"Le nouveau serf, son corps et nos fruits et légumes" Plein Droit n° 78
Le nouveau serf, son corps et nos fruits et légumes
Frédéric Decosse
Doctorant en sociologie (EHESS/IRIS)
En faisant appel à une force de travail temporaire et étrangère,
l’agriculture intensive méditerranéenne organise l’invisibilisation
des atteintes et des risques professionnels subis par les saisonniers
migrants, ainsi que leur externalisation pure et simple vers les pays
d’origine. Autopsie d’une nouvelle division internationale des
risques du travail.
Abdellatif est ouvrier dans les serres de Campo-Hermoso, ancien
village de colonisation franquiste du Levante, dans la plaine
d’Almeria, au sud-est de l’Andalousie. Avec une vingtaine d’autres
Marocains, la plupart sans-papiers, il vit en marge du bourg, dans un
« cortijo-chabola », c’est-àdire un vieux baraquement en dur, défoncé
et rafistolé à grand renfort de plastique et carton : l’habitat
typique des travailleurs migrants de cette zone d’agriculture
intensive du sud de l’Europe. C’est un ancien saisonnier OMI. Pendant
quatorze ans, il est venu en France en famille, avec sa femme et son
frère, dans la région d’Auxerre. Quatre mois chaque année à ramasser
les cornichons, payé à la tâche. En 2004, son patron fait faillite :
Abdellatif perd son emploi et toute possibilité de séjourner et
travailler légalement en France. Heureusement, il s’est aménagé une
porte de sortie : depuis 2002, il travaille également en Espagne, de
telle sorte qu’il a obtenu sa carte de résidence au bout de trois ans.
Le boulot dans les serres, Abdellatif le connait bien : « Le matin on
va au travail à pied. Il faut marcher 10 à 15 km. Dans la serre, on
étouffe à cause de la chaleur. 10 à 15° de plus que dehors. À El
Ejido l’an dernier, un Marocain est mort à cause de ça. Et puis,
l’atmosphère est suffocante avec l’humidité et les
"venenos" [poisons]. Je ne pourrais pas dire avec quels produits je
traite parce que c’est le patron qui fait la préparation et qu’il en
utilise beaucoup. Ce n’est pas un agriculteur, plutôt un pharmacien.
On traite sans aucune protection. Avec un pulvérisateur qu’on charge
sur notre dos. Le patron ne donne ni combinaison, ni masque, ni
gants… Rien ! Si tu en demandes, il t’envoie balader. Il ne veut rien
dépenser pour ça. Il dit qu’il n’a pas d’argent pour en acheter. Pas
de savon pour se laver non plus, pas d’eau pour boire, pas de local
pour manger. On est des esclaves. On nous traite comme des animaux.
Le soir, j’ai mal à la tête, ça tourne. Mes yeux et mon nez coulent.
La gorge me pique. J’éternue et j’ai du mal à respirer. Des fois,
j’ai la diarrhée, je vomis. Ça dépend du produit. »
Dans les serres de Berrel’Étang dans les Bouches-du- Rhône,
l’ensemble des saisonniers enquêtés rapportent les mêmes symptômes,
témoignant d’une intoxication aux pesticides, telle que décrite dans
le tableau de maladie professionnelleen maladie professionnelle
puisque la Mutualité sociale agricole reconnaît chaque année moins
d’une dizaine de maladies liées à l’exposition professionnelle aux
pesticides pour l’ensemble des actifs agricoles. Le chemin de la
reconnaissance est un véritable parcours du combattant pour un
exploitant ou un salarié français, alors pour un travailleur
étranger, qui plus est enfermé dans un statut temporaire…
L’enquête « Surveillance médicale des risques » (SUMER) menée par le
ministère du travail en 2003 confirme que 53 % des salariés de la
production agricole sont exposés à des produits chimiques dans leur
activité professionnelle et 20 % à des cancérogènes. Parmi eux, les
pesticides, les produits de nettoyage des serres souvent à base de
formol, mais aussi les gaz d’échappement des engins agricoles… Et il
s’agit là d’une estimation basse. En effet, l’enquête est basée sur
les observations des médecins du travail qui ne voient presque jamais
les « saisonniers OMI » dans la mesure où la visite d’embauche leur
est rarement proposée. En témoigne la faible proportion d’étrangers
dans l’échantillon.
Un processus de « délocalisation sur place »
Or, les saisonniers étrangers sont présents dans les secteurs les
plus intensifs : dès lors qu’une zone agricole se spécialise et
s’industrialise, en bref intensifie sa production, se mettent en
place des canaux efficaces de recrutement de main-d’oeuvre allogène,
seule force de travail susceptible d’accepter les conditions de
rémunération et de travail proposées [1].
(...)
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http://www.gisti.org/spip.php?article1286 Cet article est extrait du n° 78 de la revue Plein droit (octobre
2008),
« Saisonniers en servage »
http://www.gisti.org/spip.php?article1237