Roro a écrit:Par ailleurs, vu que tu es contre la marchandisation du corps, je suppose que tu es contre tout type de chantage sexuel dans un couple ? Tu sais, ce qui arrive assez souvent dans un couple "fais-ci, et peut-être que ce soir...." ou la fameuse "grève de la couette" quand on exige de son/sa compagnon/compagne quelque chose en particulier (excuses, services quelconque). Comment comptes-tu t'y prendre pour faire abolir ce genre de comportement qui ressemble étrangement à de la prostitution mais en mode "troc" et non pas financier, comme le fait la prostitution officielle ?
Le Strass, Syndicat du Travail Sexuel, a rédigé une réponse au dossier sur la prostitution paru dans le mensuel Alternative Libertaire des mois de juillet et août 2010 coordonné par la commission antipatriarcat (dossier disponible sur le site Internet d’Alternative libertaire) Dans sa réponse, le Strass se place au niveau de l’argumentation et non de l’invective, c’est pourquoi nous considérons utile de leur faire une réponse qui permet de mieux expliciter les raisons de notre désaccord avec ses positions.
Le Strass nous répond qu’il n’est pas pro-prostitution. En tant que militant-es communistes libertaires, bien souvent aussi syndicalistes, nous lui répondons qu’il nous semble qu’il y a une confusion qui revient constamment dans ses propos, une ambivalence. S’agit-il d’un syndicat de défense « de la légalité du travail sexuel » ou d’un « syndicat de défense des travailleurs et travailleuses du sexe » ? Nous pensons que le nom du syndicat est sans ambiguïté, il s’agit d’un syndicat de défense du « travail sexuel » et non de défense des travailleurs du sexe au sens où l’a entendu le mouvement ouvrier. Le Strass est un syndicat qui défend les intérêts d’une corporation de métier, c’est un syndicat de défense d’artisans du travail sexuel. Or, un syndicat de travailleurs au sens du mouvement ouvrier ne défend pas un métier, mais des travailleurs contre les abus des patrons. En ce sens, il ne pourrait y avoir de syndicat de travailleurs et de travailleuses du sexe que comme organisation de défense des personnes prostituées exploitées dans des réseaux de prostitution.
Le second point de divergence d’un point de vue syndical tient selon nous au rapport au métier. En tant que communistes libertaires et que syndicalistes, nous ne considérons pas que le maintien d’un emploi soit toujours la priorité lorsqu’il met en danger la santé des travailleurs ou des citoyens en général. Par exemple, nous ne militons pas pour le maintien de l’emploi dans le secteur nucléaire ou de l’armement, mais pour la reconversion de ces emplois dans d’autres types d’activité. Par conséquent, pour notre part, sur la question de la prostitution, nous pourrions aussi avoir des divergences avec des personnes qui diraient que l’abolition de la prostitution est un objectif, mais qu’en attendant il faut maintenir l’emploi prostitutionnel.
Notre divergence, comme nous l’avons déjà exprimée dans le mensuel AL avec la défense de la prostitution comme un métier, tient en particulier au point suivant. Nous ne nions pas que la prostitution soit de fait un travail pour un certain nombre de personnes, mais cela ne signifie pas que cela suffise à passer du fait au droit. Un état de fait ne suffit pas à légitimer un droit. Or, défendre la légalité de la prostitution consiste à légitimer le fait que l’activité sexuelle devienne un travail. Et, pour reprendre l’analyse de Marx dans le Livre III du Capital, « la liberté se trouve au delà de la nécessite ». Si l’on défend la liberté sexuelle et le fait que la sexualité a avant tout pour fin le plaisir, alors il nous semble dangereux de défendre le fait qu’elle devienne une activité professionnelle, car le travail est d’abord ce que l’on accomplit par nécessite, pour pouvoir reproduire sa force de travail. C’est d’ailleurs ce que reconnaît le Strass : « en général, la raison pour laquelle nous exerçons le travail du sexe n’est pas à la suite d’une demande d’un client mais pour des raisons économiques ». Or, une part importante de la lutte des femmes a consisté à défendre la reconnaissance pour elle d’une sexualité qui ne soit ni assujettie à la reproduction biologique, ni à une activité économique de subsistance. Et c’est bien ce que souhaite le système capitaliste, à savoir que toute activité devienne un travail et puisse donc être échangée comme un service marchand afin de produire une plus-value.
Refuser de légitimer la transformation de la sexualité en travail, cela ne signifie pas renoncer à soutenir les prostitué-es, mais cela conduit à défendre la possibilité pour les personnes prostitué-es d’accéder à d’autres emplois ou de défendre le droit au logement et à la formation professionnelle pour tous.
En tant que libertaires, nous sommes pour l’autonomie des opprimé-es. Mais, il faut bien se rendre compte que lors d’un mouvement de lutte mené par des opprimé-es, il y a toujours des positions différentes parmi eux et elles et le soutien qu’on leur apporte est fonction de ces proximités idéologiques. Ainsi, il existe des mouvements d’ex-prostituées, de « survivantes », qui demandent l’abolition de la prostitution. Pour une personne qui n’exerce pas cette activité, doit-elle croire plutôt les représentants du Strass ou ces mouvements d’ex-prostituées ? Du fait de nos positions féministes et anticapitalistes, il nous semble que la cohérence nous amène plutôt à nous rapprocher de ces mouvements d’ex-prostituées qui revendiquent l’abolition de la prostitution [1] .
Enfin, si le Strass cite à son appui une référence à Emma Goldmann, nous pouvons citer bien plus de textes d’auteur-es libertaires critiquant la prostitution. L’un des arguments constants des anarchistes contre le mariage est d’ailleurs le fait qu’il s’agit d’une forme de prostitution [2] . C’est ce que l’on peut lire dans cet extrait de L’amour libre de Madeleine Vernet (1907) :
« Donc, le mariage, l’amour, le désir, sont trois choses distinctes :
Le mariage, c’est la chaîne qui retient l’homme et la femme prisonniers l’un de l’autre.
L’amour, c’est la communion intégrale des deux.
Le désir, c’est le caprice de deux sensualités. Je laisse le mariage, dont je suis l’adversaire, pour en revenir à la question de l’amour libre. J’ai dit que l’amour doit être absolument libre, aussi bien pour la femme que pour l’homme. Et j’ajoute encore : l’amour ne peut véritablement exister qu’à la condition d’être libre. Sans la liberté absolue, l’amour devient de la prostitution, de quelque nom qu’on le revêt. Le fait de vendre son corps à un prix plus ou moins élevé, à une nombreuse clientèle, ne constitue pas seulement la prostitution. La prostitution n’est pas seulement l’apanage de la femme, l’homme aussi se prostitue. Il se prostitue quand, dans le but d’un intérêt quelconque, il donne des caresses sans en éprouver le désir. Non seulement, le mariage légal est une prostitution lorsqu’il est une spéculation de l’un des époux sur l’autre, mais il est toujours une prostitution puisque la vierge ignore ce qu’elle fait en se mariant. Quant au devoir conjugal, ce n’est ni plus ni moins encore que de la prostitution ;
prostitution, la soumission au mari ; prostitution, la résignation et la passivité. Prostitution encore que l’union libre, quand elle passe de l’amour à l’habitude. Prostitution enfin, tout ce qui rapproche les sexes en dehors du désir et de l’amour. »
Alternative libertaire, le 15 septembre 2010
[1] Voir par exemple les textes suivants : http://sisyphe.org/spip.php ?article2834 ou http://sisyphe.org/spip.php ?rubrique95 ; ou encore le « Manifeste des survivantes de la traite et de la prostitution », Conférence de presse donnée au Parlement européen, « Qui parle au nom des femmes en prostitution ? », le 17 octobre 2005
[2] Voir par exemple Joseph Déjacques, L’humanisphère, 1859 et E. Armand, La révolution sexuelle et la camaraderie amoureuse, Paris, Zones, 2009
Les TumulTueuses n’ont jamais refusé de débattre sur cette question, et sont tout à fait prêtes à participer à une plateforme qui réunirait des féministes et des prostituées féministes souhaitant réfléchir à des solutions concrètes et immédiates pour améliorer les conditions de travail et de vie des personnes prostituées.
« Clients » : Punir les prostitueurs ? Les éduquer, surtout
Sanctionner les prostitueurs n’abolira pas le système prostitutionnel, certes. Mais le simple fait que, pour une fois, on s’intéresse à cette discrète catégorie de consommateurs, permet d’aborder le débat sous un angle nouveau. Et de regarder de plus près le bilan de certaines expériences étrangères.
« Je suis favorable à la pénalisation des clients. Il faut les punir », a déclaré Roselyne Bachelot dans Le Parisien du 30 mars. Une commission parlementaire planche sur le sujet. Après avoir organisé la chasse aux prostituées avec la Loi de sécurité intérieure de 2003, l’UMP menace donc d’étendre la répression. Non pas pour lutter contre la prostitution, mais pour la cacher.
Bronca immédiate, véhiculant le meilleur comme le pire… encore une fois, on a eu droit à tous les clichés la « liberté » d’acheter des « services » à des « adultes consentantes » qui sont en fait des « travailleuses du sexe ». Le comédien Philippe Caubère, avec une fatuité écœurante, a pour sa part assuré le plaidoyer larmoyant des « clients » pour le loisir dont on veut les priver [1]. Il a reçu le renfort d’un autre prostitueur, Pascal Bruckner, mais aussi d’Éric Zemmour et Robert Ménard. Hédonistes, ultralibéraux, misogynes et réactionnaires font front commun contre une possible limitation de leur « liberté ». Certaines prostituées indépendantes ont également protesté, craignant de voir se raréfier leur clientèle.
En face, Bachelot a invoqué le « modèle suédois »… bien abusivement tant il est éloigné de la stricte obsession répressive de l’UMP ! Et, bien sûr, elle n’a même pas effleuré les mesures qui permettraient de faire drastiquement reculer la prostitution, à savoir : le droit au logement, le droit à un revenu pour toutes et tous (ne serait-ce que l’accès au RMI pour les moins de 25 ans) et la liberté de circulation des migrants (qui, forcés à la clandestinité, sont une proie idéale pour les proxénètes). Une fois pour toutes : il ne peut y avoir de politique d’abolition du système prostitutionnel sans éradication de la précarité économique et sociale. C’est en cela que l’abolitionnisme et l’anticapitalisme sont liés et, de ce point de vue, la Suède n’est bien sûr pas une panacée, les budgets sociaux y étant en régression constante. Néanmoins, on aurait tort d’ignorer cette expérience, pour les enseignements qu’elle apporte.
Échec aux réseaux mafieux
Le « modèle suédois », qu’est-ce ? C’est tout un dispositif de lutte contre les violences machistes institué en 1999 par la loi Kvinnofrid (« La paix des femmes »). Il repose sur une éducation antisexiste plus avancée qu’ailleurs, des centres d’accueil et des campagnes de sensibilisation [2]. Sur le plan de la prostitution, il dépénalise les prostituées et pénalise les prostitueurs – proxénètes et « clients » [3].
Douze ans plus tard, quel est le résultat ? Les statistiques établies par Stockholm en 2004 sont à prendre avec des pincettes. En effet, elles révélaient qu’en quatre ans la prostitution de rue avait baissé de 30% (de 2.500 à 1.500 personnes) mais restaient muettes sur la prostitution « invisible », par le biais d’Internet. À cette date, seules 130 personnes avaient sollicité une aide sociale pour sortir de la prostitution, et 60% y étaient parvenues. Sur les trois premières années, plus de 700 prostitueurs pris sur le fait ont dû payer des amendes (indexées sur leur revenu). Il est à noter que la loi est censée concerner aussi les Suédoises et les Suédois qui vont consommer à l’étranger. Ainsi, en 2002, des officiers militaires ont été démis de leurs fonctions pour avoir fréquenté des bordels kosovars [4].
Un élément du bilan en revanche est incontestable : les réseaux mafieux ont désinvesti ce pays désormais trop peu accueillant, pour aller prospérer dans les pays où la prostitution est réglementée (Pays-Bas, Allemagne, Suisse…). En 2004, le gouvernement suédois estimait qu’en quatre ans, les proxénètes n’avaient « importé » dans le pays que 200 à 400 femmes, un nombre négligeable en comparaison des 15.000 à 17.000 convoyées chaque année en Finlande [5]. L’interdiction en Suède a bel et bien « déplacé le problème », comme aiment à le rappeler les libéraux, puisque la consommation de prostituées a augmenté dans les pays limitrophes. Mais de ce fait, le « modèle suédois » a fait des émules : la Norvège l’applique depuis 2008, l’Islande depuis 2009. L’Irlande, l’Estonie et la Finlande y songent aussi sérieusement.
La fausse bonne idée de la légalisation
Au bout du compte, et malgré ses limites nécessaires dans un environnement capitaliste, on est donc loin d’un « échec » du modèle suédois. Surtout si on le met en regard du désastre dans les pays où la prostitution est légalisée [6] : explosion des réseaux d’esclavage sexuel, développement des bordels, tranquillité des proxénètes qui peuvent exploiter sans lien de subordination apparent grâce au statut de profession libérale étendu aux prostituées… mais aussi désinhibition des hommes par rapport à la consommation des femmes. Ainsi, alors qu’on estime qu’en France, 12% des hommes ont été clients au moins une fois dans leur vie, le site Donjuan.ch estime que 20% des Suisses le sont au moins une fois par an [7]. Quel progrès de civilisation !
Vis-à-vis des « clients », une autre expérience qui relève, elle, de l’éducation populaire, mérite d’être citée. Depuis 1995 existe dans plusieurs villes des Etats-Unis un programme original de réhabilitation des prostitueurs : Standing Against Global Exploitation, mis en place par une « rescapée » de la prostitution, Norma Hotaling. Les clients pris sur le fait ont le choix entre une amende et un stage d’une journée où ils sont confrontés à d’anciennes prostituées qui leur racontent ouvertement leur vécu. Fatalement, elles liquident sans retenue les mythes glamour dont se persuadent les clients, avec une liberté de ton qu’une prostituée en exercice ne pourra, par définition, jamais se permettre à moins de vouloir dissuader la clientèle. Les stagiaires en ressortent apparemment édifiés. « Les hommes nous remercient, racontait Norma Hotaling dans une interview en 1998 [8]. Certains disent regretter de ne pas avoir eu ces connaissances plus tôt. » Sur 1.400 hommes passés par ce programme en trois ans, quatre seulement avaient récidivé : « C’est la preuve que les hommes peuvent changer », concluait-elle.
Guillaume Davranche (AL 93)
[1] Libération, France Info, France 3, Europe 1, France 24… depuis début avril, le comédien fait étalage de sa libido dans tous les médias.
[2] Toutes ces mesures ont d’ailleurs eu pour résultat d’encourager la parole et les signalements. Ce qui aboutit à ce paradoxe que la Suède est aujourd’hui, statistiquement, le pays d’Europe qui enregistre le plus de violences contre les femmes.
[3] Claudine Legardinier et Saïd Bouamama, Les Clients de la prostitution. L’Enquête, Presses de la renaissance, 2006 : http://www.ababord.org/spip.php?article922
[4] Interview de Gunilla Ekberg dans Prostitution et Société, juillet-septembre 2004 : http://www.prostitutionetsociete.fr/int ... lementaire
[5] Ibidem.
[6] « La légalisation de la prostitution et ses effets sur la traite des femmes et des enfants », enquête du sociologue Richard Poulin sur Sisyphe.org. : http://sisyphe.org/spip.php?article1565. Plus récemment, l’enquête du journaliste suisse Christophe Passer pour L’Hebdo, 3 février 2010 : http://www.hebdo.ch/la_peur_des_filiere ... 2986_.html
[7] Donjuan.ch, « information aux consommateurs de sexe tarifé » qui veulent « voler de conquête en conquête » en toute sécurité : http://www.don-juan.ch/f/test/index.php
[8] Prostitution et Société, avril-juin 1998 : http://www.prostitutionetsociete.fr/pre ... trice-d-un
Quel rapport entre prostituée et femme de ménage ?
Il semble qu’une nouvelle tendance militante [1] et dans la recherche scientifique [2] consiste à s’intéresser (de nouveau ?) aux comparaisons et aux rapports entre travail ménager et travail sexuel. Cette comparaison peut adopter à notre sens deux perspectives opposées.
La comparaison, et donc les liens entre travail domestique de nettoyage - salarié ou non - et travail sexuel, peut apparaître dans un premier temps surprenante, mais elle possède en réalité une certaine récurrence et des ramifications diverses dans l’histoire de la pensée féministe.
De la théorisation libertaire à la théorisation féministe radicale matérialiste
Il est possible de voir dans l’homologie entre mariage et prostitution un premier jalon de cette comparaison. Dès le XIXe siècle, ce que l’on pourrait qualifier déjà de femmes féministes et d’hommes pro-féministes soulignent le fait que le mariage, en tant que contrainte sociale, avec ses implications économiques en termes de patrimoine, peut être comparé à la prostitution [3]. Cette comparaison est en particulier courante dans les écrits des auteurs libertaires de la première moitié du XXeme siècle. Elle les conduit à prôner l’abolition du mariage, celui-ci étant assimilé à une forme de prostitution. La femme (mariée ou prostituée) contracte avec un homme, pour un rapport sexuel, tout comme l’ouvrier contracte avec son patron. Dans les deux cas, il s’agit d’un échange économique masquant un rapport d’exploitation [4].
Cette comparaison libertaire entre mariage et prostitution est reprise dans les années 1970 par les féministes radicales matérialistes. On trouve en particulier dans les travaux des anthropologues féministes matérialistes des analyses qui tentent de montrer qu’il existe, d’une part, une contrainte sociale à l’hétéro-sexualité qui se traduit en particulier dans le mariage et, d’autre part, un continuum économico-sexuel entre mariage et prostitution. Cette théorisation de l’exploitation à la fois économique et sexuelle de la femme, qui serait à l’origine du mariage en tant qu’institution sociale, Colette Guillaumin l’appelle « sexage » [5]. La théorisation d’un continuum entre les deux formes d’échange qui masque un rapport d’expropriation est effectuée pour sa part par Paola Tabet [6].
Les ramifications empiriques actuelles de la comparaison
Cette comparaison et l’analyse des liens entre travail domestique et prostitution trouvent actuellement de nouvelles ramifications heuristiques dans la recherche en sciences sociales. L’enjeu actuel de ces travaux consiste à montrer que l’exploitation économico-sexuelle des femmes ne se limite pas à la sphère domestique, mais est présente sous des formes homologues dans l’économie capitaliste. Cette tendance marque le passage d’une analyse féministe matérialiste radicale, qui se centrait sur le mode de production domestique, à une analyse intersectionnelle, qui analyse l’interdépendance des systèmes de classe, de race et de sexe.
Il est possible de penser par exemple aux travaux de Jules Falquet [7] sur les femmes migrantes, qui montrent comment celles-ci sont aujourd’hui contraintes au rôle de femmes de service : employées à domicile ou par des entreprises de nettoyage comme femmes de ménage, contraintes à la prostitution dans des réseaux internationaux de proxénétisme....
Il y a donc un continuum entre l’échange économico-sexuel dans le mode de production domestique, qui se caractérise par du travail gratuit, et l’échange capitaliste marchand. L’imbrication des systèmes apparaît alors par le fait que des femmes migrantes des classes populaires peuvent être substituées à des femmes issues de la bourgeoisies ou des classes moyennes supérieures pour effectuer non plus gratuitement, mais sous condition d’une rétribution monétaire, du travail domestique de nettoyage ou de soin des enfants.
Le continuum de l’échange économico-sexuel dans le mode de production domestique et dans le mode de production capitaliste apparaît également dans ces analyses de la manière suivante. Dans le mariage [8], en tant que contrat, il existe un échange non directement monétaire de différents services de care : activités sexuelles, ménage, soin des enfants... Dans le mode de production capitaliste, avec les infirmières, qui assurent par exemple aux Pays-Bas des services d’aide sexuelle pour les personnes handicapées, on pourrait noter la même continuité entre ces différentes tâches.
Deux grilles d’analyse opposées d’une telle comparaison
Il nous semble qu’il est possible d’adopter deux grilles d’analyse diamétralement opposées dans une telle comparaison. Une première grille d’analyse est celle que nous qualifierions de libérale. Elle consiste à analyser la prostitution (mais également le mariage) comme un contrat dans lequel deux partenaires libres et égaux échangent leur consentement. Dans la prostitution, la femme prostituée (ou l’homme homosexuel prostitué [9]) sont des petits entrepreneurs qui vendent un service. De même, la femme de ménage indépendante (c’est-à-dire qui ne travaille pas pour une société de nettoyage, mais qui est employée à domicile au noir ou par le biais de chèques emploi service) serait une petite entrepreneuse qui vend librement des heures de ménage à des femmes des classes moyennes supérieures ou de la bourgeoisie.
A l’opposé, une autre grille d’analyse, que l’on peut appeler matérialiste, consiste à considérer que le rapport entre une femme de ménage “indépendante” et son employeuse est celui de travailleuse à patronne et qu’il s’agit d’un rapport d’exploitation économique. Dans une telle conception, elle ne vend pas un service - c’est à dire un produit fini-, mais elle vend sa force de travail - c’est-à-dire un temps de force vitale dont l’employeur à intérêt à tirer le maximum pendant le temps où il la loue [10]. Par conséquent, si on continue de manière conséquente une telle homologie entre prostitution et travail de nettoyage, si les femmes de ménage n’ont pas des clientes, mais des patronnes, alors les “clients” des prostituées ne sont pas des clients mais des patrons. Il y a donc, si l’on suit une telle homologie, un rapport d’exploitation économique entre la prostituée et son “client”.
Si maintenant, il s’agit d’effectuer une comparaison sur le terrain syndical : les femmes de ménage indépendantes qui se syndiqueraient dans le secteur du nettoyage peuvent désirer lutter pour une amélioration de leur convention collective ou contre le recours au travail au noir. La logique voudrait qu’elles organisent dans ce cas des grèves contre leurs patronnes. En ce qui concerne la stratégie qui consiste à revendiquer auprès de l’Etat une amélioration de la législation, il ne s’agit pas de la stratégie habituellement employée par les syndicats de travailleurs, mais par les corporations de métier. Les buralistes par exemple ont des syndicats de métier qui effectivement font du lobbyisme auprès de l’Etat pour faire reconnaître les intérêts de leur corporation de petits patrons.
Il y a notre avis une confusion entre deux logiques dans les propos du Strass (Syndicat du travail sexuel) et des Tumultueuses. Un syndicat de travailleurs lutte contre l’exploitation pratiquée par un patron, à la différence d’un syndicat de petits entrepreneurs, qui fait du lobbyisme auprès de l’État. Que le Strass ou les Tumultueuses aient une analyse libérale de la société, c’est une grille en soi, avec laquelle on peut ou non être d’accord. Ce qui apparaît plus étonnant, c’est de vouloir masquer cette analyse sous des atours marxistes et vouloir y convertir des militants d’extrême gauche.
En ce qui concerne les revendications que l’on peut avoir pour améliorer les conditions de vie immédiates des prostitué(e)s, il nous semble qu’il existe deux logiques opposées. La logique libérale consiste à vouloir faire reconnaître juridiquement la prostitution comme un métier auquel seraient attachés des droits, comme par exemple pour la corporation des médecins ou celle des buralistes.
La position féministe matérialiste consiste à revendiquer des droits pour les personnes. Si les féministes matérialistes revendiquent l’abolition du mariage et de la prostitution, c’est qu’elles ne revendiquent pas des droits attachés au couple ou à un métier, mais aux individus. Les revendications immédiates pour défendre les droits des prostitué(e)s doivent donc selon cette logique être des droits pour des individus, et non la lutte pour la reconnaissance d’un métier.
Notes
[1]
Si des femmes de ménage indépendantes s’organisaient pour défendre leurs conditions de travail, les accuseriez-vous d’avoir des revendications “capitalo-libérales” ? Refuseriez vous aussi de les soutenir sous prétexte qu’elles se font exploiter de manière honteuse et peuvent être considérées comme un symbole de l’asservissement des femmes ?
Extrait de la « Réponse des Tumultueuses au dossier prostitueurs de l’AL », 11 octobre 2010 : http://www.tumultueuses.com/Reponse-des-TumulTueuses-au
Cette réponse fait suite à une série d’échanges, dans l’ordre chronologique :
. le dossier sur la prostitution paru dans le numéro de l’été 2010 d’Alternative libertaire : http://www.alternativelibertaire.org/sp ... ubrique196
. la réponse du Strass datée du 24 août 2010 : http://site.strass-syndicat.org/tag/alt ... ibertaire/
. la réponse d’Alternative libertaire au Strass datée du 15 septembre 2010 : http://www.alternativelibertaire.org/sp ... rticle3712
[2] L’équipe de recherche du GMT (Genre, mobilité, travail) propose une séance de séminaire le 15 novembre 2010, intitulée : « Corps et sexualité au travail - Travail salarié à domicile et travail sexuel : quelles frontières ? » : http://www.univ-paris8.fr/RING/spip.php?article1135
[3] M. Vernet, L’amour libre, 1907 : http://www.marievictoirelouis.net/docum ... teurid=122
[4] M. Acharya, Les éléments de la prostitution dans le mariage, L’en dehors, n°202-203, 15 mars 1931: http://tresors.oublies.pagesperso-orang ... ariage.htm
[5] M.-B. Tahon, Sociologie des rapports de sexe, p38, Presses universitaires de Rennes/ Presses universitaires d’Ottawa, 2003.
[6] Paola Tabet, La grande arnaque- l’appropriation de la sexualité des femmes, Actuel Marx, numéro 30, 2001 ; Paola Tabet, La grande arnaque - Sexualité des femmes et échange économico-sexuel, Paris, L’harmattan, 2004.
[7] J. Falquet, Hommes en armes et femmes “de service” : tendances néolibérales dans l’évolution de la division sexuelle et internationale du travail, Cahiers du Genre, Travail et mondialisation. Confrontations Nord/Sud, 2006, numéro 40, pp 15-38 ; J. Falquet, De gré ou de force. Les femmes dans la mondialisation, Paris, La Dispute, 2008.
[8] Il pourrait être possible de se demander si l’analyse libertaire et féministe matérialiste du mariage comme un échange économico-sexuel contraint reste encore opérante dans les sociétés occidentales. En effet, le mariage n’implique plus dans notre droit une inégalité juridique entre les époux.
Néanmoins, une telle conclusion nous semblerait faire fi de l’interaction entre le mode de production domestique et le mode de production capitaliste. En effet, les femmes sur le marché du travail gagnent en moyenne 25% de salaire de moins que les hommes. Elles occupent bien plus souvent des temps partiels afin de pouvoir s’occuper des enfants. Il est ainsi possible de conclure que si les femmes dans nos sociétés semblent bien plus souvent demandeuses du mariage que les hommes, cela est la conséquence d’une telle inégalité sociale. En effet, les femmes peuvent voir, dans la prestation compensatoire, un mécanisme de protection qui leur permettra d’obtenir une compensation économique pour le travail gratuit qu’elles ont effectué alors qu’elles étaient mariées et qui a en général grevé leur carrière professionnelle par rapport à celle de leur conjoint.
[9] C’est-à-dire traité comme du féminin, car l’homosexualité masculine est bien souvent assimilée, nous semble-t-il, à une dévirilisation, à une féminisation. Cela est, nous semble-t-il, encore plus vrai, pour la prostitution masculine.
[10] Sur la manière dont il est possible de caractériser les emplois de service comme du travail productif où s’exerce une expropriation de plus-value, voir : J. Gouverneur, Une conception purement sociale de la valeur et du travail productif, texte provisoire de 2006 : http://hussonet.free.fr/jgproduc.pdf
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