Textes inédits traduits

Violence et terrorisme anarchiste durant la guerre civile -

Messagede digger » 08 Oct 2014, 08:35

Le texte ci-dessous est la traduction intégrale du chapitre du livre The anarchists in the Spanish war Janus Publishing Company Limited 1999, pp 1098 – 1133 de l’édition électronique
https://libcom.org/files/Alexander%20R.J.%20The%20anarchists%20in%20the%20Spanish%20Civil%20War.%20V.2.pdf

La caricature traditionnelle d’un anarchiste est celle d’un barbu tenant une bombe d’une main et de l’autre, un fusil. Dans l’imagination populaire, le terme ‘anarchiste’ a été synonyme, depuis plus d’un siècle, de celui de ‘terroriste’.

Même des universitaires sérieux ont eu fréquemment tendance à souligner les aspects violents et terroristes de l’anarchisme. Ainsi, Barbara Tuchman, dans son livre The Proud Tower commence t-elle un chapitre de 50 pages au sujet des anarchistes européens dans le quart de siècle qui a précédé la première guerre mondiale en disant : "La vision d’une société sans état, sans gouvernement, sans loi, sans propriété, au sein de laquelle les institution corrompues ayant été balayées, l’homme aurait été libre d’être bon comme cela était l’intention de Dieu, était si enchanteresse que six chefs d’états furent assassinés en son nom, au cours des vingt années avant 1914."1 Le sujet de ce chapitre traite principalement de la violence des anarchistes et de la contre-violence exercée contre eux.

J’espère que le présent ouvrage a démontré qu’il ne s’agit pas d’une caractéristique justifiée des anarchistes espagnols. Néanmoins, la question se pose quant à savoir dans quelle mesure les anarchistes espagnols, en plus d’être des partisans d’une transformation sociale économique et politique radicale, ont utilisé la terrorisme, notamment durant la guerre civile.

La tradition violente de l’anarchisme espagnole

Il ne fait certainement aucun doute qu’il a existé une tradition de violence, et même de terrorisme, au sein du mouvement anarchiste espagnol. Elle provient peut-être de deux origines, l’une traditionnellement espagnole, l’autre venant du mouvement anarchiste international qui est apparu dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle.
Franz Borkenau, qui écrivait ceci pendant la guerre civile, affirmait que :

" La révolte des serfs andalous du dix-huitième siècle a pris la forme d’un vaste brigandage incontrôlable, qui incluait les éléments les plus actifs de la paysannerie et qui n’était pas considéré par les masses comme criminel, mais, au contraire, comme une profession enviable, honorable et même admirable ... En Espagne, ces éléments n’étaient pas couvert d’opprobre comme cela aurait été le cas dans des pays civilisés au sens occidental du terme, pas plus que les brigands révolutionnaires ne suscitaient une telle opprobre en Chine ou en Russie tsariste. Il existe une profonde différence aux yeux de la paysannerie primitive, entre celui qui rompt la solidarité de la communauté paysanne par des actes criminels et celui qui, en défendant son droit contre les riches et les puissants, par le brigandage et le meurtre, contribue à la cause commune des opprimés. Le premier, le meurtrier ou le voleur, qui a tué ou volé un paysan, sera livré sans hésitation à la police ou verra son compte rapidement réglé par ceux a qui il a causé du tort. Le second sera protégé par les pauvres dans toute sa région d’origine."2

Cependant, il y avait un autre élément dans la violence historique du mouvement anarchiste espagnol. C’était l’adoption, durant les dernières décennies du dix-neuvième siècle, de l’idée de "propagande par le fait" par un segment du mouvement anarchiste international. C’était l’idée qu’à travers des attaques physiques contre des éléments clés du système capitaliste, comme des banques et autres institutions puissantes, et en assassinant des figures clés du régime existant, la cause de la révolution progresserait.

L’usage de la violence, et spécialement de la violence terroriste était un sujet de fréquents débats parmi les dirigeants de l’anarchisme international durant le demi siècle précédant la guerre civile espagnole. L’anarchiste italien Luigi Fabbri, écrivant aux alentours du changement de siècle, a pris part à ce débat. Ses idées représentaient l’opinion d’une partie substantielle de l’anarchisme international:

"Est-ce à dire que les anarchistes désapprouvent toujours la violence, sauf pour se défendre, dans le cas d’une attaque individuelle ou collective ? Non, et quiconque souhaiterait nous attribuer une telle idée stupide serait à la fois idiot et malintentionné. Mais celui qui, à l’opposé, soutiendrait que nous sommes toujours partisans de la violence à n’importe quel prix serait aussi idiot et malintentionné. La violence, même si elle est en contradiction avec la philosophie anarchiste, parce qu’elle implique toujours des larmes et de la souffrance et qu’elle nous désole, peut s’imposer par nécessité, mais si la condamner lorsque elle est nécessaire serait une faiblesse impardonnable, son utilisation serait malfaisante si elle était irrationnelle, inutile ou utilisée de manière contraire à ce que nous plaidons."

Fabbri continuait en indiquant les limites de l’usage de la violence terroriste:

‘… en Russie, toutes les attaques contre le gouvernement et ses représentants et partisans sont justifiés, même par nos adversaires ou nos partisans les plus modérés, et même lorsqu’elles blessent quelquefois des personnes innocentes; mais les mêmes révolutionnaires les désapprouveraient certainement si elles étaient conduites aveuglément contre les passants dans la rue ou des personnes assises de manière inoffensive dans un café ou un théâtres"3

L’usage de la violence terroriste avait ses partisans au sein du mouvement anarchiste espagnol. Le groupe peut-être le plus célèbre qui appliquait cette stratégie dans les années 1920 était Nosotros (d’abord appelé Los Solidarios), qui comprenait des personnages en vue comme Buenaventura Durruti, Juan Garcia Oliver, Ricardo Sanz, Francisco et Domingo Ascaso, Gregorio Jover, Miguel Garcia Vivancos et Aurelio Hernández. La plupart de ceux-ci allaient devenir des acteurs clés pendant la guerre civile.

Pendant les années 1920, le groupe Nosotros a exécuté un certain nombre d’actes terroristes. L’un d’entre eux était l’attaque de la Banco de Bilbao, menée par Buenaventura Durruti et Gregorio Jover, pour financer le mouvement anarchiste clandestin. Un second fut l’assassinat de l’archevêque de Saragosse, Juan Soldevila. L’un des exploits les plus spectaculaires des anarchistes espagnols durant ces années fut l’assassinat du premier ministre Eduardo Dato en avril 1922. Ce dernier avait été un partisan convaincu des tentatives du gouvernement pour écraser le mouvement syndical anarchiste, la CNT.

Les actions de ces éléments anarchistes étaient clairement ‘politiques’, et non personnelles. Lorsqu’ils tuaient un policier ou un haut représentant du gouvernement ou de l’église, ce n’était pas par vengeance personnelle mais plutôt pour faire un ‘exemple’ contre des individus considérés jouer un rôle particulièrement brutal dans l’exploitation des ouvriers. Lorsqu’ils volaient des banques, ce n’était pas pour eux-mêmes mais pour le mouvement. Un observateur espagnol, qui a longtemps fréquenté les milieux anarchistes, y compris des militants qui avaient participé à ce genre d’actions et qui ne les approuvait pas, remarquait que ceux qui volaient un demi million de pesetas à une banque continuaient à vivre humblement et pauvrement dans leur quartier ouvrier.4

Avec la fin de la monarchie et l’instauration de la seconde république espagnole, les éléments anarchistes les plus radicaux qui s’étaient engagées auparavant dans de telles actions comme les assassinats politiques et les attaques de banques, s’orientèrent vers d’autres types d’actions. Pendant le premières années, les anarchistes déclenchèrent plusieurs insurrections destinées à établir le communisme libertaire dans différentes régions, notamment en Catalogne. Ils n’utilisaient plus la stratégie de ‘propagande par le fait’ comme moyen d’attaquer le régime en place.

De toute façon, ceux qui se sont engagés, au sein du mouvement anarchiste et anarcho-syndicaliste espagnol, même à l’apogée de telles actions, dans la préparation et l’exécution d’attaques de banques, d’assassinats politiques et autres entreprises de ce type, ne représentaient qu’une petite minorité, même si celle-ci comprenait certains des dirigeants les plus en vue du mouvement. Les pratiquants de la ‘propagande par le fait’ ne furent probablement à aucun moment plus que quelques centaines. La grande majorité des libertaires en Catalogne et au Levant, à Madrid et dans les Asturies étaient des ouvriers qui menaient souvent des luttes plus obscures pour améliorer leurs conditions de travail et de vie. Ils s’inspiraient de la vision de la réalisation ultime de la Révolution, qui conduirait à une société sans institutions répressives étatiques, sans classe dirigeante, une société dans laquelle la coopération remplacerait la coercition. La réalisation d’une telle société nouvelle était sans aucun doute considérée par les anarchistes beaucoup plus proche que ne l’était la transformation sociale envisagée par les socialistes fondamentalement réformistes.

Dans les parties de l’Espagne où l’influence libertaire se faisait davantage sentir dans les milieux ruraux que urbains, comme l’Andalousie, l’Estrémadure et des parties de l’Aragon, la situation était quelque peu différente. Les paysans pauvres brutalement exploités et les ouvriers agricoles, comme leurs camarades urbains, menaient un combat incessant contre leurs exploiteurs, les prêteurs sur gages et les dirigeants politiques locaux, les caciques. Ils n’étaient certainement pas opposés à l’usage de la violence, si l’opportunité s’en présentait, mais le genre de violence qu’ils préconisaient, et qu’ils pratiquaient de temps à autre, consistait dans la saisie du contrôle de la terre et des villages. Même si ce procédé impliquerait sans doute – et a impliqué – l’assassinat des propriétaires terriens et de leurs hommes de mains, de telles actions n’étaient pas – comme dans le cas de la ‘propagande par le fait’ - des exemples soigneusement préparés destinés à inciter la classe ouvrière à la résistance ou à la rébellion. Ils répondait à l’objectif fondamental de prendre le contrôle de leur environnement.

Ceux qui prônaient et pratiquaient la ‘propagande par le fait’ , même au sein des groupes d’affinité d’anarchistes ‘purs’, n’étaient qu’une petite minorité. Ce fait a été reconnu même par Jésus Hernandez qui, alors qu’il était encore un dirigeant du parti communiste, avait écrit un livre violemment polémique contre les libertaires. "On rencontrait dans ces groupes des dynamiteurs jusqu’à des gandhiens, incluant des nudistes, des végétariens, des individualistes, des ‘communistes’, des syndicalistes, des anti-syndicalistes, des péripatéticiennes, des orthodoxes, des libertaires, des collaborateurs, etc."5

Ce n’est certainement pas une inclinaison innée des anarchistes envers l’usage de la violence, de la terreur et même du meurtre qui explique la terrible effusion de sang qui a eu lieu derrières les lignes pendant la guerre civile.

La nature de la violence et de la terreur dans les zones républicaines et rebelles

Il y eut indiscutablement un grand nombre d’incendies criminels, de meurtres et autres types d’actions terroristes des deux côtés, particulièrement durant les premiers mois de la guerre civile. Néanmoins, il existe une différence significative entre entre ce qui s’est passé dans la zone républicaine et dans les régions d’Espagne tenues par les rebelles.

La situation était radicalement différente entre les régions d’Espagne qui étaient restées loyales à la république et celles où les rebelles l’avaient emporté durant les premières semaines de la guerre. Du côté républicain, (à l’exception de la province basque de Biscaye) l’autorité publique avait presque complètement disparu; les forces de police régulières soit n’existaient plus, soit étaient démoralisées et avaient perdu pratiquement toute autorité.

Du côté rebelle, au contraire, l’armée était restée intacte et sous contrôle, renforcée par les unités paramilitaires de la phalange et des carlistes, qui y avaient été soit intégrées, soit placées sous commandement militaire. Dans presque toutes les régions contrôlées par les rebelles, la Garde Civile et même les Gardes d’Assaut - étaient aussi restés intacts.

Ces situations différentes entre les deux parties de l’Espagne signifient que la nature de la violence initiale était également différentes dans les deux zones. Du côté républicain,elle était spontanée et individuelle et, en aucun cas, organisée d’en haut. Au contraire, du côté rebelle, la violence et le terrorisme l’était et reflétait la politique délibérée de ceux au pouvoir.

Cette différence a été attestée par Francisco Portalea, qui était, au début de la guerre, procureur général à la Haute Cour de Madrid. Il a été démis de ses fonctions par le gouvernement, suspecté de déloyauté, et s’est réfugié en France, avec l’aide du ministre de la justice, puis de là s’est rendu à Gibraltar, regagnant l’Espagne dans la zone tenue par les rebelles. Il a passé le reste de la guerre dans la zone franquiste. Portalea a déclaré à Ronald Fraser,

"Disons-le clairement. J’ai eu l’occasion d’être le témoin de la répression dans les deux zones. Dans la zone nationaliste, elle était planifiée, méthodique, froide. Les autorités n’avaient pas confiance dans le peuple et et imposaient sa volonté par la terreur. Pour ce faire, elles commettaient des atrocités. Dans les zones tenues par le Front Populaires, des atrocités furent aussi commises. C’est le point commun entre les deux; mais la différence entre les deux, c’était que dans la zone républicaine, les crimes étaient commis par des personnes passionnées, pas par les autorités. Celles-ci ont toujours essayé d’empêcher les crimes; mon propre exemple, l’aide que j’ai reçu pour m’échapper, n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Il n’en allait pas de même dans la zone nationaliste. Là, davantage de monde a été fusillé. C’était organisé scientifiquement."6

Frank Jellinek a reformulé les ‘instructions précises’ aux officiers rebelles du général Queipo de Llano:

"Le principal facteur pour s’assurer de la victoire , disaient ces instructions, était la destruction du moral de l’ennemi. Pour cela, la chose à faire en occupant une ville était d’exécuter tous les notables que l’on pouvait trouver, ou leurs familles, si ils s’étaient enfuis. Les exécutions devaient être publiques et aussi impressionnantes que possible. Le meilleur moyens pour trouver ces personnes était d’interroger le prêtre local. Toute hésitation à obéir à ces ordres serait sévèrement punie et ‘un excès de zèle était préférable à une mollesse humaniste’. Les membres de la Phalange Espagnole devaient être engagés comme officiers pour s’assurer que les troupes ne rechignaient pas à mener à bien ces exécutions et pour dénoncer de telles hésitations ..." 7

Le 18 août, Queipo de Llano déclarait, ‘Quatre-vingt pour cent des familles d’Andalousie sont en deuil et nous n’hésiterons pas à avoir recours à des mesures plus sévères." 8

Broué et Temime ont souligné ce point, concernant ce qui se passait en territoire rebelle:

"L'envoyé spécial de Havas câble qu'il y a des cadavres dans la cathédrale, au pied même de l'autel et que « sur la grand-place gisent les corps des partisans du gouvernement exécutés en série, alignés devant la cathédrale ». Les correspondants du New York Herald, du Temps ont décrit cette boucherie, que les officiers nationalistes tentent de justifier par l'impossibilité ou ils sont de faire garder les prisonniers. Une colonne de fugitifs est refoulée à la frontière portugaise, ramenée en ville et massacrée sur place. Le correspondant du Temps parle de 1 200 exécutions, de trottoirs recouverts de sang dans lesquels baignent encore des casquettes », au moment où l'on fusille encore sur la grand-place. .. La terreur est le moyen de venir à bout de la résistance des masses. C'est bien ainsi que l'entendent en tout cas les chefs de la rébellion." 9

Le général Franco lui-même croyait en l’usage de la terreur, incluant le meurtre, comme moyen d’asseoir l’autorité de son régime et d’écraser ses opposants. Roland Fraser raconte une interview avec Eugenio Vegas Latapie, éditeur du journal monarchiste Acción Española pendant la guerre civile, qui avait été suffisamment choqué par les exécutions sans procès dont il avait été témoin pour décider d’aborder le sujet avec Franco lui-même. Il plaida pour que les accusés aient droit à un procès et qu’ils puissent se défendre, arguant que la situation actuelle constituait un "grave discrédit à la cause". Mais raconte Vegas Latapie :

"Franco ne m’a prêté aucune attention. Concernant la répression, il était parfaitement au courant de ce qui se passait et s’en moquait. A partir d’informations que je lui ai communiqué plus tard, Peman a parlé avec Franco du nombre de personnes condamnées à mort et emprisonnées depuis un an ou plus. Franco lui a expliqué que s’était nécessaire afin de pouvoir les échanger contre des prisonniers dans la même situation en zone rouge. Telle était son explication. Mais pratiquement aucun échange n’a été autorisé par le régime de Franco pendant la guerre; et, en outre, lorsque la guerre a pris fin et que ce prétexte n’était plus valable, les choses ont continué exactement comme avant, avec des personnes condamnées à mort, emprisonnées pendant un an ou plus. Franco faisait preuve de sa cruauté froide pour laquelle il était célèbre dans la Légion Étrangère ." 10

Ce type de terreur ne se limitait pas aux villes conquises lors de l’avancée des troupes rebelles. Elle était aussi appliquée dans les endroits dont les rebelles avaient pris le contrôle immédiatement. A Córdoba, par exemple, des ouvriers furent rassemblés sur leurs lieux de travail et fusillés, sans qu’aucune raison ne soit fournie, simplement parce qu’ils étaient ouvriers. Des dirigeants politiques locaux loyaux à la républiques furent aussi assassinés sur ordres des autorités rebelles .11

Un ancien combattant de l’armée franquiste a également témoigné sur les rafles permanentes, presque quotidiennes, de ‘suspects’ politiques dans la région de Córdoba bien après le commencement de la guerre, par son unité de l’armée régulière. Il a qualifié beaucoup de ces arrestations et exécutions comme ‘extrêmement arbitraires’ .12

Le même type de terreur organisée par les autorités existait aussi dans la province à dominante rurale de Zamorra dans la Vieille Castille, qui était tombée immédiatement aux mains des rebelles. Pratiquement tous les dirigeants de partis et d’organisations soutenant la république furent rassemblés et exécutés.13 De tels faits sont survenus sans aucun doute à travers toute l’Espagne tenue par les rebelles.
Gabriel Jackson a commenté le terrorisme dans les zones tenues par les rebelles

"...il ne faut pas expliquer la virulence de la purge dans l’Espagne insurgée par les lois de la guerre ... Les insurgés espagnols se battaient pour préserver les privilèges traditionnels de l’Armée, de l’Église et des propriétaires terriens... Le soulèvement militaire du 18 juillet apparaissait comme leur dernière chance de préserver une Espagne où leurs privilèges seraient sauvegardés… Les exécutions dans l’Espagne nationaliste n’étaient pas l’œuvre de foules révolutionnaires profitant de l’effondrement de l’état républicain. Elles étaient ordonnées et approuvées par les plus hautes autorités militaires." Le même auteur, qui a réalisé une étude approfondie sur le sujet, concluait qu’il y eut environ 200 000 victimes de ‘paseos et de représailles politiques nationalistes pendant la guerre’ à comparer avec les 20 000 ‘paseos et représailles politiques en zone républicaine’.14

Terreur initiale en Catalogne et au Levant

Avec la suppression de la rébellion en Catalogne, les anarchistes y contrôlaient presque entièrement la situation. Au Levant, au sud, ils partageaient le pouvoir avec les socialistes de Largo Caballero. Donc, ce qui s’est passé dans ces deux zones est particulièrement révélateur quant au rôle des anarchistes dans la violence et la terreur dans ces deux régions.

Il n’y a aucun doute sur le fait que de nombreux meurtres ont eu lieu durant les premiers jours et les premières semaines de la guerre civile en Catalogne. Nous avons signalé la ‘disparition’ des propriétaires des industries les plus importantes à Barcelone et celle des grands propriétaires terriens. Même si de nombreux disparus ont fui en France, il est néanmoins également certains que beaucoup furent tués, par leurs ouvriers ou quelqu’un d’autre. Il y eut des recherches systématiques de phalangistes et d’autres partisans des rebelles et beaucoup d’entre eux furent aussi tués. Il y eut certainement beaucoup de cas de vengeances personnelles.

Après le 19 Juillet, les prisons étaient emplies de prisonniers politiques, et de nombreux prisonniers de droit commun furent relâchés. On peut supposer que quelques uns de ceux-ci retournèrent à leur ancienne occupation, aidés en cela par l’effondrement de la loi et de l’ordre après le déclenchement de la guerre civile. Les paseos étaient choses courantes dans les premiers moments de la guerre. Ce terme, dont la traduction est "marche" ou "promenade" étaient utilisé pour décrire les actions de petits groupes qui raflaient des victimes de leur propre initiative durant la nuit, et les emmenaient en "promenade" vers leur mort.

John Langdon-Davies,un journaliste anglais sympathisant de la cause républicaine, écrivait en 1937 : "La vérité, c’est que durant les mois de juillet et août et selon ce que je sais depuis, une moyenne de cinq ou six personnes était tirée de leur lit chaque nuit , poussées dans des voitures et conduites sur cette petite route isolée parmi les pins après Tidibaldo, et y étaient exécutées." 15 En visitant la morgue municipale de Barcelone, il a déterminé le nombre moyen de corps qui y avait été apporté avant le 19 juillet et avait conclu que "la terreur à Barcelone avait entraîné peut-être 200 meurtres en un mois..."16
Aucun de ces faits ne se déroulèrent sous la direction ou à l’instigation des dirigeants anarchistes. Et même si des militants anarchistes de base y participèrent, ils n’étaient pas seuls. César Lorenzo a cité un étudiant phalangiste sur la guerre en Catalogne à ce sujet : "En réalité, les actes criminels étaient équivalents entre les deux partis et proportionnels au nombre de leurs membres."17

Franz Borkcnau, après un séjour dans l’Espagne révolutionnaire en août 1936 et en janvier-février 1937, écrivait au sujet du terrorisme dans les premières semaines de la guerre civile en Catalogne :

"J’ai appris que le terrorisme était de loin le principal levier de la révolution sociale dans les villes et les villages. Les exécutions découlaient des expropriations et la crainte des exécutions contraignaient les autres riches à la soumission au régime révolutionnaire. La suggestion selon laquelle les anarchistes en Catalogne ne devait leur prépondérance qu’à leurs méthodes terroristes était fausse; ils auraient obtenu l’allégeance d’une large majorité de la classe ouvrière sans avoir recours au terrorisme. Mais l’autre allégation selon laquelle seul le terrorisme leur permettait d’entreprendre les premières étapes vers la révolution sociale était vraie. Le terrorisme anarchiste, durant ces premiers jours, était le type de terrorisme le plus impitoyable que toutes les organisations de la classe ouvrière ont exercé contre les ennemis du régime à travers toute l’Espagne..."18

Terreur initiale en Catalogne et au Levant

Borkenau a développé le sujet, "Le terrorisme révolutionnaire de juillet, août et septembre en Espagne était ce qu’on appelle un ‘terrorisme de masse’, le terme ayant la double signification de terrorisme exercé par les masses , et non par des forces de police organisées et contre un très grand nombre, une ‘masse’ de victimes". Il a comparé la situation avec celle de la France en 1792et de la Russie en 1918: " La masse s’en prend seulement, pas tant au gens qui ont perpétré ou essayé de le faire, des actes contre le régime, qu’au gens qui, du fait de leur condition sociale, sont supposés être les ennemis naturels du régime que défendent ces masses. En Russie, comme en Espagne et en France, les aristocrates ont été tués en tant que aristocrates, les prêtres en tant que prêtres, et en Russie et en Espagne, les bourgeois en tant que bourgeois; dans tous les cas, ces individus étaient connus en outre pour appartenir à des organisations hostiles au régime..."19 Borkenau notait aussi : "Je me risque à suggérer que, peut-être ce n’est pas tant une habitude anarchiste que de massacrer ses ennemis en masse qu’une habitude espagnole."20 Cependant, il a observé, durant son second séjour dans l’Espagne révolutionnaire en janvier-février 1937, que l’usage de la force par les anarchistes durant la première période de la guerre avait sapé leur influence en Catalogne: "Les expropriations et les exécutions de masse ont terrorisé les petits propriétaires qui sont un élément très important à Barcelone."21

Le dirigeant anarchiste catalan, Diego Abad de Santillán, écrivant alors que la guerre n’était pas terminée, notait que, aussitôt après le 19 juillet 1936, à Barcelone, nombreux étaient ceux qui vivaient sans lois et de pillage. Mais il disait que le Comité Central de la Milice, parmi d’autres mesures contre cet état de fait, avait organisé la réquisition méthodique des richesses provenant des églises et des maisons des habitants qui avaient fui, et les déposait en lieux sûrs.22 Santillán écrivait: " il est possible que notre victoire entraîne la mort violente de quatre ou cinq mille citoyens de Catalogne, catalogués comme hommes de droite, liés à la réaction politique et cléricale. Mais une révolution a des conséquences... Lorsque ces événements survenaient, nous étions ceux qui faisaient le plus pour freiner les instincts de vengeance du peuple libéré."23

Aussitôt que fut créé le Comité Central des Milices en Catalogne, il chercha à rétablir la loi et l’ordre. C’était la tâche du secteur de la sécurité au sein du comité, dirigé par l’anarchiste Aurelio Fernández, et les patrouilles de contrôle dans lesquelles la CNT fournissait environ la moitié des membres.

Néanmoins, César Lorenzo a noté que, en plus de ces patrouilles officielles, "existaient des forces de police organisées par chaque parti et organisation syndicale, qui dépendaient de leurs dirigeants respectifs ; il y avait les célèbres tchékas, qui disposaient de leurs propres agents secret, leurs prisons privées et leurs commandos. Celle de la CNT, sous les ordres de Manuel Escorza, était la plus importante et la mieux organisée."24

Selon Diego Abad de Santillán, "Nous faisions de sérieux efforts pour réprimer tous les excès, et si nous pensions que ces efforts n’étaient pas appliqués par tous, nous avons fusillé quelques camarades et amis qui avait abusé de leur autorité". Ainsi est tombé J. Gardenes, qui ne fut pas sauvé en se repentant des actes qu’il avait loyalement avoué avoir commis, sachant que nous avions déclaré que nous ne nous laisserions pas émouvoir; ainsi est également tombé le président de l’un des plus grand syndicats de Barcelone, celui des ouvriers de l’alimentation, qui était accusé d’avoir exercé une vengeance personnelle et qui ne fut pas sauvé par son long passé de militant."25 Les dirigeant anarchistes, comme une grande partie des militants de base, cherchaient tout particulièrement à s’opposer aux tentatives d’individus d’exploiter la situation pour leur bénéfice personnel. Franz Borkenau développait ce point lors de son premier séjour dans l’Espagne révolutionnaire, moins de trois semaines après le début de la guerre civile:

"Il est intéressant d’écouter ce que ces marxistes disent au sujet des anarchistes. Aussitôt après la défaite des militaires, expliquent-ils, il y a eu de nombreux pillages sur les Ramblas, sous prétexte d’actions anarchistes. Puis la CNT s’en est mêlée, niant toute responsabilité dans ces actes; maintenant, ce qui attire l’œil en premier sur les murs des maisons, ce sont de grandes affiches anarchistes menaçant les pillards d’exécution sur le champ. Mais un autre mensonge circule, de nature plus surprenante. En mettant à sac et en brûlant les églises, la milice a naturellement entassé un considérable butin, en argent et objets de valeur. Ce butin aurait dû revenir à la CNT. Il n’en fut rien cependant ; les militants anarchistes de la base préféraient brûler le tout, y compris les billets de banque, pour ne pas éveiller les suspicions de vols..."26

Le même rejet de l’idée que la révolution serait exploitée pour le bénéfice des individus plutôt que celui de la classe ouvrière dans son ensemble est apparue à travers un autre exemple que Borkenau a raconté lors de son premier séjour : "Les communistes ... dès le lendemain de la victoire, établirent une liste de revendications économiques, telles que des allocations pour les veuves de combattants tués lors de la défense de la république. Les anarchistes ne dirent rien au sujet d’allocations, de salaires ou d’heures de travail. Ils prétendent seulement que chaque sacrifice doit être fait pour soutenir la révolution, sans récompense..."27

Dès le 30 juillet, les anarchistes prirent des mesures énergiques contre les paseos. Le journal de Barcelone, La Vanguardia du 31 juillet, publia deux proclamations en première page, toutes les deux datées de la veille. L’une était signée par la Federación Local de Sindicatos Unicos de Barcelone et la Confederación Regional de Cataluña de la CNT, et l’autre par la CNT-FAI sans autre précision :

"Une série de perquisitions, suivies d’arrestations arbitraires et d’exécutions, la plupart sans qu’aucune raison ne justifie de telles mesures, ont eu lieu à Barcelone... Les perquisitions, de nature privées, doivent cesser et ne peuvent s’effectuer que sous l’autorité de la Commission d’Enquête du Comité de la Milice Anti-fasciste, de la Fédération Locale, ou du Comité Régional de la FAI. Les informations, nous parvenant à ce sujet, qui indiquent que ces abus sont commis au nom de l’organisation sans que les Comités responsables n’en aient connaissance, est le facteur qui nous incitent à prendre cette décision afin de faire respecter le sens des responsabilités et mettre fin aux actes ignobles par des personnes sans scrupules, que nous supprimerons énergiquement"

La seconde proclamation, commune de la CNT-FAI , qui fut largement distribuée, y compris au moyen d’avions survolant la ville, était encore plus explicite: "NOUS DEVONS PRENDRE DES MESURES CONTRE TOUS LES INDIVIDUS convaincus d’avoir commis des actes allant à l’encontre des droits de l’homme et contre tous ceux qui se sont conférés des attributions au nom de l’organisation confédérale ... Nous disons comment nous agirons et nous agirons comme nous l’avons dit."28

Les juges et la police anarchistes

Le Comité Centrale des Milices, dominé par les anarchiste, essaya très tôt de rétablir un système légitime pour rendre la justice. Diego Abad de Santillán a noté: " Le Palais de Justice a été ouvert et a commencé à organiser la justice dite révolutionnaire. Des tribunaux populaires ont été formés pour juger les crimes de rébellion et de complot contre la république et les nouvelles lois en vigueur. Dès que ce rôle fut reconnu, aussitôt que possibles, des juges populaires remplacèrent les anciens juges professionnels, plus experts dans la fonction, mais qui auraient été au service de la contre-révolution..."29

Juan García Oliver, dans ses mémoires a remarqué : " Nous avons laissé le contrôle de l’administration de la Justice au comité révolutionnaire qui fut crée tribunal de Barcelone, auquel étaient associés des juristes éminents comme Eduardo Barriobero, Angel Samblancat, Juan Rosinyol et d’autres, aidés par des représentants de la CNT et de l’UGT."

Cependant, les procès des militaires qui étaient impliqués dans le complot pour renverser la république furent laissés à d’autres militaires, loyaux au régime. Des cours martiales furent constituées, pour juger leurs collègues militaires.30

Diego Abad de Santillan a souligné le cas de conscience des anarchistes impliqués dans la constitution de forces de police et de tribunaux plus ou moins réguliers:

"Les juges, y compris ceux qui appartenaient à la FAI, les policiers, même membres de la CNT, ne nous plaisaient pas; ce sont des fonctions qui nous répugnent un peu. Nous ne considérions pas non plus avec sympathie la création des Patrouilles de Contrôle. Nous voulions liquider toutes les institutions répressives derrière les lignes et les envoyer au front...31Les Patrouilles devinrent l’objet de légendes épouvantables. La majorité des miliciens étaient nos camarades et ils constituaient un obstacle, en tant que tels, pour les projets éventuels de domination. On chercha à les supprimer et la première chose à faire était de les discréditer.Il est possible que parmi les 1 500 hommes à Barcelone, quelques-uns aient pu outrepasser leur fonction et se rendre coupables de transgressions condamnables, mais, même dans ce cas, pas dans des proportions inhabituelles pour d’autres institutions répressives. Nous ne défendions pas l’ institution des patrouilles, comme nous n’avions pas défendu la garde civile ou les gardes d’assaut. Mais ces hommes avaient un sens de l’humanité et des responsabilités qui les rendirent loyaux au nouvel ordre révolutionnaire. Avec le temps, peut-être, ils seraient devenus seulement une autre force de police, mais les diffamations dont ils furent l’objet manquaient de preuve. Elles venaient principalement des communistes.A de nombreuses occasions, nous avons eu à intervenir pour faire libérer ceux dont la neutralité politique offrait des garanties, et nous avons pu observer que ceux qui étaient détenus étaient traités comme nous ne l’avions jamais été : comme des êtres humains. Ils s’agissait de comploteurs sur nos arrières et il était naturel que nous ne leur laissions pas les mains libres pour nous nuire. Mais ceux qui ont vécu les dix premiers mois de la révolution en Catalogne peuvent témoigner de la différence avec les méthodes répressives appliquées par la suite, sous couvert de ‘l’ordre’ établi par Prieto, Negrin et Zugazagoitia, des chambres de torture du parti communiste ou du Directoire Générale à la Sécurité, qui était la même chose, des horreurs du SIM, où étaient perpétués des actes de bestialité que même la garde civile sous la monarchie aurait été incapable d’imaginer."32

Terrorisme anarchiste au Levant

A Valence, comme en Catalogne, le paseo était monnaie courante dans les premières semaines de la guerre civile. Bien que des tribunaux militaires furent institués dans la région du Levant en conformité avec un décret du gouvernement Giral, notamment pour traiter des cas de trahison contre la république, les paseos ne cessèrent pas immédiatement. Un homme, qui était juge à Valence en 1936, se souvient des années après que, tous les matins, il devait établir un certificat de décès pour différentes personnes tuées durant la nuit. Il dit que cette situation a continué pendant trois ou quatre mois.33

Lorsque le dirigeant anarchiste Juan García Oliver a pris son poste de ministre de la justice à Valence au sein du gouvernement de Largo Caballero, en début novembre 1936, il a pensé que l’une des premières tâches était de mettre fin aux paseos. Il découvrit que la principale bande qui commettait des arrestations illégales et des meurtres était connue sous le nom de "Tribunal du Sang", et était composée d’une vingtaine d’individus, issus de "tous les partis et organisations anti-fascistes de la ville."

García Oliver a décrit la façon dont ce ‘tribunal’ fonctionnait : "Chaque nuit, il se fixait la mission d’effectuer certaines arrestations de personnes suspectées de fascisme. Il les jugeait et, si ils étaient condamnés à mort, les exécutaient. Tout était fait en une nuit. Le corps des personnes exécutés étaient retrouvés en dehors de la ville, dans les champs et les jardins."

Dans son discours lors de l’ouverture annuelle des tribunaux, peu après sa prise de fonction, García Oliver a essayé d’expliquer comment sont apparus les paseos. Dans ses mémoires, il a cité cette explication:

"Du fait que le soulèvement militaire avait entraîné la destruction de tous les freins sociaux, parce qu’il avait été réalisé par les classes sociales qui avaient maintenu l’ordre social historiquement, les essais de rétablir un équilibre légal a poussé l’esprit de justice à revenir à ses sources les plus lointaines et les plus pures : le peuple, vox populi, suprema lex. Et le peuple, tenu anormalement à l’écart si longtemps, a créé et appliqué ses lois et procédures, c’est à dire le paseo. Mais la normalité rétablie avec l’ installation de tribunaux populaires, composés de révolutionnaires, ne justifie plus les paseos; les éléments suspects doivent être présentés devant les tribunaux populaires et être jugés, avec impartialité, avec une punition pour les coupables et la liberté immédiate pour les innocents."

García Oliver était déterminé à mettre fin aux paseos. Il lança un appel aux membres du Tribunal du Sang. Il y eut apparemment une discussion assez violente, avec la menace à peine voilée que García Oliver lui-même pourrait être la victime d’un paseo.

García Oliver a prétendu qu’il avait réussi à faire cesser les agissement du Tribunal du Sang et à le faire se dissoudre. Mais une quinzaine de jours plus tard, les meurtres de nuit reprirent et le corps des victimes étaient déposés devant l’École Populaire de Guerre que García Oliver venait juste de créer. Il découvrit peu de temps après que ces nouvelles exécutions étaient l’œuvre des Gardes d’Assaut sur ordre d’un officiel au sein du ministère de l’intérieur. Il obtint peu après la cessation de ceux-ci.34

Au fur et à mesure du déroulement de la guerre, la nature de la terreur du côté républicain se transforma radicalement. En même temps que grandissait l’influence stalinienne au sein des forces de police reconstituées et de l’armée, et cela avec l’aide des experts du GPU soviétique,une police secrète totalement indépendante du gouvernement fut mise sur pieds, et la violence, la coercition et la terreur furent appliquées sur des bases beaucoup plus organisées. Bien sûr, il furent utilisés contre les anarchistes (et autres opposant au stalinisme) et non par eux.

Les anarchistes et la terreur en Aragon

Il est évident que, en même temps que les milices anarchistes avançaient en Aragon, pour regagner environ la moitié de la région, elles ont employé des méthodes musclées dans les zones qu’elles reprenaient au forces rebelles. Les paysans anarchistes participèrent aussi activement à la terreur contre leur ennemis.

Franz Borkenau, lors d’un séjour en Aragon moins d’un mois après le début de la guerre en témoigne. Il a raconté une conversation dans un bar de village à Fraga:

"La plupart d’entre eux sont anarchistes. Un homme, avec le geste parlant d’un doigt à travers la gorge, nous dit qu’ils ont tué trente-huit ‘fascistes’ dans leur village. De toute évidence, cela les réjouit énormément. (Le village a seulement un milliers d’habitants environ.)
Ils n’ont tué aucune femme ni enfant. Seulement le prêtre, ses partisans les plus actifs, l’avocat et son fils, le propriétaire terrien et quelques-uns des paysans les plus riches! Au début, j’ai pensé que le chiffre de trente-huit était une fanfaronnade, mais le lendemain matin, il fut confirmé par d’autres paysans, dont certains n’étaient pas très contents des massacres. J’ai obtenu d’eux des détails sur ce qui s’était passé. Ce ne sont pas les villageois eux-mêmes qui avaient organisé les exécutions, mais la Colonne Durruti dès qu’elle est arrivée dans le village. Ils ont arrêté tous les suspects d’activités réactionnaires, les ont conduits en camion à la prison et les ont fusillés... Suite à ce massacre, les catholiques et les riches du village voisin se sont rebellés ; l’alcalde a servi de médiateur, un colonne de miliciens est entré dans le village, et à de nouveau fusillé vingt-quatre personnes."35

Les exécutions étaient souvent réalisées avec réticences par les paysans d’Aragón. Les faits qui se sont déroulés dans un petit village sont peut-être révélateurs de ce qui s’est passé dans quelques autres. Dans un premier temps, le comité local révolutionnaire n’intenta de procès contre personne, pensant qu’il était odieux d’exécuter uns de ses voisins. Cependant, ce comité, composé de cinq membres de la CNT et cinq de l’UGT, devint convaincu que si quelques-uns des fascistes n’étaient pas exécutés, ils tueraient les républicains à la première occasion. Alors les trois principaux fascistes du village furent jugés et exécutés.36

Les dirigeants de quelques-unes des colonnes qui se rendirent en Aragón essayèrent d’empêcher un tel terrorisme. Ce fut le cas de Saturnino Carod, qui parvint jusqu’aux abords de Belchite.De nombreuses années après, il a raconté à Ronald Fraser qu’il avait rassemblé les habitants du village de Calaceite, après qu’ils eurent incendié leur église, et leur avait dit : "Vous brûlez les églises sans penser à la peine que vous causez à vos mères, vos sœurs, vos filles, vos parents, dans les veines desquels coulent le sang chrétien, catholique. Croyez-vous qu’en brûlant les églises, vous allez changer ce sang et que demain tout le monde se considérera comme athée. Au contraire! Plus vous violez leur conscience et plus ils se rangeront aux côtés de l’église. En outre, l’immense majorité d’entre vous est croyante dans l’âme."
Fraser ajoutait: "Il a demandé que les vies et les propriétés – pas seulement sur le plan religieux – soient respectées. La tâche de la colonne était de combattre l’ennemi en combats ouverts, pas de se charger de la justice."37
digger
 
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Violence et terrorisme anarchiste ... - II

Messagede digger » 08 Oct 2014, 08:51

La situation à Madrid

Les anarchistes ne dominaient pas Madrid durant la première partie de la guerre civile, comme cela était le cas en Catalogne et en Aragon. Au début, le gouvernement espagnol contrôlait mieux la ville que toute autre région de la république. Néanmoins, même ici, les anarchistes exerçaient une influence considérable, et, dans une très large mesure, y agissaient comme bon leur semblait durant les premiers mois de la guerre. Comme je l’ai indiqué dans une partie précédente de l’ouvrage, Le Comité de Défense de la CNT du Centre continua, tout au cours de la guerre, a avoir une grande influence sur les unités militaires anarchistes opérant sur le front central.

Jesús de Galindez, un nationaliste basque,qui avait été désigné par le gouvernement pour enquêter sur, et essayer d’empêcher, les paseos à Madrid, a fait remarquer que la CNT et le parti communiste disposaient de leurs tchékas respectives durant la première période de la guerre. A ce moment, ils pénétraient dans les prisons officielles et emmenaient des personnes pour les transférer dans leurs propres quartiers généraux, où, tôt ou tard, ils les éliminaient.

Cependant, Galindez a fait remarquer les expériences différentes qu’il avait eu en traitant avec les tchékas anarchistes et communistes. Il disait que les anarchistes s’emparaient des gens dans un accès d’indignation morale et de passion politique, et quand il leur demandait une personne précise et disait qu’il se portait personnellement garant de celle-ci ou qu’il la ramenait à la prison, on le croyait, en général, et il pouvait libérer la personne. Dans le cas des communistes, ceux-ci travaillaient selon un plan précis et niaient avoir vu la personne en question, même lorsque Galindez avaient la preuve qu’il était ici.

Largo Caballero prit conscience de ce qui se passait. Il nomma, par conséquent, un anarchiste, Melchor Rodríguez, à la tête des prisons de Madrid. Par la suite, selon Galindez, les rafles de prisonniers cessèrent.
Le pire massacre survenu à Madrid fut l’attaque de la Prison Modelo alors que les troupes de Franco étaient sur le point de déclencher leur assaut frontal sur la ville, début novembre. Jesús de Galindez était convaincu que cette attaque durant laquelle 600 prisonniers furent tués de sang froid, avait été organisée délibérément par les communistes.38

Le terrorisme en Asturies

L’effondrement de l’autorité en Asturies aussi provoqua une terreur considérable contre les ennemis, ou supposés tels, de la république et de la révolution. Javier R. Muñoza écrit sur cette région :"Le plus grand nombre de meurtres a été commis dans les premiers mois de la guerre ... Règlements de comptes, représailles, sadisme, constituaient quelques-uns des ingrédients qui composaient la macabre salade sanguinaire de ces mois-là."

Muñoz fait remarquer que, avec l’établissement en septembre 1936 d’un gouvernement de facto de la région basé à Gijón, et la mise en place d’un tribunal populaire "un terme avait été mis aux précédents excès ... en se fondant sur les chiffres connus des exécutions pour lesquelles une date est donnée, on peut être certain que un peu plus de 60 % des morts totales sont survenues pendant les mois de juillet à septembre 1936. Les mois suivants, quelques assassinats furent commis, l’œuvre d’authentiques incontrôlables, jusqu’aux derniers mois de la guerre, septembre et octobre 1937, où la terreur se répandit à nouveau, avec environ 20 % du total des exécutions." Le tribunal populaire se saisit d’un certain nombre de cas "d’incontrôlables". Muñoz fait remarquer que, sur l’accusation de détentions illégales, le tribunal a prononcé trois peines de mort et une condamnation à 30 ans de prison.39

L’anticléricalisme des anarchistes

Il faut accorder une attention spéciale au terrorisme exercé par les anarchistes contre l’église catholique, ses prêtres, ses nonnes et ses partisans laïques, particulièrement durant les quelques premiers mois de la guerre civile. Si presque tous les groupes politiques qui soutenaient la révolution – à l’exception des nationalistes basques – étaient anticléricaux, les anarchistes l’étaient de la façon la plus militante, et il existe de solides preuves attestant qu’ils sont les principaux responsables des attaques violentes, non seulement contre les bâtiments de l’église, mais aussi contre les représentants du clergé et ceux qui les soutenaient.
Avant d’examiner ce que firent réellement les anarchistes pendant la guerre civile, il est important d’explorer les raisons de leur opposition particulièrement virulente à l’église catholique. Ce fut cette aversion forte et passionnée qui explique les agissement des anarchistes durant la guerre contre l’église, son clergé et ses partisans.

L’explication de Gerald Brenan a reçu un considérable soutien d’autres analystes. Même si il a étudié en particulier les anarchistes dans les zones rurales du sud de l’Espagne, il a remarqué que de nombreux membres de la classe ouvrière en Catalogne, au moment du déclenchement de la guerre, représentaient la première ou seconde génération d’immigrants venant d’Andalousie, si bien que son analyse s’applique aussi à eux :

"La haine fanatique des anarchistes envers l’église et la violence extraordinaire de leurs attaques contre elle durant la guerre civile sont connus de tous... Je pense que cela ne peut s’expliquer que comme la haine des hérétiques envers l’église, dont ils sont issus.40
Je suggérerais que la colère des anarchistes espagnols contre l’église est celle d’un peuple intensément religieux qui s’est senti abandonné et déçu. Les prêtres et les moines l’a laissé tomber à un moment crucial de son histoire pour se tourner vers les riches. Les principes humains et éclairés des grands théologiens du dix-septième siècle ont été abandonnés. Le peuple a commencé à suspecter ... que toutes les paroles de l’église étaient hypocrites. Lorsqu’il a repris la lutte pour l’utopie chrétienne, ce fut donc contre l’église et non à ses côtés..."41

Semprun Currea, un membre de la faculté de l’université de Madrid, politicien conservateur et contributeur à la revue catholique espagnole Cruz y Raya, a semblé confirmé l’analyse de Brenan dans un article du magazine français Esprit en 1936:

"Pour quiconque a étudié sur le terrain, les racines profondes et secrètes de l’anticléricalisme du peuple espagnol était un reproche acerbe envers les prêtres, non pas parce qu’ils étaient prêtres, mais à cause de leur échec à vivre en accord avec leur condition de prêtres ... La haine des prêtres et de la religion vient très souvent du fait qu’ils ne se conforment pas suffisamment à leurs préceptes. Ils ne sont pas blâmés parce qu’ils croient dans le christ mais parce qu’ils ne l’imitent pas; ils ne sont pas blâmés pour leurs vœux et leurs lois, mais parce qu’ils ne les respectent pas fidèlement; ils ne sont pas insultés pour prêcher une vie nouvelle, et la renonciation à celle-ci, mais parce qu’ils n’ont pas renoncé à la vie terrestre et qu’ils semblent avoir oublié l’autre."42

Le professeur José Sanchez, historien de l’église durant la guerre civile, a cité d’autres autorités espagnoles qui semblent être d’accord avec l’analyse de Gerald Brenan. Il a cité Mauricio Serrahim, un avocat catalan, pratiquant catholique et militant politique, sur ce sujet : "J’ai toujours maintenu que, au fond, ces incendies étaient des actes de foi. C’est à dire un acte de protestation, car l’église n’était pas, aux yeux du peuple, telle qu’elle aurait dû être. La déception de quelqu’un qui croit, aime et est trahi. Elle naît dans l’idée que l’église devrait être du côté des pauvres et qu’elle ne l’est pas ..."43

Sánchez a également cité Manuel de Irujo, un basque nationaliste et catholique, qui a servi comme ministre dans les gouvernements républicains de Largo Caballero et Juan Negrin. Irujo disait: "L’incendie des églises est une protestation contre l’état, et si vous me le permettez, une sorte d’appel à Dieu contre l’ injustice humaine."44

Sánchez, lui même, remarquait:

"La question du rôle socio-économique du clergé en Espagne devint la justification de la violence qui a fait gagner aux révolutionnaires le soutien et la sympathie des libéraux et des ouvriers à l’étranger ... Les perceptions étaient plus importantes que la réalité. Le clergé était perçu et étiqueté comme des hypocrites sociaux. Ce n’était pas difficile, particulièrement dans un pays aux besoins sociaux si importants et avec un système clérical étendu et culturellement puissant … Le clergé espagnol, depuis presque un siècle avant 1936, a été critiqué pour s’être allié avec les riches dans la guerre de classe qui couvait toujours ... Il est aussi probable que, dans l’économie bourgeoise florissante du début du vingtième siècle, sa division croissante entre classes, et une conscience de classe qui se développait, le clergé s’est tourné vers les riches parce qu’il se sentait plus à l’aise parmi ceux qui assistaient à ses messes et les aidaient dans leur travail évangélique ..."45

L’incendie des églises n’a certainement pas commencé avec la guerre civile. Ce fut une caractéristique des insurrections et des conflits sociaux durant une grande partie du dix-neuvième siècle et pendant la Semana tragica de 1909 à Barcelone, où 17 églises et 23 monastères furent incendiés.46

La position anti-républicaine de l’église

En plus de l’anticléricalisme de longue date des anarchistes et autres partisans de la cause républicaine, il existait une autre raison, plus immédiate, à la grande hostilité envers l’église durant la guerre civile. C’était le fait que la hiérarchies cléricale et une grande partie du clergé – sauf au Pays Basque – étaient plus ou moins des partisans affichés de la cause rebelle.

José Sánchez a remarqué: "Dans la plupart des cas, le clergé était dépeint comme des conspirateurs en cheville avec l’armé l’armée, et on croyait qu’il y avait des armes cachées dans ses églises et ses presbytères ou bien qu’elles avaient servi à tirer sur les ennemis du soulèvement."47

Il existait de nombreuses raisons pour lesquelles le clergé était dépeint ainsi. Diego Abad de Santillán a écrit ce qui suit sur les événements du 19-20 juillet à Barcelone: "Nous n’avons pas empêché les attaques d’églises et de couvents en représailles à la résistance offerte par l’armée et les serviteurs de Dieu. Dans tous, nous avons trouvé des armes ou nous avons dû obliger les forces qui y étaient retranchées à se rendre ..."48

Il y eut naturellement des membres du clergé qui sont restés en territoire républicain durant toute la guerre, en évitant d’être arrêtés et en travaillant étroitement avec les forces rebelles. Une douzaine d’années après la fin de la guerre, Pedro Bernardino Antón Ortiz, qui était, à l’époque de notre conversation, à la tête du comité consultatif ecclésiastique du système de syndicat du régime franquiste , m’a raconté ses activités pendant la guerre.
Il n’était pas dans sa paroisse lorsque les combats ont commencé à Madrid, et ainsi, n’était pas tombé aux mains des miliciens qui étaient venus le chercher. A son retour, une de ses paroissiennes lui a offert son appartement, qu’elle avait quitté au début des troubles. Il y a passé la guerre et a travaillé comme chauffeur de camion et vendeur, et pendant six mois, à son compte, il avait fabriqué et vendu des souvenirs aux soldats républicains. Néanmoins, il était aussi engagé dans des actions clandestines contre les forces républicaines à Madrid, recueillant de l’information, qu’il avait la possibilité de faire passer vers les lignes rebelles, et fabriquant des faux papiers, les siens en premier lieu. A la fin de la guerre, il obtint le statut de combattant par le nouveau régime et Franco lui décerna la médaille d’ancien combattant.49
Dans les régions d’Espagne tenues par les forces rebelles, la hiérarchie cléricale et le clergé étaient clairement du côté de Franco. José Sanchez a fait remarqué que en ayant officiellement proclamé l’Espagne catholique "les nationalistes, même si il y avait parmi eux des non-croyants et des anticléricaux, avaient autorisé les évêques a exercer leur autorité dans le domaine éducatif, social et culturel afin d’obtenir leur soutien et celui des catholiques ... Les évêques se voyaient donc attribuer un rôle politique, que cela leur plaise ou non.Ce rôle leur donna probablement une perception exagérée de leur propre pouvoir. On leur demandait d’officier dans des fonctions militaires et civiles, de prêcher aux troupes, de participer à des comités politiques...."50

Finalement, en août 1937, la hiérarchie de l’église espagnole, à l’exception de deux évêques, a publié une lettre collective, ‘adressée à ceux du monde entier’51 Ayant défendu le soulèvement comme juste et dépeint les révolutionnaires comme étant dirigé par des conspirateurs étrangers, les évêques annonçaient leur soutien aux nationalistes, qui, disaient-ils, représentaient la nation espagnole, avaient établi un régime de loi, d’ordre et de justice et avait même "diffusé un courant d'amour pour la Patrie” En ce qui concerne les accusations de barbarie des nationalistes envers les prisonniers républicains, la lettre ne défendait pas ‘ces excès’ mais disait qu’il n’y avait pas de comparaison possible entre ‘les offenses contre la justice” du côté républicain et l’administration ordonnée de la justice par les nationalistes.52
Le soutien des évêques à la cause rebelle était sans équivoque : ‘Nous affirmons que le soulèvement civico-militaire plonge au fond de la conscience populaire une double racine : celle du patriotisme qui a vu en lui l’unique façon de réveiller l’Espagne et d’éviter sa ruine définitive ; et celle du sentiment religieux, qui le considère comme la force capable de réduire à l’impuissance les ennemis de Dieu et comme la garantie de la continuité de sa foi et de la pratique de sa religion....Pour le moment, il n’y a pour l’Espagne aucun autre espoir de reconquérir la justice et la paix, et les biens qui en découlent, que le triomphe du mouvement national."53
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Étendue de la terreur contre l’église

José Sanchez a écrit que "la fureur anticléricale de 1936 avait une importance et une signification particulière. Ce fut la plus grande effusion de sang cléricale de toute l’histoire de l’église chrétienne. Dans l’histoire moderne aucun déchaînement de violence n’approche le conflit espagnol en terme de nombre total de religieux tués, ou de pourcentage de victimes, ou de la brièveté de la période concernée. "55

Les faits bruts, et ce sont les mieux chiffrés parmi les nombreuses victimes de la guerre civile espagnole et de la terreur qui y est associée, montrent que près de sept mille religieux furent tués, la plupart d’entre eux en six mois, entre juillet et décembre 1936." Il a cité Antonio Montero Moreno à ce sujet "4 184 étaient séculiers (clergé diocésain), 2 365 étaient du clergé régulier (ceux qui appartiennent à un ordre ou une congrégation), et 283 étaient des nonnes, pour un total de 6 832."56 Treize évêques furent tués.

Il y avait à l’époque presque 30 000 prêtres séculiers, 3 500 séminaristes, dont 12 pour cent furent tués. Il y avait environ 20 000 membres du clergé, ordonnés ou non, ou novices dans les ordres religieux, dont onze pour cent furent tués.

Sanchez conclut que "environ un quart du clergé masculin fut tué derrière les lignes républicaine... En plus de ces morts, un nombre incalculable de personnes laïques furent tuée à cause de leur relations à la religion, soit parce qu’elles étaient des pratiquants connus, ou membres d’organisations religieuses fraternelles et charitables, ou en tant que pères, mères, frères, sœurs ou amis de religieux. Certains furent tués parce qu’ils affichaient leur fois en portant des symboles extérieurs de croyance, une médaille religieuse ou un scapulaire..."57

Le professeur Sanchez continue: "Le déchaînement a duré environ six mois, jusqu’en fin 1936 ... Environ 80 pour cent des religieux furent tués dans les deux mois et demi du début de la guerre, de mi-juillet au 1er octobre. Un autre quinze pour cent dans les trois mois suivant, à la fin de l’année jusqu’au 31 décembre 1936. C’est donc 95 pour cent des meurtres qui eurent lieu dans les six premiers mois de la guerre . Après cela, les assassinats furent sporadiques …"58

Apparemment il y avait parfois des jugements bizarres pour décider quels prêtres seraient tués. Selon Franz Borkcnau, "Dans le village catalan de Tosas, il y avait deux prêtres, l’un fanatique et strict, l’autre complaisant sur tous les points, et notamment avec les filles du village. Ce dernier a été caché pendant toute la révolution pour lui éviter l’arrestation, alors que le ‘bon’ prêtre haï par tout le village comme allié des réactionnaires, a essayé de fuir et s’est brisé le cou en tombant sur un rocher."59

Un autre aspect montre que les assassinats de religieux et autres avaient généralement une motivation ‘politique’ ou ‘anticléricale’, plutôt que personnelle. Selon José Sánchez,

"Il faut noter que parmi tous les terribles exemples de tortures et de cruautés, aucune nonne ne fut sexuellement violée durant toute la guerre par des anticléricaux. Montero Moreno (qui se serait naturellement plu à raconter de telles histoires si elles avaient existé) contredit les affirmations faites durant les premiers mois de la guerre, selon lesquelles des religieuses nues étaient forcée de danser en public et qu’elles étaient systématiquement violées par les miliciens républicains. Lors de son étude exhaustive, il dit que les espagnols ont un respect inné pour les femmes, et particulièrement les vierges dédiées à Dieu, et que lorsque des nonnes étaient arrêtées et sexuellement menacées, il se trouvait toujours parmi les groupes de soldats un défenseur spontané qui les protégeait."60

Cette conclusion du professeur Sánchez va à l’encontre des affirmations des partisans de Franco pendant la guerre civile. Par exemple, la lettre collective des évêques espagnols soutenant la cause de Franco cause, qui disait: "L’honneur des femmes n’a pas été toujours respecté, pas même celles consacrées à Dieu ..."61

Après quelques mois, les procédures judiciaires formelles devant une cour révolutionnaire remplacèrent largement les actions de foule contre le clergé catholique et les laïques. John McGovern, membre du Independent Labor Party au Parlement britannique et catholique romain, a assisté à deux de ces procès. L’un concernait cinq membres de l’Organisation de la Jeunesse Fasciste Catholique, accusés d’avoir participé à la rébellion à Barcelone le 19 juillet. McGovern a constaté qu’ils avaient "tous admis leur crime", et avaient été déclarés coupables. "Le procureur a demandé la peine de mort. La cour était composée d’un avocat, qui la présidait, et de douze autres personnes tirées au sort parmi des organisations de la classe ouvrière. Ils rejetèrent la peine de mort . Les prisonniers furent condamnés à trente ans de prison."
Le second procès était celui de quatre moines accusés d’avoir ouvert le feu sur des avions du gouvernement républicain avec une mitrailleuse, à partir du toit d’un petit monastère. "Trois d’entre eux avaient essayé de s’enfuir, le quatrième s’était rendu, déclarant qu’il n’avait rien fait, et fut libéré avant le commencement du procès, avec l’accord du procureur. Il demanda la peine de mort pour les trois autres... Ils furent déclarés coupables et condamnés à trente ans de prison."62

Le meurtre de religieux et de laïques croyants n’était pas le seul aspect des attaques contre l’église catholique du côté républicain pendant la guerre civile. Le professeur Sánchez ne fournit pas d’estimation sur le nombre d’églises et autres édifices religieux détruits mais il note: "Des milliers d’églises furent brûlées, des objets religieux furent profanés, des tombes de religieuses furent ouvertes et leurs corps pétrifiés disposés en postures ridicules et des cérémonies religieuses furent singées. En réalité, pratiquement tous les actes anticléricaux imaginables n’était pas seulement possibles mais probables." 63

Franz Borkenau, lors de son premier séjour en Espagne révolutionnaire, a décrit une église qui brûlait à Barcelone:

"Sur le chemin du retour, j’ai été témoin de l’incendie d’une église, et c’était encore une grande surprise. Je m’imaginais que cela serait un acte d’excitation quasi démoniaque de la part de la foule, et cela se révéla être une affaire administrative. L’église incendiée était située à un angle de la grande Place de Catalogne. Les flammes la dévoraient rapidement. Un petit groupe de personnes se tenait à son abord (Il était environ 11H.) regardant en silence, ne regrettant certainement pas l’incendie mais sûrement pas très existé par l’événement. Les pompiers étaient de service sur place, limitant soigneusement l’incendie à l’église et protégeant les bâtiments attenants; personne n’était autorisé à approcher afin d’éviter les accidents, et tout le monde se soumettait à cette règle avec une docilité surprenante..."64

Les incendiaires sauvaient souvent précautionneusement ce qui leur semblait être des œuvres d’art. John Langdon-Davies a visité le Bureau du Travail à Barcelone où ces objets étaient entreposés " Il régnait une intense activité dans le bâtiment. Dans chaque recoin, des amoncellements de saints et de vierges, de crucifix et de tableaux, de sculptures ; des hommes allaient et venaient avec de nouvelles caisses d’objets qui venaient d’arriver; des femmes, à des tables, tapaient les listes des biens précieux envoyés au gouvernement pour les mettre en sécurité ..."65

Des objets religieux, et pas seulement des églises, étaient brûlés lors des premiers moments de la guerre civile. Borkenau raconte ce qui s’est passé dans la ville catalane côtière de Tosas. "Des objets religieux y ont été brûlés …" Une femme appartenant à la milice du POUM a raconté à Borkenau que "elle avait eu l’impression que les femmes paysannes n’aimaient pas donner leurs objets religieux, mais que par la suite, elles s’étaient convaincues que le catholicisme était maintenant révolu; elle avait alors entendu des choses comme : San José ha muerto (Saint Joseph est mort). Le lendemain, le village avait aboli de lui même le salut à Dieu, parce qu’il n’y avait plus de Dieu au paradis."66

Le Pays Basque fut la région de l’Espagne républicaine où il n’y eut pas de persécutions religieuses. Les nationalistes basques, qui étaient fortement soutenus par le clergé catholique de la région, constituaient la principale force politique au sein du régime. Tant que dura la guerre dans la région, les prêtres restèrent libres de vaquer à leurs affaires religieuse et autres, même si ils ne portaient pas leur tenue cléricale quand ils sortaient dans la rue, par simple précaution. Il y avait des aumôniers dans les rangs de l’armée loyaliste sous le commandement du Parti Nationaliste Basque . 67

En réalité, la persécution des prêtres dans le Pays Basque a été le fait des forces rebelles, une fois qu’elles eurent conquis la région. 14 prêtres au moins furent exécutés par les forces de Franco lorsqu’elles se saisirent de la province de Guipuzcoa dès le début de la guerre et de nombreux autres furent emprisonnés là, et à Vizcaya, plus tard, lorsqu’elles s’en emparèrent.68

La responsabilité anarchiste dans la terreur anticléricale

Des personnes de sensibilités différentes tendent à s’accorder sur le fait que les anarchistes sont, en grande partie, responsables du terrorisme anticlérical dans les premiers mois de la guerre civile. Selon Gerald Brenan, "Sans grand risque de se tromper, on peut dire que toutes les églises récemment incendiées en Espagne l’ont été par les anarchistes et que la plupart des prêtres tués le furent par eux."69

Pour sa part, José Sanchez fait remarquer que "la plupart des indications désignent les anarchistes comme formant le plus gros des rangs des incontrôlables".70 En Aragon et à Valence, les meurtres furent commis par des personnes extérieures, des anarchistes membres des unités militaires qui se dirigeaient vers le front. En Aragon, la Colonne Durruti, et à Valence, la Colonne de Fer, ont toutes les deux attaqué des églises locales et les prêtres qui avaient été épargnés par la population locale, ou ont inquiété les ruraux en racontant des histoires de complots dans les grandes villes, ou encore en les encourageant à tuer les prêtres comme ennemis de la république et de la révolution."71

Sanchez note aussi: "Une fois le soulèvement commencé et le révolution déclenchée, la violence devint monnaie courante et la presse anarchiste en parlait en des termes les plus durs". Il cite un passage tiré de Solidaridad Obrera du 15 août 1936: "L’église doit disparaître à jamais... Le prêtre, le moine, le jésuite a dominé l’Espagne, nous devons les en extirper ... Les ordres religieux doivent être dissous, les évêques et les cardinaux fusillés;et les biens de l’église doivent être expropriés."72

Étant donné la domination presque totale des anarchistes en Catalogne et en Aragon, et leur grande influence dans le Levant et dans les Asturies, durant la première phase de la guerre civile, lorsque les incendies d’églises et les meurtres de religieux et de laïques croyants étaient à leur apogée, il ne fait que peu de doute que les anarchistes portent une responsabilité majeure dans ces événements dans ces régions de l’Espagne républicaine. Cependant, la question subsiste quant à l’attitude des dirigeants anarchistes envers les persécutions de religieux.

A partir des indications fournies par l’un des principaux dirigeants catalans de la FAI de l’époque, Diego Abad de Santillan, on peut conclure peut-être que leur attitude était équivoque. Dans son livre écrit un an après la fin de la guerre civile, Santillan déclarait:

"L’église a été privée de ses richesses et de ses fonctions par la victoire de juillet. Pourquoi persécuter ses serviteurs ? Les nonnes et les moines manifestaient le désir de partir pour l’étranger et nous ne voyions aucune raison pour les retenir contre leur gré ... N’était-il pas préférable qu’ils partent plutôt que de rester à comploter en permanence? Combien de personnes sont venues nous voir pour nous dire qu’ils avaient chez eux des proches, prêtres, moines ou nonnes, et nous demander notre avis! Est ce que un seul d’entre eux a entendu un mot ou une marque d’opposition ? N’avons-nous pas toujours donné les garanties maximum de respect du moment où ils ne se mêlaient pas des affaires du nouvel ordre révolutionnaire ?"

Néanmoins, après avoir relaté deux exemples de prêtres directement impliqués dans le soulèvement rebelle, Santillan commentait:

" Une église qui combat donc pour la mauvaise cause n’a rien à voir avec la religion et ne peut pas être défendue contre la colère du peuple." Puis, peut être de manière pas très sincère, il écrit: "... Une organisation révolutionnaire comme la FAI n’a pas envisagé, que ce soit avant ou après le 19 juillet, d’intervenir contre elle, une fois qu’elle eut été privée de ses instruments d’oppression matériels et spirituels. Elle respectait les croyances de tous et prônait un régime de tolérance et de coexistence pacifique entre les religions et les principes politiques et sociaux."73

Les anarchistes étaient certainement loin d’être unanimes sur le fait de commettre, ou même d’accepter des actes violents contre des religieux et des églises. Nous avons décrit dans un précédent chapitre, l’action de Félix Carresquer, un dirigeant de la FAI en Catalogne, qui, alors qu’il avait la responsabilité d’un grand hôpital de Barcelone, avait empêché l’arrestation de nonnes qui y travaillaient, et les avait maintenu dans leur travail.

John McGovern, député britannique du ILP a affirmé:

"... Les dirigeants de la classe ouvrière protègent les dirigeants religieux des agressions physiques. Il y a eut l’exemple de l’évêque catholique romain de Barcelone. Une foule de dix mille personnes, certains disent de près de 100 000, s’était rassemblée à l’extérieur de son palais, demandant sa mort. Durruti, le dirigeant anarchiste ... est arrivé sur place avec seulement une vingtaine d’hommes armés. Il s’est adressé à la foule des marches du palais ... Il a fait sortir l’évêque, l’a fait monter dans une voiture et l’a conduit au Gouvernement de Catalogne, qui l’a mis en sûreté sur un bateau de guerre italien. Cinq cent prêtres et moines furent dirigés vers le même navire. Des centaines de nonnes furent escortées à travers la frontière en lieu sûr..."74

Il y eut des exemples où des dirigeants anarchistes locaux cherchèrent à protéger des religieux, même de haut rang. Par exemple, à Salsona, près de la frontière française, le vieil évêque de la région le vieil évêque de la région fut emmené de l’autre côté de la frontière par cinq membres du comité révolutionnaire, contrôlé par les anarchistes. (Quatre d’entre eux, sur les cinq, furent exécutés par les rebelles lorsqu’ils prirent le contrôle de la région.)75

A Badalona, près de Barcelone, selon Joan Manent, qui en était le maire anarchiste pendant la guerre, après qu’une foule d’environ 2 000 personnes eut attaqué le monastère local, la CNT ne se contenta pas d’envoyer des miliciens pour empêcher l’incendie de sa librairie, elle essaya aussi d’empêcher le meurtre des moines .

Selon Manent, ‘...Nous avons été incapables d’empêcher la foule d’emmener les trente-huit moines en bas à Badalona pour les tuer. Deux le furent en route et deux autres blessés.En voyant des hommes armés de pics qui amenaient les moines, je pouvais imaginer la guillotine attendant sur la place, tant la scène me rappelait la révolution française."

La CNT avait rassemblé 200 miliciens armés dans le parc de Badalona, pour arrêter les meneurs et reconduire les moines au monastère. Par la suite, elle s’arrangea avec le président Luis Companys pour que les moines – dont beaucoup étaient étrangers - traversent la frontière 76

On doit noter aussi, peut-être comme une curiosité, la critique implicite de l’anticléricalisme excessif de la part de Juan García Oliver. Lorsqu’il a pris la charge du ministère de la justice, à Valence, au domicile d’un aristocrate exproprié, il a refusé de faire enlever les tableaux des murs, beaucoup d’entre eux à caractère religieux, comme d’autres ministres le faisaient en de telles circonstances. Lorsque le doyen de Canterbury l’interrogea à ce sujet, il répondit, "C’est facile à expliquer... Les raisons en sont nombreuses. Les tableaux ne me dérangent pas ; au contraire, ils me sont agréables, que leur thème soit religieux, personnel, militaire ou pastoral. Et lorsque je me sens très fatigué, physiquement et intellectuellement, je regarde ces tableaux,en essayant de découvrir les passions de leurs personnages et, petit à petit, je ressens une vague de relaxation." 77

En décembre 1938, quatre mois seulement avant la fin de la guerre, les anarchistes modifièrent officiellement leur position anticléricale radicale. Le gouvernement Negrin avait créé un commissariat aux cultes qui "était la reconnaissance définitive de la liberté religieuse". Après un débat houleux, la comité national de la CNT entérina finalement ce changement d’attitude du gouvernement.

A ce sujet, Cesar Lorenzo commente, "Une page avait été tournée: les anarchistes qui n’avaient pas cessé de combattre avec acharnement les prêtres et les évêques, la foi aussi bien que la théologie, et les croyants sincères comme les dogmes ... réalisèrent finalement qu’il était nécessaire de nuancer leur position, plus dictée par la passion et le ressentiment, que par une volonté révolutionnaire."78

Conclusion

On peut tirer plusieurs conclusions au sujet de la violence et du terrorisme anarchiste durant la guerre civile.

D’abord, il y avait certainement un aspect violent, et même terroriste, dans la tradition anarchiste espagnole. Cela venait en partie de l’histoire sociale de l’Espagne, marquée par beaucoup d’insurrections locales de paysans et de brigands ruraux qui volaient et même assassinaient les propriétaires terriens locaux, les prêtres et les notables, avec la tolérance et même l’approbation des paysans. D’un autre côté, il venait aussi de la stratégie de "propagande par le fait" adoptée par quelques éléments du mouvement anarchiste international durant les deux ou trois générations qui précédaient le déclenchement de la guerre civile espagnole.

En second lieu, il y eut un déchaînement spontané de violence à la suite de la défaite de la rébellion dans la plupart des régions de l’Espagne durant lequel les ouvriers tuèrent leurs employeurs, les paysans assassinèrent leurs propriétaires terriens, les anticléricaux assassinèrent les religieux et les croyants laïques et les partisans de la république tuèrent les membres des groupes politiques associés aux rebelles, un déchaînement dans lequel les anarchistes jouèrent un rôle majeur. Cela fut suivi par une forme de terrorisme plus organisé, le paseo, où des petits groupes de militants, anarchistes et autres, sélectionnaient des candidats à l’élimination et les tuaient.

Cette question du terrorisme, spontané ou sous une forme plus organisée, a placé très tôt les dirigeants anarchistes devant un dilemme auquel ils devaient être confrontés tout au long de la guerre. Eux, les pires ennemis de toutes formes "d’autorité" étaient obligés d’exercer cette autorité afin de mettre en place des instruments – les patrouilles et les tribunaux révolutionnaires – qui mettraient un terme à ce genre de violence. Et ils le firent.

Avec le rétablissement d’une structure de gouvernement dans les différentes régions de l’Espagne républicaine, des tribunaux populaires furent mis en place, devant lesquels passaient étaient poursuivis ceux qui étaient accusés de crimes contre la république. En même temps, des dirigeants anarchistes au sein des différents gouvernements régionaux de la république s’efforçaient personnellement de mettre fin aux paseos.

Un quatrième fait, évident, est que, quelques-unes des unités de miliciens contrôlées par les anarchistes, en même temps qu’elles reconquéraient quelques région, en particulier en Aragon, entreprirent d’éliminer les ‘fascistes’, ou autres ennemis de leur point de vue, ou de faire en sorte que les paysans locaux s’en chargent. La Colonne Durruti,venant de Catalogne et progressant en Aragon, et la Colonne de Fer venant de Valence et pénétrant dans la région, furent particulièrement actives dans ce domaine.

Cinquièmement, les anarchistes se montrèrent particulièrement violents dans leurs attaques contre l’église catholique, son clergé et les croyants. Comme dans le cas d’autres actes terroristes, ces attaques contre le clergé et les bâtiments religieux furent en grande partie concentrées durant les premières semaines de la guerre civile/révolution. Elles reflétaient l’anticléricalisme profondément enraciné dans le mouvement anarchiste espagnol et se produisaient principalement comme des réactions spontanées à l’effondrement de la loi et de l’ordre et une opportunité pour passer sa colère contre une institution, et ses serviteurs, par qui ils jugeaient avoir été trahis. Dans ce cas aussi, cependant, il y eut aussi des actions contre le clergé et les églises par ceux qui organisaient les et par quelques colonnes de miliciens anarchistes, même lorsque les paroissiens n’étaient pas désireux de punir les prêtres ou de détruire les édifices.

D’un autre côté, il y eut certainement de nombreux anarchistes, militants de base comme dirigeants, qui s’opposèrent à de telles actions drastiques contre l’église. Dans certains cas, des anarchistes prirent indiscutablement des risques personnels considérables en essayant d’empêcher de tels actes. Quelques dirigeants anarchistes essayèrent aussi de les arrêter , ou du moins de les limiter.

Ce qui semble clair, c’est que dans les cas de terreur contre les employeurs, les propriétaires terriens et les ennemis de la république, comme dans ceux contre l’église, les personnes impliquées dans ces attaques étaient généralement motivées par des raisons idéologiques ou politiques, et non personnelles. Même si clairement des éléments criminels participèrent à de tels actes, la grande majorité de ceux impliqués n’était motivée par un quelconque désir de s’enrichir personnellement ou par le gain d’un autre avantage.Les dirigeants anarchistes étaient particulièrement attentifs pour mettre fin à de tels actes criminels motivés par des fins personnels et essayèrent d’y mettre un terme lorsqu’ils accédaient au pouvoir.

Enfin, deux distinctions doivent être faites entre le genre de fait que nous avons présenté ici et d’autres exemples d’abus qui se sont déroulés durant la guerre civile. Le premier d’entre eux est l’extermination délibérée par les plus hautes autorités rebelles dans les zones sous leur contrôle de tous ceux qui dirigeaient, ou même appartenaient, à des partis, syndicats ou autres organisations soutenant la république.A part quelques exceptions peut-être, il n’y avait aucune spontanéité dans ces actes puisqu’il n’y avait pas effondrement de l’autorité policière et militaire, en total contraste avec ce qui s’est passé du côté républicain.

Deuxièmement, la violence et même le terrorisme, qui eut lieu du côté républicain durant les premières phases de la guerre, et dans lesquels les anarchistes jouèrent un rôle majeur, doivent être différenciés du genre de terreur qui eut lieu du même côté, dans les deux derniers tiers de la guerre, après les Journées de Mai de Barcelone.

Les arrestations, tortures, meurtres et autres types de terrorisme commis par les staliniens après mai1937 – et même avant cette date – n’avaient rien de spontanés, n’avaient aucun lien avec les traditions espagnoles, et n’étaient en rien le reflet des réactions du peuple espagnol face à la répression et aux abus.Ils faisaient partie d’une stratégie délibérée pour éliminer tous les opposants au projet stalinien de prendre le contrôle total de la république espagnole et de subordonner les intérêts de cette république à ceux du régime stalinien en Union Soviétique. Ils étaient ordonnés et planifiés par le Parti Communiste Espagnol, le Komintern, et les agents soviétiques du GPU, déguisés alors en conseillers militaires ou diplomates dans l’Espagne loyaliste.

Au contraire des staliniens, les anarchistes espagnols, comme nous l’avons fait remarquer, avaient pris la décision, durant les premiers jours de la guerre civile, de ne pas établir leur propre régime absolu dans l’Espagne républicaine. Quelle que fut leur capacité à établir une telle "dictature anarchiste", ils n’ont jamais essayer de le faire durant la guerre. Et aucun acte terroriste dans lequel furent impliqués les anarchistes n’a visé un tel objectif. Ceux-ci étaient incontrôlés et spontanés. Cela ne les rend pas moins horribles du point de vue de leurs victimes, mais différencient les actes terroristes anarchistes de ceux commis dans les régions tenues par les rebelles d’une part, et par les staliniens d’autre part.

Notes de l’Auteur

1. Barbara W. Tuchman: The Proud Tower: A Portrait of the World Before the War: 1890-1914, The Macmillan Company, New York, 1965, page 63
2. Franz Borkenau : The Spanish Cockpit, University of Michigan Press, Ann Arbor, 1963 pp 14 -15
3. Luigi Fabbri: Influencias Burguesas Sobre el Anarquismo, Fichas de Formación Libertaria, Barcelona, 1977, pages 26-7
4. Interview avec Antonio Cuenca Pugillivol, à Barcelone, 22 Août 1960 ; on peut trouver une présentation détaillée sur les actions violentes de Los Solidarios et autres groupes anarchistes sans les mémoires de Garcia Oliver: El Eco de los Pasos: El Anarcosindicalismo en la calle, en el Comité de Milicias, en el gobierno, en el exilio, Ruedo Ibérico, Paris et Barcelone, 1978,et dans la biographie de Durruti de Abel Paz : Durruti: El Proletariado en Armas, Editorial Bruguera S .A ., Barcelone,1978
5. Jesús Hernández: Negro y Rojo: Los Anarquistas en la Revolución Española, La España Contemporánea, Mexico, D.F., 1946, p 21
6. Ronald Fraser: Blood of Spain: The Experience of Civil War, 1936-1939, Penguin Books Ltd, London, 1979, p 276
7. Frank Jellinek: The Civil War in Spain, Howard Fertig, New York, 1969 , pp 287-8
8. Pierre Broué et Emile Temime: The Revolution and the Civil War in Spain, The MIT Press, Cambridge, USA , 1970, p 184
9. Ibid, p 184
10. Fraser, op. cit., p 168
11. Interview avec Rafael Moles Guiilén, entre Córdoba et Séville, 2 Décembre 1951
12. Interview avec Enrique Santamarina, à New Brunswick, N .J., 1er Janvier 1988
13. Interview avec Juan López, à Madrid, 10 décembre 1951
14. Gabriel Jackson : The Spanish Republic and the Civil War, 1931-1939, Princeton University Press, Princeton, N .J., 1965 , p 539
15. John Langdon-Davies: Behind the Spanish Barricades, Martin Seeker & Warburg Ltd, London, 1937, p 152
16. Ibid, page 154
17. César M. Lorenzo: Les Anarchistes Espagnols et le Pouvoir, 1863-1969, Editions du Seuil, page 116 (note de bas de page 22)
18. Borkenaun, op. cit., pages 251-2
19. Ibid, pages 252-3
20. Ibid, page 76
21. Ibid, page 178
22. Diego Abad de Santillán: La Revolución y La Guerra en España - Notas Preliminares para su Historia, Ediciones Nervio, Buenos Aires,1937, page 56
23. Ibid, page 176
24. Lorenzo, op. cit., pages 115-16
25. Diego Abad de Santillán: Por Qué Perdimos la Guerra, C. del Toro Editor, Madrid, 1975, pages 82-3
26. Borkenau, op. cit., pages 73-4; voir aussi Fraser, op. cit., page 66
27. Borkenau, op. cit., page 83
28. La Vanguardia, Barcelona, 31 juillet 1936, page 1
29. Santillán: Por Qué Perdimos la Guerra, op. cit., page 93
30. García Oliver, op. cit., page 228
31. Santillán: Por Qué Perdimos la Guerra, op. cit., page 92
32. Ibid, pages 94-5
33. Interview avec Fernando Escriva, à Valence, 4 décembre 1951
34. García Oliver, op.cit., pages 347-8
35. Borkenau, op. cit., pp 97-8
36. Interview avec Javier Elbaille, à Limoges, France, 14 août 1960
37. Fraser, op. cit., pp 132-3
38. Interview avec Jesús de Galindez, à New York City, 9 avril 1952; voir aussi Fraser, op. cit., page 263
39. La Guerra Civil en Asturias, Ediciones Jucar, Gijón, 1986, Volume I, page 143
40. Gerald Brenan. The Spanish Labyrinth: An Account of the Social and Political Background of the Spanish Civil War, Cambridge University Press, Cambridge, 1982, p 41. Ibid, page 191
42. A Catholic Looks at Spain, Labour Publications Department, London, 1937, p 8
43. José M. Sanchez: The Spanish Civil War as a Religious Tragedy, University of Notre Dame Press, Notre Dame, Indiana, 1987, p 51
44. Ibid, p 52
45. Ibid, pp 38 -9
46. José Peirats: Los Anarquistas en la crisis política española, Ediciones Jucar, Madrid & Gijón, 1976, p 12
47. Sánchez, op. cit., p 12
48. Santillán: Por Qué Perdimos la Guerra, op. cit., p 73
49. Interview avec Padre Bernardo Antón Ortiz, à Madrid, 17 novembre 1951
50. Sánchez, op. cit., pp 88 -9
51. Ibid, p 88
52. Ibid, p 94
53. Joint Letter of the Spanish Bishops to the Bishops of the Whole World: The War in Spain, The America Press, New York, 1937, p 13
NDT Lettre collective des évêques espagnols à ceux du monde entier à propos de la guerre d’Espagne 1er juillet 1937 http://www.gauchemip.org/spip.php?article16917
54. Sánchez, op. cit., p 8
55. Ibid, p 9
56. Ibid, p 10
58. Ibid, p 11
59. Borkenau, o p . cit., p ages 1 1 3 -1 4
60. Ibid, pp 57 -8
61. Joint Letter of the Spanish Bishops, etc., op cit., p 15
62. John McGovern : Why Bishops Back Franco - Report of Visit of Investigation to Spain, Independent Labour Party, London, n.d. (1937), pp 4 -5
63. Sánchez, op. cit., p 11
64. Borkenau, op. cit., p 74
65. Langdon-Davies, op. cit., p 198
66. Borkenau, op. cit., p 113
67. Interview avec le Père Miguel Pérez de Heredia, à Bilbao, 20 novembre 1951
68. Sánchez, op. cit., p 80; Sánchez,pp 70-87
69. Brenan, op. cit., page 189
70. Sánchez, op. cit., page 37
71. Ibid, page 16
72. Ibid, page 38
73. Santillán: Por Qué Perdimos la Guerra, op. cit., pages 95-6
74. M cGovern, op. cit., pages 6-7
75. Interview avec Sr Marsal, à Limoges, France,13 août 1960
76. Fraser, op. cit., page 451
77. Garcia Oliver, op. cit., page 350
78. Lorenzo, op. cit., pages 320-1
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Le Pacte d’Unité CNT-UGT de 1938

Messagede digger » 08 Oct 2014, 09:02

Extrait de The Anarchists in the Spanish Civil War Robert J. Alexander Vol II Janus Publishing Company Limited, London 1999 pp 998-1001

Le Pacte d’Unité CNT-UGT de 1938

Ironiquement, ce ne fut que lorsque leur ancien allié Francisco Largo Caballero eut complètement perdu le contrôle de l’Unión General de Trabajadores passée aux mains des staliniens et de leurs alliés, que la CNT négocia finalement un "programme d’unité" avec l’UGT. Ce document commun représentait des concessions majeures de la part des anarchistes et montrait combien ils avait abandonné leurs principes de base.

La CNT avait envisagé un pacte avec l’UGT avant le déclenchement de la guerre civile. Une résolution du Congrès de Saragosse de la CNT en mai 1936 avait appelé à une "alliance des travailleurs" avec l’UGT, et proposé la création de comités de liaison entre les deux organisations pour négocier les termes d’une telle alliance.1

Il est évident que, dans les premiers mois de la guerre civile, à la fois les anarchistes et la faction Largo Caballero au sein de l’UGT, souhaitaient une unité d’action des deux centrales syndicales et pensaient même en terme de possible unité organisationnelle dans un avenir proche. Ce fut le principal thème d’une manifestation commune le 1er mai 1937 à Valence,au cours de laquelle Carlos de Baraibar et deux autres membres pour l’UGT, et Mariano Vázquez, Federica Montseny et Juan Peiró, pour la CNT, prirent la parole.2

Nous avons noté que, après la dissolution du gouvernement Largo Caballero, une tentative d’accord avait été recherchée entre l’UGT, encore contrôlée par Largo Caballero, et la CNT, avec, de toute évidence, des objectifs syndicaux et politiques, ces derniers étant la formation d’une opposition de la classe ouvrière au gouvernement Negrin. L’infiltration de l’ UGT, durant les derniers mois de 1937 par les communistes et leurs alliés socialistes anti-Caballero paralysa toute possibilité d’ alliance concrète pendant plusieurs mois. Néanmoins, sous la pression de l’offensive franquiste en Aragón, qui eut pour effet la percée des forces rebelles vers la Méditerranée et la séparation en deux de la république, un accord fut finalement atteint en mars 1938.

José Peirats, l’historien anarchiste de la CNT durant la guerre civile, a exposé les propositions à la fois de l’ UGT et de la CNT pour ce "programme d’unité", qui couvrait un large éventail de questions auxquelles était confronté le mouvement ouvrier et la république. Il a également résumé la nature de ce document, adopté en mars 1938, pendant l’offensive franquiste qui se saisit de l’Aragón et se termina par la percée des forces rebelles jusqu’à la Méditerranée. Selon Peirats,

"Dans le domaine militaire, la CNT accepta la proposition de créer une armée puissante, sous le contrôle de l’état, et d’en enrichir les attributions naturelle ou internes avec d’autres extérieures à ses fonctions premières, sans autres garanties pour le peuple que celles fournies par le Commissariat, lui même sous contrôle de l’état …
Au sujet de la production de guerre, la CNT accepta seulement l’intervention des syndicats dans un Conseil, soumis aussi à l’état, ou sa branche, le Secrétariat à l’Armement…
La CNT accepta la nationalisation des industries de base et celle-ci reste sujette aux critères de l’état. Cela le place au sommet de la pyramide sociale .
La même chose se passa pour la nationalisation des banques, que la CNT compléta avec la Iberian Trade Union."

Sur la question des municipalités, Peirats écrit:

"Au sujet de la municipalisation, la CNT baissa définitivement pavillon par rapport à sa conception traditionnelle d’une municipalité libre… dans le pacte CNT-UGT, la municipalité continue à être la simple administratrice du bien immobilier de l’état militariste, centralisé et extorqueur…
La meilleure preuve de l’orientation centraliste du pacte nous est démontrée par la section concernant l’économie. Un Conseil Économique Supérieur, au sein de l’état, composé de ses représentants et ceux des organisations syndicales monopolisera tout…
L’état, propriétaire de l’armée, de l’industrie, des municipalités, et de l’ensemble de l’économie, est aussi le propriétaire de la terre nationalisée. Et les paysans sont de simples locataires… D’un commun accord, la CNT et l’UGT accorde à l’état … la faculté de légiférer sur les Collectivités et le droit très précis d’y intervenir. Et celui de déterminer lesquelles continueraient ou disparaîtraient. Seules, celle en adéquation avec la législation seront aidées par l’état."

Enfin, Peirats notait que concernant l’opposition traditionnelle des anarchistes à l’état elle-même dans ce pacte CNT-UGT, la CNT

"commence à réduire son incompatibilité absolue avec l’état en une simple expression d’une forme de gouvernement. Elle s’oppose uniquement à la forme totalitaire de l’état, et oublie la leçon selon laquelle tout gouvernement est un bastion totalitaire…"3

La seule concession significative de l’ UGT sous influence stalinienne dans ce document était la déclaration qu’elle ne s’opposerait pas au retour de la CNT dans le gouvernement républicain. Il s’agissait, comme nous l’avons vu, d’une concession de signification douteuse.

En résumé, l’organisation syndicale anarchiste avait cédé beaucoup de terrain dans ce pacte à l’autre centrale syndicale majeure, alors dominée par les staliniens et leurs compagnons de route. Elle reléguait au second plan la défense des collectivités que ses membres avaient créé dans la première période de la guerre civile, en acceptant la prédominance de la nationalisation des secteurs majeurs de l’économie, au lieu d’un contrôle syndical, tant au niveau républicain que municipal. Ce document, et c’est peu dire, affaiblissait la position de la CNT, en essayant de défendre le contrôle de ses membres sur un large secteur de l’économie. Contre un retour de la CNT dans le gouvernement républicain, dans un rôle mineur et de peu d’importance dans la conduite générale de la guerre et de la révolution, la CNT a payé le prix lourd dans cet "accord" avec l’UGT.

Notes de l’auteur

1. CNT Accords del Congres de Saragossa Maig 1936, Textos de Formado Llibertaria, Barcelona, 1977, pp 9 -10
2. Hacía la Unidad de Acción de la Clase Obrera, Ediciones de la C.N.T., Valencia, n.d. (1937)
3. José Peirats: La C.N.T. en la Revolución Española, Ediciones CNT,Toulouse, 1953, Volume III, pp 67 -69, voir aussi José Peirats: Los Anarquistas en la crisis política española, Ediciones
Jucar, Madrid & Gijón, 1976, pp 298 -306

NDT : Sur le même sujet, voir, entre autre, Enseignement de la Révolution Espagnole Vernon Richards (1975). http://www.somnisllibertaris.com/libro/enseignementdelarevolution/index03.htm et particulièrement , le chapitre intitulé Le Pacte UGT-CNT http://www.somnisllibertaris.com/libro/enseignementdelarevolution/chapitre18.htm

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Spain and The World 4 mars 1938


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Emma Goldman et l’homosexualité - I

Messagede digger » 19 Oct 2014, 11:04

Traduction extraite de Free Comrades:Anarchism and Homosexuality in the United States, 1895-1917 Terence Kissack AK Press 2008 pp 133 - 152
https://libcom.org/files/Kissack%20-%20Free%20Comrades%20-%20Anarchism%20and%20Homosexuality%20in%20the%20United%20States,%201895-1917.pdf

NDT préliminaire
: Cette traduction, comme les autres, n’est pas féminisée et je m’en excuse, surtout pour un tel sujet. Mais cette féminisation orthographique et grammaticale représente un surcroît de travail devant lequel j’abdique lâchement. Elle est présente dans l’intention.

Parmi les anarchistes radicaux sur les questions sexuelles, Emma Goldman était la consommatrice et la distributrice la plus insatiable de sexologie. Elle était une participante enthousiaste à des débats sur le sexe, assistait à des conférences de psychologues, sociologies et autres spécialistes, et se liait d’amitié avec les porte-paroles de cette nouvelle science. Cela ne signifie pas qu’elle était toujours d’accord avec ce qu’elle entendait ou lisait. Elle pouvait être une critique acerbe et écrivit une fois à Ben Reitman, en 1912, que la conférence du Dr. Stanley Hall sur la "Prophylaxie Morale" était "horrible." Hall était le psychologue américain en vue du moment, connu principalement pour son livre Adolescence: Its Psychology and Relations to Physiology, Anthropology, Sex, Crime, Religion and Education. Alors qu’elle appréciait que Hall "avait souligné l’importance du sexe,", lui prêtant "presque autant de crédit que moi", elle avait été déconcertée par le fait que la conférence soit introduite par un pasteur et l’affirmation de Hall, "Nous avons besoin d’éducation sexuelle pour préserver le christianisme, la moralité et la religion."23 Ce lien entre religion, mœurs sexuels et règles était un anathème pour Goldman. Elle respectait les travaux de Hall dans le domaine de la psychologie mais elle "était désolée pour les américains qui acceptaient des trucs enfantins comme des informations qui font autorité."24 Malheureusement pour les américains, la présentation de Hall était représentative de la pensée sexuelle de l’époque parmi les spécialistes du pays. Comme ses camarades, Goldman était plutôt déçu par les sexologues américains et les citait rarement, sinon pour réfuter leurs travaux.

Emma Goldman avait une nette préférence pour les sexologues européens, particulièrement pour Carpenter, Ellis et Magnus Hirschfeld, qu’elle considérait tous comme des critiques sociaux et des dissidents. Elle était particulièrement en accord sur leur vision libérale de l’homosexualité. Elle avait écrit à Ellis qu’elle s’était procurée son livre, Sexual Inversion, en 1899, peu après sa publication, et qu’elle le considérait comme l’un des ses "plus grands trésors". Sexual Inversion (coécrit en réalité par John Addington Symonds, mais dont le nom avait été retiré après sa mort parce que ses héritiers avait refusé qu’il ne soit associé à ce livre), fut un des premiers ouvrages en langue anglaise à traiter des relations entre même sexe. Ellis était plus positif envers les sujets de ses études que beaucoup de ses contemporains. Selon les termes de Vern Bullough, il "veillait à éviter tout langage se rapportant à une pathologie" et essayait de mettre en avant "l’accomplissement des homosexuels".25 Goldman réagissait favorablement à l’approche de Ellis. "J’ai suivi vos travaux," lui écrit-elle, "j’ai lu presque tout ce que j’ai pu trouver et l’ai présenté à tous les gens avec qui j’ai pu être en contact à travers mes conférences."26 Goldman identifiait Ellis et sa famille idéologique comme faisant partie d’un mouvement plus large en faveur de la justice sociale, auquel elle s’identifiait et aidait à promouvoir. En aidant à mieux faire connaître Sexual Inversion, Goldman pensait qu’elle aidait à l’amélioration du statut social et éthique des femmes et des hommes au sujet duquel Ellis écrivait. Elle avait pu être attirée principalement par les travaux de Ellis parce que ceux-ci étaient indirectement liés avec l’anarchisme.

Lorsque Sexual Inversion parut en Angleterre, il fut publié par la même presse que celle utilisée par la Legitimation League, un groupe anarchiste pour la réforme sexuelle, qui plaidait pour l’amour libre et la fin de l’ostracisme social envers les enfants illégitimes et leurs mères. La était présente dans les librairies et publiait un journal intitulé The Adult. La police, convaincue que la ligue avait pour objectif de détruire la moralité anglaise, surveillait les activités du groupe et la publication des travaux de Ellis lui offrit l’occasion de s’y attaquer. En 1898, un policier en civil acheta un exemplaire de Sexual Inversion à George Bedborough, l’éditeur de The Adult qui travaillait à la librairie de la Legitimation League. Selon Ellis, la police espérait "supprimer la Legitimation League et The Adult en les identifiant à mon livre Sexual Inversion, un livre obscène évidemment, selon eux."27 Ellis apprit l’arrestation de Bedborough, accusé de vendre Sexual Inversion – décrit par la police comme " un écrit obscène, pervers, grivois et scandaleux" – par un télégramme envoyé par un anarchiste américain, Lillian Harman, qui avait été élu président de la Legitimation League en 1897. Bien que la League ait été sévèrement affectée par les actions policières, Ellis ne se laissa pas décourager et continua à conduire et publier ses recherches. Cette imbrication complexe entre Ellis et les anarchistes anglais a bien pu incliner Goldman à identifier les vues et les opinions de celui-ci avec les siennes.28

Goldman considérait que le travail de ceux qu’elle identifiait comme sexologues progressistes s’intégrait sans problème aux objectifs plus larges de l’anarchisme. Comme eux, elle pensait que l’étude scientifique de la nature humaine était une étape indispensable dans la marche vers la liberté. Goldman alla jusqu’à qualifier Carpenter et Ellis d’anarchistes. Ce n’était pas une interprétation nouvelle puisque Carpenter avait été associé à l’anarchisme par Lloyd et Tucker auparavant. Carpenter cultivait ses affinité avec les anarchistes en aidant Pierre Kropotkine dans ses recherches pour son livre Fields, Factories and Workshops et en contribuant et collaborant par un article très flatteur à un numéro spécial de Mother Earth, célébrant la vie et l’œuvre de Kropotkine. Ellis, malgré son histoire commune avec la Legitimation League, était moins enclin à s’allier avec les anarchistes. Lorsqu’on lui faisait part de l’opinion qu’avait Goldman de lui, il s’en démarquait. Mais ce refus d’être qualifié d’anarchiste ne la dissuadait pas."Je suis étonnée" écrivait-elle à son ami Joseph Ishill, "par la déclaration de Ellis selon laquelle il n’est pas anarchiste parce qu’il n’appartient à aucune organisation." Goldman louait la "vision philosophique" de Ellis qu’elle considérait "infiniment plus étendue et importante que celle de beaucoup de monde qui s’affiche comme anarchistes."29 Ellis était un anarchiste dans l’esprit, sinon par le nom.

A travers son intérêt pour les travaux des sexologues, Goldman était en contact avec les idées médicales et psychologiques contemporaines sur l’homosexualité. En 1895, elle était à Vienne pour suivre une formation d’infirmière avec un accent particulier sur l’obstétrique et la gynécologie, lorsqu’elle entendit parler d’une conférence sur l’homosexualité. Celle-ci, délivrée par le "professeur Bruhl," eut un impact important sur elle, puisque c’était apparemment la première fois qu’elle entendait traiter de manière scientifique les relations entre même sexe. Dans un premier temps, cependant, Goldman trouva "désorientant" le discours du docteur. Dans sa présentation, Bruhl "parlait d’uranistes, de lesbiennes, et autres sujets étrange." Cela constitua l’initiation de Goldman à la terminologie émergente de la sexologie concernant l’homosexualité, et, au cours des décennies suivantes, elle deviendra tout à fait familière avec ces termes nouveaux. A l’époque, ils étaient novateurs. Les membres de l’auditoire, dont beaucoup exprimaient leur identité sexuelle par une inversion de genre, avaient également fasciné Goldman. Cet auditoire, se souvient-elle, "était étrange" , constitué "d’hommes à l’apparence féminine, avec des manières coquettes et de femmes clairement masculines, avec des voix graves." La conférence de Bruhl initia Goldman au langage médical et psychologique émergent et de plus en plus développé de la différence sexuelle. En observant l’auditoire, elle apprit aussi la sémiotique de l’identification sexuelle que les "uranistes " et les "lesbiennes" s’étaient confectionnés.30

La littérature sur la sexologie a eu un grand impact sur comme Goldman a conceptualisé sa vision politique de l’homosexualité. Elle a assimilé la vision du monde des sexologues, en parlant des homosexuels comme d’une catégorie distincte de l’humanité : une identité qui présentait des manifestations psychologiques, sociales et culturelles. Elle a employé le langage de la sexologie -"homosexuels," "invertis," "types intermédiaires," et "homosexualistes" – dans ses écrits et conférences. L’usage de termes inconsistants reflète le fait que Goldman n’adhérait pas à un cadre dominant ou courant d’idées précis. Lorsqu’elle est venue à la littérature sur la sexualité, elle était une lectrice éclectique. Néanmoins, on ne peut pas sous-estimer l’importance de l’analyse sociale et politique qu’apportait Goldman à chaque question sociale. Les discours qui ont modelé son approche de la sexualité reflétaient à la fois le discours médical et psychologique spécialisé et les courants de pensées politiques plus larges dans lesquels elle évoluait. Elle était attiré par les sexologues dont le travail correspondait le mieux avec ses idées politiques de base. Elle avait l’habitude de penser en termes de groupes opprimés: la classe ouvrière, les femmes, les minorités ethniques. Hutchins Hapgood disait de Goldman qu’elle "percevait toujours quiconque mal vu par la classe moyenne, que cela soit à tort ou à raison, comme des victimes d’un ordre social injuste."31 Goldman, qui ne se sentait jamais aussi vivante que lorsqu’elle défendait les opprimés, était prédisposée à considérer les homosexuels comme un groupe social opprimé. Ils formait un autre groupe de "parias" qui avait besoin d’un champion 32

Comme Tucker, Goldman et ses camarades ont contribué à faire circuler aux États-Unis la littérature sur la sexologie qu’ils admiraient. Les propres écrits et conférences de Goldman sur l’amour et la sexualité faisaient de fréquentes références aux travaux de Edward Carpenter, Havelock Ellis et Magnus Hirschfeld, contribuant à les faire connaître dans ses auditoires. Carpenter, Ellis, et d’autres livres de sexologues étaient vendus lors de ses tournées de conférences et étaient offert en bonus à ceux qui s’abonnaient à Mother Earth. En 1912, par exemple, les abonnés qui envoyaient 5,00$ recevaient Prison Memoirs de Berkman; What is Property de Proudhon ;The Bomb de Frank Harris ; Russian Literature de Kropotkine et de Love's Coming of Age de Edward Carpenter"33 Le livre de Carpenter et les Mémoires de Berkman incluaient tous les deux un contenu substantiel d’érotisme entre même sexe. Ceux qui s’abonnaient à Mother Earth se voyaient donc offrir une bibliothèque relativement riche en littérature traitant de l’homosexualité. En outre, de nombreux numéros de Mother Earth contenaient des publicités qui présentaient à la vente " des ouvrages importants sur la sexualité" et "une littérature sur l’anarchisme et la sexualité". Les lecteurs du numéro de novembre 1915 de Mother Earth pouvaient commander le livre de August Forel The Sexual Question: A Scientific, Psychological, Hygienic and Sociological Study of the Sex Question,, un ouvrage qui, selon la publicité, traitait de "l’homosexualité ... et autres pratiques sexuelles importantes."34 Le journal de Goldman et ses tournées de conférences constituaient des canaux importants pour la dissémination de la littérature sur la sexologie.

En plus de faire de la publicité pour leurs ouvrages, Mother Earth publiaient des articles de sexologues ou écrits par des non-anarchistes radicaux en matière de sexualité. En 1907, le journal contenait un article écrit par le Dr. Helene Stocker intitulé "The Newer Ethics." Stocker était une féministe allemande qui soutenait la réforme de la loi sur le divorce, la libre circulation de l’ information sur la contraception et l’accès légal à l’avortement, et était également membre du Scientific-Humanitarian Committee de Magnus Hirschfeld, le groupe allemand pour les droits des gays. "The Newer Ethics" est une étude de la "question sexuelle" à la lumière des travaux du philosophe Friedrich Nietzsche. Même si Stocker ne traite pas directement de la question de l’homosexualité dans son essai, elle soutenait – de manière remarquablement semblable à Carpenter – qu’en matière d’amour, les gens ne devraient pas "se plier servilement aux coutumes." Selon Stocker, les travaux de Nietzsche "enseignent la beauté et la pureté de l’amour, qui, pendant des centaines d’années, a été stigmatisé comme vicieux par l’imagination malsaine de l’église." Les gens, soutenait Stocker, devaient poursuivre leur passion sans culpabilités. La nouvelle éthique, écrivait-elle "s’attaque à la racine des vieilles et confuses notions, qui assimilent la 'moralité' avec la crainte des normes conventionnelles et la 'vertu' avec l’abstinence de relations sexuelles."35 Même si elle ne se qualifie pas d’anarchiste, les vues qu’elle exprimait dans "The Newer Ethics" étaient en accord avec celles des anarchistes radicaux en matière de sexualité.

Plusieurs des camarades de Goldman partageaient son intérêts pour la sexologie, l’homosexualité et son approche politique. Ben Reitman, son amant durant les années où elle s’est intéressé le plus à ces sujets, a été particulièrement important à cet égard. Selon Candace Falk, "Ben avait toujours été fasciné par et compréhensif envers l’homosexualité."36 Il y fut confronté très jeune. Lorsqu’il avait douze ans, il a commencé à parcourir le réseau ferroviaire, fréquentant des hommes et des garçons qui voyageaient de ville en ville pour chercher du travail. Ce milieu très largement masculin était caractérisé par une culture sexuelle rustique, où les comportements homosexuels n’étaient pas rares.37 Cette expérience précoce de la sous-culture sexuelle des travailleurs saisonniers, clodos et hobos semble avoir marqué Reitman; il a gardé, tout au long de sa vie, un intérêt pour la vie qu’il avait mené dans sa jeunesse. A la fin des années 1930, par exemple, Reitman publia un livre, Sister of the Road: The Autobiography of Box-Car Bertha as Told to Ben Reitman, qui recensaient des "homosexualistes marquées" comme une des catégories de femmes qui prenaient la route.38 Lorsque Reitman devint médecin, il continua à évoluer dans des milieux sociaux où l’homosexualité était courante. Il a vécu à la marge de la société respectable. Son biographe écrit que "des types de la pègre et des sans-bris fréquentaient le cabinet de Ben, tout comme des prostituées, des maquereaux, des accrocs à la drogue et pervers sexuels."39 Étant donné leur intérêt mutuel pour l’homosexualité et la sexologie, il est probable que Reitman partageait ses observations personnelles et son savoir avec Goldman.

Les interventions les plus notables de Goldman concernant les questions homosexuelles étaient ses conférences.Celles-ci étaient un outil clé utilisé à la fois par les anarchistes et les sexologues dans leurs tentatives de propager leurs idées. Goldman était une oratrice convaincante dont la présence sur l’estrade, selon Christine Stansell, était "aux dires de tous, hypnotique."40 Bien qu’elle fut décrite comme une démagogue par la presse populaire, ses qualités d’oratrice résultaient de sa volonté de traiter des sujets controversés – comme la sexualité – de manière dépassionnée. Cela ne signifie pas qu’elle n’était drôle. Lorsqu’elle a donné une conférence sur la "sexualité" au collège de Harry Kemp à Kansas City, "la salle était bondée d’une foule attirée par la curiosité". Ceux qui était venus pour assister à un spectacle furent sans doute déçus, puisqu’elle ne traita pas le sujet de manière sensationnaliste. Selon Kemp, Goldman "commença en partant du principe qu’elle ne parlait pas à des idiots et des crétins,mais à des hommes et des femmes à l’esprit mûr," mais lorsque un des professeurs sauta sur ses pieds pour dénoncer son langage trop cru, elle répondit en se moquant du gardien de la morale scandalisé. Dans un accès de colère, le professeur hurla"Honte à toi, femme, n’as tu pas honte?" Les cris du professeur indigné réveillèrent les étudiants qui, écrit Kemp, "se mirent à hurler avec une joie indescriptible. " Goldman participa à leur hilarité et "rit jusqu’à ce que les larmes lui montent aux yeux." Selon Kemp, "les quatre jours où elle resta [sur le campus], ses conférences étaient pleines à craquer."41

Goldman donna la plupart des ses conférences sur l’homosexualité en 1915 et en 1916. Il n’y a pas de raison claire sur le fait que ces années marquent l’apogée de son intérêt envers cette question, mais il est possible que le radicalisme accru de ces années de guerre créait un contexte dans lequel elle pensait pouvoir parler de sujets controversés. Bien avant que l’Amérique n’entre en guerre en 1917, le climat politique aux États-Unis était envenimé par la conflagration qui consumait l’ Europe. Le pays était déchiré par les débats concernant l’intervention, le pacifisme et la politique de l’empire. Dans cette atmosphère surchauffée, Goldman traitait un large éventail de sujets, incluant l’homosexualité. On pourrait faire une comparaison avec la fin des années 1960 et le début des années 1970, lorsque la guerre du Vietnam, la montée de la Nouvelle Gauche, le virage vers le Black Power et les variantes radicales du féminisme, reliés entre eux de manière complexe, créèrent un contexte politique et culturel dans lequel les gays et lesbiennes se radicalisèrent.42

Ce fut le moment fort de ses conférence sur l’amour entre même sexe, mais elle avait évidemment traité le sujet dans des conférences avant 1915 . En 1901, par exemple, le journal Free Society avait publié un compte-rendu d’une conférence qu’elle avait donné à Chicago concernant l’aspect moral et éthique de l’amour entre même sexe. Lors de celle-ci, Goldman "a soutenu que tout acte auquel prennent part deux individus consentants n’est pas du vice. Ce qui est habituellement condamné hâtivement comme du vice par des individus irréfléchis, comme l’homosexualité, la masturbation, etc., devrait être considéré d’un point de vue scientifiques, et non pas de manière moralisatrice."43 L’ argument de Goldman en 1901 – selon lequel des relations et des comportements consensuels qui ne causent aucun tort à d’autres ne devraient pas être réglementés – constituait le message de base de toutes ses interventions sur le sujet de l’homosexualité. Elle considérait cette analyse – basée sur ses lectures sur la sexologie - comme un point de vue scientifique et non moraliste. Lors de la seconde décennie du vingtième siècle, les conférences de Goldman étaient plus qu’une simple défense de l’homosexualité. Elle commença à parler comme une autorité sur le sujet; Ses conférences étaient des cours d’éducation sexuelles. Ses points de vues sociologiques et psychologiques sur l’homosexualité transparaissaient dans le contenu de ses thèmes et c’était à partir de ceux-ci qu’elle traitait le sujet lors de ses conférences dans les années juste avant la guerre.

Comme les sexologues qu’elle admirait, Goldman tirait la plupart de ses informations sur l’attirance entre même sexe de ses propres observations et analyses sociales. Elle reconnaissait qu’elle avait appris beaucoup de ce qu’elle savait au sujet de l’homosexualité par ses amis et relations. En 1915, elle avait écrit à une amie, l’encourageant à assister à sa conférence sur "le sexe intermédiaire... parce que j’en parle sous un angle totalement différent de celui de Ellis, Forel, Carpenter et autres, et cela principalement à cause de la documentation que j’ai rassemblé durant la dernière demie douzaine d’années à travers mes contacts personnels avec les types intermédiaires, ce qui m’a conduit à collecter une documentation des plus intéressante."44 Les relations personnelles de Goldman avec les "types intermédiaires" – un terme que Carpenter utilisait pour décrire les homosexuels – enrichissaient sa compréhension de la sexualité et pourraient bien lui avoir donné l’élan pour développer ce thème, qui n’était auparavant qu’un sujet parmi de nombreux autres traités lors de ses conférences.

Les conférences de Goldman étaient souvent le moyen de rencontrer des "types intermédiaires" avec lesquels elle se liait d’amitié. En 1914, Goldman rencontra Margaret Anderson qui était venue l’écouter. Le radicalisme sexuel fut l’élément clé de l’attirance de Goldman pour Anderson. Selon cette dernière, Goldman, "dont le nom suffisait, en ces temps-là à provoquer un frisson" était "considérée comme un monstre, une défenseuse de l’amour libre et des bombes."45 Pour Anderson, qui avait elle-même emprunté la voie de la rébellion bohème, une aura de danger entourait Goldman qui participait à sa fascination pour elle. Anderson la présentait à son amante, Harriet Dean, avec qui elle publiait The Little Review, un journal d’art et de culture. Goldman décrivit les deux comme un couple classique de lesbiennes, bien qu’elle n’ait pas utilisé le terme. Selon elle, Dean "était athlétique, d’apparence masculine, réservé et complexée. Margaret, au contraire, était féminine à l’extrême, débordante constamment d’enthousiasme."46Dean et Anderson s’impliquèrent dans le militantisme politique de Goldman et les controverses qu’il suscitait. Les deux femmes aidèrent à organiser les conférences à Chicago, en vendant des places devant les locaux de The Little Review. La famille de Dean, qui vivaient dans cette ville, étaient mortifiés. Ils proposèrent de payer les frais d’imprimerie associés aux conférences de Goldman, si celle-ci acceptait de ne pas parler d’amour libre. L’anarchisme, semble t-il, était un sujet acceptable de conversation, mais l’amour libre dépassait les bornes. La famille Dean semblait ne pas avoir assimilé le fait que l’amour libre et l’anarchisme était, pour beaucoup , la même chose. De manière surprenante, ils n’avaient pas fait d’objection envers l’intention de Goldman de parler sur le sujet du "sexe intermédiaire". Il est possible qu’ils ignoraient la tenue de la conférence ou qu’ils n’avaient pas compris son sujet à partir de son intitulé. Ou peut-être ne percevaient-ils pas la relation entre Dean et Anderson comme étant de nature sexuelle, ou encore, la voyait-il comme une variante du Mariage de Boston* qui était chose courante parmi les femmes actives de l’époque. Il est aussi possible, bien que improbable, étant donné l’horreur avec laquelle ils avaient réagi à l’idée de voir le nom de la famille associé à l’amour libre, qu’ils avaient compris que Dean et Anderson étaient amantes, mais que cela leur était égal. Quoi qu’il en soit, Goldman refusa de modifier le sujet de sa conférence et Dean et Anderson se rangèrent de son côté.

Anderson et Dean étaient attirées par l’anarchisme parce qu’il promettait une liberté psychologique, sociale et sexuelle. "L’anarchisme," proclamait Anderson, "était expression l’ idéale pour mes idées sur la liberté et la justice." En peu de temps, les pages de The Little Review se remplirent déloges sur l’anarchisme et Goldman fut invitée à y contribuer. Elle rendit la pareille, encourageant les lecteurs de Mother Earth, "à s’abonner à la revue de Margaret C. Anderson." Elle considérait Dean et Anderson comme des camarades radicales qui associaient l’art et le militantisme dans une tentative pour créer de nouvelles relations sociales . Elle faisait l’éloge de The Little Review, comme étant "une revue dédiée à l’art, la musique, la poésie, la littérature et le théâtre", qui avait une approche de ces sujets "non pas d’un point de vue de l’art pour l’art mais dans un souci de faire retentir le thème majeur de la rébellion dans la démarche créative."47 La vie sexuelle non conventionnelle de Anderson et Dean faisait partie de leur rébellion. "Avec une forte personnalité," observait Goldman, "elles ont brisé les chaînes de leur milieu classe-moyenne pour se libérer de l’esclavage familial et des traditions bourgeoises."48

Il est impossible de savoir combien d’admirateurs de Goldman étaient gays ou lesbiennes, mais Dean et Anderson n’étaient certainement pas les seules homosexuelles à avoir été attiré par elle. Emma Goldman recevait aussi l’appui d’un homme du New Jersey, nommé Alden Freeman, un homme fortuné qui vivait à East Orange. En 1909, il avait choqué ses voisins en offrant sa propriété à Goldman alors que les autres lieux lui étaient fermés. Goldman donna sa conférence devant un large auditoire enthousiaste. Pour Freeman, c’était un acte d’une profonde résonance personnelle. Selon Will Durant, ami à l’époque à la fois de Freeman et de Goldman, "Freeman ... montrait sa liberté envers la tradition en accueillant une conférence de Goldman sur le théâtre moderne dans la grange de sa propriété." D’après lui, la raison de l’hospitalité surprenante de Freeman était que c’était un "homosexuel, mal à l’aise dans la société hétérosexuelle autour de lui". En tant qu’homosexuel, Freeman se sentait aliéné alors "il sympathisait ... avec des rebelles et les aidait dans leurs projets."49 Il existait une relation étroite, suggère Durant, entre ses sentiments de différence sexuelle et son intérêt et son soutien à l’anarchisme. Après la conférence dans la grange, Freeman soutint financièrement et resta en contact avec elle même après son exil hors des États-Unis.

D’autres semblent avoir pensé comme Freeman. Il existe une histoire fascinante sur l’influence qu’ont eu les conférences de Goldman sur Alberta Lucille Hart. Bien que née femme en 1892, Hart avait choisi de vivre comme un homme. L’anarchisme a joué un rôle dans ce processus spectaculaire de transformation personnelle. Hart a connu des difficultés avec son identité et son entourage. En 1916, "[Hart] avait assisté à de nombreuses conférences de Emma Goldman et devint très intéressé par l’anarchisme."50 Les conférences et des recherches plus approfondies sur l’anarchisme ont donné un élan supplémentaire à sa décision de vivre sa vie comme il l’entendait. Il déménagea plus tard dans une nouvelle ville où il se maria avec une femme et poursuivit une carrière de médecin. C’était à ce genre de décision individuelle que parlaient les idées de Goldman. Sa défense intransigeante du droit de l‘individu avait plu à Hart à un moment crucial de sa vie. Du fait de sa volonté de parler au nom des homosexuels et d’ autres considérés comme déviants, elle semblait attirer spécialement ces hommes et ces femmes dont les désirs ou l’identité sexuels les faisaient se sentir "mal à l’aise" dans la société où ils/elles vivaient.

La relation la plus intéressante entre Goldman et l’une de ses admiratrices est le cas de Almeda Sperry. Les deux femmes se sont rencontrées après une conférence de Goldman sur la prostitution. Une femme de la classe ouvrière, qui vivait dans la ville industrielle de New Kensington, en Pennsylvanie, Sperry avait à la fois des amants masculins et féminins et des opinions politiques aussi non conventionnelles que sa vie sexuelle. Inspirée par Goldman, Sperry se lança dans le mouvement anarchiste. Elle y milita sans relâche pendant de nombreuses années, aidant Goldman dans ses efforts pour propager les idées anarchistes. En 1912, par exemple, elle aida à trouver une salle pour une conférence de Goldman à New Kensington et écrivit à une amie, "Tu devrais venir, Emmy, parce que les gens ont affreusement besoin de toi."51 Sperry distribuait avec enthousiasme de la littérature anarchiste :"Je vais établir une liste de toutes les personnes radicales de cette vallée," écrivit Sperry à Goldman, "et j’ai l’intention de leur rendre visite à tous! Je veux faire de mon endroit le quartier général de la littérature anarchiste dans la Alleghen Valley et je réussirai."52 En même temps que l’intérêt de Sperry pour l’anarchisme grandissait, il en était de même de ses sentiments pour Goldman. Cela se révéla être une source de conflit entre les deux femmes - Sperry voulait une relation plus profonde alors que Goldman résistait. Sperry était aussi enthousiaste dans sa quête de Goldman qu’elle l’avait été dans la distribution de littérature anarchiste. Dans une lettre particulièrement parlante, elle écrivait que Goldman lui était apparue en rêve. L’imagerie en était profondément érotique:

"Tu étais une rose, une grande rose jaune, rose au milieu, mais les pétales étaient rabattus les uns sur les autres, si serrés. Je les ai suppliés de me céder le passage et j’ai porté la rose à mes lèvres pour que mon souffle chaud les persuade de s’ouvrir. Doucement, doucement, ils se sont ouverts, révélant une grande beauté – mais le centre rose virginal de la fleur ne s’est pas ouvert jusqu’à ce que les larmes jaillissent de mes yeux et il s’ouvrit soudainement dévoilant en son centre une goutte de rosée. J’ai bu la rosée et mordu le cœur de la fleur. Les pétales sont tombés sur le sol un à un. Je les ai écrasés avec mon talon et leur odeur m’a suivie lorsque je suis partie."

L’érotisme violent du rêve de Sperry – un mélange de désir et d’hostilité -est caractéristique de ses échanges avec Goldman. Sperry semble fâchée que celle-ci ne partage pas son désir passionné. Cela ne veut pas dire qu’elle était totalement indifférente Sperry – elle l’étreignait et l’embrassait, mais le sens de ses attitudes n’est pas clair. Même si il existe quelques indications pour que, selon le terme de Blanche Wiesen Cook, Goldman aurait pu "faire une expérience" avec Sperry, il est plus probable qu’elle ne donnait pas à ces gestes le même sens qu’elle.53 Comme l’écrit Jonathan Ned Katz, "les lettres montrent que Goldman répondait à l’affection de Sperry, quoique avec moins de passion et de besoin désespéré."54 Le ton des dernières lettres de Sperry – leur caractère baroque, insistant – témoigne d’une grande frustration érotique. Sperry voulait approfondir son contact physique avec Goldman, mais celle-ci résistait. L’imagerie torturée du rêve de Sperry révèle comment elle a vécu le fait que Goldman refuse ses avances.

Malgré l’ambivalence de ses sentiments envers elle, Sperry fascinait Goldman. Elle l’avait présentée à ses amis, y compris à Hutchins Hapgood et Ben Reitman (qui interprétait certainement l’intérêt de Goldman pour Sperry comme étant de nature sexuelle). Celui-ci, dont l’aventurisme sexuel était célèbre, proposa à Sperry de se joindre à lui et à Hapgood pour faire l’amour à trois. Sperry, dégoûtée par la proposition de Reitman refusa. Alice Wexler affirme que Reitman était motivé, au moins en partie, par son attrait pour Hapgood, remarquablement bel homme.55 Qu’il était aussi intéressé pour coucher avec Hapgood que avec Sperry. Goldman niait avoir une attirance sexuelle pour elle, mais elle était clairement enthousiaste envers sa nouvelle amie, la décrivant à Nunia Seldes comme "la femme américaine la plus intéressante que j’ai jamais rencontré." Elle a même considéré publier ses lettres, qu’elle trouvait "merveilleusement intéressantes" et "de grands documents humains." 56 Sperry était tout à fait consciente de la nature sociologique de l’intérêt que lui portait Goldman. Dans une lettre, elle lui écrivait, en utilisant une construction à la troisième personne – qui faisait coïncider le fond et la forme -"Peut-être qu’elle m’étudie seulement -- toutes les facettes de ma personnalité, pour le bien de sa cause – étudiant ce produit étrange de notre civilisation."57 Sperry était très perspicace. Goldman; elle faisait partie de ces "types intermédiaires" qui lui fournissaient "un matériel intéressant" pour ses conférences.58

23. Emma Goldman à Ben Reitman, 13 juillet 1912, Emma Goldman Papers, reel 6.
24. Goldman, Living My Life, p 575.
25. Vern Bullough, Science in the Bedroom: A History of Sex Research (New York: Basic Books,1994), p81 .
26. Emma Goldman à Havelock Ellis, 27 décembre 1924, Emma Goldman Papers, reel 14.
27. Havelock Ellis, My Life, p 300
28. Sur la Legitimation League et Ellis voir Jeffrey Weeks, Sex, Politics and Society: The Regulation of Sexuality Since 1800, seconde édition (London: Longman, 1989), pp 180-181 .
29. Emma Goldman à Joseph Ishill, 23 juillet 1928, Emma Goldman Papers, reel 20.
30. Goldman, Living My Life, p 173.
31. Hapgood, A Victorian in the Modern World, p 466.
32. Bonnie Haaland est d’accord avec l’idée que la sexologie a influencé la formation des opinions de Goldman sur la sexualité, mais elle considère que cette influence a été pernicieuse. Cela a pour conséquence une fausse conscience. "Alors que Goldman pensait manifestement avoir été libérée par les sexologues, comme en témoigne sa volonté de parler ouvertement de sujets sexuels, elle contribuait, en même temps, à la pathologisation de la sexualité par les sexologues, qui classifiaient les comportements sexuels en tant que perversions, inversions, etc." En d’autres termes, Goldman ne faisait que reproduire les déformations des sexologues. (Haaland, Emma Goldman, p 165.)
33. Emma Goldman à Joseph Ishill, 31 décembre 1912, Emma Goldman Papers, reel 6.
34. Voir la publicité, "The Sexual Question by August Forel," Mother Earth, novembre 1915 .
35. Helene Stocker, "The Newer Ethics," Mother Earth, mars 1907, pp 17-23.
36. Falk, Love, Anarchy and Emma Goldman, pp 423-424.
37. Voir Boag, Same-Sex Affairs and Chauncey, Gay New York.
38. Ben Reitman, Sister of the Road: The Autobiography of Box-Car Bertha as Told to Ben Reitman (New York: Sheridan House, 1937), p 283.
39. Roger A. Bruns, The Damndest Radical: The Life and World of Ben Reitman, Chicago 's Celebrated Social Reformer, Hobo King, and Whorehouse Physician (Urbana: University of Illinois Press, 1987), p 16.
40. Christine Stansell, American Moderns: Bohemian New York and the Creation of a New Century (New York: Henry Holt and Company, 2001), p 132.
41. Harry Kemp, Tramping on Life: On Autobiographical Narrative (Garden City, NJ: Garden City Publishing Company, 1922), pp 286-287.
42. Voir Martin Duberman, Stonewall (New York: Dutton, 1993); et Terence Kissack, Freaking Fag Revolutionaries: New York's Gay Liberation Front, 1969-1971 Radical History Review n°62 (1995), pp 104-134.
43. Abe Isaak jr., "Report from Chicago: Emma Goldman" Free Society, 9 juin 1901, p 3.
44. Emma Goldman à Ellen A. Kennan, 6 mai 1915, Emma Goldman Papers, reel 9.
45. Margaret Anderson, My Thirty Years' War: The Autobiography, Beginnings and Battles to 1930 (New York: Covici Friede), p 55.
46. Goldman, Living My Life, p 531 .
* NDT L'expression "mariage de Boston" décrivait aux États-Unis aux XIXe et début du XXe siècle deux femmes qui vivaient ensemble. Leurs relations n’étaient pas obligatoirement sexuelles.
47. Emma Goldman, Mother Earth, octobre 1914, p 253,
48. Goldman, Living My Life, p 531 .
49. Will et Ariel Durant, A Dual Autobiography, p 37.
50. Dr. J. Allen Gilbert, "Homosexuality and Its Treatment," dans Gay/Lesbian Almanac: A New Documentary, ed, Jonathan Ned Katz (New York: Harper and Row, 1983), p 272.
51. Almeda Sperry à Emma Goldman, 1er novembre 1912, Emma Goldman Papers, reel 6.
52. Almeda Sperry à Emma Goldman, 18 octobre 1912, Emma Goldman Papers, reel 6.
53. Cook, "Female Support Networks and Political Activism," p 57. Voir aussi Haaland, Emma Goldman, pp I72-174.
54. Katz, Gay American History, p 523.
55. Wexler, Emma Goldman, p 309, n. 35. Voir aussi Stansell, American Moderns, pp 296-297.
56. Emma Goldman à Nunia Seldes, 4 octobre 1912, Emma Goldman Papers, reel 6.
57. Almeda Sperry à Emma Goldman, 21-22 octobre 1912, Emma Goldman Papers, reel 6.
58. Emma Goldman à Ellen A. Kennan, 6 mai 1915, Emma Goldman Papers, reel 9.
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Emma Goldman et l’homosexualité - II

Messagede digger » 19 Oct 2014, 11:22

Goldman délivrait ses conférences au sujet de l’érotisme entre même sexe à un large public.A la différence des médecins et autres spécialistes, elles étaient ouvertes à tous et se tenaient dans des lieux accessibles. De temps en temps, il y avait d’autres conférences publiques sur l’homosexualité, telle que celle donnée par Edith Ellis, la femme de Havelock Ellis, qui s’est rendue à Chicago en 1915, mais elles étaient rares. Des conférenciers comme Ellis ne parlaient généralement que dans des grandes villes et leurs tournées étaient limitées géographiquement. Les conférences de Goldman étaient annoncées dans Mother Earth et la presse non anarchiste, et elle parlait dans des grandes villes comme dans des petites, à travers le pays, à New York; Chicago; St. Louis, Washington D.C.; Portland; Denver; Lincoln, Nebraska; Butte, Montana; San Francisco; San Diego; entre autres. Elle a parlé dans une variété de lieux différents: des locaux syndicaux jusqu’à Carnegie Hall. Elle estimait que entre 50 000 à 75 000 personnes venaient l’écouter par an. Bien que toutes ne venaient pas à des conférences sur l’homosexualité, le nombre de personnes qui l’ont entendu sur ce sujet était largement plus élevé que pour tout autre de ses contemporains. 59

Ses conférences sur l’homosexualité drainaient des foules importantes et réceptives. Une nuit à Chicago en 1915, Goldman a craint le pire lorsque dans la soirée est "survenue une pluie diluvienne", une situation connue pour gâcher une réunion publique. Néanmoins, elle fut heureuse de constater que "qu’un large auditoire avait bravé la tempête" pour l’écouter. 60 La même année, Anna W écrivit un article dans Mother Earth sur l’une des conférences de Goldman au sujet de l’"homo-sexualité" à Washington D.C. Goldman, écrit Anna W, est une "vraie amie des marginaux sociaux" qui "face à une opposition générale énergique au débat sur un sujet depuis longtemps entouré de mystère et considéré obstinément comme tabou par les autres conférenciers ... a délivré un message des plus éclairant sur l’ homo-sexualité." Selon Anna W, "la salle était bondée d’une foule digne, attentive et passionnée." Brûlant de curiosité, l’auditoire demandait des informations à Goldman. "La franchise et la célérité avec lesquelles ils posaient des questions et débattaient étaient la preuve de l’ intérêt réel et profond qu’avait éveillé son traitement du sujet"61 Goldman répondait clairement à la soif de savoir du public sur le sujet.

Goldman était plus percutante que d’autres orateurs dans son exploration de l’aspect social, éthique et culturel du désir entre même sexe. Margaret Anderson, par exemple, pensait que Edith Ellis faisait pâle figure comme oratrice comparée à Goldman, Anderson soutenait que sa présence face au public "ne pesait pas autant que celle de ses contemporains les plus 'destructeurs'." La référence au pouvoir ‘destructeur’ de Goldman est une petite pique à sa réputation imméritée de "poseuse de bombes" et à sa réputation méritée d’oratrice "explosive". Ellis,d’autre part, n’allait pas au fond des choses. Même si elle citait les travaux de Carpenter, elle ne parlait pas "des engagements sociaux de Carpenter au nom des homosexualistes." Au lieu de s’engager dans un débat politique direct, Ellis soulignait seulement que tous les homosexuels ne se trouvaient pas dans un asile d’aliénés; certains occupaient des trônes ou étaient des artistes célèbres. Mais cela n’impressionnait pas Anderson, "Ce n’est pas suffisant", insistait-elle, "de répéter que Shakespeare, Michel-Ange, Alexandre Le Grand, Rosa Bonheur et Sappho étaient des intermédiaires." Ellis, au contraire de Goldman, ne se posait pas la bonne questions : "comment la science du futur va t elle traiter cette question?" Selon Anderson, Ellis sous-estimait son auditoire et "ne parlait pas clairement." Ayant entendu Goldman parler sur le sujet, Anderson regrettait que Ellis n’était pas capable d’égaler sa contemporaine la plus ‘destructrice’. "Je ne peux m’empêcher de comparer [Ellis]," écrivait Anderson, "à une autre femme, dont la conférence sur le même sujet aurait été généreuse, courageuse, belle ... Emma Goldman ne décevait jamais de cette manière."62 Les passions politiques de Goldman et sa croyance dans la "science du futur" l’amenaient à être plus directe et agressive dans son traitement de sujets que d’autres maniaient avec des pincettes.

Il est difficile d’évaluer l’effet que les mots de Goldman avaient sur son auditoire. Combien venaient pour chercher des réponses à leurs propres questions? Les trouvaient-ils? Les exemples de Anderson, Sperry, Hart et Freeman sembleraient indiquer qu’elles trouvaient utiles les conférences de Goldman. Mais qu’en est-il de ceux qui n’avaient peut-être pas beaucoup réfléchi à l’homosexualité avant de l’entendre? Assistaient-ils aux conférences pour la rigolade? Des membres de l’auditoire étaient-ils engagés dans une forme d’encanaillement sexuel? Et quel était sur eux l’effet des conférences? Anna W était convaincue qu’elles avaient un pouvoir de transformation. Elle écrivait, "Je n’hésite pas à dire que toutes les personnes venant à une conférence qui ressentaient du mépris et du dégoût pour les homo-sexualistes et qui soutenaient les autorités, préconisant que ceux qui s’adonnaient à cette forme particulière de sexualité devaient être poursuivis et condamnés, en repartaient avec une compréhension profonde et un sentiment d’ouverture envers cette question, et la conviction qu’en matière de vie personnelle, la liberté devrait régner."63 Il est facile de critiquer l’enthousiasme de Anna W comme étant partisan mais il est tout à fait possible que, pour beaucoup, les conférences de Goldman avaient une grande influence en modelant leurs opinions sur des questions de morale et de tolérance sociale. Pour certains, elles pouvaient être la première fois où ils entendaient un sujet d’une telle importance viscérale pour leur vie exprimé sans référence à Sodome et Gomorrhe, l’asile d’aliénés ou le code civil.

Comme dans le cas de Almeda Sperry et de Margaret Anderson, des membres de l’auditoire venaient rencontrer Goldman après ses conférences. Et elle se montrait disponible. Dans sa biographie, elle a écrit sur les "hommes et les femmes qui avaient l’habitude de venir me voir après mes conférences sur l’homosexualité ... qui me confiaient leurs angoisses et leur solitude." Employant un ton quelque peu dramatique et protecteur, elle notait qu’ils "étaient souvent d’un caractère plus délicat que ceux qui les bannissaient". Ceux-ci venaient chercher une information les concernant; cela expliquait leur présence. "La plupart d’entre eux," selon Goldman, "n’avait acquis une juste compréhension de leur différence qu’après des années de lutte pour réprimer ce qu’ils considéraient comme une maladie et une affliction honteuse." Elle pensait que l’anarchisme avait un message spécifique à délivrer à ceux qui parlaient avec elle de leur mal-être psychologique profond. "L’anarchisme," pensait-elle, "n’était pas qu’une simple théorie pour un futur éloigné; il était une influence vivante pour nous libérer de nos inhibitions,aussi bien intérieures que extérieures."64

Le message de tolérance et de compréhension de Goldman était un contrepoison parfait aux dénonciations acharnées des moralistes. Dans son autobiographie, Goldman se souvient de l’impact qu’a eu l’une de ses conférences sur une de ses auditrices: D’après Goldman, la jeune femme qui parlait avec elle un soir à la fin de sa prise de parole " n’était qu’une parmi d’autres qui cherchaient à la voir." Elle raconta à Goldman l’histoire de ses épreuves: "Elle a confessé que, en vingt-cinq ans d’existence, elle n’a pas connu un seul jour où la proximité d’un homme, même celle de son père et de ses frères, ne l’ai rendu malade. Plus elle essayait de répondre aux invites sexuelles, et plus les hommes la répugnaient. Elle se haïssait elle-même, disait-elle, parce qu’elle était incapable d’aimer son père et ses frères de la même manière qu’elle aimait sa mère. Elle souffrait d’atroces remords mais sa répulsion ne faisait que grandir. A dix-huit ans, elle avait accepté une demande en mariage, dans l’espoir que de longues fiançailles l’aideraient à s’habituer à un homme et la guériraient de sa ‘maladie’ . Cela s’avéra être un désastre épouvantable qui manqua de la conduire à la folie. Elle ne pouvait pas envisager le mariage t n’osait pas se confier à son fiancé ou à ses amis.Elle n’avait jamais rencontré quelqu’un, m’a t-elle dit, qui souffrait d’une affliction semblable, ni jamais lu de livres qui traitaient de ce sujet. Ma conférence l’avait libérée. Je lui avais rendu le respect d’elle-même "65

La vague compréhension de l’homosexualité de la jeune femme est frappante. En tant que membre d’un famille respectable de la classe moyenne, qui protégeait sans doute ses enfants, l’auditrice de Goldman ne connaissait pas d’hommes et de femmes homosexuels.Ni n’avait eu accès à la littérature sur la sexologie, les informations ou les ouvrages de fiction qui traitaient de sa "maladie" La jeune femme n’avait jamais rencontré quelqu’un qui avait ouvertement, mais la médecine dévié des normes de genre et de sexe dans son milieu familial, mais la médecine et la santé mentale – en l’occurence la "maladie" dans son cas - était clairement le schéma à travers lequel elle se percevait. Comment cette jeune femme était elle arrivée à cette perception n’est pas clair puisque elle a dit à Goldman "n’avoir jamais lu de livres traitant du sujets." Même si elle n’avait jamais eu connaissance de textes qui formulaient le désir sexuel en termes de "santé" ou de "maladie", elle avait néanmoins adopté cette conception. L’utilisation d’un discours sociologique par Goldman a pu la libérer, puisqu’il offrait une alternative,d’une manière accessible, pour concevoir son désir autrement que sous un angle négatif.

Goldman ne rencontra pas beaucoup de résistance de la part des autorités en ce qui concerne ses conférences sur l’homosexualité. Il n’existe qu’une tentative connue de la censurer parce qu’elle parlait, en partie du moins, de l’amour entre même sexe. Selon Goldman, sa tournée en 1915 "ne rencontra aucune interférence policière jusqu’à ce que nous arrivions à Portland, Oregon,alors que les sujets que j’abordais était tout sauf inoffensifs : discours contre la guerre, la campagne en faveur de Caplan et Schmidt **, l’amour libre, le contrôle des naissances, et la question la plus taboue dans la société policée, l’homosexualité." 66 La police de Portland arrêta Goldman au moment où elle s’apprêtait à donner une conférence sur le contrôle des naissances, sous prétexte que distribuer une information sur les moyens de contraception était illégal. Ben Reitman, qui avait organisé la tournée, fut aussi arrêté. Le juge, qui avait été saisi de l’affaire, relâcha les prisonniers puisque la conférence avait été empêchée et qu’aucune information n’avait été diffusée. Cette erreur tactique de la part des arbitres de la moralité de Portland a permis au système judiciaire de faire se dépêtrer tous ceux impliqués dans ce qui aurait pu être un procès public des plus délicats.

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Le soir précédant son arrestation, Goldman avait parlé de l’homosexualité et le fait qu’elle s’apprêtait probablement à recommencer était, en partie , responsable de ses ennuis. Même si elle avait été arrêtée avant une conférence sur le contrôle des naissances, le fait qu’elle avait parlé auparavant de l’homosexualité était une bonne raison de la censurer. L’arrestation de Goldman avait été précipitée par les agissements de Josephine DeVore Johnson,la fille d’un pasteur local et la veuve d’un juge. Johnson avait écrit une lettre au maire de Portland, dans laquelle elle mentionnait notamment la conférence de Goldman "Le Sexe Intermédiaire (Une Étude de l’Homosexualité) "comme une atteinte à la moralité publique qui menaçait leur belle cité. Le "plaidoyer" de Goldman, Johnson, "présente un ton nouveau et effrayant qui ne peut se faire entendre dans cette ville sans qu’il soit demandé si cela est permis" Johnson était particulièrement contrariée par le fait que la conférence était ouverte au public. Le Collegiate Socialist Club de Portland en faisait même la promotion et prévoyait de fournir aux "intellectuels" des billets supplémentaires. Elle se désolait que "des jeunes gens assistent aux conférences de Miss Goldman" et que l’on pouvait s’attendre à ce que davantage encore viennent les voir dans l’avenir. La façon dont Johnson dépeignait les conférences suggérait que l’auditoire était un dangereux mélange d’intellectuels, d’anarchistes, de jeunes et de déviants sexuels. On ne devait pas permettre aux "idées épouvantables" de Goldman, plaidait Johnson, de souiller l’ innocence de la jeunesse de Portland. 67 Son insistance pour que le maire agisse pour protéger la ville est une illustration des manières complexes avec lesquelles l’homosexualité était à la fois tue et le sujet de débats et de discussions – dans des lettres, par des actions des autorités et autres – au tournant du siècle.

Ce n’était pas exact, comme l’affirmait Johnson, de dire que Goldman ajoutait un "ton nouveau et effrayant" dans la vie publique de Portland. Son arrestation fut la note finale des scandales locaux les plus célèbres de l’époque sur la question de la sexualité. La question de l’homosexualité avait jaillit en plein jour à Portland trois ans avant la venue de Goldman, lorsque, en novembre 1912, la police perquisitionna la YMCA de la ville et arrêta plus de vingt hommes sur l’accusation d’attentat à la pudeur. Ces hommes en impliquèrent d’autres – une cinquantaine en tout. La panique gagna la ville alors que quelques hommes avaient fui avant d’être arrêtés et que d’autres étaient horrifiés d’apprendre qu’un bastion supposé de la bonne moralité était un antre de perversion. Selon John Gustav-Wrathall, "ce scandale n’impliquait pas seulement la composante traditionnellement de classe moyenne des membres de la YMCA, protestants aux ‘bonnes mœurs ' - mais il attirait aussi l’attention sur le fait qu’il existait un milieu actif au sein de la YMCA, et une sous-culture gay , non seulement à Portland mais dans pratiquement toutes les grandes villes d’Amérique."68 Peter Boag écrit que, en 1912, le scandale de la YMCA de Portland fut "le plus grand scandale de l’époque et de la région concernant l’homosexualité."69 La YMCA participa à la purge de ses membres en collaborant avec la police, expulsant les membres suspects,et organisant une réunion publique pour répondre aux inquiétudes de la communauté. Alors que les représentants de la YMCA cherchait à contenir le scandale, le Portland News "décrivait de manière sarcastique les hommes impliqués dans le scandale comme de ‘charmants garçons charitables aimant les hommes’."70 Tel était le contexte dans lequel Johnson, le maire de Portland et Goldman se battaient pour l’âme de la ville. Sans le scandale de la YMCA, les autorités de Portland n’auraient probablement jamais agi pour faire taire Goldman. Les cicatrices pas encore renfermées du scandale de 1912 , avaient été ravivées par le traitement public par Goldman d’un sujet que Johnson et le maire de la ville voulaient voir retourner dans l’oubli. ***

Mother Earth ne perdit pas de temps pour publier "A Portrait of Portland", un exposé mordant de l’arrestation de Goldman. L’auteur de l’article, George Edwards, ridiculise la fausse pudeur des gardiens de la moralité de la ville sur la question de l’homosexualité. Il rappelle aussi à ses lecteurs que l’indignation dont a fait preuve le maire de Portland était un acte, un étalage de fausse pudeur. "Aucune personne sensée" écrivait Edwards, "n’a été contrariée par les faits qui ont été révélés il y a un an ou deux concernant le taux d’homosexuels dans cette ville. Tout le monde sait que chaque ville comprend un nombre d’homosexuels proportionnel à sa taille et que les endroits naturels où ils se retrouvent sont les Y.M.C.A." L’auteur considère que les lecteurs de Mother Earth font partie de ces "personnes sensées" qui sont familières avec la géographie sexuelle des villes d’Amérique. Et, comme Goldman, Edwards affirme qu’il existe une population distincte – proportionnelle en taille à la population globale – qui peut être identifiée comme homosexuelle. En d’autres termes, les homosexuels vivent dans des villes et occupent un espace social identifiable. C’était, en fait, la grande "découverte" des sexologues, claironnée dans les revues médicales et la littérature psychologique de l’époque. Les lecteurs de Mother Earth et les personnes qui assistaient aux conférences de Goldman ainsi que les autres radicaux sur les question sexuelles, se tenaient au courant de ces évolutions dans les sciences sociales et sexuelles. Le langage employé par Edwards et son analyse révèle combien les termes et les concepts du discours de la sexologie avait imprégné le mouvement anarchiste.

Dans son attaque contre les autorités de Portland, Edwards utilise un langage différencié selon le genre de"pruderie" et de "modernité," codant le dernier comme masculin et le premier comme "féminin". Il expose les différences entre le point de vue moderne, scientifique de Goldman et celui des autorités de Portland, qui" comme les ‘dames’ de l’ancien temps" étaient choquées lorsque quelqu’un mentionnait leurs jambes." Plutôt que de se confronter à la réalité, les "dames de l’ancien temps de Portland ... prétendaient qu’il n’existait pas de telles personnes." Ceux qui étaient venus à la conférence de Goldman dans l’espoir d’entendre des détails salaces sur la YMCA locale avaient été déçus. "La conférence," raconte Edwards, "s’est avérée être parfaitement respectable, bien que demandant un peu plus de concentration envers les faits et la logique que Madame Portland avait l’habitude de consacrer à tout autre discours." 71 Goldman parla d’une voix mesurée d’experte du comportement sexuel humain et non du ton grivois d’une pornographe. Même si les anarchistes étaient souvent dépeints sous les traits de fous lanceurs de bombes dans la presse populaire, ils étaient, en fait, beaucoup plus souvent sur des estrades que sur des barricades. Comme les sexologues qu’ils admiraient, les anarchistes s’intéressant aux questions de sexualité cherchaient à confronter ce qu’ils pensaient à la lumière froide et rationnelle qu’apportait la science sur un sujet que d’autres cherchaient à escamoter. En dépit du fait qu’elle était mue par ses passions politiques, Goldman abordait le sujet de l’homosexualité d’un point de vue dépassionné. Cela ne veut pas dire que ses conférences ne déclenchaient pas des controverses, bien sûr, la réponse de Mrs.Johnson est seulement un exemple de comment un sujet comme l’homosexualité, même abordé de la manière la plus réservée, entraînaient de vives réactions parmi ceux qui estimaient que leurs valeurs morales les plus profondes étaient menacées.

Une des dernières interventions de Goldman sur la sexologie et l’homosexualité eut lieu durant les premières années de son exil. En 1923, elle écrivit à Magnus Hirschfeld pour protester contre un article paru dans son journal, Jahrbuche fur sexuelle Zwischetnstufen. L’article, écrit par le Dr. Karl von Levetzow, affirmait que Louise Michel, une héroïne de la Commune de Paris et une anarchiste célèbre, était homosexuelle. Goldman, tout en déclarant prudemment qu’elle n’avait "aucun préjugé , ou la moindre antipathie envers les homosexuels," démentit formellement l’interprétation de Levetzow concernant la vie de Michel.72 Hirschfeld, au contraire, soutenait l’opinion de Levetzow. "J’ai été choquée," a écrit Goldman à Havelock Ellis, "lorsque j’ai vu les photos de cette femme formidable parmi les autres homosexuels au domicile du Dr. Hirschfeld. Je ne l’ai pas été par pruderie sur le sujet mais parce que je savais que Louise Michel était loin de cette tendance qu’on lui attribuait."73 Goldman s’accrochait à la légende de Michel qui la décrivait comme la "Vierge Rouge". En premier lieu, ce surnom se réfère simplement au fait que Michel ne s’est jamais mariée, mais aussi une histoire de refus et de simplicité imposée, celle d’une femme qui a passé sa vie à combattre au nom des opprimés. Aux yeux de Goldman, Michel était un modèle de dévotion, qui avait renoncé à tous les plaisirs physiques sut l’autel de la révolution. Pour elle, Michel n’était ni lesbienne, ni hétérosexuelle. Elle était une Jeanne d’Arc anarchiste.

Levetzow peignait un portrait tout à fait différent de Michel. Il plaçait le genre et la déviance sexuelle, plutôt que l’engagement politique et l’admirable altruisme, au cœur de sa personnalité. Dans cet essai, Levetzow soutient que Michel était l’exemple typique de "l’inversion sexuelle". "Une personnalité plus virile que la sienne", conclut-il, "ne se retrouve pas, même chez les hommes les plus masculins." Enfant, observe le docteur, Michel se livrait à des jeux de garçon manqué, allant jusqu’à jouer avec des crapauds, des chauve-souris et des grenouilles. Il soulignait l’apparence physique de Michel comme preuve de son lesbianisme. Elle était, pensait -il, d’apparence masculine, avait "des lèvres minces", "des sourcils épais" et une moustache "qui aurait éveillée la jalousie d’un lycéen". Levetzow la considérait peu séduisante - Michel avait des lèvres qui "n’invitaient pas à l’embrasser" – et il interprétait cela comme le signe de la nature sexuelle inversée de Michel.74 En plus des signes somatiques et infantiles d’inversion, Michel avait passé sa vie entière dans les activités politiques masculines. Ses opinion anarchistes, autrement dit, étaient dus à sa nature sexuelle. Seule, une inversée sexuelle pouvait vivre une vie qui allait à l’encontre des impératifs de son sexe biologique.

La désaveu énergique de Goldman des travaux de Levetzow ne doit pas être considéré sous l’angle de la continuation d’un débat déjà engagé sur la sexualité de Michel. Celle-ci avait été accusée (et dans ce contexte ‘accusée’ est le terme exact) d’avoir "des goûts contre nature" bien avant que Levetzow n’écrive son article. L’accusation était peut-être inévitable étant donné sa façon de vivre. Comme l’a soutenu Marie Mullaney, "Les femmes en avance sur leur époque , qui sortaient de leur rôle social conventionnel, étaient cataloguées comme mutantes sexuelles simplement du fait de leur militantisme ou engagement politique publics."75 Des rumeurs au sujet des relations de Michel avec d’autres femmes ont commencé à surgir après son emprisonnement dans les prisons françaises de Nouvelle Calédonie. En prison, elle avait noué d’étroites relations avec une codétenue nommée Nathalie Lemel. Après son retour en France, la suspicion se cristallisa sur son amitié avec une autre camarade, Paule Minck. Ces trois femmes étaient des révolutionnaires, qui menaient des vies non conventionnelles. L’accusation de lesbianisme portée contre elles était directement liée à leur genre et à leur militantisme politique. Michel était tout à fait consciente d’être accusée de déviance sexuelle. Elle a écrit dans ses mémoires "Si une femme est courageuse… ou si elle acquiert quelque savoir précoce, les hommes prétendront qu’elle est seulement un "cas pathologique"."76

Goldman a pu aussi avoir attaqué Levetzow parce qu’elle avait été elle-même confrontée à des commentaires hostiles au sujet de sa sexualité et de son identité sexuelle. A la fin des années 1920, par exemple, elle avait écrit à un ami, en plaisantant sur le fait que puisqu’elle aimait bien la petite amie de Berkman "la prochaine rumeur qui circulera... sera que je suis lesbienne et que j’essaie de l’en éloigner pour me l’approprier! "77 Comme Michel, Goldman était décrite comme ayant une apparence et un comportement masculins. Harry Kemp alla jusqu’à la comparer à Théodore Roosevelt, ce que ni elle, ni le président n’auraient apprécié. Il écrivait que, "[Goldman] me faisait penser à un navire de guerre entrant en action."78 Will Durant la décrivait comme "fortement charpentée et une femme masculine." D’autres hommes se firent l’écho de sa description. Lorsque Durant avait demandé à un groupe d’hommes qui assistait à une des conférences de Goldman,"que pensez-vous d’elle?" , l’un d’entre eux répondit en la qualifiant de "vieille poule". Un autre approuva mais ajouta, "elle ressemble plus à un coq." Ces remarques visaient à la rabaisser et Goldman leur en voulait. Durant concédait que, lui en eut-il parlé directement, "elle m’aurait répondu, à sa manière sarcastique, qu’une femme pouvait avoir d’autres buts dans la vie que de plaire à un homme."79 Dans sa critique de Levetzow, Goldman était à la hauteur de la prédiction de Durant. Elle accusait Levetzow de ne voir "dans les femmes que les charmeuses des homme, les porteuses d’enfants, et de manière plus général, la cuisinière et la laveuse de bouteilles du ménage." La vigueur de sa réponse à l’article de Levetzow, était, d’une certaine manière, celle aux nombreux hommes qui considéraient la bravoure et l’intelligence de Michel et Goldman comme des signes de déviance sexuelle et de genre.

Il est facile de voir dans cette réponse, le signe qu’elle ressentait, selon les termes de Blanche Wiesen Cook,"une profonde ambivalence au sujet du lesbianisme comme style de vie." Peut-être que le zèle de Goldman à attaquer Levetzow est le signe de cette ambivalence, mais cet argument ne doit pas être surestimé et Cook admet que Goldman n’était pas homophobe."80 Il faut considérer l’ensemble de la pensée de Goldman sur le sujet pour parvenir à une conclusion. Tout au long de sa vie, elle a soutenu que, en matière d’amour, tous les désirs, à condition qu’ils soient librement choisis, méritent la tolérance sociale. Elle a exprimé ses vues personnelles dans une lettre à un ami qui faisait part de sa répugnance envers l’homosexualité. "Ce n’est pas être prude" écrit-elle" que de se sentir réservé sur des aspects de tendances sexuelles qui ne nous sont pas familières." Mais cela ne doit pas servir de base à une discrimination. Goldman, ne voyait pour sa part, absolument aucune différence dans la tendance elle-même" et rassurait son ami sur le fait que "l’homosexualité n’avait rien à voir avec la dépravation."81 Les conceptions de la sexualité de Goldman ne trouveraient pas beaucoup grâce dans le contexte actuel de guerres des sexes polarisées; elles ne satisfont pas ceux qui condamnent les différences sexuelles, comme étant un signe de décadence culturelle, ni ceux qui souhaitent célébrer la fierté gay. La position de Goldman sur la place sociale, éthique et culturelle de l’homosexualité était, pour grande partie, un produit du mouvement anarchiste dans lequel elle a joué un rôle si critique.

En formulant ses conceptions sur la sexualité, Goldman – comme d’autres anarchistes sur cette question – puisait dans les travaux de Ellis, Carpenter, Hirschfeld, et différents autres sexologues. Ils ne le firent pas de manière critique. Les anarchistes radicaux en matière de sexualité préféraient les sexologues qu’ils pensaient refléter le mieux leurs propres valeurs et ils ne souhaitaient pas contester les conclusions des hommes et des femmes qu’ils admiraient. Comme nous l’avons vu avec les critiques de Goldman envers Hirschfeld et Levetzow, ces anarchistes ne souhaitaient pas remettre en cause la sexologie mais l’influencer. A travers leurs publications, leurs conférences publiques et leurs relations personnelles, les anarchistes agissaient comme intermédiaires des nouvelles idées concernant la nature humaine et la sexualité. Ils se considéraient comme participants à un débat transatlantique sur la place morale, éthique et sociale de l’homosexualité – des membres à part égale d’un "Institut et d’une Société International de Sexologie" imaginaire. Par leurs travaux, les anarchistes ont contribué au remodelage des représentations politiques et culturelles de l’homosexualité et aux idées sur le rôle que jouait le désir entre même sexe dans l’épanouissement public et privé de la personne.

59. Peter Glassgold, "Introduction: The Life and Death of Motller Earth," dans Anarchy ! an Anthology of Emma Goldman's Mother Earth, ed. Peter Glassgold (Washington DC : Counterpoint, 2001), xxvi.
60. Emma Goldman, "Agitation En Voyage," Mother Earth, juin 1915, p 155.
61. Anna W., "Emma Goldman in Washington," Mother Earth, mai 1916, p 517.
62. Margaret Anderson citée dans Katz, Gay/Lesbian Almanac, pp 363-366.
63. Anna W, "Emma Goldman in Washington," Mother Earth, mai 1916, p 517.
64. Goldman, Living My Life, p 556.
65. loc, cit.
** NDT Matthew Schmidt Militant syndical accusé, avec David Caplan, du dynamitage des locaux du Los Angeles Times le 1er octobre 1910, qui fit une vingtaine de morts. Il s’ensuivit une vague d’attaques virulentes dans la presse et de répression contre la gauche syndicale, qui, en retour déclencha un mouvement de soutien envers Schmidt et Caplan. Schmidt réussit à se cacher. Bien que non anarchiste, il était ami avec Emma Goldman et lui rendit visite en 1914. A cette occasion, il rencontra aussi Donald Vose , qui, à l’insu de Goldman, travaillait pour William J. Burns, un détective privé qui cherchait Schmidt. Celui-ci fut arrêté quelques jours après et Goldman dénonça Vose dans Mother Earth dans un article intitulé "Donald Vose: The Accursed" (Janvier 1916).
https://theanarchistlibrary.org/library/emma-goldman-donald-vose-the-accursed.pdf
66. Ibid., p 555.
67. Josephine DeVore Johnson à William H.Warren, 5 août 1915, Emma Goldman Papers, reel 56.
68. John Donald Gustav-Wrathall, Take the Young Stranger by the Hand: Same-Sex Relations and the YMCA (Chicago: Chicago University Press, 1998) , p 161 .
69. Boag, Same-Sex Affairs, p 3. Boag réalise l’étude la plus exhaustive des scandales et de l’homosexualité dans le nord-ouest au tournant du siècle.
70. Wrathall, Take the Young Stranger by the Hand, p 165.
*** Ce qui apporte une lumière nouvelle au titre YMCA de Village People ...It's fun to stay at the Y. M. C. A/.They have everything for young men to enjoy/You can hang out with all the boys….C'est amusant de rester au Y. M. C. A/.Ils ont tout pour que les jeunes hommes s'amusent/ Tu peux traîner avec tous les garçons :)
71. George Edwards, "A Portrait of Portland," Mother Earth, novembre 1915, pp 312-313.
72. Goldman, The Unjust Treatment of Homosexuals, dans Katz, Gay American History, p 376.
73. Emma Goldman à Havelock Ellis, 27 décembre 1924, Emma Goldman Papers, reel 14.
74. Cité dans Marie Mullaney, "Sexual Politics in the Career and Legend of Louise Michel," Signs (Hiver 1990), pp 310-311 .
75. Ibid., p 300.
76. Ibid.,p 322. Haaland affirme que Goldman et Michel étaient sexuellement attirées l’une par l’autre et qu’elles étaient "amantes" (Goldman, Living My Life, pp 166-168). Voir Haaland, Emma Goldman, p 168. NDT Louise Michel écrit aussi dans ses mémoires : "Peut-être aussi dans ce beau pays de France, la mode d'attribuer à un cas pathologique tout caractère de femme un peu viril est-elle complètement établie; il serait à souhaiter que ces cas pathologiques se manifestassent en grand nombre chez les petits crevés et autres catégories du sexe fort. "
77. Emma Goldman à Emily Holmes Coleman,16 décembre 1928, Emma Goldman Papers, reel 28.
78. Kemp,Tramping Through Life, p 285.
79. Will Durant, Transitions, pp 151-152.
80. Cook, "Female Support Networks and Political Activism," p 56. Voir aussi Mullaney, "Sexual Politics in the Career and Legend of Louise Michel,"pp 312-313; et Haaland, Emma Goldman, pp 164-177.
81. Emma Goldman à Thomas Lavers, 27 janvier 1928, Emma Goldman Papers, reel 19.
**** NDT Traduire des passages d’un livre peut être dangereux en déformant la vision générale de l’auteur-e. Terence Kissack lorsqu’il parle "des anarchistes" et de la question homosexuelle notamment, n’englobe pas l’ensemble du mouvement. Il spécifie " Anarchist sex radicals" – traduit le plus souvent comme "anarchistes radicaux en matière de sexualité". Il existait aussi des anarchistes soit hostiles à l’homosexualité, soit considérant cette question comme secondaire.
Kissack le mentionne ailleurs dans son ouvrage :
"Goldman … se battait continuellement contre ce qu’elle appelait ‘la respectabilité dans nos rangs’. Ses camarades anarchistes italiens et juifs "me condamnaient farouchement", écrit-elle, "parce que je défendais la cause des homosexuels et des lesbiennes comme une partie persécutée de la famille humaine" Elle rejetait leur critique comme découlant d’une vision du monde trop "économique". "Très peu d’entre eux" pensait-elle,"ont approché les complexités de la vie qui motivent les actes humains". Du point de vue de ces critiques parmi les rangs anarchistes, Goldman perdait un précieux temps à parler de sujets d’importance secondaire. Pour eux, la question primordiale était l’injustice économique. Et comme la plupart des anarchistes immigrés étaient des hommes, peu de femmes plaidaient pour l’égalité des genres en amour et dans la vie. Ces détracteurs se méfiaient également de ce qu’ils considéraient comme une publicité négative qu’engendrait de telles déclarations. L’anarchisme, selon eux "était déjà assez incompris et les anarchistes considérés comme suffisamment dépravés ; il était contre-indiqué d’ajouter à ces incompréhensions la défense de pratiques sexuelles perverties" La désapprobation de ses camarades ne découragea pas Goldman, et eut en réalité l’effet inverse "Je me préoccupais autant des censeurs parmi nos rangs", écrit-elle, "que de ceux du camps adverse. En fait, la censure de mes camarades me faisait le même effet que celle des persécutions policières; elle me rendait plus sûre de moi-même, plus déterminée à prendre la défense de toutes les victimes, que le préjudice soit social ou moral"
digger
 
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Ebauche biographique- I

Messagede digger » 09 Nov 2014, 12:12

Ebauche biographique
Hippolyte Havel


Texte original : Biographical Sketch http://theanarchistlibrary.org/library/emma-goldman-anarchism-and-other-essays  Introduction à Anarchism and Other Essays de Emma Goldman Décembre 1910

Parmi les hommes et les femmes en vue dans la vie publique américaine, peu nombreux sont celles et ceux dont les noms sont mentionnés aussi souvent que celui de Emma Goldman. Pourtant, la vraie Emma Goldman est presque totalement inconnue. La presse sensationnaliste a associé son nom à tant de portraits tendancieux et de médisances que cela aurait tenu presque du miracle que, en dépit de ce tissu de calomnies, la vérité ne sorte et qu’une meilleure connaissance de cette idéaliste décriée ne voit le jour. Le fait que presque tous les porteurs de nouvelles idées ont dû lutter et souffrir en connaissant des difficultés semblables n’est qu’une piètre consolation. Est-ce de quelque utilité qu’un ancien président de la république rende hommage à la mémoire de John Brown 1 à Osawatomie? Ou que le président d’une autre république inaugure une statue en l’honneur de Pierre Proudhon, et présente sa vie à la nation française comme un modèle enthousiasmant à imiter? A quoi sert tout cela lorsque, en même temps, les John Brown et Proudhon vivants sont descendus en flammes? L’honneur et la gloire d’une Mary Wollstonecraft 2 ou d’une Louise Michel ne sont pas rehaussés parce que les édiles des villes de Londres et de Paris baptisent une rue de leur nom — la génération actuelle devrait se préoccuper de rendre justice à la vie des Mary Wollstonecraft et des Louise Michel. La postérité assigne à des hommes comme Wendel Phillips 3 et Lloyd Garrison 4 une place d’honneur adéquate dans le temple de l’émancipation humaine; mais il est du devoir de leurs contemporains de leur accorder la reconnaissance et le mérite dus de leur vivant.

Le chemin du propagandiste de la justice sociale sont jonchés d’épines. Les puissances des ténèbres et de l’injustice exercent tous leurs pouvoirs dès qu’un rayon de soleil pénètre leur vie morne.Et même ses camarades de lutte – trop souvent, en réalité, ses amis les plus proches – ne montrent que peu de compréhension pour la personnalité du pionnier. La jalousie, qui se transforme parfois en haine, et la vanité obstruent son chemin et remplissent son cœur de tristesse jalousie. Dans de telles conditions, cela demande une volonté inflexible et un formidable enthousiasme pour ne pas perdre toute foi dans la cause. Le porteur d’idées révolutionnaires est pris entre deux feux: d’un côté, les persécutions des pouvoirs en place, qui le tient pour responsable de toutes les actions découlant de la situation sociale; et, de l’autre côté, le manque de compréhension de la part de ses camarades, qui jugent souvent ses activités d’un point de vue étroit. Il arrive donc que l’agitateur est isolé parmi la foule qui l’entoure. Même ses amis les plus intimes ne comprennent pas combien il se sent solitaire et abandonné . C’est la tragédie propre aux personnes en vue.

La brume dont a été si longtemps enveloppé le nom de Emma Goldman commence à se dissiper peu à peu. Son énergie mise pour l’avancement d’une idée aussi impopulaire que l’anarchisme, son sérieux, son courage et ses compétences, rencontrent une compréhension et une admiration croissantes.

La dette de l’évolution intellectuelle américaine envers les exilés révolutionnaires n’a jamais été pleinement reconnue. Les graines qu’ils ont semé, bien que peu comprises à l’époque, a permis une riche moisson. Ils ont toujours brandi la bannière de la liberté, fertilisant ainsi la vitalité sociale du pays. Mais très peu d’entre eux sont parvenus préserver leur éducation et culture européennes, tout en s’assimilant à la vie américaine. Il est difficile, pour l’homme ordinaire, de se forger une mentalité adéquate, qui donnent la force, l’énergie et la persévérance nécessaires pour assimiler la langue étrangère, les us et coutumes du nouveau pays sans pour autant perdre sa propre personnalité. 5

Emma Goldman fait partie des quelques-uns qui, tout en préservant soigneusement leur personnalité, sont devenus des éléments importants de l’environnement social et intellectuel en Amérique. La vie qu’elle mène est riche en couleur, remplie de diversité et de nouveautés. Elle a atteint les plus hauts sommets et a aussi goûté à la lie amère de la vie.

Emma Goldman est né de parents juifs le 27 juin 1869, dans la province russe de Kovno. Ses parents n’ont certainement jamais rêvé de la situation extraordinaire qu’occuperait un jour leur enfant. Comme tous les parents conservateurs, ils étaient convaincus que leur fille se marierait avec un citoyen respectable, aurait des enfants et qu’ils passeraient leurs vieux jours entourés d’une nuée de petits-enfants. Comme la plupart des parents, ils ne soupçonnaient pas le tempérament étrange, passionné qui s’emparerait de leur enfant et qui prendrait les proportions qui sépare les générations dans une lutte éternelle. Ils vivaient dans un pays et à une époque où l’antagonisme entre parents et enfants était voué à s’exprimer de la manière la plus aiguë à travers une hostilité irréconciliable. Dans cette formidable lutte entre pères et fils — et tout spécialement parents et filles — il n’y avait aucun compromis, aucune capitulation, aucune trêve. L’esprit de liberté, de progrès – un idéalisme qui ne connaissait pas le respect et ne tolérait aucun obstacle — poussait la jeune génération hors du domicile parental et loin du foyer. Le même esprit qui avait animé le précurseur de l’insatisfaction révolutionnaire, Jésus, et qui l’avait coupé de ses traditions originelles.
Le rôle qu’ont joué les juifs — malgré toutes les calomnies antisémites, la race de l’idéalisme transcendantal — dans la lutte entre le Vieux et le Nouveau ne sera probablement jamais estimé avec une complète partialité et clarté. Nous ne faisons que commencer à percevoir l’immense dette que nous avons envers les juifs idéalistes dans les domaines de la sciences, de l’art et de la littérature. Mais nous ne savons que très peu du rôle important qu’ont joué les fils et les filles d’ Israël au sein du mouvement révolutionnaire et, particulièrement, dans notre époque actuelle.

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La famille Goldman en 1882, à  Goldman , St. Petersbourg, 1882. De gauche à droite : Emma, debout; Hélèna, assise avec Morris sur ses genoux; Taube (sa mère) ; Herman; Abraham.
(Emma Goldman Papers, Manuscripts and Archives Section, New York Public Library
)

Les premières années de l’enfance de Emma Goldman se sont déroulées dans une petite ville idyllique de la province germano-russe du Kurland, où sont père était en charge du théâtre gouvernemental. A l’époque, le Kurland était très majoritairement allemand ; même la bureaucratie russe de la province de la Baltique était recrutée principalement parmi les Junkers 6 allemands. Les contes de fée et légendes allemandes, riches en exploits des héroïques chevaliers du Kurland, envoûtaient les imaginations enfantines. Mais cette belle idylle était de courte durée. Bientôt, les ombres sombres de la vie recouvrait l’âme des enfants grandissant. Les graines de la rébellion et la haine permanente de l’oppression ont éclos dans le cœur de Emma Goldman, dès sa tendre enfance. Elle a appris tôt à apprécier la beauté de l’état : elle a vu son père harcelé par les chinovniks chrétiens et doublement persécuté comme petit représentant du gouvernement et juif haï. La brutalité de la conscription obligatoire lui a toujours resté en mémoire: elle a vu les jeunes gens, souvent le seul soutien de familles nombreuses, brutalement emmenés dans les casernes pour y mener la vie misérable de soldats. Elle a entendu les pleurs des pauvres paysannes et a été la témoin de scènes honteuses de la vénalité administrative qui exemptait les riches du service militaire au détriment des pauvres. Elle était choquée par le terrible traitement auquel étaient soumises les femmes domestiques : maltraitées et exploitées par leur barinyas, elles tombaient à la merci des officiers qui les considéraient comme leurs jouets sexuels. Ces femmes, mises enceintes par des gentlemen respectables et renvoyées par les maîtresses de maison, trouvaient souvent refuge au domicile des Goldman. Et la petite fille, le cœur palpitant de sympathie, extrayait quelques pièces de monnaie du tiroir parental pour les glisser en cachette dans les mains des malheureuses femmes . Le trait de caractère le plus frappant de Emma Goldman, sa sympathie avec les moins que rien, se manifestait déjà dans ses jeunes années.

A sept ans, la petite Emma a été envoyée par ses parents chez sa grand-mère à Königsberg, la ville de Emmanuel Kant, dans la Prusse du sud. Excepté à de rares occasions, elle y est restée jusqu’à son treizième anniversaire. Les premières années passées là ne font pas particulièrement partie de ses meilleurs souvenirs. La Grand-mère était en réalité très aimable mais les nombreuses tantes de la famille étaient plus préoccupées par la raison pratique plutôt que pure et l’autoritarisme catégorique était appliqué bien trop fréquemment. La situation changea lorsque ses parents déménagèrent à Königsberg, et la petite Emma fut débarrassée de son rôle de Cendrillon. Elle fréquentait désormais régulièrement l’école publique et bénéficiait aussi des avantages de l’instruction privée, habituelle au sein de la classe moyenne; Les leçons de français et de musique jouèrent un grand rôle dans son éducation. La future interprète de Ibsen et de Shaw était alors une petite Gretchen allemande, tout à fait à l’aise dans ce milieu. Ses prédilections particulière en littérature allaient aux romans sentimentaux de Marlitt; elle était une grande admiratrice de la bonne reine Louise que le vilain Napoléon Bonaparte traita avec un manque total de courtoisie chevaleresque. Quel aurait été son évolution si elle était restée dans ce milieu? Le destin — ou était-ce la nécessité économique ? — en a voulu autrement. Ses parents décidèrent de s’installer à St. Pétersbourg, la capitale du tsar tout-puissant et de s’y lancer dans les affaires. Ce fut là qu’un grand changement intervint dans la vie de la jeune rêveuse.

1882 — où Emma Goldman, alors dans sa treizième année, arriva à St. Pétersbourg — fut une année riche en événements. Une lutte à mort entre l’autocratie et les intellectuels russes déchirait le pays. Alexandre II était tombé l’année précédente. Sophia Perovskaia, Zheliabov, Grinevitzky, Rissakov, Kibalchitch, Michailov, les exécutants héroïques de la sentence de mort du tyran, étaient entrés au Walhalla de l’immortalité. Jessie Helfman, la seule régicide dont le gouvernement avait épargné la vie à contrecœur parce qu’elle était enceinte, avait suivi les innombrables russes vers la Sibérie. C’était la période la plus héroïque de la grande bataille pour l’émancipation, un combat pour la liberté que n’avait pas connu le monde jusqu’alors. Les noms des martyrs nihilistes étaient sur toutes les lèvres et des milliers de gens étaient enthousiastes à l’idée de suivre leur exemple. L’ intelligentsia de Russie était imprégnée d’un sentiment illégaliste : l’esprit révolutionnaire avait pénétré chaque foyer, de la résidence au taudis, s’insinuant chez les militaires, les chinovniks, les ouvriers et les paysans. Cette atmosphère transperça les casemates mêmes du palais royal. Des idées nouvelles fermèrent dans la jeunesse. Les différences entre sexes étaient oubliées. Les femmes et les hommes luttaient côte à côte. La femme russe! Qui lui rendra jamais justice ou la dépeindra convenablement son héroïsme et son esprit de sacrifice, sa loyauté et son dévouement?Tourgueniev la qualifie de sainte, dans son grand poème en prose On the Threshold.

Il était inévitable que la jeune rêveuse de Königsberg soit aspiré par le maelstrom. Rester en dehors du cercle des idées de liberté signifiait une vie végétative, mortelle. On ne doit pas être étonné par la jeunesse. Les jeunes enthousiastes n’étaient pas alors – et, heureusement ne sont pas maintenant – un phénomène rare en Russie. L’étude de la langue russe mit bientôt en contact la jeune Emma Goldman avec des étudiants révolutionnaires et les idées nouvelles. Nekrassov et Tchernishevsky prirent la place de Marlitt. L’admiratrice d’autrefois de la bonne reine Louise devint une supportrice enthousiaste de la liberté, résolue, comme des milliers d’autres, à consacrer sa vie à l’émancipation du peuple.

Le conflit des générations s’était alors installé dans la famille Goldman. Les parents ne pouvaient pas comprendre quel intérêt trouvait leur fille dans les idées nouvelles, qu’ils considéraient eux-mêmes comme des utopies extravagantes. Ils firent tout leur possible pour convaincre la jeune fille de rester à l’écart de ces chimères, avec comme résultat, d’âpres disputes quotidiennes. La jeune idéaliste ne trouva de la compréhension que chez une seule des membres de la famille — sa sœur aînée, Hélène, avec laquelle elle émigrera plus tard en Amérique, et dont l’amour et la sympathie lui seront toujours acquis. Même dans les heures les plus sombres des persécutions futures, Emma Goldman a toujours trouvé un refuge au domicile de sa sœur loyale.

Emma Goldman se décida finalement à acquérir son indépendance. Elle voyait des centaines d’hommes et de femmes v naród, 7 aller vers le peuple. Elle suivit leur exemple. Elle devint ouvrière dans une usine, d’abord employée dans la confection de corsets et plus tard dans une manufacture de gants. Elle avait alors 17 ans et était fière de gagner sa vie. Si elle était restée en Russie, elle aurait, tôt ou tard, partagé le sort des milliers de gens enterrés dans les neiges de Sibérie. Mais un nouveau chapitre de sa vie allait s’ouvrir. Sa sœur Hélène, décida d’émigrer en Amérique, où une autre sœur avait déjà élu domicile. Emma convainquit Hélène de lui permettre de partir avec elle et elles quittèrent la Russie, remplie d’un espoir joyeux à l’idée d’un grand pays libre, une glorieuse république.

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Emma Goldman à 17 ans – Source : International Institute of Social History, Amsterdam


L’Amérique! Quel mot magique. L’aspiration des esclaves, la terre promise des opprimés, le but de tous ceux qui souhaitent le progrès. Là, les idéaux de l’humanité y ont trouvé leur accomplissement: pas de tsar, pas de cosaques, pas de chinovnik. La République! Glorieux synonyme d’égalité, de liberté, de fraternité.

Ainsi pensaient les deux jeunes filles alors qu’elles voyageaient vers New York et Rochester en cette année 1886. Bientôt, bien trop tôt, la désillusion les attendait. Leur conception idéalisée de l’Amérique en avait déjà pris un coup à Castle Garden, 8 et éclata bientôt telle une bulle de savon. Emma Goldman fut la témoin de scènes qui lui rappelèrent celles terribles de son enfance dans le Kurland. Les brutalités et les humiliations dont étaient victimes à bord les futurs citoyens de la grande république, se répétèrent, de manière plus dure et plus brutale à Castle Garden, de la part des fonctionnaires de la démocratie. Et quelle amère désillusion s’ensuivit lorsque la jeune idéaliste commença à se familiariser avec les condition de vie de ce nouveau pays! A la place d’un tsar, elle en découvrit une foule; les cosaques étaient remplacés par les policiers avec leurs lourdes matraques, et à la place des chinovnik russes, il y avait les chefs d’esclaves, bien plus inhumains, dans les usines.

Emma Goldman obtint rapidement un travail dans la société Garson Co. Son salaire était de deux dollars et demi la semaine. A l’époque, les machines n’étaient pas électrifiées et les pauvres couturières devaient actionner leurs machines à coudre avec des pédales, tôt le matin jusqu’à tard dans la soirée. C’était un travail harassant, sans voir la lumière du jour, la besogne de la longue journée s’effectuant dans un silence complet — la coutume russe de conversations amicales pendant le travail n’était pas autorisée dans ce pays libre. Mais l’exploitation des femmes n’était pas seulement économique ; les pauvres ouvrières étaient considérée par leurs contre maîtres et leurs patrons comme des marchandises sexuelles. Si une femme repoussait les avances de ses supérieurs, elle se retrouvait immédiatement à la rue, comme élément indésirable dans l’usine. Il ne manquait jamais de victimes consentantes ; l’offre dépassait toujours la demande.

Les conditions horribles étaient rendues encore plus insupportables par la monotonie effrayante de la vie dans une petite ville américaine. La mentalité puritaine interdit la moindre manifestation de joie; un caractère maussade obscurcit les esprits; aucune inspiration intellectuelle, aucun échange de réflexion entre esprits ouverts ne sont possibles. Emma Goldman suffoquait presque dans cette atmosphère. Elle, plus que tout autre, aspirait à un environnement idéal, à l’amitié et à la compréhension, à la camaraderie d’alter ego. Mentalement, elle vivait encore en Russie. N’étant pas familière avec la langue et la manière de vivre du pays, elle habitait davantage le passé que le présent. Ce fut à cette période qu’elle rencontra un jeune homme qui parlait russe. Elle entretint cette relation avec grand plaisir. C’était au moins une personne avec qui elle pouvait converser, avec qui surmonter la monotonie de son existence étriquée. Peu à peu, l’amitié mûrit et aboutit finalement en un mariage.

Emma Goldman, a dû aussi emprunter la triste route de la vie maritale; elle aussi a dû apprendre à travers l’amère expérience que les statuts légaux impliquent la dépendance et le renoncement de soi, particulièrement pour la femme. Le mariage ne la libéra pas de la monotonie puritaine de la vie américaine. Au contraire, elle fut plutôt aggravée par la perte d’indépendance. Les caractères des deux jeunes gens étaient trop différents. Il s’ensuivit bientôt une séparation et Emma Goldman partit pour New Haven, dans le Connecticut. Là, elle trouva un emploi dans une usine et son mari disparut de sa vie. Deux décennies plus tard, les autorités fédérales devaient lui rappeler son existence de manière inattendue.

Les révolutionnaires actifs dans le mouvement russe des années 1880 n’étaient que peu au courant des idées sociales qui agitaient alors l’Europe de l’ouest et l’Amérique. Leur seule activité consistait à éduquer le peuple, leur objectif final était la destruction de l’autocratie. Le socialisme et l’anarchisme étaient des termes peu connus, même de nom. Emma Goldman, elle-même, ignorait totalement la signification de ces idées.

Elle était arrivée en Amérique dans une période d’intense agitation politique et sociale, comme quatre ans auparavant en Russie. Les ouvriers se révoltaient contre les terribles conditions de travail; le mouvement des Knights of Labor 9 pour la journée de huit heures était à son apogée de travail, et tout le pays résonnait du conflit sanglant entre grévistes et policiers. La lutte culmina avec la grande grève contre la Harvester Company de Chicago 10, le massacre des grévistes et le meurtre judiciaire des dirigeants ouvriers, qui seront à l’origine de l’explosion historique de la bombe de Haymarket. Les anarchistes passèrent le test du baptême du sang. Les apologistes du capitalisme essayèrent vainement de justifier le meurtre de Parsons, Spies, Lingg, Fischer et Engel. Depuis la publication des raisons du gouverneur Altgeld pour la libération des trois autres anarchistes emprisonnés suite à Haymarket, il ne fait plus aucun doute que cinq meurtres légaux ont été commis à Chicago en 1887.

Peu nombreux furent ceux qui saisirent la portée du martyre de Chicago; et moins encore les classes dirigeantes. Avec l’élimination d’un certain nombres de dirigeants ouvriers, elles pensaient endiguer le flux d’une idée présente dans le monde entier. Elles ne s’étaient pas rendus compte que, dans le sang des martyrs, pousseraient de nouvelles graines et que la terrible injustice attirerait de nouveaux convertis à la Cause.

Les deux représentantes les plus en vue de l’idée anarchiste en Amérique, Voltairine de Cleyre et Emma Goldman — l’une américaine de naissance, l’autre russe — ont été converties comme de nombreux autres, aux idées de l’anarchisme par ce meurtre légal. Deux femmes qui ne se connaissaient pas auparavant et qui avaient reçu une éducation totalement différente, avaient été unies en une seule idée par ce meurtre.
Comme la plupart des hommes et des femmes de la classe ouvrière en Amérique, Emma Goldman a avait suivi avec émoi et anxiété le procès de Chicago. Elle non plus ne pouvait pas croire que les dirigeants du prolétariat seraient tués. Le 11 novembre 1887 lui prouva le contraire. Elle prit conscience qu’ on ne pouvait attendre aucune pitié de la classe dirigeante, que entre le tsarisme russe et la ploutocratie américain, il n’y avait aucune différence, sinon le nom. Tout son être se rebellait contre le crime, et elle se jura solennellement de rejoindre les rangs du prolétariat révolutionnaire et de consacrer toute son énergie et ses forces à l’émancipation vis à vis de l’esclavage salarié. Elle commença alors à se familiariser avec la littérature socialiste et anarchiste, avec l’enthousiasme rayonnant si caractéristique de son tempérament. Elle assista à des réunions publiques et fit la connaissance d’ouvriers de tendance socialiste et anarchiste. La célèbre conférencière allemande Johanna Greie fut la première oratrice socialiste qu’entendit Emma Goldman. A New Haven, où elle travaillait dans une usine de confection de corsets, elle rencontra des anarchistes actifs dans le mouvement. Elle lisait le Freiheit, édité par John Most. La tragédie de Haymarket avait accentué ses tendances anarchistes naturelles; la lecture de Freiheit l’a transformé en anarchiste consciente. Par la suite, elle devait apprendre que l’idée de l’anarchisme trouvait sa plus haute expression à travers les meilleurs intellects d’Amérique: théoriquement avec Josiah Warren,11 Stephen Pearl Andrews 12 Lysander Spooner 13 ; philosophiquement avec Emerson, Thoreau et Walt Whitman. 14

Rendue malade par la pression excessive du travail en usine, Emma Goldman retourna à Rochester où elle résida jusqu’en août 1889, époque à laquelle elle s’installa à New York, le lieu de la période la plus importante de sa vie. Elle avait maintenant vingt ans. Son portrait d’alors révèle des traits pâles de souffrance et de grands yeux pleins de compassion. Ses cheveux sont courts, comme habituellement chez les étudiantes russes, et laissent apparaître un large front.

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Emma Goldman en 1900


C’est l’époque héroïque de l’anarchisme militant. Le mouvement s’est développé dans tous les pays. Malgré la terrible répression gouvernementale, de nouveau convertis viennent grossir les rangs.La propagande est presque exclusivement clandestine. Les mesures répressives des autorités conduisent les disciples de la nouvelle philosophie à adopter des méthodes de conspirateurs. Des milliers de victimes tombent entre les mains des autorités et croupissent en prison. Mais rien ne peut endiguer la vague d’enthousiasme, de de sacrifice et de dévouement à la Cause. Les contributions de guides comme Pierre Kropotkine, Louise Michel, Elisée Reclus et d’autres insufflent aux militants une plus grande énergie encore.

La rupture est imminente avec les socialistes qui ont sacrifié l’idée de liberté et adhéré au concept d’état et de politique politicienne. La lutte est âpre, les factions irréconciliables. Elle ne se déroule pas seulement entre socialistes et anarchistes ; elle trouve aussi des échos au sein des groupes anarchistes. Les différends théoriques et les querelles personnelles conduisent à des tensions et des inimitiés acrimonieuses. La législation anti-socialiste en Allemagne et en Autriche a fait traverser la mer à des milliers de socialistes et d’anarchistes pour chercher refuge en Amérique. John Most, qui avait perdu son siège au Reichstag,avait dû finalement s’enfuir de son pays natal et s’était rendu à Londres. Là, s’étant dirigé vers l’anarchisme, il avait rompu totalement avec le Parti Social Démocrate. Plus tard, en Amérique, il avait poursuivi la publication de Freiheit à New York, et était très actif parmi les ouvriers d’origine allemande.

Lorsque Emma Goldman arriva à New York en 1889, elle ne rencontra que peu de difficulté pour rejoindre des anarchistes militants. Des réunions publiques anarchistes se tenaient pratiquement tous les jours. Le premier conférencier qu’elle entendit fut le Dr. H. Solotaroff. Ses relations avec John Most, qui exerçait une extraordinaire influence sur les éléments les plus jeunes, fut d’une grande importance pour son évolution future. Son éloquence passionnée, son énergie infatigable et la répression qu’il avait enduré pour la Cause, tout cela se conjuguait pour enthousiasmer les camarades. Ce fut aussi à cette période qu’elle rencontra Alexandre Berkman, dont l’amitié joua un rôle important tout au long de sa vie. 15 Ses talents d’oratrices ne pouvaient pas rester dans l’obscurité. Le feu de son enthousiasme la poussa vers la scène publique. Encouragée par ses amis, elle commença à participer à des réunions publiques anarchistes comme oratrice en allemand et en Yiddish. Puis, suivit bientôt une courte tournée qui la conduisit jusqu’à Cleveland. Elle se jeta alors dans la propagande des idées anarchistes avec tout le sérieux et la force de son âme. La période passionnée de sa vie commençait. Tout en continuant à travailler dans des usines-bagnes, la jeune oratrice enflammée était une agitatrice très active et participait à différentes luttes ouvrières, notamment la grande grève des horlogers en 1889, conduite par le professeur Garsyde et Joseph Barondess.16

Un an plus tard, Emma Goldman était une déléguée à une conférence anarchiste à New York. Elle fut élue au comité de direction mais s’en retira plus tard suite à des différences d’opinion sur des questions tactiques. Les idées des anarchistes de langue allemande n’avaient pas encore été clarifiées à l’époque. Certains croyaient encore aux méthodes parlementaires, la grande majorité d’entre eux étaient partisans d’un centralisme fort. Ces différences d’approche concernant la tactique conduisirent, en 1891, à une rupture avec John Most. Emma Goldman, Alexandre Berkman, et d’autres camarades, rejoignirent le groupe Autonomy, dans lequel Joseph Peukert, Otto Rinke et Claus Timmermann jouaient un rôle actif. Les âpres querelles qui suivirent cette sécession ne se terminèrent qu’avec la mort de Most en 1906.

Une grande source d’ inspiration pour Emma Goldman s’avéra être les révolutionnaires russes, associés dans le groupe Znamya. Goldenberg, Solotaroff, Zametkin, Miller, Cahan, le poète Edelstadt, Ivan von Schewitsch, mari de Hélène von Racowitza et éditeur de Volkszeitung, ainsi que de nombreux autres exilés russes , dont certains encore en vie, en faisaient partie. Ce fut également à cette époque que Emma Goldman rencontra Robert Reitzel,qui exerça une grande influence sur son évolution. Par son biais, elle fit la connaissance des plus grands écrivains de la littérature moderne et leur amitié dura jusqu’à la mort de Reitzel en 1898.

Le mouvement ouvrier américain n’avait pas été noyé dans le massacre de Chicago; le meurtre des anarchistes avait échoué à amener la paix pour les capitalistes avides de profits. La lutte pour la journée de huit heure continuait. In 1892, se déclencha la grande grève de Pittsburg. La bataille de Homestead, la défaite des Pinkerton 17, l’arrivée de la milice, l’élimination des grévistes et le triomphe complet de la réaction sont des sujets de l’histoire récente.18 Touché au plus profond de son être par ces terribles événements, à la limite de la guerre, Alexandre Berkman décida de sacrifier sa vie à la Cause et offrit un exemple pratique aux esclaves du salariat en Amérique d’une solidarité anarchiste concrète avec le monde ouvrier. Son attentat contre Frick, le Gessler de Pittsburg 19, échoua et le jeune homme de vingt deux ans fut condamné à une mort lente dans un pénitencier. La bourgeoisie, qui, pendant des décennies avait exalté et fait l’éloge du tyrannicide, fut pris d’une terrible rage.La presse capitaliste organisa une campagne systématique de calomnies et de mensonges contre les anarchistes. La police n’épargna aucun effort pour impliquer Emma Goldman dans l’action de Alexandre Berkman. L’agitatrice redoutée devait être réduite au silence par tous les moyens. Elle ne dû qu’au fait de sa présence à New York d’échapper aux mâchoires de la loi. Ce sont les mêmes circonstances, neuf ans plus tard, lors de l’affaire McKinley, qui lui permettront de préserver sa liberté. Il est presque incroyable de voir avec quelle stupidité, bassesse, et infamie les journalistes de l’époque cherchèrent à accabler les anarchistes. Il faut parcourir les archives des journaux pour réaliser l’énormité des accusations et des calomnies. Il serait difficile de décrire les affres traversées par Emma Goldman durant ces jours. Les attaques de la presse capitaliste devaient être accueillies avec une relative sérénité; mais les attaques venant de ses propres rangs étaient bien plus douloureuses et insupportables. L’acte de Berkman fut critiquée sévèrement par Most et quelques-uns de ses partisans parmi les anarchistes allemands et juifs. S’ensuivirent d’implacables accusations et récriminations lors de réunions publiques et privées. Persécutée de tous côtés, à la fois parce qu’elle prenait la défense de Berkman et de son acte et en raison de ses activités révolutionnaires, Emma Goldman fut harcelée jusqu’au point d’être incapable de se procurer un endroit sûr. Trop fière pour trouver cette sécurité dans un déni de son identité 20, elle choisit de passer les nuits dans des parcs publics plutôt que d’exposer ses amis au danger ou aux contrariétés dus à ses visites. La coupe déjà pleine déborda avec la tentative de suicide d’un jeune camarade qui avait partagé les lieux de vie de Emma Goldman, Alexander Berkman, et un ami artiste commun.

De nombreux changement sont survenus depuis. Alexandre Berkman a survécu à l’enfer de Pennsylvanie, et est revenu parmi les rangs anarchistes, son esprit intact, plein de d’enthousiasme pour les idéaux de sa jeunesse 21. Le camarade artiste fait désormais partie des dessinateurs connus de New York. 22 Le candidat au suicide a quitté l’Amérique peut après sa malheureuse tentative pour mourir et a été, par la suite, arrêté et condamné à huit ans de travaux forcés pour avoir introduit de la littérature anarchiste en Allemagne. Lui aussi a résisté à la terreur de la vie en prison et est retourné au mouvement révolutionnaire, gagnant depuis la réputation méritée d’écrivain talentueux en Allemagne. 23

Pour éviter d’avoir à camper indéfiniment dans les parcs, Emma Goldman fut finalement obligée de s’installer dans une maison sur la troisième rue, entièrement occupée par des prostituées. Là, parmi les bannies de notre bonne société chrétienne,elle pouvait au moins louer un coin d’une pièce, trouver le repos et travailler sur sa machine à coudre. Les femmes des rues lui accordaient une finesse de sentiments et une sympathie sincère plus grande que les prêtres de l’église. Mais l’endurance humaine avait été épuisée par trop de souffrances et de privations. Elle fut victime d’un défaillance physique complète et la célèbre agitatrice s’installa à la "République Bohémienne" — un grand immeuble qui tirait son appellation ronflante du fait qu’il était principalement occupé par des anarchistes bohèmes. Là, Emma Goldman trouva des amis prêts à l’aider. Justus Schwab, un des principaux représentants de la période révolutionnaire allemande de l’époque, et le Dr. Solotaroff lui prodiguèrent inlassablement des soins. Elle y rencontra aussi Edward Brady, la nouvelle amitié se transformera par la suite en intimité étroite. Brady avait été un participant actif au mouvement révolutionnaire en Autriche, et, à l’époque de sa relation avec Emma Goldman, venait d’être libéré d’une prison autrichienne après une incarcération de dix ans.

Les médecins diagnostiquèrent une tuberculose et on conseilla à la malade de quitter New York. Elle se rendit à Rochester, dans l’espoir que le milieu familial l’aiderait à retrouver la santé. Quelques années auparavant, ses parents avaient émigré en Amérique et s’étaient installés dans cette ville. L’attachement entre membres d’une famille, et spécialement entre enfants et parents, est un trait dominant chez les juifs. Même si ses parents conservateurs ne pouvaient pas sympathiser avec les aspirations idéalistes de Emma Goldman et n’approuvaient pas son mode de vie, ils avaient reçu leur fille malade à bras ouverts. Le repos et les soins dont elle a bénéficié au domicile parental, et la présence affectueuse de sa sœur bien aimée Hélène, lui furent si bénéfiques que, en un rien de temps, elle fut suffisamment rétablie pour reprendre ses activités énergiques.

Il n’y a aucun répit dans la vie de Emma Goldman. Le travail incessant et la poursuite inlassable de l’objectif fixé constituent l’essence de sa nature. Un temps très précieux avait déjà été gaspillé. Il était impératif qu’elle reprenne ses tâches immédiatement. Le pays était en proie à la crise, et des milliers de chômeurs peuplaient les rues des grands centres industriels. Ils parcouraient le pays, frigorifiés et affamés, dans une vaine recherche de travail et de pain. Les anarchistes organisèrent une propagande énergique à destinations des chômeurs et des grévistes. Une manifestation monstre de travailleurs de l’horlogerie eut lieu à Union Square, New York. Emma Goldman était parmi les orateurs invités. Elle y prononça un discours enflammé, décrivant en termes incendiaires la misère de la vie d’esclaves du salariat, et cita la célèbre maxime du cardinal Manning: “La nécessité ne connaît pas de loi et l’homme affamé a un droit naturel à une part du pain de son voisin.” Elle conclut son exhortation avec ces mots: “Demandez un travail. Si ils ne vous en donnent pas, demandez du pain. Si il ne vous donnent ni travail ni pain, alors prenez le pain.”

Le lendemain, elle partit pour Philadelphie, où elle devait tenir une réunion publique. La presse capitaliste tira à nouveau la sonnette d’alarme. Si on continuait à permettre aux socialistes et aux anarchistes de continuer à faire de l’agitation, les ouvriers risqueraient bientôt de comprendre la manière dont on les privait des joies et des bonheurs de la vie. Une telle éventualité devait être évitée à tout prix. Le chef de la police de New York, Byrnes, émit un mandat d’arrêt contre Emma Goldman. Elle fut détenue par les autorités de Philadelphie et incarcéré plusieurs jours à la prison de Moyamensing, en attendant les documents de son transfert que Byrnes avait confié à l’inspecteur Jacobs. Ce dernier (que Emma Goldman devait rencontrer à nouveau quelques années plus tard dans des circonstances très déplaisantes) lui proposa, lors du voyage de retour, vers New York, de trahir la cause ouvrière. Au nom de son supérieur, Byrnes, il lui offrit une somme rondelette. Que les hommes sont parfois stupides! Quelle pauvreté psychologique pour imaginer la possibilité d’une trahison de la part d’une jeune fille idéaliste russe, qui avait volontairement sacrifié toute considération personnelle pour aider à l’émancipation des ouvriers.

En octobre 1893, Emma Goldman fut jugée par la cour criminelle de New York, accusée d’incitation à l’émeute. Le « jury « raisonnable » ignora le témoignage de douze témoins de la défense au profit d’un seul, celui de l’inspecteur Jacobs. Elle fut reconnue coupable et condamnée à purger un an au pénitencier de Blackwell’s Island. Elle était la première femme depuis la fondation de la république – à l’exception de Mrs. Surratt 24 – à être emprisonnée pour raison politique. La société respectable lui avait apposée depuis longtemps la Lettre Écarlate. 25

Emma Goldman purgea sa peine au pénitencier en tant qu’infirmière à l’hôpital de la prison. Elle y eut l’occasion d’apporter quelques rayons de gentillesse dans les vies sombres des malheureuses, que ses sœurs des rues n’avaient pas dédaigner partager avec elle deux ans plus tôt. Elle y eut également l’occasion d’étudier l’anglais et sa littérature, et de se familiariser avec les grands écrivains américains. Elle découvrit de grands trésors dans Bret Harte 26, Mark Twain,Walt Whitman, Thoreau et Emerson.

Elle quitta Blackwell’s Island en août 1894, une femme de 25 ans, adulte et mûre, transformée intellectuellement. De retour dans l’arène, plus riche d’expériences, purifiée par la souffrance. Elle ne se sentait plus abandonnée et seule. Beaucoup de mains se tendaient pour lui souhaiter la bienvenue. Il y avait à l’époque de nombreuses oasis intellectuelles à New York. Le saloon de Justus Schwab, au numéro cinq de la Première Rue, était le lieu où se réunissaient des anarchistes, des littérateurs et des bohémiens. Elle rencontra beaucoup d’anarchistes américains à cette époque et devint amie avec Voltairine de Cleyre, Wm. C. Owen 27, Miss Van Etton et Dyer D. Lum, ancien directeur de The Alarm et exécutant des dernières volontés des martyrs de Chicago. Elle trouva un des ses plus fidèles amis en la personne de John Swinton 28, le vieux et noble combattant pour la liberté. D’autres centres intellectuels tournaient autour de Solidarity, publié par John Edelman; Liberty, par l’anarchiste individualiste Benjamin R. Tucker; le Rebel de Harry Kelly; Der Sturmvogel, une publication anarchiste en langue allemande dirigée par Claus Timmermann; Der Arme Teufel, dont le génie dirigeant était l’inimitable Robert Reitzel. Par le biais de Arthur Brisbane, aujourd’hui principal lieutenant de William Randolph Hearst, elle apprit à connaître les écrits de Fourier. Brisbane, à l’époque, n’était pas encore submergé par les marécages de la corruption politique. Il avait envoyé une gentille lettre à Emma Goldman lorsqu’elle était à Blackwell’s Island, en même temps qu’une biographie de son père, le disciple américain enthousiaste de Fourier.

NDT

1. John Brown (1800 -1859) Abolitionniste, partisan de l’insurrection armée pour abolir l’esclavage.. En 1856, à Pottawatomie Creek, il tue, avec cinq de ses fils, cinq colons esclavagistes. En 1859, avec une vingtaine d’hommes, il s’empare d’un arsenal pour provoquer une insurrections d’esclaves. Aucun ne le suivra. Il est arrêté, grièvement blessé et est pendu le 2 décembre 1859
2. Mary Wollstonecraft (1759 – 1797) Écrivaine et féministe anglaise, auteure notamment de Memoirs of the Author of A Vindication of the Rights of Woman
3. Wendel Phillips (1811 – 1884 ) Abolitionniste américain et défenseur des amérindiens
4. Lloyd Garrison (1805 – 1879) Journaliste abolitionniste américain.Il fonda le journal The Liberator et la American anti-slavery society
5. Havel est lui-même un exilé tchèque
6. Le junker était un noble, propriétaire terrien en Prusse et en Allemagne orientale
7. v naród – aller vers le peuple. Slogan des Narodniki , un mouvement des classes moyennes russes des années 1860 et 1870 dont une partie s’est lancé dans l’ agitation révolutionnaire contre le tsarisme.
8. Castle Garden était le premier centre de réception des immigrants aux Etats-Unis, entre 1820 et 1892 avant que Ellis Island ne le remplace. Voir le site Castle Garden http://www.castlegarden.org/
9. Noble and Holy Order of the Knights of Labor, une organisation américaine de défense ouvrière 1869 – 1949 Voir, entre autres, Knights of Labor http://www.history.com/topics/knights-of-labor
10. Le 3 mai 1886, les grévistes affrontèrent les briseurs de grève embauchés par la direction de la McCormick Harvesting Machine Company. L’intervention de la police causa deux morts. La manifestation de Haymarket Square eut lieu le lendemain.
11. Josiah Warren (1798-1874) Anarchiste individualiste américain. Fondateur de colonies comme Modern Times et Utopia. Voir, entre autres, The Josiah Warren Project http://www.crispinsartwell.com/josiahwarren.htm
12. Stephen Pearl Andrews (1812 –1886) Linguiste et auteur de plusieurs livres sur le mouvement ouvrier. Militant abolitionniste. C’était un anarchiste individualiste, influencé par Josiah Warren. Il ne remettait pas en cause le principe du salariat mais celui du calcul du salaire de l’ouvrier-e. Auteur de plusieurs ouvrages dont quelques-uns consultables en ligne dont The science of society (1888) https://archive.org/stream/scienceofsociety00andrrich/scienceofsociety00andrrich_djvu.txt
13. Lysander Spooner (1808 – 1887) Anarchiste individualiste américain qui a largement influencé la théorie libertarienne. Mais Spooner s’opposait également au salariat. Voir le site dédié lysanderspooner.org/ http://www.lysanderspooner.org/
Voir également de Ronald Creagh Histoire de l’anarchisme aux États-Unis d’Amérique : les origines, 1826-1886, Claix : Pensée sauvage, 1981 http://cras31.info/IMG/pdf/creagh_-_histoire_de_l-anarchisme_aux_etats_un.pdf
14. Emerson, Thoreau, Whitman Pères du transcendantalisme. Voir, par exemple, What is Transcendentalism? Jone Johnson Lewis, Women’s History Guide, avec de nombreux liens. http://womenshistory.about.com/bltranscend.htm
15. Voir Emma Goldman et Alexandre Berkman http://racinesetbranches.wordpress.com/introduction-a/emma-goldman/emma-goldman-et-alexandre-berkman/
16. Joseph Barondess (1867–1928), né en Ukraine, militant syndicaliste de New York. Il a eu de brefs rapports avec les milieux anarchistes.
17. Agents de sécurité de la Pinkerton National Detective Agency que Frick avait embauché en avril 1892 pour maintenir l’ordre
18. Sur ces évènements, voir par exemple The 1892 battle Of Homestead http://battleofhomestead.org/battle.php
19. Sans doute en référence à Albrecht, ou Hermann, Gessler, un bailli suisse , probablement légendaire, du quatorzième siècle, qui incarne la répression brutale
20. Elle s’y résoudra après l’attentat contre McKinley
21. Havel travestit à nouveau les faits. Berkman, comme on peut s’en douter après 14 années éprouvantes dans les conditions d’incarcération de l’époque, est sorti dépressif. Goldman l’a aidé en lui confiant notamment la direction de Mother Earth et en le convainquant d’écrire ses mémoires de prisons.
22. Modest [Aronstam] Stein
23. La référence m’échappe, mais je la retrouverai
24. Mary Elizabeth Eugenia Jenkins Surratt (1823 – 1865) Impliquée dans l’assassinat du président Abraham Lincoln, le 14 avril 1865, elle sera la première femme condamnée à mort et exécutée par le gouvernement fédéral américain
25. La Lettre Écarlate; Référence à la lettre »A » pour Adultère, tatouée sur les femmes « pécheresse » en Nouvelle Angleterre au dix-septième siècle
26. Francis Brett Hart (1836 – 1902) Poète et écrivain américain qui a beaucoup écrit sur les pionniers et la ruée vers l’or. Quelques-uns de ses écrits sont en ligne sur le site American Literature. http://americanliterature.com/author/bret-harte/bio-books-stories
27. William Charles Owen (1854 -1929) Membre de l’Association Internationale des Travailleurs – AIT. Il collaborera à de nombreux journaux, parmi lesquels Mother Earth, Free Society et Regeneracion. Voir en ligne Anarchism Versus Socialism http://theanarchistlibrary.org/library/william-c-owen-anarchism-versus-socialism
28. John Swinton (1829–1901) Journaliste, éditeur d’une petite revue ouvrière John Swinton’s Paper
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Ebauche biographique- II

Messagede digger » 09 Nov 2014, 12:28

Emma Goldman était devenue, dès sa libération du pénitencier, un élément de la vie publique de New York. Elle était appréciée dans les rangs radicaux pour son dévouement, son idéalisme et son sérieux. Différentes personnes recherchaient son amitié et quelques-unes d’entre elles essayaient de la convaincre de les aider dans la poursuite de leurs objectifs spécifiques. Ainsi le révérend Parkhurst, pendant l’enquête Lexow , fit l’impossible pour la convaincre de se joindre au Comité de Vigilance afin de combattre Tammany Hall 29. Maria Louise, l’âme touchante d’un centre social, servait d’intermédiaire pour Parkhurst. Il n’est pas nécessaire de préciser quelle réponse d’Emma Goldman reçut ce dernier. Pendant la campagne free-silver, Burgess McLuckie, une des personnalités les plus en vue de la grève de Homestead, était venu à New York pour essayer de rallier les radicaux locaux à la cause de l’argent. Il essaya aussi d’y intéresser Emma Goldman, mais il n’eut pas plus de succès que Maria Louise.

En 1894, la lutte des anarchistes en France atteignit son apogée. Nos camarades français répondirent à la terreur blanche des républicains parvenus par la terreur rouge. Les anarchistes du monde entier suivaient avec une anxiété fébrile cette lutte sociale. La propagande par le fait rencontra un écho retentissant dans presque tous les pays. Afin de mieux connaître la situation dans le vieux monde, Emma Goldman partit pour l’Europe, en 1895. Après une tournée de conférences en Angleterre et en Écosse, elle se rendit à Vienne où elle s’inscrit au Allgemeine Krankenhaus pour suivre une formation d’infirmière et de sage-femme et où, en même temps, elle étudiait la situation sociale. Elle saisit aussi l’occasion pour se familiariser avec la littérature moderne européenne: Elle lisait avec grand enthousiasme Hauptmann, Nietzsche, Ibsen, Zola, Thomas Hardy, et de nombreux autres artistes rebelles.

A l’automne 1896, elle revint à New York via Zurich et Paris. Le plan pour la libération de Alexandre Berkman était en cours. La peine barbare de vingt-deux ans avait soulevé une immense indignation parmi les milieux radicaux. On savait que le Pardon Board 30 de Pennsylvanie prendrait en considération les avis de Carnegie et Frick quant à son cas. Il fut par conséquent suggéré que ces Sultans de Pennsylvanie soient contactés — non pas dans le but d’obtenir leur grâce, mais pour leur demander de ne pas essayer d’influencer la Commission. Ernest Crosby offrit de rencontrer Carnegie, à la condition que Alexandre Berkman désavoue son acte. Mais cela était hors de question. Il ne se serait jamais rendu coupable d’un tel désaveu de sa personnalité et de son estime de soi. Ces efforts créèrent des relations amicales entre Emma Goldman et le cercle de Ernest Crosby, Bolton Hall et Leonard Abbott. En 1897, elle entreprit sa première grande tournée de conférences, qui la conduisit jusqu’en Californie. Cette tournée popularisa son nom comme représentante des opprimés, son éloquence résonnant d’une côte à l’autre. En Californie, Emma Goldman établit des liens amicaux avec la famille Isaak et apprit à apprécier leur efforts pour la Cause. Malgré de formidables obstacles, les Isaak publièrent d’abord le Firebrand et, après sa suppression par le service des Postes, la Free Society. Ce fut aussi durant cette tournée que Emma Goldman rencontra le grand et vieux rebelle pour la liberté sexuelle, Moses Harman.

Pendant la guerre hispano-américaine, le chauvinisme était à son apogée. Pour freiner cette dérive dangereuse, et en même temps collecter des fonds pour les révolutionnaires cubains, Emma Goldman s’associa avec des camarades latins parmi lesquels Gori, Esteve, Palaviccini, Merlino, Petruccini et Ferrara. En 1899 suivirent d’autres tournées prolongées d’agitation, aboutissant sur la côte Pacifique. Chaque tournée de propagande était marqué par des accusations et arrestations répétées, bien que sans conséquences finales néfastes.

En novembre de la même année, l’agitatrice infatigable entreprit une seconde tournée de conférences en Angleterre et en Écosse, en terminant son périple par le Congrès Anarchiste International à Paris. C’était l’époque de la guerre des Boers et le chauvinisme battait à nouveau son plein, de la même manière que, deux années auparavant, il avait célébré ses orgies lors de la guerre hispano-américaine. Différentes réunions publiques, tant en Angleterre qu’en Écosse furent perturbés et dispersés par des foules patriotiques. Emma Goldman saisit l’occasion de rencontrer à nouveau différents camarades anglais et des personnalités intéressantes comme Tom Mann et les sœurs Rossetti, les filles talentueuses de Dante Gabriel Rossetti, éditeur alors de la revue anarchiste The Torch. L’un de ses espoirs de toujours se réalisa ici: elle établit des contacts étroits et amicaux avec Pierre Kropotkine, Enrico Malatesta, Nicholas Tchaikovsky, W. Tcherkessov et Louise Michel. Vieux guerriers de la cause de l’humanité, dont les actes ont enthousiasmé des milliers de partisans à travers le monde et dont les vies et l’œuvre ont insufflé à des milliers d’autres un esprit noble idéaliste et de sacrifice. Vieux guerriers, mais toujours jeunes, avec le courage des premiers jours, l’esprit indompté et emplis du ferme espoir du triomphe final de l’Anarchie.

Le gouffre dans le milieu ouvrier international, provoqué par la scission de l’Internationale, ne pouvait plus être comblé. Deux philosophies sociales étaient engagées dans une lutte acharnée. Les congrès internationaux de 1889 à Paris, de 1892 à Zurich, et de 1896 à Londres avaient débouché sur des divergences irréconciliables. La majorité des sociaux-démocrates, désavouant leur passé libertaire et devenus politiciens, réussirent à exclure les délégués révolutionnaires et anarchistes. Ces derniers décidèrent, par conséquent, de tenir des congrès séparés. Le premier eut lieu en 1900, à Paris. Le renégat socialiste Millerand, qui s’était hissé au ministère de l’intérieur, y joua le rôle de Judas. Le congrès des révolutionnaires fut interdit et les délégués dispersés deux jours avant l’ouverture prévue. Mais Millerand n’avait aucun objection envers le congrès social-démocrate qui s’ouvrit par la suite avec toutes les trompettes de l’art publicitaire.

Cependant, le renégat n’atteignit pas son objectif. Un certain nombre de délégués parvinrent à organiser une conférence clandestine au domicile d’un camarade à l’extérieur de Paris, où différents points concernant la tactique et la théorie furent discutés. Emma Goldman prit une part importante dans ces débats , et, à cette occasion, établit des contacts avec de nombreux représentants du mouvement anarchiste européen.

En raison de l’interdiction du congrès, les délégués étaient menacés d’une expulsion de France. Dans le même temps, arrivèrent des mauvaises nouvelles d’Amérique, concernant l’échec de la tentative de libération de Alexandre Berkman, un grand choc pour Emma Goldman. En novembre 1900, elle revint en Amérique pour se consacrer à son métier d’infirmière et, en même temps, pour pour part active à la propagande. Parmi d’autres activités, elle organisa des réunions publiques monstres pour protester contre les terribles sévices du gouvernement espagnol, perpétués contre les prisonniers politiques torturés à Montjuïc.

Dans son métier d’infirmière, Emma Goldman avaient beaucoup d’occasions de rencontrer les personnalités les plus bizarres et originales. Très peu d’entre elles auraient reconnu la « célèbre anarchiste » dans la petite femme blonde vêtue de son uniforme d’infirmière. Peu après son retour d’Europe, elle fit la connaissance d’une patiente, Mrs. Stander, une accro à la morphine, souffrant le martyre. Elle demandait une attention soutenue pour lui permettre de superviser une affaire très importante qu’elle dirigeait, — celle de Mrs. Warren. Son domicile privé était situé dans la Troisième Rue, près de la Troisième Avenue, et le lieu de son affairé était attenant, relié par une entrée séparée. Un soir, l’infirmière, sur le point d’entrer dans la chambre de sa patiente, se retrouva soudainement face à face avec un visiteur masculin, au cou de taureau et à l’apparence brutale. L’homme n’était personne d’autre que Mr. Jacobs, l’inspecteur qui, sept ans auparavant, avait ramené Emma Goldman la prisonnière de Philadelphie et qui avait tenté de la persuader, en chemin vers New York, de trahir la cause des ouvriers. Il est impossible de décrire l’expression de confusion de l’homme, alors qu’il se retrouvait de façon si inattendue en face de Emma Goldman, l’infirmière de sa maîtresse. La brute se transforma soudainement en gentleman, s’employant à excuser son comportement passé honteux. Jacobs était le « protecteur » de Mrs. Stander, et l’intermédiaire entre la maison et la police. Quelques années plus tard, alors inspecteur auprès du procureur de la république, il se rendit coupable d’un parjure, fut condamné et envoyé à Sing Sing pour un an. Il est probablement employé maintenant par une quelconque agence de détectives privés, pilier séduisant d’une société respectable.

En 1901 Pierre Kropotkine fut invité par le Lowell Institute du Massachusetts pour y donner une série de conférences sur la littérature russe. C’était son second séjour en Amérique et, naturellement, ses camarades étaient désireux d’utiliser sa présence au bénéfice du mouvement. Emma Goldman commença une correspondance avec lui et réussit à obtenir son accord pour lui arranger une série de conférence. Elle consacra aussi son énergie pour organiser les tournées d’autres anarchistes en vue, notamment celles de Charles W. Mowbray et de John Turner. De la même manière, elle participait toujours aux activités du mouvement, toujours prête à consacrer son temps, son talent et son énergie à la Cause.

Le 6 septembre 1901, le président McKinley fut abattu par Léon Czolgosz à Buffalo. Aussitôt, une campagne de répression sans précédent a été mise en branle contre Emma Goldman , en tant que anarchiste la plus connue dans le pays. Bien que l’accusation n’était absolument pas fondée, elle fut arrêtée à Chicago, ainsi que d’autres anarchistes en vue, incarcéré pendant plusieurs semaines et soumises à des interrogatoires des plus éprouvants. Une si formidable chasse à l’homme publique. n’avait jamais eu lieu auparavant dans l’histoire de ce pays. Mais les efforts de la police et de la presse pour faire le rapprochement entre Emma Goldman et Czolgosz se révélèrent vains. L’épisode l’avait néanmoins blessée profondément . Elle aurait pu supporté la souffrance physique, les humiliations et la brutalité subies entre les mains de la police. La dépression psychologique était bien pire. Elle fut accablée par la prise de conscience de la stupidité, du manque de compréhension et de la bassesse qui caractérisaient les événements de ces jours terribles. L’incompréhension de la part de la majorité de ces camarades envers Czolgosz la conduisit presque au désespoir. Émue au plus profond de son être, elle publia un article dans lequel elle essayait d’expliquer l’acte sous l’aspect social et individuel.31 Comme cela fut déjà le cas, après l’acte de Berkman, elle était de nouveau incapable de trouver où loger, elle fut ballottée d’un endroit à l’autre comme un véritable animal sauvage. Ces terribles persécutions, et notamment l’attitude de ses camarades, l’empêchèrent de continuer son travail de propagande. Les plaies de l’âme et du corps devaient d’abord se cicatriser. De 1901 à 1903, elle ne remonta pas à la tribune. Elle vécut une vit discrète en tant que “Miss Smith”, exerçant son métier et consacrant ses loisirs à étudier la littérature, particulièrement le théâtre moderne qu’elle considérait comme un des principaux véhicules des idées radicales et des sentiments instructifs.

Il y a pourtant une chose qu’apporta le harcèlement de Emma Goldman. Son nom apparaissait en public de plus en plus fréquemment et avec plus d’insistance que jamais auparavant, le harcèlement malveillant de l’agitatrice tant décriée suscitant une forte sympathie dans de nombreux milieux.32 Des personnes ayant emprunté des différentes voies commencèrent à s’intéresser à ses combats et ses idées. On commençait maintenant à lui manifester une plus grande attention et une meilleure compréhension.

L’arrivée en Amérique de l’anarchiste anglais John Turner 33 incita Emma Goldman à sortir de sa retraite. Elle se lança de nouveau dans les activités publiques, organisant un mouvement dynamique pour la défense de Turner, que les services de l’immigration avaient condamné à être expulsé, suite à la loi sur le renvoi des anarchistes votée après la mort de McKinley. 34

Lorsque Paul Orleneff et Mme. Nazimova arrivèrent à New York pour familiariser le public américain à avec l’art dramatique russe, Emma Goldman devint l’organisatrice du projet. Grâce à beaucoup de patience et de persévérance, elle réussit à rassembler les fonds nécessaires pour présenter les artistes russes aux amateurs de théâtre de New York et Chicago. Même si elle ne fut pas un succès sur le plan financier, l’entreprise se révéla être d’une grande valeur artistique. En tant que manager des artistes russes, Emma Goldman vécut quelques expériences uniques. M. Orleneff ne parlait que le russe et “Miss Smith” était obligée d’intervenir comme son interprète lors de différentes manifestations dans le beau monde. La plupart des dames aristocrates de la Cinquième Avenue n’imaginaient pas le moindre du monde que l’aimable manager, qui discutait de manière si divertissante de philosophie, de théâtre et de littérature lors de leur thé de dix-sept heures, était la « fameuse » Emma Goldman. Si cette dernière écrit un jour son autobiographie,elle aura sans aucun doute ne nombreuses anecdotes intéressantes à raconter concernant ces expériences.

L’hebdomadaire anarchiste Free Society, publié par la famille Isaak, fut obligé d’arrêter en raison de la fureur qui s’était emparée de tout le pays après la mort de McKinley. Pour remplir le vide, Emma Goldman, en coopération avec Max Baginski 34 et d’autres camarade, décida de sortir une publication mensuelle consacré à l’avancement des idées anarchistes dans la vie quotidienne et la littérature. Le premier numéro de Mother Earth 35 apparut en mars 1906, les premières dépenses du périodique étaient en partie couverte par les recettes d’une représentation théâtrale de soutien donnée par Orleneff, Mme Nazimova, et leur troupe en faveur de la revue anarchiste. Depuis 1906 et malgré les formidables obstacles et difficultés, la propagandiste infatigable a réussi à éditer Mother Earth de façon ininterrompue — une réussite rarement égalée dans les annales des publications radicales.

En mai 1906, Alexandre Berkman quitta enfin l’enfer de Pennsylvanie où il avait passé les quatorze meilleures années de sa vie. Personne n’avait cru en ses chances de survie. Sa libération mettait fin à un cauchemar de quatorze ans pour Emma Goldman, et un important chapitre de sa vie se concluait donc.

Le déclenchement de la révolution russe n’avait entraîné nulle part ailleurs une réponse aussi énergique et active que parmi les russes qui vivaient en Amérique. Les héros du mouvement révolutionnaires de Russie, Tchaikovsky, Mme Breshkovskaia, Gershuni, et d’autres venaient dans le pays pour éveiller les sympathies du peuple américain envers la lutte pour la liberté et récolter des aides pour sa poursuite et son soutien. Le succès en était dû en grande partie aux efforts, à l’éloquence et au talent d’organisatrice déployés par Emma Goldman. Cette opportunité lui permit de rendre de grands services à la lutte pour la liberté dans son pays natal. On ne sait pas généralement que ce sont les anarchistes qui contribuent grandement à assurer le succès moral aussi bien que financier de la plupart des entreprises radicales. Ils sont indifférents à la reconnaissance; les besoins de la Cause mobilise toute leur attention, et ils y consacrent leurs énergies et leur compétences. Mais il faut faire remarquer que quelques personnes, honorables par ailleurs, bien que cherchant toujours le soutien et la coopération des anarchistes, veulent toujours monopoliser tout le crédit du travail effectué. Durant les dernières décennies, ce sont principalement les anarchistes qui ont organisé toutes les initiatives révolutionnaires et aidé chaque lute pour la liberté. Mais, de peur de choquer la foule respectable, qui considère les anarchistes comme des suppôts de Satan, et à cause de leur situation sociale dans la société bourgeoise, ces radicaux à la manque feignent de ne pas voir le travail des anarchistes.

En 1907 Emma Goldman participa comme déléguée au second congrès anarchiste à Amsterdam. Elle y fut particulièrement active dans toutes ses procédures et soutint l’organisation de l’Internationale anarchiste. Avec l’autre délégué américain, Max Baginski, elle présenta au congrès un rapport exhaustif sur la situation américaine, terminant sur ces remarques caractéristiques:

“L’accusation selon laquelle l’anarchisme est destructif plutôt que constructif, et que, par conséquent, il est opposé à l’organisation, est un des plus grands mensonges répandu par nos adversaires. Ils confondent nos institutions actuelles avec l’organisation; et donc ils ne comprennent pas comment nous pouvons condamner les premières et privilégier la dernière. Mais le fait est que les deux ne sont pas identiques.
L’État est généralement considéré comme la forme la plus élaborée d’organisation. Mais, en réalité, est-il réellement une organisation? N’est-il pas plutôt une institution arbitraire, sournoisement imposée aux masses?

L’industrie aussi est qualifiée d’organisation; mais rien n’est plus éloigné de la vérité. Elle est la piraterie continuelle du riche envers le pauvre.

On nous demande de croire que l’Armée est une organisation,mais un examen attentif montrera qu’elle n’est rien d’autre qu’instrument cruel au service de la force aveugle.

L’école publique! Les universités et autres institutions d’enseignement, ne sont-ils pas des modèles d’organisation, offrant au peuple de belles opportunités d’apprentissage? Loin de là, l’école, plus que tout autre institution, est une véritable caserne, où l’esprit humain est manipulé et dressé à la soumission envers racontars moraux et sociaux et donc conçue pour perpétuer notre système d’exploitation et d’oppression.
L’organisation, comme nous la concevons, est différente. Elle est basée d’abord sur la liberté. C’est un groupement naturel et volontaire d’énergies pour obtenir des résultats bénéfiques à l’humanité.

C’est l’harmonie d’une croissance organique qui produit une variété de formes et de couleurs, l’ensemble que nous admirons dans une fleur. De manière analogue, l’activité organisée des êtres humains libres, imprégnés de l’esprit de solidarité, résultera de la perfection de l’harmonie sociale, que nous appelons anarchisme. En fait, seul l’anarchisme rend possible l’organisation non autoritaire des intérêts communs, puisqu’il abolit l’antagonisme existant entre les individus et les classes.

Dans les conditions actuelles, l’antagonisme des intérêts sociaux et économiques a pour résultat une guerre incessante entre les entités sociales et crée un obstacle insurmontable à une richesse commune coopérative.

Il existe une conception erronée selon laquelle l’organisation ne permet pas la liberté individuelle; que, au contraire, elle conduit à la désintégration de l’individu. Mais, en réalité, la vraie fonction de l’organisation est d’aider au développement et à la croissance de la personnalité. Tout comme les cellules animales, par coopération mutuelle, expriment leurs pouvoirs latents dans la formation de l’organisme complet, l’individu, à travers un effort coopératif avec d’autres individus, atteint sa plus haute forme de développement.

Une organisation, au vrai sens du terme, ne peut pas résulter de la combinaisons de non-entités. Elle doit être composée d’individualités conscientes, intelligentes. En effet, le total des capacités et des activités d’une organisation est représentée par l’expression des énergies individuelles.

Par conséquent, il s’ensuit logiquement que plus le nombre de personnalités fortes et conscientes est grand dans une organisation, moins grand est le danger de stagnation et plus intense est sa vie.
L’anarchisme offre la possibilité d’une organisation sans discipline, crainte ou punition, et sans la contrainte de la pauvreté: un nouvel organisme social qui mettra fin à la terrible lutte pour les moyens d’existence, — cette lutte sauvage qui détruit les plus belles qualités de l’être humain, et creuse encore davantage l’abîme social. En résumé, l’anarchisme s’efforce d’atteindre une organisation sociale qui instituera le bien-être pour tous.

Le germe d’une telle organisation peut se trouver dans cette forme de syndicalisme qui a abandonné toute centralisation, bureaucratie et discipline et qui prône l’action directe et indépendante de la part de ses membres.”

On peut mesurer le mieux les progrès considérables des idées anarchistes en Amérique par le succès remarquable des trois grandes tournées de Emma Goldman après le congrès d’Amsterdam de 1907. Chaque tournée a ouvert un nouveau territoire, y compris dans des localités qui n’avaient jamais entendu parler de l’anarchisme auparavant. Mais l’aspect le plus gratifiant de ces efforts infatigables est la vente formidable de littérature anarchiste, dont les effets de propagande ne peuvent pas être évaluées. Ce fut pendant l’une de ces tournées qu’un incident peu banal survint, démontrant de manière frappante la puissance de conviction de l’idée anarchiste. A San Francisco, en 1908, la conférence de Emma Goldman attira un soldat de l’armée américaine, William Buwalda. Pour avoir osé assister à une réunion publique anarchiste, la république de la liberté passa Buwalda en cour martiale et l’emprisonna pour un an. Grâce au pouvoir régénérant de la philosophie nouvelle, le gouvernement perdit un soldat mais la cause de la liberté gagna un homme. 36

Une propagandiste de la trempe de Emma Goldman est nécessairement une grosse épine dans le pied de la réaction. Elle est considérée comme un danger pour la perpétuation de l’existence de l’usurpation autoritaire. Il ne faut pas s’étonner, dès lors, si l’ennemi utilise tous les moyens pour la faire taire. Il y a un an, la police fédérale essaya systématiquement d’entraver ses activités à travers le pays. Mais cette tentative échoua de manière la plus piteuse comme toutes celles précédentes. Des protestations énergiques du milieu intellectuel américain réussit à faire échouer ce lâche complot contre la iberté d’expression. Un autre essai pour faire taire Emma Goldman fut tenté par les autorités fédérales à Washington. Afin de la priver de sa citoyenneté, le gouvernement annula la naturalisation de son mari , avec lequel elle s’était marié à 18 ans, et dont les déplacements, si il est encore en vie, ne peuvent pas être localisés depuis les deux dernières décennies. Le grand gouvernement des glorieux États-Unis n’hésitait pas à utiliser les méthodes les plus détestables pour atteindre ses buts. Mais comme sa citoyenneté n’avait jamais été d’une quelconque utilité pour Emma Goldman, elle pouvait en supporter la perte le cœur léger. 37

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Emma Goldman, la trublionne et la liberté d’expression en Amérique
source: Jewish Women’s Archive


Il existe des individus qui possèdent une personnalité tellement forte qu’ils exercent par leur seule force la plus grande influence sur les meilleurs représentants de leur époque. Michel Bakounine était l’un d’eux. Mais Richard Wagner n’a jamais écrit Die Kunst und die Revolution pour lui. Emma Goldman possède une telle personnalité. Elle est un facteur déterminant de la vie sociale et politique en Amérique. Grâce à son éloquence, son énergie et sa remarquable mentalité, elle façonne les esprits et les cœurs de milliers de ses auditeurs.

Les traits dominants de Emma Goldman sont une profonde sympathie et compassion pour l’humanité souffrante et une honnêteté inexorable vis à vis d’elle-même. Personne, ami comme ennemi, ne pourra prétendre décider pour elle ou lui dicter son mode de vie. Elle périrait plutôt que de renoncer à ses convictions, ou à l’indépendance de son corps ou de son esprit. La respectabilité pourrait facilement pardonner le seul enseignement de l’anarchisme théorique; mais Emma Goldman ne prêche pas seulement la nouvelle philosophie ; elle s’entête aussi à la vivre, — et c’est cela le crime suprême, impardonnable. Aurait-elle considéré, comme de nombreux radicaux, son idéal comme un simple objet décoratif intellectuel, aurait-elle fait des concessions face à la société actuelle et fait des compromis avec les vieilles injustices, que même ses opinions les plus radicales lui auraient été pardonnées. Mais elle prenait si au sérieux son radicalisme qu’il a imprégné son sang et sa moelle et qu’elle n’enseigne pas seulement ses convictions mais qu’elle les met aussi en pratiques — ce qui choque même la radicale Mrs. Grundy. Emma Goldman vit sa vie; elle s’associe avec les gérants de pubs – d’où l’ indignation des pharisiens et des sadducéens.

Ce n’est pas un hasard si des écrivains aussi différents que Pietro Gori 38 et William Marion Reedy 39 ont remarqué les mêmes traits de caractère.Dans un contribution à La Questione Sociale, Pietro Gori la mentionne comme “une force morale, une femme qui, avec la vision d’une sybille, prophétise la venue d’un nouveau royaume pour les opprimés; une femme qui, avec une grande logique et sérieux, analyse les maux de la société et dépeint, avec une touche artistique, l’aube naissante de l’humanité, fondée sur l’égalité, la fraternité et la liberté.”

William Reedy voit en Emma Goldman la “fille du rêve, son gospel, une vision qui est celle de tout homme et femme magnanime qui ait jamais vécu.”

Les lâches qui craignent la conséquence de leurs actes ont inventé le terme d’anarchisme philosophique. Emma Goldman est trop sincère, trop méfiante, pour pour chercher la sécurité derrière un tel concept dérisoire. Elle est une anarchiste, pure et simple. Elle représente l’idée anarchiste telle que fondée par Josiah Warren, Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Tolstoï. Mais elle comprend aussi les raisons psychologiques que soulèvent des Caserio, Vaillant, Bresci, Berkman ou Czolgosz pour commettre des actes de violence. Pour un soldat de la lutte sociale, c’est une question d’honneur que d’entrer en conflit avec les puissances de l’ombre et de la tyrannie, et Emma Goldman est fière de compter parmi ses amis et camarades des hommes et des femmes qui portent les blessures et les cicatrices reçues dans la bataille.

Pour reprendre les mots de Voltairine de Cleyre, décrivant Emma Goldman après son dernier emprisonnement en 1893: L’esprit qui anime Emma Goldman est le seul qui émancipera les esclaves de l’esclavage, le tyran de sa tyrannie — l’esprit qui veut oser et souffrir.

Hippolyte Havel.
New York, décembre 1910.[/align]

NDT

29. Au début des années 1890, le Révérend Charles Parkhurst a mené une croisade contre le vice à New York City, visant particulièrement Tammany Hall, une organisation proche du Parti Démocrate et la police de la ville, qui autorisaient et bénéficiaient directement de l’argent des salles de jeux et de la prostitution. Une enquête fut confiée au sénateur Clarence Lexow en 1894
30. Commission qui peut réduire ou commuer les peines.
31. The Tragedy at Buffalo http://theanarchistlibrary.org/library/emma-goldman-the-tragedy-at-buffalo
32. Sur le harcèlement de la presse, voir A travers la presse américaine http://racinesetbranches.wordpress.com/introduction-a/emma-goldman/a-travers-la-presse-americaine/
33. John Turner (1865–1934) anarcho-syndicaliste, communiste libertaire britannique. Il est arrêté après une conférence donnée à New York le 23 octobre 1903. Il est condamné à être expulsé et incarcéré à Ellis Island pendant trois mois. Il fait appel de la sentence auprès de la cour et suprême remis en liberté sous caution. Il quittera le pays avant la décision et sera ainsi la première victime du Anarchist Exclusion Act. De retour en Angleterre, il sera directeur de Freedom entre 1930 et 1934.
33. Voir Expulsion https://racinesetbranches.wordpress.com/introduction-a/emma-goldman/expulsion/
34. Max Baginski (1864 – 1943) anarchiste germano-américain, émigré aux Etats-Unis en 1893. Il a d’abord collaboré à Freiheit puis à Mother Earth. Quelques articles en ligne : Anarchism and Anti-Militarism on Trial Mother Earth 2, no. 8 octobre 1907 ,http://wiki.libertarian-labyrinth.org/index.php?title=Anarchism_and_Anti-Militarism_on_Trial The Right To Live Mother Earth, Janvier 1912, http://theanarchistlibrary.org/library/max-baginski-the-right-to-live The Anarchist International,http://theanarchistlibrary.org/library/max-baginski-the-anarchist-internationalWithout Government Mother Earth 1, no. 1 (Mars 1906) http://wiki.libertarian-labyrinth.org/index.php?title=Without_Government
35. Voir Mother Earth http://racinesetbranches.wordpress.com/introduction-a/emma-goldman/mother-earth/
36. Voir A travers la presse américaine http://racinesetbranches.wordpress.com/introduction-a/emma-goldman/a-travers-la-presse-americaine/
37. Ce qui était une erreur puisque cette mesure permettra l’expulsion de Emma Goldman le 21 décembre 1919
38. Pietro Gori,( 1865 – 1911) Anarchiste sicilien. Obligé de s’exiler, il participe en 1901 au congrès constitutif de la Federación Obrera Argentina – FOA, qui deviendra la Federación Obrera Regional Argentina – FORA. Revenue en Italie en 1903, il fonde avec Luigi Fabbri le journal anarchiste Il Pensiero
39. William Marion Reedy (1862–1920) Directeur et propriétaire du journal Reedy’s Mirror.
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La Tragédie des Exilés Politiques

Messagede digger » 14 Nov 2014, 13:12

The Nation, 10 octobre 1934.

Texte original The Tragedy of the Political Exiles - Emma Goldman http://sunsite.berkeley.edu/Goldman/Writings/Essays/exiles.html

Durant mes quatre-vingt dix jours passés aux États-Unis 1, des vieux amis ainsi que des nouveaux, y compris des gens que je n’avais jamais rencontré auparavant, ont beaucoup parlé de mes années d’exil. Il leur semblait incroyable que j’avais été capable de supporter les vicissitudes du bannissement et de revenir inchangée, physiquement et moralement, avec mon idéal intact. J’avoue avoir été émue profondément par leur hommage généreux. Mais j’étais aussi embarrassée, non pas parce que je souffrais d’une fausse modestie ou que je croyais que ce genre de choses ne devaient être dites des gens qu’après leur mort, mais parce que la détresse des exilés politiques éparpillés à travers l’Europe est si tragique que mon combat pour la survie ne valait pas la peine d’être mentionné.

Le lot des réfugiés politiques, même avant la guerre, n’a jamais été exempt de stress et de pauvreté. Mais ils pouvaient au moins trouver l’asile dans un certain nombre de pays, la France, la Belgique, la Suisse leur étaient ouvertes. La Scandinavie et les Pays Bas les recevaient avec bienveillance. Même les États-Unis étaient assez hospitaliers pour en admettre quelques-uns. Le vrai refuge était cependant l’Angleterre où les rebelles politiques de tous les pays despotiques étaient les bienvenus.

Le carnage mondial a mis fin à l’âge d’or où un Bakounine ou un Herzen, un Marx et un Kropotkine, un Malatesta et un Lénine, Vera Sazulich, Louise Michel, et tous les autres pouvaient aller et venir sans entraves. Qui se préoccupaient alors de passeports ou de visas? qui s’inquiétait d’un point particulier sur terre ? Le monde entier n’était qu’un seul pays. Un endroit était aussi bon qu’un autre pour continuer son travail pour la libération de son pays natal autocratique. Ces révolutionnaires n’imaginaient pas non plus, dans leurs rêves les plus fous, que le temps viendrait où le monde serait transformé en un immense pénitencier ou que la situation politique deviendrait plus despotique et inhumaine que durant les pires moments du tsarisme. La guerre pour la démocratie et l’avènement des dictatures de droite et de gauche ont détruit toute liberté de mouvement dont avaient bénéficié auparavant les réfugiés politiques. Des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants ont été transformées en de modernes Assuérus 2, obligés de errer sur terre, acceptés nulle part. Lorsqu’ils sont assez heureux pour trouver asile, ce n’est presque toujours que pour une courte période; ils sont toujours exposés aux ennuis et aux tracas, et leur vie est un véritable enfer.

Pendant un temps, les expatriés russes avait obtenu quelque protection grâce au passeport Nansen 3 et la Société des Nations .La plupart des pays étaient supposés reconnaître ce bout de papier, bien que très peu le faisait, encore moins dans le cas d’individus marqués politiquement.Mais le passeport Nansen était mieux que rien. Il a été aboli, lui aussi et les réfugiés russes sont totalement hors-la-loi. L’époque tsariste, aussi terrible fut-elle, permettait du moins de soudoyer quelqu’un pour traverser les frontières. Cela n’est plus possible, non pas parce que la police des frontières est devenue soudainement honnête, mais parce que tous les pays sont effrayés par le virus bolchevique ou fasciste et gardent leurs frontières hermétiquement closes, même pour ceux qui haïssent toutes les formes de dictature.

J’ai dit précédemment que les exilés politiques étaient parfois assez chanceux pour trouver un asile, mais cela ne comprends en aucune façon le droit de travailler. Tout ce qu’ils font pour gagner à peine de quoi vivre, tel que des cours, des traductions ou un quelconque travail physique, doit être fait en cachette. Si ils étaient pris, cela signifierait de recommencer l’épuisant parcours d’obstacles pour trouver un autre pays d’accueil. Les réfugiés politiques sont constamment à la disposition des autorités. Il est fréquent qu’on les interpelle soudainement à une heure matinale, qu’on les tire du lit, qu’on les conduise au commissariat et qu’on les expulse. Il n’est pas nécessaire d’avoir commis la moindre infraction telle que la participation aux affaires politiques internes du pays qui leur a offert l’hospitalité.

Un de mes amis en est l’exemple. Il a été expulsé d’un certain pays simplement pour avoir édité un bulletin en anglais afin de collecter des fonds pour les prisonniers politiques russes. Après que nous ayons réussi à le faire revenir, on lui a ordonné par trois fois de quitter le pays, et, lorsqu’il fut finalement autorisé à rester, c’était à la condition de renouveler son permis de résidence tous les trois mois. Pendant des jours et des semaines, il a dû poireauter au commissariat, perdant son temps et ruinant sa santé à courir de service en service. En attendant chaque renouvellement, il ne pouvait pas quitter sa ville de résidence. Chaque nouvel endroit où il souhaitait se rendre exigeait une nouvelle déclaration et comme il n’avait aucun document en sa possession pendant que son permis était en attente de renouvellement, il ne pouvait être déclaré nulle part. Autrement dit, mon ami était virtuellement prisonnier d’une ville jusqu’à ce que le permis soit renouvelé. Peu de personnes auraient survécu à un tel traitement. Mais mon ami avait été formé dans les prisons américaines pendant seize ans et il avait toujours une volonté indomptable. Mais son endurance fut tout de même à bout lorsque le délai pour le renouvellement passa de trois à six mois.

Néanmoins, ces misères ne sont en aucune manière les seules tragédies dans la situation de détresse quotidienne de la plupart des réfugiés politiques. Il en existe beaucoup d’autres qui mettent leur mental à l’épreuve et qui transforment leur vie en cauchemars affreux. Peu importe leurs grandes souffrances à l’époque de l’avant-guerre, ils avaient leur foi et leur travail comme exutoire. Ils vivaient, rêvaient et travaillaient pour la libération de leur terre natale. Ils pouvaient sensibiliser l’opinion publique là où ils s’étaient réfugiés quant à la tyrannie et à l’oppression dans leur pays, et aider leurs camarades en prison avec des sommes d’argent importantes versées par des ouvriers et des libéraux de différentes régions du monde. Ils pouvaient même expédier par bateaux des armes et des munitions vers la Russie tsariste et l’Italie et l’Espagne despotiques. Ils étaient certainement des éléments stimulant et utiles. la solidarité qui existait parmi les réfugiés politiques de toute tendance ne l’était pas moins. Quels que soient leurs divergences théoriques, il existait un respect mutuel et un climat de confiance. Et dans les moments importants, ils travaillaient ensemble, sans faux-semblant, mais dans un réel front uni.

Rien de tout cela ne subsiste. Tous les mouvements politiques se prennent à la gorge — plus acharnés, vindicatifs et féroces entre eux que envers leurs ennemis communs. A cet égard, le coupable le plus impardonnable est la soi disant Union des Républiques Socialistes Soviétiques. Elle ne continue pas seulement un processus d’extermination de tous les opposants politiques à l’intérieur comme à l’extérieur de son territoire, mais aussi d’assassinats psychologiques. Les hommes et les femmes, au passé révolutionnaire héroïque, des personnes qui se sont consacrées à leurs idéaux, qui ont connu des souffrances indicibles sous les Romanov, sont calomniés, diffamés, insultés et pourchassés sans pitié. Ce n’est certainement pas une coïncidence si mon ami a été expulsé à cause d’un bulletin destiné à collecter de l’argent pour les prisonniers politiques russes.

Les Mussolini et Hitler sont bien sûr coupables des mêmes crimes. Eux et leur propagande éliminent tous les opposants politiques qui se dressent sur leur chemin. Eux aussi ont ajouté le meurtre psychologique au massacre de leurs victimes. La sensibilité humaine a été étouffée depuis la guerre.Si la souffrance des réfugiés autrichiens et allemands n’avaient pas réussi à raviver les braises mourantes de la sympathie, on aurait dû perdre toute foi en l’humanité. La réponse généreuse à leurs besoins est en réalité le seul rayon de soleil sur le sombre horizon social.

Les anarchistes et les anarcho-syndicalistes ont été bien sûr oubliés. Ou bien est-ce l’ ignorance qui est la cause du silence mortelle quant à leur détresse? Ceux qui protestent contre les atrocités allemandes ne savent-ils pas que des anarchistes se trouvent aussi dans les camps de concentration de Göring, victimes des brutalités des barbares des Sections d’Assaut, et que certains d’entre eux ont subi des traitements plus atroces que la plupart des autres victimes des nazis? Erich Mühsam, par exemple, un poète et rebelle social, qui a payé son tribut à la république allemande après le soulèvement en Bavière. Il a été condamné à quinze ans de prison et en a effectué cinq. Dès sa libération, il s’est remis au travail pour dénoncer les conditions inhumaines dans les prisons sous le gouvernement socialiste et républicain. Juif et anarchiste, au passé révolutionnaire, Erich Mühsam a été parmi les premiers à être arrêté par les bandits SA. Il a été battu à maintes reprises, ses dents brisées, ses cheveux et sa barbe arrachés, et la swastika gravée dans sa chair au canif. Après sa mort en juillet, annoncée par les nazis comme un « suicide », on a montré à sa veuve son corps torturé, avec la peau du dos arraché comme si on l’avait traîné par terre, et avec des signes caractéristiques de strangulation.

L’indifférence face au martyre de Mühsam est un signe du sectarisme et de l’intolérance parmi les milieux radicaux et libéraux d’aujourd’hui. Mais ce que je veux surtout souligner, c’est que la barbarie du fascisme et du nazisme a été condamnée et combattue par les personnes qui sont restées totalement indifférentes au Golgotha des prisonniers politiques russes. Et pas que indifférentes; elles justifient aujourd’hui les barbaries de la dictature russe comme inévitables. Tous ces braves gens sont sous le charme du mythe soviétique. Ils ne sont pas conscients de l’incohérence et de l’absurdité de leurs protestations contre les brutalités commises dans les pays capitalistes lorsqu’ils cautionnent les mêmes brutalités en Union Soviétique. Un appel récent de l’Association Internationale des Travailleurs décrit de manière bouleversante les conditions des anarchistes et des anarcho-syndicalistes dans le bastion stalinien. De nouvelles arrestations ont eu lieu à Odessa, Tomsk, Archangel et dans d’autres régions de la Russie.Aucunes accusations ne sont retenues contre les victimes. Elles ont été déportées sans audition ni procès par « procédure administrative. » Ceux dont les peines, allant quelquefois jusqu’à dix ans, étaient terminées ont été à nouveau envoyés dans des régions isolées. Il n’existe pas d’espoir de libération dans l’expérience communiste si vantée.

Un de ces cas tragiques est celui de Nicholai Rogdayeve, anarchiste de longue date et combattant acharné pour l’émancipation du peuple russe. Durant le règne des Romanov, Rogdayeve a connu toutes les atrocités réservées aux dissidents politiques — la prison, l’exile et le katorga 4. Après la révolution de mars, Rogdayeve avait retrouvé la liberté et repris ses activités. Il a travaillé inlassablement avec des centaines d’autres de toutes tendances politiques – en enseignant, en écrivant, en parlant et en organisant les travailleurs. Il a continué sa tâche pendant un moment après la révolution d’octobre. Puis commença la répression bolchevique. Bien que Rogdayeve fut bien connu et apprécié de tout le monde, y compris des communistes, il n’échappa pas aux mains criminelles de la GPU. L’arrestation, l’exil et toutes les autres tortures subies par les prisonniers politiques russes ont miné sa santé. Son corps de géant fut peu à peu bris par la tuberculose qu’il avait contracté suite aux traitements subis. Il est mort il y a quelques mois. Quel était le crime de Rogdayeve et de centaines d’autres? C’était leur adhésion sans faille à leur idéal, leur foi dans la révolution et les masses russes. Pour cette foi inébranlable, ils ont vécu mille purgatoires; beaucoup d’entre eux, comme Rogdayeve, étaient lentement condamnés à mort. Ainsi, Katherine Breshkovsky, vient juste de finir ses jours, à quatre-vingt dix ans, dans un pays étranger. Maria Spiridonova 5, la santé, mais non la volonté, brisée ne partira pas à l’étranger soigner le scorbut contracté dans les prisons de la Tchéka; le sommeil de Staline pourrait en être perturbé. Et Angelica Balabonov, qu’en est-il? Même les sbires de Staline n’ont pas osé l’accuser d’avoir fait cause commune avec les ennemis de la révolution. En 1917, elle revint d’Italie pour regagner la Russie, adhéra au parti communiste et se consacra à la révolution russe. Mais plus tard, lorsqu’elle prit conscience des intrigues et de la corruption au sein de la Troisième Internationale, lorsqu’elle ne fut plus capable de supporter plus longtemps les agissements de la GPU, elle quitta la Russie et le parti communiste. Depuis, Angelica Balabonov a été la cible d’attaques diffamatoires et de dénonciations venues de Moscou et de ses satellites à l’étranger. Cela, ajouté aux années de malnutrition, l’a laissé malade et isolée.

Les réfugiés politiques russes ne sont pas les seul rebelles dont les rêves d’un monde nouveau ont été brisés. Enrico Malatesta, anarchiste, rebelle, et une des personnalités les plus attachantes dans les milieux révolutionnaires, ne fut pas épargné par les souffrances lors de l’avènement du fascisme. Il a consacré généreusement son intelligence et son grand cœur à la libération des ouvriers et paysans italiens pendant plus de soixante ans. La réalisation de son rêve était presque à portée de main lorsque la racaille de Mussolini se répandit comme la peste sur l’Italie, détruisant tout ce qui avait été si péniblement construit par des hommes comme Malatesta, Fabri, et les autres grands révolutionnaires italiens. Les derniers jours de Malatesta furent incontestablement amers.

Depuis un an et demi, les rebelles autrichiens et allemands sont venus s’ajouter à la liste des radicaux de Russie, d’Italie, de Pologne, de Hongrie, de Roumanie, de Yougoslavie et de pays plus petits. Tous ces pays sont devenus le tombeau des idéaux révolutionnaires et libertaires. Il ne reste que peu de pays où il est possible de s’accrocher à la vie. En réalité, rien de ce qu’a entraîné l’holocauste 6 et ses conséquences pour l’humanité ne peut être comparé au sort cruel des réfugiés politiques. Mais leur fois et leur espoir dans les masses subsistent. Aucune ombre d’un doute n’obscurcit leur conviction que les ouvriers se réveilleront de leur sommeil de plomb, qu’ils reprendront une fois de plus le combat pour la liberté et le bien-être.

NDT

1. Du 1er février au 30 avril 1934, période pendant laquelle Emma Goldman avait été autorisée à séjourner aux États-Unis, à la condition qu’elle ne s’exprime pas sur des sujets politiques.
2. Assuérus Un des noms du juif errant
3. Le passeport Nansen a été mis en place le 5 juillet 1922 à l’initiative de Fridtjof Nansen, premier Haut-commissaire pour les réfugiés de la Société des Nations. C’était une pièce d’identité reconnu officiellement par de nombreux états permettant aux apatrides de voyager.
4. Le bagne. Contrairement aux camps de concentration, extra-judiciaire, le katorga faisait partie de l’appareil juridique russe
5. Elle est exécutée le 11 septembre 1941,
6. Le pire était à venir, et le terme d’holocauste devait prendre son vrai sens.
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Lettre à la presse sur le contrôle des naissances

Messagede digger » 14 Nov 2014, 15:05

Document original: Letter to the Press on Birth Control http://sunsite.berkeley.edu/goldman/Curricula/WomensRights/letter.html

Cher Monsieur,

Compte tenu du fait que la question de la régulation des naissances est maintenant prédominant auprès de l’opinion publique américaine, j’espère que vous ne permettrez pas à vos préjugés contre l’anarchisme et moi même, comme sa représentante, de me refuser le fair play. J’ai vécu et travaillé à New York City pendant vingt-cinq ans. A de multiples occasions, j’ai été présentée sous un faux jour dans la presse et l’anarchisme y est apparu comme hideux et ridicule. Je ne me plains pas ; j’expose seulement des faits que, j’en suis sûr, vous connaissez aussi bien que moi. 1

Mais actuellement, la question soulevée par mon arrestation survenue le vendredi 11 février, et pour laquelle je serai entendue le lundi 28 février, est le contrôle des naissances, un mouvement mondial parrainé et soutenu par les homme et les femmes les plus en vue en Europe et en Amérique tel que le professeur August Forel, Havelock Ellis, George Bernard Shaw, H. G. Wells, Dr. Drysdale en Europe et en Amérique, le professeur Jacobi, le Dr. Robinson et beaucoup d’autres. Un mouvement qui trouve ses origines dans l’esprit de personnalités à la fois scientifiques et humanistes et qui à présent est justifié par la science, la sociologie et les nécessités économiques. Vous ne me refuserez certainement pas de m’écouter sur un tel sujet.

J’ai fait des conférences sur le contrôle des naissances depuis de nombreuses années; de nombreuses fois à New York ainsi que dans d’autres villes, devant des foules importantes. Des policiers en civil étaient présents à presque chaque réunion publique, pour prendre d’abondantes notes. Ce n’était donc pas un secret que j’étais partisane du contrôle des naissances et de la nécessité de diffuser une information sur cette question des plus vitales.

Le vendredi 4 février, j’ai de nouveau donné une conférence à ce sujet au Forward Hall de New York, à laquelle trois mille personnes essayèrent d’obtenir une place. Étant donné cette demande populaire d’information sur le contrôle des naissances, une autre réunion publique fut organisée pour le mardi 8 février au New Star Casino. Une fois encore, une foule impatiente y assista. La conférence fut tranquille et tout se déroula de manière intelligente et pacifique, comme dans toutes les autres occasions où la police ne s’en mêle pas. Puis le vendredi 11 février, alors que je m’apprêtais à entrer au Forward Hall pour donner une conférence sur l’athéisme, un sujet qui ne portait aucunement sur le contrôle des naissances, je fus arrêtée, emmenée dans un commissariat immonde, poussée dans un panier à salade, enfermée à la prison de Clinton Street, où j’ai été fouillée de la manière la plus vulgaire par une matrone à la mine patibulaire en présence de deux policiers, ce qui aurait scandalisé le criminel le plus endurci. Puis j’ai été enfermée dans une cellule jusqu’à ce que mon garant me fasse libérer avec une caution de cinq cents dollars.

Tout cela était d’autant plus inutile que je suis bien trop connue dans ce pays pour m’enfuir. En outre, il est peu probable que quelqu’un qui a payé le prix pendant vingt-cinq ans pour son idéal cherche à s’enfuir. Une citation à comparaître aurait suffi. Mais parce qu’il s’avère que je suis Emma Goldman et la défenseuse de l’anarchisme, on devait me traiter avec toute la brutalité de la police de New York, ce qui prouve seulement que tout progresse dans la société sauf l’institution policière. J’avoue que j’étais assez naïve pour croire que des changements étaient survenus depuis ma dernière arrestation à New York City en 1906, mais j’ai découvert mon erreur.

Là n’est cependant pas l’essentiel, ce qui est important et ce que j’espère que vous soumettrez à vos chefs, est le fait que les méthodes de répression de la part des milieux réactionnaires de New York City face à toute idée moderne relative au contrôle des naissances n’ont pas pris fin avec la mort de Anthony Comstock 2. Son successeur, soucieux de jouer les lèche-bottes, ne laisse rien au hasard pour rendre impossible tout débat intelligent sur ce sujet vital. Malheureusement, lui et la police ne sont de toute évidence pas conscients que la question du contrôle des naissances a atteint une telle dimension qu’aucune répression et coup tordu mesquin ne peuvent arrêter sa progression.

Est-il nécessaire de souligner que, quelle que soit la loi sur le contrôle des naissances, ceux qui, comme moi, diffusent l’information ne le font pas par bénéfice personnel ou parce que nous la considérons comme paillarde ou obscène. Nous le faisons parce que nous connaissons la situation désespérée des masses ouvrières et même parmi des professions libérales, incapables de satisfaire les besoins d’une famille nombreuse. C’est sur ce terrain là que je souhaite mener mon combat devant le tribunal. A moins de me tromper lourdement, je suis renforcée dans ma conviction par les principes fondamentaux américains, à savoir que, quand une loi est dépassée par son époque et les besoins, elle doit disparaître, et la seule façon de se débarrasser d’une loi, est de faire prendre conscience à l’opinion publique qu’elle ne répond plus à ses besoins, ce que je fais précisément, et ce que j’ai l’intention de faire à l’avenir.

Je prépare une campagne de publicité à travers une grande réunion publique à Carnegie Hall et par tout autre moyen susceptible d’atteindre le public américain intelligent, tout en étant pas particulièrement désireuse d’aller en prison, J’en serai néanmoins heureuse, si je pouvais, de cette manière, contribuer à la question du contrôle de naissances et à la suppression d’une loi archaïque.

En espérant que vous ne refuserez pas d’informer vos lecteurs sur les faits exposés ici,

Sincèrement vôtre,

[Emma Goldman]

NDT
1. voir A travers la presse américaine http://racinesetbranches.wordpress.com/introduction-a/emma-goldman/a-travers-la-presse-americaine/
2. Voir Le contrôle des naissances http://racinesetbranches.wordpress.com/introduction-a/emma-goldman/le-controle-des-naissances

Emma mérite sa punition


Image

Quel scandale ! J’ai besoin de gosses pour travailler et elle prêche contre les enfants ! En prison !

Der Grosser Kunds


Voir, entre autres, sur ce sujet:
Aux sources du féminisme américain Howard Zinn Traduction par Frédéric Cotton Extrait de Une histoire populaire des États-Unis, traduit de l’anglais par Frédéric Cotton, Agone, 2002 http://revueagone.revues.org/414
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En mémoire de Alexandre Berkman

Messagede digger » 14 Nov 2014, 15:19

Texte original : In memoriam Alexander Berkman Vanguard Volume 3, No 3 Août-Sept 1936. http://www.katesharpleylibrary.net/d7wmt6

(Note de l’éditeur: Ce court mais saisissant récit de la vie et de l’œuvre de Berkman a été écrit pour Vanguard par un des amis intimes de Berkman qui préfère rester anonyme)

Lorsque la fin tragique de Alexandre Berkman a été annoncée, beaucoup de ses vieux camarades, qui le connaissaient personnellement, ont ressenti que sa mort laissait un grand vide qui ne pourrait jamais être comblé. C’était le destin logique d’un homme qui, lorsqu’il avait vingt-deux ans, était prêt à prendre la vie d’un autre dont l’égoïsme brutal apportait la misère et la souffrance à des milliers de personnes. A soixante-six ans il a mis fin à ses jours lorsqu’il a pensé qu’il ne pourrait plus servir la vie plus longtemps.

Lorsque Berkman a vengé les grévistes de Homestead il y a quarante-quatre ans, il savait qu’un tel acte ne pouvait se payer que de sa jeune vie et il était prêt à la sacrifier sans hésitation au nom de son idéal de justice bafoué.

Qu’importe ce que l’on pense de son acte, personne ne douterait de sa sincérité si il avait seulement la patience de fouiller dans l’âme compliquée de l’humanité et de deviner ses secrets. Lorsqu’une personne, particulièrement un jeune homme auquel la vie a encore tout à offrir, est prêt à tout risquer sans espoir de retour, Il ne doit pas être jugé selon les critères ordinaires. Il s’agit d’un acte qui ne peut être expliqué que lorsque ses motifs sont compris. Quelqu’un qui ne comprend pas comment on peut tout donner pour une cause qui représente le sens même de la vie ne comprendra jamais un homme comme Berkman. Le philistin moyen qui calcule sa vie en terme de pertes et profits, et dont l’âme endurcie ne peut concevoir aucun acte qui n’est pas motivé par le désir du profit, ne verra jamais dans un homme comme Berkman autre chose qu’une force brutale qui menace l’existence de la société. Il ne comprendront jamais que ce n’était pas l’insensibilité qui a poussé Berkman à commettre son acte, mais que ce fut son amour de l’humanité , son respect pour la vie humaine, qui l’ont décidé à prendre une vie. Ce trait rare était une caractéristique de Berkman jusqu’à sa fin et la clef de sa personnalité.

Ce ne sont pas les idées politiques de quelqu’un mais ses sentiments profonds qui détermine le caractère. Berkman était tout sauf un homme brutal : c’était un homme d’une grande bienveillance, un ami sincère et un merveilleux camarade, quelqu’un qui partageait les joies et les chagrins de ses semblables. Sa lucidité, teintée d’une sensibilité quelque peu naïve, le faisait aimer de tout le monde. C’est en cela que se révélait la grandeur première de sa personnalité, la source de son influence morale. Il n’était pas sectaire et pouvait accepter toute opinion exposée sincèrement, mais il savait toujours formuler ses propres idées lorsque l’occasion s’en présentait.

Berkman est arrivé en Amérique adolescent 1 à une époque où le jeune mouvement ouvrier traversait l’un des ses plus tragiques moments. Comme Emma Goldman, Voltairine de Cleyre, et tant d’autres, il devint impliqué dans le mouvement révolutionnaire suite à la tragédie de Haymarket à Chicago. Ce furent les qualités d’agitateur incendiaire de Johann Most qui l’attirèrent dans son imprimerie de Freedom où il apprit la composition. A l’époque, il caressait l’idée de retourner en Russie pour combattre au sein du mouvement clandestin, mais les événements sanglants de Homestead annihilèrent soudainement ses plans. Berkman fut condamné à vingt-deux ans de prison, une condamnation terrible qui a été prononcé grâce à une interprétation sans pitié de la loi.

L’échec de l’attentat a sauvé une vie précieuse qui s’est étoffée pendant les terribles années d’emprisonnement. Les Mémoires de prison d’un anarchiste de Berkman fait partie de ces rares livres que l’on oublie jamais après les avoir lus. Il décrit dans ce livre toutes les peines et les souffrances d’un esprit courageux luttant contre les aspects inhumains d’un milieu carcéral lugubre. La plupart de ceux placés devant un tel destin craquent sous la pression de la souffrance personnelle. Mais un homme capable d’endurer les longues années d’emprisonnement sans espoir sans abandonner ses idées, et sans être anéanti mentalement est une personnalité à l’intégrité invincible et d’une grande force intérieure. Ainsi était Berkman. Rien ne venait le consoler durant ces jours néfastes et ternes. Il vécut des choses qu’un homme ordinaire n’aurait pas cru possibles. Très peu de gens ont conscience de combien l’homme peut se monter sadique envers l’homme.

Il est resté dans cet enfer pendant quatorze ans. Quatorze ans! Peut-on imaginer la somme de peines et de souffrances cachée derrière ce chiffre brut. Il trouva tout changé au moment de son retour à la vie. Ce n’était pas facile de trouver son chemin dans ce nouvel environnement. Il le trouva néanmoins et se distingua de nouveau dans le combat pour la liberté.

Il publia Mother Earth avec Emma Goldman. Il travailla principalement dans les rangs du mouvement ouvrier et parmi les chômeurs de la métropole. Berkman n’entretenait pas d’illusions sur les qualités morales de la classe ouvrière. Il savait que la majorité des ouvriers partageaient les préjugés sociaux des autres classes. Mais il admettait aussi que la situation sociale des travailleurs constituait la puissance créative de la vie, qu’elle en faisait le facteur déterminant de tout changement social et qu’elle constituait le levier à utiliser pour détruire le système social sur le déclin.

Puis vint la période où il publia The Blast sur la côte Pacifique. A ce propos, il faut se souvenir que Berkman fut le premier à venir en aide à Mooney et Billings 2. Il a voyagé à travers tout le pays, parlé lors d’innombrables réunions publiques et remué ciel et terre pour pousser les ouvriers à protester. A cette époque, personne ne pensait à utiliser cet événement à des fins de propagande. Dans les articles qui lui était consacré, le nom de Berkman ne fut pas mentionné. Peut-être pensait-on que cet homme qui avait enduré quatorze années d’emprisonnement pour ses principes avait été trop glorifié pour être utilisé à des fins d’intérêts politiques étroits dans le but de profiter du malheur des autres.

Suivirent les années de la guerre mondiale où Berkman et ses amis firent de leur mieux pour sensibiliser l’opinion publique contre l’hystérie ambiante. Mais les efforts infatigables de cette petite minorité ne pouvaient pas lutter contre la vague déferlante de la passion humaine malavisée, et Emma Goldman, Berkman et tant d’autres furent bientôt envoyés en prison pour leur campagne contre la conscription. S’ensuivirent deux années terribles au pénitencier de Atlanta. Berkman a souligné beaucoup plus tard que ses deux années dans cette prison furent pires que celles qu’il avait passé dans les geôles de Pittsburgh. La raison en était que notre brave camarade ne pouvait supporter les injustices faites aux autres. Ce fut sa témérité à prendre la défense des prisonniers noirs dans un état de lyncheurs comme la Géorgie qui entraîna sa disgrâce envers les autorités carcérales. Mais il prit toutes les claques du destin avec une résignation stoïque.

Le tsarisme avait relâché sa terrible emprise sur la Russie sous les coups des masses enragées. C’est le cœur rempli d’espoir que, en compagnie d’Emma Goldman et des ses autres compagnons, il fut expulsé d’Amérique et commença son voyage vers sa terre natale sur ce célèbre navire. Ils voulaient tous coopérer à la construction d’un monde nouveau, de socialisme et de liberté. Mais les expériences de notre camarade e Russie lui apportèrent les plus grandes désillusions d sa vie désintéressée. Il vit la dictature du prolétariat transformée en dictature d’un parti sur tous les peuples de Russie. Il a longtemps combattu la suspicion qui se faisait jour en lui. Il a cherché à comprendre, à rationaliser et à expliquer ce qui se déroulait et ce qui heurtait ses convictions de liberté. Finalement, le massacre de sang-froid des marins de Cronstadt mit un terme à ses doutes. Sa place ne pouvait pas être aux côtés de ceux qui tuaient brutalement les pionniers de la révolution russe,comme le fit la bourgeoisie française avec les 35 000 hommes, femmes et enfants de la Commune de Paris. Son livre, The Bolshevik Myth, 3 relate ses conflits intérieurs dans une description vivante et saisissante. Ce fut un choc terrible pour Berkman.

Lorsque Emma Goldman et Berkman arrivèrent en Europe venant de Russie, ils se retrouvèrent dans un monde totalement différent de celui qu’ils avaient connu en Amérique. Les terribles ravages de la guerre étaient présents partout et tous les pays étaient soumis à des convulsions révolutionnaires. Il n’est pas facile de vivre dans un environnement étranger 4 mais une fois encore, Berkman fit du mieux qu’il put. Après un court séjour en Suède, il se rendit en Allemagne et prit contact avec le jeune mouvement anarcho-syndicaliste. Ses livres, The Russian Tragedy, The Kronstadt Rebellion, The Russian Revolution and the Communist Party, 5 ainsi que ses mémoires de prison furent tous traduits en allemand. Avec Emma Goldman, il participa au Congrès des anarcho-syndicalistes à Erfurt et établit des relations étroites avec ses camarades. La plupart de son travail, à cette époque, était consacré aux camarades emprisonnés en Russie. Il organisa le Fonds d’Aide International et publia le Bulletin en faveur des anarcho-syndicalistes dans les prisons d’Union Soviétique.

Enfin, il se rendit en France mais la situation révolutionnaire dans le pays l’empêcha de travailler ouvertement et il dut renoncer à son poste de secrétaire du Fonds d’Aide International. Il fut expulsé de France et seul l’aide de ses amis influents permit son retour. C’était une existence torturée. Même les plus beaux paysages de la Riviera française avaient perdu de leurs attraits pour lui, vivant comme il vivait, comme un prisonnier à la merci d’une bureaucratie tatillonne qui pouvait à tout moment le chasser hors des frontières. Il écrivit cependant ABC of Anarchist-Communism et entretint une abondante correspondance avec ses amis en Europe et en Amérique. Puis ce fut la maladie et la lutte constante pour la survie matérielle. Il y a quelques mois, alors qu’ il se remettait d’une opération douloureuse et dangereuse, il connut une soudaine rechute et pensa que la meilleure chose à faire était de faire ses adieux à ce monde. Il faut souligner ici son amitié inébranlable avec Emma Goldman qui a perdu avec lui son meilleur et plus ancien ami. Ce que cela représente ne peut être compris que par ceux qui savent qu’il existe des blessures qui ne cicatriseront jamais.

Une personnalité rare nous a quitté, grande et noble, un être humain au vrai sens du terme. Nous nous inclinons silencieusement sur sa tombe et jurons de travailler pour l’idéal qu’il a servi avec ferveur pendant de si longues années.

NDT

1. Il avait dix-huit ans
2. Thomas Mooney et Warren K. Billings , deux militants politiques et syndicaux, furent accusés de l’attentat à la bombe du Preparedness Day le 22 juillet 1916 à San Fransisco. (La journée de la préparation en vue de l’entrée en guerre des Etats-Unis). Ils furent dans un premier temps condamnés à la pendaison avant que leur peine ne soit commuée en perpétuité. Les deux furent libérés respectivement après 22 et 23 ans d’emprisonnement. Voir The Story of Mooney and Billings http://debs.indstate.edu/a505s766_1928.pdf
3. Voir documents en ligne http://racinesetbranches.wordpress.com/introduction-a/alexandre-berkman-2/documents-en-ligne/
4. Voir Emma Goldman La Tragédie des Exilés Politiques
5. Voir note 3
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La Démocratie sans État

Messagede digger » 08 Jan 2015, 09:56

La Démocratie sans État : Comment le Mouvement des Femmes Kurdes a Libéré la Démocratie de l’état

Dilar Dirik


Texte original :Stateless Democracy: How the Kurdish Women’s Movement Liberated Democracy from the State
http://vimeo.com/107639261

Avec l'autorisation de Dilar

“Azadî”, liberté. Une notion qui s’est emparée depuis longtemps de l’imagination collective du peuple kurde. “Le Kurdistan Libre”, l’idéal apparemment inatteignable, épouse de nombreuses formes selon où l’on se situe sur le large spectre politique kurde. L’indépendance croissante du Gouvernement Régional Kurde (GRK) dans le sud du Kurdistan (Bashur) vis à vis du gouvernement central irakien, tous comme les immenses progrès du peuple kurde dans l’ouest du Kurdistan (Rojava) malgré la guerre civile syrienne depuis l’année dernière ont réanimé le rêve d’une vie libre pour les kurdes au Kurdistan.

Mais que signifie la liberté? La liberté pour qui? La question kurde est souvent conceptualisée en termes de relations internationales, d’états, de nationalisme et d’intégrité territoriale. La liberté est cependant une notion qui transcende l’ethnicité et les frontières artificielles. Afin de pouvoir parler d’un Kurdistan qui mérite le qualificatif de « libre » tous les membres de la société doivent avoir un accès égal à cette « liberté », pas seulement au sens légal abstrait du terme. Ce n’est pas le caractère officiel d’une entité nommée Kurdistan (qu’il soit un état indépendant, fédéral, un gouvernement régional ou toute autre forme d’autodétermination kurde) qui détermine le bien-être de sa population. Un des indicateurs de la vision du peuple de la démocratie et de la liberté est la situation des femmes.

A quoi sert “un Kurdistan”, si cela se termine par l’oppression de la moitié de sa population?

Les femmes kurdes sont confrontées à plusieurs strates d’oppression comme membres d’une nation sans état dans un contexte largement féodal-islamiste patriarcal, et luttent, par conséquent sur de multiples fronts. Alors que les quatre différents états qui divisent le Kurdistan présentent de fortes caractéristiques patriarcales, qui oppriment toutes les femmes au sein de leurs populations respectives, les femmes kurdes sont en plus discriminées comme kurdes et font généralement partie de la classe socio-économique la plus basse.

Et, bien sûr, les structures féodales patriarcales internes de la société kurde empêchent aussi les femmes d’accéder à une vie libre et indépendante. Les violences domestiques, les mariages forcées des enfants et des adultes, les viols, les crimes d’honneur, la polygamie, par exemple, sont souvent considérés comme des questions privées, plutôt que comme des problèmes qui demandent un engagement sociétal et des politiques publiques actives. Cette étrange distinction entre le public et le privé à coûté leur vie à de nombreuses femmes.

Les hommes kurdes sont souvent très véhéments contre la discrimination ethnique et de classe, mais beaucoup d’entre eux rentrent à la maison après des manifestations et ne réfléchissent pas à leurs propres abus de pouvoir, à leur propre despotisme, quand ils usent de violence contre les femmes et les enfants dans leur vie « privée ». La fréquence habituelle de la violence contre les femmes kurdes, et, à vrai dire, partout ailleurs dans le monde, est un problème systémique — et donc sa solution exige des mesures politiques.

La situation des femmes n’est pas une « question de femmes » et ne doit pas être par conséquent prise en considération comme une question spécifique, d’ordre privé, qui n’intéresse que les femmes. La question de légalité des genres est, en réalité, une question de démocratie et de liberté pour toute la société; il s’agit d’un critère (bien que pas le seul) à l’aide duquel l’éthique d’une communauté devrait être mesuré. Puisque le capitalisme, l’étatisme et le patriarcat sont étroitement liés, la lutte pour la liberté doit être radicale et révolutionnaire — elle doit considérée la libération des femmes comme un objectif central et non comme une question secondaire.

Même si les femmes kurdes partagent une longue histoire de lutte pour la libération nationale avec les hommes, elles ont souvent été marginalisées y compris dans ces mouvements de libération. Alors que les féministes majoritaires des quatre états qui divisent le Kurdistan excluent souvent les femmes kurdes de leurs luttes (en attendant d’elles qu’elles adoptent les doctrines nationalistes de l’état ou en les considérant avec condescendance comme des victimes d’une culture primitive arriérée), les partis politiques kurdes dominés par les hommes, avec des structures très féodales et patriarcales, dont la vision de la liberté ne dépasse pas un nationalisme vide et primaire, réduisent souvent aussi au silence les voix des femmes.

Soutenir que les femmes kurdes ont toujours été plus fortes et plus émancipées que leurs voisines (et des sources historiques semblent le confirmer), ne devrait pas être utilisé comme une excuse pour arrêter la lutte pour leurs droits. Même si la singularité historique des femmes kurdes dans les quatre pays mérite d’être reconnue, les nombreuses manifestations terribles de violence cruelle contre elles illustrent les réalités du terrain et devraient servir comme base d’examen de la réalité. Si les femmes kurdes jouissent aujourd’hui d’un statut politique relativement élevé, cela est le résultat d’une lutte constante, sur de multiples fronts de leur part et non d’une condition offerte par la société kurde!

La participation des femmes aux luttes de libération ou révolutionnaires n’est pas propre au Kurdistan. Dans toutes sortes de contextes différents, les femmes ont toujours joué des rôles actifs dans le combat pour la liberté. Les temps de guerre, les insurrections, l’agitation sociale ont souvent offert aux femmes l’espace pour s’affirmer que la vie civile normale ne leur aurait pas permis. Leur engagement dans des postes de responsabilité sociale, que ce soit la participation à des syndicats ou le militantisme politique, légitiment souvent leurs demandes d’émancipation. Néanmoins, une fois la situation de crise terminée, une fois la « libération » ou la « révolution » considérées comme réalisées, on juge souvent nécessaire le retour à la normalité d’avant-guerre et au conservatisme pour rétablir la vie civile. Cela revient souvent à ré-instituer les rôles traditionnels sexués, au détriment des statuts nouvellement acquis par les femmes.

C’est un phénomène malheureusement tout à fait courant de voir les femmes subir un retour en arrière de leurs droits après la « libération », après la « révolution », « une fois notre pays libre », même si elles ont été des actrices énergiques de la lutte. L’espoir qu’une fois le but rassembleur de la « liberté » atteint, chacun-e dans la société vivra librement, s’est révélé être un vœu pieux — les femmes aux USA, en Algérie, en Inde, au Vietnam peuvent le confirmer. La manifestation la plus récente de ce phénomène est le statut des femmes dans les pays du soi-disant « printemps arabe ».
Bien que durant ces dernières années, nos écrans de TV étaient emplis de femmes qui manifestaient contre des régimes répressifs, et qui jouaient un rôle clé dans les mouvements, la situation des femmes a même parfois empirée depuis les soulèvements. Cela est dû au fait que, alors que le mécontentement et la désillusion générale vis à vis du système transcendent souvent les genres, les classes, les ethnicités et les religions, il est clair que ceux qui ont le plus à gagner en se soulevant sont les femmes, la classe ouvrière et les minorités et groupes opprimés. Si les mouvements sociaux ne prêtent pas attention aux spécificités, les nouveaux régimes pourraient ne former que de nouvelles élites qui opprimeront les groupes vulnérables à leur façon. Le besoin d’organisations de femmes, autonomes, indépendantes, se fait aussi sentir dans l’expérience des luttes des femmes kurdes …

La région qui a été le plus communément qualifiée de « libre » est le sud du Kurdistan. Les kurdes y jouissent d’une semi-autonomie, y ont leurs propres structures de gouvernance et n’y sont plus persécutés du fait de leur ethnicité comme le sont encore les kurdes dans d’autres régions. Le Gouvernement Régional du Kurdistan (GRK) a reçu en fait des éloges internationaux pour avoir établi une entité économiquement forte et relativement démocratique, comparée notamment au reste de l’état démembré d’Irak. Le GRK puise souvent une légitimité à travers cette comparaison avec l’Irak malgré ses structures internes profondément anti-démocratiques. Alors même que ses membres dominants ont l’esprit extrêmement tribal, autocratique et corrompu, que l’opposition est réduite au silence et que les journalistes sont assassinés dans des circonstances troubles.

Le pragmatique GRK est amical envers des régimes tels que l’Iran et la Turquie qui répriment brutalement leur propre population kurde et rejettent même les ambitions d’autonomie des kurdes en Syrie. Il est assez intéressant de noter également qu’il semble s’agir là des endroits les plus déplaisants pour les femmes kurdes.

Il est intéressant de noter également que l’entité kurde la plus semblable à un état, la mieux intégrée au système capitaliste, et qui satisfait aux exigences des puissances régionales comme l’Iran et la Turquie ainsi qu’à celles des puissances mondiales, ne montre le moindre d’intérêt pour le droit des femmes et la remise en cause du patriarcat. Cela nous en apprend beaucoup sur les manières dont les différentes formes d’oppression se recoupent, mais aussi sur le type de Kurdistan que peut tolérer la communauté internationale.

On doit certainement tenir compte du fait que le sud est une région en voie de développement, mais bien que le gouvernement dispose de nombreux outils à sa disposition pour donner du pouvoir aux femmes, il ne semble pas intéressé pour les utiliser. En théorie, on pourrait s’attendre à ce que les femmes au sud Kurdistan bénéficient d’une meilleure situation que dans les autres régions du pays, puisqu’elles vivent dans une région prospère gouvernée par des kurdes, où elles ne sont plus persécutées du fait de leur ethnicité. Même si les femmes y souffrent de moins de strates d’oppression, elles sont victimes du féodalisme tribal des partis politiques dominants, qui semblent considérer le nationalisme futile et la croissance capitaliste comme une conception adéquate de la « liberté ».

Dans le sud du Kurdistan, les femmes sont très actives dans la revendication de leurs droits, mais le GRK rechigne souvent à améliorer ses lois. La violence contre les femmes est épidémique, en augmentation même, mais le gouvernement n’en fait tout simplement pas assez pour la combattre. En 2011/12, on a enregistré presque 3 000 cas de violence contre des femmes, mais 21 personnes seulement furent poursuivies, sans parler des cas qui n’ont pas été dénoncés. Les rares hommes condamnés sont souvent libérés peu après. Parfois, les victimes de la violence féminine sont montrées du doigt et blâmées pour avoir « provoqué » les hommes. Comme la punition n’apparaît pas comme dissuasive pour la violence masculine, le système perpétue l’oppression des femmes.
L’absence d’organisations de femmes réellement indépendantes, non-partisanes, est également très problématique. De nombreuses organisations de femmes dans le sud Kurdistan sont même dirigées par des hommes! Les politiques féodales, tribales encouragent sans aucun doute des attitudes patriarcales qui représentent d’immenses obstacles à la libération des femmes. Même si la condamnation des actes de violence contre les femmes semble se développer, il n’y a pas de remise en question fondamentale du système patriarcal dans son ensemble.

Des instances de décisions autonomes de femmes sont essentielles pour garantir une représentation de leurs intérêts spécifiques. Une approche du haut vers le bas des droits des femmes est souvent inadéquate et et renforce le patriarcat de manière passive. Des projets issus de la base semblent plus efficaces pour transformer la société : Par exemple, un projet documentaire indépendant sur la mutilation génitale des femmes (qui semble pratiqué uniquement dans le sud Kurdistan) a réussi à faire modifier la loi par le GRK. Malheureusement, elle reste largement pratiquée sans châtiment.

Il est important de souligner qu’il ne s’agit nullement d’une situation qui serait originaire du sud Kurdistan. La condition des femmes a pour origine ici le manque d’intérêt des partis politiques à s’engager dans la libération des femmes. Il s’agit d’un choix politique délibéré de la part des partis dominés par des hommes. Cela ne doit pas en être ainsi!

L’idée selon laquelle « Maintenant que nous avons un ‘Kurdistan libre’, ne le critiquons pas trop » semble très répandue, même si cela se fait au détriment d’une réelle compréhension de la démocratie et de la liberté pour tous.

Demander le châtiment des violences contre les femmes et une meilleure représentation de leurs intérêts dans la sphère publique ne signifie pas que les femmes ne soient pas « loyales envers l’état ». Il semble difficile d’être loyale envers un tel état patriarcal. Les femmes ont besoin de de transgresser les affiliations partisanes et de développer un mouvement des femmes, au-delà de petites ONG. Les femmes du sud Kurdistan ne devraient pas se contenter de moins que cela, tout particulièrement depuis qu’elles disposent de davantage d’outils, d’instances et de ressources que les femmes kurdes dans d’autres régions, pour travailler en faveur d’une société plus égalitaire.

Même les militantes des partis politiques kurdes de gauche, socialistes, ont fait l’expérience que, sans instances autonomes, leurs voix sont réduites au silence dans la société patriarcale kurde. Bien que le Parti des Travailleurs du Kurdistan, PKK, soit connu pour les nombreuses femmes à des postes de responsabilité au sein de ses rangs et pour son engagement déclaré en faveur de la libération des femmes, les choses n’ont pas été toujours faciles pour les femmes dans le mouvement de guérilla. Dans les années 1980, la composition démographique du PKK, qui avait son origine dans les milieux universitaires socialistes, a été bouleversé lorsque de nombreuses personnes issues des régions féodales, rurales et moins éduquées du Kurdistan ont rejoint les montagnes après que leurs villages aient été détruits par les turcs.

La plupart de ces gens n’avaient pas été en contact avec des idéaux tels que le socialisme et le féminisme et considéraient par conséquent, le nationalisme comme principale motivation de leur combat pour la libération nationale. A l’époque, de nombreuses femmes dans le mouvement de guérilla se sont battues pour convaincre leurs camarades masculins qu’elles étaient leurs égales. L’expérience négative de la guerre acharnée des années 1980 a aussi négligé l’aspect éducatif dans l’entraînement à la guérilla, puisque la guerre était plus urgentes, mais cela a permis aux femmes de prendre conscience d’une chose: Nous avons besoin d’organisations autonomes de femmes!

Le PKK et les partis qui partagent la même idéologie réussissent à créer des mécanismes qui garantissent la participation des femmes à la sphère politique et , au delà, à remettre en question la culture patriarcale elle-même. L’idéologie du PKK est explicitement féministe et est intransigeante lorsqu’il s’agit de la libération des femmes. A la différence des autres partis politiques kurdes, le PKK n’a pas fait pas appel à des propriétaires terriens féodaux et tribaux pour atteindre ses buts, mais a mobilisé les régions rurales, la classe ouvrière, les jeunes et les femmes.

La force du mouvement des femmes qui en a résulté illustre le fait que établir des structures telles que la coprésidence (partagée par une femme et un homme) et une répartition sexuée de 50-50 dans les comités à tous les niveaux administratifs n’est pas purement symbolique pour donner une visibilité aux femmes. L’officialisation de la participation des femmes leur donne un point d’appui pour s’assurer que leurs voix ne seront pas déformées et cela a réellement remis en question et transformé la société kurde sous de nombreux aspects.

Cela conduit à son tour à une vaste popularisation du féminisme au nord Kurdistan. La lutte des femmes n’est plus un idéal parmi des cercles militants de l’élite mais un prérequis pour la lutte de libération. La domination masculine n’est pas acceptée dans ces milieux politiques, des plus hauts niveaux de l’administration jusqu’aux communautés locales de base. Cela a été obtenu à travers l’établissement d’instances autonomes de femmes au sein du mouvement.

Même si il reste beaucoup de problèmes en ce qui concerne la violence envers les femmes au nord Kurdistan, l’intérêt pour l’égalité des sexes comme mesure de liberté d’une société a, en fait, politisé les femmes, jeunes comme âgées, et a établi un mouvement des femmes incroyablement populaire. Beaucoup de femmes turques cherchent aujourd’hui l’inspiration dans le riche trésor que constitue l’expérience des femmes kurdes. Alors que la Turquie a aujourd’hui un premier ministre qui encourage les femmes à se marier jeunes, à se voiler et à faire au moins quatre enfants, et que les trois partis les plus représentatifs de Turquie comptent moins de 5% de femmes dans leurs rangs, le Parti Démocratique des Régions Kurdes (BDP) ainsi que le Parti Démocratique du Peuple (HDP) nouvellement créé comptent fièrement au moins 40% de femmes dans leurs rangs, en se focalisant explicitement sur les questions féministes et LGBT. Le mouvement des femmes kurdes lui-même critique le patriarcat au Kurdistan et souligne que les progrès obtenus à ce jour ne signifient pas la fin de la lutte.

Influencé par ce discours sur la libération des femmes, les principaux partis politiques de l’ouest du Kurdistan, Rojava, ont adopté l’idéologie du PKK et renforcent la coprésidence ainsi que la parité 50-50 au sein de leurs appareils politiques. En entérinant la libération des femmes dans tous les appareils légaux, organisationnels et idéologiques de leurs structures de gouvernance depuis la base même, y compris les forces de défense, ils s’assurent que les droits des femmes ne seront pas remis en question.

Les hommes avec des antécédents de violence domestique ou de polygamie sont exclus des organisations. La violence contre les femmes et le mariage des enfants sont illégaux et passibles des tribunaux. Les observateurs internationaux qui visitent l’ouest du Kurdistan avouent qu’ils sont profondément impressionnés par la révolution des femmes qui a émergé malgré la terrible guerre civile en Syrie.

En même temps, les cantons récemment créés dans l’ouest du Kurdistan ont intégré fermement aussi d’autres ethnies et groupes religieux au sein de leur système. Dans l’esprit du paradigme du « confédéralisme démocratique » tel que proposé par le dirigeant du PKK, Abdullah Öcalan, ils ont renoncé à la création d’ un état comme solution, puisqu’ils pensent que les états sont des entités hégémoniques par nature qui ne représentent pas le peuple. Les principaux partis politiques insistent sur le fait qu’ils ne veulent pas faire sécession d’avec la Syrie mais rechercher une solution démocratique à l’intérieur des frontières existantes, tout en incluant les minorités dans le gouvernement et en accordant aux femmes une voix égale dans la création « d’un système démocratique radical partant de la base fondé sur légalité des sexes et l’écologie”, au sein duquel différents groupes ethniques et religieux peuvent vivent sur un pied d’égalité.

Les avancées du peuple de l’ouest du Kurdistan ont été constamment attaquées par le régime syrien de Assad comme par les groupes jihadistes liés à al Qaeda qui semblent être financés et soutenus en partie par la Turquie.

Il est intéressant d’observer que l’entité kurde, la plus ressemblante à un état, la plus prospère, la mieux acceptée et établie, le GRK, est incapable de respecter le droit des femmes, alors que l’ouest du Kurdistan, malgré un embargo politique et économique et l’épouvantable situation de guerre, ne se tourne pas vers le nationalisme ou un état, mais un confédéralisme démocratique, comme solution et a déjà créé de nombreuses structures pour garantir la représentation des femmes. Les préférences de la communauté internationale sont intéressantes au plus haut point sous cet angle! Alors que le GRK est souvent loué comme un modèle de démocratie dans la région, l’ouest du Kurdistan est totalement discrédité.

Si les acteurs internationaux qui se présentent eux-mêmes comme des défenseurs de la liberté et de la démocratie au Moyen-Orient étaient réellement intéressés par la paix en Syrie, ils soutiendraient auraient probablement soutenu le projet laïque, progressiste, dans l’ouest du Kurdistan. Au contraire, les kurdes ont été exclus de la conférence de Genève II de janvier 2014. Cela s’est fait, en outre, en partie avec l’accord du GRK, qui a aidé à marginaliser les avancées dans l’ouest du Kurdistan, principalement parce que les principaux partis politiques – idéologiquement et non de manière organisationnelle – sont alliés avec le PKK, le rival traditionnel du parti GRK au pouvoir.

La cadre du GRK concernant le progrès, la démocratie, la liberté et la modernité ne remet pas en cause le système mondial capitaliste, étatiste, nationaliste et patriarcal. C’est pourquoi il semble que ce soit le genre de Kurdistan qui peut être toléré par la communauté internationale, alors que les partis politiques qui ont la capacité de perturber le système sont marginalisés.

Des événements récents illustrent les manières sexistes avec lesquelles les idéologies féministes de quelques partis politiques kurdes sont attaquées. Dans une tentative pour démontrer qu’il était un ami des kurdes, le premier ministre turc, Erdogan, a invité le président du GRK, Masoud Barzanî, dans la capitale kurde officieuse Amed (Diyarbekir). Accompagné par des chanteurs comme Sivan Perwer et Ibrahim Tatlises, connus pour leur opportunisme et leur féodalisme sexuel, une comédie d’événement a été montée à Amed. La rencontre a été avant tout une occasion pour essayer de marginaliser les kurdes de Turquie, notamment le PKK et les partis politiques légaux du Kurdistan nord, comme le Parti Démocratique des Régions (BDP).

Lors d’une cérémonie de mariage, les deux dirigeants, Erdogan et Barzanî, ont béni l’union de quelques centaines de couples, tous représentant la femme selon l’image qu’ils en ont. La plupart des mariées portaient le voile, tous les couples étaient très jeunes. Cette démonstration de conservatisme au nom de la « paix » illustrait la similarité entre les mentalités féodales et patriarcales des deux dirigeants et de leur entourage. En essayant de marginaliser le PKK, ils essayaient en réalité de marginaliser toutes les femmes kurdes. Sous cet aspect, cette cérémonie de mariage extrêmement conservatrice, était plus une insulte délibérée au mouvement des femmes kurdes qu’une représentation d’une coexistence pacifique des peuples.

Mais le partenariat intéressé entre Barzanî et Erdogan est il surprenant? La Turquie n’a pas de problème avec le GRK ou même avec les kurdes en général. Le problème est idéologique.

Selon les termes de Selahattin Demirtas, coprésident du Parti Kurde pour la Paix et la Démocratie : “Si nous l’avions voulu, nous aurions pu déjà créé dix Kurdistan. L’important n’est pas d’avoir un état appelé Kurdistan, ce qui importe, c’est que nous ayons un Kurdistan avec des principes, des idéaux.”

L’attitude des puissances régionales comme l’Iran et la Turquie, qui ont des traditions répressives vis à vis de leur population kurde respective, et le comportement des puissances internationales le démontrent : un Kurdistan qui souhaite coopérer avec ces régimes, qui maintient des liens économiques avec ces états et qui est désireux de marginaliser les partis politiques kurdes les plus radicaux au nom de son propre opportunisme, peut très bien être toléré par la communauté internationale. Une structure comme le GRK, compatible avec le cadre du système dominant est accepté, alors que des partis politiques qui remettent en cause le système capitaliste, féodal-patriarcal, étatiste sont ostracisés. Cette préférence asymétrique de la part de la communauté internationale dévoile sa réelle nature anti-démocratique. Et les femmes kurdes vivent tout cela à travers leurs propres corps.

Afin que le Kurdistan devienne une société réellement libre, la libération des femmes ne doit en aucune manière être remise en cause. Critiquer l’échec du Gouvernement Régional Kurde dans les domaines des femmes, de la liberté de la presse, etc. ne signifie pas que l’on « divise » les kurdes.Quel genre de société serait le sud Kurdistan si l’on n’apprenait pas aux gens à être critiques de peur de perdre ce qui a été obtenu au travers de tant de sacrifices? Les gens ne devraient-ils pas être critiques, même si cela signifie s’opposer à son propre gouvernement? N’est-ce pas là l’essence même de la démocratie? Ne devons-nous pas cela à tous ces gens qui sont morts pour construire une société où cela vaille la peine de vivre? Se satisfaire de moins, au nom du maintien du statu, c’est se représenter la liberté au sens le plus abstrait possible du terme. Les femmes du Kurdistan qui luttent quotidiennement méritent certainement mieux que cela.

Le nationalisme, le capitalisme, l’étatisme, ont été les piliers du patriarcat et ont souvent utilisé le corps et les attitudes des femmes pour contrôler les sociétés. Le niveau de liberté a considérablement baissé dans le système capitalisme mondial dans lequel nous vivons. Il semble, dès lors, assez tentant de se satisfaire du , étant donné qu’il est devenu une forteresse de la modernité capitaliste. Mais, en reproduisant les défauts et les lacunes du reste du monde, le GRK restreint considérablement sa conception de la liberté.

Par conséquent, les femmes ne devraient pas attendre la libération de la part d’une structure hégémonique bâti sur le modèle étatique. A partir du moment où nous considérons le fait d’organiser l’élection d’une Miss Kurdistan comme un signe de progrès et de modernité, nous reproduisons exactement les mêmes mécanismes qui ont asservi l’humanité en premier lieu. Est cela que nous appelons liberté? Un consumérisme débridé? Un nationalisme primaire? La reproduction des éléments d’un capitalisme et d’un patriarcat mondial, en les étiquetant du drapeau kurde afin de nous vanter d’être modernes?

La liberté ne se trouve pas dans les hôtels turcs, les investissements iraniens, les chaînes de restaurants, les concours de beauté sponsorisés par l’étranger, ou dans les vêtements traditionnels kurdes. La liberté ne vient pas lorsque nous pouvons prononcer librement le mot Kurdistan. La liberté est une lutte sans fin, un processus de construction d’une société éthique, égalitaire. Le vrai travail commence après que la « libération ». “Azadî” doit être être évaluée au regard de la libération des femmes. A quoi sert un état kurde si il perpétue la culture du viol, le meurtre des femmes, la maladie antique du patriarcat? Les apologistes du viol, les dirigeants sexistes kurdes, et les institutions officielles seraient-ils très différents des structures étatiques répressives si ils portaient nos vêtements traditionnels?

“Kurdistan”en lui-même n’équivaut pas à liberté. Un Kurdistan patriarcal est un tyran plus insidieux que des agresseurs habituels. Être colonisées et asservies la moitié de sa propre communauté selon des critères sexuels par ses partenaires proches est un acte encore plus violent et honteux qu’une invasion étrangère.

Par conséquent, les femmes kurdes doivent constituer l’avant-garde d’une société libre. Cela demande du courage de s’opposer à des états répressifs, mais cela demande parfois encore plus de courage de s’opposer à sa propre communauté. Car ce n’est pas réellement une simple gouvernance kurde, ni même un état kurde, qui est dangereux pour le système dominant. Une plus grande menace pour les structures hégémoniques réside dans une femme kurde consciente et active politiquement.

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Dilar Dirik est une femmes universitaire kurde licenciée en histoire et science politique, avec une maîtrise en Études internationale. Actuellement elle étudie la sociologie à l’Université de Cambridge. Elle collabore régulièrement à diverses revues et médias ainsi qu’à différentes ONG kurdes en Europe, notamment des organisations de femmes.

Le blog de Dilar Dirik http://dilar91.blogspot.fr/
Voir également de Dilar Dirik : Western fascination with ‘badass’ Kurdish women
http://www.aljazeera.com/indepth/opinion/2014/10/western-fascination-with-badas-2014102112410527736.html
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L'arrestation de Kropotkine

Messagede digger » 26 Jan 2015, 14:56

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Texte original : The Arrest of Kropotkine Liberty Vol 2 n° 6 20 janvier 1883
http://www.library.libertarian-labyrinth.org/items/show/2518

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Nous avons glané dans L’Intransigeant et La Révolte  les détails suivants sur l’arrestation scandaleuse de Pierre Kropotkine par le gouvernement français:

Le vendredi 15 décembre, Madame Kropotkine, souhaitant se rendre de Thonon à Genève pour consulter un médecin pour son frère victime d’une maladie pulmonaire, s’était arrangée pour prendre le train qui partait quelques minutes après seize heures et elle se trouvait déjà dans un wagon lorsque le procureur de la république , accompagné de quelques policiers, l’invita à descendre pour être fouillée. Il fut répondu à Madame Kropotkine qui demandait les raisons de cette fouille, qu’elle était accusée de transmettre la correspondance de son mari à des anarchistes genévois, que les ordres donnés par le juge d’instruction de Lyon était explicites et qu’elle devait les suivre afin qu’ils soient exécutés. Elle expliqua en vain pourquoi elle se rendait à Genève et pourquoi son déplacement était d’une importance vitale, impliquant, sinon la vie de son frère, du moins sa survie le plus longtemps possible; en vain présenta t-elle au procureur le petit cabas qu’elle emmenait en lui demandant de l’inspecter sur le champ, afin qu’elle ne rate pas son train; il ne fit que lui répéter plusieurs fois l’ordre de le suivre au nom de la loi.

Elle fut alors conduite dans une pièce du dépôt, pendant que Kropotkine, qui l’avait accompagné au train et qui avait été le témoin de toute la scène, était surveillé par quelques policiers dans la salle d’attente. Cela prit une heure et demi pour trouver dans Thonon une femme qui acceptât la misérable tâche de la fouiller; et même alors, en l’absence de quelqu’un d’autre pour exécuter les ordres explicites de M. Rigot, le juge d’instruction de Lyon,ce fut la femme du commissaire de police qui, à la demande de son mari, dû commencer la fouille de la personne de Madame Kropotkine. Les ordres explicites de cette racaille ayant été exécutés, et la femme lui ayant apporté, comme résultat de la fouille d’une demie heure, les papiers compromettants destinées aux anarchistes de Genève,—consistant en deux numéros du journal russe intitulé Golos, deux livres, l’un en français, l’autre en russe), un memorandum et un portefeuille — le procureur déclara alors à Kropotkine qu’ils allaient fouiller son domicile. Celui-ci ayant fait remarquer qu’une telle fouille avait probablement déjà eut lieu durant son absence, le représentant de l’ordre répondit:

“Pensez-vous, Mr. le Prince, que nous puissions accepter de violer votre domicile en votre absence?”

Mais, en arrivant à sa maison, accompagné du procureur et de ses subordonnés, Kropotkine vit que la police était déjà là; tout avait été fouillé et mis sans dessus-dessous. Bien que Kropotkine ait averti les policiers qu’un homme mourant se trouvait dans la maison, son beau-frère, âgé de vingt-et-un ans, cloué au lit avec la tuberculose, pour qui la plus petite émotion pouvait précipiter la mort, le commissaire se rua brusquement dans la chambre, obligea le malade à se lever et procéda à un examen minutieux de chaque coin et recoin de la pièce. Ils gardèrent pendant une heure, l’infortuné malade, tremblant de fièvre, isolé du reste de la maisonnée, qui avait été confiné dans la cuisine. Finalement, terrassé par une intense souffrance, il s’effondra au pied de son lit comme une masse inerte. Un peu plus tard, lorsque sa sœur arriva pour le relever et lui administrer les soins nécessaires, les policiers ne la laissèrent pas seule avec le malade mais restèrent en permanence dans la chambre, le provoquant ainsi dans ses souffrances, de sorte de que, rassemblant ce qui lui restait de force, il s’empara d’un réveil qui se trouvait sur sa table de chevet,et le jeta à la tête des policiers qui se tenaient sur le seuil de la chambre. Épuisé par cet effort, son faible bras retomba et il s’effondra dans les bras de Madame Kropotkine.

Tout cela se déroulait au rez-de-chaussée, pendant que le procureurs et quelques autres fouillaient le bureau de Kropotkine à l’étage au-dessus. Mais bien que leur recherche dura longtemps, ils ne trouvèrent manifestement pas ce qu’ils cherchaient. Ils saisirent néanmoins quelques manuscrits inachevés, parmi lesquels la préface d’un ouvrage sur l’anarchie. Puis ils trouvèrent quelques lettres en anglais, concernant des travaux littéraires et scientifiques de Kropotkine à destination de publications anglaises. Mais ils ne touchèrent pas à ces lettres, pas plus qu’à celles de sa femme (en russe). Par contre, il s’emparèrent de deux lettres – une venant de Genève, l’autre de Paris — qui n’avaient absolument aucun intérêt.

Mais la pièce de résistance, la perle de leurs découvertes, fut deux autres lettres: l’une expédiée de Londres, dans laquelle l’auteur affirmait détenir des centaines de milliers de francs destinés à Kropotkine, que celui-ci remettrait aux révolutionnaires russes si il acceptait de le rencontrer à Londres; l’autre, de nature semblable, d’un homme vivant en Suisse. Sur les deux lettres, Kropotkine avait écrit: “L’œuvre des policiers-espions internationaux.” Kropotkine recevait des douzaines de lettres semblables chaque mois.Les pillards ne mirent pas la main sur plus de butin et partirent à une heure tardive.

L’agitation se révéla fatale pour le malheureux tuberculeux, qui expira quelques jours plus tard dans les bras de sa sœur et de son beau-frère. Le lendemain de sa mort, alors que Kropotkine prenait soin de sa femme souffrante et désemparée, auprès du chevet de laquelle un docteur avait été appelé, la maison fut encerclée par la police et le commissaire, ceint de son écharpe, se présenta au rez-de chaussée, dans une pièce attenante à celle où gisait le corps, et demanda Kropotkine. Ce dernier ayant été averti, le commissaire lui lut le mandat d’arrêt délivré par le juge d’instruction de Lyon, et lui dit pour finir qu’il pourrait disposer de quelques heures pour se préparer à son départ. Kropotkine, alors, ouvrit la porte de la pièce d’à côté, lui montra le corps de son beau-frère, lui dit que sa femme avait eu un malaise et qu’une nouvelle émotion soudaine pourrait mettre sa vie en danger et lui demanda un délai de deux jours pendant lequel il veillerait sur la santé de sa femme et lui annoncerait la nouvelle de son arrestation moins brutalement, alors que la maison serait gardée par la police durant ce temps. Le commissaire et ses hommes, qui, vieux soldats de l’Empire, n’étaient nullement des tendres, hésitèrent devant la situation qui leur était décrite et, percevant, malgré leur cœur endurci, l’ignominie d’une arrestation en de semblables circonstances, ne souhaitèrent pas prendre sur eux la responsabilité d’un tel acte. Le commissaire ordonna donc que l’un de ses hommes aille rapporter la situation au procureur, en même temps que la demande de Kropotkine, ce dernier ayant donné sa parole d’honneur de se présenter deux jours plus tard devant le juge d’instruction de Lyon, ou, si sa parole n’était pas acceptée, de rester sous la garde de la police. Le docteur étant entré dans la pièce à ce moment-là, le commissaire saisit l’ occasion de lui demander si ce que Kropotkine lui avait dit au sujet de la santé de sa femme était exact, ce que lui confirma le médecin.

Après une attente de quinze minutes, le policier revint avec la réponse du procureur. Celui-ci, dit-il, avait télégraphié à Lyon la demande de Kropotkine et venait juste de recevoir la réponse. Le magistrat accordait quelques heures à Kropotkine pour préparer son départ, ordonnait qu’il soit emmené à cinq heures à la prison de Thonon où il passerait la nuit, et qu’il lui était permis d’assister le lendemain à l’enterrement de son beau-frère, sous la garde de quatre policiers, après quoi il serait envoyé immédiatement à Lyon. En entendant cette réponse, Kropotkine, après avoir dit au commissaire qu’il n’était pas le seul à pouvoir assister à l’enterrement de son beau-frère, et que si il avait demandé un délai, c’était pour s’assurer par lui-même de la santé de sa femme et lui apporter les soins qu’exigeaient son état, déclara qu’il était prêt à partir sur le champ.

Les habitants de Thonon lui démontrèrent beaucoup de sympathie lors de son départ. A son arrivée à Lyon, il fut incarcéré à la prison de St. Paul, sous deux accusations : la première, d’être en lien avec une association entre français et étrangers, dont l’objet était une révolte sociale et dont les méthodes étaient l’assassinat et le pillage; la seconde, d’avoir été le principal instigateur et organisateur de cette association en France, et notamment, de s’être rendu à Lyon pour fomenter la révolte lors de réunions secrètes.

Le ridicule de ces allégations sur lesquelles ces accusations étaient fondées sont prouvées par les exemples qui suivent (1) que Kropotkine, répondant à un jeune homme de St. Étienne, qui le pressait de commencer la révolution, lui avait dit que le temps n’était pas encore mûr; (2) qu’il avait écrit à un comité de travailleurs, qui l’avait invité à une réunion privée, qu’il ne participait à rien d’autre qu’à des réunions publiques; (3) qu’il avait écrit au Droit Social pour décliner l’offre de devenir un collaborateur de ce journal; (4) qu’il avait corrigé les argumentation d’un opuscule sur le nihilisme, son auteur lui ayant demandé de souligner les erreurs concrètes qu’il pourrait y découvrir. Et pourtant, en se basant sur de telles vétilles, la magistrat français refusa d’accepter la caution offerte par une personne non moins éminente que le millionnaire membre radical de la Chambre des Communes britannique, Joseph Cowen de Newcastle.

A la demande de Rochefort, Georges Laguerre, l’avocat qui a défendu récemment les mineurs de Montceau avec beaucoup de courage, de compétence et d’éloquence, accepta de s’occuper du cas de Kropotkine, mais ce dernier, en recevant l’offre, la déclina dans la lettre suivante:

Mon cher Rochefort,
Je te remercie sincèrement pour ton aimable souvenir et ton amitié, et je te prie de remercier chaudement les amis qui se souviennent de moi.Qu’importent les accusations d’un gouvernement si elles nous gagnent la sympathie de ceux que nous estimons?
Prolonge aussi mes sincères remerciements à M. Laguerre pour son offre aimable. Je ne ferai pas appel à un avocat mais me défendrai moi-même. La plupart de mes camarades feraient la même chose.
Quelle est l’utilité , en effet, d’une défense basée sur un plan légal lorsque les faits matériels sur lesquels sont fondés l’accusation sont inexistants! L’accusation équivaut seulement à une trahison réfléchie, une persécution de classe.
Accepte ma chaleureuse poignée de main et mes meilleurs souhaits.
Pierre Kropotkine.


Suite à son arrestation, sa femme traversa une sérieuse dépression nerveuse qui provoqua une grande anxiété parmi ses amis. Heureusement, elle s’en sortit bien.

L’événement provoqua de nombreuses réactions dans les journaux et la presse de Gambetta insinua que Elisée Reclus évitait la France, afin d’échapper au sort de son camarade du mouvement révolutionnaire. Suite à quoi M. Reclus écrivit la lettre suivante à Monsieur Rigot, juge d’instruction à Lyon :

Monsieur,
Je lis dans le Républicain de Lyon du 23 décembre 1882 que, d’après « l’instruction », les deux chefs et organisateurs des « anarchistes révolutionnaires » sont Elisée Reclus et le prince Kropotkine et que, si je ne partage pas la prison de mon ami, c’est que la justice française ne peut pas venir m’arrêter au delà des frontières.
Vous savez pourtant que cela vous aurait été très facile, puisque je viens de passer plus de deux mois en France. Vous n’ignorez pas non plus que je me suis rendu à Thonon pour 1’enterrement de Ananieff le lendemain de l’arrestation de Kropotkine et que j’ai prononcé quelques mots sur sa tombe. Les agents qui se trouvaient immédiatement derrière moi et qui se répétaient mon nom n’avaient qu’à m’inviter à les suivre.
Mais que je réside en France ou en Suisse, importe peu. Si vous désirez instruire mon procès, je m’empresserai de répondre à votre invitation. Indiquez-moi le lieu, le jour et l’heure. Au moment fixé, je frapperai à la porte de la prison désignée.
Elisée RECLUS.


Est-il besoin de dire que cette lettre n’eut aucune suite. Le procès de Kropotkine, Émile Gautier, et un certain nombre d’autres anarchistes a commencé à Lyon —non pas devant un jury mais un tribunal de trois juges — dont nous ne connaissons pas encore le verdict. Liberty gardera ses lecteurs informés quant aux suites de cette affaire honteuse.

Dans ce numéro, nous ne pouvons communiquer que les nouvelles encourageantes envoyées par câble au Sun de New York :

Les socialistes français ont savouré un grand triomphe à l’occasion du procès du prince Kropotkine et de ses cinquante-deux camarades anarchistes à Lyon. Si le procès a été conçu comme un plan élaboré pour la propagation du socialisme, le résultat n’aurait pas pu satisfaire davantage ses instigateurs. L’entière affaire quasiment a été contrôlée par le prince Kropotkine. Il fut calme, courtois et maître de lui et ses réponses aux présidents du tribunal démontrèrent sa parfaite maîtrise par rapport à ses juges. Le talent dont il fit preuve fut extraordinaire et l’exaspération du tribunal absolue. Tous les inculpés défendirent fermement leurs idées, témoignèrent parfois avec un sarcasme non dissimulé et ne montrèrent aucune crainte du verdict. Jusqu’à présent, le procès est un échec. Personne n’a été reconnu être en lien avec l’Internationale, ce qui était l’intention première, même si tous ont vigoureusement admis leurs idées et leurs pratiques politiques.

NDT

Liberty était le journal publié par Benjamin Tucker de 1881 à 1908 aux États-Unis.
Voir par exemple, Benjamin Tucker, Liberty, and Individualist Anarchism The Independent Review, v.II, n° 3, Hiver 1998 http://www.independent.org/pdf/tir/tir_02_3_mcelroy.pdf
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Les procès des anarchistes de Lyon

Messagede digger » 26 Jan 2015, 15:22

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Texte original : The Trial of the Anarchists at Lyons Liberty Vol.2 no. 7. 17 février 1883
http://www.library.libertarian-labyrinth.org/items/show/2646

Selon notre promesse de garder informés nos lecteurs concernant le procès de Kropotkine 1 et de ses cinquante et un camarades anarchistes à Lyon, nous présentons le compte-rendu résumé suivant des procédures judiciaires (?) :

Le procès a débuté le lundi 8 janvier, devant trois juges, l’accusation d’affiliation avec l’Internationale pour laquelle étaient poursuivis les inculpés n’étant pas une de celles que les juges laissèrent de côté. Les inculpés furent interrogés tour à tour par le président du tribunal, qui s’adressa en premier à Bordat 2, un jeune homme aux cheveux clairs de vingt-sept ans.Celui-ci, qui répondit avec fermeté, dignité et précision, admit qu’il appartenait à la Fédération Révolutionnaire Lyonnaise, qu’il était l’un des éditeurs du Droit Social, qu’il avait assisté au Congrès de Genève à titre individuel, et qu’il avait été admis dans une commission avec Élisée Reclus pour rédiger un manifeste anarchiste.

Le tribunal — N’avez-vous pas déclaré lors d’une conférence le 9 septembre 1882, que les anarchistes ne reconnaissaient aucune autorité, pas même une autorité révolutionnaire? N’avez-vous pas dit que les mineurs de Montceau avaient bien fait en s’en prenant aux crosses et aux croix et aux églises?
Bordat — Ces citations sont inexactes. Mais les actes à Montceau étaient légitimes parce que la bourgeoisie les avait provoqué. J’approuve ce qui est appelé propagande par le fait seulement lorsqu’il y a provocation de la part de la bourgeoisie.
Le procureur — Qu’entendez-vous par “provocation de la part de la bourgeoisie”?
Bordat — Je veux dire des agissements semblables à ceux de Montceau, où ils obligeaient des travailleurs à s’abstenir d’exprimer leurs opinions politiques et religieuses.
Le tribunal — Mais où était la provocation lors des actes commis à Lyon?
Bordat — Je décline toute responsabilité en ce qui les concerne et je les condamne.
Le tribunal — L’ abolition de l’autorité n’est-elle pas votre programme ?
Bordat — Oui.
Le tribunal — Et l’abolition de la propriété?
Bordat. — Pas exactement. Je désire, au contraire, l’extension de la propriété, son universalisation. Je ne prendrai pas à l’un pour donner à l’autre. Je suis un ennemi de l’État aussi bien que de Dieu.
Le tribunal — Vous prétendez, je crois, que la Fédération Lyonnaise n’était affilié à aucune association?
Bordat — Oui. Je ne suis pas partisan des associations secrètes et l’Internationale ne peut rien être d’autre.

Lors de son interrogatoire, un des anarchistes les plus actifs, Émile Gautier 3 admit avoir pris part à la création des groupes.

Le tribunal — Votre programme inclut l’abolition de la propriété et de l’État?
Gautier — Exactement.
Le tribunal — Vous avez prôné la révolution ?
Gautier — Je suis de ceux qui pensent que la transformation sociale dont nous rêvons et et la justice qui doit en résulter ne peuvent être accomplies sans la révolution. C’est un fait que j’établis, l’histoire en mains. Je considère les actes de Montceau comme des signes précurseurs de la révolution. Lorsque l’on voit de telles fractures dans la structure sociale, sa chute est proche. Tout comme la révolution de 93 a été précédée de trois cent émeutes mineures, la révolution sociale sera aussi précédée de nombreux troubles. L’éclair ne jaillit jamais d’un ciel sans nuage. Nous croyons en un parti international, ; comme cela est notre droit, mais non en une association institutionnelle.
Le tribunal — Admettez-vous avoir eu des contacts avec Élisée Reclus
Gautier — Oui,et je ne regrette qu’une chose, c’est qu’ils n’aient pas été plus fréquents.

L’attraction suivante la plus notable fut l’interrogatoire de Tressaud 4, un jeune marseillais de vingt-deux ans.

Le tribunal — Votre but, avez-vous dit, est de renverser le gouvernement républicain et le suffrage universel?
Tressaud — Je n’ai jamais dit cela; je n’ai parlé que du gouvernement actueI.
Le tribunal — Nous sommes sous un gouvernement républicain.
Tressaud — Non, monsieur.
Le tribunal — Le tribunal n’est pas de votre avis.
Tressaud — C’est regrettable.
Le tribunal — Avez-vous dit au juge d’instruction que vous étiez en faveur de l’abolition de la propriété et de la famille?
Tressaud — Oui. Et je ne souhaite pas que le travail de tous ne bénéficie qu’à quelques-uns ou à des personnes privilégiées.
Le tribunal — Quels moyens entendez-vous utiliser pour la réalisation de vos projets?
Tressaud — Des moyens pacifiques, si possible; Des moyens violents si nécessaire.
Le tribunal — Êtes-vous anarchiste?
Tressaud — Oui, mais internationaliste et c’est à cause de l’affiliation à l’Internationale que je suis ici.

Le mardi, Pierre Kropotkine fut appelé à la barre.

Le tribunal — N’avez-vous pas rencontré, depuis 1879, le partisan et principal éditeur de La Révolte?
Kropotkine — Je n’ai pas besoin de répondre à une telle question, parce que je ne vois pas pourquoi des magistrats français me demandent ce qui se passent dans les bureaux d’un journal publié à Genève. En outre, si le gouvernement le considérait comme si dangereux, il aurait pu interdire sa publication en France, ce qu’il n’a pas fait.
Le tribunal — Des preuves ont été trouvées à votre domicile , montrant que vous en étiez le principal éditeur.
Kropotkine. — Une fois encore, monsieur, je ne cache pas le fait que j’ai été éditeur de La Révolte, mais je vous demande ce que cela a à voir avec les faits qui ont conduit à mon arrestation.
Le tribunal — N’avez-vous pas fait des discours pressant les travailleurs à prendre possession de propriétés et avec l’intention de les amener à renverser le gouvernement qui vous offrait une généreuse hospitalité?
Kropotkine — J’ai toujours propagé la doctrine anarchiste du mieux que j’ai pu.
Le tribunal — Avez-vous pris part au Congrès de Londres comme délégué de La Révolte?
Kropotkine — Cela ne s’est pas passé en France. J’étais le délégué d’un journal suisse à une réunion qui se tenait en Angleterre. Je ne vois pas en quoi cela concerne un tribunal français.
Ensuite, le juge lut les compte-rendus des discours de Kropotkine lors du Congrès de Londres parus dans La Révolte, et demanda à l’inculpé si ils étaient véridiques.
Kropotkine — Oui, j’ai parlé ainsi et je ne l’ai jamais nié, mais je répète qu’un juge présidant un tribunal français n’a rien à voir avec des discours prononcés à Londres par le délégué d’un journal suisse.
Le juge lut ensuite les résolutions adoptées par le congrès.
Kropotkine — Je demande au tribunal de ne pas confondre mes discours avec les résolutions concernant la diffusion des connaissances sur la chimie. Il y avait beaucoup de jeunes assistant au congrès qui désiraient étudier la chimie. Je m’y suis opposé parce que je pensais que c’était irréalisable, bien que je pense que toutes les sciences sont nécessaires aux personnes qui désirent acquérir un meilleur statut social ; mais je considérais qu’un cursus d’études, pour obtenir ce résultat, devait être vaste et ne pas inclure seulement la chimie. Je pense que, lorsque un parti comme les nihilistes en Russie, se trouve dans une situation où il doit soit disparaître, décliner ou répondre à la violence avec la violence, — je pense, dis-je, qu’il n’y a pas lieu d’hésiter et qu’il doit nécessairement utiliser la violence. Cette idée est si juste et si humaine que vous-mêmes, gentlemen, en France, avez applaudi Vera Zassoulitch pour avoir fait feu sur le magistrat tyrannique, le général Trepow.

Là, la cour et le procureur l’interrompirent avec des protestations.

Kropotkine — Je vous demande de vous souvenir que, en tant que magistrats, il est de votre devoir de respecter la décision d’un jury et de vous incliner devant le verdict prononcé. Ici, le jury acquitté Vera Zassoulitch.
Le tribunal — N’avez-vous pas été expulsé de Suisse en rapport avec le Congrès de Londres?
Kropotkine — Le Conseil Fédéral m’a expulsé à la demande du gouvernement russe, parce que j’avais protesté par des affiches, posées avec la permission de la police, contre la pendaison de Sophia Perovskaya et de ses cinq amis, — un châtiment si horrible que le correspondant du Times à Londres a déclaré qu »il n’avait jamais été le témoin d’un spectacle si hideux, même en Asie Mineure où il avait assisté à de nombreuses exécutions effroyables. C’est pour cela que j’ai été expulsé, comme chacun sait.

La cour interrogea ensuite Kropotkine au sujet de ses voyages entre Lyon et Vienne avant qu’il se rende à Londres. Il répondit que tout le monde connaissait l’objet de ses séjours grâce à la bande d’espions qui le suivait aux talons. Le tribunal, incapable de digérer le terme « espion » prit la défense des agents de police, disant que l’expression de Kropotkine était insultante.

Kropotkine (reprenant la parole). — Un étranger, de surcroît, est considéré comme un hors-la-loi, tout spécialement si cet étranger est un russe exilé par son gouvernement qui exerce une si forte influence sur la France, — Excusez-moi, mais concernant la Suisse, je n’ai pas caché mes intentions, et mes lettres annonçant mes voyages étaient écrites dans le seul but de réunir autant d’amis que possible. J’ai toujours prêché la doctrine anarchiste partout où je suis allé.
Le tribunal — Quoi! Vous incitez au renversement du gouvernement? C’était une curieuse manière de montrer de la gratitude envers son hospitalité.
Kropotkine — Je fais une grande différence entre la nation et le gouvernement.
Le tribunal — Êtes-vous allé à Saint Étienne?
Kropotkine — Je suis vraiment surpris que l’on me pose cette question, plutôt que celle de savoir si j’étais allé à Lyon, puisque mon arrestation fait suite aux événements qui ont eu lieu dans cette ville.
Le tribunal (embarrassé). — Pourquoi êtes-vous allé à Lyon?
Kropotkine — Pour parler de l’anarchie dans un café à deux cent personnes.

L’interrogatoire s’est terminé par le démenti de Kropotkine quant à son appartenance à l’Internationale.

Deux événements survinrent ensuite : Le premier fut l’évanouissement de Madame Kropotkine, qui reprit connaissance rapidement cependant et insista pour rester dans la salle; le second par Bordat, qui se leva soudainement et, au nom de ses quatre camarades et de lui-même , déclara : “Nous venons d’être insulté par un officier, un capitaine décoré de la Légion d’Honneur. Ce monsieur vient de nous dire, ‘J’ai réglé leur compte à vos amis de la Commune, et, si je vous tenais, je vous réglerais pareillement votre compte.’” [Cet officier fut, par la suite, condamné à trente jours de prison par ses supérieurs]
Le lendemain, le 10 janvier, Pejot 5 fut interrogé à son tour. Alors qu’on lui demandait si il avait à dire quelque chose, il répondit: “Je voudrais savoir su je suis jugé en raison d’une affiliation avec l’Internationale ou pour délit d’opinion.”

Le tribunal — Quand êtes-vous allé à Genève?
Pejot — A chaque fois que nécessaire.
Le tribunal — Est-ce que Elisée Reclus a fait appel à vous?
Pejot — C’est mon affaire.

Pinoy, 6 lors de son interrogatoire, admit qu’au cours d’une réunion publique, il avait jeté un verre d’eau à la figure d’un journaliste qui n’avait pas le courage de ses opinions.

Le tribunal — N’avez-vous pas été condamné pour vagabondage?
Pinoy (virulent). — Oui, et la condamnation de la société repose précisément sur le fait qu’un jeune et énergique travailleur puisse se trouver obligé de voler ou de mendier pour vivre, alors qu’une foule de fainéants meurent d’indigestion sur leur or.
Le tribunal — N’avez-vous pas frappé l’agent de police Marton?
Pinoy — Cela ne concerne pas l’Internationale.

Puis fut appelé Nicolas Didelin.7

Le tribunal — Vous êtes accusés d’avoir appelé les conscrits à faire grève. Pourquoi avez-vous refusé d’effectuer vos vingt-huit jours de service militaire?
Didelin — J’accepte de vous répondre bien que je ne comprenne pas pourquoi vous m’interrogez sur des faits qui n’ont pas la moindre relation avec l’Internationale. Je refuse de faire mes vingt-huit jours parce qu’il y a des adeptes religieux qui en sont exemptés; parce que je ne veux plus d’armées, parce que j’aimerais voir la guerre disparaître; parce que les soldats qui ont tiré sur le peuple en
1871………
Le tribunal (l’interrompant). — Vous êtes en train de défendre l’insurrection. Les hommes sur qui l’armée a tiré en 1871 voulaient renverser le gouvernement de la république.
Didelin — Les hommes de 1871 avaient soutenu un terrible siège et voulaient, au contraire, fonder la république…..
Le tribunal (continuant à l’interrompre). — Je vois qu’il y a des gens dans cette salle qui sont d’accord avec vous; le tribunal ne partage pas votre opinion. Laissons donc tomber ce sujet.
En conclusion Didelin déclara que le policier qui l’avait arrêté, l’avait insulté et traité de manière lâche.
Le tribunal — Cela ne peut être vrai. Chacun sait que la police est très polie.

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Après que les inculpés aient été interrogés, le gouvernement appela plusieurs témoins, la plupart d’entre eux policiers, aucun d’entre eux n’étant capable d’établir le moindre rapport entre les accusés et l’Internationale ou même de démontrer l’existence de celle-ci. Puis le procureur fit le résumé de son accusation, affirmant que le Congrès de Londres prouvait l’existence de l’Inernationale, que les relations de Kropotkine avec les membres de la Fédération Lyonnaise prouvaient que celle-ci était une section de cette Internationale, et que le fait que tous les autres accusés appartenaient à des groupes anarchistes en relation avec Kropotkine prouvait qu’ils étaient affiliés à la même Internationale.

La plaidoirie de la défense commença le 12 janvier avec la lecture par Tressaud du manifeste suivant signé par quarante-six des accusés:

« Ce qu’est l’anarchie, ce que sont les anarchistes, nous allons le dire :les anarchistes, messieurs, sont des citoyens qui, dans un siècle où l’on prêche partout la liberté des opinions, ont cru de leur devoir de se recommander de la liberté illimitée.
Oui, messieurs, nous sommes, de par le monde, quelques milliers, quelques millions peut-être – car nous n’avons d’autre mérite que de dire tout haut ce que la foule pense tout bas – nous sommes quelques milliers de travailleurs qui revendiquons la liberté absolue, rien que la liberté, toute la liberté !
Nous voulons la liberté, c’est-à-dire que nous réclamons pour tout être humain le droit et le moyen de faire tout ce qui lui plaît, et ne faire que ce qui lui plaît ; de satisfaire intégralement tous ses besoins, sans autre limite que les impossibilités naturelles et les besoins de ses voisins également respectables.
Nous voulons la liberté, et nous croyons son existence incompatible avec l’existence d’un pouvoir quelconque, quelles que soient son origine et sa forme, qu’il soit élu ou imposé, monarchique ou républicain, qu’il s’inspire du droit divin ou du droit populaire, de la Sainte-Ampoule ou du suffrage universel.
C’est que l’histoire est là pour nous apprendre que tous les gouvernements se ressemblent et se valent. Les meilleurs sont les pires. Plus de cynisme chez les uns, plus d’hypocrisie chez les autres !
Au fond, toujours les mêmes procédés, toujours la même intolérance. Il n’est pas jusqu’aux libéraux en apparence qui n’aient en réserve, sous la poussière des arsenaux législatifs, quelque bonne petite loi sur l’Internationale, à l’usage des oppositions gênantes.
Le mal, en d’autres termes, aux yeux des anarchistes, ne réside pas dans telle forme de gouvernement plutôt que dans telle autre. Il est dans l’idée gouvernementale elle-même ; il est dans le principe d’autorité.
La substitution, en un mot, dans les rapports humains, du libre contrat, perpétuellement révisable et résoluble, à la tutelle administrative et légale, à la discipline imposée ; tel est notre idéal.
Les anarchistes se proposent donc d’apprendre au peuple à se passer du gouvernement comme il commence à apprendre à se passer de Dieu.
Il apprendra également à se passer de propriétaires. Le pire des tyrans, en effet, ce n’est pas celui qui nous embastille, c’est celui qui nous affame ; ce n’est pas celui qui nous prend au collet, c’est celui qui nous prend au ventre.
Pas de liberté sans égalité ! Pas de liberté dans une société où le capital est monopolisé entre les mains d’une minorité qui va se réduisant tous les jours et où rien n’est également réparti, pas même l’éducation publique, payée cependant des deniers de tous.
Nous croyons nous, que le capital, patrimoine commun de l’humanité, puisqu’il est le fruit de la collaboration des générations passées et des générations contemporaines, doit être à la disposition de tous, de telle sorte que nul ne puisse en être exclu ; que personne, en revanche, ne puisse accaparer une part au détriment du reste.
Nous voulons, en un mot, l’égalité ; l’égalité de fait, comme corollaire ou plutôt comme condition primordiale de la liberté. De chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins ; voilà ce que nous voulons sincèrement, énergiquement ; voilà ce qui sera, car il n’est point de prescription qui puisse prévaloir contre les revendications à la fois légitimes et nécessaires. Voilà pourquoi l’on veut nous vouer à toutes les flétrissures.
Scélérats que nous sommes ! Nous réclamons le pain pour tous, le travail pour tous ; pour tous aussi l’indépendance et la justice. »

Aucun témoin ne fut appelé par la défense, mais les accusés se défendirent tour à tour, certains avec des avocats, d’autres par eux-mêmes, Joseph Bernard 8, déclara que, puisqu’il n’y avait pas de preuve permettant de l’associer avec l’Internationale, il se bornera à répondre aux attaques concernant ses théories socialistes. Puis il décrivit avec éloquence les vices de la société actuelle et mit à nues ses monstrueuses inégalités.

“L’économiste J. B. Say dit que les travailleurs sont condamnés à la misère perpétuelle, et qu’il existe seulement quelques circonstances qui leur permettent d’améliorer leur sort. Savez-vous quelles sont ces circonstances? Et bien, je n’ai jamais osé les dire dans un discours, moi, un révolutionnaire! et pourtant elles sont écrites en toutes lettres dans l’ouvrage d’un grand économiste au sujet de l’économie politique, — le feu et le pillage. Ils nous accusent d’apologie du crime; mais la société actuelle a tué des millions de travailleurs. Le véritable criminel n’est-il pas l’homme qui entretient cette organisation malsaine? Nous ne voulons aucun crime puisque nous ne voulons aucune guerre; nous ne voulons pas tuer les bourgeois, mais seulement les mettre dans une situation où ils devront produire pour satisfaire leurs besoins.”
Bernard expliqua ensuite que la révolution ne signifiait pas la force brutale au service de l’ insurrection, mais la transformation de la société, et conclut en disant que, quelle que soit la sentence qui l’attendait, il recommencerait ce qu’il a fait, que lorsque les travailleurs descendraient dans la rue pour mettre fin à leur condition misérable, il serait parmi eux.

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Le 13 janvier ce fut le tour de Émile Gautier qui déclara ce qui suit:

« Ai-je le droit d’être anarchiste? C’est la seule et vraie question ici.
Il apparaît, en réalité, à partir des arguments du gouvernement, que l’Internationale et la Fédération Lyonnaise sont identiques. Je n’y appartient pas. Cette Internationale n’existe pas en tant qu’association et, par conséquent, ne tombe pas sous le coup de la loi de 1872. L’association est une notion précise et strictement définie. Où se trouve le quartier général de la société que vous poursuivez ? Où est sa trésorerie? Quels sont ses statuts? Les jésuites et les francs-maçons ne sont-ils pas des associations internationales ? Les sociétés financières ne sont-elles pas aussi internationales? Nous sommes accusés de ne plus vouloir d’état. Demandez alors aux barons de la finances quel pays est le leur.
L’ancienne Internationale était vraiment une association, mais elle a disparu au Congrès de la Haye. La loi de 1872 punit l’affiliation avec l’Internationale; Il est certain que le terme ‘affiliation’ signifie l’entrée dans une société après certaines formalités et engagements. Avez-vous la preuve de notre participation dans l’association? Le gouvernement n’a pas réussi à en trouver la moindre trace. La conclusion, alors est évidente: l’Internationale n’existe pas.
Ou plutôt, je me trompe; elle a existé pendant trois mois grâce à ces poursuites judiciaires, et hier, elle est sortie, avec armes et bagages, du cerveau de l’avocat du gouvernement, comme Minerve est sortie de la cuisse de Jupiter. Je n’imagine pas que la juste a le pouvoir de ressusciter les morts.
Je vais vous dire ce qui existe. Il existe des citoyens de diverses nationalités qui pensent la même chose, et qui se tiennent la main par-dessus les frontières du nord au sud et de l’est à l’ouest. Il existe des individus et des multitudes qui ont des idées en commun. Je suis l’un de ces grands criminels qui pensent que le gouvernement n’a rien à voir avec le choix de mes amitiés. La question, maintenant, est de savoir si, dans ce pays de France, il est permis d’entretenir des relations amicales avec des étrangers. Parmi les étrangers avec qui on me reproche d’avoir des relations, il y a un français, Élisée Rectus, qui honore son pays par son talent et sa personnalité.Si cet homme est si dangereux pour qu’on ne puisse pas lui serrer la main sans se sentir coupable, pourquoi n’est-il pas ici? Pourquoi ne l’ai-je rencontré dans aucune prison lors de mon tour du monde pénitentiaire en quatre-vingt jours?
C’était mon droit de rencontrer ce grand patriote, comme c’était le droit de Rochefort de recevoir Parnell, de Gambetta d’être l’ami du Prince de Galles, de Grévy de recevoir Kalakaua, roi des Îles Sandwich comme ‘mon cousin.’
Si ils appliquent cette loi de 1872, ne devraient-ils pas poursuivre les légitimistes qui prennent leurs ordres de Frohsdorf? Car c’est un acte international. Les libres-penseurs ne maintiennent-ils pas continuellement des liens avec des étrangers? Ils tiennent des congrès internationaux. La libre pensée, qui existe dans un seul et unique, détruire la religion, tombe aussi sous le coup de la loi de 1872.
Les républicains qui entretiennent des relations avec des hommes comme Castelar, Parnell et Bradlaugh ne sont-ils pas coupables d’internationalisme? Est-ce que ‘Justice’ ne compte pas des députés socialistes allemands parmi ses auteurs? L‘Intransigeant n’a t-il pas publié des listes de souscriptions venant de socialistes d’Amsterdam et de Rotterdam pour les mineurs de Montceau-les-Mines?
Pourquoi, alors, ne poursuivent-ils pas les légitimistes, les républicains, les collectivistes et les libres-penseurs, et pourquoi réservent-ils les foudres de la loi aux anarchistes?
Nous sommes en présence d’un procès de tendance; les poursuites visent nos opinions. L’avocat du gouvernement à dit que,aussi longtemps qu’il restera des anarchistes, il les poursuivra. Alors, je vais vous dire qui sont les anarchistes. »
Puis Gautier expliqua ses idées, qui ne sont rien d’autre que l’application de la liberté absolue. Ses mots bien choisis séduisirent toutes les personnes présentes et convainquirent l’assistance dans la salle d’audience. Les magistrats stupéfaits écoutaient avec une profonde attention l’accusé alors qu’il délivrait la conclusion suivante:
« Ils nous reproche de justifier l’insurrection, mais les gouvernements eux-mêmes ne sont-ils pas coupable du même délit? N’existe t-il pas à Paris une colonne commémorant une insurrection victorieuse? la fête nationale du 14 juillet n’est-elle pas la glorification de l’insurrection?
Vous, messieurs de ce tribunal, vous êtes des insurgés, puisque vous nous jugez aujourd’hui au nom de la république qui a renversé la monarchie impériale. Si Bazaine avait été à Paris le 4 septembre, vous nous jugeriez ici au nom de l’empereur.
En entrant dans la salle de délibération, vous vous direz, messieurs, que ces cinquante-deux travailleurs, qui sont restés si longtemps en prison en attendant leur procès, on payé déjà suffisamment cher le droit d’avoir leurs opinions, — le seul crime dont vous les accusez, — et vous aurez hâte de les rendre à leurs familles; car condamner n’est pas une réponse, et aucune proscription ne peut sauver un système politique délabré. Souvenez-vous qu’en 1871, après l’hécatombe inique de trente-cinq mille parisiens, on pensait que des sceaux avaient été placés sur la tombe des socialistes assassinés et, que, aujourd’hui, le socialisme est plus fort que jamais.
Ce n’est pas la condamnation de ces cinquante-deux accusés qui tuera le parti anarchiste.
Malgré vos poursuites, nos prosélytes seront plus nombreux; et après vos poursuites, ne resterait-il qu’un anarchiste, je serai celui-là. »

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L’événement le plus notable du procès survint le 15 janvier, lorsque Kropotkine prit la parole pour sa propre défense:

“Je pense, messieurs, que vous avez dû être frappés par la faiblesse des arguments du ministère public pour prouver que nous appartenons à l’Internationale.
Vous devez naturellement en conclure que l’Internationale n’existe pas; de plus, le gouvernement l’a presque avoué lui-même, puisque le procureur a dit qu’il ne cesserait pas de poursuivre les anarchistes.
La question, par conséquent se pose différemment, et il est maintenant évident qu’il s’agit d’un procès d’opinion, — je dirai même plus, — un procès du moment puisque la loi a été si peu appliquée depuis 1872 qu’elle semblait lettre morte.
Depuis ce temps, les travailleurs n’ont pas cessé d’entretenir des relations avec des étrangers. Quelqu’un en a t-il conclu que l’Internationale avait été rétablie?
Ce procès, indépendamment de sa nature, est essentiellement un procès de classe. La loi de 1872, en effet, divise la société en deux classes, puisqu’elle vise uniquement l’Association Internationale des Travailleurs. La preuve n’en est-elle pas le fait que la bourgeoisie a le droit de s’associer avec des étrangers de manière impunie et sans interférence avec la loi?
Dernièrement, par exemple, un certain nombre de députés français ont assisté à l’inauguration d’un monument érigé à la gloire du révolutionnaire italien, Mazzini, qui a passé toute sa vie à essayer de faire tuer les souverains autrichiens, français et italiens. Ont-ils été poursuivis?
Des rencontres de républicains italiens et français ne se tiennent-elles pas régulièrement à Paris? Devant ce procès d’opinion et de classe, j’ai hésité à me défendre par moi-même; mais au-dessus de nous, il existe un juge supérieur — l’opinion publique. C’est pour elle que je parle.
Cela aurait certainement été une très bonne chose si nous avions pu nous déclarer membres de l’Internationale, mais nous ne le pouvons pas puisque cette grande association des travailleurs du monde entier n’existe plus en France depuis que la loi inique de 1872 l’a détruite.
Pour ma part, j’aurais été fier d’avouer que j’appartenais à la société au sujet de la quelle le grand patriote, Garibaldi, disait: ‘Elle est le soleil de l’avenir.’
Je ne considérerai jamais comme un crime de dire aux travailleurs des deux mondes : Travailleurs, lorsque la bourgeoisie vous plonge dans la misère, trêve à la haine; agissez la main dans la main à travers les frontières; soyez frères!
“Oh! vous dites Mr le procureur que je n’ai pas de pays ! Supposez-vous que mon cœur ne bat pas plus vite lorsque j’entends une chanson russe résonner à mes oreilles que lorsque j’écoute une chanson française ? Supposez-vous que mon amour n’est pas plus grand pour les airs de mon pays et que je ne préfère pas la chaumière d’un paysan russe à un manoir français?
Mais j’aime la France, parce que je considère que ce pays marche à la tête des autres nations; Je suis prêt à aider à son développement, et je ne suis pas le seul.
Lorsque les soldats allemands ont brûlé, au cri de Vive I’empereur! les chaumières de vos paysans, Bebel et Liebnecht ont protesté en Allemagne.
Tant de légendes ont été racontées sur mon compte que je suis obligé à mon grand regret de donner quelques détails concernant ma vie.
Mon père possédait des serfs, des esclaves, et durant mon enfance, j’ai eu l’occasion d’être le témoins de scènes semblables à celles que vous avez lu dans le célèbre livre La Case de l’Oncle Tom. A cette époque, j’ai appris à aimer les gens qui geignaient dans l’esclavage. Dans la case de ma nourrice, j’ai appris à aimer les opprimés et j’ai fait le serment de ne jamais être du côté des oppresseurs.
Plus tard, je suis entré à l’école des pages du tsar: j’ai vu la cour de l’intérieur et appris à la mépriser. C’était en 1862. A l’époque, un vent libéral soufflait sur la Russie, et on commençait à parler de réformes.
Ayant le privilège de pouvoir choisir le corps où je servirai, je n’ai pas hésité à porter mon choix sur un régiment de cosaques en Sibérie, pensant que dans cette malheureuse région, je pourrai travailler aux réformes si désirées. J’étais l’aide camp du gouverneur-général, et, dans cette position, j’ai fait tout le bien que j’ai pu. J’étais frustre et croyais que le gouvernement avait l’intention de mettre en place des réformes. L’insurrection polonaise se déclencha et une terrible réaction suivit. Après deux années, je me suis rendu compte que le gouvernement souhaitait ne rien changer; je me suis consacré à la science et ai voyagé à travers la Sibérie.
Finalement, j’en suis parti et, à l’age de vingt-six ans, me suis assis sur les bancs de la faculté de mathématiques de St Petersbourg. Pendant les quatre années que j’y suis resté, un grand mouvement socialiste s’est développé.
En 1873 le gouvernement m’a arrêté ainsi que mon frère, et j’ai passé deux ans et demi dans une prison. Mon frère, qui avait été autorisé par décret spécial de l’empereur,à finir un livre de géographie sur la Sibérie, avait réussi à en publier le premier tome; le second était resté entre les mains de ses geôliers. Dans cette prison, j’ai entendu les cris des malheureux qui étaient devenus fous et j’ai souffert doublement. Neuf de mes compagnons ont perdu la. Onze se sont suicidés. Au bout de deux ans, le scorbut et la dyspepsie avait eu raison de moi, Je fus transféré dans un hôpital d’où je m’évadai. Mes compagnons sont restés en prison pendant quatre ans, sans procès, et furent jugés lors du fameux procès des cent-quatre-vingt treize.
En Suisse, où je m’étais rendu sous le nom de Levachoff, j’ai trouvé le monde ouvrier dans la même situation. Partout, j’ai vu la même misère. J’ai vu de grandes villes manufacturières où les enfants n’avaient que des cours sales et puantes pour jouer. J’ai vu des femmes chercher dans des tas d’ordures des restes de légumes pour les dévorer. J’ai vu la pauvreté à Londres, et je me suis donné comme mission de travailler en faveur du changement social.
En 1881, j’ai été expulsé de Suisse et suis venu à Thonon, où je suis resté deux mois. Avant de me rendre en Angleterre, j’ai visité Vienne, Saint Étienne et Lyon. C’est le voyage que l’on ma reproché. Je suis revenu à Thonon le 12 octobre 1882, et je n’ai pas besoin de vous dire que cela n’a rien à voir avec les événements de Montceau-les-Mines, puisque j’étais à Londres à ce moment-là.
Ils ont essayé de me représenter comme le chef des nihilistes, et comme un grand dynamiteur. Vous avez entendu à travers les mots de mes camarades qu’ils ne souhaitaient pas de chef. Je reçois sans arrêt des lettres contenant des propositions de dynamitage. Ma femme, qui est à Lyon, reçoit également des propositions concernant des machines infernales. A Thonon, quelques personnes m’ont fait appel, pour demander un emploi de jardinier ou d’employé de maison, mais , en réalité, pour m’espionner: je leur ai donné dix sous, par pitié pour la nécessité qui les obligeait à exercer un métier si crapuleux. Le lendemain, le Républicain de Lyon écrivait : ‘Notre correspondant a rencontré le Prince Kropotkine, qui lui a dit être le chef du mouvement anarchiste.’
Je suis un socialiste. Une société, qui est divisée en deux classes distinctes — une qui produit et ne possède rien néanmoins, et une autre qui ne produit pas mais qui , cependant, possède tout — est une société sans moralité et condamnée. Le labeur d’un travailleur représente, en moyenne, dix mille francs par an, et son salaire annuel pas plus de deux mille francs, et souvent mille francs seulement. A côté de cette misère s’affichent le luxe effréné, le gaspillage dément, la dépravation honteuse de cette classe bourgeoise si bien dépeinte par le romancier moderne Émile Zola. Par quels moyens cette injustice sociale honteuse peut-elle être réformée? La science est impuissante à y remédier, et le travail bénéficie toujours aux milieux aisés. Même John Stuart Mill insiste sur la nécessité d’un changement social.
Ce fut par une expropriation violente que la bourgeoisie a dépouillé la noblesse et le clergé de leurs terres et de leurs richesses. Nous demandons l’application du décret de la Convention: ‘La terre appartient à tous.’ Est-ce un crime? Non; parce qu’il est nécessaire de l’appliquer pour le bien de tous et non pour le profit d’une classe. Le procureur a dit que j’étais le fondateur de l’anarchie; mais qu’en est-il de Proudhon, de Herbert Spencer et de tous les grands penseurs de 1848?
Nous n’arrêtons pas de travailler et d’étudier et, au lieu de venir discuter avec nous, ils nous emprisonnent, nous condamnent, parce que nous défendons ces utopies — comme vous les appelez — qui seront des vérités demain. Nos idées ont été semées et ont poussé en dépit de tout, malgré les persécutions, et se sont développées avec une rapidité étonnante. Soyez sûrs que notre condamnation, notre emprisonnement, nous amènerons de nouveaux prosélytes. La persécution, vous le savez, attire la sympathie.Du reste, en nous condamnant, vous ne résoudrez pas le problème, — vous l’élargirez et le propagerez.
Enfin, je vous dis que les travailleurs de France et d’Europe, qui savent que l’Internationale n’existe pas, ont les yeux fixés sur nous et dirons, si vous nous condamnez, que la bourgeoisie et les travailleurs bénéficient de deux poids, deux mesures. Quelle révélation pour eux!
Ne fomentez pas les haines; la répression n’a jamais servi une bonne cause. Persécutée deux fois sous l’empire, l’Internationale s’est levée en 1870 plus glorieuse et forte que jamais. Écrasé dans les rues après la Commune, sous trente-cinq mille corps, le socialisme, plus fort qu’auparavant, a injecté une énergie nouvelle dans le sang de ses disciples. Ses idées sur la propriété se sont répandues de manière formidable et Bismarck lui-même à reconnu l’inutilité des lois contre les socialistes.
Messieurs, croyez-moi, la révolution sociale est proche; elle éclatera avant dix ans; je vis parmi les travailleurs et je l’affirme. Inspirez-vous de leurs idées, descendez parmi leurs rangs et vous verrez que j’ai raison.
Permettez-moi de vous dire ce que je pense. Ne provoquez pas la vengeance des travailleurs, car vous prépareriez alors de nouveaux malheurs. Vous savez que la persécution est le meilleur moyen de répandre une idée. Est-ce cela que vous souhaitez? Désirez-vous un avenir pour la France fait de massacres? Car, je le répète, il ne se passera pas dix années avant une révolution sociale.
Qu’est-il nécessaire de faire en vue de cette révolution? Allez-vous bouder, fermer les yeux, ne rien vouloir, ne rien savoir? Non, vous devriez étudier sincèrement le mouvement, vous demander sincèrement si, par hasard, nous ne pourrions pas avoir raison. Je vous en conjure, ainsi que chaque homme de cœur qui m’écoute, la question est sérieuse et inévitable.
Peut-être estimez-vous qu’il est très audacieux de ma part d’user d’un tel langage dans un tribunal; mais, si seulement deux ou trois personnes sont sensibles à la vérité de mes paroles, et les considèrent comme un avertissement salutaire, je n’aurai pas payé trop cher pour quelques années d’emprisonnement pour avoir fait mon devoir.
Si, en vous conseillant de considérer la certitude d’une révolution sociale, je peux éviter que coulent quelques gouttes de sang, oh !je pourrai mourir entre les murs d’une prison et mourir satisfait.
Si, cependant, mes avertissements ne suffisent pas et que la révolution sociale jaillit avec violence, par la faute de la bourgeoisie, on me trouvera aux côtés de mes amis.”

En dépit de ces avertissements, le 19 janvier, le tribunal condamna Kropotkine, Bernard, Bordat et Garnier à cinq années de prison, une amende de mille francs, à dix ans de surveillance policière et à quatre ans de privation des droits civils Trois autres [Jean-Baptiste Ricard – Pierre Martin – Octave Liége] à quatre ans d’emprisonnement, une amende de cinq cent francs, une surveillance de dix ans et une privation des droits de cinq ans; quatre autres [ Auguste Blonde – Benoît Péjo – Claude Crestin – Antoine Desgranges] à trois ans d’emprisonnement, cinq cent francs d’amende, dix ans de surveillance et cinq ans de privation des droits; cinq autres [ Etienne Faure – Jules Morel – Pierre Michaud – François Pautet – Frédéric Tressaud ] à deux ans de prison, une amende de trois cent francs, dix ans de surveillance et cinq ans de privation des droits; douze autres [Félicien Bonnet – Régis Faure – Louis Genet – Antoine Gleizal – Emile Huser – Jacques Peillon – Pierre Pinoy – Michel Sala – Philippe Sanlaville – Charles Voisin – Jacques Zuida – Joseph Genoud] à quinze mois de prison, une amende de deux cent francs et cinq années de privation des droits; huit autres [Louis Bardoux – André Courtois – Joseph Bruyère — François Dejoux – Jean-Marie Dupoiza – Victor Fages – Louis Landau – Joseph Trenta] à un an d’emprisonnement, une amende de cent francs et cinq ans de privation des droits; et dix autres [ Michel Chavrier – Jean Coindre – Joseph Cottaz – Joseph Damians – Nicolas Didelin, Victor Berlioz-Arthaud – Emile Hugonnard – Charles Sourisseau – Emile Viallet – Louis Champalle ] à six mois de prison, une amende de cinquante francs et cinq ans de privation des droits. Les cinq ou six autres furent acquittés. [cinq en réalité: David De Gaudenzi – Joseph Ribeyre – Jean-Marie Giraudon – Jean-Marie Thomas – César Mathon]

Gautier et un certain nombre de ses camarades ont fait appel du verdict mais Kropotkine a pour sa part fermement refusé cette possibilité.

NDT : Les notes sont réduites au maximum. Concernant les inculpés, elles renvoient à leur biographie sur le site du dictionnaire des militants anarchistes. Un site qui mérite bien des visites vu le travail qu’il représente.

1. Voir L’arrestation de Kropotkine
2. Toussaint Bordat Toussaint Bordat : un acharné contre l’autorité http://rebellyon.info/?Toussaint-Bordat-un-acharne-contre
3. Émile Gautier Voir le Dictionnaire des militants anarchistes http://militants-anarchistes.info/spip.php?article2055
4. Frédéric Tressaud Voir le Dictionnaire des militants anarchistes http://militants-anarchistes.info/spip.php?article6015
5. Benoît Pejot Voir le Dictionnaire des militants anarchistes http://militants-anarchistes.info/spip.php?article4526
6. Pierre Pinoy Voir le Dictionnaire des militants anarchistes http://militants-anarchistes.info/spip.php?article4688
7. Nicolas Didelin Voir le Dictionnaire des militants anarchistes http://militants-anarchistes.info/spip.php?article1272
8. Joseph Bernard Voir le Dictionnaire des militants anarchistes http://militants-anarchistes.info/spip.php?article2060

Sur le procès de Lyon, voir par exemple :

Du procès de Lyon à Genève Extrait de Le mouvement libertaire sous la troisième république. Souvenirs d’un révolté  Jean Grave Troisième partie Editions “Les oeuvres représentatives” – 1930
1883 : Le premier procès spectacle de l’anarchisme Alternative Libertaire http://www.alternativelibertaire.org/?1883-Le-premier-proces-spectacle
Le mouvement anarchiste à Lyon (1880-1884) http://archivesautonomies.org/spip.php?article15
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Ma vie valait-elle la peine d'être vécue ?

Messagede digger » 01 Fév 2015, 13:18

Texte original :Was My Life Worth Living? Emma Goldman Harper's Monthly Magazine, Vol. CLXX, Décembre 1934
http://sunsite.berkeley.edu/Goldman/Writings/Essays/lifework.html

"Il est étrange de voir ce que le temps fait subir aux causes politiques. Il y a une génération de cela, il semblait à de nombreux conservateurs américains que les opinions qu’exprimait Emma Goldman pourraient bouleverser le monde. Aujourd’hui, elle combat pratiquement seule pour ce qui apparaît comme une cause perdue ; les radicaux contemporains s’opposent à elle dans leur grande majorité; plus que cela, son dévouement à la liberté et sa haine envers l'ingérence du gouvernement pourraient être considérés comme la situant bizarrement sur le même plan du spectre politique que ces messieurs de la Liberty League, à sa frange la plus extrême.
Néanmoins, dans cet article, qui pourrait être considéré comme ses dernières volontés et son testament, elle dégaine encore. Inutile de dire que ses opinions ne sont pas les nôtres. Nous les présentons comme une manifestation de constance courageuse d’un individualisme vraiment robuste, resté intact malgré les opposition et un âge avancé.
" – Les Editeurs.

Jusqu'à quel point une philosophie personnelle est -elle une question de tempérament et jusqu'à quel point résulte t-elle de l'expérience est une question sans intérêt. Nous parvenons naturellement à des conclusions à la lumière de notre expérience, grâce à la mise en œuvre d'un processus que nous appelons la rationalisation des faits que nous observons au cours des épisodes de notre vie.L'enfant est enclin aux affabulations. En même temps, à certains égards, il appréhende la vie plus correctement que ses aînés alors qu'il prend conscience de son environnement. Il n'a pas encore assimilé les usages et les préjugés qui constituent la majeure partie de ce qui passe pour la pensée. Chaque enfant réagit différemment à son environnement. Certains deviennent des rebelles, refusant d'être aveuglés par des superstitions sociales. Ils sont révoltés par chaque injustice perpétrée contre eux ou les autres. Ils deviennent de plus en plus sensibles à la souffrance qui les entoure et aux restrictions contenues dans chaque convention et tabou qui leur sont imposés.

J'appartiens, de toute évidence, à la première catégorie. Depuis mes tous premiers souvenirs de mon enfance en Russie, je me suis rebellée contre toute l'orthodoxie sous toutes ses formes. Je n'ai jamais pu supporter d'être témoin de la cruauté et j'étais révoltée par la brutalité légale infligée aux paysans de notre voisinage.Je versais des larmes amères lorsque les jeunes gens étais enrôlés dans l'armée et arrachés à leurs proches et à leur foyer. J'éprouvais du ressentiment envers le traitement de nos serviteurs, qui faisaient le travail le plus dur et qui étaient néanmoins logés dans des dortoirs misérables et se nourrir des restes de notre table. Je fus indignée lorsque je découvris que l'amour entre des jeunes gens d'origine juive et non juive était considéré comme le crime des crimes et la naissance d'un enfant illégitime comme l'immoralité la plus dépravée.

En venant en Amérique, j'ai partagé le même espoir que la plupart des immigrants européens et la même désillusion, bien que cette dernière m'ait affectée plus profondément. On n'autorise pas l'immigrant sans argent et sans relation à caresser l'illusion confortable que l'Amérique est un oncle bienveillant qui assure la garde affectueuse et impartiale de ses neveux et nièces. J'ai bientôt appris que, au sein de la république, il existe une multitude de façons par lesquelles les forts, les malins, les riches peuvent s'emparer du pouvoir et le garder. J'ai vu tant de travail pour de petits salaires, qui maintenaient juste à la limite de la misère, au profit de quelques-uns qui faisaient d'énormes profits. J'ai vu les tribunaux, les chambres de législateurs, la presse et les écoles -- en fait, tous les lieux d'éducation et de protection -- utilisés, en réalité, comme instruments pour la survie d'une minorité, alors que les masses se voyaient refuser tous les droits. J'ai découvert comment les politiciens savaient embrouiller toutes les questions, comment ils contrôlaient l'opinion publique et manipulaient les votes pour leur propre bénéfice et ceux de leurs alliés industriels et financiers. Voilà l'image de la démocratie que j'ai bientôt découverte à mon arrivé aux États-Unis. Il n'y a eu foncièrement que peu de changements depuis cette époque.

Cette situation, en substance la vie quotidienne, s'est imposée à moi avec une force qui a balayé les faux-semblants et fait apparaître crûment et clairement la réalité à travers un événement survenu peu après mon arrivée en Amérique. Ce fut la soi-disant émeute de Haymarket, suivie par le procès et la condamnation de huit hommes, parmi lesquels cinq anarchistes. Leur crime était un amour englobant tous leurs semblables et leur détermination à émanciper les masses opprimées et déshéritées. L'état de l'Illinois n'avait réussi en aucune manière à prouver leur lien avec la bombe qui avait été jetée lors d'un rassemblement en plein air sur Haymarket Square à Chicago. Ce fut leur anarchisme qui provoqua leur condamnation et leur exécution le 11 novembre 1887. Ce crime légal a laissé une marque indélébile dans mon esprit et mon cœur et m'a décidé de me familiariser avec l'idéal pour lequel ces hommes étaient morts si héroïquement. Je me suis dévouée à leur cause.

Cela demande quelque chose de plus que l'expérience personnelle pour acquérir une philosophie ou une opinion sur un quelconque événement précis. C'est la qualité de notre réponse devant l'événement et notre capacité à pénétrer dans la vie des autres qui nous aident à faire nôtres leurs vies et leurs expériences. Dans mon cas, mes convictions proviennent et se sont développés à partir d'événements vécus par d'autres aussi bien que de ma propre expérience. Ce que j'ai vu infligé aux autres par l'autorité et la répression, par l'économie et la politique, transcende tout ce que j'ai pu endurer moi-même.

On m'a souvent demandé pourquoi je maintenais une telle attitude intransigeante envers le gouvernement et de quelle manière,moi-même, j'avais été opprimée par celui-ci. Selon moi, il contrarie tout le monde. Il exige des impôts sur la production. Il fixe des prix qui empêche le libre échange. Il défend toujours le statut quo et les comportements et croyances conformistes. Il s'ingère dans la vie privée et les relations personnelles les plus intimes, permettant aux superstitieux, aux puritains et aux pervertis d'imposer leurs préjugés ignorants et leur servitude morale aux esprits libres, imaginatifs et sensibles. Le gouvernement fait cela à travers ses lois sur le divorce, sa censure morale, et un milliers de petites tracasseries envers ceux qui sont trop honnêtes pour porter le masque de la respectabilité. En outre, le gouvernement protège le fort au détriment du faible, institue des tribunaux et des lois que le riche peut enfreindre et que le pauvre doit respecter. Il permet au prédateur riche de faire la guerre afin de conquérir des marchés pour les privilégiés, d'apporter la prospérité aux gouvernants et la mort à la masse des gouvernés. Mais ce n'est pas seulement le gouvernement, au sens de l'état, qui est destructeur de toutes les valeurs et qualités individuelles.C'est tout l'ensemble de l'autorité et de la domination institutionnelle qui étrangle la vie. Ce sont les superstitions, les mythes, les faux-semblants, les faux-fuyants et la servilité qui soutiennent l'autorité et la domination. C'est l'obédience à ces institutions inculquée par l'école, l'église et la famille afin que l'individu croit et obéit sans protester. Un tel processus de dévitalisation et de distorsion de la personnalité des individus et des communautés dans leur ensemble peut avoir correspondu à une période de l'évolution historique; mais il doit être combattu énergiquement par tous les esprits honnêtes et indépendants à une époque qui prétend au progrès.

On m'a souvent suggéré que la Constitution des États-Unis était une garantie suffisante pour la liberté de ses citoyens. Il est évident que même la liberté qu'elle prétend garantir est très limitée. Je n'ai pas été impressionnée par la qualité de la garantie. Les nations du monde, avec des siècles de lois internationales derrière elles, n'ont jamais hésité à s'engager dans des destructions de masse tout en jurant solennellement vouloir préserver la paix; et les documents légaux en Amérique n'ont jamais empêché les États-Unis de faire de même. Ceux qui détiennent l'autorité ont abusé, et abuseront toujours, de leur pouvoir. Et les exemples contraires sont aussi rares que des roses poussant sur les icebergs. La Constitution, loin de jouer un quelconque rôle libérateur dans la vie du peuple américain, leur a volé la capacité de dépendre de ses propres ressources et de penser par lui-même. Les américains sont si facilement dupés par la sanctification de la loi et de l'autorité. En fait, le mode de vie a été standardisé, banalisé et mécanisé comme de la nourriture en boîte et les sermons du dimanche. Tout le monde gobe les informations officielle et les croyances et idées prêtes--à-porter. On se nourrit de la sagesse que lui apportent, à travers la radio et les magazines bon marché, les grandes sociétés dont le but philanthropique est de vendre l'Amérique. On accepte les normes de conduite et celles artistiques de la même manière que la publicité pour le chewing-gum la pâte dentifrice et le cirage à chaussure. Même les chansons sont fabriquées comme des boutons ou des pneus d'automobiles -- toutes coulées dans le même moule.

II


Néanmoins, je ne désespère pas de la vie américaine. Au contraire, je pense que la fraîcheur de l'approche américaine, les réserves intellectuelles et d'énergie émotionnelle qui résident inexploitées dans le pays, offrent beaucoup de promesses pour l'avenir. La guerre a laissé dans son sillage une génération déboussolée. La folie et la brutalité dont ils ont été témoins la cruauté et le gâchis inutiles qui a presque ruiné le monde, les ont fait douter des valeurs que leur avaient transmis leurs aînés. Certains, ne sachant rien du passé du monde, ont essayé de créer de nouvelles formes d'art et de vie à partir de rien. D'autres ont fait l'expérience de la décadence et du désespoir. Beaucoup d'entre eux, même révoltés, étaient pathétiques. Ils furent replongés dans la soumission et la futilité, parce qu'ils manquaient d'un idéal et entravés davantage par un sens du pêché et un fardeau d'idées mortes auxquelles ils ne pouvaient plus croire plus.

Ces derniers temps, un nouvel esprit s'est manifesté dans la jeunesse et se développe avec la dépression. ces esprit est plus raisonné, bien que encore confus. Il veut créer un monde nouveau mais ne sait pas très bien comment il veut y parvenir. C'est pour cette raison que la jeune génération réclame des sauveurs. Elle a tendance à croire dans les dictateurs et à acclamer chaque nouveau aspirant à cet honneur comme un messie. Elle veut des méthodes de salut pures et dures, avec une petite minorité dirigeant la société dans quelque voie unique vers l'utopie. Elle n'a pas encore pris conscience qu'elle devait se sauver par elle-même. La jeune génération n'a pas encore appris que les problème auxquels elle est confrontée ne peuvent être résolus que par elle-même et qu'ils devront être réglés sur la base de la liberté sociale et économique en coopération avec les masses qui luttent pour le droit à l'accès à la table et aux joies de la vie.

Comme je l'ai déjà dit, mon insoumission envers toute forme d'autorité provient d'une vision sociale beaucoup plus vaste, plutôt que de quelque chose dont j'aurais souffert moi-même. Le gouvernement a, bien sûr, interféré avec ma pleine expression, comme il l'a fait avec d'autres. Les puissants ne m'ont certainement pas épargnée. Les descentes de police lors de mes conférences pendant mes trente-cinq années d'activité aux États-Unis étaient fréquentes, suivies par d'innombrables arrestations et trois condamnations à des peines de prison. S'ensuivit la privation de ma citoyenneté et mon expulsion. La main de l'autorité s'est toujours mêlée de ma vie. Si je ne m'en suis pas moins exprimée, ce fut en dépit de toutes les restrictions et les difficultés mises sur mon chemin et non à cause d'elles. Je n'étais en aucune manière la seule dans ce cas. Le monde entier a donné des figures héroïques à l'humanité, qui, face aux persécutions et à l'opprobre, ont vécu et combattu pour leur droit et le droit de l'humanité à une expression libre. L'Amérique s'est distingué en contribuant par un large quota de ses enfants qui n'étaient assurément pas à la traîne. Walt Whitman, Henry David Thoreau, Voltairine de Cleyre, une des grandes anarchistes américaines, Moses Harman, le pionnier de l'émancipation des femmes envers l'esclavage sexuel, Horace Traubel, l'adorable chanteur de la liberté, et tout un éventail d'autres esprits braves se sont exprimés en conservant leur vision d'un nouvel ordre social fondé sur la liberté envers toute forme de coercition. Il est vrai qu'ils en payèrent chèrement le prix. Ils furent privé d'une grande partie du confort qu'offre la société au don et au talent, mais qu'elle refuse lorsqu'ils ne se soumettent pas. Mais, quel que soit le prix, leurs vies furent enrichies plus que la moyenne. Je me sens, moi aussi, enrichie au-delà de toute mesure. Mais cela est dû à la découverte de l'anarchisme, qui, plus que toute autre chose, a renforcé ma conviction que l'autorité bloque l'évolution humaine alors que la pleine liberté la garanti.

Je considère l'anarchisme comme la plus belle et la plus utile des philosophies qui ait été élaborée jusqu'à ce jour pour l'exercice de l'expression individuelle et les relations qu'il établit entre l'individu et la société.En outre, je suis certaine que l'anarchisme est trop vital et trop proche de la nature humaine pour mourir un jour. Je suis convaincue que la dictature, de droite comme de gauche, ne peut jamais réussir -- qu'elle n'a jamais réussi, et notre époque le prouvera une fois de plus, comme cela a été prouvé auparavant. Lorsque l'échec de la dictature moderne et des philosophies autoritaires seront plus évidentes et la prise de conscience de cet échec plus général, l'anarchisme sera disculpé. Considéré sous cet angle, une recrudescence des idées anarchistes dans un futur proche est très probable. Lorsque cela arrivera, je crois que l'humanité quittera enfin le labyrinthe dans lequel elle est aujourd'hui perdue et s'engagera sur le chemin d'une vie saine et de la renaissance à travers la liberté.

Nombreux sont ceux qui nient la possibilité d'une telle renaissance pour la raison que la nature humaine ne peut pas changer.1 Ceux qui insistent sur le fait que la nature humaine ne change à aucun moment n'ont rien appris et rien oublié. Ils n'ont certainement pas la moindre idée des immenses progrès faits par la sociologie et la psychologie, prouvant sans l'ombre d'un doute que la nature humaine est malléable et peut être changée. Elle n'est en aucun cas une quantité. Au lieu de cela, elle est fluide et réactive à des conditions nouvelles. Si, par exemple, le soi-disant instinct de conservation était si fondamental qu'il est supposé l'être, les guerres auraient été éliminées, ainsi que tous les occupations risquées et dangereuses.

Je veux souligner ici qu'il n'y aurait pas besoin de grands changements, comme on le suppose souvent, pour garantir le succès d'un nouvel ordre social tel que le conçoivent les anarchistes. Je pense que nos équipements actuels seraient appropriés si les oppressions et les inégalités artificielles ainsi que la force organisée et la violence qui les soutiennent, étaient supprimées.

On fait remarquer de nouveau que si la nature humaine peut être changée, l'amour de la liberté ne pourrait-il pas être ôté du cœur humain ? L'amour de la liberté est un trait universel et aucune tyrannie n'a donc réussi jusqu'à maintenant à l'éradiquer. Quelques dictateurs modernes pourrait essayer, et, en réalité, essaient, avec tous les moyens de cruauté dont ils disposent. Même si ils duraient assez longtemps pour mener à bien un tel projet -- ce qui est difficilement concevable -- il existe d'autres difficultés. D'abord, les peuples que les dictateurs essaieraient de former devraient être coupés de toutes leurs traditions qui pourraient leur suggérer les avantages de la liberté. Ils devraient aussi être isolés de tout contact avec d'autres peuples auprès desquels ils pourraient s'inspirer d'idées libertaires. Mais, le fait même qu'une personne a conscience d'être différente des autres crée le désir d'agir librement. L'envie de liberté et d'expression libre constitue un trait fondamental et dominant.

Comme il est habituel lorsque les gens essaient de sortir de situation embarrassante, j'ai souvent entendu l'argument selon lequel l'homme ordinaire ne veut pas la liberté; que cet amour de la liberté ne se trouve que chez très peu de gens: que le peuple américain, par exemple, s'en désintéresse complètement. Sa résistance à la récente loi de la prohibition, qui a été si efficace que les politiciens ont finalement répondu à la demande populaire et ont abrogé l'amendement, montre que celui-ci n'est pas totalement dénué du désir de liberté. Si les masses américaines avaient été aussi déterminées pour aborder des questions plus importantes, elles auraient pu accomplir beaucoup plus. Il est vrai, cependant, que le peuple américain est tout juste prêt à s'ouvrir à des idées progressistes. Cela est dû à l'évolution historique du pays. En fin de compte, la montée du capitalisme et l'apparition d'un état très puissant sont récents aux États-Unis, Beaucoup se croient encore bêtement au temps des pionniers, lorsque le succès était facile, les opportunités plus nombreuses qu'aujourd'hui et que la situation économique des individus n'était pas susceptible de devenir statique et sans espoir.

Il est néanmoins vrai que l'américain moyen est encore enraciné dans ces traditions, convaincu que la prospérité sera bientôt de retour. Mais, parce qu'un certain nombre d'individus n'ont pas la personnalité et les capacités de penser par eux-mêmes, je ne pense pas que la société, pour cette raison, doive ouvrir une nursery spéciale pour les revitaliser. J'insiste sur le fait que la liberté, la vraie liberté, une société plus libre et plus flexible, est le seul moyen pour le développement des meilleures potentialités de l'individu.

Je reconnais que quelques individus ont acquis une grande stature à travers leur révolte contre les conditions existantes. Je ne suis que trop consciente du fait que ma propre évolution s'est faite en grande partie à travers la révolte. Mais je considère qu'il est absurde de prétendre que les injustices sociales doivent exister pour rendre nécessaire la révolte contre elles. Un tel argument serait la reproduction de la vieille idée religieuse de purification. C'est manquer d'imagination de supposer que quelqu'un qui montre des qualités supérieures à la moyenne ne pourrait les développer que de cette seule façon. La personne qui, au sein de ce système, a évolué dans un contexte de révolte, pourrait facilement, dans une autre situation sociale, évoluer dans une direction artistique, scientifique ou tout autre domaine créatif et intellectuel .

III


Mais, je ne prétend pas que le triomphe de mes idées élimineraient à jamais tous les problèmes possibles de la vie des hommes. Ce que je crois, c'est que la suppression des obstacles artificiels actuels au progrès préparerait le terrain pour de nouvelles conquêtes et joies de vivre. La nature et nos propres complexes sont susceptibles de continuer à nous apporter assez de peine et de d'épreuves. Pourquoi, alors, garder les souffrances inutiles imposées par nos structures sociales actuelles, fondées sur le mythe qu'elles renforceraient nos caractères, alors que des vies prisées démentent quotidiennement une telle notion ?

Le scepticisme concernant l'adoucissement du caractère humain dans un contexte de liberté sont émises principalement par des gens prospères. Il serait difficile de convaincre un homme qui meurt de faim que le fait d'avoir à manger en abondance ruinerait son caractère. Tout comme pour le développement individuel au sein de la société que j'attends avec impatience, je pense que, avec la liberté et l'abondance, des sources insoupçonnées d'initiatives individuels jailliraient. Nous pourrions faire confiance à l'intérêt et à la curiosité humaine envers le monde pour le développement de l'individu dans tous les domaines imaginables.

Bien sûr, ceux enracinés dans le présent ne parviendront pas à prendre conscience que le profit comme incitation pourrait être remplacer par un autre moteur qui motiverait les gens à donner le meilleur d'eux-mêmes. Il est certain que le profit et le gain sont des facteurs déterminants dans notre système actuel. C'est obligé. Même les riches ont un sentiment d'insécurité. Ils veulent protéger et consolider ce qu'ils ont. Les motivations du gain et du profit sont néanmoins liés à d'autres moteurs plus essentiels. Quand un homme s'assure d'un toit et de vêtements, si il est du type à aimer l'argent, il continue à travailler pour obtenir un statut -- un prestige admiré par ses semblables. Dans des conditions sociales différentes et plus justes, ces motivations plus fondamentales deviendraient l'exception et le moteur du profit, qui n'en est que la manifestation, disparaîtrait. Même de nos jours, le scientifique, l'inventeur, le poète, ne sont pas motivés en premier lieu par le gain et le profit. C'est l'envie de créer qui constitue la première incitation. Il n'est pas surprenant que cette envie soit absente parmi la masse des travailleurs, parce que leurs activités sont mortellement routinières. Sans aucun rapport avec leurs vies ou leurs besoins, leur travail s'effectue dans des environnements des plus épouvantables, sous les ordres de ceux qui ont le pouvoir de vie et de mort sur les masses. Pourquoi seraient-ils incités à donner plus d'eux -mêmes que ce qui est strictement nécessaire pour assurer leur misérable existence?

En matière d'art, de science, de littérature et dans les domaines de la vie que nous considérons comme quelque peu éloignés de notre vie quotidienne, nous sommes ouverts à la recherche, à l'expérimentation et à l'innovation. Mais notre obédience traditionnelle à l'autorité est si grande que la suggestion d'expérimenter suscite une peur irrationnelle chez la plupart des gens. Il existe certainement de plus grandes raisons d'expérimenter dans le domaine social que dans la science. Il faut espérer, par conséquent, que l'humanité, ou une partie d'entre elle, aura l'occasion dans un avenir pas trop lointain, de tenter de vivre et d'évoluer dans des conditions de liberté correspondant aux premiers stades de la société anarchiste. La croyance dans la liberté affirme que les êtres humains sont capables de coopérer. Ils le font aujourd'hui même, à un degré surprenant, sinon une société organisée serait impossible. Si les systèmes par lesquels les hommes peuvent se nuire les uns-les autres, telle que la propriété privée, étaient supprimés, et si le culte de l'autorité pouvait être rejeté, la coopération serait spontanée et inévitable et l'individu considérerait sa contribution à l'amélioration du bien-être social comme sa plus haute vocation.

Seul l'anarchisme souligne l'importance de l'individu, ses possibilités et ses besoin dans une société libre. Au lieu de lui dire qu'il doit se prosterner devant les institution et les vénérer, vivre et mourir pour des abstractions, vendre son âme et entraver sa vie à des tabous, l'anarchisme insiste sur le fait que le centre de gravité de la société est l'individu -- qui doit penser par lui-même, agir librement et vivre pleinement. Le but de l'anarchisme est que chaque individu, partout dans le monde, soit capable de faire ainsi. Pour se développer librement et pleinement, il doit se libérer de l'interférence et de l'oppression des autres. La liberté est, par conséquent, la clé d voûte de la philosophie anarchiste. Cela n'a rien en commun, bien sur, avec "l'individualisme acharné" si vanté. Un tel individualisme prédateur est en réalité flasque. Au moindre danger menaçant sa sécurité, il court sous l'aile de l'état, hurle pour la protection de son armée, de sa marine ou de tout autre moyen d'étranglement qu'il a à sa disposition. Leur "individualisme acharné" n'est qu'un des nombreux faux-semblant qu'utilise la classe dirigeante pour laisser libre cours à leurs affaires et à leurs escroqueries politiques.

Indépendamment du penchant actuel pour les gros bras, les états totalitaires ou la dictature de gauche, mes idées sont restées inébranlées. En fait, elles ont été renforcées par mes expériences personnelles et les événements à travers le monde au cours des années. Je ne vois aucune raison de changer, tout comme je ne crois pas que le penchant pour la dictature puisse un jour résoudre nos problèmes de société. Comme par le passé, j'insiste sur le fait que la liberté est l'âme du progrès et qu'elle est essentielle dans tous les domaines de la vie. Je considère cela comme une loi de l'évolution sociale que nous pouvons poser comme postulat. Ma foi est dans l'individu et dans la capacité des individus libres à l'effort collectif. 2

Le fait que le mouvement anarchiste pour lequel j'ai œuvré depuis si longtemps est, dans une certaine mesure, en sommeil et éclipsé par des philosophies autoritaires et coercitives, me préoccupe mais ne me désespère pas. Il me semble particulièrement significatif que de nombreux pays se refusent à reconnaître l'anarchisme. Tous les gouvernements considèrent que, si les partis politiques de droite comme de gauche prônent le changement social, ils gardent l'idée d'un gouvernement et d'une autorité. L'anarchisme, seul, refuse les deux et propage l'idée de la rébellion sans compromis. A terme, par conséquent, l'anarchisme est considéré comme plus mortel pour les régimes actuels que toute autre théorie sociale qui revendique le pouvoir.

Considérée sous cet angle, je pense que ma vie et mon travail ont été réussis. Je considère ce qui regardé généralement comme le succès -- l'acquisition de richesse, la prise du pouvoir ou le prestige social -- comme des échecs des plus macabres . Quand on dit d'un homme qu'il est arrivé, je comprends qu'il est fini -- que son développement s'est arrêté à ce stade. J'ai toujours essayé de me rester dans un état de flux et de croissance continuelle, et non de me pétrifier dans une niche d'auto-satisfaction. Si je devais à nouveau vivre ma vie, comme tout à chacun, j'aimerais en changer quelques détails mineurs. Mais en ce qui concerne mes principaux actes et attitudes, je referais ma vie comme je l'ai vécue. Je travaillerai à coup sûr pour l'anarchisme avec le même dévouement et la même confiance dans sa victoire finale.

NDT:

1. La question de la nature humaine serait trop longue à aborder ici, mais l'argumentation de Goldman qui se fonde sur l'existence d'une nature humaine, est non seulement fort discutable, mais inutile à l'anarchisme. "L’homme n’a pas de nature, il n’a qu’une histoire" disait J.P Sartre. Une condition et une histoire, non déterminées à l'avance, sur lesquelles il est possible d'agir individuellement et collectivement
2. Ce passage répond en partie, aux critiques "d'individualisme" couramment émises envers Emma Goldman. Voir Critiques de Emma Goldman https://racinesetbranches.wordpress.com/introduction-a/emma-goldman/critiques-de-emma-goldman/
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Le droit de vote des femmes

Messagede digger » 05 Fév 2015, 15:19

Titre original : Woman Suffrage – Emma Goldman Publié dans Anarchism and Other Essays. Second Revised Edition. New York & London: Mother Earth Publishing Association, 1911. pp. 201-217. http://dwardmac.pitzer.edu/Anarchist_Archives/goldman/aando/suffrage.html

Nous nous vantons de l’état d’avancement des sciences et du progrès. N’est-ce pas étrange alors que nous soyons encore dans l’adoration de fétiches ? Ils ont une substance et une forme différentes, il est vrai, mais leurs pouvoirs sur l’esprit humain sont tout aussi désastreux que ne l’étaient ceux du passé.

Notre fétiche moderne est le suffrage universel. Ceux qui n’en jouissent pas encore mènent des révolutions sanglantes pour l’obtenir, et ceux qui ceux qui en jouissent font de lourds sacrifices à l’autel de cette divinité omnipotente. Malheur aux hérétiques qui osent en douter!

La femme, plus encore que l’homme, est adoratrice des fétiches, et quoique ses idoles puissent changer, elle est toujours à genoux, toujours levant ses mains, toujours aveugle au fait que son Dieu a des pieds d’argile. Ainsi elle a été le plus grand soutien de toutes les déités depuis les temps immémoriaux. Elle a eu à payer le prix que seuls les dieux peuvent exiger : sa liberté, le sang de son cœur, sa vie même.

La maxime mémorable de Nietzsche: « Quand vous allez à la femme, prenez le fouet », est considérée comme très brutale. Cependant, Nietzsche exprime dans cette phrase l’attitude de la femme envers ses dieux.
La religion, spécialement la religion chrétienne, a condamné la femme à une vie inférieure, à celle de l’esclave. Elle a contrecarré sa nature et enchaîné son âme et, malgré cela, cette religion n’a pas de plus grand soutien, pas de plus dévoué partisan que la femme. En réalité, on peut dire avec certitude que la religion aurait depuis longtemps cessé d’être un facteur dans la vie des peuples sans l’appui qu’elle reçoit de la femme. Les plus ardents ouvriers de l’Église, les plus infatigables missionnaires dans le monde entier sont les femmes, faisant toujours des sacrifices sur l’autel des dieux qui ont enchaîné leur esprit et asservi leur corps.

Ce monstre insatiable, la guerre, dépouille la femme de tout ce qui lui est cher et précieux. Il exige ses frères, ses amants et ses fils, et en retour lui donne une vie de désespoir et de solitude . Et pourtant, le plus grand défenseur et adorateur de la guerre est la femme. C’est elle qui inculque l’amour de la conquête et du pouvoir à ses enfants, c’est elle qui berce son bébé pour l’endormir au son des trompettes et des canons de la guerre. Oui c’est la femme qui paie le prix le plus élevé à ce monstre insatiable.

Puis il y a le foyer. Quel terrible fétiche ! Combien cette prison moderne avec des barreaux dorés sape l’énergie vitale de la femme ! Son aspect brillant l’empêchent de voir le prix qu’elle aura à payer comme épouse, mère et ménagère. Pourtant, elle se cramponne avec ténacité au foyer, au pouvoir marital qui la tient en esclavage.

On peut penser que la femme désire le droit de vote pour se libérer, parce qu’elle a conscience du terrible prix qu’elle doit payer à l’Église, à l’État et au foyer. Ce peut être vrai pour quelques-unes; mais la majorité des suffragettes répudie entièrement un tel blasphème. Au contraire, elles affirment toujours sur le fait que c’est le le droit de vote des femmes qui fera d’elles de meilleures chrétiennes et femmes d’intérieur, de dévouées citoyennes de l’État. Ainsi, le droit de vote est seulement un moyen de fortifier l’omnipotence des dieux mêmes que la femme a servi depuis des temps immémoriaux.

Il ne faut pas s’étonner alors qu’elle soit aussi dévote, aussi zélée, aussi prosternée devant la nouvelle idole: le droit de vote des femmes. Comme jadis, elle endure persécutions, emprisonnements, tortures et toutes sortes de condamnations avec le sourire aux lèvres. Comme autrefois, même les plus éclairées espèrent un miracle de la divinité du XXe siècle : le droit de vote. La vie, le bonheur, la joie, la liberté,l’indépendance, tout cela et davantage doit émaner de ce droit. Dans sa dévotion aveugle, la femme ne voit pas ce que les gens éclairés ont perçu il y a cinquante ans : que le droit de vote est un leurre, qu’il leur a fermé les yeux pour qu’ils ne voient pas avec quelle habileté on les a amenés à se soumettre.

La revendication de l’égalité devant le droit de vote des femmes est basée en grande partie sur le principe qu’elle doivent avoir des droits égaux à ceux de l’homme dans toutes les affaires de la société. Personne ne pourrait réfuter cela si le suffrage était un droit. Hélas ! seul un esprit ignorant peut voir un droit dans un abus de pouvoir. Qu’un groupe de personnes fassent des lois auxquels les autres sont contraints d’obéir, n’est-ce pas une forme d’abus de pouvoir des plus brutales ? Malgré cela, les femmes réclament à cors et à cris cette « chance en or » qui a été la cause de tant de misère à travers le monde et qui a volé aux hommes son intégrité et sa confiance en soi ; un abus de pouvoir qui a totalement corrompu les gens et qui les ont transformé en proies entre les mains de politiciens sans scrupules.

Le pauvre, stupide et libre citoyen américain§ Libre de mourir de faim, de sillonner les autoroutes de ce grand pays. Il bénéficie du suffrage universel et, grâce à ce droit, il s’est forgé des chaînes. Il reçoit pour récompense des lois rigoureuses sur le travail qui lui interdisent le boycott, l’organisation de piquet de grève, tous les droits, excepté celui d’être volé des fruits de son travail. Néanmoins, toutes les conséquences désastreuse de ce fétiche du vingtième siècle n’ont rien appris aux femmes. Car on nous assure que la femme purifiera la politique.

Inutile de dire que je ne m’oppose pas au suffrage des femmes pour la raison qu’elles ne seraient pas égale devant ce droit. Je ne vois pas de raisons physiques, psychiques pour lesquelles elle ne le serait pas. Mais l’idée absurde que les femmes réussiront là où les hommes ont échoué n’arrive pas pas à me convaincre. Si elle ne ferait pas pire qu’eux, elles ne feraient pas mieux non plus. Affirmer, par conséquent, qu’elles réussiraient à purifier quelque chose qui ne peut pas être purifié, c’est leur attribuer des pouvoirs surnaturels. Puisque le plus grand malheur de la femme est d’avoir été considérée comme un ange ou comme un diable, son véritable salut repose sur le fait d’être resituée sur terre; en un mot, d’être considérée comme un être humain et, par conséquent, sujettes à toutes les folies et les erreurs humaines. Allons-nous croire alors que deux erreurs établiront un droit? Pouvons-nous affirmer que le poison déjà inhérent à la politique sera diminué si les femmes entrent dans l’arène ? Les plus ardentes suffragettes soutiendront difficilement une telle baliverne.

En fait, ceux qui ont étudié le plus attentivement le suffrage universel sont parvenus à la conclusion que tous les systèmes de pouvoir politique sont absurdes et totalement impuissants à répondre aux problèmes urgents de la vie quotidienne. Ce point de vue est également corroborée par une déclaration d’une fervente partisane du suffrage universelle, le Dr. Helen L. Sumner. Dans son remarquable ouvrage Equal Suffrage, 1 elle écrit: « Dans le Colorado, nous constatons que l’égalité devant le droit de vote sert à démontré de manière la plus frappante le caractère fondamental corrompu et déshonorant du système actuel. » Bien sûr, le Dr. Sumner pense à un système de vote précis, mais la même chose s’applique de la même manière à tout l’appareil du système représentatif. Sur cette base, il est difficile d’imaginer comment, en tant qu’actrices politiques, les femmes en tireraient un quelconque bénéfice, pour elles ou pour le reste de l’humanité.

Mais, diront nos inconditionnelles du droit de vote, regardez les pays ou les états où ce droit existe pour les femmes. Regardez ce que les femmes ont accompli–en Australie, Nouvelle Zélande, Finlande, dans les pays scandinaves et dans nos quatre états, l’Idaho, le Colorado, le Wyoming et l’Utah. L’éloignement favorise l’envoûtement — ou pour citer une formule polonaise — » c’est bien là où nous ne sommes pas. » On soutiendrait donc que ces pays et états ne ressemblent pas aux autres pays et états, qu’ils bénéficient d’une plus grande liberté, d’une plus grande égalité sociale et économique, une meilleure appréhension de la vie humaine, une plus grande compréhension envers les luttes sociales et toutes les questions vitales pour l’espèce humaine.

Les femmes d’Australie et de Nouvelle Zélande ont le droit de vote et contribuent à édicter les lois. Les conditions de travail y sont-elles meilleures qu’en Grande Bretagne, où les suffragettes mènent un combat si héroïque? Existe-t’il une meilleures condition pour les mères, les enfants sont-ils plus libres et heureux qu’en Angleterre? Les femmes ne sont-elles plus considérées comme des objets sexuels? Se sont-elles émancipées de la double norme de moralité entre les hommes et les femmes? Personne, sinon les femmes devenues elles-mêmes politiciennes ordinaires, n’osera répondre par l’affirmatif à ces questions. Si il en est ainsi, il semble ridicule de montrer l’Australie et la Nouvelle Zélande comme la Mecque des réalisations du droit de vote des femmes.

En outre, ceux qui connaissent la situation politique réelle en Australie savent que les syndicats ont été bâillonnés par l’adoption de lois des plus sévères, assimilant les grèves déclenchées sans l’accord d’un comité d’arbitrage, au crime de trahison.

Je n’essaie à aucun moment de rendre responsable le vote des femmes de cette situation. Mais je veux dire qu’il n’existe pas de raison de présenter l’Australie comme un modèle de réalisation puisque l’influence des femmes a été incapable de libérer le travail de la dictature patronale.

La Finlande a accordé le droit de vote aux femmes; voire même le droit de siéger au parlement. cela les a t elle aidé à démontrer un plus grand héroïsme, une plus grande ardeur que les femmes russes? La Finlande, comme la Russie, souffre sous le terrible fouet du tsar sanglant. Où sont les Perovskaia, Spiridonova, Figner, Breshkovskaia finlandaises? Où sont les innombrables jeunes filles finnoises se rendant gaillardement en Sibérie au nom de leur cause? La Finlande à tristement besoin de libérateurs héroïques. Est-ce les élections qui vont les fabriquer? Le seul vengeur du peuple finnois fut un homme et non une femme, et il a utilisé une arme plus efficace que le bulletin de vote.

Quant à nos états américains, où les femmes peuvent voter, et qui sont constamment montrés comme des merveilles d’exemples, qu’y a t il d’accompli par les urnes à travers le vote des femmes dont ne bénéficie pas la plupart des autres états; ou qu’elles n’auraient pas pu accomplir à travers des actions énergiques autre que le vote?

Il est vrai que dans les états où votent les femmes, elles ont une droit égal garanti de propriété; mais que vaut ce droit pour la masse des femmes sans propriété et les milliers de salariés qui vivent au jour le jour? Que le droit de vote des femmes n’influe pas, et ne peut pas influer, sur leur situation est admis même par le Dr. Sumner, qui est certainement bien placée pour le savoir. Étant une suffragette acharnée, et ayant été envoyée au Colorado par la Collegiate Equal Suffrage League de l’état de New York State pour rassembler des arguments en faveur du droit de vote, elle serait la dernière à dire quelque chose de dépréciatif ; néanmoins, elle écrit que « le droit de vote n’a que légèrement affecté la situation économique des femmes. Elles ne reçoivent pas un salaire égal à travail égal et, même si les femmes du Colorado ont obtenu le droit de vote dans les écoles depuis 1876, les enseignantes sont moins bien payées qu’en Californie. » 2 En outre, Miss Sumner oublie de dire que, si les femmes peuvent voter dans les écoles depuis trente quatre ans et si elles bénéficient du droit de vote aux élections générales depuis 1894, le seul recensement à Denver il y a quelques mois révèlent que quinze mille enfants ne sont pas scolarisés. Et cela aussi, avec principalement des femmes dans les services de l’éducation et malgré le fait que les femmes du Colorado ont adopté « les lois les plus strictes concernant la protection des enfants et des animaux ». Elles ont « a apporté une attention spéciale au sort des enfants dépendants, déscolarisés et délinquants. » 3 Quel terrible réquisitoire envers l’intérêt et l’attention des femmes, si une ville compte quinze mille enfants déscolarisés. Qu’en est-il de la glorification du droit de vote des femmes lorsque celui-ci a totalement échoué face à la question sociale la plus importante, les enfants? Et où est le sens supérieur de la justice des femmes qu’elle apportent en politique? Où était-il en 1903 lorsque les propriétaires des mines menèrent une guérilla contre la Western Miners’ Union?; lorsque General Bell a établi un règne de terreur, tirant les hommes de leurs lits la nuit, les enlevant à travers la frontière, les jetant dans des enclos à taureaux, déclarant « Au diable la constitution, le club est la constitution »? Où étaient les femmes politiciennes alors, et pourquoi n’ont-elles pas exercé le pouvoir de leur vote? Mais elles le firent. Elles aidèrent à vaincre l’homme le plus impartial et le plus libéral, le gouverneur Waite. Ce dernier a dû céder la place à l’homme de paille des rois de la mine, le gouverneur Peabody, l’ennemi des syndicats, le tsar du Colorado. « Un vote exclusivement masculin n’aurait pas pu faire pire. » Nous sommes d’accord. Qu’ont donc à gagner, alors, les femmes et la société de ce droit de vote? L’affirmation fréquemment répétée selon laquelle les femmes purifieront la vie politique n’est rien d’autre qu’un mythe. Elle n’est pas confirmé par les observateurs qui connaissent la situation politique dans l’Idaho, le Colorado, le Wyoming et l’Utah.

La femme, fondamentalement une puriste, est naturellement bigote et infatigable dans ses efforts pour rendre les autres aussi bons qu’elle pense qu’ils devraient être. Alors, dans l’Idaho, elle a privé de ses droits sa sœur de la rue et déclaré toutes les femmes au « caractère dissolu ». « Dissolu » n’étant pas interprété comme prostitution dans le mariage. Il va sans dire que la prostitution illégale et les jeux d’argent ont été interdits. Sous cette angle, la loi est nécessairement du genre féminin: elle interdit toujours. En cela, toutes les lois sont merveilleuses. Elles ne vont pas plus loi, mais leurs penchants mêmes ouvrent toutes les vannes de l’enfer. La prostitution et le jeu n’ont jamais été une affaire aussi florissante que depuis que la loi les interdit.

Au Colorado, le Puritanisme de la femme s’est exprimé de manière plus drastique encore. « Les hommes à la vie notoirement trouble et ceux fréquentant les saloons, ont été évincé de la vie politique depuis que les femmes ont le droit de vote » 4 Est-ce que le frère Comstock 5 ferait mieux? Les Pères Puritains feraient-ils mieux? Je me demande combien de femmes se rendent compte de la gravité de ce soi-disant exploit. Je me demande si elles comprennent que c’est le genre d’acte, qui, au lieu d’élever la femme, l’a transformé en espion politique, quelqu'un de méprisable qui fourre son nez dans les affaires privées d’autrui, pas tant pour le bien de la cause, que parce que, comme l’a dit une femme du Colorado, « elles aiment entrer dans les maisons où elles ne sont jamais entrées, et découvrir tout ce qu’elles peuvent, que cela soit politique ou autre. » 6 Oui, et dans l’âme humaine et ses moindres coins et recoins. Car rien ne satisfait davantage la frénésie de la plupart des femmes que le scandale. Et quand a t’elle pu profiter de telles occasions, sinon en tant que politiciennes?

« Des hommes à la vie notoirement trouble et fréquentant les saloons. » Les partisanes du droit de vote des femmes ne peuvent pas être accusées d’avoir le sens de la mesure. Étant donné que ces fouineuses peuvent décider qu’elles vies sont assez pures dans cette atmosphère politique éminemment épurée, doit-on en déduire que les propriétaires de saloons appartiennent à la même catégorie ? A moins qu’il ne s’agisse de l’hypocrisie et de la bigoterie américaines, si manifeste dans le principe de la Prohibition, qui sanctionne la propagation de l’ivresse parmi les femmes et les hommes de la classe aisée mais qui garde un œil vigilant sur le seul endroit qui reste pour l’homme pauvre. Pour cette seule raison, l’attitude étroite et puriste de la femme envers la vie, en fait un plus grand danger pour la liberté là où elle détient le pouvoir politique. Les hommes ont rejeté depuis longtemps les superstitions qui enchaînent encore les femmes. Dans le domaine de la compétition économique, les hommes ont été obligés de faire preuve d’efficacité, de jugement, d’habileté, de compétence. Ils n’ont, par conséquent, ni le temps, ni l’envie de mesurer la moralité de chacun avec un mètre ruban puritain. Ils ne se laissent pas non plus aveugler dans leur vie politique. Ils savent que la quantité et non la qualité est le matériau pour le moulin politique et que, à moins d’être un réformiste sentimental ou un vieux fossile, que la politique n’est rien d’autre qu’un marécage.

Les femmes qui sont parfaitement au courant des procédés politiques connaissent parfaitement la nature de la bête, mais, dans leur auto-suffisance et égoïsme, elles se figurent qu’elles vont la domestiquer et qu’elle deviendra aussi pure, douce et gentille qu’un agneau. Comme si les femmes n’avaient pas vendues leurs bulletins de vote, comme si les politiciennes ne pouvaient pas être achetées! Si leurs corps peut l’être contre rémunération, pourquoi pas leur vote? C’est ce qui s’est passé dans le Colorado et dans d’autres états et cela n’est pas nié par celles et ceux mêmes qui sont favorables au vote des femmes.
Comme je l’ai dit auparavant, la vision étriquée des femmes concernant les affaires humaines n’est pas le seul argument contraire à sa supériorité politicienne sur les hommes. Il en existe d’autres. Leur parasitisme économique continu a brouillé considérablement leur conception de la signification de l’égalité. Elles réclament à cors et à cris des droits égaux à ceux des hommes, mais nous apprenons que « peu de femmes prennent la peine de faire campagne dans des quartiers non convenables. » 7 Que cette notion de l’égalité recouvre bien peu de choses, comparée à celle des femmes russes qui vivent l’enfer au nom de leur idéal!

Les femmes revendiquent les mêmes droits que les hommes, mais elles s’indignent que leur présence ne les foudroie pas: ils fument, gardent leur chapeau sur la tête et ne sautent pas de leur siège comme des laquais. Cela peut sembler trivial, mais tout cela constitue néanmoins la caractéristique de la nature des suffragettes américaines. Il est vrai que leurs sœurs anglaises ont abandonné ces notions stupides. Elles se sont montrées à la hauteur de leurs plus importantes revendications par leur caractère et leur capacité d’endurance. Tout fait honneur à l’héroïsme et à la fermeté des suffragettes anglaises. Grâce à leurs méthodes énergiques et agressives, elles sont un exemple pour nos dames faibles et molles. Mais, malgré tout, ces suffragettes aussi échouent à concevoir une réelle égalité. Comment, sinon, interpréter l’effort immense, vraiment gigantesque, fourni par ces vaillantes combattantes pour un petit projet de loi misérable qui ne bénéficiera qu’à une poignée de femmes nanties, sans aucun avantage pour la vaste masse des travailleuses? En réalité, en tant que politiciennes, elles doivent être opportunistes, prendre des demi-mesures si elles ne peuvent pas tout obtenir. Mais en tant que femmes libérales et intelligentes, elles devraient prendre conscience que, si le bulletin de vote est une arme, les classes défavorisées en ont plus besoin que les classes économiques supérieures et que ces dernières jouissent déjà de trop de pouvoir en vertu de leur supériorité économique.

La brillante dirigeante des suffragettes anglaises, Mme. Emmeline Pankhurst, a elle-même admis, au cours de sa tournée de conférences américaine, qu’il ne pouvait pas y avoir d’égalité entre supérieurs et inférieurs politiques. Si il en est ainsi, comment les ouvrières anglaises, déjà économiquement inférieures aux femmes qui bénéficient de la loi Shackleton 8 pourront-elles travailler avec leurs supérieures politiques, si la loi était votée? N’est-il pas probable que la classe de Annie Keeney 9, si zélée, dévouée et prête au martyr, sera obligée de porter sur son dos leurs patrons politiques féminines , tout comme elle porte leurs maîtres économiques. Elle y sera obligée, même si le suffrage universel pour les hommes et les femmes était établi en Angleterre. Quoi que fassent les travailleurs, ils sont faits pour payer, toujours. Pourtant, ceux qui croient au pouvoir du bulletin de vote font preuve de bien peu de sens de la justice lorsqu’ils ne se préoccupent pas du tout de ceux qu’ils devraient servir le plus, comme ils prétendent le faire.

Le mouvement américain pour le vote des femmes a été, jusqu’à très récemment, entièrement une affaire de salon où on cause, totalement détaché des besoin économique des gens. Ce qui fait que Susan B. Anthony, une femmes exceptionnelles sans aucun doute, n’a pas été seulement indifférente mais également hostile envers les syndicats ; ainsi, elle n’a pas hésité à montrer cette hostilité lorsqu’en 1869, elle a conseillé aux femmes de prendre la place des imprimeurs en grève à New York. Je ne sais pas si elle avait changé d’attitude avant sa mort.

Il existe, bien sûr, quelques suffragettes associées avec les ouvrières — la Women’s Trade Union League, par exemple; mais elles représentent une infime minorité et leurs activités sont essentiellement économiques. Les autres considère le travail comme un bienfait de la Providence. Que deviendraient les riches si il n’y avait pas de pauvres? que deviendraient ces dames, parasites oisives, qui dépensent plus en une semaine que ce que gagnent leurs victimes en une année,si il n’y avait pas ces quatre-vingt millions d’ouvriers salariés? L’égalité, qui a entendu parler d’une telle chose?

Peu de pays font preuve d’autant d’arrogance et de snobisme que l’Amérique. Cela est particulièrement vrai de la part des femmes de la classe moyenne américaine. Elles ne se considèrent pas seulement comme les égales des hommes, mais comme supérieures, notamment par leur pureté, leur bonté et leur moralité. Il n’est pas étonnant, dès lors, que les suffragettes américaines présentent leurs bulletins de vote comme des remèdes miraculeux. Enfermées dans leur suffisance exaltée, elles ne voient pas combien elles sont asservies, non pas tant par les hommes que par leurs idées et traditions stupides. Le droit de vote ne peut pas remédier à ce triste constat; il ne peut que l’aggraver, ce qui est le cas, en réalité.

L’une des grandes dirigeantes du mouvement féministe américain affirme que les femmes ont non seulement le droit d’avoir un salaire égal à celui des hommes, mais qu’elles devraient être également autorisées à percevoir la rémunération de leurs maris. Ceux qui refusent se verraient attribuer une tenue rayée et leurs salaires de prisonniers seraient touchés par leurs égales. N’est-ce pas là une autre exposé brillant de l’affirmation soutenue par les femmes selon laquelle leurs bulletins de vote aboliront l’injustice sociale, combattue en vain à travers les efforts collectifs des esprits les plus illustres à travers le monde? Il est en réalité regrettable que le prétendu créateur de l’univers nous ait déjà fait cadeau de son merveilleux agencement des choses, sinon le vote des femmes leur aurait certainement permis de le surpasser aisément.
Rien n’est plus dangereux que l’analyse critique d’un fétiche. Si l’époque où une telle hérésie était punie par le bûcher est terminée, nous n’en avons pas terminé avec l’étroitesse d’esprit qui condamne celles et ceux qui osent se distinguer des idées admises. Par conséquent, je serai sans doute cataloguée comme ennemie des femmes. Mais cela ne me dissuadera pas de traiter la question honnêtement. Je répète ce que j’ai dit au début: Je ne crois pas que les femmes rendront la politique pire qu’elle ne l’est; mais je ne crois pas non plus qu’elles la rendront meilleure. Alors, si elles ne peuvent pas corriger les erreurs des hommes, pourquoi en commettre d’autres?

L’histoire a beau être une compilation de mensonges, elle n’en contient pas moins quelques vérités, et celles-ci représentent le seul guide dont nous disposons pour l’avenir. L’histoire politique des hommes prouve qu’absolument rien tout ce qu’ils ont réalisé aurait pu être fait de manière plus directe, moins coûteuse et plus durable. En fait, chaque pouce de terrain gagné l’a été à travers un combat perpétuel, une lutte incessante pour l’affirmation de soi et non à travers le suffrage. Il n’y a aucune raison de penser que le droit de vote des femmes a été, ou sera, d’une aide quelconque sur le chemin de leur émancipation.
Dans le plus sombre de tous les pays, la Russie, avec son despotisme absolu, les femmes sont devenues les égales des hommes, non pas par le droit de vote, mais par leur volonté de le devenir. Elles n’ont pas seulement conquis le droit d’accéder à tous les enseignements et les métiers; elles ont également gagné l’estime des hommes, leur respect, leur camaraderie; Oui, et même plus que cela: elles ont gagné l’admiration et le respect du monde entier. Cela aussi, non pas à travers le droit de vote, mais par leur formidable héroïsme, leur force d’âme, leurs capacités, leur volonté et leur endurance dans leur combat pour la liberté. Où sont les femmes de n’importe quel pays ou état américain où elles jouissent du droit de vote qui peuvent revendiquer une telle victoire? Lorsque nous examinons les avancées des femmes en Amérique, nous nous rendons compte que des facteurs plus profonds et plus puissants que le bulletin de vote ont contribué à leur marche vers l’émancipation.

Il y a tout juste soixante-deux ans de cela, une poignée de femmes, lors de la Convention de Seneca Falls 10 ont exprimé quelques revendications pour leur droit à l’égalité devant l’éducation et l’accès aux différentes professions, activités commerciales, etc. Quelle merveilleuse réalisation, quelle victoire fantastique! Qui, sinon les plus ignorants, osent encore parler des femmes comme de simples bêtes de somme domestiques? qui ose encore suggérer que telle ou telle profession ne devrait pas leur être ouverte? Depuis plus de soixante ans, elles ont engendré une nouvelle atmosphère et se sont ouvertes une nouvelle vie. Elles sont devenues un pouvoir à l’échelle du monde dans tous les domaines de la pensée et de l’activité humaines. Et cela sans droit de vote, sans le droit à édicter des lois, sans le « privilège » de devenir juge, gardienne de prison ou bourreau.

Oui, je peux être considérée comme une ennemie des femmes; mais si je peux les aider à voir la lumière, je ne me plaindrai pas.

Le malheur des femmes ne vient pas du fait qu’elles sont incapables de faire le même travail que les hommes, mais qu’elles gaspillent leurs forces vitales à essayer de les surpasser, malgré une histoire de plusieurs siècles qui les a rendue physiquement incapables de suivre leur rythme. Oh, je sais que certaines ont réussi à le faire, mais à quel prix, quel terrible prix! L’important n’est pas le genre de travail que font les femmes, mais la qualité du travail qu’elle fournissent. Elles ne peuvent apporter aucune qualité nouvelle au droit de vote ou au bulletin de vote, ni ne recevoir d’eux quoi que ce soit qui améliorera leurs propres qualités. Leur évolution, leur liberté, leur indépendance, doivent venir d’elles-mêmes. D’abord en s’affirmant comme une personne et non comme un objet sexuel. Deuxièmement, en refusant à quiconque un droit sur leur propre corps; en refusant de porter des enfants, à moins qu’elles ne le souhaitent; en refusant d’être les servantes de Dieu, de l’État, de la société, du mari, de la famille, etc., en rendant sa vie plus simple, mais plus profonde et plus riche. C’est à dire en essayant d’apprendre le sens et la substance de la vie dans toute sa complexité, en se libérant de la crainte du qu’en-dira-t’on et de la condamnation. C’est seulement cela, et non un bulletin de vote, qui libérera les femmes, qui fera d’elles une force jusque là inconnue, une vraie force d’amour, de paix, d’harmonie; une force de feu divin, de don de la vie; une créatrice d’hommes et de femmes.

Notes d’Emma Goldman (E.G) et du traducteur (NDT)

1. EG: Dr. Helen A. Sumner Equal suffrage; the results of an investigation league in Colorado made for the Collegiate equal suffrage league of New York state Harper & brothers,1909 https://archive.org/stream/equalsuffragere00sumngoog#page/n8/mode/2up
2. ibid
3. ibid
4. ibid
5. NDT Voir Le contrôle des naissances https://racinesetbranches.wordpress.com/introduction-a/emma-goldman/la-condition-feminine/le-controle-des-naissances/
6. Equal Suffrage. Op.citée
7. ibid
8. E.G: Mr. Shackleton était un dirigeant syndical. Il est donc évident qu’il proposait une loi excluant ses pairs. Le parlement britannique est rempli de Judas semblables.
NDT David Shackleton avait déposé un projet de loi très réducteur, visant à autoriser l’entrée au parlement des femmes propriétaires ou détentrices de locaux commerciaux qui bénéficiaient déjà du droit de vote dans les élections locales.
9. NDT Annie Kenney, 1879 – 1953 Suffragette anglaise issue de la classe ouvrière
10. NDT La convention de Seneca Falls s’est tenue les 19 et 20 juillet 1848. Voir, par exemple, Report of the Women’s Rights Convention http://www.nps.gov/wori/historyculture/report-of-the-womans-rights-convention.htm et Declaration of Sentiments and Resolutions http://www.mccarter.org/Education/mrs-packard/html/MRS.%20PACKARD%20The%20Declaration%20of%20Sentiments,%20Seneca%20Falls%20Hyperlink.pdf
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