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inter-med.over-blog.com, Lola Gazounaud, Lundi 28 mars 2011
La sociologie d'Abdelmalek SayadLa double absence
Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré
De Abdelmlek Sayad
Préface de Pierre Bourdieu
Editions du. SeuilQuelques notes biographiques…Né en 1933 en Kabylie, Abdelmalek Sayad est le troisième enfant et unique garçon d'une famille de cinq enfants. Il quitte son village natale pour commencer une formation d'instituteur à l'Ecole Normale de Bouzareah à Alger. Il est ensuite nommé instituteur d’école dans la casbah d'Alger. Il poursuit enfin ses études à l'Université d'Alger où il rencontre Pierre Bourdieu. En 1963, il s'installe en France. D'abord vacataire au Centre de sociologie européenne de l'Ecole des hautes études en sciences sociales, il intègre, en 1977, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), nommé Directeur de recherches en sociologie. Il décède le 13 mars 1998, prématurément.
La sociologie d’Abdelmalek SayadAbdelmalek Sayad était un analyste remarquable des sociétés, celles qui se font écho de part et d’autre de la Méditerranée, prises dans un rapport à la fois de proximité et de distance, de connivences et de rapports de force.
Il réalise ainsi avec Pierre Bourdieu une enquête de terrain dans l’Algérie en guerre et publie en 1977,
Le Déracinement, la crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, où il présente les conséquences tant sociologiques que psychologiques des regroupements des populations rurales algériennes dans des ‘‘centres’’ opérés par l’armée française durant la guerre d’indépendance.
Ce n’est qu’après, une fois arrivé en France, qu’il commence à analyser, dans le cadre du Centre de sociologie européenne, les phénomènes migratoires. il renouvèle ainsi les problématiques de l'immigration à l’époque où cette question, très politisée, commence à émerger. Tout au long de ces années il a suivi, accompagné le processus de vieillissement des immigrés kabyles et a analysé les contradictions de l’immigration avec une méthodologie minutieuse et intégrale. Il publie à ce titre
L’immigration algérienne en France en 1984,
L’immigration ou le paradoxe de l’altérité en 1991, puis
Un Nanterre algérien Terres des bidonvilles en 1995.
Les analyses d'Abdelmalek Sayad ont une portée originale et inestimable dans le champ de recherche sur les migrations avec
une place primordiale données aux témoignages d’émigrés( le sociologue a une totale maîtrise de la langue française, arabe et berbère). Abdelmalek Sayad est considéré, pour cela, comme le père fondateur de la question de l’immigration.
La double absence, œuvre posthume , publiée sous la responsabilité de Pierre Bourdieu, bouleverse un regard de l’immigration figé à travers une double analyse qui permet une totale compréhension de l’émigré-immigré.
I. Les trajectoires migratoires : « les deux faces indissociables d’une même réalité »1. Une rupture avec la « pensée d’Etat »
2. Une rupture avec l’ ethnocentrisme
3. Une rupture avec la conception de l’immigration homogène
4. Une rupture avec une une sociologie de l’immigration déshumanisante
II. Une « série d’illusions, simulations, dissimulations » collectivement entretenues1. Le « mensonge collectif » : entre idéal et réalité
2. La dissimulation des contradictions inhérentes à la condition d’émigré-immigré
3. Un « accord tacite » entre les trois partenaires du phénomène migratoire
III. Les rapports de force inhérents au processus de migration1. « Colonisation exemplaire » et « émigration exemplaire »
2. L’intégration, l’assimilation la naturalisation
3. Le choc en retour sur la société d’origine
4. Science de l’immigration et « science de l’absence »
Les trajectoires migratoires : « les deux faces indissociables d’une même réalité » Le sociologue Abdelmalek Sayad commence son analyse par un principe simple et valable pour l’ensemble des migrations dans le monde : l’étude d’un phénomène migratoire doit nécessairement considérer les deux dimensions complémentaires que sont l’émigration et l’immigration afin de comprendre le processus dans son intégralité. Deux aspects d’une même réalité, séparés volontairement à cause des intérêts sociaux et politiques qui en découlent, et qu’Abdelmalek Sayad s’efforce de réunifier. Il consacre ainsi une triple rupture .
Une rupture avec la « Pensée d’Etat »« La migration est toujours pensée dans le cadre de l’unité locale, et, en ce qui nous concerne dans le cadre de l’Etat-nation » . Notre vision de l’immigration dans toute ses dimensions (économique, sociale, culturelle, politique …) est empreinte de cette culture nationale comme en témoigne la séparation radicale qui existe dans nos sociétés entre les « nationaux » et les « non-nationaux » . En effet, l’existence même de l’Etat-nation sous-tend une discrimination naturelle, dans la mesure où il élabore les critères, les normes qui modélisent le statut de « national » ( et en creux celui de « non-national »).
De plus, l’Etat-nation prétend à une « homogénéité nationale » sur tous les plans . Pas de doute alors que l’immigration soit perçue comme un élément perturbateur qui ébranle l’ordre établi et trouble cette séparation fondamentale inhérente à l’Etat-nation . L’immigration fait alors surgir des questionnements sur les bases de l’Etat et ses mécanismes.
La prise en compte du phénomène migratoire dans son intégralité nécessite une conception de l’immigration qui ne passe pas à travers le filtre de la « pensée d’Etat » . Mais, une telle démarche impose une remise en cause de l’Etat-nation difficile et l’acceptation du phénomène migratoire comme processus qui participe à remodeler l’identité des Nations d’origine et d’accueil et de leurs populations.
Une rupture avec « l’ethnocentrisme inconscient »« Immigrer, c’est immigrer avec son histoire », et l’ensemble de son système culturel. L’auteur précise que le processus migratoire, et en particulier les conditions d’origines, sont parties intégrantes de l’histoire de l’émigré-immigré. De ce fait, il est indispensable d’étudier ces conditions afin d’éviter une vision partielle et ethnocentrique du phénomène. Le sociologue se refuse aussi à interpréter les comportements des émigrés-immigrés qu’en fonction de la société d’accueil qui enregistre ces conduites différentes comme déviantes par rapport à des normes sociales établies.
Il rompt ainsi « l’image « éternisée » de l’immigration », qui n’est en réalité qu’un idéal abstrait. Une vision figée et uniforme qui dissimule les nombreuses spécificités qui caractérisent chaque immigration et qui fait qu’un immigré reste un immigré quelque soit les circonstances. Le processus migratoire est en constante évolution, et engendre des bouleversements dans le pays d’origine et le pays d’accueil qui modifient la nature, les objectifs et les obstacles de ces migrations. De plus, Il ne faut pas non plus négliger les évolutions des rapport entre les deux pays qui forment le couple migratoire. Dans le cas de la France et de l’Algérie, le sociologue prend soin de détailler les liens directs qui existent entre la colonisation et le processus migratoire.
Une rupture avec la conception de l’immigration homogèneAbdelmalek Sayad distingue « trois âges de l’émigration »algérienne en France, une genèse du processus d’émigration qui permet de mettre en relief les caractéristiques de l’immigration. « Trois mode de générations » qui traduisent « le processus de transformations internes aux communautés rurales qui produisent les émigrés ».Tout d’abord, l’émigration algérienne nous dit-il est le produit direct d’une « colonisation totale », qui a engendré le sous-développement et par la suite l’émigration et l’immigration. De là commence un processus qui peut être découpé en trois phases :
Dans le premier âge, la communauté paysanne kabyle choisissait au sein de chaque famille un « délégué à l’émigration » répondant aux critères de l’excellence paysanne pour assurer la survie de leur communauté, dans la mesure où celle-ci n’était plus auto-suffisante. C’est une mission collectif, « une émigration ordonnée ». Le temps de l’exil est limité puisque les objectifs sont limités. Ainsi la communauté est en mesure de contrôler le mandaté afin qu’il conserve les valeurs de l’habitus paysan et qu’il ne soit pas influencé par les valeurs urbaines françaises. Si le séjour de l’émigré venait à s’allonger, il y avait réprobation de la communauté aussi bien envers l’émigré qui se désolidarisait du groupe qu’envers la famille qui n’avait pas su contrôler son « mandaté » . L’émigré partait en « paysan authentique » et devait revenir en tant que tel. Le retour s’accompagne ainsi d’un véritable processus de « réintégration » que le sociologue définit comme quasi-rituel. L’émigration est provisoire et est considérée par la communauté paysanne comme une parenthèse fâcheuse mais nécessaire pour perpétuer les valeurs du groupe et le groupe en lui-même.
Dés le deuxième âge, la communauté paysanne commence à perdre le contrôle de son émigration. Conséquence du déracinement et de la désintégration de la communauté, la dépaysannisation qui a détourné les hommes de la terre crée une nouvelle génération, en rupture avec la communauté. L’émigration est devenue une mission individuelle dénuée d’objectif collectif. La durée de l’émigration s’allonge, c’est le « provisoire qui dure », contradiction fondamentale qui est au centre de l’analyse du sociologue. Les liens s’épuisent et l’idée du sacrifice qui existait alors disparait. L’émigré, qui se « serrait la ceinture » pour envoyer le plus d’argent possible à sa famille très présente moralement à céder le pas à l’émigré qui « se voue à n’apporter qu’une simple assistance alimentaire » à la famille laissée au pays. C’est toute la hiérarchie sociale qui est renversée. Ce n’est plus le chef de famille traditionnel qui contrôle l’ensemble de ses membres , mais l’émigré, qui, parce qu’il est la principale voire l’unique source de revenu dans la famille, s’accapare l’autorité de chef de famille. L’introduction de l’esprit de calcul dans l’habitus paysan et l’émancipation des jeunes de la tutelle familiale provoque une séparation inévitable.
Quant au troisième âge, il consacre cette séparation : la communauté algérienne en France devient complètement autonome. L’auteur parle de « colonie algérienne en France » . Cette phase est marquée par le regroupement familiale, qui commence dés la fin de la seconde guerre mondiale mais qui devient massif après l’indépendance de l’Algérie . Le séjour devient permanent, les devoirs envers la famille sont toujours plus limités, l’auteur parle de « quasi-professionnalisation de l’état d’émigré » . Cette émigration, qui se limitait aux zones rurales, surtout kabyles, s’est généralisée à toutes les régions d’Algérie avec la forte conviction de ne pouvoir trouver une solution à la pauvreté qu’en quittant le pays natal. Malgré cela, l’émigré-immigré entretient le sentiment du provisoire : « c’est toute une communauté qui vit comme en transit », qui ne cesse de se référer à deux sociétés, deux systèmes de normes créant ainsi toute sorte de contradictions.
Une rupture avec une une sociologie de l’immigration déshumanisante Cette triple rupture témoigne de l’inadéquation de certains instruments de mesure de l’immigration, ou de typologies négligeant l’ensemble des variables en jeu dans le processus migratoire.
Abdelmalek Sayad révèle la « subordination objective de la science au politique » qui amène à refuser la complexité du processus migratoire et ce même dans le domaine de la science. C’est ce qu’il appelle la « cécité conventionnellement entretenue » pour maintenir une vision du phénomène migratoire réduite. De cette façon, l’immigration est considérée comme « simple déplacement de force de travail », vision très technique qui occulte tout le contexte de départ et d’arrivée. De même, la séparation plus que courante entre immigration de travail et immigration familiale est une opposition simpliste dans la mesure où la seconde découle de la première .
De plus, il fait apparaître clairement la « rationalisation dans le langage de l’économie d’un problème qui n’est pas (ou pas seulement) économique mais politique ». Ainsi, l’unique problématique qui est posée en matière d’immigration est « ce qu’elle coûte » et « ce qu’elle rapporte ». Cette problématique connue sous le nom de « théorie des
coûts et
profits de l’immigration » exclut tout argument politique ou éthique. L’émigré est complètement réduit à un simple rapport de qualité-prix, dénaturé, désocialisé. Aucune considération pour les dommages moraux et psychologiques des émigrés-immigrés, ou aucune prise en compte des évolutions du pays d’origine et pourtant une immigration qui persiste signifie bien une situation économique qui empire dans le pays d’origine.
Abdelmalek Sayad opère un bouleversement radical dans la façon de penser le phénomène migratoire comme un système complexe de « variables d’origine » et de « variables d’aboutissement ». Une vision globale qui intègre toutes les caractéristiques du processus de migration propre à des types d’émigration qu’il définit clairement. L’auteur, à travers une approche pluridisciplinaire exhaustive, dénonce une vision déshumanisante de l’immigration : des termes comme « non-nationaux », « immigré », « force de travail » donne une image collective qui est une véritable négation de l’individu en tant que tel. Comme si l’histoire des immigrés ne commençait qu’aux portes de la France . Il opère un renversement de perspective et replace l’histoire des émigrés-immigrés au cœur des préoccupations. La connaissance des conditions d’origines qui ont poussé les individus hors de leur pays natal est indispensable. Cette analyse chronologique et donc objectivement plus logique permet de mieux distinguer les différents modes d’émigration ainsi que les comportements des émigrés-immigrés en pays d’accueil. Enfin, il ne manque pas de pointer les intérêts politiques, économiques et sociaux qui entrent en jeu quand il est question d’immigration et qui laissent s’opérer cette déshumanisation pour autant que l’immigration ne soulève pas d’interrogations et de réflexions plus profondes.
Illusions, dissimulations et simulations collectivement entretenusUne fois, la rupture accomplie avec un système de pensée « statocentrique », Abdelmalek Sayad nous dévoile un tout autre système, celui des illusions, des, dissimulations, des mensonges collectivement entretenus , par les populations algériennes productrices d’émigrés, la France et l’Algérie. Cette nécessité de masquer une réalité trop difficile, trop complexe, indispensable pour perpétrer le processus migratoire.
La « médiation nécessaire » au départ initialL’auteur définit les conditions d’origine qui produisent l’émigration comme « un processus qui, d’abandon en abandon, amène à envisager l’émigration comme seul recours, solution ultime pour rompre la prolétarisation des ruraux » . Cependant cette nécessité économique qui pousse à l’absence provisoire d’un des membres de la communauté passe à travers une médiation morale qui prépare l’émigré, le pousse à envisager puis à réaliser cette migration .
A l’appui de témoignages recueillis, Abdelmalek Sayad révèle un « mensonge collectif » qui vise à nier les conditions réelles de l’émigration, à ne mettre en valeur que le résultat et non le sacrifice enduré. Cette dissimulation alimente une idéalisation de la France . La confrontation avec la réalité de l’émigration et de l’immigration est donc souvent brutale. En guise d’introduction au premier chapitre, le témoignage d’un émigré kabyle recueilli en France en 1975. Retraçons, à travers quelques citation de ce précieux témoignage, les étapes qui poussent ce paysan algérien kabyle à quitter le pays pour venir en France :
- Le rejet de la condition de fellah qui n’est plus propriétaire et qui ne cesse de se paupériser : « j’ai pris des terres en métayage […]Me voila devenu, en l’espace de quelques années, un vrai fellah. »
« Pourquoi me démener tant ![…]Pendant que tu t’éreintes, lui [le propriétaire] est au large, bien à l’aise[…] Je suis devenu un fellah d’occasion, […] par contrainte.»
- La France, comme solution ultime face à la paupérisation des ruraux :« J’ai continué à travailler, mais autrement […]Malgré notre acharnement, ma mère et moi, à courir derrière l’argent, on en manquait toujours »
« En un rien de temps, sans savoir comment, je me suis retrouvé avec 450 000 de dettes.[…]D’où sortir cet argent pour rembourser ? […]Plus aucune sortie, la seul « porte » qui reste, c’est la France. »
- L’idéalisation de la France et le « rejet » de l’Algérie : « les émigrés sur place » :« C’est ainsi que la France nous pénètre tous jusqu’aux os […], on ne voit plus d’autre solution que de partir »
« Dés que l’un d’eux commence à « refuser » […]tu peux être sûr, c’est qu’il manigance de partir »
« Le jour où je sortirai d’ici, jamais plus je ne dirai ton nom ; je ne regarderai vers toi ; je ne reviendrai à toi »
« On dit…on dit qu’elle [la France] est « le pays du bonheur », c’est tout »
« Il paraît que là-bas il suffit de se baisser pour ramasser des « feuilles » de dix mille . »
- La confrontation brutale avec une réalité à laquelle on ne peut plus échapper :« Ou bien je franchis la mer, […]ou bien je suis renvoyé d’Alger ou de France et là je ne remettais plus les pieds au village, advienne que pourra ![…]D’où me viendra ce visage qui osera affronter le monde quand, à peine parti, il faudra déjà être de retour »
« Ici on entend dire les choses qu’on ne nous dit jamais là-bas […] Ce n’est pas une vie d’humains »
« Dans notre France à nous, il n’y a que des ténèbres. »
- Le mensonge collectif mis à nu :« On les voit revenir, ils sont bien habillés, ils ramènent des valises pleines, de l’argent dans les poches »
« Quand ils disent : « Je fais un travail difficile », cela veut dire qu’ils gagnent beaucoup d’argent. Voilà ce que l’on comprend »
« C’est de notre faute à nous, les émigrés, comme on nous appelle :quand nous retournons de France, tout ce que nous faisons, tout ce que nous disons, c’est du mensonge »
Ce témoignage émouvant montre l’élaboration d’un mensonge qui dissimule la réalité de l’exil puisque la hiérarchie sociale du groupe se fait désormais par rapport à l’émigration ; et incite comme cela les nouveaux candidats à l’émigration à travers une image idéalisée bien loin de la réalité. « La méconnaissance collective de la vérité objective de l’émigration est entretenue par tout le groupe » et est « une médiation nécessaire à travers laquelle peut s’exercer la nécessité économique. »
La dissimulation des contradictions inhérentes aux conditions de l’émigré-immigréLe départ des émigrés, une fois qu’il n’est plus décidé collectivement, mais individuellement, est considéré comme une trahison, une « ruse sociale ». Ce déracinement entraîne donc une série de contradictions dissimulées chez les émigrés-immigrés.
La première de ces contradictions est d’abord spatiale.
La double absence, ou la double présence met en lumière l’ « ubiquité impossible » : « être présent en dépit de l’absence » et à l’inverse être absent en dépit de la présence . C’est le « paradoxe de l’immigré » . Comme le souligne le sociologue, la présence physique finit par s’accompagner d’une présence morale et l’absence matérielle se traduit finalement par une absence « morale ». Présence-absence provisoire, « population en transit » que Pierre Bourdieu, dans la préface qualifie de « atopos, sans lieu, déplacé, inclassable […] Ni citoyen, ni étranger, ni vraiment du côté du Même, ni vraiment du côté de l’Autre, il se situe dans ce lieu « bâtard » du non-être social »
La seconde contradiction est d’ordre temporelle : c’est le « provisoire qui dure ». Le caractère provisoire de l’immigration algérienne s’est vite estomper, pourtant, les émigrés-immigrés entretiennent l’illusions du « provisoire qui se fait définitif », même après le regroupement familial, qui est pourtant une démonstration de stabilisation.
La troisième contradiction repose, quant à elle sur « l’alibi du travail » . L’émigration est tout d’abord une émigration de travail puisqu’il constitue le seul objectif de cet exil, subvenir aux besoins de sa famille. Au fil du temps, malgré la désagrégation du groupe, le travail reste l’alibi moral qui justifie la « trahison »initiale. Cette contradiction est parfaitement illustrée à l’occasion de la maladie, où l’immigré perd momentanément son seul alibi moral qui atténue sa culpabilité dévorante. La violence de la crise identitaire qui en découle est insaisissable par l’institution de la Sécurité sociale qui ne considère que le mal physique et sa guérison sans tenir compte de la souffrance morale qui l’accompagne. Abdelmalek Sayad y consacre d’ailleurs un chapitre entier,
La maladie, la souffrance et le corps, pour éclairer sur cette condition de travailleur qui permet de créer un équilibre avec les sentiments de culpabilité enfouis. Cet équilibre est cependant fragile puisque la maladie, et l’arrêt de travail sont éprouvés comme la négation de l’immigré.
Enfin, plus qu’une contradiction, un tiraillement entre deux sociétés, deux systèmes de normes sociales : l’habitus paysan et ses valeurs communautaires, et les valeurs individualistes de la ville en France. Entre devoir envers la famille, et volonté d’émancipation, l’émigré-immigré se trouve confronté à un choix impossible. Abdelmalek Sayad affirme à ce titre que « pendant longtemps, alors même qu’elle été voulue individuellement par l’émigré et son épouse , l’émigration familiale était accomplie, et surtout elle était ressentie comme un acte honteux ». C’est la raison pour laquelle, ajoute-il ce n’est qu’après un demi siècle d’émigration que le regroupement familial a pu s’opérer, une fois la désagrégation des liens entre l’émigré et sa famille déjà en cours.
Ainsi, l’autonomisation de la communauté algérienne en France par rapport au pays d’accueil et la condition d’immigré comme étranger vivant en France font que l’émigré-immigré n’est ni totalement français, ni totalement algérien, et se prend le pays d’accueil et parfois le pays d’origine. La désagrégation des liens entre émigrés-immigrés et leur pays d’origine fait de leur départ un acte de « traîtrise ». La rupture est faite : les séjours en France ne cesse de s’allonger, et l’histoire sépare les Algériens et les Algériens-émigrés. De l’autre côté de la Méditerranée, Les Algériens émigrés deviennent des immigrés non-nationaux. Toujours entre deux monde, entre deux sociétés, la communauté algérienne en France va s’autonomiser des deux, idéalisant parfois l’un, parfois l’autre. Dans ces deux mondes, ils doivent légitimer leur présence ou leur absence. L’alibi du travail est ainsi nécessaire et souhaitée puisqu’en France l’identité des immigrés est avant tout celle d’un « OS à vie » (ouvrier spécialisé).
Un « accord tacite » pour perpétuer le processus migratoireAbdelmalek Sayad s’attache à montrer la complicité des trois partenaires du processus migratoire ( pays d’accueil et d’origine et les migrants) qui entretiennent les illusions nécessaires à la perpétuation du processus. Une véritable « entreprise de dissimulation », et ce pour voir le processus migratoire comme figé, inchangé ou mieux, comme une vision idéale et abstraite. Ainsi, « l’émigré reste toujours un émigré », même s’il est né en France de parents immigrés, et « l’immigré reste toujours un immigré » malgré sa présence permanente et sa naturalisation.
Il est donc implicitement entendu que le pays d’origine perd des membres de sa population et que le pays d’accueil en gagne, cependant, les deux pays du couple migratoire se refusent à « contracter » et à « régler » un nouveau statut de cette population émigrée-immigrée, ou à signer un « contrat de transfert définitif » qui est pourtant une réalité de fait. L’absence de statut des émigrés-immigrés algériens est souhaitée et souhaitable : pour les Algériens en France ce serait se confronter à leur propre contradiction de « provisoire qui dure », pour les deux pays, ces non-dits servent à masquer le rapport de force violent entre les deux Etats.
Un véritable rapport de force masquéCe rapport de force est historique et imprègne encore vivement les esprits. Le processus de colonisation et de décolonisation est la cause directe du phénomène migratoire qui lie la France et l’Algérie. La décolonisation devait signer la fin d’un rapport de force « de colons à colonisés ». L’immigration en France des Algériens émigrés réinstalle un rapport de force nouveau qui, en vue du contexte historique, est chargé de multiples symboles douloureux.
« colonisation exemplaire » et « émigration exemplaire »Abdelmalek Sayad insiste sur le fait que l’émigration soit « fille directe » de la colonisation. Cette colonisation est exemplaire car « totale, systématique, intensive, de peuplement, de biens, de richesses du sol et du sous-sol, des hommes, corps et âmes ».La colonisation a donc été un instrument de sous-développement créant un rapport de force inégal entre les deux pays. Ce rapport est loin de se limiter à l’Algérie et la France mais se généralise. Ainsi la colonisation et l’émigration engendrée par le sous-développement ont consacrée une ligne de séparation du monde Nord-Sud.
Dans le cas précis de l’Algérie et de la France, le sociologue rétablit une vérité : la colonisation a provoqué un bouleversement total de l’ordre ancien à bout de souffle, en grande partie à cause des dépossessions foncières massives qui ont ruiné les fondements économiques traditionnels, et désintégré « l’armature social originelle ». L’émigration étant en même temps produit et producteur de sous-développement, le pays d’origine semble coincer dans ce rapport de dominant à dominé. Cette « parenthèse de l’histoire », que l’on oublie volontairement en France, mais encore très vive dans l’ esprit des Algériens, semble alors se perpétuer à travers la « colonie algérienne en France » avec des « colonisés volontaires », qui prolonge un séjour provisoire et font du pays d’accueil leur pays : « toute ma vie est là » dit l’émigré kabyle tout en montrant son portefeuille rempli de bulletins de salaire, certificats de travail, états des services et autres papiers administratifs.
Ce processus migratoire est dans sa nature même un avantage pour le pays d’accueil et une terrible tare pour le pays d’origine puisqu’il se traduit par l’avantage pour la France d’avoir sur son territoire et donc sous son autorité des immigrés d’une autre nation et une faiblesse pour l’Algérie qui perd sa souveraineté sur ses nationaux en dehors du pays. Cette perte de souveraineté de l’Algérie sur ses propres ressortissants rappelle encore douloureusement l’histoire d’une colonisation qui n’a cessé depuis à peine plus de 50 ans.
Enfin, L’auteur pose une réflexion sur le statut d’ « OS à vie » de l’émigré-immigré qui marque une fois de plus le rapport de force en donnant au terme d’OS une définition sociale statique. Ainsi nous dit le sociologue, c’est quand « la réalité technique et strictement professionnelle de l’OS se constitue en pivot central de toute l’existence de l’immigré, qu’elle est le plus discréditée, le plus dépréciée . »
L’intégration , l’assimilation et la naturalisationIl s’agit ici de trois notions lourdes de sens et de symbole qui renforcent les anciens rapports de force entre l’ancienne colonie et la France.
La première d’entre elles, l’intégration est, comme l’expose Abdelmalek Sayad en proie à de forts symboles et de sous-entendus admis implicitement qui ne reconnaît à l’émigré-immigré qu’un statut passif dans la société d’accueil. Ainsi, « le discours sur l’intégration est un discours fondé sur la croyance (et le préjugé) ». L’intégration à en France en goût d’assimilation puisqu’une « caractéristique spécifiquement française consiste à consommer et à tout assimiler, individus, groupes, ethnies, cultures, langues, nations, etc » . Ce terme d’assimilation suppose que se soit une action, un effort du pays d’accueil, rappelant une France assimilationniste et coloniale, et n’attribue qu’un rôle totalement passif aux émigrés-immigrés. Cependant, le manque d’intégration ou le manque d’assimilation est un reproche que l’on ne fait qu’aux émigrés-immigrés, encore comme indicateur de la passivité de cette population.
La naturalisation est un concept que l’auteur qualifie de « douce violence ». Alors même que les Algériens tentent d’accéder à leur indépendance, ou bien ont réussi à redevenir algériens, les immigrés, du moins certains d’entre eux , sont naturalisés français. Cette naturalisation, afin de profiter des commodités du statut de citoyen français est loin d’être considérée comme un acte purement juridique, un règlement administratif. En effet, la charge symbolique qu’elle contient est lourde : « rite d’initiation », véritable « cérémonie d’intronisation » à travers laquelle l’immigré fait son acte d’allégeance à la France. Ainsi « la naturalisation ne manque pas de prendre la forme d’une allégeance au dominant dont on recherche la protection ». Le sociologue ajoute que « le cumul des effets d’une double domination, l’ancienne et l’actuelle, confère à la naturalisation et au rapport de force qui est à son principe, une surdétermination de sens qui semble atteindre, ici son paroxysme ». La naturalisation, du fait de son histoire, représente un acte difficile à accomplir. Cette naturalisation est d’autant plus violente quand la France confère sa nationalité de façon systématique aux enfants nés sur son territoire. Le droit du sol dérobe à l’Algérie les nouvelles générations issues de son émigration. La naturalisation, cet acte « suspect et blâmable » est avant tout vue comme un choix d’une nationalité au détriment de l’autre, rapport de force entre deux « amours-propres nationaux » où le vocabulaire est d’avantage moral que politique. C’est d’abord une question d’ « honneur, ( dignité, privilège, mérite, obligation, etc) ».
Le choc en retour sur la société d’origineCes rapport de force se retrouvent dans les relations entre émigrés-immigrés et le pays d’origine, et génèrent une fissure entre les deux parties. C’est le « paradoxe du tas de sable » puisque l’émigration crée un gouffre car elle dépossède progressivement l’Algérie de ses nationaux. Comme l’émigration est voulue, cet acte est vite énoncé en terme de « dénonciation, d’accusation » dans la mesure où cette émigration a cessé de subvenir, comme dans le passé, aux besoins des populations restées en Algérie.
Abdelmalek Sayad expose ici un nouveau rapport de force où les émigrés seraient devenus de « sordides usuriers », et les Algériens du pays « de vulgaires profiteurs ». Le sociologue met en lumière des rapports sociaux essentiellement basés sur la compétition entre groupes que l’histoire commence à séparer. La « promotion illégitime » des émigrés est illégitime puisqu’elle s’accomplit en dehors de l’ordre national. C’est cette « promotion » qui instaure un rapport de force destructeur au sein du pays d’accueil. Et rappelle encore une fois ce rapport de force, qui semble s’être intégré dans les rapports entre l’Algérie et les émigrés algériens en France. Rapport d’autant plus violent si les émigrés sont naturalisés puisqu’ils passent alors dans le camps du dominant.
Une science de l’émigration dépendante de la science de l’immigration ?Le sociologue déplore enfin une vision inversée du phénomène migratoire où l’émigration semble être devenue le produit de l’immigration. L’immigration, qui est en soi marquée par une présence, est beaucoup plus facile à appréhender, à mesurer et à contrôler. L’émigration, quant à elle, reste une absence qui, comme le précise l’auteur « se masque, se comble, se nie ». Ainsi, l’observation de l’émigration ne peut s’effectuer qu’en creux, c'est-à-dire à travers l’observation de l’immigration. Ce privilège que dévoile Abdelmalek Sayad, est également visible dans la littérature. Il pointe alors l’abondance de la littérature sur l’immigration et la défaillance de la littérature d’émigration.
L’auteur transpose cette problématique sur le champs politique : c’est un grand avantage de pouvoir accumuler des informations et des données statistiques afin de rendre compte de l’ampleur du phénomène. Le pays d’origine est, pour sa part, contraint d’« interroger l’immigration » pour connaître sa propre émigration. Avantage politique et économique qui peut s’avérer très utile dans les négociations avec le pays d’origine. Le sociologue affirme que l’Algérie est sans doute le pays d’émigration le plus dépendant dans ce domaine. Cette réflexion nouvelle l’amène à définir une « science de l’absence » ou « science de l’émigration » nécessaire pour restreindre la dépendance de l’Algérie face à la France et pour que l’émigration soit d’avantage prise en compte en France.
« Il faut que l’émigration cesse d’être cette « chose » honteuse dont on ne peut parler » pour que puisse se créer une « science de l’absence ». Tant que le sujet restera tabou, les conditions ne seront pas favorables à la réalisation d’une telle science. Abdelmalek Sayad pose alors le questionnement suivant : L’émigré-immigré doit-il nécessairement subir cette double condition productrice de tant de douleurs ? N’est-il pas possible pour ces « déplacés » de conjuguer, comme il le souhaitent, les deux conditions propres à leur situation, pour qu’elles deviennent des avantages cumulés et non des souffrances enfouies ? Une coexistence pacifique de ces deux identités semble désormais possible et propice à la création d’une science de l’émigration.
La double absence doit être considéré comme le bilan de plusieurs dizaines d’années de recherche sur les migrations. Alliant parfaitement connaissance du terrain et maîtrise sans faille de l’outillage théorique des sciences sociales, Abdelmalek Sayad y propose une analyse minutieuse de ce que fut ( et de ce qu’est à l’heure actuelle ) la condition de l’immigré algérien en France. Son double regard diachronique (historique) et synchronique (actuel) restitue aux émigrés-immigrés leur « dignité sociale ». Toutes les dimensions de cette condition sont passées en revue : la dimension économique bien sûr, mais aussi politique, culturelle et psychologique. L’oeuvre de Sayad est, tout entièrement tendue vers la volonté de porter à la conscience de ceux qui les subissent les mécanismes économiques, politiques et sociaux qui sont à l’origine des déplacements de population. Elle s’adresse ainsi avant tout aux immigrés eux-mêmes, ce qui fait d’elle, selon le mot de Pierre Bourdieu, une science « de service public ». Le sociologue Abdelmalek Sayad a produit "une pensée à rayonnement mondial", a indiqué, à ce propos, l'historien français Gérard Noiriel, soulignant que l'œuvre de ce penseur algérien "intéresse de nombreux chercheurs à travers le monde et il est utile de la rappeler aux jeunes générations ».