Les Gilets jaunes... vus de mon boulot
Le début du mouvement des Gilets jaunes
Le premier à avoir parlé des Gilets Jaunes à mon travail est un conducteur de car, particulièrement raciste et xénophobe tout en étant antichefs et anti-patrons, dans un sens très corporatiste.
A l’époque, les Gilets Jaunes n’étaient pas encore devenus la coqueluche des médias. Au départ, j’ai donc cru qu’il s’agissait seulement d’un mouvement contre la limitation de vitesse. J’ai entendu ce conducteur à plusieurs reprises appeler ses collègues pour les inciter à porter le gilet jaune, à participer à des votes sur Internet ou Facebook, etc. Il faut dire que même si les conducteurs de car gagnent au moins 2500 euros par mois et ont toutes sortes d’ «avantages» liés à leur convention collective, ils vivent en banlieue et ont tous au moins une heure de trajet par jour en voiture pour aller récupérer leur car le matin et le déposer au dépôt le soir ou au milieu de la nuit
.
J’ignore si ce conducteur de car milite au Rassemblement national, en tout cas il défend parfaitement la ligne de ce parti: pour le Frexit, contre l’immigration, contre les impôts, contre Macron et Hidalgo (cette dernière étant l’objet d’une haine obsessive chez les professionnels du tourisme parisien en raison de la fermeture de la voie sur berges, des amendes qui pleuvent sur les chauffeurs de car, etc.), etc. Ce conducteur de car et d’autres m’ont ensuite parlé des réseaux sociaux qui structuraient ce mouvement, réseaux sociaux qui, pour eux «disent la vérité».
Il n’est pas le seul à penser comme cela, puisqu’un de mes collègues, militant du Parti de gauche, m’a avoué ne jamais lire les journaux, ni regarder la télévision parce que c’était «tous des menteurs».
Evidemment quand je lui ai montré l’article du Monde du 7 décembre 2018, «D’Eric Drouet à “Fly Rider”, les mots d’ordre des figures des “gilets jaunes», article qui montre les affinités droitières des initiateurs de ce mouvement à grand renfort de citations sur Facebook, il m’a répondu «Ah oui, cela ne m’étonne pas de la part du Monde!»
J’ai retrouvé ce même genre de réactions chez quelques camarades qui m’ont évidemment traité de «complotiste» ou de «défaitiste» parce que je pointais les ambigüités de ce mouvement et ses formes «d’organisation» pseudo-spontanées
.
Or, je ne crois pas que ce soit être complotiste que de voir l’influence du contenu des réseaux sociaux sur la mentalité, les conceptions politiques des «gens», ces nouveaux et admirables acteurs sociaux dont parlent avec des trémolos dans la voix tous les partisans des Gilets Jaunes, de l’extrême gauche et de l’ultragauche à l’extrême droite. Toute personne née dans les années 1950 (ce qui est mon cas) ne peut que constater la différence avec «notre époque» où les discussions politiques et les engagements dépendaient de la «tactique du bouton de veste» (aujourd’hui on dirait le «harcèlement» militant!), des liens humains et personnels que l’on nouait avec les syndicalistes de sa boîte, avec les gens du PCF qui habitaient dans son quartier, avec les vendeurs de l’Huma sur le marché, etc.
*
Force et limites des réseaux sociaux dans une petite lutte victorieuse
Pour expliquer les avantages et les inconvénients des réseaux sociaux, je ne trouve pas de meilleure illustration que deux «mouvements» (de surcroît victorieux!) organisés dans mon entreprise. Nous avons fait reculer deux fois le patron simplement en échangeant des messages sur WhatsApp ou des mails entre nous, en n’ayant aucune réunion en face à face, et en écrivant finalement une lettre collective au patron, présentée en réunion syndicale par un délégué du personnel d’un syndicat très «modéré»...
Tout cela ne venait pas du complot d’une «minorité agissante»(la plupart de mes collègues ne sont pas syndiqués et ne militent nulle part); il s’agissait simplement d’une forme de protestation et de mise en commun de nos petites colères individuelles pour les transformer en une sorte de «préavis de grève»...
Et cela a fonctionné!!!
Dans ces deux mouvements, j’ai remarqué que les plus violents, au niveau du langage, ne voulaient pas de réunions et étaient très à l’aise avec WhatsApp, alors que les plus modérés ou les plus désireux d’arriver à un consensus entre nous auraient préféré qu’on se retrouve tous ensemble pour discuter.
Telles sont la force et les limites d’un réseau social sur une boîte de 200 personnes, dont moins d’une vingtaine de salariés concernés et «mobilisés» dans l’espace virtuel. Alors imaginez ce qu’un tel «mouvement» peut donner à l’échelle de tout un pays. Pas un petit groupe Facebook de 20 personnes 2 mais des dizaines de groupes Facebook, regroupant chacun des dizaines de milliers de personnes, groupes initiés et «modérés» par des réacs qui se prétendent «apolitiques1» et contre les syndicats.*
Lavage des cerveaux
La force qu’un individu, ou un groupe, possède quand il initie un «mouvement» dans le cyberespace, c’est que les gens croient que leur langage, leurs idées, leur appartiennent en propre alors que c’est ce type (ou ce groupe) qui modèle lui-même les esprits en instillant discrètement certains mots et certaines idées. Les manifestations des Gilets Jaunes sont convoquées PAR les réseaux sociaux. Les thèmes, les mots d’ordre, les discussions essentielles se passent sur les réseaux sociaux. C’est seulement après que les fameux «gens» se rencontrent. La question est : en se rencontrant avec un cerveau bien lavé par les communautés d’«amis» sur Facebook où l’on tient TOUS ENSEMBLE des discours réactionnaires, comment par la magie de la rencontre en face à face abandonne-t-on tous ses préjugés ?
L’OCL, Alternative libertaire, Lutte ouvrière, le NPA et même certains anarchistes, autonomes et «ultragauches» répondent: «Eh bien, c’est simple, en discutant avec NOUS qui avons les bonnes idées et/ou le bon programme.» On peut être sceptique face à cet optimisme béat (et encore plus face à ces anarchistes qui brandissent une citation de Lénine ou de Trotski pour étayer leur démonstration!) car l’opération Nuits debout de 2016, opération qui reposait certes sur des milieux sociaux différents, a accouché d’une souris...
Evidemment nous pouvons tous espérer que la «spontanéité» des rencontres entre Gilets Jaunes fera des miracles. Mais, en tout cas, à mon échelle, avec mes collègues de travail, avec lesquels je discute fréquemment, je ne vois pas la moindre progression... sinon celle d’idées réactionnaires sur la «Caste», le fait que «Macron» soit aux ordres de la «Finance», du FMI ou de la Banque mondiale, etc.
Bref toute l’idéologie basique altermondialiste, qui est aussi celle des Insoumis et du RN.
Les camarades qui observent attentivement la fachosphère, et plus globalement la patriosphère, affirment que les réacs les plus politisés (fascistes pur jus, FN, Debout la France, Identitaires, etc.) choisissent des thèmes populaires (limitation de la vitesse, présence de radars, entraves «écologiques» à la circulation à Paris, augmentation du carburant, etc.) pour initier des débats ou des causes communes, le plus souvent sous des sigles ayant des appellations neutres voire de gauche, comme le site «démocratie participative» fermé par le gouvernement.
Dès 2008, on en a eu un bon exemple avec Riposte laïque, groupuscule insignifiant sur le plan numérique mais qui a politisé la question des «prières de rue» musulmanes dans le 18e arrondissement de Paris sur Internet et les réseaux sociaux jusqu’à ce que finalement leur agitation virtuelle fasse la une des médias et que Marine Le Pen puis la droite reprennent l’antienne...
A mon travail, après le 17 novembre, quand il y a eu les premiers incidents sur les Champs-Elysées, le discours du plus réac, celui qui le premier avait parlé des Gilets jaunes à ses collègues, était d’une mauvaise foi impeccable: «On met cela sur le dos de l’extrême droite mais en fait c’est les gauchos», il a même évoqué un mystérieux groupe appelé «Alternative» (libertaire ? il ne savait pas) ce qui est assez comique quand on connaît les pratiques de cette organisation qui sont tout sauf «émeutières».
Mais il est normal que les fascistes répandent toutes sortes de rumeurs fantaisistes... Bref les militants lepénistes, les nationaux-populistes, les fascistes ne cachent pas qu’ils sont d’extrême droite dans leur milieu de travail, ils poussent leurs collègues à participer au mouvement des Gilets jaunes, puis ils disent la main sur le cœur «Mais l’extrême droite n’y est pour rien.» C’est gros mais cela marche.
Je ne nie pas la colère très diverse des «gens» qui participent ou sympathisent avec ce mouvement.
Mais je ne crois pas qu’elle puisse déboucher sur quelque chose de positif notamment quand deux de ses revendications sont l’expulsion des déboutés du droit d’asile et la fin de «l’assistanat» !!!!
Selon un camarade qui observe attentivement les réseaux sociaux, ce sont les classes moyennes, la petite bourgeoisie des «cadres» (4 millions, selon lui, en France, je suppose qu’il compte ce que l’INSEE appelle les professions intermédiaires 2) qui s’exprime le plus sur les réseaux sociaux. Et les gauchistes des classes moyennes sont tout étonnés de constater qu’ils ont les mêmes problèmes quotidiens que les petits bourgeois gilets jaunes.
Etonnante découverte de ces individus issus de la même classe sociale, cette petite bourgeoisie qui maîtrise les réseaux sociaux et donne le ton sur Facebook. *
Revenons à quelques questions politiques élémentaires
Pour conclure, il faut peut-être revenir à ce qui nous intéresse, c’est-à-dire une Révolution SOCIALE, pour ne pas dire SOCIALISTE.
Si l’on se place dans une perspective léniniste ou crypto léniniste (il faut construire un Parti), il est évident qu’on peut se précipiter sur n’importe quel mouvement.
L’objectif est alors, au pire pour ce groupe, de recruter un peu; au mieux, d’en prendre la direction, de provoquer un affrontement armé avec l’Etat et bon si «on» perd c’est pas grave, cela fera une expérience de plus pour le prolétariat!
Si l’on défend une perspective anarchiste, on croit généralement que l’Etat est faible et qu’il s’écroulera de lui-même (comme beaucoup de gauchistes, les anarchistes, quand ils sont optimistes,n’ont pas envie de réfléchir au développement de l’Etat et à ses moyens de contrôle sophistiqués sur la population et préfèrent penser qu’il va s’effondrer tout seul).
Si l’on est dans une perspective insurrectionniste-autonome, on croit que l’«on» va prendre le pouvoir par les armes sans grande préparation et là aussi que l’Etat s’écroulera de lui-même.
Si l’on se situe dans une perspective conseilliste non interventionniste, on croit que la classe ouvrière détient toutes les réponses, comme la Pythie de Delphes, donc il suffit d’attendre qu’elle les trouve....
Des révolutions, des insurrections et des émeutes il y en a eu et il y en aura de nombreuses. La véritable question est de réfléchir à leur sens.
Or je ne crois pas que l’on puisse assister à et participer à une révolution socialiste:
– en dehors des principaux lieux de production, même si dans les pays capitalistes européens on n’a plus de grandes concentrations de travailleurs dans la même usine gigantesque ou le même immeuble de bureaux. En fait, des «autonomes» aux trotskistes, tous ont adopté l’idéologie des révolutions sur les places, des émeutes de rue qui mécaniquement font tomber l’Etat ou portent au pouvoir les réformistes que l’on débordera – éliminera politiquement – ensuite;
– en dehors d’une élévation considérable du niveau de conscience des travailleurs (et pas simplement des «gens»): cela suppose donc des discussions politiques intenses, des formes d’organisation démocratiques durables ;
– en dehors de l’existence de plusieurs organisations révolutionnaires implantées dans la classe ouvrière et qui aient des idées claires sur ce qu’est le socialisme.
Si ces trois conditions minimales ne sont pas réunies,et elles ne sont réunies nulle part sur cette planète, on peut assister à des crises politiques graves (comme cela sera peut-être le cas en France dans les mois qui viennent) mais nullement à des révolutions sociales ou socialistes.
Y.C
.,
Ni patrie ni frontières, 9/12/2018
1 Lors de l’émission Edition spéciale sur France 2 du 3 décembre 2018 (
https://www.youtube.com/watch?v=8Kv9d5Si5CU) Laetitia Dewalle a déclaré que les Gilets jaunes venaient «tous de partis politiques» et avaient «laissé de côtéleurs étiquettes politiques» pour
organiser ce mouvement. On est donc très loin d’un mouvement «apolitique»contrairement à la légende des gauchistes et des médias
.
2 Cf. cet article qui date de 2009,
http://www.mondialisme.org/spip.php?article1614 «
Classes sociales et «catégories socio-professionnelles» en France: un casse-tête».