traduction: David Graeber "Dette: les 5000 premières années"
Donc voila, c'est un article de 2009 que je traduit.
Depuis 2009, l'auteur a sorti un gros bouquin sur le sujet : "Debt: the first 5000 years"
L'auteur c'est David Graeber donc : http://fr.wikipedia.org/wiki/David_Graeber
Certains aspects de l'argument présentés ici sont un peu différent dans le bouquin et c'est évidemment beaucoup plus large et détaillé dans le bouquin, mais enfin cet article donne déjà un bon aperçu, et c'est déjà pas mal instructif.
Je vais poster ici au fur et à mesure de la traduction. pour aujourd'hui, l'intro:
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Dette : les 5000 premières années.
par David Graeber
Traduction/rip artisanal par hocus.
Ce qui suit est un fragment d'un projet de recherche beaucoup plus large sur la dette et l'argent de la dette [debt money] dans l'histoire humaine. La conclusion première et majeure de ce projet est qu'en étudiant l'histoire économique, on tend à ignorer systématiquement le rôle de la violence, le rôle absolument central de la guerre et de l'esclavage dans la création et la formation de ce que nous appelons maintenant « l'économie ». De plus, les origines comptent. La violence est peut-être invisible, mais elle reste inscrite dans la logique même de notre sens commun économique, dans la nature apparemment évidente des institutions qui n'auraient jamais et ne pourraient jamais exister en dehors du monopole de la violence – mais aussi, la menace systématique de la violence – maintenus par l’État contemporain.
Laissez moi commencer par l'institution de l'esclavage, dont le rôle, je pense, est central. Dans la plupart des époques et des lieux, l'esclavage est vue comme une conséquence de la guerre. Parfois la plupart des esclaves sont réellement des captifs de guerre, parfois ce n'est pas le cas, mais presque invariablement, la guerre est vue comme la fondation et la justification de l'institution. Si vous vous rendez au cours d'une guerre, ce que vous rendez est votre vie; votre conquérant a le droit de vous tuer, et souvent il le fera. S'il choisit de ne pas le faire, vous lui devez littéralement votre vie; une dette conçue comme absolue, infinie, impossible à payer [irredeemable]. Il peut en principe exiger [extract] ce qu'il veut, et toutes les dettes – les obligations – que vous pourriez avoir envers d'autres (vos amis, votre famille, les anciennes allégeances politiques) , ou que d'autres ont envers vous, sont vue comme absolument nulles [negated]. Votre dette envers votre propriétaire est tout ce que existe désormais.
Cette sorte de logique a au moins deux conséquences très intéressantes, bien qu'on puisse dire qu'elles tirent dans deux directions opposées. Tout d'abord, comme nous le savons tous, c'est un trait typique – qui le définit peut être – de l'esclavage que les esclaves peuvent être achetés ou vendus. Dans ce cas, la dette absolue n'est alors (dans un autre contexte, celui du marché) plus absolue. En fait, elle peut être précisément quantifiée. Il y a de bonnes raisons de croire que ce fût précisément cette opération qui rendit possible de créer quelque chose comme notre forme contemporaine d'argent pour commencer, puisque ce que les anthropologues avaient l'habitude d'appeler « monnaie primitive », celle que l'on trouve principalement dans les sociétés sans État (la monnaie de plume des îles Salomons, les wampun Iroquois), était principalement utilisée pour arranger des mariages, résoudre des vendetta [blood feud], et pour manipuler [fiddle with] d'autres sortes de relations entre les gens, plutôt que pour acheter ou vendre des marchandises. Par exemple, si l'esclavage est une dette, alors la dette peut mener à l'esclavage. Un paysan babylonien a pu payé une petite somme en argent [le métal] aux parents de sa femme pour officialiser le mariage, mais il ne la possède en aucun sens. Il ne pourrait certainement pas acheter ou vendre la mère de ses enfants. Mais tout ceci changerait si il contractait un emprunt. S'il se retrouvait en situation de non-paiement [were he to default], ses créditeurs pourraient tout d'abord prendre ses moutons et son équipement, puis sa maison, ses champs et vergers, et finalement prendre sa femme, ses enfants, et même lui en tant qu'esclave pour dette [debt peon] jusqu'à ce que l'affaire soit réglée (ce qui, comme ses ressources se sont évaporées, devient évidemment de plus en plus difficile à faire). La dette fut la charnière qui rendit possible d'imaginer une chose telle que l'argent au sens moderne du terme, et donc, aussi, de produire ce que nous aimons appeler le marché : une arène où tout peut être acheté et vendu, parce que tous les objets (comme les esclaves) sont désencastrés [disembedded] de leur anciennes relations sociales et existent seulement en relation à l'argent.
Mais dans le même temps la logique de la dette comme conquête peut, comme je l'ai mentionné, tirer dans une autre direction. Les Rois, à travers l'histoire, tendent à être profondément ambivalent quant à permettre à la dette d'échapper à tout contrôle. Ce n'est pas parce qu'ils sont hostiles aux marchés. Au contraire, normalement ils les encouragent, pour la simple raison que les gouvernements trouve ça incommode de prélever tout ce dont ils ont besoin (soie, roues de chariot, langues de flamands roses, lapis-lazuli) directement auprès de leur population sujette; c'est bien plus facile d'encourager des marchés et d'ensuite acheter ces choses. Les premiers marchés [early markets], souvent, suivaient les armées et les entourages royaux, ou se formaient près des palais ou sur les bords des postes militaires. Ceci permet en fait d'expliquer le comportement plutôt énigmatique de la part des cours royales : après tout, puisque les rois contrôlaient habituellement les mines d'or et d'argent, quel était exactement le but de frapper des morceaux de ce matériau avec son visage dessus, de les déverser dans la population civile, et de demander ensuite qu'ils vous les redonnent en tant que taxe ? Ça ne fait sens que si le prélèvement des taxes étaient en fait un moyen d'obliger tout le monde à acquérir des pièces, afin de faciliter l'émergence de marchés, puisqu'il est pratique d'avoir des marchés sous la main. Toutefois, pour le présent propos, la question critique est : comment ces taxes étaient-elles justifiées ? Pourquoi les sujets les devaient, quelle dette remboursaient-ils quand ils les payaient ? Ici nous retournons encore au droit de conquête. (en fait, dans le monde ancien, les citoyens libres – que ce soit en Mésopotamie, en Grèce, ou à Rome – souvent n'avaient pas à payer des taxes directes pour cette raison précise, mais évidemment je suis en train de simplifier là.) Si les rois prétendaient détenir le pouvoir de vie et de mort sur leurs sujets en vertu du droit de conquête, alors les dettes de leurs sujets étaient, aussi, au final, infinies; et aussi, au moins dans ce contexte, leurs relations les uns aux autres, ce qu'ils se devaient mutuellement, étaient sans importance. Tout ce qui existait vraiment était leur relation au roi. Ceci en retour explique pourquoi les rois et les empereurs essayaient invariablement de réguler les pouvoirs que les maîtres avaient sur leurs esclaves, et les créditeurs sur les débiteurs [debtors]. Au minimum ils insistaient toujours, s'ils en avaient le pouvoir, pour que les prisonniers qui avaient déjà eu leurs vies épargnées ne puissent plus être tués par leurs maîtres. En fait, seuls les souverains pouvaient avoir le pouvoir arbitraire de vie et de mort. La dette ultime de tout un chacun était due à l'État, c'était la seule qui soit réellement illimitée, qui pouvait avoir des prétentions absolues, cosmiques.
La raison pour laquelle j'insiste là dessus est que cette logique est encore avec nous. Quand nous parlons d'une «société » (la société française, la société jamaïcaine) nous parlons en réalité de gens organisés par un unique État-nation. C'est le modèle tacite, en tout cas. « Les Sociétés », sont en réalité des États, la logique des États est celle de la conquête et est au final identique à celle de l'esclavage. Il est vrai, entre les mains des apologistes de l'État, ceci se transforme en une plus bienveillante « dette sociale ». Il y a là une petite histoire qui nous est racontée, une sorte de mythe. Nous sommes tous nés avec une dette infinie envers la société qui nous a élevés [raised], cultivés [nurtured], nourris [fed] et habillés, envers tous ces morts depuis longtemps qui ont inventé notre langage et nos traditions, envers tous ceux qui ont rendu possible notre existence. Dans les temps anciens nous pensions que nous devions ça aux dieux (c'était remboursé par le sacrifice, ou bien le sacrifice était en fait seulement le paiement des intérêts – au final, c'était remboursé par la mort). Plus tard la dette fût adoptée par l'Etat, lui même une institution divine, avec les taxes comme substitut du sacrifice, et le service militaire pour la dette de vie. L'argent était simplement la forme concrète de cette relation sociale, la manière de la gérer. Les keynésiens aiment cette sorte de logique. De même divers types de socialistes, de sociaux-démocrates, et même de crypto-fascistes comme Auguste Comte (le premier, autant que je sache, à avoir forger l'expression « dette sociale »). Mais cette logique court à travers une bonne part de notre sens commun: considérez par exemple, l'expression, « payer sa dette à la société », ou « je sentais que je devais quelque chose à mon pays », ou « Je voulais donner quelque chose en retour ». Toujours, dans ce genre de cas, les droits et les obligations mutuelles, les engagements mutuels – le genre de relations que les gens authentiquement libres peuvent créer les une avec les autres – tendent à être subsumés en une conception de la « société » où nous sommes tous égaux seulement en tant que créditeurs absolus envers la figure (désormais invisible) du roi, qui tient la place de votre mère, et par extension, de l'humanité.
Ce que je suggère, donc, est qu'alors que les prétentions des marchés et les prétentions de la « société » sont souvent juxtaposées – et ont certainement une tendance à balancer d'avant en arrière de toute sorte de manière pratiques - elles sont au final fondées sur une logique très similaire de violence. Ce n'est pas non plus une simple affaire d'origines historiques qui peut être écartée comme quelque chose qui ne porte pas à conséquence: ni les États ni les marchés n'existent sans une menace constante d'usage de la force.
Nous pourrions demander, alors, quelle est l'alternative ?
[à suivre]
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