David Graeber

Re: David Graeber

Messagede bipbip » 06 Mar 2017, 17:48

COMME SI NOUS ÉTIONS DÉJÀ LIBRES

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À l’origine, la Constitution américaine n’incluait pas de déclaration des droits, c’est pourquoi celle-ci y apparaît sous forme d’amendements. La financiarisation dénoncée par le mouvement Occupy Wall Street, c’est la collusion entre le gouvernement et les institutions financières, système de corruption institutionnalisé, pour veiller à ce qu’un nombre toujours croissant de citoyens s’enfonce dans les dettes. Témoin actif de ces manifestations, David Graeber propose dans cet ouvrage d’évoquer l’ouverture d’un imaginaire radical, la possibilité même d’une démocratie aux États-Unis et en général.

Il raconte avec minutie les journées intenses auxquelles il participa à New-York, à l’automne 2011 et tente d’en dégager des enseignements. Ce mouvement révolutionnaire fondait ses espoirs sur la contagion d’une démocratie directe non hiérarchisée. Il réclamait non pas une réforme du capitalisme mais son démantèlement pur et simple.

La non-violence, explique-t-il, doit mettre à nue la violence inhérente à l’ordre politique, en démontrant la façon dont les « forces de l’ordre » recourent automatiquement à la brutalité pour défendre le statu quo, même face à une foule d’idéalistes non violents.

Le terreau le plus fertile pour la révolution, dans n’importe quel pays, est une population de diplômés, pauvres et au chômage, c’est-à-dire une population de jeunes débordant d’énergie et disposant de beaucoup de temps, ayant toutes les raisons d’être en colère et un accès à l’historique de la pensée radicale. Aux États-Unis, la génération née à la fin des années 70, est la première dans l’histoire du pays à envisager un niveau de vie inférieur à celui de ses parents. Le système des prêts étudiants est l’outil de contrôle ultime des tous les aspects de leur destinée.

David Graeber revient sur quelques repères historiques pour tenter de mieux comprendre la situation actuelle.

Dans les années 80, le Congrès a fait éliminer les lois usuraires, permettant à toute société d’entrer dans la finance et permettant aux tribunaux et aux policiers de faire respecter des prêts dont les intérêts annuels pouvaient s’élever à 300%, c’est-à-dire des taux imposés jusqu’alors par le seul crime organisé.

Si l’industrie automobile s’est effondrée pendant la crise de 2008, c’est que la majeure partie de ses profits ne provenait pas de la fabrication d’automobiles mais de leur financement.

Une grande partie des revenus des citoyens ordinaires nourrit un système prédateur par l’entremise de nombreux frais cachés et de pénalités. Tout le système est conçu pour nous inciter à commettre des erreurs car c’est le fondement même de ses profits commerciaux.

Le dollar américain est essentiellement une dette gouvernementale en circulation, plus précisément une dette de guerre. Les déficits américains sont presque exclusivement imputables aux dépenses militaires qui représentent la moitié des dépenses fédérales. Les accords de Bretton Wood ont permis d’internationaliser ce système en instituant les bons du Trésor américain, c’est-à-dire sa dette de guerre, comme base du système financier international. L’Allemagne, puis le Japon, la Corée du Sud et les États du Golfe en achetant d’énorme quantités de ces bons, ont financé les bases américaines sur leur sol. Ce système se rapproche de celui du tribut impérial.

Même si les États-Unis produisent encore des machines agricoles, de la technologie médicale, de l’informatique et de l’armement sophistiqué, son secteur manufacturier ne génère que peu de profit. La richesse provient toujours plus du système financier, donc de la force militaire à l’étranger et dans le pays même (tribunaux et police pour recouvrir les dettes). Ce système « mafia-capitaliste » n’est pas viable à long terme.

Les mesures extrêmement rigoureuses longtemps imposées aux pays du Tiers-monde, les contraignant à réduire les services publics pour redistribuer le butin aux 1%, sont maintenant étendues au reste du monde (Grèce, Irlande, Wisconsin, Baltimore).

Les élites politiques et économiques américaines ont créé un monde où il est impossible de critiquer le capitalisme, synonyme ici de liberté, de libre marché, de libre échange, de libre entreprise, d’American way of life. Les économistes ne servent qu’à concocter des raisons à connotation scientifique pour justifier les décisions déjà prises par les politiques. Cette idéologie empêche d’envisager qu’il puisse exister autre chose. Pourtant, comme le rappelait George Orwell : « On sait qu’on est en présence d’un système politique corrompu quand ses défenseurs ne peuvent plus appeler les choses par leur nom. »

Le gouvernement américain a appliqué la tactique habituelle pour supprimer les mouvements démocratiques : discréditer la légitimité morale en créant intentionnellement du désordre public, projetant une image potentiellement violente afin d’effrayer les classes moyennes. Il a usé d’une brutalité terroriste, par des attaques ciblées contre des civils, pour semer la terreur à des fins politiques, pour montrer que participer à Occupy pouvait mener à des blessures physiques.

David Graeber oppose ses arguments à l’ironie défensive des discours progressistes qui reprochent aux mouvements radicaux en général d’être animés par des idéaux hors d’atteinte. Cette partie historique est sans aucun doute la plus originale de cet ouvrage. Il assume le refus de faire partie du système politique car celui-ci n’est pas démocratique, mais basé sur une corruption institutionnalisée imposée par la force. La souveraineté populaire des Pères fondateurs est limitée au choix de ses gouvernants parmi une élite. Il démontre un véritable déni de l’histoire de la démocratie américaine qui en a altéré la notion même. La structure fédérale du pays est vraisemblablement inspirée de celle de la Ligue des six Nations iroquoises, seul modèle dont les Pères fondateurs avaient l’expérience directe. De même, l’organisation des bateaux pirates remarquablement démocratique au début du XVIIIème siècle peut avoir eu une influence sur l’évolution des constitutions démocratiques en Amérique du Nord tant les histoires ont circulé. Nombre de colons vivant aux frontières entretenaient des relations paisibles avec les peuples autochtones avant que les Gouvernements et les Églises n’attisent le racisme. David Graeber dessine ainsi un inconscient démocratique, enfoui sous des images de sauvagerie et de criminalité.

Il admet que le terme de démocratie a été inventé en Grèce mais soutien que le concept même existe depuis que les Homos sapiens ont commencé à communiquer pour développer des façons de régler collectivement les problèmes. On peut confirmer la présence d’assemblées démocratiques à toutes les époques. Le vote divise et n’existe que dans les communautés qui peuvent contraindre ses membres à obéir à une décision. La recherche d’un consensus est beaucoup plus judicieuse puisqu’elle ne forcera pas une minorité frustrée à se conformer à une décision qu’elle rejette.

Ainsi, dans les années 1600, les Conseils des Six Nations pour maintenir la paix fonctionnaient par consensus.

De même, il existe deux façons de raconter l’histoire de l’anarchie. On continue à l’associer systématiquement au chaos, comme ce fut longtemps le cas aussi de la démocratie. Mais il s’agit d’un principe de société humaine où les rapports ne sont pas imposés sous la menace constante de la force. De tout temps, des communautés égalitaires se sont constituées en rejet d’un système de domination et sans exercer de forme de pouvoir. Il s’oppose au marxisme qui juge nécessaire de s’emparer des pouvoirs de l’États jusqu’à ce que ses mécanismes deviennent superflus. L’anarchie appelle à « bâtir la nouvelle société dans la coquille de l’ancienne » en explorant l’égalité sous toutes ses formes. Il ne s’agit pas d’imaginer quel type d’organisation verrait le jour si les gens étaient libres de résoudre collectivement les problèmes mais de créer les conditions qui le permettent.

Au préjugé largement répandu qui suppose que la disparition de l’État entrainerait le chaos, David Graeber répond par quelques exemples et soutient qu’au contraire c’est imposer le respect de lois par la contrainte qui infantilise et génère des comportements déraisonnables. Traitez les gens en adultes en leur enlevant leurs pistolets et leurs avocats et ils se comporteront en adultes.

Il consacre un long chapitre au principe de consensus, utile et nécessaire pour mettre ne place un véritable processus démocratique, insistant notamment sur la nécessité d’une décentralisation radicale pour qu’il puisse fonctionner. Il précise aussi qu’il ne s’agit jamais de convertir les autres à son point de vue mais que les différences constituent de précieuses ressources communes et non un obstacle à la poursuite d’objectifs communs.

Il recommande l’action directe qui est l’obstination à agir comme si l’on était déjà libre. Aucun gouvernement n’accorde jamais volontairement de nouvelles libertés à ceux qu’il gouverne. Elles sont toujours conquises par ceux qui considèrent suivre des principes qui dépassent le cadre des lois et du respect des autorités en place.

Une révolution est une prise de pouvoir par des forces populaires qui cherchent à transformer la nature du système politique, social et économique d’un pays donné, généralement en suivant le rêve visionnaire d’une société équitable. David Graeber cite l’historien Immanuel Wallerstein qui considère que dans le dernier quart du millénaire précédent, les révolutions furent surtout une transformation planétaire du bon sens politique. Toutes ont permis des avancés au niveau mondial. À l’époque de la Révolution française existaient déjà un marché unique et un système politique mondiaux dominé par d’immenses empires coloniaux. Celle de 1848 fut accompagnée par des révolutions dans plus de 50 pays, permettant d’ouvrir la voie à l’instauration d’institutions inspirées de la Révolution française. La révolution russe de 1917 fut mondiale elle aussi car à l’origine du New Deal et des États providences en Europe. En 1968, la révolution éclate presque partout dans le monde contre les bureaucraties d’État. Leur héritage le plus durable est probablement la naissance du féminisme. David Graeber souligne qu’avant la Révolution française, celle-ci était inimaginable alors qu’une génération plus tard, même les plus conservateurs (prêtres, magistrats,…) en avaient accepté les idées au moins pour la forme. Les tentatives actuelles sont une rébellion contre la bureaucratie planétaire au service du marché (F.M.I., O.M.C., Banque mondiale,…). Les gouvernements déploient beaucoup plus d’énergie à surveiller, contrôler, sécuriser ces contestations et à imposer l’idée qu’aucun changement n’est possible, qu’à développer leur politique économique. La crainte des mouvements sociaux est telle qu’ils ont presque réussi à imposer cette idée par l’anéantissement des rêves et la contrainte au désespoir, au moment où le système capitaliste s’écroule.

En conclusion, David Graeber évoque quelques propositions même s’il précise que le changement doit se décider en cours de chemin et non pas suivre un programme pré-établi :

- Il dénonce l’idéal puritain du travail comme vertu en soi, récompensé par un paradis de consommation. Le travail est une vertu lorsqu’il est utile aux autres, détaché de toute notion de productivisme.

- Pour réduire la taille et l’emprise de l’État, il faudrait déjà diminuer l’ampleur de la bureaucratie.

- Le communisme est en vérité la base de tout rapport social amical et le capitalisme n’est qu’un communisme mal organisé. De même, nous agissons comme des anarchistes chaque fois que nous nous comprenons sans recourir à la menace ou à la force. Il ne s’agit donc pas de construire une société à partir de rien mais d’élargir des zones de liberté dans la société existante, jusqu’à ce que la liberté serve de principe d’organisation absolu.

« Ce n’est pas le manque d’imagination qui pose problème, ce sont les système de dette et de violence créés pour étouffer le potentiel de l’imagination humaine ou pour qu’elle ne serve qu’à créer des produits financiers dérivés, de nouveaux systèmes d’armements. » Il affirme que nous sommes déjà libres et que les révolutions de 2011 ont libéré beaucoup de personnes des chaînes qui entravent l’imagination collective. La démocratie est simplement notre capacité à nous rassembler, comme des êtres raisonnables et à trouver des solutions à nos problèmes communs.

La lecture de ce texte résolument optimiste est salutaire car David Graeber définit des enjeux importants avec une grande clarté et surtout les montre à notre portée immédiate.

COMME SI NOUS ÉTIONS DÉJÀ LIBRES
David Graeber
Traduction Alexie Doucet
270 pages – 22 euros.
Éditions Lux – Collection « Instinct de liberté » – Montréal – avril 2014

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Re: David Graeber

Messagede bipbip » 15 Avr 2017, 15:12

POUR UNE ANTHROPOLOGIE ANARCHISTE

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L’anarchisme a pris la place qu’occupait le marxisme dans les mouvements sociaux des années 1960 pourtant il est peu présent au sein des universités, tant dans les enseignements que dans les revendications des professeurs. Les anthropologues qui étudient les diverses façons d’organiser la société, notamment sur des bases égalitaires, moins aliénantes, restent muets. David Graeber se propose de les interroger « malgré eux » et de préciser certaines affinités.
Tandis que le marxisme est un discours théorique sur une stratégie révolutionnaire, l’anarchisme est un discours éthique sur une pratique révolutionnaire.

L’auteur rappelle que Pierre Kropotkine a plongé le darwinisme social dans une crise dont il ne s’est pas encore complètement remis en documentant comment les espèces qui prospèrent le plus efficacement sont celles qui coopèrent.
Marcel Mauss, fondateur de l’anthropologie française, auteur de l’Essai sur le don (1925) pensait que le socialisme ne pourrait jamais être créé par décret de l’État mais seulement construit graduellement à partir de la base, qu’une nouvelle société basée sur l’entraide et l’auto-organisation pouvait être construite au sein même de l’ancienne. Si les fragments d’une anthropologie anarchiste existent (presque) déjà, ils trouvent leur source chez Mauss. Celui-ci a démontré que les sociétés considérées comme fonctionnant à l’aide du troc, étaient en fait des économies du don. Elles n’étaient pas fondées sur le calcul mais sur le refus de calculer. Les Amazoniens, par exemple, n’ignoraient pas à quoi pouvait ressembler une forme de pouvoir étatique — c’est-à-dire qui permette à quelques hommes de donner des ordres à tous les autres sans qu’ils puissent les contester grâce à la menace du recours à la force — mais étaient justement déterminés à ce qu’elle ne puisse voir le jour. Ces sociétés étaient de fait anarchistes car elle rejetaient la logique de l’État et du marché. Elles sont cependant imparfaites puisqu’elles maintiennent des dominations, des hommes sur les femmes ou des aînés sur les jeunes. Le contenu souvent violent de leurs cosmogonies est à l’image de la violence interne de l’effort continuel déployé pour parvenir au consensus : un processus régulateur qui la médiatise.

Pour David Graeber, le capitalisme est avant tout fondé sur la relation entre le système du salariat et le principe de la recherche du profit pour le profit. Des penseurs autonomes italiens ont développé, au cours des deux dernières décennies, la théorie de ce qu’ils appellent « l’exode révolutionnaire ». Pour eux, la façon la plus efficace de s’opposer au capitalisme n’est pas la confrontation directe mais le « retrait actif », la défection massive de ceux qui souhaitent créer de nouvelles formes de communauté. Pourtant, les fameuses « utopies pirates » par exemple, enclaves libertaires regroupant esclaves en fuites, renégats britanniques et corsaires musulmans, ont toutes étaient englouties, y compris par l’Histoire. Comment neutraliser l’appareil d’État sans confrontation directe ? Peut-être s’effondrera-il tout simplement, privé progressivement de sa substance, à la fois par le haut (la croissance des institutions internationales) et par le bas (la décentralisation vers des formes d’auto-gouvernance au niveau local et régional).
Il signale que les premiers contrats de travail salarié connus concernent la location d’esclaves. Le capitalisme moderne n’est qu’un nouvelle version de l’esclavage.
Il définit la violence comme le recours préféré des personnes stupides. C’est la forme de stupidité à laquelle il est presque impossible de fournir une réponse intelligente. C’est aussi bien sûr le fondement de l’État.

« Question : Combien faut-il d’électeur pour changer une ampoule ?
Réponse : Aucun. Les électeurs ne peuvent rien changer. »

S’il n’y a pas de programme anarchiste, en guise de conclusion, il préconise toutefois un programme en trois points :
annulation de la dette internationale,
annulation de tous les brevets liés aux technologies de plus d’un an,
Suppression de toutes les restrictions à la liberté de déplacement et au choix de résidence dans le monde.
Il reprend le slogan des Industrial Workers of the Word (I.W.W.)* : « contre le système salarial » et leur revendication : « la semaine de 4 jours, la journée de 4 heures ».
Enfin, il revient sur le « premier cycle du nouveau soulèvement mondial », avec les municipalités autonomes du Chiapas par exemple. Il défend les prises de décisions par consensus, plus facile à mettre en place dans une communauté. « Voter est le moyen le plus sûr de garanti l’humiliation, le ressentiment, la haine : en fin de compte, la destruction des communautés. »

Renvoyé de l’Université de Yale après y avoir enseigné pendant 8 ans, sans explication mais après avoir pris part activement à Occupy Wall Street, David Graeber règle ici ses comptes avec la communauté universitaire, notamment les anthropologues, on l’aura compris, qu’il accuse de devenir un rouage de plus dans la « machine identitaire » mondiale plutôt que d’apporter leurs outils à ceux qui ont entrepris d’affronter l’élite mondiale. Au-delà de cette « petite querelle » à laquelle le lecteur aura sans doute du mal à s’identifier, on trouvera dans son argumentation nombre de réflexions et d’informations intéressantes.

* voir : JOE HILL : BREAD, ROSES AND SONGS http://bibliothequefahrenheit.blogspot. ... songs.html

POUR UNE ANTHROPOLOGIE ANARCHISTE
David Graeber
Traduit de l’anglais par Karine Peschard
178 pages – 10 euros
Éditions Lux – Collection « Instinct de liberté » - Montréal – 2006

La collection « Instinct de liberté », dirigée par Marie-Ève Lamy et Sylvain Beaudet, propose des textes susceptibles d’approfondir la réflexion quant à l’avènement d’une société nouvelle, sensible aux principes libertaires.

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Re: David Graeber

Messagede bipbip » 10 Juil 2017, 11:13

Intervention de David Graeber au Festival CNT sur Jobs à la con, bureaucratie et valeur du travail

Retrouvez l’intervention de David Graeber au Festival CNT organisé à Montreuil les 23, 24 et 25 juin 2017 à Montreuil.

David Graeber évoque la question des bullshit jobs, de la bureaucratie et de la valeur travail.

http://www.cnt-f.org/urp/podcasts-festi ... ucratie-et
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Re: David Graeber

Messagede bipbip » 16 Sep 2017, 17:19

Radio. DAVID GRAEBER

Quels sont donc ces nouveaux emplois précisément? Un rapport récent comparant l’emploi aux États-Unis entre 1910 et 2000 nous en donne une image claire et nette (il faut au passage souligner qu’un rapport similaire a été produit sur l’emploi au Royaume-Uni). Au cours du siècle dernier, le nombre de travailleurs, employés dans l’industrie ou l’agriculture a considérablement chuté. Parallèlement, les emplois de “professionnels, administrateurs, managers, vendeurs et employés de l’industrie des services” ont triplé, passant “de un quart à trois quarts des employés totaux”. En d’autres termes, les métiers productifs, comme prédit, ont pu être largement automatisés (même si vous comptez les employés de l’industrie en Inde et Chine, ce type de travailleurs ne représente pas un pourcentage aussi large qu’avant).

pour cela,nous passons cette heure d’émission avec l’anthropologue anglais David Graeber.Dans ce débat qui se tenait dans le cadre du festival de la CNT,il fut question des Jobs à la con, bureaucratie et valeur du travail

Emission à écouter : https://actualitedesluttes.info/?p=2608
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Re: David Graeber

Messagede Pïérô » 18 Fév 2018, 15:35

La place du roi

La société française ne se serait toujours pas remise de la fin de la monarchie et on a beau avoir coupé la tête de notre Louis XVI, nous serions toujours à la recherche d’un roi pour nous gouverner. Plongée dans le dernier ouvrage de David Graeber pour mieux comprendre l’essence du pouvoir de ceux (même si celui conviendrait mieux) qui nous gouvernent.

... http://www.regards.fr/l-humeur-du-jour/ ... ace-du-roi
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Re: David Graeber

Messagede bipbip » 27 Mai 2018, 17:50

BUREAUCRATIE

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Le renversement du socialisme bureaucratique n’a pas abouti au triomphe du marché et de la liberté mais à l’emprise d’une bureaucratie publique et privée étroitement imbriquée. David Graeber formule la « loi d’airain du capitalisme » qu’il propose ensuite d’analyser : « Toute réforme du marché – tout initiative gouvernementale conçue pour réduire les pesanteurs administratives et promouvoir les forces du marché – aura pour effet d’accroître le nombre total de réglementations, le volume total de paperasse et l’effectif total des agents de l’État. »
Il explique comment la financiarisation de l‘économie a conduit à l’ère de la « bureaucratisation totale ».
La rupture historique fondamentale remonte à 1971 lorsque Nixon décide de ne plus rendre convertible le dollar en or. Puis, les hauts dirigeants des grandes entreprises ont brisé leur difficile coalition de fait avec leurs salariés pour faire cause commune avec les investisseurs. Les profits des entreprises, en Amérique notamment, ne viennent plus du commerce ou de l’industrie mais de la finance, c’est-à-dire des dettes des autres. La justice elle-même est instrumentalisée « au service d’un service de rapine toujours plus arbitraire ». « Le mécanisme central d’extraction des profits du secteur privé devient l’État lui-même. »
Les bureaucraties sont en théorie méritocratiques mais les promotions sont en réalité fondées sur la complicité. Elles récompensent les dispositions « à jouer le jeu ».
Le siège du sommet de l’OMC à Seattle en novembre 1999 a permis de mettre en lumière que les États-Unis avaient mis en place une immense bureaucratie mondiale à travers le FMI, la Banque mondiale, le G8… et que cette « mondialisation » enfermait les populations derrière des frontières nationales très militarisées au sein desquels on pouvait les priver de leurs droits sociaux, créant une réserve de main d’oeuvre désespérée acceptant de travailler pour presque rien au profit des grandes sociétés financières et des mégacompagnies transnationales, tandis que les ONG prenaient en charge une grande partie des services sociaux qu’assurait autrefois l’État. On est bien loin du « libre échange » et du « marché libre » tant vantés,
« Le mouvement altermondialistes a été, à sa façon, le premier grand mouvement antibureaucratique de gauche à l’ère de la bureaucratisation totale. »
Le capitalisme repose sur une habile division qui permet d’éluder les finalités au nom de la rationalité, synonyme d’efficacité technique.

L’auteur explique ensuite comment les procédures bureaucratiques intrinsèquement stupides sont des moyens de gérer des situations sociales déjà stupides, parce que fondées sur la violence structurelle. Des structures n’ont pu être institués et maintenues que par la menace de la violence et plus nous laissons des aspects de notre vie quotidienne tomber sous la coupe de réglementations bureaucratiques moins cette menace devient visible. Partant de la théorie féministe du « point de vue » et des théories critiques du racisme, il développe une « théorie générale du travail interprétatif » : au sein de rapports de domination, c’est aux subordonnés que revient la tâche de comprendre le fonctionnement réel des rapports sociaux en question, tâche dont se dispensent ceux qui comptent sur la peur de la force. La violence est la seule forme d’action humaine qui permet d’avoir des effets sociaux sans communiquer.
David Graeber, à l’instar de John Holloway à qui il reproche d’avoir renoncé à nommer Cessons de fabriquer le capitalisme son ouvrage CRACK CAPITALISM - 33 thèses contre le capital, invite à imaginer puis à produire autre chose et explique que l’imagination fonctionne dans les rapports sociaux autrement que dans le champ de la production matérielle. Il reprend la conception de Marx selon laquelle la révolution n’a pas besoin de plan (qui reviendrait à une tentative d’imposer une vision utopique préfabriquée) car elle est une pratique immanente. Il propose d’agir COMME SI NOUS ÉTIONS DÉJÀ LIBRES (titre d’un autre de ses ouvrages) et donne en exemple les camps du Printemps arabe, les grandes assemblées de Grèce et d’Espagne, le mouvement Occupy, actions directes, « démonstrations concrètes de la façon de jeter la vraie démocratie au visage du pouvoir, et d’expériences sur le profil que pourrait avoir un ordre social authentiquement non bureaucratisé, fondé sur la puissance de l’imagination pratique ». Si l’on résiste à « l’effet de réalité créé par l’omniprésence de la violence structurelle », il est bel est bien possible de « mettre l’imagination au pouvoir ».

Cet ouvrage est un recueil de trois essais qui en constituent les chapitres, encadrés par une introduction et un appendice. Dans son second essai, David Graeber démontre que la « troisième révolution technologique » annoncée par Ernest Mandel dès 1972, n’a pas tout simplement pas eu lieu. Les ordinateurs, les robots, les nouvelles sources d’énergie n’ont pas remplacé la main d’oeuvre industrielle à l’ancienne ni conduit à la « fin du travail ». La diffusion des techniques d’informations et les nouveaux modes d’organisation des transports a permis de délocaliser les emplois industriels dans des pays où la présence d’une main d’oeuvre bon marché disponible a permis aux fabricants d’employer des techniques de production beaucoup moins sophistiquées. Du point de vue des populations occidentales, les résultats semblent toutefois conforme à la prédiction.
Beaucoup d’inventions imaginées dans les années 1950, 1960 et attendues pour les années 2000, auraient pu advenir, mais la plupart des progrès techniques visibles ont surtout pris la forme de nouvelles façons ingénieuses d’associer des technologies existantes ou de nouvelles façons de les mettre à disposition des consommateurs. À partir des années 1970, après l’alunissage qui marque la fin de la course, les crédits de recherches ont été délibérément réorientés vers des technologies qui ont renforcé la discipline du travail et le contrôle social. Il s’agissait de canaliser le progrès afin qu’il ne remette pas en cause les structures d’autorité établies et ne conduise pas à un bouleversement social.
Dans les années 1950, de nombreux planificateurs américains craignaient que le système soviétique soit le plus performant. Tandis que les États-Unis étaient englués dans la dépression dans les années 1930, l’Union soviétique affichait des taux de croissance de 10 à 12%. La guerre froide les a contraint déployer des efforts frénétiques pour appliquer les techniques existantes à des usages de consommation, afin de créer un climat optimiste de prospérité et de progrès garanti qui réduirait l’attrait de la politique ouvrière révolutionnaire. Ainsi, lors du fameux Kitchen Debate en 1959, Nixon a pu affirmer en substance à Kroutchev : « Votre État ouvrier communiste nous peut-être battus dans l’espace mais c’est le capitalisme qui crée des techniques comme le lave-linge, capables d’améliorer vraiment la vie des masses laborieuses. »
L’ultime « grand projet » des années 1980, était purement militaire pour les États-Unis, avec le « bouclier spatial » de Reagan, tandis que les soviétiques essayaient de résoudre la faim dans le monde en cultivant la Spirulina sur les lacs et les océans, le problème de l’énergie avec la mise en orbite de centaines de gigantesques plateformes d’énergie solaire.
« Dans les années 1960, les forces politiques conservatrices ont pris peur face aux effets sociaux perturbateurs du progrès technique, qu’elles rendaient responsable de l’agitation sociale de l’époque, et les employeurs ont commencé à s’inquiéter des retombées économiques de la mécanisation. Le refus de la menace soviétique a permis une réorientation massive des ressources dans des directions qui paraissaient moins dangereuses pour l’ordre social et économique en place – et, finalement, dans des domaines pouvant servir de point d’appui à une campagne pour annuler totalement les avantages acquis par les mouvements sociaux progressistes depuis les années 1940, et remporter ainsi une victoire décisive dans ce que les élites américaines voyaient bel et bien comme une lutte des classes mondiales. »
Si nous n’avons ni usine robotisé ni robot jardinier, c’est que 95% des crédits de recherche en robotique ont transité par le Pentagone. Cependant, les drones n’ont retrouvé ni Saddam Hussein, ni Ben Laden, le pistolet laser n’existe toujours pas et l’AK47, conçu en 1947, reste l’arme « préférée » ! Certains projets militaires ont toutefois pu avoir des retombées civiles, comme internet par exemple. Les ordinateurs n’ont pas conduit à l’utopie du non-travail. Les investissements sans précédent dans la recherche médicale n’ont pas permis d’éradiquer le cancer mais de développer des médicaments (Prozac, Zoloft, Ritaline…) garantissant le contrôle social.
L’interpénétration croissante de l’État, des universités et du secteur privé a généralisé une bureaucratie omniprésente, liée aux techniques de management au nom de l’accroissement de l’efficacité par l’instauration de la concurrence à tous les niveaux, réquisitionnant l’imagination et la créativité. « La victoire finale sur l’Union soviétique n’a pas réellement conduit à l’hégémonie du « marché ». Son effet principal a été de cimenter la domination d’élites managériales fondamentalement conservatrices : de bureaucrates des grandes compagnies ou à leur image qui utilisent le mode de pensée du résultat financier, de la concurrence, du court terme, comme prétexte pour écraser tout ce qui pourrait avoir des implications révolutionnaires, quelles qu’elles soient. »
Tout comme les nouvelles formes d’automatisation industrielle aux XVIIIe et XIXe siècles ont paradoxalement transformé une proportion toujours plus grande des habitants de la planète en ouvriers d’industrie à plein temps, les logiciels, au lieu de nous épargner du travail administratif, nous ont tous transformés en administratifs à temps partiel ou à plein temps. « En cet âge final et abêtissant du capitalisme, nous passons des technologies poétiques aux technologies bureaucratiques. » Il ne s’agit plus de donner vie à des rêves impossibles et fous puisque les impératifs administratifs ne sont plus les moyens mais la fin du développement technologique.
Et David Graeber de conclure que la technologie ne pourra être canalisée vers les besoins humains que par une répartition plus égalitaire des richesses et du pouvoir.

Max Weber a observé comment une bureaucratie, une fois mise, en place, se rend indispensable, au point qu’il est presque impossible de s’en débarrasser. Même le monarque absolu est impuissant face au savoir supérieur de l’expert bureaucratique. Ainsi, les toutes premières bureaucraties, en Mésopotamie et en Egypte, se sont perpétuées tandis que les dynasties se succédaient. La bureaucratie exerce aussi un authentique attrait sur ceux qu’elle administre, par leurs relations simples, prévisibles et impersonnelles.
En Europe, la plupart des institutions de ce qui allait constituer l’État-providence ont été créées par des syndicats, des associations de quartier, des coopératives ouvrières. Bismarck, après la Commune de Paris, craignant une majorité socialiste ou un soulèvement, a développé un programme d’assurances sociales, d’éducation gratuite, de pensions retraites… version édulcorée des programmes socialistes, purgés de tout élément démocratique ou participatif. La Poste allemande a été l’une des premières applications des méthodes militaires au bien public. Au XIXe siècle, elle effectuait cinq à neuf tournées quotidiennes dans les grandes villes. Elle a directement inspiré l’organisation de l’Union soviétique. Dans nombre d’États-nations émergents en Europe et aux Amériques, la Poste comptait sur la moitié du budget de l’État et occupait la moitié du personnel de la fonction publique. Pendant très longtemps aux États-Unis, le terme postisation désignait la nationalisation des métros, réseaux ferrés de banlieue et chemin de fer interÉtats, au nom de l’efficacité par rapport à une gestion privée. Après la charge des années 1980 contre les services publics, il n’est désormais plus utilisé que pour dénoncer les épidémies d’agressions violentes, la dépravation, la toxicomanie et bien sûr l’inefficacité, sans évoquer aucune explication structurelle. Internet n’est qu’une Poste géante, mondiale, électronique, la « démocratisation du despotisme » puisque chacun, en appuyant sur une touche, peut (virtuellement) tout.

Si la raison a, longtemps et depuis l’Antiquité, était une force morale capable de canaliser nos passions, elle est ensuite devenu un instrument permettant d’atteindre des objectifs le plus efficacement. La bureaucratie est toujours la « pierre angulaire » de ceux qui rêvent de mettre en place un système social (libéral, socialiste, fondamentaliste religieux,…) qui sera le triomphe de l’ordre sur le chaos. Dés lors, se réclamer de la rationalité permet d’en exclure de façon extraordinairement intolérante ses opposants qui n’ont plus seulement tort mais qui sont accusés d’être délirants et fous.
Les États modernes reposent sur trois principes : la souveraineté, fondée sur le monopole de l’usage légitime de la violence au sein d’un territoire, l’administration et la politique, dans le sens où elle est devenu un spectacle dans lequel s’affrontent de puissants personnages, phénomène aristocratique plus que démocratique. Les « sociétés héroïques », nées à l’âge du Bronze et qui ont continué à exister dans les déserts, les montagnes, les steppes jouxtant les grandes sociétés bureaucratiques et commerçantes, sont leur exact opposé. David Graeber explique comment certaines créations littéraires, les épopées puis la fantasie, sont des stratagèmes idéologiques. Elles séduisent comme négation systématique de tout ce que représente la bureaucratie mais vaccinent par la représentation des horreurs qui surviennent, conséquences de ses propres désirs. Tout comme avec les jeux du cirque, au lieu de vanter les vertus d’un système d’autorité, il s’agit de créer une image saisissante de leur négation absolue, démontrer que finalement l’ennui du monde administré est probablement préférable à tout autre monde imaginable.

De la même façon, dans l’appendice de son ouvrage, il analyse les comic books, notamment leurs adaptations hollywoodiennes. Leurs héros manquent toujours d’imagination et ne font que réagir aux événements tandis que les méchants regorgent d’une créativité sans fin. L’intrigue est toujours sommaire, d’essence freudienne, résumée à une « transgression-punition » : le Surmoi tabasse et soumet le Ça déviant. Pourtant les superhéros en costume combattent les criminels au nom de la loi, en agissant souvent en dehors de la stricte légalité. L’État moderne repose en effet sur un paradoxe car depuis que Dieu n’inspire plus la loi, celle-ci est fondée sur le « peuple » qui l’a imposée par la révolution, acte qui viole la loi. Dès lors, il n’est donc plus possible de modifier la Constitution que par des moyens légaux, c’est dire si rien ne changera (si ce n’est, parfois, en apparence). Tandis que la gauche a renoncé à la violence révolutionnaire, la droite ne distingue pas celle-ci de la violence criminelle. Pour elle, la loi est le moyen de garder la maîtrise de la violence. La connivence souvent constatée entre criminels, mouvements de droite et police, interagissant dans une zone à la frontière de la loi et d’où de nouvelles formes de pouvoir et d’ordre peuvent émerger, est exactement l’espace habité par les superhéros et les superméchants, un espace intrinsèquement fasciste. Les superhéros ne souhaitent pas conquérir le monde et ne sont pas fascistes. Ils ne sont que des gens ordinaires, moraux, superpuissants, habitant un monde où le fascisme est la seule possibilité politique. Les comic books s’adressent majoritairement aux adolescents et leur démontrent, par un récit profondément conservateur, que l’imagination et la rébellion doivent être endiguées.

David Graeber décloisonnent une nouvelle fois les savoirs, appuyant ses démonstrations autant sur ses propres recherches anthropologiques à Madagascar que sur la culture populaire, pour donner à voir le monde sous un tout autre point de vue qui bouleversera bien des idées reçues.

BUREAUCRATIE
David Graeber
Traduit de l’anglais par Françoise et Paul Chemla
304 pages – 22 euros.
Éditions Les Liens qui libèrent – Paris – Octobre 2015
296 pages – 8,80 euros.
Éditions Babel – Arles – Avril 2017
Titre original : The utopia of the rules – Melving House – Février 2015

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Re: David Graeber

Messagede bipbip » 06 Sep 2018, 18:07

BULLSHIT JOBS

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En 1930, John Meynard Keynes prédisait que les technologies auraient suffisamment progressé d’ici la fin du siècle pour que les pays industrialisés puissent instaurer une semaine de travail de quinze heures. Pourtant, la technologie a été mobilisée pour nous faire travailler plus en créant des emplois inutiles. Dans les grandes entreprises, alors que les campagnes de réductions de coût, les licenciements et les accélérations de cadence touchent systématiquement les personnes qui fabriquent, transportent, réparent ou entretiennent, le nombre de « gratte-papier » semble sans cesse gonfler car la classe dirigeante a compris qu’une population heureuse, productive et jouissant de temps libre est un danger. C’est pourquoi, tandis que les « vrais travailleurs » sont constamment écrasés et exploités, les sans-emplois sont terrorisés et dénigrés et les gens « fondamentalement payés à ne rien faire » adhèrent aux vues et aux sensibilités de la classe dirigeante et réservent leur animosité à ceux dont le travail a une valeur sociale indéniable.
Cette thèse, développée par David Graeber dans un article paru dans Strike ! en 2013, a suscité un émoi international. 375 témoignages lui sont parvenus, directement ou en commentaires sur les sites qui ont repris son article. Un sondage de l’institut britannique YouGov confirmait que 37% des personnes interrogées considéraient que leur emploi n’apportait rien d’important au monde. Un autre sondage, effectué aux Pays-Bas, conduisait à un résultat de 40%.
À l’aide de ces nombreux témoignages, il décide d’approfondir, avec la méthode anthropologique, son discours. Par tâtonnement, il parvient à cette « définition finale et opérationnelle » : « Un job à la con est une forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflu ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de croire qu’il n’en est rien. » À ne pas confondre avec les jobs de merde qui sont « nécessaires et bénéfiques à la société » mais ceux qui en sont chargés sont mal rémunérés et mal traités. Contrairement à l’idée reçue, les jobs à la con ne sont pas majoritairement cantonnés au secteur public car lorsque les dirigeants d’entreprise ont commencé à étudier scientifiquement les modes d’utilisation des ressources humaines les plus efficaces en terme de temps et d’énergie, ils ont négligé de s’appliquer ces techniques à eux-mêmes, laissant proliférer les postes inutiles dans l’encadrement et l’administration des grandes firmes.
De plus, les emplois de bureau qui ont un sens comportent au moins 50% de tâches également inutiles, ce qui permet de conclure à une « bullshitisation de l’économie dans tous ses aspects » et que la moitié du travail accompli dans notre société pourrait être éliminée sans que cela fasse aucune différence.
David Graeber distingue cinq catégories de jobs à la con :

Les larbins qui permettent à quelqu’un d’autre de paraître ou de se sentir important. Ils peuvent avoir ou pas un travail concret à effectuer, peuvent parfois faire le boulot de leur supérieur, mais ceci est secondaire.
Les porte-flingue dont le boulot comporte une composante agressive et consiste à conduire les gens, par la ruse ou la pression, à faire des choses qui ne sont pas dans leur intérêt.
Les rafistoleurs qui sont là pour régler des problèmes qui ne devraient pas exister.
Les cocheurs de cases dont la principale raison d’être est de permettre à une organisation de prétendre faire quelque chose qu’en réalité elle ne fait pas.
Les petits chefs qui se divisent entre ceux qui se contentent d’assigner des tâches à d’autres et ceux qui doivent générer des tâches à la con qu’ils confient à d’autres.

Par ailleurs, la pression s’accentue sur les étudiants pour qu’ils délaissent les activités autogérées et tournées vers un but pour privilégier des tâches qui les préparent aux aspects les plus abrutissants de leur future carrière. Les boulots étudiants sont un moyen de formater les jeunes dans la perspective de leurs futurs jobs à la con. On leur apprend comment travailler sous la supervision de quelqu’un d’autre, comment faire semblant de travailler même si on n’a rien à faire, qu’on n’est pas rémunéré pour faire ce qu’on aime vraiment faire mais pour faire des choses qui ne sont ni utiles ni importantes, et qu’il faut faire semblant d’y prendre plaisir, au moins dans les postes en relation avec le public.

L’auteur réfute l’idée largement répandue selon laquelle « tout le monde doit être forcé à travailler et l’aide humanitaire destiné à éviter aux pauvres de mourir de faim doit être distribuée de la façon la plus humiliante et la plus coûteuse possible, faute de quoi ces derniers deviendront dépendants et n’auront plus d’incitation à trouver du boulot » et la déduction sous-jacente que tout individu se voyant offrir la possibilité de vivre en parasite la saisira à coup sûr. D’ailleurs, les ouvriers qui deviennent multimillionnaires en gagnant au loto abandonnent rarement leur emploi et dans l’univers carcéral, la confiscation du droit au travail est utilisée comme une punition.
La découverte du psychologue allemand Karl Groos de la « joie d’être cause » chez les enfants en bas âge lorsqu’ils se rendent comptent qu’ils peuvent avoir un effet prévisible sur le monde, a des implications fondamentales pour la compréhension des motivations humaines. La perception que les changements s’originent en soi-même, est au coeur du sentiment de sa propre existence, celui d’être une entité psychologiquement autonome et non pas seulement physiquement. De nombreux problèmes mentaux pourraient être liés à des expériences traumatique de l’échec à influencer. Dès lors, les jobs à la con sont une agression contre l’égo : « Un être humain privé de la faculté d’avoir un impact significatif sur le monde cesse d’exister. »
L'auteur explore ensuite sommairement une histoire du travail pour montrer comment l’oisiveté a commencé par être vue comme un problème, voire un péché. Le rythme « normal » du travail humain suit un enchaînement de trois phases : explosion intense d’énergie, relâchement puis lente reprise conduisant à un nouvel épisode frénétique. C’est ainsi qu’oeuvraient les hommes, produisant sans surveillance. Avec le salariat, chaque minute achetée aux travailleurs peut être considérée comme volée à l’employeur si elle n’est pas passée à travailler. C’est la diffusion des horloges, lors de la révolution industrielle qui a permis progressivement de réglementer toutes les activités quotidiennes. Le travail qui avait toujours était la mesure, était désormais mesuré par le temps. Le temps, découpé en unité homogène susceptible d’être achetée et vendue, est devenu de l’argent. Il était désormais possible de le gaspiller ou de le tuer, d’en gagner ou d’en perdre, de courir après… Les systèmes d’enseignements publics sont apparus, obligeant les élèves à changer de salle toutes les heures au son d’une cloche, rituel sciemment conçu pour les préparer à leur future vie de salariés en usine. La soumission respectueuse à une tâche, même stupide, assignée par quelqu’un d’autre est une forme d’autodiscipline morale censé rendre meilleur, variante moderne du puritanisme.
Il poursuit en analysant la violence spirituelle inhérente aux jobs à la con, confronté au ridicule et à l’absurde d’une situation, sans savoir s’il est possible d’en faire état, ni qui incriminer, à la souffrance de vivre avec l’idée qu’on a été transformé à son corps défendant en parasite ou en imposteur, à la culpabilité de savoir que l’on participe à des actions effectivement nuisibles. « La plupart des jobs à la con, par leur insignifiance même, exacerbent la dynamique sadomaso que porte déjà en germe toute relation hiérarchique verticale. » « Les jobs à la con engendrent souvent le désespoir, la dépression et le haine de soi. Ce sont des formes de violence spirituelle qui s’en prennent à l’essence même de l’humain. »
Il rappelle qu’en 2006, Barack Obama avait admis qu’un système de soins public serait plus efficace que le système existant car il éliminerait des monceaux de paperasse superflue, ainsi que les efforts redondants de dizaines d’entreprises privées concurrentes mais aussi les millions de jobs de bureau totalement vains et pour cette dernière raison, un tel basculement n’était pas souhaitable.
Il relève que « le taux d’augmentation des effectifs d’administrateurs et de directeurs dans les établissements privés a été plus du double de celui des établissements publics ».
Toujours à l’aide des témoignages récoltés, il explique comment, lorsqu’un organisme à but lucratif est chargé de distribuer un butin, de très grosses sommes pour indemniser une catégorie de personnes par exemple, toute une bureaucratie parasitaire est créée entre la source et le bénéficiaire, qui a intérêt à être le moins efficace possible puisque sa paye provient du pactole.

La féodalité est fondamentalement un système de redistribution. Paysans et artisans produisent des biens en toute autonomie. Les seigneurs en siphonnent une part en vertu de règles juridiques et de traditions complexes et en redistribuent des portions à leur propre personnel, larbins, guerriers, domestiques,… Dans un système capitaliste classique, c’est la gestion de la production qui génèrent des profits. Embaucher des travailleurs inutiles ne rime à rien. C’est pourquoi les libertariens doctrinaires comme les marxistes orthodoxes prétendent que la saturation de notre économie par les jobs à la con est impossible et illusoire. Or, David Graeber démontre que l’augmentation en flèche de la productivité a cessé de se traduire, à partir des années 1970, par des augmentations de rémunération mais que les profits générés sont allés grossir la fortune des plus riches. Il nomme « féodalité managériale » le système politico-économique fondé davantage sur l’appropriation et la distribution de biens que sur leur fabrication, organisé en hiérarchies complexes à multiples étages qui se rapprochent de la féodalité médiévale classique avec ses hiérarchies interminables de seigneurs, vassaux et domestiques. Il conclue que « le système actuel n’est pas le capitalisme » mais un système d’extraction de rente dont la logique interne n’a plus rien à voir avec le capitalisme. Au lieu de remplacer totalement le capitalisme industriel à l’ancienne, il s’y superpose.
Au lieu de ne travailler que quinze ou vingt heures par semaine, notre société a fait le choix d’affecter des millions de gens à des tâches à la con. De plus, en règle général, la valeur économique du travail est inversement proportionnelle à sa valeur sociale, en contradiction totale avec la « théorie de la valeur-travail », née dans l’Europe du Moyen Âge, qui repose sur l’hypothèse que la valeur d’un bien est le travail qui a été accompli pour le créer.
« Les entreprises capitalistes récoltent désormais moins les fruits du labeur d’une main-d’oeuvre rémunérée que d’une pléiade d’individus qui travaillent gratis – stagiaires, fanatiques d’internet, militants, bénévoles et autres passionnés de tout poil. »

La théorie économique repose sur des fondements religieux et le travail comme activité pénible et répétitive en vue d’atteindre un objectif est une obligation imposée aux hommes pour les punir d’avoir défier le Dieu créateur, selon le récit biblique du jardin d’Éden et le mythe de Prométhée. Au Moyen Âge et à la Renaissance en Europe du Nord, le travail, notamment rémunéré, était conçu comme un agent de transformation, prémice de « l’éthique protestante du travail » plusieurs siècles avant la naissance du protestantisme. L’avènement du capitalisme est venu tout bouleverser, avec la désintégration des structures corporatives. Les apprentis devenus compagnons se sont vus empêcher d’accéder au statut de maîtres, condamnés à ne pouvoir fonder de famille, à rester toute leur vie des « humains inachevés ».
À l’origine, aux États-Unis, le principe selon lequel toute richesse découle du travail relevait du bon sens et la permission de créer une société n’était accordée à un entrepreneur capitaliste que s’il pouvait prouver que son affaire constituait un « bienfait public ». Les soubassements de ce sentiment anticapitaliste étaient essentiellement religieux. Au lendemain de la guerre civile, les nouveaux magnats de l’industrie lancèrent une contre-offensive intellectuelle, soutenant que c’était le capital et non le travail qui créait les richesse et la prospérité, rencontrant d’abord une franche hostilité puisqu’on les appelait les « barons voleurs ». Dès lors, le fondement du statut social n’était plus la capacité de fabriquer des choses mais celle de les acheter : le « consumérisme avait remplacer le « procédurisme ». Ce tournant à pu se produire à cause d’un défaut intrinsèque à la théorie de la valeur-travail dans sa version initiale qui se concentrait sur le production, concept fondamentalement religieux mais aussi profondément marqué par le système patriarcal. Au départ, ce sont les femmes et les enfants, considérés plus malléables et plus aptes à endurer des tâches monotones et répétitives, qui ont été embauchés dans les fabriques. Ce n’était plus les hommes, artisans traditionnels souvent en difficulté, qui faisaient bouillir la marmite. Ceci explique l’apparition du mouvement luddite au moment des guerres napoléoniennes, apaisé par un compromis social tacite prévoyant que le travail en usine serait majoritairement accompli par des hommes adultes.
Par ailleurs, jamais le travail en usine n’a occupé la majorité des ouvriers comme on le croit à tort. On occulte en effet toutes les tâches qui consistent à s’occuper de ses semblables, répondre à leurs demandes et à leurs besoins, comme les bonnes, les cireurs de chaussures, les éboueurs, les cuisiniers, les infirmières, les chauffeurs de taxi, les prostituées, les concierges, les marchands des quatre saisons,… Tout ceci explique la fusion du « dogme chrétien de la malédiction d’Adam » et de la « vision nord-européenne faisant du travail rémunéré aux ordre d’un maître un passage obligé sur la voie de l’accomplissement en tant qu’adulte », en un « renouveau puritain » stipulant que « les travailleurs sont incités à concevoir leur labeur non comme un moyen de créer des richesses, ni d’être utile aux autres – du moins pas prioritairement –, que comme un acte d’abnégation, une forme de cilice laïque, un renoncement à toute espèce de joie et de plaisir pour pouvoir devenir adulte et gagner le droit de posséder les gadgets de la société consumériste ». « Désormais, souffrir au boulot est la base de la citoyenneté économique. »

Après cette digression historique fort intéressante, David Graeber revient à son propos principal pour expliquer que l’activité économique se résumant de plus en plus « à distribuer un butin », les procédures inefficaces et les chaînes de commandement superflues se développent pour capter le maximum d’argent. En vertu d’une curieuse logique sadomasochiste, notre souffrance au travail ne nous permet plus « d’avoir une vie » mais seulement de nous accorder des « plaisirs consuméristes fugaces ». Les professions qui apportent une utilité sociale suscitent la haine. Leur faible rémunération serait due à une forme de jalousie morale de la part de tous ceux qui gagnent le droit d’être altruistes après avoir prouvé qu’ils pouvaient être égoïstes. Si les chiffres officiels du chômage dans les pays riches oscillent entre 3 et 8%, se serait en réalité plus de 50 à 60% de la population que la bullshitisation a maintenu dans des tâches inutiles. L’automatisation a bien engendré le chômage de masse annoncé dès les années 1930 mais pour des considérations politiques la répartition du travail n’a pas abouti au développement du temps libre. En guise de conclusion, l’auteur s’autorise une rapide recommandation en consacrant un quinzaine de pages à la défense d’une forme de revenu de base qu’il précise en explorant l’histoire de cette revendication, même si en tant qu’anarchiste il souhaite le démantèlement des États. Il s’agit pour lui de « désolidariser totalement le travail de la subsistance ». Chacun serait libre de choisir de décider s’il souhaite accroitre sa richesse ou de faire autre chose de son temps. « En laissant chacun décider par lui-même des bienfaits qu’il peut apporter à l’humanité, sans aucune restriction, comment serait-il possible d’aboutir à une répartition du travail plus nulle que celle d’aujourd’hui ? »

Cette longue démonstration copieusement illustrée de très nombreux témoignages (dont nous n’avons pas du tout rendu compte ici) permet une lecture particulièrement vivante et aisée. Moins dense que d’autres ouvrages de l’auteur, son propos n’en demeure pas moins extrêmement pertinent et un excellent complément de son titre précédent, BUREAUCRATIE. De nouveau, David Graeber, en décloisonnant les connaissances, invite à un point de vue radical et totalement original sur nos sociétés.


BULLSHIT JOBS
David Graeber
Traduit de l’anglais par Élise Roy
416 pages – 25 euros
Éditions Les Liens qui Libèrent – Paris – Septembre 2018

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