Caisse de grève

Caisse de grève

Messagede Pïérô » 13 Mar 2015, 00:08

L’arme de la caisse de grève
L’arme de la caisse de grève

Il semble fondamental de veiller et de se préparer à ce que l’employeur soit dans l’incapacité de sanctionner et licencier les salariés grévistes. Nous en convenons tous. Mais quand nous sommes suffisamment préparés, comment aider financièrement les grévistes pour être efficace dans les combats syndicaux ? Par une caisse de grève.
Un discours se diffuserait de plus en plus dans la CGT, celui selon lequel mettre en place des caisses de grève serait illégal. On l’entend aussi bien dans des unions locales et départementales que dans des fédérations. Qu’en est-il exactement ? Que dit la loi ? Que dit la jurisprudence ? Quel est l’état des pratiques de secours aux grévistes en France aujourd’hui ?
Il y a un an, un fait d’actualité a permis de faire un premier point sur cette question : le procès de la caisse noire « Epim » (Entraide professionnelle des industries des métaux) de l’UIMM (Union des industries et des métiers de la métallurgie), patronat de la métallurgie. Ce fait est aussi cité par les militants de la CGT qui s’opposent aux caisses de grève préparées. « L’UIMM a été condamnée à cause de sa caisse anti-grève, c’est donc bien illégal. » Tachons d’en tirer le vrai du faux et, surtout, quelques leçons.

L’Epim

La caisse noire Epim de l’UIMM fut créée en 1972 en réaction à la vague de grèves de 1968. Son but est un appui moral et matériel aux entreprises touchées par des mouvements sociaux. C’est une caisse noire, dans le sens ou il s’agit d’une réserve d’argent. Est-elle illicite ? En soi, non. L’UIMM est un « syndicat professionnel ». Son statut est défini par la loi Waldeck-Rousseau de 1884. Cette loi, toujours en vigueur dans le Code du travail avec quelques aménagements, stipule :
« Article L. 2132-6
Les syndicats professionnels peuvent constituer entre leurs membres des caisses spéciales de secours mutuels et de retraites.
Les fonds de ces caisses sont insaisissables dans les limites déterminées par le Code de la mutualité.
Toute personne qui se retire d’un syndicat conserve le droit d’être membre des sociétés de secours mutuels et de retraite pour la vieillesse à l’actif desquelles elle a contribué par des cotisations ou versement de fonds. »
L’Epim est donc une une « caisse spéciale de secours mutuel ». C’est en ces termes que le tribunal correctionnel de Paris l’a qualifiée et reconnue le 10 février 2014 lors de son jugement. Elle ne l’a pas condamnée. En revanche, Denis Gautier-Sauvagnac, ancien président de l’UIMM, fut condamné à une amende de 375 000 euros et à un an de prison ferme pour abus de confiance et travail dissimulé. Autrement dit, pour avoir utilisé des fonds de l’Epim à des fins non prévues par le règlement intérieur de l’UIMM.
Le cas de l’Epim est un cas d’école, c’est peut-être le seul cas de jugement rendu concernant les caisses spéciales de secours mutuel. Denis Gautier-Sauvagnac ayant fait appel, nous en saurons peut-être plus à l’issue de la fin de la procédure.

Des caisses de grève officielles

Selon le site Rue89, « les syndicats FO et la CFDT disposent chacun d’une caisse de grève nationale, mais seulement pour leurs adhérents. À la CFDT, la "caisse nationale d’action syndicale", qui existe depuis 1974, sert à verser 18 euros quotidiennement aux grévistes adhérents, à partir du troisième jour de grève. À FO, l’indemnité est de 12 euros par jour, dès lors que la grève dure plus de sept jours ».
La caisse de grève de la CFDT est la plus connue de toute. La confédération réformiste en fait la promotion sur son site. Elle n’a pas hésité à la présenter devant une commission d’enquête parlementaire du lundi 24 octobre 2011 en détaillant son fonctionnement.

« – Mme Anousheh Karvar (trésorière de la CFDT) : Moins de la moitié de nos réserves est constituée par les réserves de la caisse nationale d’action syndicale. Il s’agit, comme nous vous l’avons précisé. d’un fonds confédéré, qui n’appartient pas à la confédération, mais à l’ensemble de la CFDT. Une part des cotisations alimente directement cette caisse.

– M. le rapporteur : Systématiquement, sur chaque cotisation ?

– Mme Anousheh Karvar : Oui. Depuis plusieurs années, nous avons une obligation statutaire de constituer des réserves pour permettre à tout adhérent CFDT, à un instant « t », de se mettre en grève pendant dix jours d’affilée et d’être indemnisé par cette caisse.

L’indemnisation est de 18 euros par jour. Multipliés par le nombre de nos adhérents, sur la base de douze cotisations annuelles, cela nous donne un montant global de 100 millions d’euros que nous avons donc l’obligation de constituer. Cette année, nous avons réussi à atteindre ce montant pour pouvoir faire face à une situation certes hypothétique, mais réalisable : mettre tous les adhérents CFDT en grève pendant dix jours sur une année civile. […]

– M. le rapporteur : Comment cet argent est-il reversé aux adhérents ?

– Mme Anousheh Karvar : Les syndicats professionnels nous adressent les feuilles de paie sur lesquelles figure la retenue pour la grève, et c’est sur celte base que nous les remboursons ; ensuite eux-mêmes remboursent les sections. »

D’autre part, des caisses de grèves temporaires sont fréquemment mises en place pour soutenir des grévistes. Le conflit de PSA Aulnay nous l’a rappelé en recevant des centaines de milliers d’euros en peu de temps en 2013. Avant cela, l’association Calme-CLT (Collectif pour une alternative au libéralisme) avait créé un portail des luttes sur Internet (www.solidarites.soutiens.org) et s’était fait remarquer aussi.

Une arme légale à optimiser

Soyons clairs, l’Epim existe toujours, tout comme la Cnas de la CFDT. Le procès de Gautier-Sauvagnac et la commission d’enquête n’ont pas donné lieu à une condamnation de leur existence. Il faut donc tordre le cou au plus vite à cette idée selon laquelle ce serait illégal, c’est tout simplement faux.
De plus, et en conséquence, il paraît urgent de mettre en accord les paroles et les actes. Comment pouvons-nous prôner la grève comme moyen de lutte et principal arme des travailleurs sans nous doter d’une structure de soutien financier aux grévistes.
D’autre part, un constat s’impose. En empêchant ou dissuadant, consciemment ou non, des syndicalistes de mettre en place dans leurs syndicats des « caisses spéciales », on empêche ces organisations de disposer d’une autonomie financière et politique suffisante. On les rend dépendantes des structures plus riches en cas de conflits, vu les dons éventuels qu’elles pourraient faire.
En outre, quelle honte pour des structures syndicales dites « de lutte », « de combat », « révolutionnaires », de se rendre compte que les organisations syndicales réformistes de France (mais aussi, voire surtout, d’Allemagne) sont les mieux préparées et organisées pour soutenir des grèves !
Néanmoins, les prestations de la CFDT ne sont versées qu’au troisième jour de grève pour seulement 18 euros par jour. Or, si on considère le smic horaire net à 7,60 euros, qu’une journée « normale » de travail est de 7 heures (trente-cinq heures divisées par cinq jours de travail hebdomadaire), une journée de travail représente 53,20 euros net. Les prestations de la CFDT ne sont donc pas du tout en mesure de permettre une lutte de grande envergure. En conséquence, on sait que mettre en place une caisse de grève est légal. C’est valable pour un syndicat, mais aussi pour une société de secours mutuel, car la grève est légale et demeure un droit constitutionnel. Alors, au-delà des structures interprofessionnelles existantes, pourquoi ne pas mettre en place ou rejoindre une mutuelle qui financerait les jours de grèves et les actions en justice ? Pourquoi ne pas provisionner dans celle-ci une réserve de quinze jours de grèves payés plein tarif ? Pourquoi ne pas fournir une aide aux salariés malades qui rembourserait les pertes dès le premier jour pour soutenir les salariés isolés qui se réfugient chez leurs médecins en l’absence de section syndicale suffisamment forte pour échapper au patron ?
« C’est impossible, cela demanderait trop de volonté et d’effort », direz-vous. Peut-être, mais cela semble incontestablement nécessaire.

Piotr Iossipovitch
Groupe Salvador-Seguí de la Fédération anarchiste

http://www.monde-libertaire.fr/syndical ... e-de-greve
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Re: Caisse de grève

Messagede bipbip » 14 Mar 2018, 14:39

Pour ou contre les caisses de grève ?

Pour ou contre les caisses de grève ?

Les discussions autour de ce moyen de solidarité financière animent de nombreuses équipes syndicales, soucieuses de mobiliser plus et mieux les salarié.es. Mais attention, l’outil est délicat à manier.


Après les derniers mouvements sociaux, dans de nombreux syndicats, ce qui fait débat, c’est comment tenir la grève. La question de l’argent arrive très vite sur la table : la précarité frappe ; les salaires ne suivent pas et les fins de mois sont de plus en plus difficiles à boucler ; certaines et certains sont étranglés par les emprunts… Et tout ça représente un frein à l’action gréviste. En tout cas, est vécu et verbalisé comme tel par de nombreuses et nombreux travailleurs.

Même s’il faut garder à l’esprit que lorsque la colère est là, la grève s’impose, et parfois dans la durée, on ne peut pas évacuer d’un revers de main le coût de la grève pour les salarié.es. Ce coût prend de plus en plus de place, a fortiori dans un contexte de panne des stratégies syndicales.

Concrètement c’est souvent autour de l’enjeu des caisses de grève que se structurent les discussions dans les équipes syndicales. À tous niveaux.

Solidarité de proximité

Au plan local, il s’agit de caisses de grève de proximité. Là où démarre une grève qui s’apprête à durer, le syndicat ou un collectif de soutien lance une collecte pour venir en aide aux grévistes. Lors des nombreuses grèves du nettoyage à Marseille en 2016, la CNT-SO y eut souvent recours. L’existence de sites de cagnotte en ligne facilite ces appels à la solidarité, d’autant plus légitimes lorsqu’on connaît les salaires pratiqués dans le secteur du nettoyage par exemple. Ils ne sont pas pour autant sans écueils.

D’abord, la cagnotte en ligne est tributaire de la notoriété médiatique que peut revêtir une grève. Ainsi, les grévistes d’Onet ont pu bénéficier, entre autres, de plusieurs articles de presse et de l’exposition que leur a offert la blogueuse Emma – suivie par plus de 250.000 profils sur Facebook – avec un de ses récits dessinés. Résultat : près de 3.000 participantes et participants ont versé plus de 65.000 euros à la caisse de grève du syndicat SUD-Rail Paris-Nord.

À la même époque à peu près, les grévistes de l’hôtel Holiday Inn de Place de Clichy ont tenu 111 jours. C’est énorme. Pourtant leur caisse de grève en ligne, lancée par la CNT-SO, n’affichait que 356 participantes et participants le 19 février… dix jours après la fin du conflit !

L’autre question que posent les caisses de grève numériques, c’est celle de l’expérience physique et matérielle de la solidarité. Heureusement, les syndicalistes ont encore les pieds sur terre, mais il faut se garder d’un risque : celui de perdre de vue les démarches de sensibilisation en direction des habitantes et des habitants du coin. Repas partagés dans les quartiers populaires (« soupes communistes » disait-on à l’époque syndicaliste révolutionnaire de la CGT), quête au drapeau sur les marchés, corbeilles circulant dans les ateliers et les services… autant de pratiques concrètes à préserver et/ou à retrouver. Outre s’assurer de l’ancrage d’un conflit, c’est aussi un moyen de « faire classe », d’exprimer le soutien de travailleuses et travailleurs à d’autres travailleuses et travailleurs.

Faire grève sans compter

Après les conflits locaux, vient ensuite la question de la caisse de grève nationale. Il y a deux manières de l’envisager.

Premier cas de figure, celui d’une structure garantissant à ses membres une sorte de « chèque gréviste » grâce à une part dédiée des cotisations. C’est ainsi que fonctionne la CFDT avec sa Caisse nationale d’action syndicale (CNAS, présentée sur le site de la centrale comme un « service »). Au 2e jour de grève, chaque adhérent.e CFDT déclenche son droit à une indemnité de sept euros/heure (pour les salarié.es à temps plein). Le moins qu’on puisse dire c’est que cette démarche « assurantielle » interroge, individualisant le fait collectif qu’est toute grève (et qu’est même le syndicalisme). D’ailleurs on peut se dire que cette caisse doit être relativement riche à l’heure qu’il est… tant la CFDT lance peu de grèves.

Dans certain cas, la caisse de grève nationale peut être aussi un moyen de freiner une base remuante : ainsi au début du XXe siècle, la fédération CGT du Livre, d’orientation « réformiste », tenait une caisse nationale de grève. Mais pour en bénéficier, tout syndicat affilié voulant lancer une grève devait, au préalable, obtenir l’aval de la direction fédérale, plus soucieuse de préserver le pactole que d’encourager l’action directe ! [1]

Second cas de figure : lors des mouvements d’ensemble, comme celui de 2016-2017 contre les lois Travail et leur monde, des caisses de grève nationales ont été mises en place, dans le but de soutenir les travailleuses et les travailleurs engagés dans l’action.

La plus notoire, abondée par des dons, a été gérée par le syndicat CGT Info’Com. Elle a redistribué plus de 400 000 euros à 35 structures représentantes de collectifs de grévistes [2]. Et ce en toute transparence, puisqu’une charte soumise à signature encadrait l’attribution des sommes versées. Pour plusieurs centaines de grévistes, c’était éminemment appréciable.

Le bilan 2016 de cette caisse de grève nationale commençait par ces mots : « La solidarité financière, c’est le nerf du mouvement social. » On ne peut toutefois en rester là. L’objectif affiché par par plusieurs syndicats combatifs dans la bataille contre la loi Travail était de construire la grève générale. Dès lors, une caisse de grève peut apparaître comme une perspective... de substitution à l’action gréviste. Le risque étant, plutôt que d’étendre le mouvement, d’encourager la « grève par procuration », en « subventionnant », d’une certaine manière, les secteurs dits « bloquants » (transports, énergie, industries).

Or c’est plutôt l’extension qui a la préférence des grévistes desdits secteurs « bloquants ».

On retombe dès lors sur un débat plus large. Difficile en effet de déconnecter les caisses de grèves de l’ensemble des pratiques et des stratégies syndicales. C’est bien nos « modèles » de mobilisation, nos manières d’engager l’action collective qu’il faut interroger.

Théo Roumier (syndicaliste Solidaires)


[1] Voir Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir, ouvriers et révolutionnaires face à la guerre (1909-1914) http://tropjeunespourmourir.com/, L’Insomniaque/Libertalia, 2014.

[2] On peut en consulter le bilan sur le site de ce syndicat https://www.alternativelibertaire.org/? ... s-de-greve.


https://www.alternativelibertaire.org/? ... s-de-greve
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Re: Caisse de grève

Messagede bipbip » 16 Juil 2018, 17:35

Débat autour de la caisse de grève

Débat : La caisse de grève, un bon outil s’il est bien calibré

Dans Alternative libertaire de mars 2018, Théo Roumier (SUD-Education) s’interrogeait sur les limites des caisses de grève. Trop centralisées, elles risquaient de renforcer le pouvoir de contrôle sur la base de certaines bureaucraties syndicales. De façon générale, elles risquaient d’alimenter une culture de « lutte par procuration ». Un camarade du groupe anarcho-syndicaliste Salvador-Seguí a voulu lui répondre sur ces deux points.

C’est toujours avec plaisir qu’on accueille les articles sur les caisses de grèves. Dès lors qu’il s’agit de penser et donner des pistes pour améliorer nos luttes, les militants savourent. L’article du camarade Théo Roumier « Pour ou contre les caisses de grève ? », paru dans Alternative libertaire de mars 2018, est très bienvenu. J’avais moi-même écrit, dans Le Monde libertaire, deux articles sur le sujet : « L’arme de la caisse de grève » [1] et « Proposition de structuration d’une caisse de grève interprofessionnelle » (un autre aussi en réponse à un camarade du SUB-CNT qui n’avait pas apprécié que je n’ai pas parlé des caisses de grève de la CNT-Vignoles).

J’avais moi-même commencé à m’intéresser au sujet suite à des discussions avec différentes instances de la CGT concernant les statuts de mon syndicat. L’idée que les caisses de grève permanentes seraient illégales y est très développée. J’ai pu m’en rendre compte encore récemment en discutant par hasard, dans le cadre de mon travail, avec une responsable confédérale (elle était présente en tant que cliente). Mon premier article avait donc pour but d’en montrer la totale légalité et légitimité. Et, comme Théo Roumier, j’avais cité la bien curieuse Cnas de la CFDT, mais aussi l’Epim de l’UIMM, patronat de la métallurgie. Profitons donc de cette occasion pour inviter les camarades cégétistes libertaires ou sympathisants à mettre la question à l’ordre du jour de leurs organisations syndicales respectives confédérées à la CGT. Car il est quand même fou que la principale organisation syndicale de France n’en dispose pas. Elle a pourtant la capacité de créer des caisses spéciales de secours mutuel.

Le second article était une invitation à créer une caisse de grève interpro à travers une union de syndicat. Le but était qu’elle puisse être utilisée pour tout le monde, sans distinction de confédération et sans capacité d’intervention dans la vie des syndicats. De même, je profite donc de cet article pour appeler les syndicalistes de tous les horizons et de toutes les confédérations à constituer une union de syndicats à travers des structures existantes ou à en créer dans ce but. Il suffit de deux syndicats professionnels pour constituer une union de syndicats interprofessionnelles [2].

L’article de Théo pose également la possibilité de caisses moins formelles, des dons directs ou presque des différentes cagnottes qui peuvent être récoltées. En effet, ce n’est pas négligeable ! Les dons non réguliers peuvent être précieux en période de fort mouvement social.

Mais il y a deux points sur lesquels j’aurais quelques bémols à émettre, et ce, dans le but de contribuer simplement à notre cause commune. Premièrement, dans le cadre de caisses de grèves nationales (la terminologie mériterait d’être plus explicite, car les formes sont très variables : compte en banque servant de caisse spéciale de secours mutuel, caisses noires, dons directs…), le risque d’un frein d’une direction face à une base remuante est facilement évitable. Il suffit de définir clairement les statuts régissant le fonctionnement de la structure. En affirmant le type d’usage autorisé et l’obligation de transparence de toute la comptabilité avec les pièces justificative pour tout adhérent. C’est, par exemple, ce qui s’est passé pour Denis Gautier-Sauvagnac, ancien dirigeant du patronat de la métallurgie. Refusant de s’exprimer sur les 19 millions d’euros retirés en liquide au cours des années 2000, il fut condamné pour non-respect du règlement intérieur relatif à l’Epim (la caisse de grève du patronat de la métallurgie), qui prévoyait les conditions d’utilisation, à savoir le soutien aux entreprises connaissant des conflits sociaux. Celles et ceux qui voulurent condamner l’individu n’avaient plus qu’à se procurer les documents montrant l’usage abusif des fonds et les dévoiler dans la presse et au procureur.

Deuxièmement, il faudra grandement relativiser le développement de la potentielle « grève par procuration » des donateurs. Il n’y a pas, d’ailleurs, d’études sociologiques à ma connaissance allant dans ce sens. Henri Vacquin, sociologue à l’origine de l’expression suite au mouvement de 1995, l’expliquait en ces termes en 2007 lors du mouvement contre la réformes des régimes spéciaux : « J’avais inventé à l’époque le concept de “grève par procuration”, de la part des salariés du privé qui, sous le poids du chômage, pouvaient difficilement entrer en conflit. Je prêtais donc aux syndicalistes du privé le sentiment de vivre la grève des transports publics comme une grève de procuration. Aujourd’hui, ce n’est pas du tout le cas. Il faut bien voir que la manière dont a été préparée cette approche des régimes spéciaux s’est beaucoup fondée sur le fait de désigner les salariés concernés comme des [...] privilégiés, ce qui, de vous à moi, n’est d’une part pas le cas et qui, en deuxième lieu, a suscité chez eux le sentiment d’être victimes d’une culpabilisation, ce qui est sûrement à l’origine d’une part de la colère qu’ils manifestent. » [3]

Les époques se ressemblent, décidément… En outre, l’explication donnée à ce comportement ne semble pas être à l’origine d’un acte de charité aux plus démunis pour se donner bonne conscience. Surtout, d’ailleurs, si le travailleur du privé donateur verse de l’argent à un fonctionnaire considéré comme « privilégié » ou simplement mieux loti. Bien au contraire, c’est une approbation d’un acte qu’on ne peut se permettre de faire dans la mesure où l’on craint des représailles sans doute bien réel. C’est d’autant plus vrai dans des secteurs d’activités économiques apparus majoritairement après-guerre et ne disposant pas de tradition syndicale et de sécurité d’emploi. À une époque de fort chômage et de forte précarité, c’est pire. Dans une société de consommation où l’intégration et la distinction sociale nécessitent d’importantes ressources souvent insuffisamment rémunérées, c’est encore pire. À une époque où le management propose aux salariés de se « réaliser » et de se divertir au travail pour le rendre encore plus souhaitable et difficilement détachable, cela devient vraiment difficile.

Si on donne à des grévistes en leur qualité de grévistes, c’est que nous cautionnons la grève et les individus qui passent à l’action directe spécifiquement dans le cas présent. Mais c’est aussi admettre que les moyens employés sont louables en eux-mêmes si les circonstances s’y prêtent. Notamment si le jeu en vaut la chandelle, en matière d’intérêts matériels et moraux. Lutter contre la « grève par procuration », c’est donc donner du sens moral à l’action, la rendre souhaitable, juste, ou en tout cas plus juste que de ne pas la faire. C’est la rendre appréciable, moralement, psychologiquement, socialement en entretenant ou en créant de nouveaux liens sociaux (nos querelles internes d’organisations et entre organisations peuvent beaucoup gêner de ce point de vue, il convient de nous interroger sur le manque de fraternité et de convivialité de nos milieux militants en ce sens, surtout en période de conflits sociaux). C’est la rendre supportable si, matériellement et monétairement, cela devient compliqué. Cela peut signifier valoriser la simplicité dans la consommation, la sobriété, le serrage de ceinture. C’est l’occasion d’interroger le sens d’une vie consumériste, réflexion chère aux courants écologistes. Néanmoins, si le capitalisme se maintient aussi bien, c’est aussi par cet apport matériel et moral dans nos rapports marchands monnayés. Inciter au régime en plus de l’insubordination en vaut-il la peine si cela peut être évité ? Sans doute non, d’où l’utilité de maintenir un niveau de rémunération proche. D’où l’utilité d’une bonne structuration de caisse de grève !

En outre, est-il impertinent de concentrer nos efforts là où cela fait mal au capital ? Lors du mouvement de 2007 cité plus haut, sur certaines lignes le trafic était paralysé avec 10 % de grévistes seulement. C’est simple, seuls les conducteurs étaient en grève, certaines sections syndicales semblent avoir puisé dans leurs fonds et d’autres travailleurs faisaient des dons réguliers. La grève de procuration par le don peut être, en conséquence, un outil d’optimisation de la lutte par l’effort de celles et ceux qui :

ne peuvent se risquer à de telles pratiques ;
n’occupent pas un poste clé dans le processus de production ;
n’ont pas d’emploi ;
n’ont pas d’utilité à se mettre en grève, ne contribuant pas au profit des capitalistes comme les permanents syndicaux ou les responsables associatifs.

Il faut bien entendu développer la pratique de la grève dans tous les secteurs possibles. Nous savons notamment depuis la Ire Internationale à quel point elle aide à forger les consciences durablement, surtout si elle est victorieuse. Mais il faut s’interroger sur les conditions du passage à l’action directe et les moyens d’optimisation des luttes.

Nathan (groupe anarchiste Salvador-Seguí)


[1] « L’arme de la caisse de grève », https://salvador-segui.org/2015/03/07/c ... -syndicats, Le Monde libertaire, 26 février 2015

[2] « Proposition de structuration d’une caisse de grève interprofessionnelle », https://salvador-segui.org/2016/09/28/c ... ssionnelle, Le Monde libertaire, 15 septembre 2016.

[3] Henri Vacquin, « Grèves : « On est loin du conflit de 95 », http://www1.rfi.fr/actufr/articles/095/ ... _59066.asp, RFI, 15 novembre 2007.


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