Livres, textes, brochures, à lire en ligne et à télécharger

la délégation et le fétichisme politique

Messagede hocus » 26 Oct 2011, 20:22

un texte de Pierre Bourdieu très intéressant, qui décrit bien le fétichisme, le double jeu et l'usurpation qu'implique la délégation, aussi une critique forte de tous les "permanents". Et comment les plus "médiocres" , ceux qui n'ont "rien pour eux", sont ceux qui servent le mieux les appareils (et que les appareils servent le mieux aussi), et comment s’exercent leur pouvoir sur les mandants :

directement en ligne là : http://www.persee.fr/web/revues/home/pr ... =standard&

ou à télécharger le pdf là http://www.persee.fr/articleAsPDF/arss_ ... 1_3331.pdf

J'imagine que l'auteur a surtout en tête les "partis" , mais la critique peut s'appliquer sans trop de difficulté aux syndicats, et autres orgas, y compris anar.

l'effort nécessaire pour se farcir le style imbuvable vaut le coup à mon avis..

Et l'article s'ouvre sur une citation de Bakounine, ce qui ne gâche rien.

Pour donner un aperçu du propos, voilà la conclusion :

Il y a une sorte d'auto-consécration de l'appar
eil, une théodicée de l'appareil. L'appareil a toujours
raison (et l'auto-critique des individus lui fournit un
ultime recours contre la mise en question de l'appareil
en tant que tel). Le renversement de la table des va leurs, avec l'exaltation jacobine du politique et du
sacerdoce politique, a fait que l'aliénation politique
que j'énonçais au début a cessé d'être aperçue et que,
au contraire, c'est la vision sacerdotale de la politique
qui s'est imposée, au point de jeter dans la culpabilité
ceux qui n'entrent pas dans les jeux politiques.
Autrement dit, on a fait intérioriser si fortement la
représentation selon laquelle le fait de ne pas être
militant, de ne pas être engagé dans la politique,
était une espèce de faute dont il fallait éternellement
se racheter, que la dernière révolution politique,
la révolution contre la cléricature politique, et contre
l'usurpation qui est inscrite à l'état potentiel dans la
délégation, reste toujours à faire.
hocus
 
Messages: 167
Enregistré le: 17 Fév 2010, 17:03

[Livre gratuit] La fabrique de l'homme endetté. M. Lazzarato

Messagede Flo » 02 Juil 2012, 12:30

La fabrique de l’homme endetté, essai sur la condition néolibérale, Maurizio Lazzarato

Publié, le samedi 30 juin 2012 sur cicp-idf

La succession de crises financières a fait violemment émerger une figure subjective qui était déjà présente mais qui occupe désormais l’ensemble de l’espace public : la figure de « l’homme endetté ». Les réalisations subjectives que le néolibéralisme [1] avait promises (« tous actionnaires, tous propriétaires, tous entrepreneurs ») nous précipitent vers la condition existentielle de cet homme endetté, responsable et coupable de son propre sort. Le présent essai propose est une généalogie et une exploration de la fabrique économique et subjective de l’homme endetté. (...) L’économie de la dette double le travail, dans le sens classique du terme, d’un « travail sur soi », de sorte qu’économie et « éthique » fonctionnent conjointement. Le concept contemporain d’« économie » recouvre à la fois la production économique et la production de subjectivité [2]. Les catégories classiques de la séquence révolutionnaire des XIXe et XXe siècles – travail, social et politique –, sont traversées par la dette et largement redéfinies par elle. Il est donc nécessaire de s’aventurer en territoire ennemi et d’analyser l’économie de la dette et la production de l’homme endetté, pour essayer de construire quelques armes qui nous serviront à mener les combats qui s’annoncent [3]. Car la crise, loin de se terminer, risque de s’étendre. »
Extraits de La fabrique de l’homme endetté, essai sur la condition néolibérale, paru aux éditions Amsterdam (2011).

La mise à disposition de cet essai incitera, nous l’espérons, à se procurer le livre, objet ô combien plus propice à l’attention requise par la lecture. Une occasion de renouer, au coeur des villes, dans des plate formes commerciales choisies pour la laideur de leurs axes constituants, avec l’ancestrale activité de cueillette.

Sommaire

AVERTISSEMENT

APPRÉHENDER LA DETTE COMME FONDEMENT DU SOCIAL
Pourquoi parler d’économie de la dette plutôt que de finance ?
La fabrication de la dette
La dette porteuse d’un rapport de pouvoir spécifique

LA GÉNÉALOGIE DE LA DETTE ET DU DÉBITEUR
Dette et subjectivité : l’apport de Nietzsche
Les deux Marx
L’agir et la confiance dans la logique de la dette
Deleuze et Guattari : petite histoire de la dette

L’EMPRISE DE LA DETTE DANS LE NÉOLIBÉRALISME
Foucault et la « naissance » du néolibéralisme
La reconfiguration du pouvoir souverain, disciplinaire et biopolitique par la dette
La gouvernementalité néolibérale à l’épreuve de la dette : hégémonie ou gouvernement ?
La dette et le monde social
Antiproduction et antidémocratie

CONCLUSION

Télécharger le livre en format PDF 1,5 Mo.

Source : http://www.cip-idf.org/article.php3?id_article=6238
"La société à venir n'a pas d'autre choix que de reprendre et de développer les projets d'autogestion qui ont fondé sur l'autonomie des individus une quête d'harmonie où le bonheur de tous serait solidaire du bonheur de chacun". R. Vaneigem
Avatar de l’utilisateur-trice
Flo
 
Messages: 347
Enregistré le: 28 Mai 2012, 00:43

Brochure Québec : L’acharnement répressif de l’État

Messagede chaperon rouge » 10 Aoû 2012, 22:47

Le texte de la brochure "L’acharnement répressif de l’État : Un attaque contre toutes et tous" des Éditions Ruptures vient d'être mis intégralement en ligne sur le portail communiste libertaire Anarkismo. Lancée le 8 août dernier à Chicoutimi, la brochure traite de la répression et ses mécanismes dans le contexte du grand mouvement social étudiant maintenant connu comme "Printemps érable". En partant d'observations dans diverses régions du Québec, le texte analyse la répression subie et lance quelques interprétations libertaires de la justice, de la loi et de la police. Vous pouvez vous procurer la brochure en format papier à faible coût auprès du Collectif Emma Goldman et n'hésitez pas à nous contacter si vous souhaitez obtenir le fichier PDF afin d'en distribuer des copies dans votre milieu.

http://ucl-saguenay.blogspot.ca/2012/08 ... ement.html
GUERRE À LA GUERRE, À BAS TOUTES LES ARMÉES
chaperon rouge
 
Messages: 380
Enregistré le: 21 Sep 2008, 00:13

Pologne : du capitalisme d’Etat au capitalisme "libre"

Messagede altersocial » 23 Aoû 2012, 13:47

Un texte à partager : il donne des billes théoriques pour comprendre que le capital peut s'accomoder d'une "planification", bureaucratique, tout en s'inscrivant dans un contexte mondial concurrentiel.

Pologne 1980-1982 : du capitalisme d’Etat au capitalisme « libre »

Un groupe anar­chiste de Poznan pré­pare la tra­duc­tion de l’ouvrage d’Henri Simon Pologne 1980-1982, Lutte de classe et crise du capi­tal (Spartacus, 1982, paru aussi en anglais : Poland 1980-1982 , Class strug­gle and the crisis of Capital, Black and Red, 1985). H. S. a écrit pour cette édition polo­naise la pré­face que nous repro­dui­sons ci-des­sous.

Cela fait plus de vingt années – une géné­ration – qu’en novem­bre 1989 le mur de Berlin est tombé. Cet évé­nement ponc­tuel sem­blait entraîner la fin de la domi­na­tion sovié­tique sur ce que l’on appe­lait le Bloc de l’Est. Pourtant, c’était une domi­na­tion for­melle qui connais­sait depuis des dizai­nes d’années les sou­bre­sauts, sou­vent tra­gi­ques, d’une inces­sante lutte de classe. Ces rév­oltes essen­tiel­le­ment ouvrières avaient sou­vent été sui­vies, même après leur écra­sement, d’amor­ces de réf­ormes éco­no­miques et poli­ti­ques. Mais tou­jours ces réf­ormes res­taient dans le cadre de la domi­na­tion sovié­tique. C’est ce qui les ren­dait fra­gi­les et toutes tem­po­rai­res, car les impé­rat­ifs éco­no­miques de cette zone orien­tale dominée par l’URSS res­taient dét­er­minants. La pres­sion sur la classe ouvrière fina­le­ment sub­sis­tait, même si elle avait été adou­cie pour un temps (effet du rap­port de forces ou pru­dence diplo­ma­ti­que des auto­rités) et d’autres rév­oltes pou­vaient surgir ultéri­eu­rement, ini­tiées par un contexte qui n’avait pas été pro­fondément modi­fié.

L’éco­nomie de ce qui s’était voulu un système plus ou moins autar­ci­que dans la pla­ni­fi­ca­tion cen­trale d’un capi­ta­lisme d’Etat, n’était pas aussi impermé­able et indép­endant du monde capi­ta­liste « libre », quel­que prét­ention qu’il pou­vait en avoir de l’être La compé­tition entre les deux blocs autour de la « guerre froide » pou­vait paraître essen­tiel­le­ment une compé­tition mili­taire mais, en fait, elle était d’abord éco­no­mique. Comme dans toute éco­nomie capi­ta­liste, sous le capi­ta­lisme d’Etat, l’exploi­ta­tion du tra­vail devait per­met­tre de dégager une plus-value suf­fi­sante pour per­met­tre au Bloc de l’Est de sou­te­nir cette compé­tition. La pro­duc­ti­vité du tra­vailleur russe était loin d’être à la hau­teur de celle des tra­vailleurs des prin­ci­paux pays du bloc de l’Ouest : l’appoint devait être fourni par les pays du « glacis sovié­tique » d’où de nom­breux conflits qui sur­gi­ront dans ces pays autour des normes de tra­vail, des salai­res et des prix. Ces conflits pou­vaient pren­dre un aspect natio­na­liste car l’oppres­seur capi­ta­liste était iden­ti­fié à l’occu­pant ­mi­li­taire.

Qui se sou­vient de ces luttes des tra­vailleurs polo­nais et des autres pays de l’Est qui, de 1953 à 1981 (vingt-huit autres années, une autre géné­ration), ont révélé toutes ces rés­ist­ances dans le bloc sovié­tique. Elles pou­vaient être spec­ta­cu­lai­res et fran­chir l’hermét­isme du rideau de fer mais elles reflétaient des affron­te­ments cons­tants dans le quo­ti­dien. Ces luttes res­taient le plus sou­vent loca­lisées dans leur cadre natio­nal. Mais elles étaient les éléments d’un puzzle qui, sans s’assem­bler en un mou­ve­ment global de luttes, n’en étaient pas moins les maillons d’une lutte d’ensem­ble, le maillon d’une chaîne de rés­ist­ance à l’exploi­ta­tion.

Bien que se dér­oulant dans un monde prét­en­dument fermé, ces rév­oltes ouvrières n’étaient pour­tant pas sans inci­den­ces sur l’ensem­ble du monde capi­ta­liste, lequel res­tait atten­tif à leur dér­ou­lement. Non seu­le­ment parce qu’elles signi­fiaient des dif­fi­cultés et un affai­blis­se­ment du régime sovié­tique mais aussi – sur­tout – parce que des rév­oltes de grande ampleur pou­vaient sauter le mur et se rép­andre dans le monde capi­ta­liste « libre ».

Cette crainte qu’un évé­nement de portée révo­luti­onn­aire dans un des pays de l’Est puisse se révéler dan­ge­reux pour l’ensem­ble du monde capi­ta­liste n’était pas tota­le­ment illu­soire. Il y avait eu l’insur­rec­tion hon­groise de 1956, celle de la Tchécoslovaquie de 1968, avec la for­ma­tion de conseils ouvriers. Et même des théo­riciens gau­chis­tes pou­vaient écrire, en 1977, que « la révo­lution hon­groise de 1956 a été la pre­mière et jusqu’à présent la seule révo­lution totale contre le capi­ta­lisme bureau­cra­ti­que total – la pre­mière à annon­cer le contenu et l’orien­ta­tion des révo­lutions futu­res en Russie, en Chine et ailleurs (1). » En par­ti­cu­lier, l’insur­rec­tion hon­groise en 1956 avec ses conseils ouvriers menaçait le capi­ta­lisme occi­den­tal tout autant que le capi­ta­lisme d’Etat sovié­tique : les chars russes purent l’écraser en peu de temps dans la pas­si­vité com­plice de tout le capi­ta­lisme libéral occi­den­tal.

D’autres insur­rec­tions pou­vaient surgir – et elles n’y man­que­ront pas. La ques­tion qu’on peut se poser, c’est pour­quoi l’effon­dre­ment de l’intérieur du capi­ta­lisme d’Etat, causé indi­rec­te­ment par les rés­ist­ances de la classe ouvrière, n’a pas donné lieu à une révo­lution – on n’ose pas dire com­mu­niste, puis­que le régime capi­ta­liste d’Etat sovié­tique prét­endait qu’il l’était. Pourquoi n’a-t-on assisté fina­le­ment qu’à une modi­fi­ca­tion des condi­tions d’exploi­ta­tion avec le pas­sage de ce capi­ta­lisme d ‘Etat à un capi­ta­lisme libéral de libre marché ?

La rép­onse est dans la marche du capi­ta­lisme global. Que tous ces mou­ve­ments dans tout le bloc de l’Est se soient soldés par des déf­aites sou­vent san­glan­tes, leur vic­toire finale, indi­rec­te­ment, fut l’effon­dre­ment du système qui les domi­nait. Mais cette vic­toire était une vic­toire à la Pyrrhus. Car à mesure que la lutte des tra­vailleurs polo­nais non seu­le­ment secouait la domi­na­tion sovié­tique mais révélait les fra­gi­lités de ce système tout entier, cette menace poten­tiel­le­ment révo­luti­onn­aire sus­ci­tait l’appa­ri­tion gran­dis­sante d’une force contre-révo­luti­onn­aire.

On peut penser que cela fut pos­si­ble parce que la len­teur avec laquelle rés­ist­ances et dif­fi­cultés se sont accu­mulées, depuis les insur­rec­tions après la mort de Staline en 1953 (Berlin-Est, Hongrie, Pologne) jusqu’à l’halalli final plus de qua­rante ans après, a permis la mise en place de réseaux de plus en plus vastes d’enca­dre­ment pour assu­rer la tran­si­tion entre deux mou­tu­res du capi­ta­lisme. Ces réseaux acti­ve­ment sou­te­nus par le capi­tal de l’Ouest – pas seu­le­ment en termes de pro­pa­gande – per­mi­rent d’éviter que le vide poli­ti­que de l’effon­dre­ment du capi­ta­lisme d’Etat ne soit comblé par un mou­ve­ment de lutte essayant de pro­mou­voir une autre société que le capi­ta­lisme.

Quel intérêt peut-il y avoir aujourd’hui, en Pologne et hors de Pologne, à évoquer ce der­nier affron­te­ment de classe dans ce pays et les conséqu­ences qu’il put avoir tant pour lui que pour l’ensem­ble du bloc sovié­tique et pour le capi­ta­lisme mon­dial ?

Récemment, alors qu’il réflé­chissait sur ce qui se pas­sait en Chine, un cama­rade s’est inter­rogé sur la simi­li­tude de situa­tion, dans la Chine actuelle et la Pologne d’alors, entre la montée, dans les fréqu­entes luttes dans ce pays, d’une reven­di­ca­tion d’un syn­di­cat indép­endant du syn­di­cat offi­ciel (2). En Chine comme en Pologne, une reven­di­ca­tion relayée par cer­tains cer­cles diri­geants, par une partie de l’intel­li­gent­sia et encou­ragée en sous-main par le reste du monde capi­ta­liste « libre ». On peut éga­lement se poser la même ques­tion à propos des mou­ve­ments récents dans les­quels la classe ouvrière a pu jouer un rôle dét­er­minant dans des muta­tions poli­ti­ques, par exem­ple en Tunisie, en Egypte et éventu­el­lement ailleurs.

La for­ma­tion de Solidarnosc, les cir­cons­tan­ces qui y contri­buèrent et le rôle d’enca­dre­ment de la classe ouvrière que ce syn­di­cat put jouer alors pres­que imméd­ia­tement, peu­vent effec­ti­ve­ment, toute rela­ti­vité gardée, per­met­tre de com­pren­dre ce qui peut se dér­ouler aujourd’hui en Chine. A une moin­dre éch­elle, des Etats dominés par des régimes tota­li­tai­res peu­vent connaître des tran­si­tions simi­lai­res vers la démoc­ratie par­le­men­taire avec une ouver­ture au marché mon­dial. Même si l’his­toire ne se répète jamais de la même façon, on peut y retrou­ver des voies sem­bla­bles qui per­met­tent à un système capi­ta­liste mon­dial de s’assu­rer qu’en aucun point du monde une crise par­ti­cu­lière à un Etat puisse engen­drer une situa­tion révo­luti­onn­aire dan­ge­reuse pour le système tout entier.

Au cours des qua­rante années du régime capi­ta­liste d’Etat de la zone russe, en ­Po­lo­gne, l’une des pièces les plus impor­tan­tes du glacis sovié­tique, se concen­trèrent une bonne partie des luttes prolé­tari­ennes, mais aussi, à la mesure de l’impor­tance de ces luttes, les réseaux de la contre-révo­lution. Il n’est pas sans intérêt d’en retra­cer les péripéties his­to­ri­ques.
*

A la fin de la pre­mière guerre mon­diale, le traité de Versailles avait recons­ti­tué une Pologne plutôt ban­cale (et géné­rat­rice de ce qui allait servir de prét­exte à la seconde guerre mon­diale), non dans l’intérêt des Polonais mais pour cons­ti­tuer un rem­part contre la Russie sovié­tique dans laquelle le « monde libre » voyait alors une menace pour sa supré­matie éco­no­mique et poli­ti­que. La seconde guerre mon­diale se vou­lait un par­tage du monde en zones d’influen­ces entre les deux gran­des puis­san­ces d’alors, les Etats-Unis et l’URSS : la Pologne recons­ti­tuée par des puis­san­ces extéri­eures était de nou­veau une zone tampon en pré­vision d’affron­te­ments futurs, cette fois pour la pro­tec­tion de l’URSS contre la domi­na­tion du « monde libre », soit pra­ti­que­ment les Etats-Unis (le terme guer­rier de « glacis » pris à l’art de la for­ti­fi­ca­tion expri­mait bien ce rôle dans la guerre froide qui s’amorçait). Contrairement à cette Pologne ban­cale de l’après-pre­mière-guerre-mon­diale, celle qui fut des­sinée à Yalta en 1945 était beau­coup plus équi­librée éco­no­miq­uement. Si l’URSS annexait de gran­des por­tions de ter­ri­toi­res de l’Est du pays, c’était essen­tiel­le­ment des terres agri­co­les ; par contre ce que la Pologne gagnait à l’Ouest, en Poméranie et en Silésie, étaient des terres plus riches et sur­tout des zones indus­triel­les et des riches­ses minières. Si les habi­tants alle­mands de cette zone émigraient vers l’Allemagne, les Polonais déplacés de l’Est for­maient une main-d’œuvre propre à être exploitée comme tra­vailleurs indus­triels dans cette zone récupérée sur l’Allemagne : ils for­me­ront avec un essor indus­triel dans le centre de la Pologne les grands esca­drons ouvriers dans une lutte de classe qui ne manque pas de s’enga­ger chaque fois qu’on dével­oppe un prolé­tariat conséquent.

Après une brève pér­iode de pillage pur et simple des ex-usines alle­man­des pour réparer et moder­ni­ser l’appa­reil indus­triel russe, l’URSS misa sur le dével­op­pement indus­triel dont la base exis­tait dans cette ex-zone alle­mande. Deux concep­tions s’affrontèrent alors au sein même du Parti com­mu­niste ; l’une vou­lait une Pologne défin­issant elle-même sa poli­ti­que éco­no­mique au sein de la zone sovié­tique, l’autre sup­po­sait une inféo­dation totale aux direc­ti­ves stric­tes élaborées à Moscou pour l’ensem­ble de la zone sovié­tique vue comme une entité éco­no­mique glo­bale. L’URSS domi­nait et imposa l’éli­mi­nation poli­ti­que de ceux qui avaient misé sur un dével­op­pement natio­nal quel­que peu indép­endant de la Pologne, dont le chef de file était Gomulka : pla­ni­fi­ca­tion et col­lec­ti­vi­sa­tion dictée par Moscou furent les deux mamel­les de l’éco­nomie polo­naise avec, en quel­ques années un dével­op­pement spec­ta­cu­laire des indus­tries de base (en 1970, la Pologne sera le quin­zième des pays indus­tria­lisés du monde).

Le 6 mars 1953, Staline meurt. Toutes les forces laten­tes de cette évo­lution sur­gis­sent au grand jour. L’insur­rec­tion quasi imméd­iate de Berlin Est (17 juin 1953) marque l’irrup­tion de la classe ouvrière en tant que force sociale active sur la scène poli­ti­que des pays capi­ta­lis­tes de l’Est (3). Mais ce n’est que trois années plus tard, après les révé­lations de Khrouchtchev sur les « crimes de Staline », que toute une oppo­si­tion prend corps, sous des formes différ­entes dans chacun des pays européens du bloc sovié­tique. Les rép­erc­ussions sont d’autant plus pro­fon­des que la pér­iode d’accu­mu­la­tion pri­mi­tive, de recons­truc­tion et d’édi­fi­cation d’indus­tries de base est atteinte et que les roua­ges du Parti et de l’Etat prés­entent de mul­ti­ples fric­tions. Aux dif­fi­cultés éco­no­miques (baisse des salai­res réels) cor­res­pond une oppo­si­tion qui s’exprime d’abord par des dis­cus­sions au sein du Parti (notam­ment sur le rôle des syn­di­cats), par des cam­pa­gnes ouver­tes des intel­lec­tuels (en 1955) et des modi­fi­ca­tions poli­ti­ques (notam­ment la libé­ration de Gomulka). Tous les pays de l’Est européen sous domi­na­tion sovié­tique entrent en ébul­lition.

C’est l’explo­sion de Poznan, le 28 juin 1956, qui matér­ia­lise la pre­mière appa­ri­tion des tra­vailleurs polo­nais sur le devant de la scène. La répr­ession est bru­tale et san­glante mais les diri­geants savent habi­le­ment cana­li­ser tous les cou­rants de « libé­ration » et de « lutte » et les uti­li­ser à la fois contre la Russie et contre les sta­li­niens du Parti, mais sur­tout contre les tra­vailleurs et les comités révo­luti­onn­aires qui se sont cons­ti­tués. En octo­bre 1956, le retour de Gomulka au pou­voir signi­fie la mise en place de réf­ormes struc­tu­rel­les de l’Etat : la déc­oll­ec­ti­va­ti­sation des cam­pa­gnes et la création par en haut de « conseils ouvriers », parallè­lement à une réf­orme des syn­di­cats. L’insur­rec­tion hon­groise de fin octo­bre 1956, écrasée en deux semai­nes par les chars russes, laisse d’une cer­taine façon un peu les mains libres à ces ten­ta­ti­ves de réf­ormes. Un des rés­ultats de cette lutte des tra­vailleurs polo­nais fut une sorte de régu­lation éco­no­mique dans les liens avec l’URSS avec des prix plus « réguliers » dans les livrai­sons à l’Etat cen­tral, c’est-à-dire une part plus impor­tante de la plus-value extor­quée aux tra­vailleurs polo­nais res­ti­tuée à la Pologne mais pas forcément aux tra­vailleurs. Dans les années qui sui­vi­rent, le rés­ultat de ces luttes fut aussi un assou­plis­se­ment des condi­tions d’exploi­ta­tion, un ralen­tis­se­ment du rythme for­cené de l’indus­tria­li­sa­tion et une élé­vation du niveau de vie.

Mais jusque dans les années 1960, tout est peu à peu remis en place sauf la col­lec­ti­vi­sa­tion des cam­pa­gnes. Les pro­blèmes inter­na­tio­naux de l’URSS s’ampli­fiant, les impé­rat­ifs antérieurs resur­gis­sent avec la domi­na­tion du Parti. Le niveau de vie recom­mence à bais­ser, aggravé par le fait que des géné­rations impor­tan­tes de jeunes arri­vent à l’âge adulte et que l’expan­sion éco­no­mique et la pro­duc­tion de biens de consom­ma­tion ne sui­vent pas. Les contra­dic­tions du système et son inca­pa­cité à se réf­ormer sont de plus en plus aiguës. Dès 1963, les grèves sont de plus en plus fréqu­entes, dirigées prin­ci­pa­le­ment contre les haus­ses de prix et contre les sanc­tions prises après ces mou­ve­ments de lutte. En mars 1968, la rév­olte étudi­ante peut sem­bler pren­dre le relais des mou­ve­ments de grève dis­persés, mais les ouvriers ne s’y joi­gnent pas et les étudiants sont écrasés. Les grèves de l’été 1968 dans l’Europe de l’Ouest ne sem­blent avoir guère d’écho, pas plus que le « prin­temps de Prague » éga­lement écrasé par les chars russes. Les grèves ne ces­sent pas pour autant en Pologne et, au cours de l’hiver 1969-1970, éclatent de nom­breux conflits que le Parti tente de régler par des séances d’expli­ca­tions sur les lieux de tra­vail, d’autant plus vaines qu’elles se retour­nent sou­vent contre les bureau­cra­tes. Cette situa­tion exa­cerbe les luttes de clans au sein du Parti qui ne par­vient en aucune manière à stop­per la lente dég­ra­dation de l’éco­nomie. D’où des mesu­res dras­ti­ques pour redres­ser la barre, fût-ce au prix d’un affron­te­ment majeur.

Le 13 déc­embre 1970, le gou­ver­ne­ment annonce un « rema­nie­ment des prix » qui entraîne une hausse des prix ali­men­tai­res jusqu’à 30 % ; cela tombe mal car déjà des grèves ont éclaté dans la semaine aux chan­tiers navals de Gdansk et dans d’autres usines concer­nant l’appli­ca­tion de nou­vel­les normes de tra­vail dites « tech­ni­ques », dont le but est une dimi­nu­tion des salai­res de 15 %. La grève de Gdansk prend de l’ampleur mais, contrai­re­ment à ce qui s’est passé antéri­eu­rement dans cer­tains pays de l’Est, les intel­lec­tuels et les étudiants ne pren­nent nul­le­ment part au mou­ve­ment, qui reste un combat ouvrier. A Gdansk, les ouvriers sor­tent de l’usine pour s’atta­quer à tous les immeu­bles sym­bo­les de la domi­na­tion du Parti, pillent les maga­sins et ten­tent de se pro­cu­rer des armes. Ils ten­tent de ral­lier tous les tra­vailleurs de la ville et des villes voi­si­nes.

Les 14 et 15 déc­embre, les atta­ques s’étendent. L’armée inter­vient, tirant sur la foule, plu­sieurs dizai­nes de tués, des cen­tai­nes de blessés ; les ouvriers se retran­chent dans les chan­tiers, mais des pour­par­lers avec le comité ouvrier de l’usine font que la grève cesse bientôt à Gdansk. C’est alors aux chan­tiers navals de Gdynia, la ville voi­sine, que, le 17 déc­embre, tout va se pré­ci­piter. L’armée occupe les chan­tiers et les ouvriers veu­lent y entrer : ils sont accueillis par des tirs de mitrailleuse, cer­tains depuis des hélicoptères. La foule se répand dans la ville mais par­tout est accueillie par des tirs. Personne ne saura jamais le nombre des tués et des blessés. Les grèves s’étendent dans toute la Pologne mais c’est à Szczecin, indus­trie sidér­ur­gique et chan­tiers navals, que les choses pren­nent une toute autre tour­nure : une assem­blée dans les chan­tiers en grève élit un comité ouvrier qui établit un cata­lo­gue de 22 reven­di­ca­tions, éco­no­miques autant que poli­ti­ques.

Il est dif­fi­cile de déc­rire dans le détail le cham­bar­de­ment poli­ti­que dans le parti, la venue humi­liante du nou­veau pre­mier secrét­aire Gierek dans les chan­tiers et les rép­onses par­tiel­les aux reven­di­ca­tions qui entraî­neront fin jan­vier la reprise du tra­vail. Mais si les diri­geants pen­sent en avoir fini, ils se trom­pent, car la grève éclate de nou­veau dans les usines tex­ti­les de Lodz qui seront occupées du 6 au 13 février 1971. Devant la menace d’une exten­sion, le gou­ver­ne­ment accepte ce qu’il avait refusé jusqu’alors : l’annu­la­tion des haus­ses de prix. Les conséqu­ences pour tout le bloc russe sont dif­fi­ci­les à évaluer : la classe domi­nante a dû pré­lever sur ses res­sour­ces, modi­fier cer­tai­nes orien­ta­tions et cela sans espoir de récu­pération imméd­iate.

Pour la Pologne seule, le déficit de la balance des paie­ments ne cesse de se creu­ser, notam­ment envers les pays occi­den­taux. La menace d’une faillite de l’Etat et d’une autre insur­rec­tion ouvrière dif­fi­cile à contrôler va pré­ci­piter la for­ma­tion d’une sorte de contre-gou­ver­ne­ment. Deux évé­nements ser­vi­ront en quel­que sorte de trem­plin pour sa mise en place. L’un en sep­tem­bre 1975 concerne l’alliance entre les intel­lec­tuels et l’Eglise catho­li­que dans l’oppo­si­tion à une réf­orme per­met­tant un contrôle idéo­lo­gique plus strict du Parti sur les cou­rants de pensée autres que ceux contrôlés par le Parti : les uns s’expri­ment dans une lettre de pro­tes­ta­tion, les autres dans une déc­la­ration de l’épis­copat. L’autre évé­nement, en juin 1976, c’est de nou­veau une réaction ouvrière quasi spon­tanée en rép­onse à une ten­ta­tive de redres­ser la situa­tion éco­no­mique par des haus­ses de prix spec­ta­cu­lai­res (jusqu’à 70 %).

Des explo­sions éclatent dans différ­entes villes de Pologne qui jusqu’alors n’avaient guère connu les grèves. Deux se dis­tin­guent par leur vio­lence par­ti­cu­lière, Radom et Ursus, dans la région de Varsovie : elles sont vio­lem­ment réprimées par les unités spéc­iales de la police. Des blessés et de nom­breu­ses arres­ta­tions : les intel­lec­tuels avaient tenté de s’asso­cier au mou­ve­ment (4). En sep­tem­bre 1976, 14 mem­bres de l’oppo­si­tion lan­cent un appel qui devien­dra l’acte fon­da­teur d’un « Comité d’autodéf­ense des ouvriers » (KOR) qui devien­dra le Comité d’autodéf­ense sociale (KSS KOR), une base plus large, plus poli­ti­que. Rapidement cette orga­ni­sa­tion se relie à d’autres orga­ni­sa­tions inter­na­tio­na­les qui sous le cou­vert de « déf­ense des Droits de l’Homme » sont le fer de lance de la pénét­ration du capi­ta­lisme occi­den­tal dans l’uni­vers sovié­tique. Avec le sou­tien de l’Eglise catho­li­que, celle des ins­ti­tu­tions amé­ric­aines, dont Radio Free Europe, tout un réseau clan­des­tin se cons­ti­tue, centre d’une pro­pa­gande oppo­si­tion­nelle au régime. A la fin des années 1970, ce réseau com­por­tera 500 à 1 000 mili­tants, opé­rati­onnels pour une inter­ven­tion lors de l’explo­sion du baril de poudre qu’était devenu la Pologne à ce moment. Avec le sou­tien de l’Eglise catho­li­que et de tout le monde capi­ta­liste occi­den­tal, tout était prêt pour l’enca­dre­ment du mou­ve­ment ouvrier, pour faire en sorte qu’il ne s’engage pas dans des voies révo­luti­onn­aires : la contre-révo­lution était en place avant que la révo­lution n’éclate.

La suite fait l’objet de ce livre : en 1981, de nou­veau les chan­tiers navals de Gdansk seront au centre des luttes ouvrières dans toute la Pologne. La répr­ession du mou­ve­ment ne se fait plus par les armes. Le KOR, avec tous ses sou­tiens – Eglise catho­li­que, syn­di­cats et gou­ver­ne­ments occi­den­taux – s’assure le contrôle du mou­ve­ment en met­tant en place les hommes qui vont assu­rer la tran­si­tion vers le capi­ta­lisme libéral de marché. Commence alors un dia­lo­gue avec le pou­voir en place qui va se pour­sui­vre dans les années sui­van­tes. L’URSS prise dans ses pro­pres pro­blèmes ne pourra empêcher, malgré les mena­ces, cette évo­lution.

La pièce cen­trale du condi­tion­ne­ment du mou­ve­ment ouvrier polo­nais sera le syn­di­cat Solidarnosc avec l’homme lige de l’Eglise catho­li­que et de l’Occident : Lech Walesa. Celui-ci assu­mera, bien sûr avec tous ses appuis intérieurs et extérieurs même avant la chute du mur et avant l’écr­ou­lement de l’empire sovié­tique, cette fonc­tion de tran­si­tion vers le capi­ta­lisme « libre ». Les tra­vailleurs polo­nais devront conti­nuer à lutter contre leur exploi­ta­tion mais dans un contexte tota­le­ment différent. L’intro­duc­tion dans la compé­tition du monde capi­ta­liste signi­fiera des restruc­tu­ra­tions épr­ouv­antes, l’émi­et­tement des luttes dans le dével­op­pement du sec­teur privé et la trans­for­ma­tion défi­ni­tive du syn­di­cat Solidarnosc en un syn­di­cat à l’occi­den­tale, c’est-à-dire non plus le fer de lance d’un combat poli­ti­que mais un rouage dans le fonc­tion­ne­ment du système. L’his­toire de leur lutte ne s’écrira plus dans le cadre spé­ci­fique de la domi­na­tion sovié­tique mais dans celui du capi­ta­lisme mon­dial en soli­da­rité avec l’ensem­ble des exploités : ce sera un autre cha­pi­tre d’une lutte qui ne ces­sera qu’avec la fin du système capi­ta­liste dans une révo­lution mon­diale.

H. S.

NOTES

(1) Castoriadis, « La source hon­groise », Libre n° 1, 1977, p. 53.

(2) Voir La Question syn­di­cale en Chine. Documents offi­ciels, offi­cieux et mili­tants, p. 6 et 7, Echanges et Mouvement, mai 2010.

(3) Voir Cajo Brendel, L’Insurrection ouvrière en Allemagne de l’Est juin 1953 ? Lutte de classe contre le bol­che­visme, Echanges et Mouvement, 1980, et « Signification de la rév­olte de juin 1953 en Allemagne Orientale » et « Le prolé­tariat d’Allemagne orien­tale après la rév­olte de juin 1953 », in Socialisme ou Barbarie n° 13, jan­vier-mars 1954.

Tous les textes publiés par ICO sur la Pologne sont tou­jours dis­po­ni­bles y com­pris les tra­duc­tions en anglais.

Des docu­ments récents sur les condi­tions de vie dans la Pologne d’aujourd’hui « Grève des mères dans une Zone éco­no­mique spéc­iale » peu­vent être obte­nus sur les sites sui­vants : – un film avec des sous-titres et une intro­duc­tion en anglais http://blip.tv/szumtv/strajk-matek-... – les textes en français sur : https://fr.squat.net/2012/01/16/wal...

(les textes sur papier en français et anglais sur demande à echan­ges.mou­ve­ment@laposte.net).

http://echangesmouvemen.canalblog.com/a ... 06527.html
Avatar de l’utilisateur-trice
altersocial
 
Messages: 1442
Enregistré le: 14 Juil 2012, 19:51

Pour un projet anarchiste de la convergence (P. Bance)

Messagede Flo » 15 Sep 2012, 10:06

Un texte qui critique la position de "l'anarchisme pur" (définit ci-après) et qui en appelle à un anarchisme pragmatique, ne perdant pas de vue son idéal mais s'insérant dans les luttes quotidiennes y compris celles réformistes tout en essayant, in fine, de tendre vers la convergence. Il me semble que ce débat n'est pas prêt de finir au sein des mouvements anarchistes (et qui serait bien de lancer ici me semble-il). Ce texte pourra servir de source supplémentaire, même si il est très synthétique.

Note de l’éditeur.

Dans la lettre ci-dessous, Pierre Bance renouvelle, en quelque sorte, l’adresse aux anarchistes d’Émile Pouget (1897), de Fernand Pelloutier (1899) ou de Pierre Monatte (1907), bien d’autres alors ou par la suite. Elle vient d’ailleurs en résonnance avec la réflexion de Tomás Ibáñez, « L’anarcho-syndicalisme face au défi de sa nécessaire transformation », que nous avons récemment publiée (http://www.autrefutur.net/L-anarcho...). Pierre Bance demande aux libertaires de sortir de leur tour d’ivoire, d’admettre d’autres points de vue sans renoncer aux leurs pour participer à la construction d’un nouveau mouvement social capable d’influer sur le présent, de préparer le futur. Autrefois, il s’agissait de les inciter à rejoindre les syndicats, ce qui fut fait, pour un temps, avec succès puisque leur influence y fut parfois décisive et qu’elle continue à faire référence comme dans la Charte d’Amiens et vivre dans les pratiques d’action directe, l’assemblée souveraine, le mandatement impératif, la grève générale… Aujourd’hui, la tâche est plus compliquée car l’union fédérative anti-autoritaire et autogestionnaire reste à penser et à construire. Qui en prendra l’initiative ?

De divers horizons militants, sous des formes variées, la nécessité d’aller au-delà du simple « agir ensemble » pour confluer vers une organisation durable se fait jour, apparaissant, dans le contexte social et politique, comme impérieuse. Si cette volonté ne l’emporte pas, comme depuis des décennies, les anarchistes, les autres anticapitalistes, continueront de s’épuiser dans leur pré carré, de se déchirer sur des questions féodales, de remporter de petites victoires dont les politiciens les dépossèderont, d’attendre l’événement déclencheur, le développement soudain auxquels ils ne croient pas eux-mêmes.

Telle est cette contribution au débat que présente le site Un Autre futur.net, espace d’échanges ouvert aux multiples apports du mouvement ouvrier et révolutionnaire, depuis l’anarchisme et l’anarchosyndicalisme jusqu’au marxisme non léniniste et au conseillisme.

Un Autre futur.net


Le projet anarchiste connaît deux stades liés : la pureté, le pragmatisme.

Le projet anarchiste pur analyse une situation selon ses seuls principes moraux : le pouvoir est maudit. Dès l’origine, les travailleurs anarchistes durent introduire du pragmatisme dans la critique anarchiste pure pour répondre aux contraintes de leur subordination : le pouvoir est maudit mais il est. Un troisième stade est commandé par la réalité, l’anarchisme pragmatique, les mouvements qu’il induit et qui le portent ne sont pas en capacité de parvenir au communisme ; il leur faut converger avec d’autres : le pouvoir est maudit, notre idéal est émancipateur, notre critique pertinente, nos outils efficaces, mais seuls nous ne sommes rien.


Le projet anarchiste pur

La base théorique

Tout État est source de domination et d’aliénation. La domination étatique crée l’aliénation des sujets ; l’aliénation des sujets nourrit la domination étatique. L’anarchie, par la suppression de l’État, ambitionne de faire disparaître toutes formes d’autorité illégitime (politique, économique, sociale, culturelle) pour que naisse une société fédéraliste émancipée fondée sur l’autonomie, l’égalité et la solidarité des personnes physiques et morales.

Mais cette suppression doit être immédiate, on ne compose pas avec l’État. À défaut, il se reconstitue aussi monstrueux qu’avant comme l’illustre l’histoire des révolutions russe de 1917 et espagnole de 1936.

La critique

La critique anarchiste pure aborde toute problématique théorique comme pratique à partir de la destruction de l’État.

Tout État, quel qu’il soit, est soumis à une critique sans appel car, le voudrait-il, il ne peut faire disparaître la domination. Les atténuations proposées sont des leurres pour mieux faire accepter le système : – l’exemple-type dans le postulat démocratique étant le suffrage universel ; – l’exemple-type dans le postulat marxiste-léniniste étant la dictature du prolétariat. L’un comme l’autre renforcent l’État et la classe dominante, bourgeoisie ou bureaucratie.

Cette disqualification de l’État autorise la pensée anarchiste pure à ne pas s’épuiser dans l’analyse des phénomènes politiques, économiques, sociaux ou culturels pollués par le pouvoir et l’aliénation. Une expérience sociale de réinsertion bénéficie de subventions ; une coopérative ouvrière participe à la société marchande ; une mutuelle cautionne l’inégalité de l’accès aux soins ; un délégué syndical concourt à la perpétuation de l’exploitation capitaliste. À ce titre, ces activités associative, coopérative, mutualiste ou syndicale sont condamnées par la critique anarchiste pure.

La raison anarchiste pure est un extrême de la pensée qui n’entrevoit de solution que dans la révolution pour les uns, l’« en-dehors » pour les autres. Elle est utile pour couper court aux arguties politiques ou éviter de se laisser entraîner dans une dialectique lénifiante mais, en contrepoint, elle fige le débat car ne remet pas en cause ses présupposés, elle s’oppose au compromis et à toute convergence. Théorie de la résistance d’une logique implacable, elle est cependant statique, plus proche de la philosophie que de la politique.

Le projet anarchiste pragmatique

Une vigilance théorique

L’idée anarchiste pragmatique est sous-tendue par la pensée anarchiste pure c’est ce qui distingue le pragmatisme révolutionnaire du pragmatisme réformiste sans projet. La critique anarchiste pure est conservée comme socle d’une pensée cohérente, comme garde-fou, comme recours ultime quand l’État impose ou étend sa domination pour empêcher ses sujets de penser et d’agir, magnifie l’aliénation pour les rendre incapables de penser et d’agir. L’anarchisme pragmatique permet d’envisager des niveaux d’analyse que néglige la critique anarchiste pure.

Une pratique émancipatrice

La pratique anarchiste pragmatique donne vie à la critique anarchiste pure en résonnance avec ses mises en garde. La pratique anarchiste pragmatique élabore des procédures d’analyse et des moyens d’action qu’elle considère efficients, tant dans le quotidien que pour l’avenir. Ces techniques tournent autour de la mécanique fédérale, des processus décisionnels et de la problématique de la représentation, c’est-à-dire de l’étendue et du contrôle du mandat jusqu’aux limites du raisonnable.

Plutôt que d’attendre statique l’hypothétique révolution ou de verser dans une radicalité de la désespérance, la pratique anarchiste pragmatique intervient dans la société pour en limiter les effets néfastes aussi pour soumettre à la réalité sa théorie et sa pratique. Ce faisant l’idée « anarchiste » prend une dimension universelle qui échappe à toute appropriation doctrinale ; elle n’est qu’une commodité de langage pour désigner un futur émancipé.

Le projet anarchiste de la convergence


Une réponse à l’impuissance organisationnelle

Cette lucidité de l’anarchisme pragmatique doit le conduire à la convergence. Alors qu’il y a plus de cent ans le syndicalisme révolutionnaire parvint à réunir tant des anarchistes que des marxistes, des révolutionnaires que des réformistes et, plus que tout, des travailleurs déterminés à en finir avec leur situation d’exploités, ne peut continuer un discours défaitiste de l’impossible convergence anticapitaliste et libertaire dans un mouvement fédéraliste. Alliance, méthodiquement structurée, ayant pour ambition d’en finir avec l’État en préparant la grève générale, résolue à lutter, dès aujourd’hui, pour contraindre les pouvoirs en place.

Pourquoi converger ? Parce que les faits sont là, les anarchistes organisés ne pèsent pas sur la réalité et n’ont jamais pesé durablement. Parce que, les autres anticapitalistes anti-autoritaires ne sont pas plus en mesure d’exister et qu’aujourd’hui, beaucoup adhèrent en tout ou partie à la pensée et à la pratique anarchistes. Parce qu’il faut veiller à ce que celles-ci ne soient pas détournées par des révolutionnaires étatistes avides de permanences bureaucratiques, de charges électives, comme elles peuvent être récupérées par l’étatisme libéral ou social-libéral au travers de la démocratie participative, délibérative ou radicale. Facteurs qui, justement, en son temps, tuèrent le syndicalisme révolutionnaire et, plus près de nous, le mouvement altermondialiste.

Une dynamique de l’intelligence

Pour le futur, une question obsède : jamais, il n’a été possible de faire disparaître l’État du jour au lendemain, par le fait accompli ou par décret. À l’opposé, la théorie marxiste-léniniste de conquête du pouvoir par un parti puis du dépérissement de l’État s’est avérée plus inopérante encore, conduisant à l’exact contraire du communisme.

Pour le présent, de nombreux problèmes théoriques et pratiques sont à résoudre : de la stabilité à donner à la démocratie directe (formes d’organisation, méthodes d’implantation, modalités d’action…) à la détermination des relations avec le politique (État, partis, question électorale…). Les promoteurs et les acteurs de la convergence auront la responsabilité de vérifier des hypothèses et de les réviser en fonction de l’expérience, d’apporter une, des réponses conciliables, de faire un pas, grand s’il le faut, pour mettre à distance leurs propres points de vue, leurs préjugés, leurs ressentiments car aucune théorie ou doctrine, aucune personne ou groupe, aucun syndicat ou parti ne peut affirmer avoir – toujours – raison. Même si l’évidence et la nécessité doivent faire question, celle-ci sera moteur plutôt que frein.

Les convergences ponctuelles, nombreuses dans les luttes sociales et professionnelles, doivent conduire à la convergence idéologique et organisationnelle. Le mouvement contre la réforme des retraites, en octobre 2010, montrait le chemin. Hélas, personne n’était préparé pour le suivre et passer d’une solidarité spontanée à une solidarité pérenne et organisée. Mais, il n’est pas trop tard.

http://www.autrefutur.net/Pour-un-proje ... iste-de-la

"La société à venir n'a pas d'autre choix que de reprendre et de développer les projets d'autogestion qui ont fondé sur l'autonomie des individus une quête d'harmonie où le bonheur de tous serait solidaire du bonheur de chacun". R. Vaneigem
Avatar de l’utilisateur-trice
Flo
 
Messages: 347
Enregistré le: 28 Mai 2012, 00:43

Re: Pour un projet anarchiste de la convergence (P. Bance)

Messagede altersocial » 15 Sep 2012, 12:07

Merci pour le texte Flo :wink:

Une expérience sociale de réinsertion bénéficie de subventions ; une coopérative ouvrière participe à la société marchande ; une mutuelle cautionne l’inégalité de l’accès aux soins ; un délégué syndical concourt à la perpétuation de l’exploitation capitaliste. À ce titre, ces activités associative, coopérative, mutualiste ou syndicale sont condamnées par la critique anarchiste pure.


Je ne connais pas du tout ces gens mais l'impression qui se dégage de ce texte c'est qu'ils essaient de justifier a priori de futures compromissions (avec les institutions étatiques? la gauche étatiste ?) sous le langage très dualiste puristes/pragmatistes : les premiers sont des idéalistes coupés de la réalité tandis que les seconds sont dans "le réel" (lequel? celui du réformisme? ... ou plutôt de ce qu'ils pensent être comme réformiste?).
Il y a un côté très moralisateur et manichéen.

la pratique anarchiste pragmatique intervient


C'est limite un pléonasme mais c'est très révélateur dans les termes employés du "monopole de la pratique" que semble s'attribuer ce groupe.

de la stabilité à donner à la démocratie directe


C'est une expression qui contient des sous entendus qu'un "extérieur" (à ce groupe et à ses origines) comme moi ne peut pas comprendre. Donner de la "stabilité" à la démocratie directe ? :gratte:

Les promoteurs et les acteurs de la convergence auront la responsabilité de vérifier des hypothèses et de les réviser en fonction de l’expérience, d’apporter une, des réponses conciliables, de faire un pas, grand s’il le faut, pour mettre à distance leurs propres points de vue, leurs préjugés, leurs ressentiments car aucune théorie ou doctrine, aucune personne ou groupe, aucun syndicat ou parti ne peut affirmer avoir – toujours – raison.


C'est vrai aucun groupe ne peut affirmer avoir raison, mais il faut clairement délimiter la ligne avec ceux qui auront toujours tort. :wink:

Beaucoup de sous entendus dans ce texte, c'était peut être plus un texte interne à l'origine ?
Avatar de l’utilisateur-trice
altersocial
 
Messages: 1442
Enregistré le: 14 Juil 2012, 19:51

Re: Pour un projet anarchiste de la convergence (P. Bance)

Messagede lazare » 15 Sep 2012, 14:02

altersocial a écrit:Je ne connais pas du tout ces gens mais l'impression qui se dégage de ce texte c'est qu'ils essaient de justifier a priori de futures compromissions (avec les institutions étatiques? la gauche étatiste ?) sous le langage très dualiste puristes/pragmatistes : les premiers sont des idéalistes coupés de la réalité tandis que les seconds sont dans "le réel" (lequel? celui du réformisme? ... ou plutôt de ce qu'ils pensent être comme réformiste?).
Il y a un côté très moralisateur et manichéen.


"C'est gens" sont de Autrefutur et, pour avoir parlé avec eux lors de la foire à l'autogestion, ils sont sur des positions pragmatiques dans le sens où, à ces jours, il est illusoire de clamer haut et fort le purisme alors que la réalité des travailleurs est avant tout "quotidienne". Donc, pour régler un problème de quotidien et amener des travailleurs à se syndiquer, comment fait-on ? 1)- On parle théorie et purisme ou 2)- on commence par du quotidien et du pragmatisme pour arriver ensuite à l'anarchosyndicalisme ?. C'est aussi de ces points que traite cet article, que perso, je ne ne trouve ni moralisateur ni manichéen.

Et puis, sur leur site, on peut lire aussi l'article de Tomás Ibáñez, "L’anarcho-syndicalisme face au défi de sa nécessaire transformation", qui va dans le même sens : http://www.autrefutur.net/L-anarcho-syn ... me-face-au

C'est sur ces réflexions de base que semble s'être monté Autrefutur dont la conception du syndicalisme " se veut révolutionnaire, ouverte aux multiples apports du mouvement ouvrier et révolutionnaire, depuis l’anarchisme et l’anarchosyndicalisme jusqu’au marxisme anti-léniniste et au conseillisme. Le syndicalisme, pour nous, n’a rien à voir avec la caricature qu’en donnent les syndicats institutionnels, limités au seul domaine des revendications salariales et des conditions de travail et englués dans la collaboration de classes. " : http://www.autrefutur.net/A-propos-d-Autre-Futur

. Lazare ( qui n'est pas à Autrefutur, mais qui suit régulièrement leurs contributions )

.
lazare
 
Messages: 15
Enregistré le: 04 Avr 2012, 20:46

Re: Pour un projet anarchiste de la convergence (P. Bance)

Messagede spleenlancien » 15 Sep 2012, 14:49

Ce texte est un vrai poil à gratter.
Il pose la bonne question :
comment évoluer sans se renier ?
S'il n'évolue pas, il se condamne à devenir une scolastique mais pour autant, il ne doit pas sacrifier son fond.
Pas fastoche, les pistes qu'il propose ne sont pas à négliger, d'autant que la plupart des gens sont de moins en moins politisés et qu'il faut faire avec.
Modifié en dernier par spleenlancien le 20 Sep 2012, 15:12, modifié 1 fois.
spleenlancien
 
Messages: 272
Enregistré le: 07 Oct 2011, 22:17

Re: Pour un projet anarchiste de la convergence (P. Bance)

Messagede lazare » 19 Sep 2012, 21:32

Lu sur autrefutur, un autre texte de Luc Bonet, dans la ligne de celui de Pierre Bance tout aussi intéressant et "poil à gratter" (cf spleenlancien :D ) :
Anarchosyndicalisme : en finir avec un schéma révolutionnaire obsolète

Il débute comme ca, mais il est assez long :
Deux représentations de la réalité, héritées de la cristallisation idéologique du mouvement ouvrier à la fin du XIXe siècle, sont définitivement obsolètes : d’une part, le salaire n’est pas nécessairement la misère et la généralisation du salariat n’est pas la paupérisation généralisée ; d’autre part, les classes salariées ne sont pas structurables politiquement dans une organisation hégémonique.

Ces représentations sont encore prégnantes dans le mouvement anarchosyndicaliste, à des degrés divers, et ceci malgré l’expérience de vie quotidienne que peuvent avoir les militants. L’expérience historique n’a pourtant pas laissé les organisations anarchosyndicalistes en dehors de la réalité : en Espagne, la CNT, qui était l’organisation syndicale majoritaire en 1936, a mené « sa » révolution (comme on peut dire que les partis léninistes ont mené « leur » révolution) et elle a appris que le pluralisme politique était une réalité qu’on ne pouvait nier ; en Suède, dès la fin des années 50, la SAC a tenu compte de la nouvelle donne salariale dans le cadre du Welfare State (croissance économique, plein emploi, État social) et a donné une nouvelle direction stratégique à l’anarchosyndicalisme : l’approfondissement de la vie démocratique. Mais ces expériences n’ont pas réveillé de son sommeil dogmatique le mouvement anarchosyndicaliste, tout au moins jusqu’à la renaissance d’une réelle activité syndicale dans les années 1980. Nous sommes encore dans cette renaissance, timide mais que l’on ne peut plus qualifiée de précaire, et il nous reste du chemin à faire, beaucoup de chemin...
L’impuissance radicale des partis politiques face à l’autonomie de la sphère économique, dans le cadre du capitalisme mondialisé d’insécurité sociale, rend assez compréhensible un certain « retour » de l’anarchosyndicalisme. La référence à l’anarchosyndicalisme sert à qualifier ici et là les nouveaux mouvements sociaux (de la contestation altermondialiste, qui refuse majoritairement de se structurer dans un parti politique, à la création de syndicats « alternatifs »), et ce retour est visible dans le développement, modeste mais réel, des organisations anarchosyndicalistes proprement dites.

Simultanément, l’anarchosyndicalisme militant ne peut espérer « remettre le couvert » comme si rien ne s’était passé depuis un siècle : dans les pays capitalistes avancés − où près de 90% de la population active est salariée, sans que le salariat généralisé ait amené une paupérisation à la même échelle − la question économique ne se présente plus dans les conditions qui prévalaient depuis les débuts de la révolution industrielle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, quand salaire était grosso modo synonyme de pauvreté. C’est aujourd’hui bien plus l’absence de salaire (à travers le chômage ou le temps partiel imposé) qui remet la pauvreté au centre de la « question sociale ». Par ailleurs, la simple réalité historique a montré que le mythe d’une « One Big Union », un seul grand syndicat capable d’organiser l’ensemble de la classe salariée, était bien un mythe. Cela relève de l’évidence, mais il n’en reste pas moins que l’anarchosyndicalisme a du mal à se défaire d’un imaginaire politique obsolète, en contradiction avec les conditions réelles de nos sociétés contemporaines.
Faute d’en finir avec cet imaginaire, les militants vivent dans une sorte de schizophrénie politique. Ainsi, par exemple, la CNT française se trouve en première ligne dans la défense de la Sécurité sociale, de la retraite par répartition, des services publics, tandis que son discours général s’en tient le plus souvent à une litanie sur le mode du « rien n’a changé » (sous-entendu : depuis les débuts du capitalisme), niant dans ce discours les acquis défendus sur le terrain. Ou encore, le positionnement révolutionnaire continue d’être trop souvent prisonnier d’un rêve insurrectionnel, sur fond de barricades et au nom d’une communauté ouvrière politiquement homogène...
Les représentations héritées d’un passé non critiqué et transmises par une extraordinaire inertie de l’imaginaire politique constituent un poids mort, qui leste notre développement, entrave l’énergie constructrice de l’anarchosyndicalisme et, pourquoi ne pas le dire, crée une souffrance psychologique chez bien des militants. Ces représentations sont tout simplement fausses, non pertinentes, et on ne peut espérer développer à nouveau l’anarchosyndicalisme comme mouvement syndical, social et politique d’ampleur, pesant sur la réalité de nos sociétés, sans critiquer ces représentations.….


Lire la suite et télécharger sur : http://www.autrefutur.net/Anarchosyndic ... finir-avec

.Lazare
lazare
 
Messages: 15
Enregistré le: 04 Avr 2012, 20:46

Les difficultés des luttes sociales actuelles par L. Mathieu

Messagede Flo » 30 Sep 2012, 13:30

Un article de septembre 2012 de Lilian Mathieu (NPA) que j'ai trouvé très bon où il essaye d'expliquer pourquoi, selon lui, il y aurait, tout à la fois, une baisse de la radicalité de certaines luttes sociales (mouvements sociaux) et une radicalisation d'autres luttes avec des gains pourtant moindre qu'il y a 20 à 30 ans (monde du travail en particulier). Quelques leçons d'importances à tirer qui à mon avis seraient très utiles à la veille d'une probable explosion sociale généralisée en UE et, aussi, et avant tout, parce qu'en France les luttes contre le chantage à la dette en ce moment n'ont, comme chacun sait, un succès trop insuffisant pour installer un conflit dans la durée permettant des avancés concrètes contrairement à l'Espagne et au Portugal. Bonne lecture.

Des années 1970 aux années 2000: heurs et malheurs de la conflictualité sociale

Une comparaison entre la séquence contestataire des années post-68 et la période actuelle se révèle à bien des égards paradoxale. La crise de mai-juin 68 et les mouvements sociaux qui l’ont suivie, souvent portés par des références marxistes et des projets se voulant révolutionnaires, sont apparus dans un contexte de prospérité du capitalisme, d’amélioration (certes inégalitaire) des conditions d’existence, de plein emploi et de relatives avancées sociales1. Aujourd’hui, alors que l’affaiblissement du capitalisme, engagé depuis plusieurs années, s’accélère en une crise mondiale qui entraîne régressions sociales majeures, chômage de masse et accroissement des inégalités, sa contestation peine à s’organiser. Celle-ci n’est pas pour autant désarmée : des forces politiques, syndicales, associatives… se mobilisent et sont soutenues par des fractions importantes de la population, en France comme ailleurs. Ce ne sont pas non plus les arguments hostiles au capitalisme néolibéral qui font défaut : le mouvement altermondialiste a, au cours des quinze dernières années, constitué un creuset d’analyses acérées de ses enjeux et conséquences. Pourtant, les mouvements sociaux peinent à trouver des stratégies efficaces et l’autre monde possible proclamé par les forums sociaux tarde à prendre des traits concrets.

La présente contribution explore, parmi d’autres possibles2, plusieurs pistes d’explication de cette situation paradoxale. Elle se concentre sur le cas français, le seul sur lequel l’auteur dispose d’une connaissance suffisante, mais espère apporter sa contribution à une éventuelle comparaison internationale.



Quelles alternatives crédibles ?


La question des alternatives à l’ordre capitaliste se pose avec autant d’acuité aujourd’hui qu’il y a trente ou quarante ans. Peut-être même avec davantage d’urgence : les conséquences désastreuses de ce mode de production sur la simple survie de l’humanité sont désormais beaucoup plus tangibles. L’écologie, encore embryonnaire dans l’après-seconde guerre mondiale, peut malheureusement s’appuyer aujourd’hui sur des expériences et des faits concrets pour remettre en cause la croyance en une croissance illimitée : Seveso, Bhopal, Tchernobyl, Fukushima, comme les indicateurs du réchauffement climatique ou de la réduction de la biodiversité, donnent en ce début de XXIe siècle davantage de portée à la critique écologiste du capitalisme. De même, on l’a dit, le mouvement altermondialiste a-t-il entrepris depuis maintenant une quinzaine d’années une analyse d’ampleur du fonctionnement et des impasses de la mondialisation néo-libérale — analyse dont la crise actuelle vient confirmer la pertinence. Pour autant, la perspective d’un ordre économique et social alternatif à l’existant peine aujourd’hui à attester de sa crédibilité.

Cette crédibilité d’une alternative au capitalisme constitue sans doute un des principaux traits qui différencient la période actuelle de celle de la période post-68. L’alternative prenait tout d’abord les traits concrets de ces expériences qui, ailleurs, entreprenaient d’instaurer leur version du socialisme. Ces expériences étaient éminemment plurielles — modèles soviétique ou chinois, voies yougoslave ou cubaine, issues de la seconde guerre mondiale, de soulèvements populaires et/ou de la décolonisation, dans des pays industrialisés ou du Tiers-monde — et vivement débattues et critiquées (car souvent éminemment critiquables). Elles n’en attestaient pas moins, par leur existence même, que le capitalisme n’était pas une fatalité, ne constituait pas la seule organisation du monde possible. La déliquescence ou la dérive autoritaire de la plupart des régimes se réclamant du communisme, leur complet effondrement (bloc soviétique) ou leur conversion au capitalisme le plus forcené (Chine)… sont depuis venus saper la croyance en une plausibilité des formes d’organisation alternatives au capitalisme. Il n’était pas besoin aux militants de gauche de lire les élucubrations d’un Fukuyama sur la supposée « fin de l’histoire » après la chute du Mur pour vivre une véritable crise de croyance. Ainsi que le montre par exemple l’enquête de Florence Johsua sur les militants de la LCR — pourtant parmi les plus critiques à l’égard du « modèle » soviétique —, 1989 a été vécu comme une remise en cause radicale du socle de croyances sur lequel s’était construit leur engagement3. La disqualification des régimes se réclamant du communisme survivants (Cuba, Corée du Nord…), les ambiguïtés (Venezuela) ou difficultés (Bolivie) des pays qui se revendiquent d’un socialisme renouvelé, mais aussi les renoncements ou reniements de leaders politiques issus de la gauche (dont Lula est une figure exemplaire) contribuent, aujourd’hui, à entretenir le doute sur la plausibilité de l’alternative.

Ce ne sont pas seulement les alternatives ailleurs qui ont connu un effondrement de leur crédibilité. Les tentatives de construire sur place des formes de vie soustraites à l’ordre dominant ont elles aussi pour la plupart rapidement tourné court et ne sont plus envisagées qu’avec dérision. Le phénomène des communautés, s’il a été numériquement marginal, n’en a pas moins connu un écho certain et fortement impressionné les contemporains, cela d’autant plus qu’il était souvent le fait de jeunes diplômés, en tant que tels destinés à assurer la reproduction de l’ordre capitaliste. Les thématiques du « retour à la nature » (ou au « pays » régional), l’exigence d’authenticité dans la production et la consommation, la volonté d’échapper à la logique marchande, la revendication de rapports sociaux plus égalitaires (dans le couple, la famille, l’entreprise…), bref plusieurs éléments de ce que Luc Boltanski et Eve Chiapello désignent comme la « critique artiste »4, ont été soit invalidés lors de tentatives infructueuses d’application concrètes, soit réprimés, soit « récupérés » et asservis à l’ordre capitaliste.

Ces deux logiques de « dé-crédibilisation » des alternatives au capitalisme peuvent être éclairées par le triptyque d’Albert Hirschman5. Tant l’option de la voice (hâter l’instauration du socialisme via une mobilisation de masse) que celle de l’exit (l’instauration de « poches » d’existence échappant à l’ordre dominant à l’intérieur même de sociétés capitalistes, sans les remettre frontalement en cause) ayant été mises en échec, ne resterait plus que l’option de la loyauté au capitalisme. Celle-ci, pour autant, ne saurait équivaloir à une complète adhésion de ceux et celles qui lui sont soumis6. Il s’agit bien davantage d’une loyauté forcée, fondée sur la croyance fataliste et désabusée en une forme de naturalité, et donc d’inéluctabilité, de l’ordre capitaliste. C’est cette naturalisation du capitalisme — phénomène historique contingent, qui aurait donc pu ne pas advenir7 — qu’il s’agit aujourd’hui de remettre en cause.


Le poids des ressources critiques


Les années 1960-70 restent dans les mémoires comme une période de grande effervescence intellectuelle, dont témoigne la postérité des œuvres de Foucault, Deleuze, Guattari, Althusser, Lacan ou encore Derrida — pour ne citer que des auteurs français. Quoique souvent très différentes les unes des autres, leurs réflexions partageaient une portée critique de l’ordre du monde, au travers notamment d’une exploration des formes du pouvoir ; elles se présentèrent souvent comme des prolongements de pensées de l’assujettissement et/ou de l’émancipation, telles celles de Marx, Freud ou Nietzsche. Un autre trait marquant de cette conjoncture intellectuelle est qu’elle témoigne d’un certain estompement de la traditionnelle césure entre réflexion et action : outre le fait que plusieurs des intellectuels que l’on vient de citer s’engagèrent activement dans les luttes de leur temps, est à relever la diffusion de leurs œuvres (comme plus largement des ouvrages de sciences humaines) bien au-delà des cercles intellectuels. De manière générale, les luttes des années 1970 ont été très fortement nourries de références intellectuelles — philosophiques, sociologiques, psychanalytiques…— comme en attestent le nombre de revues publiées par les groupes militants, les relatifs succès de librairie des essais politiques ou tout simplement la portée des arguments d’autorité de nature intellectuelle dans les débats d’organisation.

La séquence ouverte au milieu des années 70 par la dénonciation du totalitarisme par les dits « nouveaux philosophes », poursuivie par les théories de l’individualisme post-moderne (Lipovetsky) et la réhabilitation « kantienne » du sujet (Ferry et Renaut), apparaît comme une période de glaciation intellectuelle8. Mais si elle peut aujourd’hui être stigmatisée comme telle, c’est aussi par contraste avec la période contemporaine, marquée par un certain regain d’influence des pensées critiques. Sur ce plan, décembre 1995 a joué un rôle important : l’opposition entre les deux pétitions d’intellectuels (celle signée par Bourdieu vs celle de la revue Esprit) a cristallisé la lutte sur le sens du mouvement et contribué à faire de Bourdieu la nouvelle incarnation de l’intellectuel critique. Tous les penseurs ayant accompagné le regain contestataire des années 1990-2000 ne sont certes pas de nouveaux venus : Bourdieu, Balibar, Bensaïd, Badiou, Negri, Rancière… comptaient déjà parmi les intellectuels marquants de la séquence antérieure. Leurs réflexions n’en ont pas moins connu de nouveaux développements et bénéficié d’une audience renouvelée ; les ont accompagnés des figures davantage émergentes, telles que Boltanski, Butler ou Holloway. Quel que soit le jugement porté sur les réflexions de ces différents auteurs (aux perspectives par ailleurs hétérogènes), force est de reconnaître que l’on est sorti du désarroi intellectuel qui prédominait il y a une quinzaine d’années.

Le renouveau de l’engagement des intellectuels s’est concrétisé en une série d’initiatives visant à associer experts et universitaires aux acteurs de la contestation : Club Merleau-Ponty, Etats généraux du mouvement social, association Raisons d’agir, Appel des économistes pour sortir de la pensée unique, Observatoire de la mondialisation, fondation Copernic, et bien sûr Attac. La large audience de la démarche d’éducation populaire de cette association, comme le développement des nouvelles universités populaires ou les succès de librairie de collections situées à l’entrecroisement de l’analyse et du militantisme, attestent de la réévaluation des ressources intellectuelles au sein des milieux militants. Lieux d’explicitation des enjeux du traité constitutionnel européen, les comités pour un non de gauche ont eux aussi participé de ce désir renouvelé de comprendre pour mieux lutter.

A leurs différents niveaux, les forums sociaux altermondialistes relèvent eux aussi, et au premier chef, de ce « réarmement de la critique »9. Mais ils témoignent également de l’une des faiblesses de cette même critique, qui est sa faible emprise sur la réalité, sa difficulté à passer du diagnostic à la cure. Si les conséquences délétères de la mondialisation néolibérale sont désormais bien identifiées, la question du « que faire ? » — et par extension celle du « pour quoi faire ? » évoquée dans la section précédente — reste d’une brûlante actualité. Les forums sociaux, par refus (ou incapacité) de devenir force politique, n’ont pu jouer le rôle moteur pour l’action qu’appelait pourtant la critique du néolibéralisme.


L’état des forces contestataires

Si la période contemporaine est marquée par une crise durable des projets de transformation économique, politique et sociale, elle témoigne en revanche du maintien de fortes détermination et combativité. Les années protestataires 1990-2000 n’ont pas à rougir en comparaison de la vague de mobilisation de la séquence 1968-198110 qui a vu la floraison d’une grande diversité de mobilisations (féministes, homosexuelles, régionalistes, écologistes, d’OS, etc.) dont certaines ont engrangé d’incontestables succès (légalisation de l’IVG, abrogation des lois homophobes, abandon des projets militaires et nucléaires du Larzac et de Plogoff…). Amorcée dès le début des années 1990 par l’émergence d’organisations (Act Up, DAL, AC !, Cadac...) et de thématiques nouvelles ou résurgentes (sida, logement, précarité, racisme, avortement…), cette vague de mobilisations s’est accentuée et développée après le vaste mouvement de décembre 1995. Celui-ci n’est certes pas parvenu à empêcher la mise en œuvre du plan Juppé, mais — outre la victoire des cheminots sur leurs propres revendications — il n’en a pas moins été perçu comme un succès du seul fait de sa concrétisation : venant mettre un terme à une longue phase d’atonie militante, il est venu attester en acte de la pertinence des options contestataires. S’en est suivie une série de mobilisations notables par leur ampleur ou leur retentissement : occupation des églises par les sans-papiers en 1996, dénonciation de la loi Debré, mouvement des chômeurs de l’hiver 1997, succès de la contribution française à la Marche mondiale des femmes de juin 2000, mobilisation contre la présence de Le Pen au second tour de la présidentielle de 2002, forums sociaux et grand rassemblement altermondialiste du Larzac, opposition à la réforme Fillon de 2003, mobilisation contre le CPE, mouvements étudiants et universitaires de 2008 et 2009, grève massive en Guadeloupe, mouvement contre la réforme des retraites de l’automne 2010… Signe sans doute de la légitimation accrue dont bénéficient aujourd’hui les options protestataires, la « forme mouvement social » est plus fréquemment adoptée par les forces conservatrices : manifestations contre le Pacs de 1999, rassemblements d’usagers des transports publics en cas de grève, etc.

Il n’en reste pas moins que le contexte apparaît moins favorable que dans les années post-68, et cela spécialement dans le monde du travail. Les statistiques des journées individuelles non travaillées (JINT) pour cause de grève constituent un indicateur fréquemment convoqué pour rendre compte d’une dégradation des rapports de force sociaux. On est ainsi passé de 3 millions de JINT par an dans les années 1970 (avec un maximum de plus de 5 millions en 1976) à un million par an environ dans les années 1980 et autour de 500 000 par an la décennie suivante. De nombreuses critiques ont été adressées à cet indicateur, qui ignore certaines transformations majeures de la conflictualité sociale. En ne retenant que les grèves relativement longues, les statistiques officielles laissent de côté ces formes de lutte émergentes que sont notamment les débrayages de courte durée, pétitions, manifestations ou refus d’heures complémentaires, qui connaissent pour leur part une nette croissance11. De fait, la conflictualité sociale ne régresse pas en France, mais connaît une transformation de ses modalités d’expression.

On se gardera toutefois de tirer des conclusions trop optimistes de ce constat. Si elles n’impliquent pas une baisse de combativité, les évolutions relevées n’en signalent pas moins une dégradation des rapports de force. C’est aussi parce qu’il est de moins en moins envisageable de mener des grèves longues que les débrayages de courte durée, pétitions et manifestations sont privilégiés. La perte de salaire, la crainte de rétorsions patronales pouvant aller jusqu’au licenciement, mais aussi la disqualification symbolique ambiante de la grève comptent parmi les variables susceptibles d’altérer les velléités contestataires. Elles sont d’autant plus influentes dans les petites entreprises — dont le nombre s’est accru sous l’effet des logiques de sous-traitance — et dans les secteurs flexibles et précaires, souvent dépourvus d’implantation syndicale et de tradition de lutte, et où le collectif de travail est insuffisamment cohésif pour fournir un socle solide à une mobilisation. De manière globale, la capacité de résistance du syndicalisme s’est amoindrie sous l’effet conjugué d’une diminution des adhésions, d’une aggravation des entraves à l’action syndicale12 ainsi que d’une dévalorisation symbolique — par « ringardisation » — du syndicalisme13.

Sur ce plan, deux tendances contraires se dessinent. La première est celle d’une radicalisation de certaines formes de combativité, elle-même significative d’une exacerbation de la violence des rapports sociaux. Les menaces de faire exploser les entreprises ou de polluer des rivières, saccages de préfectures ou séquestrations de cadres dirigeants ne sont pas, contrairement à ce que croient les observateurs superficiels, l’expression d’un « désespoir » des travailleurs, mais témoignent davantage — les propos des intéressés sont généralement sur ce point très lucides — d’une appréhension claire de l’état des rapports de force. Le revival actuel de formes de lutte emblématiques de la combativité ouvrière des années 1970, telles les séquestrations, ne doit cependant pas faire illusion : si celles-ci visaient alors prioritairement hausse de salaires, amélioration des conditions de travail et redéfinition des classifications, celles d’aujourd’hui ont le plus souvent pour objectif une augmentation significative des indemnités de licenciement ; leurs fréquents succès sur ce plan ne pallient pas une incapacité à sauvegarder l’emploi. On se gardera donc de tout enthousiasme prématuré : la radicalité des luttes de salariés et leur relative efficacité ne saurait masquer la dégradation de leurs enjeux et la contraction de leurs gains.

La seconde tendance relève précisément de l’intériorisation de la dégradation des rapports de force, qui agit comme une prophétie auto-réalisante inhibitrice. Selon cette logique, eux-mêmes convaincus de leur propre faiblesse, les contestataires auto-limiteraient14 leurs prétentions à ce qui leur paraît « gagnable » ou « sauvable », et se satisferaient de concessions marginales. Sophie Béroud et Karel Yon ont, dans un article stimulant15, relevé plusieurs aspects de cette intériorisation par les directions syndicales, tels que la conviction que les difficultés actuelles du syndicalisme tiennent avant tout à des logiques endogènes (et non à des facteurs macrosociaux) ou la croyance en une disqualification de la grève (stigmatisée comme privilège des fonctionnaires) au sein du secteur privé. En découlerait, selon les auteurs, un « impératif de modération » dont on trouverait l’expression dans le rejet des stratégies radicales et la valorisation de la « négociation », mais aussi dans le recours à de grandes journées nationales d’action, certes démonstrations de l’ampleur du mécontentement mais qui, faute d’instaurer un rapport de force en s’inscrivant dans la durée, ne parviennent pas à faire renoncer l’adversaire. Il ne s’agit pas ici de stigmatiser les stratégies syndicales — la faiblesse du syndicalisme français et de la position des salariés, spécialement dans le privé, est réelle — mais de pointer que clamer que « la grève générale ne se décrète pas » est aussi, par son caractère performatif, un des meilleurs moyens d’empêcher l’advenue d’une mobilisation massive et durable. L’incompréhension qu’a suscité l’espacement des journées d’action du début 2009 semble indiquer que la détermination et la capacité de mobilisation de la base est supérieure à ce qu’en perçoivent les directions syndicales.

L’impératif de modération se retrouve également dans le répertoire d’action de mouvements privilégiant les formes « ludiques » ou « humoristiques » d’expression des revendications. Il s’agit là encore d’un trait supposé de « modernité » valorisé par les médias et que les animateurs de certains mouvements tendent à intérioriser. L’attention privilégiée que les journalistes accordent aux actions spectaculaires et bon enfant qui leur sont spécifiquement destinées renforce les inégalités de ressources entre mouvements sociaux. Parce qu’imaginer et réaliser ce que Patrick Champagne appelle des « manifestations de papier »16 nécessite un ensemble de compétences culturelles et communicationnelles généralement corrélées au capital scolaire, sont ringardisées ou invisibilisées les formes d’action plus « traditionnelles » de groupes moins favorisés — a fortiori lorsque leur radicalité, parfois expression d’un éthos populaire masculin, est mobilisée pour les disqualifier.


Contestation et politique


S. Béroud et K. Yon signalent un autre facteur qui contribue à l’heure actuelle à modérer les stratégies des directions syndicales : la crainte d’un engagement sur un terrain qui n’est plus le leur mais celui du politique. La préservation de l’autonomie du champ syndical viserait ainsi à éviter toute désectorisation de l’espace social, trait caractéristique des crises politiques dont Mai 68 constitue le paradigme17. Ce refus d’une politisation des luttes sociales constitue une coordonnée importante de la situation contemporaine, dans la mesure où le regain de la contestation s’est opéré depuis le milieu des années 1990 sous l’effet d’une tendance (temporellement fluctuante cependant) à la désaffection de la gauche du champ politique, dont l’aptitude à incarner l’alternative a perdu de sa crédibilité. En d’autres termes, c’est au moment où la mobilisation semble offrir davantage de capacité de résistance que la politique institutionnelle que les directions syndicales entendent restreindre leur domaine d’action aux seules relations professionnelles.

On a proposé ailleurs d’aborder cette question des rapports entre mobilisations et politique institutionnelle au travers du concept d’espace des mouvements sociaux18. Ce concept désigne l’autonomisation d’un univers de pratique et de sens distinct de celui des partis, et au sein duquel les mouvements sociaux sont unis par des liens d’interdépendance. Or si les deux périodes comparées dans cette contribution sont marquées par une telle autonomisation, celle-ci s’est opérée selon des modalités et des logiques distinctes.

L’autonomisation de l’espace des mouvements sociaux qui suit Mai 68 tient en grande partie à la reconversion d’espoirs révolutionnaires déçus. Les militants et sympathisants d’extrême gauche qui espéraient que Mai serait la « répétition générale »19 d’un prochain grand soir ont dû rapidement en rabattre, et ont tendu à reconvertir leurs appétences et compétences militantes dans différents mouvements aux enjeux plus restreints mais aussi plus immédiats20. Contrairement à ce que prétendent les tenants du courant d’analyse éponyme, les dits « nouveaux mouvements sociaux » des années 1970 ne se sont pas tenus à distance du mouvement ouvrier. Au contraire, c’est une très forte intrication des enjeux de lutte que révèle un examen attentif de cette vague contestataire21. Cette intrication a en outre été favorisée par l’adoption d’une grille d’interprétation globalement commune, en grande partie fondée sur une conception du monde social opposant des classes antagonistes, comme l’indique le maintien d’un vocabulaire et de références marxisantes au sein de nombreux mouvements de l’époque22. L’autonomie de cet univers de causes interdépendantes situé à distance des partis politiques (et notamment du PCF dont l’attitude en Mai 68 fut largement désavouée) a tendu à s’estomper à mesure que le PS parvenait à se poser en relais crédible de bon nombre de leurs revendications. C’est par alignement des anticipations des mouvements sociaux sur le calendrier électoral, puis par satisfaction d’une partie de leurs revendications et absorption de leurs principaux animateurs dans les cabinets ministériels, que s’est opéré un délitement de l’espace des mouvements sociaux au début des années 1980.

La nouvelle autonomisation de l’espace des mouvements sociaux qui s’est dessinée dans les années 1990 relève d’une autre logique. Elle succède à plusieurs gouvernements dominés par un PS converti au libéralisme économique et témoigne d’une perte de confiance dans la politique institutionnelle. Décembre 1995 a de ce point de vue contribué à renforcer cette autonomie en attestant qu’une mobilisation d’ampleur était en mesure de faire reculer un gouvernement par elle-même, i.e. sans l’appui des partis d’opposition. La distance à laquelle bon nombre de mouvements entendent désormais tenir le champ politique a certainement favorisé leur développement en renforçant leur crédibilité. Mais elle a tendu à les cantonner à une posture oppositionnelle tout en contribuant à une certaine fragmentation, et ne les a pas immunisés contre des formes renouvelées d’asservissement aux partis (spécialement par l’intégration de candidats présentés comme « issus du mouvement social » sur des listes régionales ou européennes). La campagne référendaire contre le TCE a temporairement rendu possibles des rapports entre partis et mouvements qui ne soient pas de subordination ou d’instrumentalisation. L’incapacité à maintenir ces relations dans la préparation de la présidentielle de 2007 a cependant montré que le champ politique (tout au moins ses composantes antilibérales) conservait une forte autonomie et n’était pas disposé à se voir disputer le monopole de la compétition électorale par de nouveaux prétendants issus d’un relatif extérieur. L’échec ou les résultats décevants des différentes tentatives (listes Motivé-e-s ou « 100 % altermondialiste », candidature Bové…) de refonder la politique institutionnelle via un personnel renouvelé issu des mouvements sociaux montre toute la complexité des relations actuelles entre mouvements et partis. Faute de parvenir à instaurer des rapports à la fois mieux intégrés et plus égalitaires, le risque est grand de s’en remettre une nouvelle fois à des partis dont la volonté ou la capacité de résistance à l’ordre néolibéral paraissent ténues. Le contenu de la campagne du candidat Hollande lors de la dernière élection présidentielle, la situation de subordination (manifeste dans le cas des Verts, plus ambiguë dans le cas du PCF, encore indéfinie dans le cas du PG) des principaux partis de gauche à l’égard du PS, mais aussi le fait que la plupart des conseils régionaux et bon nombre de municipalités soient dirigés par ce que l’on pourrait désigner comme une gauche plurielle reconstituée, ne sont de ce point de vue pas totalement encourageants.

On ne souhaite pas terminer cette contribution sur une note trop pessimiste. On l’a vu, les motifs d’inquiétude ne manquent pas, qu’il s’agisse du manque de lisibilité de l’horizon de transformation sociale, de la crise stratégique (qu’accompagne une forme d’inhibition tactique) des directions des mouvements sociaux ou du risque de subordination de la contestation à un champ politique de gauche insuffisamment régénéré. Pour autant, et même s’il convient de ne pas les surestimer, d’autres indicateurs inclinent à une confiance mesurée. Le mouvement contre la réforme des retraites de la fin 2010, s’il a été défait, n’en a pas moins attesté d’un haut niveau de combativité au sein du monde du travail. La critique altermondialiste a contribué — mais seulement partiellement23 — à défataliser le modèle néo-libéral et à saper certains fondements de sa légitimité. Les victoires engrangées — celles du non au référendum sur le TCE et du mouvement contre le CPE, mais également une multiplicité de victoires locales ou modestes, souvent discrètes — indiquent que la lutte peut payer et que la résignation fataliste n’est pas de mise. Plus globalement, un ensemble de conditions structurelles (par exemple la surproduction de diplômés et la dévaluation consécutive des titres scolaires) ou conjoncturelles (comme l’exemple des révoltes tunisienne et égyptienne) propices à une contestation sociale d’ampleur sont à l’heure actuelle réunies. On sait que l’existence de telles préconditions favorables n’induit pas automatiquement leur actualisation, ni leur activation dans un sens nécessairement progressiste (c’est un enseignement des années 1930). Comme l’indique Paul Veyne, « une société n’est pas une marmite où les sujets de mécontentement, à force de bouillir, finissent par faire sauter le couvercle ; c’est une marmite où un déplacement accidentel du couvercle déclenche l’ébullition, qui achève de le faire sauter »24. Il importe aujourd’hui d’être attentif à tout ce qui pourrait favoriser un tel « déplacement accidentel ».

Une première version de ce texte a fait l’objet d’une communication en septembre 2010 au Congrès Marx International VI, section sociologie.

Nos contenus sont sous licence Creative Commons, libres de diffusion, et Copyleft. Toute parution peut donc être librement reprise et partagée à des fins non commerciales, à la condition de ne pas la modifier et de mentionner auteur·e(s) et URL d'origine activée.


1. Si les indices d’une dégradation de la situation sociale se firent jour dès la fin des années 60, ils n’étaient pas perceptibles de tout le monde et ne pouvaient laisser augurer de l’ampleur de la crise qui aller frapper au milieu de la décennie suivante. L’inégale répartition de la prospérité des « Trente glorieuses » avait dès l’époque été pointée dans un ouvrage piloté par Pierre Bourdieu : Darras, Le partage des bénéfices, Paris, Minuit, 1966.
2. D’autres pistes sont envisagées dans le dossier « Crises, révoltes, résignations », Actuel Marx, n° 47, 2010.
3. Florence Johsua, « Les conditions de (re)production de la LCR : l’approche par les trajectoires militantes », in Florence Haegel (dir.), Partis politiques et système partisan en France, Paris, Presses de Sciences-Po, 2007.
4. Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
5. Albert O. HIrschman, Défection et prise de parole, Paris, Fayard, 1995.
6. Sur cette critique du triptyque d’Hirschman, cf. Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Sciences-po, 2009.
7. Cf. Cédric Durand, Le capitalisme est-il indépassable ?, Paris, Textuel, 2010.
8. Cf. François Cusset, La décennie. Le grand cauchemar des années 80, Paris, La Découverte, 2006.
9. Cf. Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009.
10. Sur l’adoption des bornes temporelles de cette séquence, cf. Lilian Mathieu, Les années 70, un âge d’or des luttes ?, Paris, Textuel, 2010.
11. Sophie Béroud, Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Baptiste Giraud, Jérôme Pelisse, La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, Bellecombe-en-Bauges, Le Croquant, 2008.
12. Le nouvel esprit du capitalisme de L. Boltanski et E. Chiapello insiste sur la répression anti-syndicale dans les entreprises. De manière générale, la tendance est, notamment depuis les manifestations altermondialistes de Gênes, à une répression accrue des mouvements sociaux ; cf. Donatella della Porta, Olivier Fillieule (dir.), Police et manifestants. Maintien de l’ordre et gestion des conflits, Paris, Presses de Sciences-po, 2006.
13. « Ringardisation » qu’opère l’insistance médiatique sur de supposées « nouvelles formes du militantisme » dont la distance avec le répertoire d’action et les revendications « traditionnels » des mobilisations de travailleurs est souvent mise en avant. Pour un exemple de cette focalisation médiatique sur de supposées mutations du militantisme, cf. Laurent Jeanneau, Sébastien Lernould, Les nouveaux militants, Paris, Les Petits matins, 2008.
14. On remarquera au passage que ce schème de l’auto-limitation des enjeux de lutte a connu un certain succès parmi les observateurs (journalistes mais aussi sociologues) des mobilisations contemporaines, où il est parfois valorisé comme signe de « modernité » ; l’ouvrage cité ci-dessus de Jeanneau et Lernould en fournit une illustration.
15. Sophie Béroud, Karel Yon, « Face à la crise, que fait le mouvement syndical ? », ContreTemps, n° 3, 2009.
16. Patrick Champagne, « La manifestation. La production de l’événement politique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 52-53, 1984.
17. Cf. M. Dobry, Sociologie des crises politiques, op. cit.
18. Lilian Mathieu, L’espace des mouvements sociaux, Bellecombe-en-Bauges, Le Croquant, 2012. Faute de place, on laissera ici de côté la question, pourtant décisive, de l’autonomisation du champ syndical à l’égard de l’espace des mouvements sociaux, dont un des indicateurs est la priorité donnée à la négociation sur la mobilisation.
19. Daniel Bensaïd, Henri Weber, Mai 68, une répétition générale ?, Paris, Maspero, 1968.
20. Gérard Mauger, « Gauchisme, contre-culture et néo-libéralisme : pour une histoire de la "génération 68" », in CURAPP, L’identité politique, Paris, PUF, 1994.
21. On a essayé de le montrer dans L. Mathieu, Les années 70…, op. cit. Alain Touraine est le principal représentant français de l’approche des « nouveaux mouvements sociaux ».
22. Les organisations maoïstes s’étaient certes dissoutes les années précédentes, leurs anciens militants qui, en 1975, soutenaient les prostituées en lutte n’en continuaient pas moins à s’interroger sur leur position dans les rapports de classe et sur leur potentiel révolutionnaire ; cf. Lilian Mathieu, Mobilisations de prostituées, Paris, Belin, 2001.
23. Sur les effets d’une surestimation de la diffusion de l’antilibéralisme, cf. Lilian Mathieu, « Trouble dans le genre militant. Décalages entre le champ politique et l’espace des mouvements sociaux », in Bertrand Geay, Laurent Willemez (dir.), Pour une gauche de gauche, Bellecombe-en-Bauges, Le Croquant, 2008. On se distancie ici de Stathis Kouvélakis qui, dans La France en révolte (Paris, Textuel, 2007), a trop hâtivement postulé l’existence et l’homogénéité d’un « bloc populaire antilibéral ».
24. Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1971.

http://www.contretemps.eu/fr/interventi ... 15_lplndy0

"La société à venir n'a pas d'autre choix que de reprendre et de développer les projets d'autogestion qui ont fondé sur l'autonomie des individus une quête d'harmonie où le bonheur de tous serait solidaire du bonheur de chacun". R. Vaneigem
Avatar de l’utilisateur-trice
Flo
 
Messages: 347
Enregistré le: 28 Mai 2012, 00:43

Depuis la précarité et contre elle (Judith Butler)

Messagede Flo » 29 Nov 2012, 16:58

A la veille de mobilisation futures contre la précarité en France, voici l'extrait d'un très récent livre de Judith Butler sur le sujet qui a été diffusé sur le site de la revue Contretemps. L'analyse comporte des arguments poignants et l'émotivité qu'elle dégage ne pourra que vous réchauffer le cœur en ces temps de misère :wink:.

Depuis la précarité et contre elle

Nous publions ici un texte de Judith Butler, traduit et publié dans le livre paru récemment : Indignés. D'Athènes à Wall Street, échos d'une insurrection des consciences, Paris, Zones, 2012.

À une époque où l'économie néolibérale structure de plus en plus les institutions publiques, y compris les écoles et les universités, ainsi que les services publics, à une époque où les gens sont de plus en plus nombreux à perdre leur maison, leur retraite et leurs perspectives de travail, nous nous trouvons confrontés à l'idée selon laquelle certaines populations seraient « jetables ». Il y a du travail précaire, ou des formes postfordistes de travail flexible qui s'appuient sur la substituabilité et la dispensabilité des travailleurs. Il y a les attitudes dominantes à l'égard de l'assurance maladie et de la sécurité sociale, suggérant que ce serait à la rationalité marchande de décider de ceux dont la santé et la vie doivent être protégées, et de ceux dont la santé et la vie ne devraient pas l'être.

Et il y eut, pour certains d'entre nous, une illustration très frappante de ce principe lors d'une fameuse réunion du Tea Party, où l'un des participants suggéra que des patients atteints d'une maladie grave, s'ils ne peuvent pas payer l'assurance maladie, n'avaient qu'à mourir. Un cri de joie, a-t-on rapporté, a alors parcouru l'assemblée. Un cri, j'imagine, du même genre que ceux que fait pousser une entrée en guerre ou toute autre forme de ferveur nationaliste. Mais si certains pouvaient se réjouir, cela ne pouvait être que parce qu'ils étaient convaincus que ceux qui ne gagnent pas assez d'argent ou qui n'ont pas un emploi assez stable ne méritent pas d'être couverts par les soins de santé, et que personne, parmi nous autres, n'est responsable de ces personnes-là.

Dans quelles conditions économiques et politiques pareilles formes de cruauté joyeuse peuvent-elles émerger ? Il faut contester la notion de responsabilité invoquée par cette foule sans, comme vous le verrez, renoncer à l'idée d'une éthique politique. Car si chacun de nous est seulement responsable de lui-même, et pas des autres, et si cette responsabilité est d'abord et avant tout une responsabilité de devenir autonome au plan économique dans des conditions où la possibilité même d'une autosuffisance est structurellement sapée, il apparaît alors que cette morale néolibérale pose l'autosuffisance comme un idéal moral en même temps qu'elle travaille à en détruire la possibilité, précisément au niveau économique.

Ceux qui ne peuvent pas se permettre de payer les soins de santé ne constituent que l'une des versions de la population « jetable ». Ceux qui sont enrôlés dans l'armée avec une promesse de formation professionnelle et de travail, envoyés dans les zones de conflit où il n'y a pas de mandat clair et où leur vie peut être détruite, et où elle l'est parfois effectivement, sont également des populations jetables. Ils sont glorifiés comme étant essentiels à la nation, en même temps que leurs vies sont considérées comme superflues. Et tous ceux qui voient se creuser l'écart entre les riches et les pauvres, et qui prennent conscience qu'ils ont eux-mêmes perdu plusieurs formes de sécurité et d'avenir, comprennent également qu'ils ont été abandonnés par un gouvernement et une économie politique qui accroissent très clairement la richesse de quelques-uns au détriment de la population générale.

Ce qui nous amène au second point. Quand les gens se massent dans la rue, cela implique clairement quelque chose : ils sont là, encore et toujours, ils persistent ; ils se réunissent et manifestent ainsi qu'ils partagent une même compréhension de leur situation, et, même s'ils ne parlent pas ou s'ils ne présentent pas un ensemble de revendications négociables, leur appel à la justice a été acté : les corps assemblés « disent » nous ne sommes pas dispensables, et ce, qu'ils emploient ou non des mots pour le dire ; ce qu'ils disent, pour ainsi dire, est que nous sommes toujours là, que nous persistons à exiger d'avoir davantage de justice, de sortir de la précarité, d'avoir la possibilité d'une vie vivable.

Réclamer la justice, c'est, bien sûr, faire quelque chose de très fort – cela implique aussi en chaque militant un problème philosophique : qu'est-ce que la justice ? Et par quels moyens celle-ci peut-elle être réclamée ? La raison pour laquelle on dit parfois que les corps qui se rassemblent sous la bannière d'Occupy Wall Street ne demandent rien est qu'aucune liste de revendications ne saurait épuiser l'idéal de justice qui se trouve par-là exigé. En d'autres termes, nous pouvons tous imaginer des solutions justes aux problèmes de l'accès aux soins, de l'éducation, du logement, de la distribution et de l'accessibilité de la nourriture – bref, nous pourrions détailler les injustices au pluriel et les présenter comme un ensemble de demandes spécifiques. Mais il se peut que la demande de justice soit à la fois présente en chacune de ces exigences et qu'elle les excède aussi nécessairement toutes. Mais nous n'avons pas besoin de souscrire à la théorie platonicienne de la justice pour voir d'autres façons de formuler cette exigence. Car lorsque des corps se rassemblent comme ils le font pour exprimer leur indignation et pour prendre acte de leur existence plurielle dans l'espace public, ils posent aussi des exigences plus vastes : ils demandent à être reconnus, à être estimés, ils exercent un droit de comparaître, d'exercer leur liberté, et ils réclament une vie vivable. Ces valeurs, les revendications particulières les présupposent, mais elles exigent aussi une restructuration plus fondamentale de notre ordre socioéconomique et politique.

Dans certaines théories économiques et politiques, on se réfère à ce que l'on appelle la « précarisation » croissante des populations. Ce processus, qui est habituellement induit et reproduit par des institutions gouvernementales et économiques qui acclimatent peu à peu les populations à l'insécurité et au désespoir1), est préfabriqué par ces institutions que sont le travail temporaire, les services sociaux dévastés et l'érosion générale de la social-démocratie en faveur de modalités entrepreneuriales fondées sur des idéologies féroces de la responsabilité individuelle, qui vont jusqu'à faire de l'impératif de maximisation de sa propre valeur marchande le but ultime de la vie. À mon avis, cet important processus de précarisation doit être complété par une compréhension de la précarité en tant que structure affective, ainsi que l'a suggéré Lauren Berlant2, et comme un sentiment accru de superfluité ou de jetabilité, distribué de façon différentielle à travers la société.

J'utilise en outre un troisième terme, la précarité [precariousness], qui caractérise tout être humain incarné et fini, ainsi que les non-humains. Et cela ne renvoie pas simplement à une vérité existentielle – chacun de nous peut faire l'objet d'une perte, d'une blessure, d'un affaiblissement ou de la mort en vertu d'événements qui échappent à notre contrôle. C'est aussi une caractéristique importante de ce que l'on pourrait appeler le lien social, les diverses relations qui établissent notre interdépendance. En d'autres termes, il n'est personne qui ne soit sans abri sans que cela n'indique un échec social à organiser le logement de sorte qu'il soit accessible à tous. Et il n'est personne qui ne souffre du chômage sans un système ou une économie politique qui échoue à le protéger contre cette éventualité. Cela signifie que ce que nos expériences les plus vulnérables de privation sociale et économique révèlent, ce n'est pas seulement notre précarité en tant que personnes individuelles – même si cela l'est assurément aussi –, mais également les échecs et les inégalités des institutions socioéconomiques et politiques. Dans notre vulnérabilité individuelle à la précarité, nous constatons que nous sommes des êtres sociaux, impliqués dans un ensemble de réseaux qui nous soutiennent, ou qui ne parviennent pas à le faire, ou qui ne le font que par intermittence, produisant un spectre constant de désespoir et de déchéance.

Notre bien-être individuel dépend du fait que puissent être mises en place des structures sociales et économiques à même de soutenir notre dépendance mutuelle. Cela ne peut advenir qu'en rupture avec le statu quo néolibéral, que par la mise en œuvre des revendications du peuple dans le rassemblement de corps participant ensemble à une lutte publique sans relâche, obstinée, persistante et militante visant à briser et à reconstruire notre monde politique. En tant que corps, nous souffrons et nous résistons et, ensemble, dans des endroits différents, nous donnons l'exemple d'une forme de maintien du lien social que l'économie néolibérale a presque détruit.

__________________________________________________________________________________________
* 1. Voir Isabel Lorey, "Governmental precarisation"
* 2. L. Berland, The Female Complaint. The Unfinished Business of Sentimentality in American Culture, Durham, Duke University Press, 2008.

http://www.contretemps.eu/interventions ... ontre-elle
Nos contenus sont sous licence Creative Commons, libres de diffusion, et Copyleft. Toute parution peut donc être librement reprise et partagée à des fins non commerciales, à la condition de ne pas la modifier et de mentionner auteur·e(s) et URL d'origine activée.
"La société à venir n'a pas d'autre choix que de reprendre et de développer les projets d'autogestion qui ont fondé sur l'autonomie des individus une quête d'harmonie où le bonheur de tous serait solidaire du bonheur de chacun". R. Vaneigem
Avatar de l’utilisateur-trice
Flo
 
Messages: 347
Enregistré le: 28 Mai 2012, 00:43

Reconversion écologique et sociale - Pdf

Messagede altersocial » 22 Déc 2012, 14:43

http://www.autogestion.asso.fr/wp-conte ... 110502.pdf

Document de débat (23 pages) enfin disponible en ligne. A discuter et enrichir. A articuler avec d'autres thèmes très proches, par exemple l'autonomie productive (cf dernier congrès d'AL) etc ...

En septembre 2010, constatant l’urgence d’une réflexion large sur la reconversion écologique et sociale de l’économie, mais le peu de débats lancés en France sur ce thème difficile, quelques militants de diverses organisations associatives ou politiques, ont décidé de créer un groupe de travail pour explorer les questions que pose cet objectif.

A été ainsi rédigé une brochure collective qui s’efforce de dresser un état de la question et des pistes de réflexion, sous une forme non définitive, et qui est destinée à être enrichie ou amendée par les militants associatifs, syndicaux et politiques qui réfléchissent à la reconversion.
Nous publions ce texte dans la mesure où les premières conclusions de ce rapport semblent s’inscrire dans une logique autogestionnaire intégrant l’appropriation par l’ensemble des citoyens et travailleurs de cette reconversion, faisant référence à des initiatives auto-organisées (mouvement des villes en transition, AMAP…) et au dépassement du capitalisme.

Des remarques et commentaires peuvent leur être envoyés à « reconversion-contact(at)googlegroups.com »
Avatar de l’utilisateur-trice
altersocial
 
Messages: 1442
Enregistré le: 14 Juil 2012, 19:51

Antonio Negri et Michael Hardt, les mécanos de la Sociale

Messagede L . Chopo » 01 Mar 2013, 18:18

Antonio Negri et Michael Hardt, les mécanos de la Sociale

(Texte de Pierre Bance, syndicaliste, journaliste indépendant.)

Le monde vit une période de transition. Le capitalisme national industriel lié au salariat décline alors que se développe un nouveau capitalisme mondial fondé sur le travail cognitif et la précarité. Le pouvoir des États-nations s’affaiblit, le multilatéralisme a disparu et le coup d’État des États-Unis pour dominer la planète a échoué. Pendant ce temps, l’Empire se construit inexorablement tout en travaillant à sa perte.

Dans ce monde en mutation, la multitude des singularités s’organise sans pouvoir dirigeant, lutte pour libérer le commun approprié et marchandisé par le capital, pour renverser l’Empire et imaginer un monde nouveau où la « démocratie absolue » remplacera la république de la propriété. Telle est la teneur des travaux de Michael Hardt et Antonio Negri. Autant dire que ceux qui aspirent à une convergence révolutionnaire ont là, matière à réflexion car, à leur manière, Hardt et Negri imaginent une convergence excentrique – l’oxymore pourrait leur plaire. Ce qui, peut-être, leur plaira moins, car ils conservent des traces du sectarisme marxiste de leur jeunesse, sera de dire que, parfois, ils font du syndicalisme révolutionnaire sans le savoir.

Une lecture militante pour faciliter l’accès à la somme des 1 500 pages de la trilogie : Empire (2000), Multitude (2004), Commun (2009, 2012 pour l’édition française), est ici proposée, en huit séquences, par Pierre Bance :
- Capitalisme cognitif et production biopolitique ;
- Penser le commun pour le communisme ;
- L’Empire, parfait biopouvoir ;
- La multitude, forge de la révolution ;
- Parallélisme syndicaliste révolutionnaire ;
- L’organisation multitudinaire ;
- Une transition à durée indéterminée ;
- Une contribution à la convergence.

À télécharger sur : http://www.autrefutur.net/Antonio-Negri ... -Hardt-les

L.Chopo

.
L. Chopo
Pour la Confédération Nationale des Travailleurs - Solidarité Ouvrière (CNT-SO)
http://www.cnt-so.org


"Il faut que la critique se dérobe à la mise en demeure permanente d'indiquer des solutions sur-le-champ." -Anselm Jappe-
L . Chopo
 
Messages: 273
Enregistré le: 30 Juin 2012, 17:00

Re: Antonio Negri et Michael Hardt, les mécanos de la Social

Messagede digger » 03 Mar 2013, 07:55

C’est un travail remarquable qui éclaire les évolutions actuelles et qui devrait participer à dépasser la fausse polémique entre "nouvelle" et "vieille" école de l’anarchisme, et faire réfléchir, non pas sur une prétendue fin de lutte des classes, parce qu’elle ne serait plus une forme de lutte centrale, (ou le syndicalisme voie unique de la révolution) mais rapprocher le mouvement ouvrier d’un "moteur" qui lui manque aujourd’hui.

Cette vision est malheureusement vilipendée par les anarcho-communistes qui se gaussent de cette organisation horizontale en réseau (controverse aujourd’hui anglophone surtout, avec la NEFAC)
Hardt et Negri donnent un éclairage nouveau aux derniers travaux de Graeber et Gordon, entre autres, qui se sont plus attachées à montrer les caractéristiques d’une approche que sa complémentarité, possible et indispensable, avec les formes ouvrières organisationnelles traditionnelles.

C’est d’autant plus incompréhensible que ces nouvelles formes aujourd’hui ne sont plus une vue de l’esprit, mais constituent partout, les moteurs de la résistance.
Elles ne sont pas encore reliées mais y travaillent, souvent de manière plus intuitives que réellement réfléchies.

Malheureusement, elles sont vues à tort, par le mouvement révolutionnaire "classique", comme des ersatz de prise de contrôle, des expériences sympathiques mais isolées, sans avenir ni perspectives, quand ce n’est pas comme des empêcheurs de s’organiser ou des fossoyeurs de la révolution.

Ce n’est pas une question purement idéologique pour moi. C’est une question centrale, d’évolution personnelle, d’engagement, qui me fait prendre du recul, non pas tant par désaccord que par nécessité d’approfondir ces nouvelles perspectives et les faire mieux comprendre à l’avenir. Pour l’instant, ce ne serait que vaines polémiques.
digger
 
Messages: 2149
Enregistré le: 03 Juil 2011, 08:02

Une brochure sur le genre

Messagede Lila » 23 Mar 2014, 19:01

LE GENRE C'EST QUOI ?

Écrit pour la rencontre-discussion sur les études de genre du 8 mars 2014 avec Caroline Hérasse et Ingrid Voléry
Par C. Hérasse – complété par Wikipédia
Mis en page et distribué par le collectif Debout !
illustré par des images prises sur le net

Pour lire : brochureGenre_A5-LECTURE : http://www.collectif-debout.org/wp-cont ... ECTURE.pdf

Pour imprimer : brochureGenre_A4-IMPRESSION : http://www.collectif-debout.org/wp-cont ... ESSION.pdf
Avatar de l’utilisateur-trice
Lila
 
Messages: 2322
Enregistré le: 07 Mar 2014, 12:13

PrécédenteSuivante

Retourner vers Editions, livres et textes, salons/fêtes du livre

Qui est en ligne

Utilisateurs parcourant ce forum : Aucun-e utilisateur-trice enregistré-e et 1 invité