Re: Nuit Debout
Posté: 18 Aoû 2016, 16:18
http://www.alternativelibertaire.org/?N ... -et-debatsNuit debout : Des hauts et débats
Réappropriation démocratique de l’espace public pour certains, idéalisme rêveur ou carrément menace pour la République pour d’autres, le mouvement citoyenniste Nuit debout n’a pas réellement pesé dans le mouvement contre la loi Travail. Mais, localement, il a pu réserver quelques bonnes surprises.
L’appel à une « Nuit debout » à Paris, le 31 mars, avait été lancé par le journal de François Ruffin, Fakir : après la manif, on ne rentre pas chez nous, et on occupe la rue. Quelques jours plus tard, l’idée avait essaimé – de façon très inégale – dans l’Hexagone, l’occupation des places démontrant un véritable potentiel de décloisonnement des composantes du mouvement social.
Le refus de l’étiquetage politique ou syndical a ouvert la porte à des personnes peu ou pas militantes et non affiliées, qui venaient là partager leur colère. De plus, l’esprit général horizontaliste, le rejet unanime des porte-parole et des élu-es, ont alimenté des discussions critiques parfois intéressantes sur le parlementarisme et l’État. Cela a localement donné lieu à des actions spectaculaires, décidées collectivement et mises en œuvre dans la foulée : « On va prendre l’apéro chez Valls ? Allez hop ! C’est parti ! »
Enfilade de monologues
Mais Nuit debout ne fait pas tout. D’abord, l’occupation permanente, y compris la nuit, reste hors de portée de la plupart des salarié-es et demande énormément d’énergie pour les autres, sans compter que le harcèlement policier, notamment à Paris, a été coûteux et fatigant.
Pas mal de gens passés à Nuit debout Paris sont repartis assez déçus par l’impression d’avoir assisté à une interminable enfilade de monologues, de déclarations solennelles, de coups de gueule, de poèmes... On était loin des débats concrets qui peuvent naître dans des assemblées d’entreprises ou de facs en lutte, où les participants partagent un environnement et des intérêts communs. Bref, où il y a des enjeux.
On dira que c’était la conséquence du caractère « hors sol » de Nuit debout Paris, avec des curieux venus de partout, mais sans réel ciment. C’est en général dans les commissions thématiques (grève générale, action, travail social...) que des choses intéressantes ont pu se passer.
Au niveau des débouchés, les âmes chagrines regrettaient qu’après tant de discussions, aucune plateforme de revendications précises n’émerge ; mais c’était vouloir transformer Nuit debout en un courant politique avec programme, ce que par définition elle ne pouvait pas être.
En revanche, de façon assez pragmatique, un certain nombre d’associations, de syndicats, de groupes politiques (ou passablement ésotériques...) ont vu dans Nuit debout une agora inédite pour se présenter et diffuser des idées.
Inclure qui veut ? Heu...
En dehors de ces limites, cette forme a aussi montré son ambivalence. Dans certaines villes, le principe d’inclusivité était tel que, par exemple, des masculinistes, conspirationnistes, soraliens et autres nationalistes ont pu compter sur leur droit à la parole, au même titre que les féministes, les LGBTQ ou les sans-papiers.
Nuit Debout a en fait mis en lumière et porté la voix de toute une mouvance qui ne se définit que par sa seule « citoyenneté » – forme vide, abstraite – et rechigne à reconnaître que la société est déchirée par des clivages de classe et des inégalités structurelles entre hommes et femmes et entre « Blanc-hes » et racisé-es. D’où la propension à se perdre dans le formalisme démocratique, à minutieusement détailler les règles optimales de la discussion, en comparant les vertus du tirage au sort et celles de l’agora, en cherchant à hiérarchiser les principes d’un projet de nouvelle Constitution – que le gouvernement serait censé adopter de bon gré !
A quelques exceptions près – en particulier lorsque des contingents de nuit-deboutistes auront prêté main forte aux syndicalistes sur des actions de blocage –, la vague des Nuits debout n’aura pas joué un grand rôle dans l’opposition à la loi Travail. Elle aura néanmoins eu le mérite d’offrir un espace de discussions pluriel qui atteste d’une véritable soif de changement, et qui aura permis à des personnes jusque-là non-militantes de se rapprocher des collectifs de lutte.
Marco (AL 92)
http://www.alternativelibertaire.org/?C ... s-se-faireChanger la société, sans se faire berner
Alors que la société capitaliste est en crise, la contestation est plus que jamais nécessaire. Mais elle peut prendre diverses formes plus ou moins productives… Entre le citoyennisme, le néoréformisme et le radicalisme autonome, les impasses et les chausse-trappes ne manquent pas. Décryptage.
Celles et ceux qui auront fréquenté Nuit debout à un moment ou à un autre du mouvement ont pu être confrontés à une grande variété de discours contestataires. Cetains paraissent novateurs, d’autres une simple resucée des vieilles lunes républiaines, parfois désarmants d’ingénuité, parfois très sophistiqués… Tous méritent d’être discutés.
Le citoyennisme, protestation inoffensive
L’essor des mouvements citoyens correspond au déclin relatif du mouvement ouvrier depuis les années 1980 : accès des classes les moins aisées à la consommation de masse, encouragement – notamment par la social-démocratie – de l’identité de « classe moyenne », identification sociale par la consommation et moins par la profession, morcellement des grandes concentrations ouvrières, mais aussi des espaces d’habitat (étalement des zones pavillonnaires et péri-urbaines), contexte de crise moins favorable aux revendications, et enfin désillusion avec l’effondrement du projet socialiste d’État (dans sa version PS ou PC) qui avait structuré le mouvement ouvrier pendant des décennies.
Dans ce contexte, certains mouvements, aussi bien de gauche qu’écologistes ou altermondialistes, tentent d’inventer une nouvelle figure de la contestation. Pour cela, ils s’inspirent volontiers de vieux mythes nationaux, notamment ceux de la Révolution française de 1789. La figure du « peuple » vient remplacer celle du prolétariat, celle du citoyen se substitue à celle du travailleur.
Souvent, ces mouvements agitent des hochets comme « la VIe république », la convocation magique d’une « Assemblée constituante », la rédaction d’une « nouvelle Constitution », le « tirage au sort » des dirigeants... Comme symboles de subversion et de progrès social, ils font réapparaître La Marseillaise et le drapeau tricolore, plus consensuels que L’Internationale et le drapeau rouge ou noir (ou rouge et noir).
Cette mutation identitaire ne va pas sans mutation des pratiques. Le terrain de la lutte a tendance à se déplacer. Il s’éloigne de la sphère de la production – avec ses piquets de grève, ses occupations d’usines et ses blocages de flux de marchandises – pour investir l’espace public, avec ses occupations de places.
Si les mouvements citoyens ne s’interdisent pas la contestation sur le terrain économique – comme le font Occupy Wall Street et les Indignés –, leur approche est toute différente. La critique du patronat, en tant que classe possédante, décidant de la nature de la production et des conditions de travail, et extorquant la plus-value, au cœur des luttes du mouvement ouvrier, se mue en une critique morale des seuls patrons « voyous ». Plus couramment encore, elle est remplacée par une opposition entre les « 1 % les plus riches » et les 99 % qui restent, voire passe complètement à la trappe au profit d’une critique des seuls spéculateurs, actionnaires et banquiers.
Enfin, si la caste politicienne est contestée car vue comme déconnectée des aspirations du peuple, la confiance est réaffirmée envers l’État et le cadre national vus comme des remparts contre les instances transnationales – alors que ce ne sont que deux modalités du même pouvoir capitaliste.
Certes, aucun mouvement de contestation, même révolutionnaire, n’est immunisé contre un risque de récupération par le système. Mais, s’il en reste au stade du citoyennisme, autant dire qu’il se condamne à être parfaitement inoffensif.
Miroirs aux alouettes néoréformistes
L’idée de changement social et de révolution, par la voie des assemblées constituantes et de l’instauration d’une VIe République, avancée par les mélenchonistes, véhicule l’illusion que les schémas imposés d’en haut pourraient modifier les rapports sociaux réels. Or, ce ne sont pas les idées qui font le mouvement et la révolution, mais les rapports sociaux réels qui, s’affirmant, matérialisent finalement des idées, devenues dominantes. Ce sont les rapports de forces qui engendrent les lois, pas l’inverse. Idem pour une Constitution.
La révolution citoyenne est aussi illusoire que le sont les stratégies électoralistes et réformistes, parce que toutes trois sont traversées par l’illusion de la souveraineté du politique sur l’économie. Il suffirait de taper du poing sur la table pour obtenir l’allégeance de la classe dominante à la démocratie. Or la classe dominante ne tolère la démocratie que si elle ne gêne pas ses intérêts. Ainsi, si, par le plus grand des hasards, un parti de gauche radicale parvenait à prendre démocratiquement le pouvoir, il se retrouverait impuissant face à la classe dominante – hauts dirigeants de l’industrie, de la finance, de la police et de l’armée – détentrice des réels leviers du pouvoir.
La gauche ne pourrait exercer réellement le pouvoir, sur le plan national, qu’à condition d’être portée par un mouvement social puissant, organisé et combatif dans la durée. Une telle perspective n’a que peu à voir avec les stratégies politiciennes de la gauche radicale, qui ne voient dans les luttes sociales qu’un tremplin électoral (JLM 2017 en est le meilleur exemple) et nuisent même à la révolte en faisant miroiter l’illusion d’une revanche ou d’une victoire possible dans les urnes. En cas de victoire dans les urnes, elles peuvent aussi mener à l’affaiblissement du mouvement social, mis à la remorque de l’action gouvernementale. C’est ce qui s’est passé en France en 1981, en dans nombre de pays d’Amérique du Sud depuis les années 2000.
Même avec un prolétariat solidement organisé et combatif au niveau national, une telle politique, respectueuse de la légalité républicaine, mène à l’échec, comme ce fut le cas avec Syriza en Grèce. Faute d’une stratégie fondée sur l’intervention directe des travailleuses et des travailleurs, avec pour objectif central l’expropriation des capitalistes, la socialisation et l’autogestion de l’économie, on retombe nécessairement dans la gestion du capitalisme, les compromissions, le reniement, et finalement l’impasse. Lorsque le régime de la propriété des moyens de production et d’échange aura été fondamentalement transformé, il sera alors bien temps de rédiger une Constitution gravant dans le marbre les principes de la société nouvelle.
L’illusion d’un capitalisme moral
Si de larges franges de la gauche radicale sont porteuses d’illusions d’un point de vue stratégique, elles le sont également d’un point de vue programmatique. Globalement, dans la majorité des programmes, des propositions, des revendications, on retrouve des mesures telles que : modifications de la fiscalité, réduction des inégalités de revenus, annulation des dettes, hausse des taxations du capital, sortie de l’Europe et de l’euro, souveraineté monétaire, nationalisation et investissements d’État pour soutenir la production et l’emploi.
Ces mesures sous-tendent un projet de capitalisme moralisé, d’une économie sociale de marché, sur le plan national, et une compétition internationale avec les pays néolibéraux. Cette gauche considère généralement que la France est un pays riche, et que la crise, la dette et la pauvreté sont le fait de l’avidité d’une poignée d’individus non partageurs et mal intentionnés, qu’il suffirait de soumettre ou d’évincer.
La croyance dans la réussite d’un capitalisme moral et social traduit une méconnaissance totale des causes profondes de la crise systémique du capitalisme, et des raisons de l’essoufflement du boom économique d’après-guerre [1]. A défaut de s’en prendre à la source des problèmes de l’économie capitaliste marchande (échange incertain, remplacement du travail humain par la machine, propriété privée, concurrence), les propositions de la gauche radicale ne peuvent endiguer, à long terme, un mouvement de récession continu.
Pour sortir de la crise systémique, une transformation sociale est nécessaire. Il s’agit de rompre avec la propriété privée des moyens de production, la concurrence, l’échange marchand, les modes d’intégration de la force de travail. Il s’agit donc de révolutionner les manières de produire, distribuer, partager et décider.
La contre-culture, créative mais enfermante
A l’opposé des projets réformistes se développe une contestation révolutionnaire du système, dont AL est partie prenante.
Cependant, une partie de cette contestation, plutôt que de chercher à lier les pratiques radicales minoritaires avec la contestation de masse, a tendance à se vivre en avant-garde dont le mode de vie et d’action constitueraient, en eux-mêmes, un programme. De ce point de vue, la lutte des classes et le combat syndical ne seraient que le moyen d’accéder à l’univers des marchandises et du confort bourgeois que l’on rejette. Elles ne constitueraient pas un levier révolutionnaire, mais renforceraient l’ordre établi et l’emprise de la société marchande sur la population.
Le processus révolutionnaire lui-même, avec ses exigences stratégiques, organisationnelles, pédagogiques, et la patience qu’il implique, tend à être dénigré du fait qu’il consisterait en un fantasme autorépressif, empêchant la révolte immédiate. A la révolution, perspective trop lointaine, est donc opposée une conception émeutière de la révolte « tout de suite, ici et maintenant ».
Certes, la contestation révolutionnaire peut s’accompagner d’une contre-culture, créatrice et vectrice de cohésion… mais il faut aussi mesurer tout ce que cela peut avoir d’enfermant, si cette contre-culture est incomprise plus grand nombre. On doit garder l’ambition de mener des luttes majoritaires, condition sine qua non d’une véritable révolution sociale, et se garder de verser dans une forme d’autosatisfaction élitiste, ou des postures d’avant-garde anarcho-blanquiste. Si on se laisse isoler du grand nombre, c’est pain bénit pour le pouvoir en quête de figures de l’ennemi intérieur et de boucs émissaires.
L’enjeu pour les révolutionnaires, dans une période qui ne l’est pas, c’est à la fois de faire partager une critique du système capitaliste, et de constuire les contre-pouvoirs larges qui permettront de préparer son abolition.
Flo (AL Marne)
[1] « La loi travail, ultime stade de la crise capitaliste », Alternative libertaire, juin 2016.