Le Numéro 6 est sorti
Paris/Japon
Automne 2012, 134 pages, 2 couleurs, 10 euros
Edito
« L’accident de Fukushima est un accident à zéro mort et zéro blessé dans la population (…). Il ne sera pas possible de montrer ultérieurement une quelconque influence de cet accident sur la santé du peuple japonais . » Tels sont les mots décomplexés tenus par un banal expert du nucléaire quelques semaines après l’accident de Fukushima. Les commenter est difficile, presque impossible en fait, tant ils provoquent la fureur, la consternation et donnent envie d’empoigner leur auteur par la cravate et de le traîner avec ses gosses dans la région de Fukushima ou de Tchernobyl. Mais dans un monde renversé comme le nôtre, son propos est « scientifique » et notre réaction « irrationnelle ».
Notre raison contre la sienne, donc, puisqu’en l’absence d’une solide conscience collective de ce qu’est, en réalité, l’industrie nucléaire et face au fanatisme qu’elle suppose chez ses partisans – la production assistée par la science appelle au sacrifice de tout le reste –, il faut en passer par une contre-argumentation et rappeler sans cesse des faits. En voici quelques-uns : à ce jour, plus d’un an après les premières explosions de Fukushima-Daïchi, la situation des réacteurs n’est toujours pas stabilisée et les installations continuent à fuir de toutes parts. Par mesure de prophylaxie, les écoliers des zones contaminées grandissent avec un dosimètre autour du cou. A Tokyo, nullement épargnée par les retombées radioactives, le gouvernement appelle les citadins à faire preuve de solidarité en consommant des denrées de Fukushima. Des dizaines de milliers d’hommes, pour une bonne part des pauvres bougres recrutés par la mafia, ont été envoyés dans la marmite du diable pour tenter d’enrayer la réaction en chaîne. Dans la préfecture de Fukushima, l’une des principales régions agricoles du Japon, où les taux de radioactivité sont comparables à ceux de la zone interdite de Tchernobyl, l’évacuation massive des habitants qui s’imposait a été écartée au profit d’une campagne de « décontamination » au terme de laquelle des milliers de tonnes de déchets radioactifs seront disséminés dans tout le pays.
Tout comme il n’y a jamais eu de retour à la normale en Ukraine et en Biélorussie, il n’y aura pas de retour à la normale au Japon. Ce qui se dessine, en revanche, c’est une « banalisation » de la vie contaminée. C’est le sens à peine voilé des propos de cet expert du CEA assumant qu’« il ne sera pas possible de montrer ultérieurement une quelconque influence de cet accident sur la santé » des Japonais : l’impact de la catastrophe est déjà en passe de devenir invisible, dissous dans des controverses statistiques qui n’intéressent personne. A l’échelle d’une population, les cancers et autres maladies radio-induites se voient beaucoup moins bien que quand vous vivez sur place où, là, ils vous sautent à la figure.
Rien n’est plus éloigné de la versatilité instantanée des médias que l’éternité de la pollution radioactive. Une région du monde – encore une – perdue à tout jamais. Cette donnée submerge non seulement les cadres de l’information événementielle, mais aussi les capacités de notre imagination. Pourtant, si l’on prenait la mesure, ne serait-ce que partiellement, de ce qu’implique un tel événement, le monde en serait transformé. Il serait impossible, par exemple, de ne pas se retourner contre les coupables, les dirigeants de l’Etat et de Tepco, qui ont depuis des décennies vanté la sécurité du nucléaire et minimisé ses risques, avec le même argumentaire que celui d’Areva, du CEA, d’EDF et des gouvernements français depuis De Gaulle.
Le déni et l’oubli sont certes orchestrés au plus haut niveau par les dirigeants et les experts internationaux, mais ils sont aussi les conséquences directes de notre impuissance. C’est parce notre isolement politique et notre intégration à la machinerie industrielle nous rendent matériellement incapables de réagir à la hauteur d’un tel événement que nous acceptons de ne pas le voir dans toute sa crudité. C’est seulement en nous mettant en mouvement, en acceptant la nécessité impérieuse de lutter, que nous trouverons le courage de regarder la réalité en face. Tant que l’on n’a aucune prise sur lui, le monde de l’industrie nucléaire est invisible, parce qu’insupportable : des milliers de sous-traitants irradiés dans le turbin des centrales, des Nigériens ou des Aborigènes expropriés pour faire place à de nouvelles mines d’uranium, des contestations réprimées dans la violence, des pollutions lentes, diffuses et irrémédiables autour de chaque installation, et, à chaque décennie, une catastrophe qui dépasse l’entendement. Tout ça pour quoi ? Pour ne pas voir que l’électricité « moins cher » n’est qu’un mythe, tant son industrie est subventionnée par l’argent public. Pour entretenir un modèle économique qui joue à la roulette russe pour augmenter le PIB, attelle des hommes à des tâches qui les répugnent, appâte les entreprises avec des territoires qu’elles s’empressent de dévaster. Pour ne pas admettre que le fleuron de notre patrimoine industriel national, cette technologie virile et prométhéenne, est un monstre inepte.
Que faire alors pour ne pas céder à l’impuissance ? C’est de cette question que sont parties nos enquêtes, pendant que certains d’entre nous étaient à Valognes, non loin de l’usine Areva de la Hague, sous les lacrymos d’une police venue « sécuriser » le passage d’un convoi de déchets nucléaires un matin de novembre 2011. Ce Z a été projeté par cette joyeuse guérilla des bocages : par des courses dans les pâtures, des sauts au-dessus des haies au milieu des grenades assourdissantes et des troupeaux de vaches affolées, pour s’approcher des rails et retarder le passage du train. Quelques heures de blocage pour, au moins, rompre le silence.
Venus d’Inde, d’Australie, d’Allemagne ou de France, les récits rassemblés ici sont portés par un même élan. Face à un horizon nucléaire présenté comme indépassable s’affirme le désir d’une existence affranchie de la démesure industrielle, d’une production pensée à l’échelle de nos territoires, à partir de nos besoins et non de ceux de la croissance. Il s’agit de décider collectivement de ce que nous voulons produire, à quelles fins, et de trouver des manières de vivre qui se passent des sources d’énergie qu’une société libre ne pourra jamais maîtriser.
Sommaire N°6« N’oubliez pas Fukushima », Déclaration de Mme Ruiko Muto, membre du comité d’action pour le démantèlement de la centrale nucléaire de Fukushima.
« Partez vers l’ouest, le plus loin possible », Table-ronde avec des Japonais. Comment les habitants de la région de Fukushima ont-ils été informés de l’explosion de la centrale ? Doit-on quitter son pays à cause du danger nucléaire ? Pour celles et ceux qui restent, comment vit-on la menace quotidienne de contamination radioactive ?
Chronique de l’indélébile : la décontamination comme mensonge politique, par Célia Izoard. Pour mettre fin aux évacuations et s’épargner de lourdes indemnisations, l’Etat japonais a tout misé sur la « décontamination ». Treize milliards de dollars en poche, trois géants du BTP du pays sont chargés de rendre la région habitable le plus vite possible. Mais en matière de nucléaire, que signifie réellement « décontaminer » ?
La fabrique du déni, par Emilien Bernard. Tchernobyl, une catastrophe, le réquisitoire anti-nucléaire de Bella et Roger Belbéoch publié en 1993, vient tout juste d’être réédité par les éditions de La Lenteur.
Fukushima jusqu’ici : un an après le début de la catastrophe, par l’Assemblée francilienne contre le nucléaire.
« Pour EDF, on est des bestiaux, pas des êtres humains », entretien avec Fabrizio, salarié d’une filiale d’AREVA, première entreprise sur le marché des « servitudes nucléaires ».
Dans les servitudes nucléaires : enquête à Belleville-sur-Loire auprès des travailleurs sous-traitants de l’atome, par Emma Piqueray. En France, les industriels de la filière veillent à leur image : celle d’une industrie propre, placée sous le contrôle infaillible des automatismes et d’une très haute technicité. En réalité, cette industrie nécessite une part incompressible de sale boulot qu’aucun robot ne peut effectuer... « Tous la même maladie, cancer de l’estomac », entretien avec José Andrade, sous-traitant et délégué CGT de la centrale de CRUAS, en Ardèche.
Le nucléaire, c’est de la bombe : analyse des publicités post-Fukushima d’EDF, par l’Atelier d’art et d’idéologie. Fin novembre 2011, sur une des affiches de la nouvelle campagne de pub d’ERDF, on pouvait voir une camionnette bleue aller vers un pavillon perdu en pleine tempête, avec en légende : « Ce ne sont pas quelques gouttes qui vont nous arrêter ». Quelques gouttes, la vague qui submergea Fukushima-Daïchi ?
Pataphysique nucléaire, par Antoine Clavier. Trouvé dans les souterrains radioactifs d’une centrale, ce guide de survie en cas d’accident improbable, établi par un colloque d’ingénieurs sans doute admirateurs de l’Oucapo – l’OUvroir de CAtastrophe POtentielle – apparaît aujourd’hui prophétique...
Convois nucléaires, un trafic qui va bon train, par Jérôme Thorel. De la préparation du combustible à Malvési, près de Narbonne, jusqu’aux déchets vitrifiés qui repartent dans leurs pays d’origine, ce sont près de 120 000 colis qui sillonnent joyeusement le territoire chaque année...
Démantèlement : histoire d’un fiasco, entretien avec un ancien salarié de la centrale expérimentale de Brennilis.
Des déchets nucléaires pour l’éternité, par Stéphane Bonetti. En 50 ans, l’industrie atomique a produit quelque 50 000 tonnes de déchets radioactifs, dont 3,8% de produits de fission particulièrement dangereux, entassés provisoirement en surface. Sommés par Bruxelles de leur trouver une destination « définitive » à défaut de les retraiter, les producteurs – EDF, Areva et le CEA – ont fini par opter pour l’enfouissement à 500 m sous terre. C’est à Bure, dans la Meuse, que l’on creuse...
La course aux chimères : étude sur les réacteurs de 4ème génération , par Grégoire Vilanova. Pour éviter les problèmes liés au nucléaire, deux possibilités : arrêter ou ...continuer. Industriels et chefs d’Etat ont choisi cette seconde option, prétendant inventer de nouvelles technologies plus sûres, plus écologiques, plus plus plus... L’un des projets les plus financés du moment est le réacteur ASTRID, un avatar de Superphénix, le fameux surgénérateur des années 70 qui n’a jamais fonctionné.
Les Soviets plus la clim’ : la fabrique de la Framatome et la gauche française, par Nicolas de la Casinière.
Australie, colonie de l’uranium : résistances aborigènes à l’industrie nucléaire, par Emilie Puck et Guilaine Trossat. Le continent australien, troisième pays fournisseur d’uranium derrière le Kazakhstan et le Canada, dispose aussi des plus larges réserves au monde. Aux grandes fins les grands moyens : depuis plus de 50 ans, les compagnies minières étrangères et australiennes, largement soutenues par les gouvernements successifs, mènent une guerre latente contre les Aborigènes en vue d’exploiter l’uranium présent sur leurs terres...
« AREVA, Parat Ja » (AREVA, rentre chez toi), reportage avec les résistants à l’EPR en Inde, par Naïké Dek. A Jaïtapur, sur la côte ouest de l’Inde, AREVA doit livrer deux réacteurs EPR, six à terme. La vente officielle n’a toujours pas eu lieu, mais le chantier a déjà démarré. Sur les terres réquisitionnées par le gouvernement, un mur est en construction. Autour, les habitants résistent.
Retard de train et départ de luttes : retour sur le blocage d’un convoi de déchets nucléaires à Valognes, dans la Manche. « Areva chier, tu pues du nuc’ », c’est avec ce calicot quelque peu vengeur en tête de cortège que, le 23 novembre 2011, près de huit cent personnes se sont rassemblées près de l’usine AREVA pour s’opposer physiquement au départ d’un convoi de déchets vers l’Allemagne. L’occasion de renouer avec les actions directes de grande envergure, disparues du paysage de la contestation antinucléaire française depuis les années 80...
« Là où le droit est bafoué, la résistance est un devoir » : la contestation antinucléaire allemande, par Anna Saint-Araille. En 2002, le gouvernement Schröder décidait de diminuer de moitié la production d’électricité issue des centrales en vue d’une sortie définitive du nucléaire. En 2010, Angela Merkel relançait l’industrie avant de décider, suite à l’accident de Fukushima, l’arrêt de la production dans un pays où, depuis 40 ans, l’opposition au nucléaire ne faiblit pas...
Usine à Gaz-pillage : oppositions à l’implantation de centrales électriques à gaz dans le Finistère, par des Brestois-es. Les implantations de nouvelles centrales électriques fonctionnant au gaz se multiplient en France depuis une première construction par GDF à Dunkerque, en 2005. Dans le Finistère et dans la commune de Landivisiau, les cheminées en projection 3D ornent les plaquettes glacées des promoteurs qui ont jeté leur dévolu sur la région. Les habitants du coin ne sont manifestement pas d’accord...
Hors-séquence : Flamenco, le corps et la politique : entretien avec un groupe de Flamenco activiste, par Laura Corcuera.
Retour au Kazakh-départ : le retour des Oralmans au Kazakhstan, textes et portfolio par Mélanie R.
Des graines dans les rouages : les semences de blé à l’heure de la standardisation, par Alexandre Hyacinthe.
Cambriolages à l’Olympique de Marseille : petites frappes ou gros bonnets ?, par Ward Littell et Pete Bondurant.
Et un portfolio d’Antoine Durand...
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