« Nous disons : honte à ceux qui organisent l’immigration par les traités de libre-échange et qui l’utilisent ensuite pour faire pression sur les salaires et les acquis sociaux ! » – Jean-Luc Mélenchon aux « AMFI d’été » de la France insoumise, Marseille, fin août 2018.
Ces propos et beaucoup d’autres du même type suscitent bien des réactions. Dans cet article, je vais passer en revue les principaux arguments des militants qui se veulent de gauche, ou relevant du mouvement ouvrier, et qui veulent continuer à croire que J.L. Mélenchon et pas mal de ses cousins européens se situent eux aussi sur ce terrain. Par ailleurs, ces derniers manquent de moins en moins de partisans pour qui « la gauche » comme le mouvement ouvrier doivent être détruits. En répondant aux premiers, nous allons forcément secouer un peu les illusions auxquelles ils sont attachés, de bonne foi. Ce sera aussi l’occasion, puisque ce sujet en est au cœur, de parcourir, d’Idlib à Chemnitz, de larges pans de l’actualité politique européenne et internationale présente.
Les arguments de nos camarades peuvent être ainsi résumés :
1°) Dire que l’immigration est organisée par les capitalistes et les libre-échangistes n’est en rien raciste ou anti-immigré, c’est un constat anticapitaliste de bon sens, une vérité élémentaire.
2°) Cette vérité élémentaire a toujours été défendue dans le mouvement ouvrier, où la défense des travailleurs « sur place » ou « natifs » contre la casse des salaires au moyen de l’importation de précaires disposés à accepter n’importe quel travail, qui n’implique pas d’hostilité envers ces derniers mais envers ceux qui les utilisent, a toujours été pratiquée.
3°) De plus la solidarité réelle implique de dire que les pays d’émigration en sont les premières victimes et qu’il faut avant tout les aider à se stabiliser et se développer.
4°) Et puis, pas d’amalgames s’il-vous-plait ! Mélenchon ou Wagenknecht n’ont rien à voir avec Orban, Le Pen ou Salvini !
5°) Ce sont en fait les « no border » et les « dames patronnesses », qui veulent à tout prix ouvrir les frontières et accueillir tout le monde, qui font le jeu du libéralisme débridé !
Nous allons donc réfuter ici chacun de ces arguments.
Concernant le premier argument, s’il s’agit de dire que le capital utilise les différentiels de salaires entre populations et donc utilise, voire organise, les flux migratoires à cette fin, comme il utilise toutes les inégalités et toutes les oppressions – entre territoires, nationalités, groupes culturels, sexes … -, nous avons affaire à une lapalissade qui ne règle en rien la vraie question : la réponse à cette vieille méthode du capital peut-elle valablement consister à barrer la route aux prolétaires migrants en quête d’acheteurs de leur force de travail ?
Or, une expérience tout aussi ancienne que celle qui nous apprend qu’en effet, le capital tire profit des mouvements de population ou les provoque, nous apprend aussi qu’il tire tout autant profit des barrières mises à ces mouvements. Les deux vont de pair. La misère ici produit un afflux là ; un mur est alors dressé, qu’elle qu’en soit la forme (mur effectif façon « Trump », limes intermittent, patrouilles de contrôle, camps dit de transit, modalités diverses de refoulement …).
La vraie fonction du « mur » n’est pas d’empêcher toutes celles et ceux qui veulent passer de passer. Elle est de pérenniser le statut d’infériorité, symbolique, juridique et salariale, de ceux qui passent en faisant d’eux des expulsables. Le « mur », loin de préserver la main-d’œuvre dite « autochtone » de la déflation salariale, permet de faire durer celle-ci en instituant une main-d’œuvre de statut inférieur. Seules les conquêtes sociales, pour toutes et tous immigrés compris, protègent à terme toute la main-d’œuvre, l' »autochtone » inclue. Comprendre cela est d’un niveau tout aussi élémentaire que comprendre que le capital peut utiliser et utilise l’arrivée de chômeurs, où que ce soit, pour baisser les salaires.
Mais les évidences qui viennent d’être rappelées, et qu’il fallait rappeler, sont loin de mettre l’accent sur la réalité principale d’aujourd’hui. Aujourd’hui, l’image d’Épinal de « ceux qui organisent l’immigration par les traités de libre-échange » ne correspond pas à la réalité du capitalisme mondial contemporain. Où J.L. Mélenchon s’imagine-t-il avoir vu quelque gouvernement européen que ce soit, en 2018, « organiser l’immigration » en appelant de la main-d’œuvre à venir ?
La seule exception, certes de poids, a été celle du gouvernement allemand d’Angela Merkel en 2015. C’est en effet là le dernier exemple en date de tentative d’organiser, non pas la venue, car ils seraient venus de toute façon, mais la légalisation et la régularisation d’un afflux de population en vue de l’intégrer à la production avec, incontestablement, une pression à la baisse sur les salaires précisément au moment où les luttes sociales en Allemagne ont commencé à les faire un peu remonter après l’affaissement massif des salaires réels provoqué par le plan Harz du chancelier Schröder, cela dans un pays en plein vieillissement.
En dehors de ce cas particulier, certes central dans l’utilisation de « l’argument migratoire » par les « anti-migrants » (de droite, de gauche et d’ailleurs …), mais qui ne caractérise même plus la politique frontalière de l’Allemagne au moment présent, « ceux qui signent les traités de libre-échange », aussi bien d’ailleurs que les Brexit et les politiques libérales-protectionnistes, n’organisent pas « l’immigration ».
C’est à un autre phénomène que nous avons affaire, tout à fait différent de l’importation de main-d’œuvre sous-payée, en France par exemple, durant les années 1950 et 1960 : les flux migratoires vers l’Europe, ainsi d’ailleurs que beaucoup d’autres, comme entre pays africains, ou, en Amérique du Sud, l’émigration vénézuélienne actuelle, ne sont pasdes flux « organisés » par le « grand capital » et les gouvernements, mais des flux qui tendent à s’imposer à eux.
Que le patronat les utilise pour surexploiter de la main-d’œuvre dans les serres d’Andalousie ou des Pouilles ne change rien à cette réalité, car le patronat cherche et cherchera toujours à utiliser les circonstances données, c’est-à-dire à en tirer profit. C’est d’ailleurs le même patronat qui appelle à stopper l’immigration pour protéger la main-d’œuvre locale, afin de reproduire, par le racisme, les conditions de la surexploitation de « sa » main-d’œuvre.
Ces flux sont causés par les ravages opérés par le capital sur terre, mais qu’il ne contrôle en rien : misère, effondrements économiques locaux (dont le Venezuela est une illustration tout à fait exemplaire, sans aucun rapport avec quelque « socialisme » que ce soit), guerres, et, globalement et de plus en plus, crise climatique.
La généralité et l’amplification de telles causes fait que le distinguo entre « migrants économiques » et « réfugiés » est devenu inadéquat par rapport à la réalité.
D’une façon générale nous avons affaire à des populations qui fuient des situations intenables : ce sont donc en général des « réfugiés ». Et bien entendu ils sont aussi des migrants économiques, puisqu’il leur faut vivre, ce qui, dans ce monde, n’est possible qu’en vendant sa force de travail, ou survivre.
Enfin, donnée importante, ce sont souvent les secteurs jeunes et dynamiques des populations frappées. Des gars qui ont traversé à pied ou presque la moitié de l’Afrique et la Méditerranée en échappant aux bandits, aux négriers, aux flics, aux nervis, aux contrebandiers, ou en négociant tant bien que mal avec eux, ne sont certainement pas des « faibles », même si leur équipée peut les avoir brisés.
Concernant le continent africain tout particulièrement, ce n’est plus le « sous-développement » qui produit les déplacements massifs de population et surtout la mobilité massive, souvent d’une débrouillardise stupéfiante, de la jeunesse, cela d’abord à l’intérieur de l’Afrique et ensuite vers l’Europe ou d’autres continents.
C’est l’essor tumultueux et barbare du capitalisme du XXI° siècle conjuguant crise climatique, land grabbing détruisant les paysanneries, secteur informel massif, rente foncière, pétrolière, minière, et corruption associée, ponctionnant les revenus de toute la population, désenclavement inégal ne visant pas à aider les gens mais à faire circuler le capital et à payer les trusts du bâtiment, de la mine, de la conteneurisation et de l’agro-business.
Le tout se combine à la vitalité des populations, à la résistance des femmes qui assurent l’intendance et la croissance de la jeunesse, avec des taux de fécondité qui, démentant la théorie (chargée d’idéologie) de la « transition démographique » selon laquelle tout pays devrait, après avoir vu baisser sa mortalité, voir baisser aussi sa natalité, ne baissent pourtant pas et même, parfois, remontent – comme cela se produisait localement dans l’Angleterre de la révolution industrielle.
La réaction vitale des populations d’Afrique sud-saharienne – fécondité élevée persistante, mobilité et agilité de la jeunesse …- n’est pas celle de populations « sous-développées », mais d’une humanité du XXI° siècle qui résiste et vit, malgré et sous la domination du capital, et ne se conforme pas à ce qu’elle serait « censée » faire, à savoir rester chez elle (car en Europe l’armée de réserve du chômage est en elle-même suffisante pour continuer à tasser les salaires), faire moins d’enfants, et ployer l’échine. Hé bien non, elle se reproduit et elle bouge.
Plus encore : elle s’agite et constitue des foyers révolutionnaires, de la Tunisie fin 2011 à l’Afrique du Sud, sans oublier le dynamisme des réfugiés syriens qui, en 2015, sont arrivés dans les Balkans non pas tant comme des suppliants que comme des révoltés porteurs de l’exigence démocratique légitime qu’on les accueille, eux qui étaient chassés par les bombardements, les tortures et les viols des troupes de Bachar el Assad.
L’exigence de « fermeture des frontières » est aussi un réflexe de peur devant cette vitalité là, qu’on l’euphémise ou qu’on la masque ou non derrière la thématique du « terrorisme islamique » qui, en réalité, ne fait pas partie de ce qu’apportent, mais fait partie de ce qui fait fuir, les réfugiés syriens et les autres.
Donc, expliquer que le capital organise aujourd’hui l’immigration en Europe, c’est tout simplement ne rien comprendre à ce qu’est le capital contemporain et à ce qu’est la situation planétaire.
Notons d’ailleurs que, dans la citation qui ouvre cet article, J.L. Mélenchon ne nomme pas le capital, mais des incarnations : « ceux » qui organiseraient l’immigration et signent « les traités de libre-échange ». Qui sont-ils en fait ? Nous y reviendrons …
Passons au deuxième argument, qui est un prolongement du premier : puisque ce serait s’opposer au capital que de s’opposer à l’immigration sans frein, le mouvement ouvrier aurait toujours eu une telle position, n’est-ce pas.
Nous y avons du coup répondu en partie aussi : même si le mouvement ouvrier avait eu une telle position autrefois, le capitalisme réel a, lui, changé.
Mais faire croire que le mouvement ouvrier a traditionnellement été contre l’ouverture des frontières aux migrants et réfugiés est factuellement faux. Cela l’est en tous cas pour le mouvement socialiste et le syndicalisme avant ou hors des influences « social-démocrate » ou stalinienne du XX° siècle, lesquelles ont souvent suscité des positions chauvines, mais qui, justement, sont en contradiction avec les intérêts prolétariens.
Concernant l’accueil des réfugiés on rappellera la tradition antérieure, dont le mouvement ouvrier a hérité, celle de la déclaration des droits de 1793 : accueil et naturalisation de tous ceux qui fuient la tyrannie.
Lorsque les syndicalistes londoniens prennent part à la création de l’Association Internationale des Travailleurs, en 1864, les mesures visant à empêcher les patrons d’importer de la main-d’œuvre continentale pour briser les grèves font partie de leur motivation. Ils n’y répondent précisément pas en exigeant de barrer le Channel, mais en fondant l’Association Internationale des Travailleurs !
Le débat du congrès de Stuttgart de l’Internationale dite « deuxième », en 1907 (voir Claudie Weil, L’Internationale et l’autre, Paris, Arcantère, 1987), montre bien que la position ouvrière vise à revendiquer une régulation visant à l’avantage commun des travailleurs « locaux » et immigrés, comme dans les autres domaines (salaires, temps de travail, chômage …). Il y avait matière à débat et des positions xénophobes surviennent dans la discussion.
Chaque fois que tel type de syndicalisme s’est enfermé dans la défense d’une seule catégorie ayant arraché des acquis – par exemple travailleurs qualifiés blancs des anciennes trade unions ou de l’AFL nord-américaine avant la création du CIO dans les années 1930 …-, il a fini par perdre les dits acquis, ou bien par être débordé par la création de syndicats pour toutes et tous.
Oui mais, nous dit-on, au lieu de laisser leurs jeunes affluer ici, il faudrait aider les pays pauvres à se développer et ne pas les exploiter.
La réalité, c’est que ces pays se développent et y sont puissamment « aidés » par les flux de capitaux. Et c’est précisément ce « développement » qui engendre de manière incontrôlée leurs flux migratoires.
Oui mais, il faudrait un développement équilibré, etc., etc.
Certes : un développement non capitaliste, un développement humain et pas la « croissance du PIB » ? Si c’est cela que l’on veut dire, alors il s’agit d’autre chose que, par exemple, « la France » aidant « l’Afrique » à « se développer ». Il s’agit de rupture avec le capitalisme à l’échelle internationale.
Si l’on veut en arriver là, commencer par appeler à barrer la route aux jeunes en provenance des dits pays n’est pas une très bonne idée. Qu’on le veuille ou non ceci fera le jeu du racisme et ne freinera le flux qu’à la marge, entretenant le statut d’infériorité des migrants et empêchant la lutte émancipatrice commune. C’est tout.
Mais il y a pire. On ne saurait s’abstraire du fait que ces lignes sont écrites au moment où Poutine et Bachar ont commencé à bombarder massivement les 3 millions de Syriens entassés à Idlib, adversaires du régime de Bachar et non pas « terroristes islamiques ». Les chefs de la « France insoumise » n’ont-ils pas montré avec la Syrie ce qu’ils entendent par l’aide à un pays pauvre visant à réaliser « la paix » ? Il s’agit en l’occurrence de la paix des cimetières, des corps torturés et violés, des ruines fumantes. Une paix assise sur l’écrasement barbare d’une insurrection populaire et qui est porteuse de nouvelles guerres, faisant de la Syrie un terrain d’affrontement. Une paix qui a et qui va produire la fuite de millions de réfugiés. Le voila, le « développement autonome » soi-disant dégagé de la domination impérialiste …
Les trois points qui précèdent, si on entend nos réfutations, vaudraient et valent non seulement pour les positions sur l’immigration des courants « populistes » ou « populistes de gauche », mais aussi pour critiquer les positions anciennes de bien des courants d’origine socialiste ou communiste. On se rappelle, en France, du « produisons français » du PCF dans les années 1970. Et il y a certes pas mal de traces, de sédiments, d’héritages de ce type là dans les discours des leaders dits « populistes » façon J.L. Mélenchon. Si on s’arrête là, notre critique consisterait donc à pointer du doigt soit un lourd héritage du passé bureaucratique de l’ancien mouvement ouvrier et de l’ancienne gauche, soit le fait d’être resté sur des vieux schémas, comme on dit, sans avoir capté les transformations du monde (soit les deux).
Or, les chefs « populistes » entendent bien ne pas passer pour des héritiers, mais bien pour des novateurs. Notamment dans leurs rapports avec le mouvement ouvrier et avec l’ancienne gauche, leur discours est un discours de rupture. La reprise d’une thématique de restriction de l’immigration, se présentant a priori comme non raciste (ou même comme la seule thématique capable d’être véritablement efficace contre le racisme), n’est certainement pas perçue par ces chefs, ou par leurs conseillers et coach de Chantal Mouffe à Jorge Kuzmanovic, comme un héritage du « vieux monde », mais bien comme une composante de la stratégie innovante que serait le « populisme ».
Nous pouvons là leur donner à la fois tort et raison. Tort, car il est bien évident que les héritages chauvins ou à courte vue pèsent dans ces prises de positions et, surtout, en facilitent la réception. Mais raison, car en effet ce qu’ils disent aujourd’hui n’est pas un décalque du « produisons français » d’autrefois, mais forme un discours dont la cohérence est autre, très loin de se réduire à la défense des « travailleurs d’ici ».
Cette cohérence transparaît parfaitement dans notre citation initiale de J.L. Mélenchon. L’immigration serait un coup monté. Par qui ? Ils ne sont pas nommés dans cette citation, mais ils le sont par ailleurs : « l’oligarchie », « l’Europe », « la finance ». Une couche sociale supérieure, se situant notamment au dessus des nations, organiserait en Europe l’immigration, comme elle signe les « traités de libre-échange », afin de détruire les acquis sociaux.
Structurellement, la cohérence de ce discours est exactement la même que celle des Orban et des Salvini et de l’ensemble de la droite et de l’extrême-droite européenne : une couche oligarchique en place dans les banques et à Bruxelles organiserait la venue en Europe de musulmans et de pauvres à la forte fécondité, dans le but de saper les fondements de la civilisation européenne.
La peur de l’immigré basané, pauvre et musulman, premier paradigme, se combine ici à un second paradigme généralement plus discret (sauf dans les sites et blogs de l’extrême-droite identitaire « avouée »), à savoir celui qui vise cette oligarchie toute puissante et mondiale qui tire les ficelles de l’immigration. Comme l’écrit un aspirant au grade d’idéologue de J.L. Mélenchon, Denis Collin :
« Le grand capital, pensons ici à la figure de Soros, est pro-immigration et appelle à lutter contre le retour des « heures sombres » ! » (site « La Sociale », début septembre 2018).
Hé oui ! Le « grand capital », à savoir non les rapports sociaux capitalistes dont les capitalistes sont les faisant fonction, mais des personnes incarnées, précises (et ici nommées : « Soros » !), est « pro-immigration », s’imagine Collin, et bien entendu ce grand capital personnifié évoque les « heures sombres », c’est-à-dire le nazisme et l’antisémitisme, afin d’imposer « l’immigration » !
Il est probable qu’en toute honnêteté l’auteur de ces propos voue l’antisémitisme aux gémonies si on le lui demande. Reste que structurellement, cette construction idéologique est celle de l’antisémitisme : les Juifs (« Soros ») font venir les musulmans (les « immigrés », cibles du racisme, reconnaissables à leur teint basané et leur pauvreté, c’est pourquoi le terme « islamophobie » est ici impropre, à la différence des persécutions religieuses en Inde), pour détruire les Européens.
Le schéma conceptuel, si l’on peut dire, à l’œuvre dans cette construction, se présente de manière achevée, cohérente et claire dans la vision du monde antisémite et raciste : les Juifs mènent le monde et complotent pour corrompre ou remplacer la race, tel est l’idéaltype des formulations atténuées qui, le plus souvent inconsciemment, sont structurées de la même manière : « le grand capital » (qui s’appelle « Soros » …) est pro-immigration et dénonce « les heures sombres » quand on le démasque, ou, version plus euphémisée encore, « ceux qui signent les traités de libre-échange » sont ceux qui « organisent l’immigration », et ainsi de suite.
Assurément, je peux m’attendre si réponse des intéressés il y a, à un numéro sur la « bassesse » qu’il y aurait à les traiter d’antisémites. Sauf que je ne le traite pas d’antisémites (bien que l’on puisse constater facilement sur les réseaux sociaux qu’ils en drainent de plus en plus, et qu’il soit permis de s’interroger sur le cynisme de tel ou tel d’entre eux). Je souligne que le schéma idéologique qu’ils véhiculent, bien qu’il ressemble à certaines fausses représentations de l’ancien mouvement ouvrier, est, dans la modernité « populiste » qu’ils revendiquent et assument, un calque atténué-euphémisé du plus pur schéma à la fois antisémite (le complot à la place du rapport social capitaliste) et raciste (l’immigration forcément malfaisante, même si l’on peut expliquer que ceci ne vise pas les immigrés, mais ceux qui les « utilisent », etc, etc.).
Alors, J.L. Mélenchon ou Sarah Wagenknecht n’auraient rien à voir avec Salvini ou Orban, ou encore Wauquiez ou Le Pen, et il serait d’une grande « bassesse » d’oser l’insinuer ? Voire. Il n’y pas identité, et le modèle, la cohérence, sont du côté de Salvini ou d’Orban (lequel s’est d’ailleurs fait une spécialité d’euphémiser l’antisémitisme sous le nom de « Soros » et se paye le luxe de le dénoncer verbalement ailleurs, chez Marx, chez tout le monde, sauf chez lui, tandis que les applaudissements tonitruants de ses supporters le démentent et qu’il s’en amuse !).
En Italie le premier ministre de facto s’appelle Salvini. Mais tout son pouvoir provient de l’alignement progressif du Movimiento Cinque Stelle, qui le devançait très largement aux élections, mouvement « populiste » avec de nombreux « marqueurs » de gauche et pas mal de militants et de cadres qui en sont issus. Salvini cultive le racisme et évoque en filigrane la figure de Mussolini. Di Maio, de Cinque Stelle, ne semble pas faire dans ce registre. L’on nous dit donc qu’il y aurait contradiction, voire affrontement, entre l’aile « raciste » et l’aile « sociale » de ce gouvernement italien. Mais il y a entre elles un facteur décisif, central, d’accord : la représentation fétichiste, à la place des rapports sociaux capitalistes réels, de coupables à la fois de la « mondialisation », de « l’immigration » et des reculs sociaux, incarnée par la figure de l’oligarque-banquier-fonctionnaire bruxellois international et cosmopolite, « mondialiste » comme dit le « penseur » Diego Fusaro, qui, plus chanceux que notre Collin hexagonal, est l’idéologue-coach aussi bien de Salvini que de Di Maio …
En Allemagne, les évènements de Chemnitz ont tenu ces derniers jours le devant de la scène. Quelques milliers de militants d’extrême-droite venus de toute l’Allemagne, avec des secteurs pauvres et déclassés de la population locale, ont tenu la rue pendant plusieurs jours, frappant les immigrés ou les basanés, avec y compris des actes antisémites. C’est exactement dans le même temps et dans ce contexte que Sarah Wagenknecht, ancienne cadre du SED est-allemand, et épouse du vieux politicien issu de la social-démocratie Oscar Lafontaine, lance un mouvement « transparti » disant s’inspirer de Podemos et de la France Insoumise, Aufstehen (« Debout' ») qui affirme vouloir rassembler à la fois la gauche et le peuple allemand, avec comme signe distinctif la volonté affirmée de réduire l’immigration. Tout ce qui a été dit ici sur le discours du type « Mélenchon » et les arguments de certains de ses défenseurs peut s’appliquer mot pour mot au discours de S. Wagenknecht. Le lancement de son mouvement est perçu comme un évènement politique majeur en Allemagne.
L’Italie et l’Allemagne nous montrent clairement que les convergences « populistes » ne sont pas un fantasme (bien qu’on puisse aussi, naturellement, les évoquer de manière fantasmatique), mais une réalité. Ce qui n’est par non plus un fantasme ici, est la place structurante de la diplomatie officieuse du régime poutinien.
Mais il faut bien comprendre les fondements sociaux de telles convergences, sans spéculer sur leur future possible. Les gouvernements d’Orban ou de Salvini ne sont pas du tout des gouvernements combattus par le « grand capital ». Celui-ci n’est pas « immigrationniste » et a tout à fait intérêt à cultiver l’option raciste-antisémite, tout en espérant qu’elle n’échappe pas à tout contrôle. L’explosion possible de l’eurozone et de l’UE est intégrée dans ses réflexions et prévisions politiques, et en attendant il s’en sert à fond. Depuis plusieurs années en Italie, l’intégration à la zone euro est devenue néfaste aux intérêts capitalistes « nationaux ». L’exécutif français essaye de préserver la place de l’impérialisme français en faisant de lui la force entrainant l’Allemagne devenue poussive : il est en train d’y échouer.
Le « national-populisme » dans toute ses variantes n’est pas une issue à la crise de toutes les forces politiques mais leur aboutissement. Sans négliger la diversité des formes et sans faire d’amalgames, le niveau d’analyse pertinent de ces forces politiques est international et européen.
Soit-dit en passant, ceci invalide les commentaires idéologiques qui veulent à toute force faire découler les dérives les plus dangereuses de la « France insoumise » ou de tel ou tel de ses secteurs d’une malédiction « républicaine » viscéralement française (je pense ici au fétichisme anti-républicain d’un Philippe Marlière, bien incapable du coup d’expliquer, et même de signaler, la présence dans la « France insoumise » de courants aussi bien « souverainistes » que proches des « Indigènes de la République », ces derniers assez proches de ses propres positions, car bien incapable de saisir que ce qui unit ces composantes, outre la place bonapartiste du chef, est la dénonciation de la même « oligarchie » évoquée ci-dessus).
Les convergences « populistes » se font sur un terrain qui est celui des intérêts du capital. C’est pourquoi on peut émettre un doute sur la capacité des « populistes de gauche » à combattre le libéralisme européiste classique, dont le dernier représentant gouvernemental s’appelle Macron, lequel de son côté cherche, en vue des élections européennes, à se faire passer pour la seule alternative à Orban-Salvini.
Macron ? Celui qui refuse d’ouvrir les ports de son État aux ONG sauvant des réfugiés ? Celui qui appelle à ouvrir des camps d’enfermement pour trier ceux qu’on laissera passer et chasser les autres ? Celui qui est bien d’accord avec Salvini pour que les gardes-côtes libyens fasse le sale travail ? – ce ne sont là que des exemples se situant dans le champ dont traite cet articles, de ses propres « convergences » avec ce que représente « Orban ». Macron, assurément un homme du grand capital, n’est pas « immigrationniste ». Il sera donc difficile de le combattre efficacement, et de ne pas faire et son jeu à lui, et celui de l’extrême-droite, si on s’imagine le combattre comme tel. Il y a d’ailleurs une forte oscillation dans l’orientation et les propos des chefs « insoumis », J.L. Mélenchon le premier, tenté d’en revenir à la défense des droits humains et démocratiques pour tous et donc de le traiter de « xénophobe », puis de se récrier en le croisant de manière faussement spontanée dans un estanco marseillais …
Concluons : oui, l’orientation politique sur l’immigration des chefs « populistes » à la Mélenchon-Wagenknecht converge bel et bien, avec des hésitations et des propos contradictoires surtout chez le premier, avec la ligne des Salvini, Orban, et donc aussi Le Pen, mais pas parce qu’ils seraient méchants.Tout simplement parce que ce sont des politiciens capitalistes.
Il nous reste à dire un mot du dernier argument énuméré ci-dessus. Nous pouvons aller très vite, car si l’on saisit la réalité du fait migratoire dans le capitalisme contemporain et la nature politique, liée au capital, des phénomènes dont nous avons parlé, alors il n’est pas question de faire des « no border » et des « dames patronnesses » qui se retrouvent pas exemple, avec d’autres, dans des organisations comme RESF des sortes d’agents du capital mondialiste, ce que fait d’ailleurs une officine d’extrême-droite comme « Riposte laïque ».
Il se trouve que tout simplement, empathie et bons sentiments ne sont pas les bêlements des idiots utiles de l’oligarchie, mais le fondement de la résistance humaine aux conséquences du capitalisme. Voila la nature de notre époque !