Chroniques et présentations livres

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Messagede bipbip » 14 Avr 2016, 11:24

Dans la fabrique de la « vérité officielle » sur le nucléaire

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Le bilan humain de la catastrophe de Tchernobyl d’avril 1986 a été définitivement figé avec le rapport adopté en 2006 par l’ONU et les gouvernements biélorusse, russe et ukrainien. Ce bilan minore considérablement le nombre de victimes, car il « ignore » de nombreuses séquelles constatées chez les millions de personnes exposées aux retombées radioactives et chez les 800.000 « liquidateurs » de l’accident. Et, en octobre 2011 un expert russe qui avait coordonné la rédaction de ce rapport a affirmé au Japon que la santé de la population touchée par les rejets radioactifs de la catastrophe de Fukushima, en mars 2011, ne serait pas affectée…

Comment expliquer cette scandaleuse culture du déni des effets de la radioactivité ? En se plongeant dans les archives, en remontant aux premiers usages intensifs des rayons X et du radium. C’est ce qu’a fait Yves Lenoir pour ce livre où il retrace la surprenante histoire de la construction progressive d’un système international de protection radiologique hors normes au sein de l’ONU, qui minore systématiquement les risques et les dégâts des activités nucléaires.

On apprend ainsi comment les promesses de l’« énergie atomique » civile ont fait l’objet dans les années 1950 d’une intense propagande au niveau mondial : non seulement cette énergie satisfera sans danger les besoins de l’humanité, mais l’usage généralisé de faibles doses de radioactivité permettra de décupler la production agricole ! Surtout, Yves Lenoir révèle que les normes de protection des travailleurs de l’énergie atomique ou des populations qui pourraient être exposées après un accident nucléaire ont été définies par une poignée d’experts, en dehors de tout contrôle démocratique. Il explique leurs méthodes pour construire une « vérité officielle » minimisant les conséquences de Tchernobyl. Et comment ces procédés ont été mis en œuvre, en accéléré, après Fukushima. Une remarquable enquête historique, riche de nombreuses révélations.

- La comédie atomique. L’histoire occultée des dangers des radiations par Yves Lenoir, éditions La Découverte, 320 p., 22 €.

http://www.editionsladecouverte.fr/cata ... 88441.html
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Messagede bipbip » 01 Mai 2016, 01:37

Lire : « Je vous écris de l’usine »

Depuis son livre Putain d’usine, en 2002, Jean-Pierre Levaray a rejoint la valeureuse cohorte des écrivains prolétariens, dans laquelle l’ont jadis précédé de nobles plumes comme Marguerite Audoux, Georges Navel, Henri Poulaille ou, plus récemment, Mehdi Charef (Le Thé au harem d’Archi Ahmed, en 1985), Maxime Vivas (Paris-Brune, 1997) ou encore Hubert Truxler, alias Marcel Durand (Grain de sable sous le capot, 1990).

C’est justement Hubert Truxler, ancien ouvrier de Peugeot-Sochaux, qui a préfacé le dernier ouvrage de Levaray, Je vous écris de l’usine, compilation de ses chroniques parues chaque mois, de 2005 à 2015, dans le journal CQFD. C’était, confie Truxler, le premier papier qu’il lisait en ouvrant le journal, parce que « pour écrire sur l’usine, il faut la vivre de l’intérieur, la renifler avec ses tripes ».

Ouvrier dans une usine d’engrais au Grand-Quevilly (Seine-Maritime), syndicaliste CGT, militant à la Fédération anarchiste, Levaray est prolixe – près d’une vingtaine de livres ou de collaborations à son actif –, d’une écriture souple, sans pathos ni fioritures. Les mille et une anecdotes qu’il rapporte sont généralement suffisamment fortes, en elles-mêmes, pour marquer les esprits. Il raconte les rares bons moments, avec les copains ; les collègues parfois combattifs, souvent blasés ; le chef pompier teigneux, genre sous-off’ 1912 ; la secrétaire qui échappe à un plan social puis qui, esseulée, ses collègues parties, le regrette amèrement ; le vieux militant communiste mais « pas stalinien pratiquant », qui meurt asphyxié d’avoir, toute sa vie, respiré des poussières nocives.

Les figures de l’usine sont là, leurs vies rythmées par les aléas d’un site industriel classé Seveso 2 qui vieillit, se déglingue, dont on redoute la fermeture mais qui, finalement, ne ferme pas. En revanche, la sous-traitance s’y multiplie. « Du coup, explique l’auteur, suivant la boîte qui te paie, tu as une couleur différente. Il n’y a quasiment plus de bleus de couleur bleue […]. Nous travaillons désormais dans une usine multicolore, mais ça n’a rien d’antiraciste, c’est juste que les bleus sont orange, gris, noirs, rouges, verts, j’en passe et des meilleurs. Différenciés, pour nous diviser. »

Pendant quelques années, l’auteur a accepté une corvée : représenter la CGT au conseil d’administration de l’entreprise. Les réunions qu’il endure au siège, à la Défense, apportent, elles aussi, leur lot d’anecdotes, pathétiques ou drolatiques. Le directeur général de l’usine, un maniaque au look de gestapiste, déverse un jour sa bile contre la CGT et les « pratiques gauchistes » des ouvriers de la boîte. Comme Levaray reste impassible, n’affichant qu’un sourire narquois, l’énergumène accroche illico un autre souffre-douleur : « Vous ne me servez à rien, crache-t-il au malheureux gugusse de la CFDT, pétrifié par cette attaque inattendue. Non, je n’ai plus besoin de vous. Vous n’avez même pas empêché que la grève ait lieu. […] À quoi servez-vous ? » L’auteur aurait pu ricaner. Il ne le fait pas, au contraire. Il souffre de cette humiliation publique du syndicat jaune par son maître. Ce n’est pas là la moindre expression de son humanisme.

Guillaume Davranche (AL Montreuil)

http://www.alternativelibertaire.org/?L ... de-l-usine
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Messagede Pïérô » 02 Mai 2016, 12:22

Contrées. Histoires croisées de la zad de Notre-Dame-des-Landes et de la lutte No TAV dans le Val Susa, du collectif Mauvaise Troupe, sort ce lundi 2 mai aux éditions de L’éclat.

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Contrées. Histoires croisées de la zad de Notre-Dame-des-Landes et de la lutte No TAV dans le Val Susa

Après Constellations il y a deux ans, le collectif Mauvaise Troupe publie un nouveau livre qui met en regard deux luttes en cours contre des « grands projets et leur monde » en donnant la parole à leurs protagonistes. Cet ouvrage est né de l’intuition que les expériences doivent circuler simultanément aux slogans et à l’enthousiasme, pour donner chair aux volontés de résistance.

Dans le mouvement social tel que nous le vivons aujourd’hui, nous sommes nombreux à chercher les manières par lesquelles la lutte pourrait échapper à son extinction programmée, les éléments qui permettraient de la pousser un peu plus en avant. Il y a la mémoire des précédentes mobilisations, de 68 à 2010, les réminiscences de l’antimondialisation et des Indignés, etc. Viennent désormais s’y ajouter la geste de la zad et celle du No TAV, les histoires de ces luttes que l’on dit parfois un peu rapidement « territoriales » et qui ont marqué l’agir politique de leurs pays respectifs.

Contrées se propose de déployer et d’entrelacer ces deux épopées, qui depuis des décennies font du bocage de Notre-Dame-des-Landes et de la vallée italienne de Susa des espaces où les velléités d’aménagement des gouvernements peinent à prendre pied et sont même parfois battues en brèche. On y bataille contre des infrastructures imposées, aéroport pour l’un, train à grande vitesse (TAV) Lyon-Turin pour l’autre..

L’idée de commune, qui certains soirs jaillit place de la République, sourd depuis trois ans des 2000 hectares libérés de la zad. Et ce murmure n’est peut-être pas étranger à l’énergie toute particulière des manifestations nantaises qui prennent depuis le début de la contestation contre la loi travail des airs insurgés. Des soulèvements populaires, la vallée de Susa en a connus plus qu’à son tour, quand pour empêcher le début des travaux la totalité des habitants de la vallée envahissait les villages et l’autoroute, sabotait les machines et chassait les forces de l’ordre. Les victoires qui ont été arrachées ici et là-bas ont redessiné l’avenir de ces contrées, et réveillé d’immenses espoirs, bien au-delà de leurs frontières. On y a appris à mêler si intimement la vie et le combat qu’il est désormais impossible d’envisager l’une sans l’autre, ou de savoir ce qui tient de l’un, ce qui tient de l’autre. C’est cet enchevêtrement qui se donne à voir au fil des pages, esquissant les pistes de ce que signifierait un mouvement dont personne ne sonne le glas.

https://iaata.info/Contrees-Histoires-c ... -1206.html
Image------------ Demain Le Grand Soir --------- --------- C’est dans la rue qu'çà s'passe --------
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Messagede bipbip » 05 Mai 2016, 19:00

L’École des réac-publicains (La pédagogie noire du FN et des néoconservateurs)

La recension de notre ami Frank Mintz sur le dernier titre de la collection N’Autre école chez Libertalia de notre ami Grégory Chambat L’École des réac-publicains.

En mars 2014, le FN remporte les élections municipales à Mantes-la-Ville (à cause des divisions des listes de gauche), dans les Yvelines, où l’auteur est enseignant dans un collège. C’est donc la réalité de la présence de l’extrême droite qui impose, stimule et explique cet essai.

Le livre est composé de deux grands chapitres (au total 153 p.). Le premier expose les origines et les analyses des différents courants de droite et le second donne des résumés et des citations des attaques, virulentes et, parfois, à la limite du ridicule, contre l’enseignement actuel et, bien entendu, contre une partie des enseignants. Et il faut souligner que parmi les calomniateurs et les calomniatrices, il existe de nombreux professeurs, depuis les écoles jusqu’aux universités.

Viennent, ensuite, une brève ouverture sur une voie émancipatrice (35 p.) et de courtes notices sur les personnes et les groupes réac-publicains (49 p.).
Apparemment, il s’agit d’une présentation quasi exhaustive des différentes positions
qui critiquent, dénigrent, insultent les principales options de l’enseignement et des
programmes du ministère de l’Éducation nationale. Et ces critiques s’appuient sur des propositions éducatives, dont la majorité propose des changements de fond en comble, voire en finir avec l’éducation hors du foyer.

En réalité, en dépit des outrances et au-delà des attaques contre des personnes, à commencer par la - première femme en France à être - ministre de l’Éducation1, c’est la société française actuelle qui est en cause, même si les analyses directes ou indirectes sont, à mon avis, assez superficielles.

Dans ce torrent de vociférations, je vois une grande unanimité et simultanément des axes hétérogènes.

Il existe une union entre des intégristes catholiques et musulmans comme Christine Boutin et Farida Belghoul ; des proches du Medef comme Charles Beigbeder, François Bayrou et Jean-Pierre Chevènement (ces deux derniers ex ministres de
l’Éducation nationale) : des membres et des personnes très proches du Front national comme Valérie Laupies, Jean-Claude Martinez, Robert Ménard ; des intellectuels virevoltants : Régis Debray, Alain Finkielkraut, Jacques Julliard et Michel Onfray ; des opportunistes en quête de succès (et d’argent) Jean-Paul Brighelli, Dimitri Casali.

Le socle qui réunit ces personnages est la conviction creuse, le postulat fallacieux que les individus les plus intelligents dans un domaine, voire les plus connus, seraient investi d’une autorité morale, d’un devoir social de protection de valeurs supposées indispensables pour tous les citoyens d’un pays, d’un continent, etc.

Or si je prends le cas de Marie Curie, deux fois prix Nobel de chimie...

Lire la suite (en intégralité avec les notes de bas de page)
http://www.questionsdeclasses.org/IMG/p ... ateurs.pdf

Grégory Chambat L’École des réac-publicains (La pédagogie noire du FN et
des néoconservateurs), collection N’Autre école n° 7, Libertalia, Paris, 2016, 262p, 10 euros.

http://www.questionsdeclasses.org/?L-Ec ... servateurs
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Messagede bipbip » 06 Mai 2016, 12:33

Refus de parvenir

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Refus de parvenir

Depuis de nombreuses années, l’équipe lausannoise du Centre international de recherches sur l’anarchie [1] tente d’actualiser la théorie et les pratiques du refus de parvenir nées au début du XXe siècle. Au-delà des seuls appels à déserter le système et des comportements d’esquive individuels, il s’agit de participer à une émancipation de la société tout entière.

On ne compte plus dans la littérature du XIXe siècle les personnages de parvenus, chez Balzac, Stendhal ou Flaubert, tous traités avec condescendance : l’arriviste est unanimement détesté, décrit comme un homme dévoré par l’ambition et son ascension se termine immanquablement par une chute abyssale, car il ne parvient jamais à en assumer les contradictions. Pour lui qui se trouve tout en bas de l’échelle sociale, tous les moyens sont bons et tous les coups sont permis pour parvenir à ses fins dans une lutte des places n’ayant rien à envier au struggle for life darwinien. Mais ce petit manège ne concerne que la « haute » : ceux qui sont bien en place sciant les branches auxquels les aspirants essaient de se raccrocher pour les détrôner. Dans une société où le capitalisme sauvage (non encore domestiqué par le compromis social-démocrate) se déploie sans vergogne, le paraître et l’argent sont (déjà) canonisés. Le parvenu s’y coule comme dans une seconde peau à grand renfort de compromissions. De l’autre côté de la barricade, le non parvenu ne se considère pas comme un raté. Le reniement de ses convictions constitue la ligne rouge entre refus de parvenir et refus de réussir : le premier se concrétise dans le souci d’une action nouant, de manière précaire, idéal d’émancipation collective et pratiques individuelles, le mépris de l’argent et des privilèges, un cadre éthique aidant à minimiser l’influence de quelques tendances humaines trop humaines (orgueil, vanité, égoïsme), un rejet de la prise de pouvoir, du principe hiérarchique même, un abandon de la compétition de tous contre tous au profit de la coopération de tous avec tous.

Haro sur les sociaux-traîtres !

Longtemps, ce jeu de chaises musicales permettant d’accéder aux meilleures positions sociales laisse le monde ouvrier dans une indifférence marmoréenne, même si l’Internationale, en 1871, lance déjà cet avertissement prémonitoire : « Il n’est pas de sauveurs suprêmes : Ni dieu, ni césar, ni tribun. » Dans sa contribution consacrée au milieu anarchiste lyonnais entre 1919 et 1939, Claire Auzias insiste sur « l’incongruité de parvenir » chez la plupart des militants unis par un fort sentiment d’identité de classe et un engagement quotidien. Le refus, implicite, de toute promotion sociale se manifeste d’abord par une hostilité certaine envers « les tendances à la professionnalisation du syndicalisme et [...] la volonté des communistes de contrôler le monde ouvrier ». Ces dérives sont perçues comme autant de trahisons de classe en faveur d’une recherche personnelle de profit, de carrière, de pouvoir ou de prestige. Et l’on se moque allègrement d’un Léon Jouhaux accroché à son poste de secrétaire national de la CGT pendant des décennies. Vis-à-vis du travail, ensuite, cela passe par le refus d’un trop fort attachement à un patron ou à un métier. Au « carriérisme », on préfère l’existence du « trimard » qui consiste à vagabonder en passant d’un emploi à un autre à la manière des hobos américains. Ce qui permet aussi de répandre l’agitation révolutionnaire au-delà des seules villes industrielles. Si la fierté du métier est très répandue, des ruses pour échapper aux contraintes du travail marchand sont mises en pratique par certains ouvriers. Et Claire Auzias de préciser : « Le macadam, simulation d’accident de travail confirmé par la complaisance du docteur socialiste Grandclément, surnommé “le roi du macadam”, ouvrait droit à un demi-salaire payé sur l’assurance patronale. Régis Eyraud s’en fit une spécialité pendant au moins cinq ans, de 1923 à 1928, et cumula jusqu’à sept arrêts de maladie à la fois dans toute la France. » Concernant le savoir, enfin, les anarchistes, surtout les individualistes, pratiquent l’autodidactisme. Alors que le certificat d’études primaires est le diplôme le plus élevé auquel la quasi-totalité de la population puisse accéder, l’instrumentalisation de la culture scolaire au profit d’une ascension sociale n’a pas de sens. On se cultive de manière désintéressée, pour ouvrir ses horizons vers des aventures de coopératives fondées par-delà les océans, pour forger son esprit critique, pour entretenir une sorte de gymnastique révolutionnaire susceptible de bâtir et défendre une culture de classe. Dans une atmosphère de légèreté bien décrite par Claire Auzias : « Tous ont pratiqué les sorties champêtres, les pique-niques, les causeries sur l’herbe dans la campagne environnante. Quelques-uns poussèrent la marche à pied et les balades à vélo plus loin, jusqu’à la Méditerranée. Certains même affichèrent une admiration pour les voyageurs partis vers de lointaines contrées fonder des communautés […]. »

Les fausses promesses de la méritocratie

Mais, après la Seconde Guerre mondiale, le boom des Trente Glorieuses comme la mise en œuvre du programme de démocratisation scolaire vont donner une nouvelle vigueur à l’idéologie méritocratique selon laquelle l’ascension sociale est ouverte à tous à condition d’y travailler chacun d’arrache-pied. Jusque-là, comme le rappelle Anne Steiner, « l’alphabétisation et la scolarisation n’avaient pas pour but d’assurer à chacun des chances de mobilité sociale, mais de faire de tous les enfants français, quelle que soit leur profession future, des républicains et des patriotes capables d’exercer leurs droits civiques, […] pourvus des capacités intellectuelles minimales exigées par l’évolution du travail industriel. » Dès la fin des années 1960, la tertiarisation de l’économie est grosse consommatrice de cadres et de professions intermédiaires tandis que la condition ouvrière commence à se dégrader. Anne Steiner ajoute : « Et c’est ainsi que l’idéologie méritocratique s’est imposée à tous ! Une idéologie qui justifie l’inégalité des places au nom d’une prétendue égalité des chances. Une idéologie qui renforce la légitimité des dominants et désarme les dominés. » Enfants et adolescents rencontrant des difficultés à obtenir le sésame du diplôme sont alors renvoyés à leur échec personnel dans la quête de parvenir que leurs parents ont conçue pour eux. Certes, sous l’influence des mouvements de contre-culture américains (Beatniks, Diggers…), les appels à la désertion comme la recherche de voies alternatives pour réussir sa vie vont se multiplier après Mai-68. Mais, c’est l’entrée dans un chômage de masse au cours des années 1980 qui viendra porter l’estocade finale au mythe méritocratique.

Le refus de parvenir aujourd’hui

Dans les sociétés actuelles, le désir de parvenir à tout prix est à la fois omniprésent – et renforcé par certains usages d’Internet – et âprement combattu ou simplement moqué par des individus comme des collectifs qui entendent privilégier la solidarité, l’entraide, le partage, les biens communs. Ce qui oblige, d’après les membres du CIRA Lausanne, à redéfinir le refus de parvenir : « On pourrait reprocher à l’expression de concerner uniquement les personnes qui ont la possibilité de parvenir, donc d’être une préoccupation de privilégiés. Même si j’admets l’importance de contextualiser (dans une société pyramidale, tout le monde n’a pas les mêmes chances de “réussir”), j’aurais envie d’élargir la portée du refus de parvenir. Je le vois comme une sorte de cadre éthique en vertu duquel on s’efforce de ne pas rechercher une position de domination ou de ne pas utiliser celle-ci au détriment des autres. Vu sous cet angle, tout le monde peut s’approprier ce principe, quelle que soit la position occupée dans la société. Même au plus bas de l’échelle sociale, il s’agirait par exemple de ne pas reporter ses frustrations sur des personnes encore plus mal loties et, fondamentalement, de ne pas chercher à devenir calife à la place du calife si un jour on en avait la possibilité. »


Notes

[1] Toutes les citations sont tirées de Refuser de parvenir, idées et pratiques, Éditions Nada, à paraître en avril 2016.

http://cqfd-journal.org/Refus-de-parvenir
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Re: Chroniques et présentations livres

Messagede Lila » 08 Mai 2016, 19:38

Voix sans voile Témoignage émouvant et poignant

Ce livre de Horria Saïhi se lit comme un roman, d’une seule traite, c’est passionnant, fluide mais ce n’est pas un roman, ce sont les témoignages recueillis par une cinéaste journaliste durant les années où la barbarie islamiste frappait l’Algérie.

L’auteure a choisi de donner la parole à ces femmes, trop souvent oubliées par l’histoire et pourtant présentes et actives dans beaucoup de combats sociaux et de libération.

Quelles sont-elles ces femmes qui ont perdu leurs frères, leurs sœurs, parfois leurs enfants et parfois leur propre vie ?

Elles ont souffert mais ont, ces combattantes, refusé l’abomination, c’est-à-dire de plier devant les islamistes qui n’étaient et ne sont que des fous sanguinaires.

Je croyais que ce travail de transcription de films et d’interviews sous le feu de l’action, là-bas en Algérie allait donner lieu à une suite d’entretiens… C’est tout autre chose que nous propose l’auteure, c’est une histoire qui se lit comme un film d’action émouvant… Malheureusement nous ne sommes pas dans une fiction.

Beaucoup de ces hommes et de ces femmes ont été, il y a quarante ans de cela, dans les rangs de la résistance au colonialisme français. Ils et elles ont repris les armes et s’organisent en patriotes. Ils et elles ne comptent pas sur le gouvernement qui d’ailleurs plus tard libèrera les bouchers du peuple, les meurtriers qui ont exécuté et assassiné tant de personnes.

Ces assassins que combattent ces femmes courageuses invoquent Dieu appelé Allah mais comme l’expliquent ces témoignages :

“Sous le contrôle des islamistes, la mosquée a été reconvertie en tribunal. Les appels à la mort remplaçaient les versets du Coran et les injures la parole de Dieu. « L’imam » était un égorgeur ; le minaret un poste d’observation où Allah ouakbar devenait l’outil d’un code. C’est dans cette mosquée à partir du minbar qu’ils lançaient leurs fatwas. C’est dans cette maison de Dieu qu’ils exécutaient des innocents à l’arme blanche”.

L’histoire est racontée mais aussi expliquée et contextualisée. L’auteure fait œuvre d’éducation populaire en levant aussi le voile sur une partie de notre histoire commune quand elle revient sur ces Algériens enrôlés dans l’armée française pour faire la guerre au Vietminh. Certains ont rejoint la résistance vietnamienne et sont revenus au moment de l’indépendance. Une femme vietnamienne mariée à un Algérien voit toute sa famille reprendre les armes pour s’opposer aux islamistes. Deux de ses enfants trouveront la mort.

L’auteure a écrit une page d’histoire incroyable, tragique et héroïque en nous faisant découvrir des visages… Comme si nous visionnions un film.

Jean-François Chalot

Voix sans voile, Horria Saïhi, Éditions Helvétus, 2016.

À commander à l’EDMP (8 impasse Crozatier, Paris 12e, 01 44 68 04 18, didier.mainchin@gmail.com).


http://www.emancipation.fr/spip.php?article1337
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Re: Chroniques et présentations livres

Messagede bipbip » 14 Mai 2016, 18:10

L’école des réacs-publicains : du « niveau qui baisse » au « grand remplacement »

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Dans son ouvrage édité par Libertalia, Grégory Chamba, enseignant, décrit avec précision les « réac-publicains » (Natacha Polony, Jean-Paul Brighelli, Alain Finkielkraut, Éric Zemmour…) et les associations et groupes d’extrême droite qui, sous couvert de sauver l’école de la « décadence », rêvent surtout de restaurer « l’ordre et la nation ». Pour vous en donner un aperçu, l’auteur et son éditeur nous en ont fait parvenir un extrait, dans lequel on voit comment on passe de la dénonciation du « niveau qui baisse » à la « théorie du grand remplacement« … Édifiant !

... http://lahorde.samizdat.net/2016/05/08/ ... ublicains/
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Re: Chroniques et présentations livres

Messagede bipbip » 16 Mai 2016, 20:00

Travailler et lutter

Essais d’auto-ethnobiographie
Irène Pereira

Entre précarité sociale et engagement militant radical, l’ouvrage d’Irène Pereira est l’expression de la condition d’une jeune génération de chercheus-e-s en sociologie. À travers l’auto-ethnographie s’affirme un style d’enquête où l’expérience existentielle de la sociologue devient une porte d’entrée sur le monde social. La sociologie se fait témoignage, observation et analyse – par le biais de l’expérience de vie de la chercheuse – de la déstructuration des existences et des subjectivités par la précarité de l’emploi. Mais la science sociale devient également l’instrument par lequel sont analysées les pratiques de résistance au capitalisme.
Ces ethnographies nous plongent successivement au cœur de l’univers de l’emploi précaire et des luttes contre celui-ci dans le secteur des musées, dans l’expérience de la souffrance au travail des enseignants stagiaires, dans le milieu des militants anarchistes et libertaires, etc. L’auto-ethnographie devient la méthode privilégiée pour faire de la sociologie une expérimentation pragmatiste. Mais elle est également le vecteur d’une reconstruction de la continuité de l’existence face à son éclatement par le capitalisme postmoderne.

TRAVAILLER ET LUTTER
Essais d’auto-ethnobiographie
Irène Pereira
Préface : Philippe Corcuff
Collection : Logiques sociales
ISBN : 978-2-343-06969-2 • février 2016 • 254 pages • Prix éditeur : 25 euros

http://www.questionsdeclasses.org/?Publ ... -et-lutter

Video de présentation de l’ouvrage :

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Re: Chroniques et présentations livres

Messagede Merricat » 17 Mai 2016, 22:43

Réédition aux Editions Ixe de Sexe, race et pratique du pouvoir - L'idée de nature (1992) de Colette Guillaumin.

«La parenté de l'institution esclavagiste avec le sexage réside dans l'appropriation sans limites de la force de travail, c'est-à-dire de l'individualité matérielle elle-même.»

Sexe, race et pratique du pouvoir. L'idée de nature réunit un ensemble d'articles publiés par Colette Guillaumin entre 1977 et 1993.

Pour présenter ce livre essentiel, d'abord publié chez côté-femmes en 1992 et depuis longtemps épuisé, Brigitte Lhomond écrivait en 1993 dans la revue Multitudes:

«Une idée centrale structure le travail de Colette Guillaumin et unifie les articles présentés dans cet ouvrage, celle du lien inextricable entre les “formes matérielles” et les “formes mentales” que prennent les relations de domination (ces “deux faces de la même médaille”), lien entre la matérialité des rapports de pouvoir et la pensée de ceux-ci. Cette pensée, cette idéologie, celle du “sens commun” tout autant que celle des discours théoriques et scientifiques, exprime et justifie tout à la fois ces rapports. […]

Le concept d’appropriation est un élément essentiel apporté par Guillaumin à la théorie des rapports entre les sexes, où le corps même des individues dominées (et pas seulement leur travail) est l’objet de la mainmise, comme ce fut le cas dans le servage de l’Ancien Régime, l’esclavage de plantation, et dans ce que Guillaumin nomme, pour les femmes, le “sexage”. Le sexage s’exprime dans l’“appropriation privée”, ou le “propriétaire” est un homme particulier (comme dans l’institution du mariage), et dans l’“appropriation collective” quand l’usage du corps des femmes est disponible à l’ensemble du groupe des hommes. Usage qu’il serait faux de réduire à des dimensions exclusivement sexuelles. La prise en charge par les femmes – et elles seules ou presque – de l’entretien physique et moral, non seulement des hommes mais aussi des enfants, des malades, des vieillards, est un élément essentiel de l’usage qui est fait de leur corps.»

http://www.editions-ixe.fr/content/sexe ... du-pouvoir

Sommaire du livre :
http://www.editions-ixe.fr/sites/defaul ... aire_4.pdf

« Pratique du pouvoir et idée de nature. 1. L'appropriation des femmes » :
http://www.editions-ixe.fr/sites/defaul ... ture-1.pdf
Merricat
 
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Re: Chroniques et présentations livres

Messagede bipbip » 22 Mai 2016, 13:10

L'arme à L'oeil. Violences D'Etat Et Militarisation De La Police

Pierre Douillard-Lefevre

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Automne 2014, un manifestant est tué par une grenade lancée par un gendarme à Sivens. L’armement de la police fait, pour la première fois, la une de l’actualité. Loin de susciter de réactions à la hauteur, ce drame est l’occasion pour le pouvoir de renforcer ses stratégies de maintien de l’ordre en faisant interdire et réprimer implacablement les mobilisations qui suivent. La mort de Rémi Fraisse n’est ni une « bavure », ni un accident. Elle est le produit d’une logique structurelle, qui s’inscrit dans un processus d’impunité généralisée et de militarisation de la police en germe depuis deux décennies.

Sur fond d’hégémonie culturelle des idées sécuritaires, la police française se dote de nouvelles armes sous l’impulsion des gouvernements successifs : taser, grenades, flashballs, LBD. On tire à nouveau sur la foule. D’abord expérimentées dans les quartiers périphériques, puis contre les mobilisations incontrôlables, les armes de la police s’imposent aujourd’hui potentiellement contre tous. « En blesser un pour en terroriser mille », telle est la doctrine des armes de la police.

Cet essai passe en revue l’armement de la police pour comprendre ce que les armes disent de notre temps, quelles sont les logiques politiques qu’elles suggèrent, au-delà des spécificités françaises d’un maintien de l’ordre présenté comme irréprochable.

Pierre Douillard-Lefevre est blessé au visage lors d’une manifestation, par le tir d’une nouvelle arme de la police : les Lanceurs de Balles de Défense. Nous sommes en 2007, il a 16 ans. Depuis, il lutte aux côtés d’autres blessés contre la militarisation et l’impunité des forces de l’ordre. Diplômé en histoire et sociologie, il a contribué en tant que dessinateur à une Bande Dessinée collective, Les Désobéisseurs, Vide Cocagne, 2013.

format : 12x19
90 pages
ISBN : 9782356874641
Prix de vente public : 8.00€

http://www.editionsbdl.com/fr/books/lar ... olice/540/
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Messagede bipbip » 18 Juin 2016, 14:06

Dans la tête d’un zadiste, manuel d’usage du monde libre

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On s’est promis que ça n’aurait pas de fin, qu’on ouvrirait des lieux en veux-tu en voilà, qu’on s’y retrouverait toujours, qu’on y rassemblerait, avec d’autres naufragés du béton, les plus fiers équipages de pirates.

(...) Dans les ministères de la parole publique, on refuse de comprendre ce qui se joue durant ces nuits. On reprend, pour la répandre une fois encore, l’image indécrottable et bien commode du casseur opportuniste. »

C’est dans la nébuleuse autonome que se recrute une partie des activistes contre les grands projets inutiles ou contre la loi travail. Ce livre aurait pu s’appeler « Dans la tête d’un zadiste ». Il témoigne de la résolution et de l’imaginaire d’une génération qui a choisi les marges pour tenter de réinventer un monde à la hauteur de ses exigences. Il permet de saisir un peu de la représentation du monde de cette jeunesse en lutte radicale contre la société néolibérale.

On y trouvera un peu de ce que Cosma Salé a appris : à respirer et à sentir, à créer et à bâtir contre l’ennui. De la zad de Notre-Dame-des-Landes ou du Testet à la cuisine d’une maison occupée, d’une cabane dans les bois au tissu urbain des squats, on y éprouvera peut-être un peu de la fièvre et de l’enthousiasme, de la magie et de l’exil de sa génération.

C’est un petit traité sur l’esquisse des marges, un manuel d’usage du monde libre, les fragments d’un imaginaire qui a désormais sa dynamique propre.

- Chroniques de la zone libre. Des zad au maquis : fragments de l’imaginaire autonome, par Cosma Salé, Le Passager clandestin, 180 p., 15 €.

http://lepassagerclandestin.fr/catalogu ... libre.html
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Re: Chroniques et présentations livres

Messagede bipbip » 25 Juin 2016, 11:00

Lire : Gaulène, « Le nucléaire en Asie. Fukushima, et après ? »

L’ouvrage de Mathieu Gaulène, très clair et très documenté, fournit très certainement le panorama le plus complet existant à ce jour sur le nucléaire en Asie.

Il s’ouvre sur un constat problématique : la surprenante conversion du Japon à l’atome, dès 1955, seulement dix ans après ­Hiroshima et Nagasaki. S’ensuit une analyse précise du programme nucléaire civil japonais, qui rencontrera au départ peu de résistances (l’opposition se focalisant essentiellement sur la question du nucléaire militaire), et qui, jusque dans les années 2010, s’accompagnera d’une véritable propagande savamment organisée.

L’ouvrage insiste sur la « machine à faire accepter » le nucléaire au Japon, qui se déploie de façon méthodique, et tend à faire taire toute critique gênante. Cette machine à faire accepter, relayée par les médias officiels et la classe politique (droite et gauche confondues), déroule, à partir des années 1980, durant lesquelles des inquiétudes citoyennes émergent, une stratégie implacable de dissimulation des risques et des incidents liés au nucléaire civil.

Sur ces bases, la catastrophe de Fukushima (mars 2011) est envisagée d’un point de vue critique et distancié : l’auteur montre à quel point la crise a été gérée de façon improvisée, et à quel point les normes de sécurité étaient insuffisantes, dans une zone où le risque sismique était pourtant important. À l’encontre de la version officielle pronucléaire, qui affirme que Fukushima est un accident « naturel », qui ne devrait pas remettre en cause l’industrie nucléaire en tant que telle, mais qui relèverait d’un fâcheux « concours de circonstances », il faut rappeler avec force un fait élémentaire : des désastres comme Fukushima sont liés à des dysfonctionnements graves dans la gestion humaine de l’industrie nucléaire, laquelle se voit dès lors structurellement remise en cause. Tepco, la multinationale qui gérait Fukushima, connaissait tous les risques, mais n’a rien fait en amont pour les éviter.

On constate alors que, même après Fukushima, la propagande pronucléaire se poursuit, cette fois-ci de façon explicitement obscène : les communicants du « village nucléaire » soutiennent la thèse selon laquelle l’accident nucléaire de Fukushima aurait fait « zéro mort », affirmation que Mathieu Gaulène réfute sans difficulté, chiffres et faits à l’appui. Tout témoignage gênant des individus subissant aujourd’hui encore les effets de la catastrophe (risques sanitaires, décontamination impossible), est publiquement discrédité : une véritable « machine à intimider » s’impose. Les discours officiels minimisent la gravité des risques liés à la contamination alimentaire, qui inquiète pourtant les populations, et qui produit objectivement des effets désastreux sur la santé des individus. Par ailleurs, l’auteur insiste sur le caractère dérisoire des indemnités reçues par les victimes de la catastrophe, lesquelles ont tout perdu (maison, travail, proches), et se voient déconsidérées, voire abandonnées, par les pouvoirs publics.

L’option d’une sortie du nucléaire au Japon après Fukushima ayant été vite abandonnée, on constate alors le retour du lobby nucléaire au pouvoir, dès décembre 2012 : victoire de la « machine à intimider », perpétuation de la machine à faire accepter. Les mesures prises ne tiennent pas compte de l’avertissement que constitue Fukushima.

L’auteur propose ensuite un état des lieux plus global : description inquiétante du développement du nucléaire civil dans d’autres pays d’Asie (Chine, Japon, Inde, ­Vietnam, Thaïlande, Bangladesh, Myanmar) ; description de la prolifération alarmante de l’arme nucléaire, possédée par des pays en conflit (Chine, Inde, Pakistan, Corée du Nord). La catastrophe de Fukushima permet d’envisager ces phénomènes selon une perspective nouvelle, et engage une réflexion critique à la mesure des menaces devenues visibles.

Après ce diagnostic critique, l’ouvrage propose finalement un état des lieux des mouvements de résistance au nucléaire : on constate aujourd’hui en Asie, malgré une propagande puissante, et une tendance à la désinformation, l’essor des mouvements antinucléaires et des énergies renouvelables. Un espoir reste permis, même s’il ne s’agit en rien de sombrer dans un optimisme acritique : les essais nucléaires de Pyongyang, la reprise du nucléaire civil au Japon, indiquent que, globalement, les décideurs asiatiques n’ont pas pris la mesure des menaces encourues par les populations à l‘ère du nucléaire.

Plus globalement, cet essai brillant propose un point de vue radicalement (et légitimement) désenchanté sur l’industrie du nucléaire en tant que telle : Fukushima nous aura appris que cette énergie n’a rien de « sûre », et qu’il faut réfléchir, de façon urgente, à la mise en place d’énergies alternatives.

Benoît (AL Montpellier)

• Mathieu Gaulène, Le Nucléaire en Asie – Fukushima, et après ?, éditions Philippe Picquier, 2016, 200 pages, 13 euros.

http://alternativelibertaire.org/?Lire- ... re-en-Asie
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Re: Chroniques et présentations livres

Messagede bipbip » 29 Juin 2016, 16:10

Notes blanches #1 : « La force de l’ordre », enquête au sein de la BAC parisienne

Ces « notes blanches » sont une série de fiches de lectures qui parcourent des publications plus ou moins récentes sur des thèmes concernant de près nos luttes : police, justice, surveillance, etc. Ces fiches tentent de donner une vision globale et cohérente de ces problématiques, dont chaque livre recoupe une ou plusieurs. Cet ensemble peut servir d’appui à une réflexion sur nos pratiques militantes, notamment dans le contexte de l’état d’urgence et la politique sécuritaire post-attentats. Pour ce premier épisode, on a lu le livre de Didier Fassin, « La force de l’ordre ».

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Didier Fassin donc, a eu la chance de pouvoir enquêter au sein d’une BAC de banlieue parisienne, et ce livre est le fruit de plus d’un an d’observation (de mai 2005 à février 2006 puis de février à juin 2007). Chaque chapitre du livre aborde un des thèmes qui a pu se dégager de l’enquête, et mêle descriptions de situations et éléments plus théoriques. Mais surtout, le livre regorge d’« anecdotes » toutes plus effarantes les unes que les autres. Repartons pour l’instant d’un constat dressé par de précédentes enquêtes sur la police, et que l’auteur reprend à son compte : « Il était désormais établi (…) que sillonner la ville en voiture sans objectif précis en attendant des appels ne se justifiait ni pour lutter contre les délinquants et les criminels ni même pour rassurer les résidents pas une présence visible » (p. 112). Et partant de là, posons-nous naïvement la question : à quoi sert la BAC ?

Politiquement, et comme de récents sondages l’ont montré, les policiers sont très majoritairement de droite, a fortiori ceux exerçant dans la BAC. Le local de l’unité suivie par Didier Fassin était orné d’un drapeaubleu-blanc rouge décoré d’un casque franc sur lequel était inscrit « 732 » [2]. Ce dessin existait aussi en t-shirt, que les baqueux n’hésitaient pas à porter pendant leur service. Tout comme nous avons vu l’imaginaire raciste et néocolonial des fonctionnaires de la BAC, les valeurs portées par les brigades « mettent en jeu la virilité, la force et l’ordre » (p. 264), valeurs typiques des milieux d’extrême-droite. Au sujet des unités de la BAC, l’auteur en vient à parler de « paramilitarisation », c’est-à-dire « cette tendance à ajouter ou substituer aux forces de l’ordre régulières des brigades que leur mission, leur tenue, leur armement, leur style d’intervention et leur rapport à la hiérarchie situent à la marge du dispositif officiel » (p. 266).

Par ailleurs, les baqueux ne sont jamais recrutés dans leur région d’origine. Ils sont souvent de jeunes hommes blancs, issus de milieux populaires, voire de la campagne, et à leurs yeux « les habitants des quartiers [ne sont] pas seulement des étrangers, ils [sont] aussi des ennemis. Le sentiment de la différence [suscite] des expressions d’intolérance. La perception de l’hostilité [conduit] à un imaginaire de la guerre » (p. 75), ce dernier étant par ailleurs entretenu par les discours politiques et médiatiques sur « l’identité nationale ». Les habitants sont aussi vus comme des « sauvages » et les cités comme des « jungles », dans la lignée d’un imaginaire bien colonial… Mais rassurons-nous : « Un commissaire m’expliqua qu’on avait récemment introduit quelques enseignements d’anthropologie dans certaines formations d’étudiants policiers, afin de les sensibiliser aux diverses cultures auxquelles ils pouvaient être confrontés ; quand, impressionné mais intrigué, je lui demandais qui en était chargé, il me précisa que ces cours étaient dispensés par des fonctionnaires des renseignements généraux » (p. 74).

Généralement, les forces de l’ordre justifient leur existence par les discours – relayés par les médias – sur le thème de la « délinquance », de l’« insécurité ». C’est pourquoi, chaque mois, le ministère de l’intérieur publie ses chiffres. Chaque commissariat doit donc rendre donc de son activité en établissant des statistiques, et ces dernières remontent jusqu’au ministère. En retour redescendent des consignes : il ne faut pas simplement faire plus d’interpellations, il faut que chacune de ces interpellation permette d’élucider une enquête. Cette politique du chiffre se traduit sur le terrain par le ciblage de proies faciles : les« shiteux » et les « sans-papiers » par exemple provoquent la situation nécessaire à l’interpellation. Ainsi cette histoire rapportée par l’auteur, où l’équipe de la BAC demande à trois personnes qui discutaient dans une voiture stationnée de bouger. Ceux-ci s’exécutent. Immédiatement, les baqueux mettent la sirène et les rattrapent pour contrôler les papiers du véhicule. Le véhicule n’était pas assuré. Or, il roulait...

En raison de cette politique du chiffre, de son milieu social d’origine, de ses sympathies pour l’extrême-droite et de ses perceptions, les baqueux s’attendent à vivre de l’action. Or la réalité du terrain est en décalage par rapport à ces attentes. C’est ainsi que les équipages de BAC, qui passent le plus clair de leur temps à tourner dans les quartiers dits « sensibles » en attendant que quelque chose se passe, procèdent à des contrôles d’identité et des interpellations faciles – au faciès, bien sûr – pour tuer le temps et faire du chiffre. Et lorsqu’un appel signale un incident, une agression, les voilà lancés à toute vitesse dans la ville, tantôt pour une fausse alerte, tantôt pour arriver trop tard. Conséquence : « l’ordinaire de la police est [...] doublement en décalage : par rapport à sa représentation populaire, telle qu’illustrée par le cinéma et la télévision, et par rapport à son exposition politique, telle que mise en œuvre dans la culture du chiffre. D’un côté, c’est l’ennui qui prévaut plutôt que l’aventure. De l’autre, c’est l’inefficacité qui se révèle plutôt que la performance » (p. 124).

Un chapitre aborde la question des violences policières. Un cas, entre autres, y est longuement étudié : un soir de réveillon, la brigade est appelée pour une rixe devant une salle des fêtes. Lorsque les baqueux arrivent sur place, les personnes participants au réveillon leurs disent que tout est revenu au calme. Mais les flics se lancent à la poursuite d’individus dans le quartier, et en attrapent deux, qu’ils matraquent copieusement. S’en est suivi un procès, dont l’auteur pourra voir consulter les documents issus de l’instruction. Il en dégage que « l’enquête et le procès ne cherchent pas tant à établir si il y a eu provocation de la part des deux hommes qu’à caractériser les conditions d’usage de la violence » (p. 184). Au final, la procédure n’aboutira qu’à une maigre condamnation des policiers, celle-ci portant sur le « caractère disproportionné et injustifié de l’usage de la force » (p. 185) et ne statuera pas sur le bien-fondé ou non des interpellations. Il apparaît donc clairement que la justice se comporte comme une instance d’enregistrement et de validation des actes commis par les forces de l’ordre, « comme si, en dernier ressort, il fallait rappeler que les deux instituions sont du même côté » (p. 189). Rien de nouveau sous le soleil… les baqueux agissent conformément à leurs convictions politiques et l’imaginaire qu’ils se font des quartiers. Convictions et imaginaire totalement en adéquation avec leur fonction de maintien de l’ordre (capitaliste, raciste, néocolonial, hétérosexiste et patriarcal).

Au final, les seules interactions non-violentes qu’ont les baqueux avec les habitants des quartiers est le contrôle d’identité qu’ils pratiquent dans le but d’humilier, ou « mieux », de coller un « outrage et rébellion ». Pour Didier Fassin, « le contrôle d’identité est un pur rapport de force qui fonctionne comme un rappel à l’ordre – non pas à l’ordre public, qui n’est pas menacé, mais à l’ordre social » (p. 145) et « la répétition des mêmes expériences dans une routine mortifiante est une véritable éducation physique au cours de laquelle on intériorise sa place sociale » (p. 145). Là encore, nous voyons que la BAC assume le rôle que lui délègue l’État : éduquer les corps et les esprits conformément à l’arbitraire du pouvoir.

S’il est impossible de résumer un livre aussi fourni en observations et aussi dense théoriquement, toutes les « anecdotes » rapportées par l’auteur ainsi que ses interprétations forment un ensemble cohérent. Et même si nous pourrions reprocher à l’auteur un ton trop consensuel, il n’en reste pas moins qu’une lecture conséquente saura se saisir de ces analyses dans une perspective plus radicale. Les forces de l’ordre, et notamment les BAC, « [se sont] imposé[e]s de manière presque systématique comme forme de gouvernement des populations les plus précaires et marginales, et notamment des milieux populaires et des minorités ethniques. Le déploiement d’une idéologie sécuritaire en a été un élément décisif, s’appuyant sur des discours attisant la peur pour justifier des politiques plus répressives, l’accroissement des effectifs policiers [et] le renforcement des dispositif punitifs » (p. 320). L’institution policière est soutenue en cela par l’institution judiciaire, et leur action est appuyée et renforcée par les discours politiques et médiatiques, à des fins de mise au pas de la population, et d’anéantissement de toute velléité de contestation, individuelle ou collective, de l’ordre social dominant.


P.-S.
Didier Fassin, La force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Seuil, 2011


Notes

[1] La numérotation des pages fait référence à la version grand format du livre, publiée en 2011, et non à la version poche sortie en 2015.

[2] Sur cette date et sa récupération par les milieux politiques de droite, voir William Blanc et Christophe Naudin, Charles Martel et la Bataille de Poitiers. De l’histoire au mythe identitaire, Libertalia, 2015 http://editionslibertalia.com/catalogue ... e-poitiers.


https://rebellyon.info/Notes-blanches-1 ... rdre-16661
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Re: Chroniques et présentations livres

Messagede bipbip » 05 Juil 2016, 01:22

Débats : Autour des travaux d’Irène Pereira

C’est vers une théorie critique pragmatiste que nous conduisent les livres d’Irène Pereira.

Pragmatiste car elle fonde son étude des rapports sociaux sur l’action, ou plutôt sur l’interaction. Critique car, par ce biais, elle cherche à mettre en exergue des formes de domination, des inégalités, bref, à rendre compte de diverses formes d’oppression au sein d’une société divisée en classes. Pourtant, elle refuse aux intellectuel-le-s le statut de neutralité et d’extériorité vis-à-vis de son objet d’étude. En cela elle s’oppose à la sociologie positiviste d’inspiration durkheimienne.

Ce ne sont donc pas les intellectuel-les qui dévoilent une domination cachée, celle-ci est subjectivement vécue par des individus qui témoignent de cette domination par la résistance qu’ils et elles mettent en œuvre pour y résister. Mais elle ne part pas non plus d’une sociologie dite « compréhensive » (d’inspiration wébérienne ou diltheyenne), qui suppose au contraire que le ou la sociologue ait une affinité avec son objet d’étude (il doit « comprendre » les intentions des agents qu’il ou elle étudie).

Le point commun entre ces deux courant c’est qu’ils visent à produire des savoirs sur une réalité. Or c’est en tant qu’intellectuelle et militante que l’auteure tente de dégager des savoirs à partir de la réalité sociale. Ainsi, le pragmatisme critique consiste à établir une théorie, non pas à partir de l’étude de la réalité sociale, mais à partir de l’engagement (de l’action) au sein de cette réalité. C’est donc à travers des « expérimentations » qu’il devient possible de produire des savoirs émancipateurs.

À une époque où, plus que jamais, la production des savoirs universitaires est détachée des conditions matérielles d’existence des populations qui font l’objet de ces études, ce n’est pas d’un moindre intérêt que de participer à la construction d’un savoir à partir de la pratique sociale. L’ancrage dans l’action est le point de départ d’Irène Pereira et non son point d’arrivée.

Nulle émancipation par le savoir purement « scientifique » donc – à la manière dont Lénine souhaitait voir les masses éclairées et guidées par sa science marxiste. Proche en ce sens des travaux de Jacques Rancière, qu’elle cite, l’auteure participe plutôt à la production de savoirs émancipateurs à partir de l’action, rendant ainsi aux agents leur autonomie intellectuelle quant à l’analyse de leur situation.

Le Pragmatisme critique est avant tout un ouvrage d’épistémologie qui vise à promouvoir une forme originale de théorie de la connaissance en sciences sociales, qui part de l’étude des actions collectives plutôt que des structures sociales. De ce fait, il discute de nombreuses positions en sciences sociales, ce qui peut paraître d’un intérêt moindre pour les lecteurs et lectrices peu au fait de l’histoire des sciences sociales.

En revanche, Travailler et lutter apparaît comme la mise en pratique de la théorie de la connaissance dégagée dans le premier ouvrage. Ainsi, si du point de vue de l’auteure, il est évident que l’un ne va pas sans l’autre, il nous paraît plus opportun de conseiller la lecture de ce dernier ouvrage au militant ou à la militante qui ne souhaite pas se plonger dans des études de sciences sociales, mais recherche par contre une analyse théorique de situations vécues (l’auteure y développe par exemple ses propres expériences de gardienne de musée ou de stagiaire de l’éducation nationale).

Cette analyse permet de révéler ce que peut avoir de général une expérience particulière d’injustice et d’oppression comme celle l’invisibilisation des tâches que l’auteure avait à effectuer lorsqu’elle était gardienne de musée, ou celle de ses conditions de travail dans l’Education nationale (on lui attribue par exemple un créneau de cours le vendredi soir de 16 h à 18 h que nul-le élève normalement constitué-e n’est capable de suivre correctement) et de sa non-titularisation lors de son stage en tant que professeure de philosophie dans le secondaire, fondée notamment sur l’inspection d’un cours au sein d’une classe considérée comme très difficile par l’ensemble de l’équipe enseignante.

On notera au passage l’honnêteté à la fois touchante et intellectuellement stimulante dont fait preuve l’auteure lorsqu’elle évoque des difficultés qui, bien que récurrentes chez les professeur-es (et pas seulement les stagiaires !) ne sont que trop rarement exprimées, et encore moins analysée avec profondeur. C’est alors toute la machine répressive de l’éducation nationale, tant envers les élèves qu’envers les professeur-es, qui est analysée à partir d’une expérience vécue, nécessairement particulière.

Bernard Gougeon (AL Tarn)

• Le Pragmatisme critique. Action collective et rapports sociaux, L’Harmattan, Paris, 2016.
• Travailler et lutter. Essai d’auto-ethnobiographie, L’Harmattan, Paris, 2016.

http://www.alternativelibertaire.org/?D ... ux-d-Irene
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Re: Chroniques et présentations livres

Messagede bipbip » 07 Juil 2016, 14:59

Prendrons nous les usines ?

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Nous avions déjà traité des comités de gestion de la Libération à propos de la sortie du livre de Mencherini sur Marseille (1944, Marseille, l’an I de l’autogestion). Nous continuons aujourd’hui avec Prendrons nous les usines ? édité par les éditions Spartacus en 1948[1]. Cette brochure est constituée en réalité de deux textes, de volume quasiment identique : d’une part celui de Suzanne Charpy apparaissant comme auteur, d’autre part l’introduction de Pierre Bernard intitulée « vers la gestion ouvrière ». Au moment de la parution, nous sommes alors en 1948, les expériences des comités de gestion sont terminées, et les comités d’entreprise sont juridiquement institués. Moment important : s’agit-il d’une continuité, ou d’une sorte de retour à un ordre où le patron récupère le pouvoir de gestion et de direction. Les auteurs sont des praticiens, des militants.

Suzanne Charpy, avait commencé à militer dans la gauche des jeunesses socialistes et était chargée en 1935 dans la fédération socialiste de la Seine du travail en direction des femmes et des entreprises. Gagnée au trotskysme, elle évolue à nouveau vers la SFIO dont elle est membre à la Libération et continuait à suivre le travail dans les usines, plus particulièrement des comités d’entreprise après 1950.[2]

Pour l’autre auteur, s’agit-il de Pierre Bernard ingénieur dans la métallurgie, de la CGT-FO [3] ou bien – comme l’indiquent certaines autres références du Pierre Besnard, plus âgé, qui a à son actif des décennies de militantisme chez les syndicalistes révolutionnaires et le mouvement anarchiste. Pendant l’Occupation, il est clairement opposé aux nazisme et fascisme allemand et italien mais est plus silencieux sur la Charte du travail de Vichy[3], sans doute intéressé par certaines dimensions des « comités sociaux d’entreprise », notamment par leur intervention dans l’embauche et l’aspect gestion directe de services – ce qui transparaît dans l’introduction.

De la libération nationale à la libération sociale ?

Les expériences visées dans cette livraison de Spartacus sont celles des « comités de gestion » qui apparaissent à la Libération quand, au deuxième semestre 1944, la crise politique se double d’une crise sociale. Avec la libération progressive du territoire, se mêlent patriotisme, volonté d’épuration et contestation des autorités traditionnelles, y compris de l’autorité d’un patronat et d’une hiérarchie souvent complices de l’occupant. Plusieurs milliers de dirigeants se voient privés ainsi – ne serait-ce que provisoirement – du pouvoir de commander leurs entreprises, réquisitionnées par les autorités nouvelles de droit ou de fait. Les nécessités, l’urgence, de la reprise de la production, comme les besoins à satisfaire en matière de ravitaillement, de nourriture des travailleurs font apparaître une dynamique spontanée – même si les militants y jouent un grand rôle mais sans directives de leurs organisations, celle de la formation de comités de gestion. Le programme du Conseil national de la résistance (CNR) prévoyait « la participation des travailleurs à la direction de l’économie ». Le 22 mai 1944, les institutions provisoires de la France libre décident d’instaurer – toujours l’effort de guerre – des comités mixtes à la production dans l’aéronautique, avec de véritables prérogatives de cogestion dans les domaines de la fabrication et de l’embauche.

Il y avait là incontestablement des « expériences de gestion associative et collective» comme l’écrit Desseigne. Maurice Cohen en évoque « trois types » : les comités patriotiques d’entreprise, les comités à la production et les comités de gestion.

Les formes de ces derniers, leurs implantations et prérogatives sont diversifiées mais dans l’ensemble ils assurent à la fois le rôle de « comités patate » (faire fonctionner les cantines), et de gestion aux côtés ou le plus souvent en remplacement des anciens dirigeants. Au nombre d’une centaine, ces comités de gestion existent plus en zone sud (l’ex-zone dite « libre ») prenant là parfois la succession des Comités sociaux d’entreprise. Dans l’ex-zone nord, les mines étaient l’exception mais là des « comités mixtes à la production » et les nationalisations prévues par le programme du Conseil national de la Résistance se mettent rapidement en place.

Une volonté de gestion ouvrière venant « d’en bas »

Le mouvement vient bien d’en bas, et le phénomène est loin d’être marginal quand on examine les travaux de référence. A Toulouse les milices patriotiques occupent les Grands magasins du Capitole, il y a des comités à Tulle, à Béziers, à Marseille dans une quinzaine d’entreprises, chez Dunlop à Montluçon, chez Berliet à Lyon, aux cimenteries Lafarge au Teil ; dans l’Eure des coopératives remplacent des entreprises dissoutes…

Paris et sa banlieue sont également touchés. Avec les bombardements alliés et la désorganisation, le problème se posait de la réponse à la paralysie des usines, au défaut de ravitaillement et à la fuite des dirigeants. Au cours même de la « semaine insurrectionnelle parisienne » de la fin août 1944 un comité ouvrier provisoire s’est formé à Renault. Avec les entreprises aux alentours, se constitue un comité inter-usines de Boulogne-Billancourt doté d’un cahier de revendications dans lequel on note « contrôle ouvrier sur l’embauche et le débauchage, sur les cantines et le ravitaillement ». C’est ce même contenu qui est repris chez Caudron où se forme un comité ouvrier central. En septembre l’on y passe du contrôle à la gestion, notamment sur le ravitaillement.

C’est au niveau de toute la banlieue Ouest que se met en place un comité inter-usines ainsi qu’un comité de liaison intermilices regroupant une quarantaine d’établissements. A BMW Argenteuil, alors que direction allemande est partie sans payer les salaires, les ouvriers occupent l’usine et élisent un comité qui organise la cantine, fait revenir les outils, organise la paie. Le comité va plus loin, élabore un plan de remise en marche de l’usine. Il rend compte des décisions, des pourparlers, des démarches à tous les travailleurs par un journal mural. Le processus qui touche ces dizaines d’usines c’est d’abord l’existence de petites équipes qui organisent la garde, puis les ouvriers sont convoqués par tous moyens (annonce de presse, cyclistes) pour venir en assemblée générale où le comité est élu. Chez Blériot, chez Jumo la paie est effectuée par le comité avec l’aide de la comptabilité.

Comme le souligne Antoine Prost, les cas sont assez nombreux pour permettre de conclure à une véritable volonté de gestion ouvrière, même si pour se développer et se coordonner, il aurait fallu de puissants relais nationaux.

L’Etat reprend la main

Or, il manqua d’abord de volonté politique pour plusieurs raisons. Le frein mis par les nouveaux pouvoirs publics, l’objectif de l’union nationale étant en priorité l’effort de guerre pour la défaite de l’Allemagne, était un objectif partagé par la majeure partie du mouvement ouvrier, qui n’était d’ailleurs pas préparé à une telle situation de « pouvoir ouvrier ». Il n’y eut pas de mise en valeur des expériences, ni mots d’ordre de généralisation et coordination. La reconstruction de l’Etat (y compris par la forme prise par les nationalisations) se ferait sans, voire contre le mouvement d’en bas, en tenant compte bien sûr du rapport de forces. C’est ainsi que la création des comités d’entreprise s’effectua avec des prérogatives légales en retrait par rapport aux pouvoirs de fait acquis par les comités de gestion, limités d’abord (comme les comités sociaux sous Vichy) aux « œuvres ». Le gouvernement tripartite limite la compétence des CE. L’ordonnance de 1945 écarte toute ingérence dans la gestion en réduisant la mission du CE à la simple « coopération avec la direction à l’amélioration des conditions collectives de travail et de vie de son personnel ». L’exposé des motifs de l’ordonnance insiste bien que les comités ne sont pas des organismes de décision dans le domaine économique, ne « sauraient avoir de caractère revendicatif ». Ils sont, y compris pour la CGT « au service de la bataille de la production » jusqu’au grand tournant de 1947 avec la grève Renault et la sortie du parti communiste français du gouvernement. L’ordonnance de février 1945 est complétée après la démission de de Gaulle, par la loi du 16 mai 1946 qui fait passer le seuil de 100 à 50 salariés pour créer un CE, oblige à des consultations, permet l’assistance du CE par un expert comptable, « autorise » la désignation de deux membres du CE avec voix consultative aux conseils d’administration des seules sociétés anonymes.

Les comités de gestion, une expérience inédite…. A rééditer ?

Les occupations de 1936 avaient remis en cause le droit de propriété, 1944 allait bien plus loin, de manière inédite en France, puisqu’il remettait en cause le pouvoir de gestion des patronats. Les travailleurs tenaient à prouver leurs capacités à diriger les usines. En comportant toujours des ingénieurs, des techniciens aux côtés des ouvriers et employés le message était clair : il y a des personnes compétentes et une légitimité collective (avec en sous-entendu : les simples ouvriers n’ont pas seuls les compétences et ne sont pas légitimes).

C’était il y a plus de 70 ans. Et aujourd’hui encore la domination patronale, qui est certes d’abord une domination économique et politique. est aussi idéologique en ce qu’elle cherche – et réussit par les moyens dont elle dispose en tant que classe dominante consciente de ses intérêts – à convaincre les autres classes, groupes, catégories qu’ils n’ont pas les compétences, les connaissances requises pour gérer les entreprises comme la société. Or, en 2013, si l’on compte dans la population active encore 25% de sans diplôme (ce qui ne signifie pas absence d’expérience ni de qualification) 40% ont le bac ou plus(24% sont diplômés de l’enseignement supérieur).

Aujourd’hui qui pourrait leur contester la légitimité à diriger les entreprises et la société toute entière ?

[1] Remerciements à Emir Harbi pour l’autorisation de mise en ligne.

[2] Notice dans le « Maitron » (Dictionnaire biographique du mouvement social) rédigée par Jean-Michel Brabant et Gilles Morin.

[3]Notice dans le « Maitron » (Dictionnaire biographique du mouvement social) rédigée parEric Panthou

[4] Id. Notice Jean Maitron, et note plus développée par Guillaume Davranche dans le Dictionnaire des anarchistes.

REFERENCES

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Desseigne Gérard, L’évolution du comité d’entreprise, QSJ, PUF, 1995.

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http://www.autogestion.asso.fr/?p=6147
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