne maintient aucune liaison avec les forces terrestres, au contraire de la manière dont opère l’aviation ennemie. Il n’existe aucun réelle observation aérienne ni documents photographiques ... ni suivi quotidien du progrès des fortifications ennemies, ni, pour résumer, aucun travail qui relèverait des forces aériennes dans une guerre moderne" 28

Puis la FAI critiquait ‘l’action jalouse concernant les commandements militaires". Cette partie du mémorandum des membres d’un "certain parti" de répandre de nombreuses rumeurs concernant les commandants et commissaires politiques n’appartenant pas à ce parti.

"Un Napoléon Bonaparte apolitique, qui commanderait une grande unité de notre armée populaire, échouerait probablement avec un commissaire et une cellule d’un certain parti au sein de l’état-major. D’un autre côté, un faux prestige militaire a été fabriqué pour des individus prétentieux et ignorants, sur cette complicité avec ces cellules et ces commissaires… Dans ces conditions, c’est instauré un climat moral bien éloigné de la saine camaraderie, noble et exemplaire dans les combats, qui devrait régner au sein d’un groupe d’officiers loyaux, et nous trouvons là, la cause de nombreuses désertions, échecs et absence de bons commandants."29

Ensuite, la FAI se penchait sur le trop grand nombre de militaires à l'arrière-garde

"Le 4 mai 1937, nous avions une grande capacité de manœuvre, une réelle armée de réserve, dont nous ne disposons plus aujourd’hui, malgré les nombreuses demandes de remplacements... Les exemptions de service au front, pour des raisons politiques, les personnes soit disant indispensables à l’administration civile, celles assignées aux industries de guerre, celles en âge de servir mais qui sont dans les carabineros, les unités de sécurité, le SIM (Servicio de Investigación Militar), et dans la police, sont l’objet d’un grand mécontentement parmi les combattants et leurs familles. Tout cela doit changer, de manière radicale et impartiale."30

Enfin, la FAI, dans son mémorandum, critiquait l’échec du gouvernement à organiser une force de guérilla pour opérer derrière les lignes ennemies, et développait, dans une certaine mesure, comment elle pourrait être mise en place.31 Puis, elle suggérait quatre "mesures urgentes et préalables". La première était:

"Un changement complet dans la direction des opérations militaires et de la politique de la guerre. Jusqu’à ce que le retrait des volontaires proposé par le Comité de Non-Intervention ne soit effectif, des officiers espagnols seront nommés pour contrôler les Brigades Internationales . Aucun étranger ne peut occuper des positions de commandement et de responsabilité dans l’armée de terre, l’aviation et la marine. Les conseillers militaires russes cesseront leurs opérations indépendantes et seront membres des États-majors centraux, subordonnés aux commandants espagnols. Des interprètes seront fournis par le gouvernement."

Le second changement recommandé par la FAI était :

"Le rétablissement de la discipline militaire dans toute sa pureté. Cela aura pour conséquences la punition sévère des actes illégaux et des incompétences des commandants, qu’un parti politique particulier s’en porte garant ou non"’ Le troisième était: "La juste évaluation des fonctions du commissariat à la guerre, qui ne peut jamais affaiblir les attributions et les responsabilités du commandement militaire." Enfin, la FAI appelait à une "réforme radicale du SIM ..."32

Tout naturellement, les staliniens furent très contrariés par ce mémorandum. Par la suite, Palmiro Togliatti proclama "qu’il contenait pratiquement tous les éléments d’une plate-forme du bloc des capitulards et traîtres anti-communistes".33

Le Plenum du Mouvement Libertaire de octobre 1938


Le dernier différend majeur entre les partisans du compromis au sein du comité national de la CNT et les plus intransigeants au sein du Comité Péninsulaire de la FAI survint lors du plenum du Mouvement Libertaire entre le 16 et le 30 octobre 1938. C’était une réunion des délégués des organisations régionales des trois composantes du mouvement, c’est à dire, la Confederación Nacional del Trabajo, la Federación Anarquista Ibérica et la Federación de Juventudes Libertarias. Les Mujeres Libres ne participaient aux débats que comme "organisme auxiliaire du Mouvement Libertaire" et leur demande d’être admises en tant que quatrième membre à part entière du groupe fut rejetée.34

Les controverses lors de cette réunion montrent clairement les querelles qui faisaient rage au sein du mouvement libertaire. Mais elles illustraient également clairement les dilemmes auxquels le mouvement avait été confronté tout le long de la guerre civile, entre ses principes de longue date et les nécessités de compromis envers eux, afin de gagner la guerre et de protéger leurs organisations.

En préparation à cette réunion, le Comité Péninsulaire de la FAI avait rédigé un mémorandum de 17 pages. Il récapitulait les griefs soumis au gouvernement et à quelques autres personnes choisies deux mois plus tôt et avait ajouté une documentation considérable concernant le terrorisme, dont les anarchistes et autres personnes dans l’armée, ainsi que les populations civiles, étaient victimes.35 IL y soumis également un autre mémorandum intitulé" Rapport sur la nécessité de réaffirmer notre personnalité révolutionnaire et de refuser notre participation dans un gouvernement irrémédiablement fatal pour la guerre et la révolution". Il consistait essentiellement en une attaque personnelle contre le premier ministre Juan Negrin.36

Durant les deux semaines de cette longue réunion, il u eut de vifs affrontements entre membres du comité national de la CNTet du Comité Péninsulaire de la FAI, qui furent en partie rassemblés dans des notes prises par un membre du Comité Péninsulaire. Selon ces notes, Mariano Vázquez, secrétaire national de la CNT, mena une attaque en règle contre les actions révolutionnaires des anarchistes durant la première période de la guerre civile.

Vázquez attaqua l’adhésion excessive des anarchistes à leur idéologie traditionnelle et attribua leurs faibles positions au sein des forces armées à leur résistance à la militarisation des milices. Il critiqua les coopératives urbaines pour ne pas accepter la "tutelle officielle" et le financement du gouvernement. Il attaqua le comportement de Garcia Oliver dans le gouvernement de Largo Caballero. Il dénonça les patrouilles de contrôles anarchistes. Il parla de "positions à la Don Quichotte" de la part du Consejo de Aragón. Il défendit les nationalisations et les municipalisation des coopératives urbaines. Enfin, il défendit la participation de la CNT au gouvernement Negrin et ce gouvernement lui-même. Il critiqua sévèrement, en le traitant de "infantile", le mémorandum de la FAI de août 1938, qui attaquait la politique militaire du gouvernement Negrin et dénonçait le contrôle exercé par les communistes sur les forces armées et la persécution de ceux qui refusaient de s’y soumettre.37

Deux membres du Comité Péninsulaire de la FAI répondirent à Vázquez, Germinal de Sousa et Pedro Herrera. Le premier n’était pas d’accord avec la condamnation par Vázquez du mémorandum de la FAI d’août 1938, disant que "il représentait l’opinion de différentes personnalités politiques et militaires.".38

Pedro Herrera était apparemment plus rancunier que son collègue dans sa réponse à Vazquez. Selon les notes sur la réunion, il dit:

"Il est nécessaire de barrer la route à ceux qui condamnent nos principes. Ceux qui n’ont pas d’idées ne devraient pas être à la tête de notre mouvement, qui ressent le besoin de les évaluer. Nous ne pouvons en aucun cas nous blâmer pour ce qui est arrivé. Le "bagage doctrinal" et la "littérature usée" dont il a été fait mention ne peuvent pas être rejetés par les anarchistes qui en ont encore besoin. Parce que nous sommes ce que nous sommes. Si quelqu’un rejette notre doctrine parce que nous ne sommes pas libéraux, laissons-le partir. Nous ne pouvons pas être blâmés pour ce qui s’est passé en Aragon, ni pour la saisie par le gouvernement des industries collectivisées. La tendance à justifier tout ce qu’il fait et de nous en accuser est infâme et nous met dans une position dangereuse."

Herrera insista aussi sur la nécessité de dire la vérité aux masses anarchistes, afin d’éviter à l’avenir les erreurs du passé. En ce qui concerne les échecs militaires, il dit:

"Nous avons souligné dans nos rapports écrits une multitude de causes qui les explique, pour lesquelles nous ne pouvons pas être tenus responsables, puisque nous n’avons rien à voir avec elles, comme l’a clairement démontré le Comité National de la CNT lui-même.
Nos militants n’ont pas manqué d’activité, d’opportunisme ou de souplesse. Nous ne pouvons pas , et nous ne leur conseillerons pas, de s’abaisser à faire usage de duplicité, d’hypocrisie, d’intimidation et de tromperie, qui caractérisent la politique des communistes, qualifiée à tort de réaliste, et que nous avons comparé avec la Compagnie de Jésus. Pour notre mouvement, l’éthique n’est pas un produit de luxe, mais quelque chose d’absolument nécessaire qui nous distingue des autres partis.
Les idées anarchistes ne rendent pas impossible, mais facilité, au contraire, un examen lucide des problèmes que nous avons abordé et leur résolution. Nous devons retrouver notre immense force, en travaillant au sein de notre organisation, et considérer comme temporaire, ce qu’elle est en réalité, l’action gouvernementale. Nous ne devons pas oublier un seul moment nos vrais objectifs révolutionnaires. Le Mouvement Libertaire doit se ressaisir. Pour cela, nous devons proposer des solutions. Nous sommes le Comité d’une organisation anarchiste et nous savons quelle est notre mission. Nous dépendons de nos militants et nous ne sommes pas ceux qui donnons des ordres ..."39

Horacio Prieto fut l’un de ceux qui répondirent au Comité Péninsulaire.

"Nous sommes au bord dune scission. Je serais heureux que l’on me démontre le contraire et je demande à ce que l’on me le prouve. Personne ne devrait s’attribuer le droit exclusif de déterminer les idées et la conduite à suivre."40

Lors d’une session suivante, Federica Montseny dénonça Negrin. Elle affirma qu’il "préside une dictature absolue avec des tendances liquidationnistes". Elle dénonça toute collaboration ultérieure anarchiste avec le régime et attaqua différentes décisions politiques du gouvernement.41

Ce plenum fut qualifié par José Peirats comme étant "un débat très dur".42 Il adopta cependant un certain nombre de résolutions, incluant l’établissement d’un "Comité de Liaison du Mouvement Libertaire".43 La violence des débats durant ces sessions fut souligné par les notes du membre du Comité Péninsulaire que Peirats (et moi-même) a largement cité.

"En proposant un ajournement, le Comité National de la CNT a soulevé la question de l’incompatibilité avec le Comité Péninsulaire de la FAI. En réponse, ce dernier a exprimé sa surprise, disant qu’il ne ressentait pas une telle incompatibilité envers aucune organisation, car, conscient de ses responsabilités si cela était le cas, il se retirerait immédiatement..."44

José Peirats a résumé la situation interne au sein du Mouvement Libertaire à la fin de 1938:

"Le Mouvement Libertaire avait encore en 1938 une grande partie de son potentiel et de son influence pour peser sur les événements dans le pays. Mais, comme nous l’avons vu, il était divisé en deux tendances principales. Celle représentée par le Comité National de la CNT était extrêmement fataliste; celle du Comité Péninsulaire de la FAI représentait une réaction tardive à ce fatalisme. Mais entre le fatalisme de la CNT et les solutions orthodoxes de la FAI, existait la tendance, non pas temporaire mais permanente, en faveur d’une rectification franche des tactiques et des principes, représentée par Horacio Prieto. Cette tendance, qui prônait la transformation de la FAI en parti politique, chargé de représenter le Mouvement Libertaire au sein du gouvernement, des organismes de l’État et lors des échéances électorales, était le fruit de de toutes les graines de compromis idéologiques, qui depuis le 19 juillet, avaient été semées à la fois par la CNT et la FAI."45

Controverse sur la centralisation du Mouvement Libertaire

Des évolutions au sein du mouvement anarchiste lui-même furent l’objet de controverses durant la dernière année de la guerre civile. L’une de celles-ci était la centralisation croissante et le renforcement de la discipline à l’intérieur du mouvement.

Durant les premières périodes de la guerre civile, les procédures démocratiques traditionnelles et l’implication des militants de base dans les prises de décisions, qui avaient été la caractéristique de l’anarchisme espagnol, furent, en général, respectées. Néanmoins, dès le début 1937, le journal du POUM, The Spanish Revolution, signalait qu’un document avait été publié par le Comité National de la CNT, avec l’accord des direction de la FAI et de la JJLL, qui :

"déclare que, seul les comités régionaux peuvent déclarer la mobilisation, donner des ordres, etc. Les comités régionaux sont les seules instances habilitées à intervenir sur des questions politiques ... Les fédérations des Industries et les Comités des différentes branches ne sont plus autorisées à publier des mots d’ordre - seule peut le faire l’instance centrale directrice, le Comité Régional. Tous ceux qui n’agiront pas selon ces règles et accords seront exclus des organisations."

Le journal du POUM commentait:

"Ces évolutions sont significatives puisqu’elles indiquent la mesure dans laquelle la CNT change son organisation et sa théorie face à la situation présente."

La Confederation Nacional del Trabajo avait informé en décembre 1937, lors d’une réunion, l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) que, entre le 19 juillet 1936 et le 26 novembre 1937, la CNT avait organisé 17 plenums nationaux de fédérations régionales. Le rapport décrivait la procédure de telles réunions comme suit:

"Le Comité National les convoquait par circulaires, avec le programme et le compte-rendu approprié joints. Le Comité Régional diffusait la circulaire aux fédérations locales et communales, ou aux sindicatos, selon les sujets listés à l’ordre du jour. Il appelait à une réunion plénière où l’ordre du jour était discuté et les résolutions adoptées, qui étaient ensuite défendues devant les plenums régionaux des organisations locales ou communales, et l’issue de ces discussions était ensuite défendue par la délégation du comité régional devant le plenum national des organisations régionales. Sous cette forme, et toujours selon les principes de l’anarcho-syndicalisme et de la règle de la majorité, les résolutions sont adoptées, suite à la discussion et à la participation de la base sur toutes les questions."47

José Peirats a affirmé que ce rapport de la direction de la CNT à l’AIT démontrait exactement le contraire de ce qu’il était supposé faire:

"Cet excès de circulaires envoyées aux sindicatos par le Comité National démontre que ce dernier était devenu une machine à mots d’ordre. Il n’est pas normal pour un comité supérieur de communiquer directement et aussi fréquemment avec les organisations de base et d’utiliser les comités intermédiaires comme de seuls boîtes postales. On peut dire la même chose des plenums nationaux, surtout lorsqu’ils proviennent du vrai groupe de base : l’assemblée des membres. Le Comité National convoque ces plenums via une circulaire, avec l’ordre du jour. Si cela signifiait que le Comité National établissait cet ordre du jour, nous dirions que cette procédure est anti-fédéraliste. L’ordre du jour , normalement, est établi d’après les suggestions venant des sindicatos."

Peirats affirmait aussi que , même en envoyant les convocations aux plenums nationaux, le comité national était discriminatoire. Il disait que le comité national, lui même admettait que ces convocations étaient envoyées"aux fédérations locales et communales, ou aux sindicatos, selon la sensibilité de l’ordre du jour." C’est à dire que "si l’ordre du jour était "sensible", la circulaire ne parvenait pas aux sindicatos".
Peirats résumait ses allégations concernant la centralisation atypique du pouvoir au sein de la CNT comme suit:

"On peut affirmer avec certitude que les nécessités de l’époque demandait une souplesse du mouvement en terme d’organisation et qu’il était nécessaire de prendre des précautions pour éviter certaines infiltrations fâcheuses. Mais prétendre que ces exigences demandaient de mettre à l’écart la vieille fédération signifie la fin de l’histoire."48

Les procédures démocratiques commencèrent à être restreintes, et une sorte de discipline, qui n’avait pas été la caractéristique du mouvement, commença à s’exercer. Ainsi, le même rapport de la CNT à l’AIT lors de la réunion de décembre notait :

"Le Plenum National des Organisations Régionales tenu à Valence, le 6 février 1937, en conformité avec les trois points de l’ordre du jour, ... a décidé comme norme incontestable, le soutien par tous les membres, sindicatos et comités, des décisions de l’Organisation, aussi bien lorsqu’elles concernent l’échelon national que régionale ou local. Il n’était pas possible que tout le monde fasse usage d’une liberté mal comprise pour freiner le développement organisationnel de l’anarcho-syndicalisme. Il n’était pas non plus possible de mettre dans une situation inconfortable les comités et les camarades qui participaient au gouvernement."49

Nous avons fait remarqué plus haut la tendances à supprimer les voix dissidentes au sein du Mouvement Libertaire, y compris le renvoi de José Peirats de son poste d’éditeur de la publication anarchiste Acracia à Lérida, et la résolution du plenum national économique de la CNT de réduire drastiquement le nombre de ces publications anarchistes, apparemment pour limiter le nombre de voix dissidentes au sein du mouvement. De plus en plus, les comités nationaux et régionaux parlaient au nom des différentes parties du Mouvement Libertaire et les anarchistes de la base avaient de moins en moins d’influence sur les positions adoptées par le mouvement.

Ce processus culmina avec la décision des anarchistes catalans, en avril 1938, de créer un "comité exécutif". Selon José Peirats,

"Le Comité Exécutif du Mouvement Libertaire a été créé par un Plenum de groupes anarchistes, de délégués de sindicatos, de militants et de comités des trois organisations, CNT, FAI et FJL, le 2 avril à Barcelone ... Garcia Oliver a présenté une description pathétique de la situation militaire, suite à quoi a été créé le Comité Exécutif, totalement incompatible avec la doctrine traditionnelle et les pratiques des organisations spécifiques et syndicales."50

Mais une opposition existait face à cette évolution. Lorsque, après la défaite des loyalistes dans la bataille de l’Ebre, Juan Garcia Oliver commença une campagne dans la presse de la CNT en faveur de la création d’un comité exécutif, les Juventudes Libertarias de Catalogne s’opposèrent de la manière la plus ferme à sa proposition, affirmant quel était l’aboutissement d’une ligne politique erronée qui avait commencé lorsque la CNT avait fait son entrée dans le gouvernement. Elles affirmaient aussi que cela conduirait à une transformation complète de la CNT en un type totalement différent d’organisation par rapport à ce qu’elle avait toujours été traditionnellement. La Federación de Juventudes Libertarias publia une déclaration en réponse aux articles de Garcia Oliver, qui fut publié en Espagne et à l’étranger, argumentant contre l’idée d’un comité exécutif.51

Le comité exécutif du Mouvement Libertaire catalan fut néanmoins créé. Fidel Miró, le principal dirigeant des Juventudes Libertarias en Espagne, fut nommé secrétaire. Il essaya d’appliquer une discipline stricte au sein du mouvement catalan. Selon la résolution qui le fondait, le comité "en accord avec les comités du mouvement" était habilité à exclure des membres, groupes, sindicatos, fédérations et comités qui allaient à l’encontre des résolutions générales du mouvement et qui, par leur action, lui causaient du tort.52

Ce comité exécutif catalan du mouvement Libertaire représentait sans aucun doute un degré de centralisation du pouvoir inconnu dans l’anarchisme espagnol avant la guerre civile. Parmi ces décisions, figurait le décret selon lequel plusieurs dissidents seraient punis pour leur opposition en étant envoyés au front.53 Nous avons vu plus tôt que le comité exécutif du Mouvement Libertaire s’était rangé du côté du Comité National de la CNT dans sa querelle avec le Comité Péninsulaire de la FAI concernant les 13 Points.54

Dissensions au sein de la CNT

Il y eut une opposition au sein même de la CNT contre ce qui était décrit comme la subordination servile du comité national à Juan Negrin et à son gouvernement. Cette opposition fut particulièrement notable en Catalogne.

Juan García Oliver a raconté ce qui s’était passé entre la direction de la CNT catalane et le comité national.

"La CNT en Catalogne, recueillait, goutte à goutte, la rancœur de sa classe ouvrière et se préparait à une grande action visant à renverser Negrin et les communistes, sans prendre le risque d’une rupture totale sur les fronts de la guerre. Cela se passa lorsqu’elle rompit ses relations avec le Comité National des Organisations, suite aux dernières capitulations excessives devant Negrin, du fait de son alliance avec l’apocryphe UGT et avec le Front Populaire des communistes. Cette rupture dura plusieurs mois, jusqu’à ce que la CNT appela à un Plenum National des organisations régionales. De manière lamentable, la majorité d’entre elles, avec le centre à leur tête,soutinrent le Comité National et renforcèrent même la position pro-Negrin. Une telle attitude, qui impliquait la répudiation de ceux d’entre nous en Catalogne, qui étions contre Negrin, et en faveur d’une rectification complète de la ligne collaborationniste de la CNT,fut maintenue jusqu’après la démission de Azana de la présidence de la république."55

Les anarchistes catalans examinèrent la possibilité d’un coup d’état contre Negrin. García Oliver convoqua une réunion impromptue à son domicile de Barcelone pour débattre de cette idée. Celles et ceux qui y assistaient comprenaient José Juan Domenech, dirigeant de la CNT catalane,, Juan Peiro, Federica Montseny, Francisco Isgleas et Germinal Esgleas. Ils se mirent d’accord pour essayer d’obtenir le soutien de Diego Martinez Barrio de la Unión Republicana, ainsi que celui de Luis Companys, et même du président Azaña.

Mais ces négociations ne menèrent à rien. Lorsque Martinez Barrio fut contacté, il répondit: "Une initiative très intéressante. Mais elle vient trop tard". La réponse du président Azaña fut de la même veine : "Très intéressant, ce que vous me suggérez. J’ai pensé à une solution semblable. Mais nous n’avons plus le temps de l’essayer.’56

Le renversement de Negrin devait attendre l’effondrement du front catalan et se révélerait être l’avant-dernier événement de la guerre civile espagnole.

Notes de l’Auteur

1. Diego Abad de Santillán: Por Qué Perdimos la Guerra, C. del Toro Editor, Madrid, 1975, p 22
2. Palmiro Togliatti: Escritos sobre la guerra de España, Editorial Critica, Barcelona, 1980, p 162
3. José Peirats: La C.N.T. en la Revolución Española Ediciones CNT, Toulouse, 1955, Volume I, p 231
4. Interview de Manuel Salas, à Barcelonca, 16 juillet 1984
5. Interview de José Peirats, à Toulouse, 1 août 1960
6. Interview de Fidel Miró, à Mexico City, 22 août 1963
7. Juan Gómez Casas: Anarchist Organization: The History of the F.A.I., Black Rose Books, Montreal et Buflalo, 1986, p195
8. Santillán op. cit., p 289
9. Ibid, p 173
10. Ibid, pp 173-4
11. Ibid, p 176
12. Ibid, pp 176 -7
13. Ibid, pp 261 -2
14. Peirats, op. cit., Volume III, pp 116 -17
15. Ibid, pp 117 -18
16. Ibid, p 118
17. Ibid, p 120
18. Ibid, pp 122-3
19. Ibid, p 118
20. Ibid, p 119; voir aussi José Peirats: Los Anarquistas en la crisis política española, Ediciones Jucar, Madrid et Gijón, 1976, pp 312 -13
21. Peirats, op. cit., Volume III, pp 125-8
22. Santillán, op. cit., p 251
23. Peirats: La C .N.T. en la Revolución Española, op. cit., Volume III, p 135
24. Santillán, op. cit., pp 262 -4
25. Ibid, p 264
26. Ibid, pp 265 -6
27. Ibid, p 267
28. Ibid, pp 269 -71
29. Ibid, pp 271 -2
30. Ibid, pp 272 -3
31. Ibid, pp 277 -82
32. Ibid, pp 275 -6
33. Togliatti, op. cit., p226
34. Peirats: La C .N.T. en la Revolución Española, op. cit., Volume III, pp 303 -4
35. Santillán, op. cit., pages 2 8 3 -3 1 6
36. Ibid, pages 2 5 6 -9
37. Peirats: La C .N.T. en la Revolución Española, op. cit., VolumeIII, p 305
38. Ibid, page 306
39. Ibid, pp 307 -8
40. Ibid, p 309
41. Ibid, pp 309 -10
42. Ibid, p 310
43. Ibid, pp 315 -16
44. Ibid, p 317
45. Ibid, p319; voir aussi Peirats: Los Anarquistas, etc., op. cit, pp 314-22
46. The Spanish Revolution, Barcelona, M arch 31 1937, page 4
47. ‘Informe de la Delegación de la C.N.T. al Congreso Extraordinario de la A.I.T. y Resoluciones del Mismo, Diciembre de 1937’, pp 94-95
48. Peirats: Los Anarquistas, etc., op. cit., page 309
49. ‘Informe de la Delegación’, etc., op. cit., pp 98-99
50. Peirats: La C.N.T. en la Revolución Española, op. cit. Volume
III, page 91
51. Interview de A. Roa, à Londres, 13 septembre 1960
52. Peirats: Los Anarquistas, etc., op. cit., page 309
53. Peirats: La C.N.T. en la Revolución Española, op. cit., Volume III, p 93
54. Ibid, page 93
55. Juan Garcia Oliver: El Eco de los Pasos: El Anarcosindicalismo en la calle, en el Comité de Milicias, en el gobierno, en el exilio, Ruedo Ibérico, Paris et Barcelone, 1978, pp 526
56. Ibid pp 505-5066
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